Livre VI



NÉRON

Deux ans après la conspiration de Pison, la nouvelle que des émeutes juives encouragées en sous-main par les Parthes avaient éclaté à Jérusalem et en Galilée, n’inquiéta guère le comité des Affaires orientales du sénat. Que Félix ou Festus fussent procurateurs, cette région du monde ne cessait jamais d’être la proie de troubles. Mais cette fois le roi Hérode Agrippa semblait sincèrement inquiet.

Nous décidâmes donc qu’une légion complète serait envoyée en Syrie pour mettre fin à cette agitation. La troupe trouverait là une occasion de s’entraîner, à défaut de se couvrir de gloire. Armés de gourdins et de frondes, les Juifs ne seraient certainement pas en mesure d’offrir beaucoup de résistance à une légion aguerrie.

Ce fut donc l’esprit en repos que nous accompagnâmes Néron dans ce voyage en Grèce dont il rêvait depuis longtemps et qui devait être le couronnement de sa carrière de citharède et de chanteur. À cette fin, il avait ordonné de grouper les concours en une seule année, de façon qu’aussitôt arrivé dans le pays, il pût y prendre part.

Pour autant que je sache, ce fut la première fois que les Jeux olympiques se tinrent en avance. Il n’échappera à personne quelles perturbations cette décision entraîna, jusque dans la chronologie grecque. Par attachement à leur illustre passé, les Grecs divisaient encore le temps en olympiades, à partir des premiers jeux célébrés à Olympie, au lieu de se contenter comme les Romains d’une datation à partir de la fondation de la cité. Au dernier moment, Néron refusa que Statilia Messalina l’accompagnât, arguant de ce qu’il ne pourrait garantir sa sécurité si une guerre éclatait. La véritable raison apparut au grand jour pendant le voyage. Néron avait fini par découvrir ce qu’il recherchait depuis si longtemps, un être qui ressemblât trait pour trait à Poppée. Il s’appelait Sporus et, par un malheureux hasard, ce n’était pas une femme mais un jeune homme d’une indécente beauté.

Sporus avait avoué que, dans le secret de son cœur, il s’était toujours senti plus fille que garçon. C’est pourquoi, sur la demande expresse qu’il adressa à Néron, l’empereur lui avait fait subir certaine opération et lui avait administré une potion prescrite par un médecin alexandrin, qui devait le rendre tout à fait imberbe, lui gonfler la poitrine et donner de l’ampleur aux aspects aphrodisiaques de sa personne.

Je ne m’étendrai guère sur cette affaire qui a soulevé tant de ressentiment. Je mentionnerai seulement qu’à Corinthe, Néron épousa Sporus dans les formes et en grande cérémonie, et le traita ensuite comme son épouse légale. Néron lui-même assura que le mariage, la dot, les voiles et la procession nuptiale, n’étaient qu’une formalité requise par certains mystères mais ne le liaient nullement. À l’instar des dieux masculins il avait du goût pour les garçons comme pour les femmes. À l’appui de ses dires, il invoquait Alexandre le Grand qui s’était fait diviniser en Égypte. Néron considérait ses penchants comme la preuve de sa divinité.

Il était si sûr d’avoir raison qu’il supportait les plus grossières plaisanteries au sujet de Sporus. Un jour, il avait demandé par jeu à un sénateur connu pour ses opinions stoïciennes ce qu’il pensait de ce mariage.

— Quel bonheur pour l’humanité, répliqua le vieillard, si Domitius ton père avait pris une telle femme !

Néron, loin de s’emporter, émit un rire manifestant qu’il appréciait le trait.

Il semble que tout ait été dit sur les victoires de Néron dans les concours musicaux grecs. L’empereur ramena à Rome plus d’un millier de couronnes. Seule sa participation aux courses des Jeux olympiques manqua avoir une fin malheureuse. Dans une course de dix chars, il fut éjecté du sien en passant à hauteur de la borne du virage et il eut à peine le temps de couper les rênes qui enserraient son torse. Il fut gravement commotionné, et les juges lui attribuèrent à l’unanimité la couronne pour son intrépidité. Mais Néron lui-même déclara qu’il ne pouvait accepter qu’on lui décernât la première place, puisqu’il n’avait pas terminé la course. Il se contenta des couronnes d’olivier gagnées dans les concours de lutte et de chant. Je te rapporte cela pour illustrer le courage physique de Néron en face de véritables dangers et dans des exercices difficiles.

Néron fit de son mieux pour se montrer digne de la courtoisie que se manifestent les Grecs entre eux dans leurs compétitions. Il s’abstint d’insulter ses rivaux comme il le faisait sans le moindre scrupule à Rome. Pendant toute une semaine, il souffrit de maux de dents jusqu’au moment où l’on dut arracher la dent malade. Elle se cassa pendant l’opération, en dépit de l’habileté du médecin, et il fallut encore extirper les racines de la mâchoire. Mais Néron, qui s’était enivré avant l’opération, supporta virilement la douleur.

Et puis arriva l’incroyable, la honteuse nouvelle : les Juifs avaient dispersé et mis en fuite la légion syrienne qui avait dû évacuer Jérusalem. Les aigles de la légion avaient été capturés et placés en offrande dans le grand temple des Juifs.

Je m’abstiendrai de citer le numéro de la légion, car il a été rayé des rôles militaires, et les censeurs s’opposent toujours à ce que cette défaite soit consignée dans les annales de Rome. Généralement les historiens n’aiment guère parler de la rébellion des Juifs, bien que Vespasien et Titus ne soient nullement honteux de leur victoire, puisqu’ils l’ont célébrée par un triomphe.

Je dois reconnaître que j’eus besoin de toute ma volonté pour soutenir le regard de Néron lorsque ce dernier nous demanda d’expliquer comment le comité des Affaires orientales avait pu laisser s’aggraver ainsi la situation. À l’en croire, il n’était pas compréhensible que les Juifs rebelles eussent été en mesure de renforcer les murailles de Jérusalem, d’acquérir des armes et d’entraîner des troupes en secret. Pourtant, la défaite d’une légion entière ne s’expliquait pas autrement.

On rappela la coutume des conseils de guerre, qui veut que le plus jeune prenne d’abord la parole, pour m’obliger à livrer le premier mon opinion. Mes collègues comptaient, je suppose, sur mes liens d’amitié avec Néron et ne cherchaient sans doute pas délibérément à me nuire.

Je commençai en parlant de la perfidie des Parthes, des énormes sommes d’argent que Vologèse, leur roi, employait à saper la puissance militaire de Rome partout où il en avait la possibilité. C’était assurément lui qui avait vendu ou même offert des armes aux Juifs, et elles avaient probablement été acheminées par les pistes du désert de Judée, échappant à la surveillance de nos postes de garde aux frontières. L’attachement des rebelles juifs à leur cause était si connu que le fait qu’ils eussent si bien gardé le secret n’était pas une surprise.

L’agitation perpétuelle de ce pays sous les proconsulats de Félix et de Festus avait fini par paraître dénuée de danger aux personnes les plus méfiantes. En Judée comme ailleurs, les Romains étaient censés diviser pour régner.

— Ce qui constitue vraiment un miracle, poursuivis-je, c’est que les factions juives qui s’entre-déchiraient jusque-là aient réussi à s’unir dans la rébellion.

J’ajoutai avec précaution que le dieu d’Israël était manifestement un dieu puissant, comme le montrent maints exemples convaincants de leurs saintes écritures, bien que ce dieu n’ait ni nom, ni image.

— Mais, poursuivis-je, même s’il existe nombre d’explications à ce désastre, il demeure incompréhensible que Corbulon, auquel avait été confié le commandement des armées d’Orient, ait pu laisser les choses aller si loin. C’était à lui, et non au proconsul syrien, qu’il incombait de rétablir l’ordre en Judée et en Galilée pour que cette région pût servir de point d’appui à une guerre ultérieure contre les Parthes.

J’étais convaincu d’énoncer la vérité.

En outre, aucun lien d’amitié ne m’attachait à ce Corbulon que je ne connaissais même pas. Quoi qu’il en soit, quand l’État est en danger, l’amitié n’entre plus en ligne de compte. Nous ne pouvions nous permettre d’épargner Corbulon, en dépit des honneurs qu’il avait moissonnés pour Rome.

Néron m’avait laissé parler jusqu’au bout et mon discours parut l’apaiser. Je m’empressai d’ajouter pour finir, que du moins, les Juifs de la synagogue Julius ne s’étaient pas compromis dans la rébellion. De cela je pouvais me porter garant personnellement, même s’il avait pu arriver que certaines offrandes de ce temple eussent été détournées au profit de la rébellion.

— Mais, fis-je observer, Poppée aussi envoyait en toute innocence des présents au temple de Jérusalem.

Après moi, nul n’osa reprendre la parole. Néron médita un long moment sur la question, en fronçant le sourcil et en se tiraillant les lèvres, puis nous congédia d’un geste impatient. Il avait d’autres affaires à examiner et il ne nous restait plus qu’à attendre en essayant de deviner quel serait le châtiment de notre erreur.

Il lui fallait nommer un général capable de reprendre Jérusalem et trouver les troupes nécessaires. Corbulon avait déjà été rappelé pour rendre compte.

Nous nous retirâmes, plutôt réconfortés, et j’invitai mes collègues à ma table. Si excellents que fussent mes cuisiniers, nous eûmes quelques difficultés à avaler les mets fins qui nous furent servis. Au milieu de nos conversations animées, arrosées de vin non coupé d’eau, j’entendis mes hôtes proférer des opinions si erronées et si malveillantes sur les Juifs que je ne pus m’empêcher de prendre leur défense.

Sous maints aspects, les Juifs étaient un peuple digne d’intérêt. En fait, ils ne faisaient que combattre pour leur liberté. De surcroît, la Judée était province impériale et Néron lui-même était donc responsable du désastre puisque c’était lui qui avait nommé une brute comme Festus au poste de procurateur.

Je montrai peut-être trop de zèle dans mon plaidoyer car, tandis que le vin leur échauffait la tête, mes collègues commençaient à me jeter des regards méfiants et surpris.

— On ne pouvait s’attendre à d’autres discours, dit l’un d’eux d’une voix méprisante, de la part d’un phallus biseauté.

J’aurais voulu garder secret mon désobligeant surnom, mais grâce à ton ami barbu Juvénal et à ses vers, nul ne l’ignore plus. Non, mon fils, je ne te blâme point d’avoir délibérément laissé ces vers derrière toi après ces quelques jours que tu es venu passer auprès de ton père pour sa plus grande joie. Je sais parfaitement ce que l’on pense de moi et ce que tu penses de ton père. Et qu’ils sont grossiers les termes de ces poètes d’aujourd’hui qui tournent en ridicule leurs aînés ! Pour autant que je sois capable de comprendre, il me semble qu’ils croient défendre la langue naturelle et authentique contre l’éloquence artificielle que nous avons héritée de Sénèque. Quant à la barbe, c’est de Titus qu’ils l’ont héritée, puisque c’est lui qui en a introduit la mode à Rome à son retour de Jérusalem.

Rien ne pouvait plus sauver Corbulon. Néron ne désirait même plus le revoir. À peine descendu de son navire de guerre à Cenchreae, Corbulon reçut l’ordre de se suicider.

— Si j’avais eu la bonne fortune, dit-il, de vivre sous d’autres empereurs, j’aurais conquis le monde entier pour Rome.

Et là, sur le quai même, après avoir demandé qu’on brisât son épée après sa mort et que les morceaux fussent jetés à la mer afin que l’arme ne tombât pas entre des mains indignes, il se jeta sur la pointe de son glaive. Je ne crois pas cependant qu’il fut un bon chef militaire.

Ce fut Flavius Vespasien qu’un caprice de Néron plaça à la tête des troupes chargées de reprendre Jérusalem. Vespasien protesta, expliquant qu’il était las de la guerre, qu’il avait gagné suffisamment d’honneurs en Bretagne et qu’il se considérait comme un vieillard. À l’en croire, il se satisfaisait parfaitement d’être membre de deux collèges sacerdotaux.

Mais comme il prenait de l’âge et goûtait encore moins que moi la musique, un jour que Néron chantait dans un concours, il s’était laissé aller à somnoler. Néron le châtia en lui donnant la lourde tâche de mener une expédition punitive ignominieuse et semée d’embûches. Touché par les larmes de Vespasien, Néron le consola en lui assurant qu’il lui offrait là l’occasion de s’enrichir aux dépens des Juifs. Vespasien pourrait enfin abandonner le négoce des mules, indigne d’un sénateur, et n’aurait plus jamais à se plaindre de sa pauvreté.

La nomination de Vespasien fut universellement considérée comme une manifestation de la folie de Néron. Car Vespasien était si méprisé, que même les esclaves favoris de Néron se permettaient de l’offenser quand il se rendait à la Maison dorée. Il n’y était d’ailleurs invité qu’une fois par an, pour l’anniversaire de Néron, et pour bénéficier de cette faveur, il lui avait fallu à chaque fois offrir des ânesses, à Poppée d’abord et plus tard à Statilia.

Vespasien ignorait tout des affaires orientales et nul ne se serait avisé de le convier à participer à une commission du sénat ou à connaître une des entreprises secrètes de l’assemblée. Par ailleurs, Ostorius, que Claude avait un jour envoyé en Bretagne avec une grande désinvolture, aurait été heureux de diriger les légions qui écraseraient la rébellion juive. Mais il avait trop insisté pour obtenir ce commandement et Néron, le soupçonnant de visées personnelles, l’avait fait exécuter. La confiance de Néron en Vespasien avait été considérablement accrue par la résistance que ce dernier lui avait opposée. Le général ne cessait de maudire l’instant de somnolence qui lui avait valu pareille disgrâce.

Assez peu convaincu lui-même de la justesse de son choix, Néron demanda à Vespasien de prendre son fils Titus avec lui. Titus s’était distingué en Bretagne et, tout jeune encore, il avait sauvé la vie de son père. Néron espérait que l’ardeur du bouillant Titus soutiendrait le courage de Vespasien et le pousserait à prendre Jérusalem dans un délai raisonnable.

Cependant, il invita Vespasien à éviter toute perte de soldats qui ne fût pas vraiment nécessaire. Néron n’ignorait pas que les murailles de Jérusalem avaient été renforcées.

Comme je me trouvais toujours en Grèce avec Néron, j’eus la possibilité, à Corinthe, de revoir mon ancien général et de renforcer nos liens d’amitié en mettant à sa disposition la nouvelle demeure, fort élégante, de Hierex. Vespasien m’en fut reconnaissant, car j’étais le seul patricien participant au voyage impérial qui le traitait convenablement.

Je ne suis pas particulièrement sourcilleux quant au choix de mes amis, et je ne m’embarrasse guère de préjugés sur ce chapitre, comme ma vie ne le démontre que trop. Je considérais que le souvenir de ces années de jeunesse pendant lesquelles j’avais servi en Bretagne sous Vespasien, et l’amitié bourrue qu’il m’avait montrée à cette époque, constituaient des raisons bien suffisantes de lui offrir une hospitalité qui ne me coûtait rien.

Je dois avouer qu’après la découverte de la conspiration de Pison, j’ai fait de mon mieux pour préserver des foudres impériales la gens flavienne, si difficile que ce fût au regard des projets de meurtre de Flavius Scevinus. Heureusement, ce dernier appartenait à la branche la plus dépréciée de la gens. Comme j’avais dénoncé le conspirateur parmi eux, j’avais pu dire quelques mots en faveur des autres Flaviens.

Dans la demeure de Hierex, il me fut donné de voir que « certaines personnes sont semblables à des joyaux bruts qui dissimulent sous un extérieur grossier des qualités brillantes », comme l’a écrit récemment ton ami barbu Decimus Juvenal, pour complaire à l’empereur Vespasien. Il a de bonnes raisons de rechercher la faveur impériale, car ses intempérances de langage et ses insolentes satires ont froissé bien des susceptibilités. Quant à moi, je ne me suis pas senti offensé, car il est de tes amis. Comme tous les jeunes gens, tu admires ceux qui ont la langue bien pendue. Mais n’oublie jamais que tu as quatre ans de moins que ce vaurien mal lavé.

S’il est une chose que je tiens pour assurée, c’est bien que les vers indécents de Juvénal ne passeront pas à la postérité. J’en ai tant vu d’étoiles, combien plus brillantes, qui ont flamboyé avant de s’éteindre ! Ses beuveries stupides, ses insolents bavardages, sa vie nocturne et cette harpe égyptienne qu’il gratte sempiternellement, tout cela éteindra la dernière étincelle de poésie authentique qu’il pourrait posséder.

Je ne t’écris pas cela parce que tu m’as permis de lire des poèmes qu’un misérable jeune homme a écrits pour me tourner en ridicule mais parce que je ne puis, en conscience, consentir à l’aider à publier ses œuvres. Je ne suis pas si stupide. Je ne puis que m’inquiéter à ton sujet, mon fils.

À Corinthe, Vespasien était devenu mon ami au point qu’avant d’embarquer pour l’Égypte où il devait prendre la tête de deux légions, il m’avait demandé de mettre à son service ma connaissance des affaires orientales et mes bonnes relations avec les Juifs, et de l’accompagner sur le champ de bataille. Je déclinai poliment, car ce n’était pas une guerre qu’il allait mener, mais une expédition punitive contre des sujets rebelles.

Le réseau de relations que Hierex avait tissé chez les Juifs de Corinthe me fut extrêmement utile lorsque, immédiatement après avoir reçu la nouvelle de la défaite de la légion en Judée, j’avais fait prévenir tous les Juifs chrétiens d’avoir la sagesse de ne pas s’agiter et si possible de se cacher. Néron avait envoyé des ordres en Italie et dans les provinces pour qu’au premier signe de trouble, on emprisonnât et poursuivît pour haute trahison tous les meneurs juifs.

C’eût été trop demander aux fonctionnaires de l’empire que d’être capable de faire la différence entre le royaume terrestre et le royaume céleste, entre les christs et les autres messies, dès l’instant que l’ordre public paraissait menacé. Pour un Romain, les activités des Juifs chrétiens n’étaient qu’une forme d’agitation politique dissimulée sous le manteau de la religion. Les choses ne firent qu’empirer lorsque, à la suite d’un grand nombre de procès sommaires, des chrétiens condamnés proclamèrent que Néron était l’antéchrist dont l’apparition avait été prophétisée par Jésus de Nazareth. Néron ne fut guère affecté par ce surnom et déclara que les chrétiens le considéraient manifestement comme un dieu, l’égal de leur Christ, puisqu’ils l’honoraient d’un titre si magnifique.

Pour ma part, j’ai souvent plaidé en faveur des chrétiens, à en perdre haleine. Je m’efforçais de démontrer leur insignifiance politique, qu’ils fussent ou non circoncis. Mais il est impossible de démontrer cela à un Romain qui possède des connaissances juridiques et l’expérience des affaires de l’État. Il conclura toujours en secouant la tête que les chrétiens présentent un danger politique.

À mon grand regret, je n’ai pas réussi à sauver Paul qui, poussé par une inquiétude perpétuelle, voyageait sans cesse à travers le monde. Les dernières nouvelles que j’avais reçues de lui m’avaient été transmises par mon négociant en huile installé à Emporiae, port florissant de la côte nord de l’Ibérie, qui aujourd’hui commence de s’envaser. Paul avait été chassé de cette cité par les Juifs fidèles à la foi traditionnelle mais, selon mon correspondant, il avait été à peine molesté.

En Ibérie comme dans d’autres pays, il avait dû limiter son enseignement aux cités côtières fondées par les Grecs et qui utilisaient encore le grec comme langue principale quoique les règlements gravés sur les tablettes de cuivre fussent rédigés en latin. Le marchand d’huile me disait que Paul s’était embarqué pour Mainace car son inquiétude ne le laissant pas en repos, il cherchait à gagner l’Ibérie occidentale.

Il n’eut donc à s’en prendre qu’à lui-même de ce que mon avertissement ne lui fût pas parvenu. Son arrestation en Bithynie, dans la province d’Asie, fut si soudaine que ses papiers, ses ouvrages et son manteau de voyage furent abandonnés dans son logement. Je suppose qu’il avait été contraint de retourner en Asie pour encourager ses disciples à persévérer dans la voie qu’il leur avait tracée et dont des prédicateurs itinérants cherchaient à les faire dévier.

Quand on apprit à Rome les mésaventures de Paul, la retraite de Céphas fut promptement découverte, car les disciples de Paul l’avaient dénoncé pour venger leur maître. Céphas, qui avait reçu à temps mon avertissement, avait quitté Rome pour Puteoli mais, à la hauteur du quatrième milliaire, sur la voie Appienne, il avait fait demi-tour. Il devait expliquer que Jésus de Nazareth lui était apparu dans toute sa gloire, et qu’il l’avait reconnu car il se souvenait parfaitement de ses traits.

« – Où vas-tu ? lui avait demandé Jésus.

Céphas avait répondu qu’il fuyait Rome, alors Jésus avait dit :

— S’il en est ainsi, je retournerai moi-même à Rome pour y être crucifié une seconde fois. »

Quoiqu’il fût heureux d’avoir reçu son maître, Céphas n’en éprouva pas moins une grande honte et s’en revint humblement à Rome. Je te rapporte ce qu’on m’a raconté, mais il existe d’autres versions de cette affaire. L’essentiel cependant fut que Céphas eut une vision sur la voie Appienne qui l’aida à se réconcilier avec Paul au seuil de la mort. Ce dernier n’avait quant à lui jamais vu de ses yeux le Nazaréen, et d’ailleurs, mû par une certaine jalousie, Céphas avait déclaré un jour, songeant au chemin de Damas, qu’il n’avait jamais eu besoin d’imaginer de semblables histoires puisqu’il avait connu Jésus lors de son existence terrestre. Mais ces paroles furent prononcées au plus fort de leur querelle. Après avoir eu lui aussi une vision, Céphas éprouva de la honte au souvenir de son accusation et demanda à Paul de lui pardonner.

Néron châtia notre comité des Affaires orientales en nous renvoyant à Rome pour y prévenir un soulèvement armé des Juifs. « De cela nous serions peut-être capables, même si par ailleurs nous avions fait montre d’une certaine impéritie », conclut Néron d’une voix acerbe. Il ne pouvait nous démettre de nos fonctions, car cette prérogative appartenait au sénat. Mais pour lui complaire, les pères de la cité remplacèrent certains d’entre nous, quoiqu’il fût difficile de trouver des hommes nouveaux disposés à sacrifier leur temps à cette tâche ingrate.

Je n’appartenais donc plus au comité des Affaires orientales lorsque Néron proclama l’Achaïe royaume libre et rendit son indépendance à la Grèce. La vie politique de ce pays ne risquait pas d’en être changée pour autant, d’après ce que me disait mon expérience de tribun à Corinthe. Par ailleurs, les Grecs devraient choisir leur propre gouverneur, payer leurs campagnes militaires et creuser leurs propres canaux. En dépit de cela, l’édit de Néron souleva une immense joie parmi les Grecs à courte vue.

Il ne m’échappa pas que dans sa proclamation, Néron ne mentionna pas une seule fois le sénat romain et fit clairement sentir que Néron – et lui seul – avait le pouvoir d’accorder cette indépendance. Au début des travaux du canal de Corinthe qui demeura inachevé, nous avions entendu de nos propres oreilles Néron déclarer qu’il espérait que cette grandiose entreprise apporterait la prospérité à l’Achaïe et au peuple romain. L’empereur n’avait pas mentionné le sénat, alors qu’on doit le faire dans tous les discours officiels. L’expression correcte est « le sénat et le peuple de Rome ». C’est elle qui a toujours été employée, et qui le sera toujours. On ne s’étonnera donc pas de ce que j’eusse le sentiment qu’Orcus guidait mes pas et que Charon soufflait son haleine froide dans mon cou, tandis que je conduisais les Juifs à la mort. De nombreux sénateurs avisés éprouvaient les mêmes pressentiments, bien que nul ne l’avouât, car comment se fier à quiconque désormais ? Par mesure de sécurité, l’un d’entre nous, lorsqu’il voyageait, se faisait toujours suivre d’une carriole contenant un million de sesterces en pièces d’or.

Néron ne nous autorisa pas même à aller l’accueillir à Naples. Il désirait commencer sa marche triomphale vers Rome à partir de cette ville où il s’était pour la première fois produit en public. Au lieu d’un triomphe dans le sens ordinaire, il désirait faire de son retour à Rome un triomphe artistique qui donnerait au peuple quelques jours de fêtes et de plaisir. En soi, c’était une idée sage, puisque les campagnes d’Orient n’avaient pas été vraiment entreprises et que Néron ne méritait nullement un triomphe militaire. Mais nous ne trouvâmes guère à notre goût l’obligation d’abattre un pan de la muraille pour permettre à la procession d’entrer dans la ville. Nul vainqueur, pas même Auguste lors de ses triomphes, n’avait jamais demandé un tel honneur. Nous commencions à estimer que Néron manifestait une tendance déplaisante à se conduire en autocrate oriental. Cela ne conviendra jamais à Rome, quoi que puisse écrire certain vaurien crasseux sur la décadence de nos mœurs.

Ce ne fut pas seulement chez nous mais encore dans le peuple – j’entends naturellement par là, parmi les citoyens dotés de jugement – ce fut donc chez tous les gens sensés qu’on se désola en voyant Néron, dans le char triomphal sacré d’Auguste, entrer dans la cité par une brèche de la muraille et traverser ensuite la ville, suivi par des chariots dans lesquels s’entassaient les couronnes qu’il avait gagnées dans les concours. Après quoi, au lieu de soldats, venait une garde d’honneur composée d’acteurs, de musiciens, de chanteurs et de danseurs accourus du monde entier. Au lieu de batailles, il avait fait peindre par ses artistes de grandes fresques représentant des victoires dans différents concours de chant et des sculpteurs avaient taillé dans la pierre des groupes représentant les mêmes scènes. Il était vêtu d’un manteau pourpre piqueté d’étoiles d’or et portait sur la tête une double couronne d’olivier comme on en décerne dans les Jeux olympiques. On doit porter à l’honneur de Néron de s’être conformé à l’antique coutume en gravissant humblement à genoux les marches abruptes du Capitole pour offrir ses plus glorieuses couronnes de victoire à Jupiter Custos et aussi aux autres dieux importants de Rome, à Junon et à Vénus. Après cela, il lui resta encore suffisamment de couronnes pour couvrir tous les murs des salles de réception et de la salle des banquets circulaires de la Maison dorée.

Mais de nouveau j’ai repoussé le moment où il me faudrait bien rapporter certain événement regrettable. Néron ayant été fort occupé de son triomphe et de ses autres devoirs envers l’État, j’avais réussi à retarder les exécutions pendant longtemps. Mais finalement le jour vint où nous dûmes présenter à l’approbation de Néron des condamnations à mort décidées depuis longtemps. Si j’avais encore trouvé des excuses pour les remettre à plus tard, même mes collègues auraient commencé à me suspecter de favoriser les Juifs.

Pour regagner la confiance de l’empereur et de nos pairs, notre comité des Affaires orientales avait conduit une enquête approfondie dans la colonie juive de Rome pour mesurer quel danger elle représentait pour la sécurité de l’État après le soulèvement de Jérusalem. Bon nombre d’entre nous s’enrichirent dans cette activité profitable. La conscience en paix, nous pûmes présenter un rapport rassurant au sénat.

Nous parvînmes à obtenir de l’assemblée, à une faible majorité, qu’elle renonçât à déclencher une persécution systématique des Juifs et se limitât à mettre fin aux agissements de quelques meneurs bavards. Appuyée sur les plus sérieuses raisons, notre suggestion fut acceptée en dépit de la haine que la rébellion de Jérusalem avait suscitée contre les Juifs. Par respect pour mon passé, j’usai de mes propres accointances pour sauver maints amis juifs de Claudia. Par exemple, sans moi Aquila au nez crochu et sa brave Prisca auraient certainement été arrêtés. Mais je suis un homme au cœur de pierre, un avare, une brute qui n’a jamais cherché qu’à satisfaire ses intérêts et pour qui ton ami Juvénal n’a pas de mots assez durs. J’espère que mon ami paiera un prix convenable pour publier ses vers. Les êtres humains ne connaissent pas d’autre joie que malicieuse. Réjouissons-nous donc, toi et moi, de ce que ton ami barbu ait fini par payer ses dettes grâce à moi, mais sans qu’il m’en ait rien coûté.

Si j’étais aussi avaricieux qu’il le prétend, alors je lui achèterais assurément ses maudits vers et permettrais à mon éditeur d’en recueillir ensuite tout le profit. Mais je ne suis pas comme Vespasien, qui taxe maintenant jusqu’à l’urine des hommes. Un jour que nous discutions de funérailles, il nous demanda combien les siennes coûteraient à l’État. Nous calculâmes que les cérémonies reviendraient à dix millions de sesterces au moins, calcul qui n’était pas une pure flatterie mais pouvait être démontré, chiffres à l’appui. Vespasien poussa un profond soupir et dit :

— Donnez-m’en cent mille aujourd’hui et vous pourrez jeter mes cendres dans le Tibre.

Comme on peut s’en douter, nous collectâmes aussitôt la somme réclamée dans son vieux chapeau de paille, bien que le festin qu’il nous offrait ne lui coûtât guère et que la chère ne fût pas particulièrement raffinée. Pour tenir mon rang, j’ai souvent versé une contribution pour payer la construction de son amphithéâtre qui sera une des merveilles du monde, à côté de laquelle la Maison dorée de Néron ne paraîtra plus qu’une extravagance d’enfant trop gâté.

Pourquoi repoussé-je sans cesse le moment de te conter cette douloureuse histoire ? Je suis comme un homme qui doit se faire arracher une dent. Allons, Minutus, point de tergiversations ! Et je n’éprouve nul sentiment de culpabilité. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour eux, et nul homme n’aurait pu faire davantage. Nulle puissance terrestre n’aurait été en mesure de sauver les vies de Paul et de Céphas. Céphas était revenu à Rome de son plein gré, lui qui aurait eu la possibilité d’attendre à l’abri la fin de la tempête.

Je sais que de nos jours Céphas est appelé Pierre, mais je préfère utiliser le nom sous lequel je l’ai connu, car il m’est cher. Pierre est une traduction de Céphas qui est le nom que lui a donné Jésus de Nazareth, je ne sais pourquoi. Le caractère de Céphas n’était nullement d’une solidité minérale. C’était un homme grossier et ombrageux qui en certaines occasions s’était conduit lâchement. Au cours de la nuit qui précéda le supplice de Jésus, Céphas avait nié le connaître et plus tard, à Antioche, il n’avait guère fait preuve de bravoure en face des envoyés de Jacob qui considéraient comme un crime que l’ancien pêcheur prît ses repas avec des non-circoncis. Et pourtant, Céphas était un être inoubliable, en dépit de ses faiblesses, ou peut-être même, qui sait, grâce à elles.

On dit que Paul avait pris ce nom en hommage à Sergius Paulus, le gouverneur de Chypre, l’homme le plus important qu’il eût converti. Cette affirmation est tout à fait dépourvue de fondement. Paul avait adopté son nom bien avant de rencontrer Sergius et pour la seule raison qu’il signifie en grec l’insignifiant, le sans-valeur, exactement comme le mien, Minutus, en latin.

Lorsque mon père me donna ce nom misérable, il ne pouvait se douter qu’il faisait de moi un homonyme de Paul. Peut-être est-ce en partie à cause de mon nom que j’ai commencé à écrire ces mémoires, pour montrer que je ne suis pas un être aussi insignifiant qu’on le croit. Néanmoins, la principale raison de ce récit, c’est que je suis ici, dans cette station thermale où je bois de l’eau minérale pour soigner mes maux d’estomac et que j’ai commencé à écrire parce que je ne trouvais nul exutoire à mon besoin d’activité. Il me semblait aussi que tu trouverais quelque utilité à ces notes qui te permettront de connaître un peu mieux ton père le jour où tu déposeras ses cendres dans la tombe de Caere.

Durant la longue détention de Paul et de Céphas, je veillai à ce qu’on ne les maltraitât pas et je fis en sorte qu’ils pussent se rencontrer et s’entretenir. Ayant été déclarés ennemis publics, ils avaient été enfermés au Tullianum, à l’abri de la colère du peuple. Ce n’est pas un séjour très sain, même si cette prison a un glorieux passé derrière elle. Jugurtha y a été étranglé, c’est là que la tête de Vercingétorix a été écrasée, là que les amis de Catalina sont morts, là encore que la petite fille de Séjan a été violée avant son exécution, comme le prescrit la loi, car les Romains ne tuent jamais une vierge.

Paul semblait redouter une mort douloureuse mais en de tels cas, Néron savait se montrer généreux, en dépit de la colère qu’il éprouvait contre tous les agitateurs juifs depuis le début de la rébellion. Paul était un citoyen et avait donc le droit d’être passé au fil de l’épée, droit que les juges ne remirent pas en question au cours de son dernier procès. Conformément à la loi, Céphas fut condamné à la crucifixion, quoique j’eusse préféré éviter d’infliger une telle mort à un vieillard qui avait été l’ami de mon père.

Je fis en sorte de pouvoir les accompagner au long de leur dernière marche, en ce frais matin d’été où on vint les chercher pour les mettre à mort. Je m’étais arrangé pour qu’aucun autre Juif ne fût exécuté en même temps qu’eux. À cette époque, il y avait presse sur les lieux d’exécution, en raison de la lutte contre les Juifs. Je désirais permettre à Paul et à Céphas de mourir dans la dignité.

À l’embranchement de la route d’Ostie, il me fallut choisir celui que j’accompagnerais, car j’avais décidé que Paul serait exécuté à la porte où mon père et Tullia avaient eux-mêmes trouvé la mort. Les juges avaient arrêté que Céphas serait conduit à travers les quartiers juifs, pour l’édification de leurs habitants. Il devait ensuite être crucifié sur le champ d’exécution des esclaves, près de l’amphithéâtre de Néron.

Aux côtés de Paul marchait son ami le médecin Lucas. Je savais que nul n’insulterait un citoyen romain qu’on s’apprêtait à décapiter. Céphas avait bien davantage besoin de ma protection et je craignais aussi pour ses compagnons, Marc et Linus. Je choisis donc Céphas.

Mes craintes se révélèrent sans fondement. Hors quelques poignées de boue, on ne lança aucun projectile contre Céphas. En dépit de la haine brûlante qu’ils lui vouaient, les gens de son peuple se contentaient de le regarder marcher vers une mort infligée à cause de la rébellion de Jérusalem. Céphas portait au cou la plaque habituelle, sur laquelle était inscrit en grec et en latin : Simon Pierre de Capharnaüm, Galiléen, ennemi du peuple et du genre humain.

Quand nous sortîmes de la ville et touchâmes aux jardins, la chaleur devint écrasante. Voyant la transpiration ruisseler sur le front ridé de Céphas, j’ordonnai de le décharger du transport de la croix et de la donner à porter à un Juif qui passait par là. J’invitai Céphas à monter dans ma litière, sans me soucier de ce qu’on dirait de ce geste.

Mais Céphas n’aurait pas été Céphas s’il ne m’avait répondu avec brusquerie qu’il pourrait bien porter la croix sur ses larges épaules jusqu’à la fin. Il ne désirait pas s’asseoir à mes côtés, préférant sentir pour la dernière fois la poussière de la route sous ses pieds, et l’ardeur du soleil sur son crâne, comme au temps où il parcourait la Galilée en compagnie de Jésus de Nazareth. Il refusa même qu’on dénouât la corde au bout de laquelle on l’entraînait, en disant que Jésus de Nazareth lui avait prédit qu’il en serait ainsi, et qu’il ne voulait pas faire mentir la prophétie. Néanmoins, il s’appuyait lourdement à sa vieille crosse de berger.

Lorsque nous eûmes atteint le champ d’exécution qui, sous la chaleur du soleil, répandait une terrible puanteur, je demandai à Céphas s’il désirait d’abord recevoir les verges. Maints Barbares ne comprennent pas que c’est là une pratique miséricordieuse, qui hâte la mort. Céphas répondit qu’il ne serait pas nécessaire de le flageller puis, changeant d’avis, il accepta humblement, en déclarant qu’il aimerait mourir comme tant d’autres témoins de la foi étaient morts avant lui. Jésus de Nazareth aussi avait été flagellé.

Mais Céphas n’était pas pressé. J’aperçus dans ses yeux une brève lueur de gaieté lorsqu’il se tourna vers ses compagnons.

— Écoutez-moi, tous deux. Écoute-moi, Marc, bien que je t’aie déjà répété tout cela maintes fois. Écoute-moi aussi, Minutus, si tu le désires. Jésus a dit : « Le royaume de Dieu est là où un homme a semé une graine dans la terre, et la graine repose et grossit de jour en jour, de nuit en nuit, et la graine germe et l’homme ne le sait pas. De la graine jaillit l’épi qui donnera le froment. Mais quand le grain est mûr, l’homme appelle le moissonneur car le temps de la récolte est venu. »

Il secoua la tête d’un air incrédule, des larmes de joie dans les yeux et eut un rire joyeux.

— Et moi, stupide créature, s’écria-t-il, je ne comprenais ces mots que je répétais pourtant sans cesse. À présent enfin, je comprends. Le grain est mûr et le moissonneur est là.

Il me jeta un coup d’œil, puis bénit Linus et lui remit sa crosse polie par l’usage.

— Veille sur mon troupeau, dit-il.

On eût dit qu’il désirait que je fusse témoin de cette scène.

Après quoi, il se tourna avec humilité vers les soldats qui le lièrent au poteau et commencèrent à le flageller.

En dépit de sa grande robustesse, il ne put s’empêcher de grogner. Au son de sa voix et au claquement des coups de fouet, un juif crucifié la veille s’arracha aux affres de la mort, ouvrit des yeux fiévreux, faisant s’envoler les mouches, reconnut Céphas, et en cet instant encore, ne put s’empêcher de railler la prétention de Jésus de Nazareth à la divinité. Mais Céphas n’était pas d’humeur à ergoter.

Après avoir été fouetté, il demanda aux soldats de le crucifier la tête en bas, car il ne se sentait pas digne de l’honneur de mourir le visage tourné vers le ciel, comme son seigneur Jésus, le fils de Dieu, était mort. Je dissimulai un sourire.

Jusque dans ses derniers moments Céphas demeurait égal à lui-même, à l’authentique Céphas dont le bon sens plébéien était bien utile pour bâtir le royaume. Je compris pourquoi Jésus de Nazareth l’aimait. Moi-même, en cet instant, je l’aimai. Un vieillard comme lui connaîtrait une mort infiniment moins douloureuse s’il était crucifié la tête en bas, le sang affluant à la tête, faisant éclater les veines. Une miséricordieuse inconscience lui épargnerait de longues heures de souffrance.

Les soldats s’esclaffèrent et accédèrent volontiers à sa requête, car ils savaient qu’ils échapperaient ainsi à l’obligation de monter la garde au plus fort de la canicule. Lorsqu’il fut en croix, Céphas ouvrit la bouche et sembla vouloir entonner un chant, quoiqu’il me semblât qu’il n’avait guère de raison de chanter.

Je demandai à Marc quelles paroles Céphas avait essayé de prononcer. Marc me répondit que Céphas chantait un psaume dans lequel Dieu conduisait les hommes vers des prairies verdoyantes et des sources rafraîchissantes. Lorsqu’il eut perdu conscience, nous attendîmes encore un moment tandis que son corps se tordait et se convulsait, puis, impatienté par la puanteur et par les mouches, j’intimai au centurion l’ordre de faire son devoir. L’officier ordonna à un soldat de briser les tibias de Céphas tandis que lui-même plongeait son épée dans la gorge au vieillard, en me faisant remarquer par plaisanterie, que c’était là une mise à mort suivant les principes juifs, puisque la victime était saignée avant que toute vie fut enfuie. Et de fait, un grand flot de sang se répandit à terre. Marc et Linus promirent de veiller à ce que le corps fût enterré dans un cimetière aujourd’hui abandonné, près de l’amphithéâtre de Néron. Linus pleurait mais Marc, qui avait déjà essuyé ses larmes, se montrait tel qu’il était : tranquille et sûr. Son visage était serein, mais ses yeux regardaient dans un autre monde que je ne pouvais voir.

Tu dois te demander pourquoi je choisis d’accompagner Céphas plutôt que Paul. Paul était au moins un citoyen romain, alors que Céphas n’était qu’un vieux pêcheur juif. Ma conduite prouve peut-être que je n’agis pas toujours poussé par l’unique souci de mes intérêts. Quant à moi, je préférais Céphas pour sa sincérité et sa simplicité et, de surcroît, Claudia ne m’aurait jamais permis d’abandonner les deux hommes au moment de leur dernier voyage. Je fais de mon mieux pour préserver la paix du logis.

Par la suite, je me suis querellé avec Lucas qui demandait à voir les récits en araméen que j’avais hérités de mon père. Je refusai de les lui remettre. Lucas avait eu tout le temps de s’entretenir avec des témoins oculaires de la vie du Christ lorsque Paul était en prison à Césarée, sous le proconsulat de Félix. Je ne dois rien à ce Lucas.

Bien qu’il eût étudié à Alexandrie, ce n’était pas un médecin très habile. Je ne lui ai jamais permis de soigner mes maux d’estomac. Il me semble voir dans son zèle à suivre Paul l’intérêt d’un médiocre praticien pour les talents d’un guérisseur. Du moins savait-il écrire, quoique ce fût dans le dialecte des gens du peuple, et non dans le grec des hommes éduqués.

J’ai toujours préféré de très loin Marc à Lucas mais Linus, leur cadet, m’est devenu cher avec les années. En dépit de mon passé, j’ai été contraint de mettre de l’ordre dans les affaires internes des chrétiens, dans leur intérêt autant que pour éviter des tracasseries officielles.

Lorsque j’appris la révolte du propréteur de la Séquanaise, le général gaulois Julius Vindex, j’y vis aussitôt un signe des temps. J’avais compris depuis longtemps déjà que Pison l’aurait emporté si sa vanité ne l’avait empêché de demander le soutien des légions. Après le brusque trépas de Corbulon et d’Ostorius, les généraux des légions s’éveillèrent enfin de leur somnolence et comprirent que ni les honneurs militaires ni la loyauté inconditionnelle ne les préserveraient des caprices de Néron.

Je vendis en toute hâte une bonne partie de mes biens à mes affranchis et à mes banquiers pour me constituer un trésor de pièces d’or. Ces tractations, dont la raison échappait à tant de gens sensés, attirèrent l’attention d’un petit nombre de personnes bien informées. Je ne m’en inquiétais guère, comptant sur l’ignorance de Néron en matière financière.

Mon comportement suscita une certaine inquiétude à Rome et le prix des appartements et des domaines campagnards chuta. Je continuai à vendre mes propriétés sans désemparer, bien que l’argent placé dans la terre y fût en sûreté et rapportât même des profits lorsque cette terre est laissée à ferme à des affranchis dignes de confiance. En dépit de la chute des prix, j’amassais toujours de l’or. Je savais que si mon plan aboutissait un jour, je serais largement remboursé de mes pertes. L’inquiétude suscitée par mes manœuvres incita les banquiers à réévaluer la situation politique, poussant ainsi les choses dans le bon sens.

Je vous envoyai, Claudia et toi, dans mon domaine de Caere et obtins pour une fois que Claudia se conformât à ce que je lui demandais. Vous deviez demeurer à l’abri là-bas jusqu’au moment où je la rappellerais. Ta mère était très occupée par toi, dont le troisième anniversaire approchait. Tu n’étais pas un enfant calme pour te dire la vérité, j’étais las de tes incessantes cavalcades à travers la maison et du tintamarre que tu y faisais régner. Aussitôt que j’avais tourné le dos, tu te coupais ou tu tombais dans un bassin. C’est pourquoi je ne fus pas mécontent de partir en voyage pour préparer ton avenir. À cause de Claudia, je ne puis t’endurcir le caractère et il ne me reste plus qu’à compter sur l’influence de tes ancêtres. C’est en lui-même que l’homme trouve la force d’atteindre la véritable maîtrise de soi, et l’on ne peut l’y contraindre de l’extérieur.

Je n’eus aucun mal à obtenir du sénat et de Néron la permission de quitter la ville pour me rendre auprès de Vespasien en qualité de conseiller pour les affaires juives. Au contraire, on me complimenta pour le sens de l’État dont je faisais montre. Néron lui-même estimait qu’il n’était pas mauvais qu’un homme de confiance surveillât de près Vespasien qu’il soupçonnait de s’attarder par trop longtemps devant les murs de Jérusalem.

Mon rang de sénateur me permit de disposer d’un vaisseau de guerre. Bon nombre de mes collègues se demandaient sans doute comment il se faisait qu’un homme aimant ses aises se disposait sans frémir à dormir dans un hamac, à vivre de longs mois dans un espace réduit, à supporter la misérable pitance des marins et leur vermine opiniâtre.

Mais j’avais mes propres raisons. Lorsque mes vingt lourds coffres de fer eurent été embarqués, j’étais si soulagé que la première nuit je dormis d’un sommeil sans rêve, jusqu’à ce que le bruit des pieds nus courant sur le pont m’éveillât. Trois de mes affranchis les plus fidèles gardaient mes coffres à tour de rôle avec une application toute militaire.

J’avais aussi armé mes esclaves de Caere, comptant sur leur fidélité. Je ne fus pas déçu. Les soldats d’Othon pillèrent ma villa et détruisirent ma collection de vases grecs dont ils n’avaient pas deviné la valeur, mais ils ne vous firent aucun mal, ni à toi ni à Claudia, et cela grâce à mes esclaves. D’innombrables tombes dans le sol n’ont pas encore été ouvertes. Je pourrai probablement remplacer les vases détruits.

Je me libérai d’un grand poids lorsque je pus enfin placer mes précieux coffres à Césarée sous la garde d’un banquier bien connu, à l’abri des dangers de la mer. Les banquiers doivent se faire confiance les uns aux autres, car sans quoi un négoce raisonnable ne serait plus possible. Aussi me fiai-je à cet homme que je ne connaissais jusque-là que par la correspondance que nous avions échangée. Mais dans sa jeunesse, son père avait été le banquier du mien à Alexandrie.

La paix régnait à Césarée, du fait que les habitants grecs de cette cité avaient profité des événements pour tuer tous les citoyens juifs, femmes et enfants compris. La rébellion de Jérusalem n’était donc perceptible dans la ville qu’à un accroissement de l’activité du port, et à la présence de caravanes de mules qui transportaient sous bonne escorte de l’équipement pour les légions qui assiégeaient la capitale de la Judée. Joppée et Césarée étaient les deux ports les plus importants restés fidèles à Vespasien.

En me rendant au camp de Vespasien, installé face aux murailles de Jérusalem, j’eus l’occasion de constater la détresse des civils juifs. Ce fut le sujet que j’abordai en premier lorsque je revis Vespasien et Titus. Ils me reçurent fort aimablement, car ils étaient curieux de savoir ce qui se passait en Gaule et à Rome. Vespasien me dit que les légionnaires étaient rendus furieux par la résistance féroce que leur opposaient les Juifs et qu’ils avaient subi de graves pertes dans les embuscades que des fanatiques tendaient aux caravanes, avant de se réfugier dans leurs repaires montagnards. Vespasien s’était vu contraint de donner à ses généraux l’ordre de pacifier la campagne et une expédition punitive était en route pour les rives de la mer Morte afin d’y détruire une des places fortes juives.

Comme j’en profitais pour lui parler des Esséniens et le mettre en garde contre la persécution de cette secte inoffensive, Vespasien marmonna qu’en Bretagne je n’avais pas manifesté de talent guerrier exceptionnel et que c’était pour cela qu’il avait préféré m’envoyer en voyage d’agrément à travers le pays. S’il m’avait nommé tribun, c’était parce que mon père avait accédé au rang de sénateur. Je parvins néanmoins à le convaincre qu’il était inutile de tuer des paysans juifs ou de brûler leurs humbles masures simplement parce qu’ils soignaient les rebelles blessés.

Les paroles méprisantes de Vespasien à propos de mes pérégrinations en Bretagne m’avaient blessé profondément. J’annonçai d’un ton détaché que si Vespasien ne s’y opposait pas, j’avais l’intention de faire semblable voyage d’agrément à Jérusalem pour voir de mes propres yeux les défenses de la ville assiégée et trouver les failles qui devaient bien exister dans leur dispositif.

Il fallait découvrir combien de mercenaires parthes participaient aux travaux de renforcement des murailles. Les Parthes avaient acquis en Arménie une grande expérience des sièges et de la guerre défensive. En tous les cas, il ne faisait aucun doute que des archers parthes défendaient Jérusalem, car il était fort dangereux de passer à portée de flèche des murailles. Je n’étais pas ignorant des questions militaires au point de croire que des Juifs novices dans l’art de la guerre aient pu acquérir une si terrible habileté.

Ces propos stupéfièrent Vespasien. Il me dévisagea avec une mimique incrédule, puis éclata de rire et déclara qu’il ne pouvait endosser la responsabilité d’exposer un sénateur romain à pareil danger, si vraiment je parlais sérieusement. Au cas où je tomberais entre leurs mains, les Juifs m’utiliseraient pour demander des concessions. Et si je perdais la vie ignominieusement, la honte de mon trépas rejaillirait sur Rome et sur lui. Néron risquerait de croire que Vespasien s’était débarrassé d’un ami personnel de l’empereur.

Il me jeta un regard rusé, mais je connaissais ses manières cauteleuses. Je lui répliquai que pour le bien de l’État, on ne devait tenir nul compte des amitiés. Il n’avait aucune raison de m’insulter en m’appelant l’ami de Néron. Dans les circonstances présentes, nous ne devions rien nous cacher l’un à l’autre. Rome et l’avenir de la patrie étaient les seules lumières qui nous guidaient ici, sur le champ de bataille à deux pas des cadavres puants que picoraient les corbeaux, face aux murailles de Jérusalem où se balançaient comme des sacs les corps desséchés de légionnaires.

Je déclamai comme j’avais appris à le faire dans l’assemblée sénatoriale. De sa large main de paysan, Vespasien m’administra d’amicales claques dans le dos en m’affirmant qu’il n’avait en aucune façon douté de mes intentions patriotiques. Assurément, il n’avait pas un instant imaginé que je pusse me glisser dans Jérusalem à seule fin de trahir des secrets militaires, je n’étais pas fou à ce point. Mais sur le chevalet de torture, même le plus vigoureux des hommes ne saurait garder bouche close et quand il s’agissait d’obtenir des informations, les Juifs s’étaient montrés de redoutables bourreaux. Il considérait comme de son devoir de protéger ma vie, puisque j’étais venu de mon propre chef me placer sous sa protection.

Il me présenta à Josèphe, son conseiller, un ancien chef de rebelles juifs. Un jour que ses amis et lui avaient décidé de se suicider plutôt que de tomber aux mains des Romains, il avait aidé ses compagnons à mourir puis s’était rendu à l’ennemi. Il avait obtenu la vie sauve en prédisant à Vespasien qu’il serait un jour empereur. Par plaisanterie, Vespasien lui avait fait river aux pieds une chaîne d’or en lui promettant qu’il le relâcherait aussitôt que la prophétie se vérifierait. Plus tard, quand il fut libéré, il eut l’insolence de prendre le nom de Flavius Josèphe.

Au premier coup d’œil, j’éprouvai une antipathie instinctive pour ce traître méprisable, et la réputation littéraire qu’il s’est acquise par la suite n’a en rien changé mon opinion, tout au contraire. Dans son énorme et sot ouvrage sur la rébellion juive, il me paraît surestimer l’importance de maints événements et se perd dans quantité de détails.

Mes critiques ne sont en aucune façon motivées par le fait qu’il n’a pas pris la peine de me citer dans son livre, alors que c’est à moi seul que l’on doit la prolongation du siège. C’eût été pure folie de la part de Vespasien, eu égard aux circonstances politiques, d’épuiser des légions aguerries dans l’attaque de murailles dont la puissance demeura insoupçonnée jusqu’à mon incursion à l’intérieur de Jérusalem. Un siège en règle et la famine obtiendraient le même résultat qu’un assaut. Des pertes inutiles n’auraient fait que rendre Vespasien impopulaire parmi les légionnaires, ce qui n’aurait certes pas servi mes desseins.

Je n’ai jamais rêvé de passer à la postérité, c’est pourquoi le silence de ce Juif méprisable est sans importance. Je ne m’abaisse jamais à nourrir du ressentiment contre mes inférieurs et je ne me venge pas des insultes reçues, pour autant qu’une occasion favorable ne m’induise pas en tentation.

Par l’intermédiaire d’un de mes affranchis, j’ai même offert à Flavius Josèphe de publier son ouvrage, La Guerre juive, et ses descriptions de l’histoire et des mœurs juives, en dépit des innombrables inexactitudes que contiennent ces livres. Mais malgré les conditions avantageuses que je lui faisais, Flavius Josèphe répondit qu’il préférait avoir recours à un éditeur juif. Plus tard, j’ai fait paraître une version abrégée, non autorisée, de La Guerre juive, car le livre paraissait bien se vendre. Mon affranchi devant faire vivre sa vieille mère et sa famille, je ne m’étais pas opposé à son entreprise de réédition, car s’il ne s’en était occupé, quelqu’un d’autre l’aurait fait à sa place.

En vérité, je ne mentionne Josèphe qu’en raison de son attitude servile envers Vespasien. Il soutint le point de vue du général et me lança avec un rire sardonique que j’ignorais manifestement dans quel nid de vipères je voulais me jeter. Si, par aventure, je parvenais à entrer dans Jérusalem, on ne me reverrait pas vivant. Après m’être heurté à de nombreuses objections et lui avoir versé un important pot-de-vin, j’obtins une carte de la cité. Je l’appris par cœur pendant que ma barbe poussait.

J’annonçai que j’allais me mettre en quête du meilleur moyen d’accéder aux murailles et passai mes journées en de longues excursions aux alentours de Jérusalem, en veillant à demeurer plus ou moins à une portée de flèches, tout en évitant, bien entendu, de risquer inutilement ma vie. J’avais mes raisons d’agir ainsi, et c’était pour ton bien. J’avais donc revêtu une lourde cuirasse et m’étais coiffé d’un casque. Cet équipement me faisait haleter et transpirer abondamment. Pendant ces quelques jours, je perdis du poids et les lanières de la cuirasse cessèrent de m’entrer dans les chairs. Je ne m’en portais que mieux.

Je me souviendrai toujours de la vision resplendissante qu’offrait le temple de Jérusalem au sommet d’une colline dominant les murailles. Dans le crépuscule de l’aube, sa couleur était celle du rêve, tandis qu’il se teintait d’un rouge sanglant lorsque le soleil déclinant n’éclairait déjà plus la vallée. En vérité, le temple d’Hérode était une des merveilles du monde. Après tant d’années de labeur, il venait à peine d’être achevé et voilà qu’il était promis à la destruction. Aucun œil humain ne devait plus le revoir. Ce fut la faute des Juifs s’il disparut à jamais. Je ne désirais nullement participer à sa destruction.

Le soir, dans ma tente, je buvais souvent dans la coupe de bois de ma mère, car je pressentais que j’aurais besoin des faveurs de la Fortune. Vespasien avait, lui aussi, conservé la vieille coupe d’argent héritée de sa grand-mère et il se souvenait de ce grossier vaisseau de bois qu’il avait vu en Bretagne. Il m’avoua qu’il avait commencé d’éprouver à mon endroit une affection paternelle en constatant que je respectais le souvenir de ma mère et ne m’étais pas embarrassé de cette vaisselle d’argent et d’or que les jeunes chevaliers emportent souvent en campagne avec eux, et qui ne peut que tenter l’ennemi et l’inciter à la guerre et au pillage. En l’honneur de notre vieille amitié, nous bûmes chacun dans la coupe sacrée de l’autre. J’avais quant à moi de bonnes raisons de laisser Vespasien se désaltérer dans la coupe de la Fortune.

Un jour enfin, je me coiffai de mon casque, revêtis ma cuirasse et nouai mes jambières, puis me dirigeai vers la muraille à l’endroit fixé. Je pensais que cet équipement me préserverait des premiers coups si je parvenais à entrer dans la cité. Nos postes avancés avaient reçu l’ordre de m’arroser de flèches et d’attirer l’attention des Juifs en menant grand tapage.

Ils se conformèrent si bien aux ordres qu’une flèche me blessa au talon et que depuis lors, j’ai boité des deux jambes. Je décidai de retrouver l’archer trop zélé, si je revenais sain et sauf, et de veiller à ce qu’il reçût le châtiment le plus sévère possible. Les ordres étaient seulement de lancer les flèches le plus près possible de moi, sans me blesser. Mais quand enfin je suis ressorti de Jérusalem, j’étais bien trop heureux pour prendre la peine de rechercher l’homme. De surcroît, cette blessure contribua à convaincre les Juifs.

Après m’avoir insulté un moment, les Juifs repoussèrent à coups de pierres et de flèches une patrouille romaine qui s’efforçait de me reprendre. Durant cette tentative, à mon grand regret, deux braves légionnaires furent tués. J’ai entretenu leurs familles depuis lors. Ils appartenaient à la XVe légion venue de Pannonie et ils ne revirent jamais les berges boueuses de leur cher Danube. Ils moururent pour moi sur cette terre des Juifs qu’ils avaient déjà eu le temps d’insulter mille fois.

Sur mes prières pressantes, les Juifs finirent par laisser glisser un panier le long de la muraille pour m’élever ensuite jusqu’à eux. J’étais si effrayé dans l’étrange véhicule bringuebalant que je parvins à m’arracher la flèche du pied presque sans douleur. Néanmoins, des échardes restées dans la plaie devaient s’infecter et à mon retour au camp, je dus recourir aux services d’un chirurgien militaire qui me fit hurler de douleur et qui est probablement responsable de l’infirmité que j’ai dite. Mon expérience antérieure des chirurgiens militaires aurait dû me prévenir suffisamment contre eux…

Après avoir donné libre cours à la fureur que suscitait chez eux mon accoutrement romain, les Juifs finirent par me laisser la possibilité d’expliquer que j’étais circoncis et converti au judaïsme. Ils le vérifièrent sur-le-champ et me traitèrent ensuite moins brutalement. Mais je n’aime pas évoquer le souvenir de ce centurion parthe, vêtu en Juif, qui me soumit à un féroce interrogatoire pour connaître mon identité et juger de la véracité de mon histoire avant de consentir à me remettre aux mains des Juifs véritables.

Je dirai seulement que les ongles arrachés repoussent promptement. Je l’ai appris à mes dépens. Pourtant, les séquelles de cet interrogatoire n’ont pas été inscrites au nombre de mes mérites militaires. Sur ce chapitre, les règlements militaires sont absurdes, car mes ongles arrachés m’ont fait bien plus souffrir que mes promenades sous les murs de Jérusalem, qui ont pourtant été comptées au nombre de mes mérites.

Je pus produire devant le conseil des fanatiques un document secret de la synagogue Julius attestant que j’avais pouvoir de négocier au nom de ses fidèles. J’avais dissimulé dans mes vêtements ces précieux papiers que je n’avais point montrés à Vespasien, car on me les avait remis en confiance. Les Parthes ne pouvaient les lire, car ils étaient écrits dans la langue sacrée des Juifs et marqués du sceau de l’étoile de David.

Le conseil de la synagogue, qui était le sanctuaire juif le plus influent de Rome, expliquait dans sa missive quels services exceptionnels j’avais rendus au peuple d’Israël pendant la période des persécutions à Rome. Le conseil romain signalait, par exemple, l’exécution de Paul et de Céphas, car nul n’ignorait que les Juifs de Jérusalem plus encore que ceux de Rome haïssaient comme la peste les deux hommes. Le conseil était avide d’informations venant de Rome, car cela faisait plusieurs mois qu’aucune nouvelle précise ne lui était plus parvenue, en dehors des bribes apportées par quelques pigeons voyageurs égyptiens qui avaient échappé aux archers de Titus et à la populace affamée de Jérusalem.

Par mesure de sécurité, je ne révélai pas que j’étais sénateur romain, me présentant seulement comme un chevalier influent. Je leur déclarai que, néophyte de leur foi comme ils pouvaient le voir à ma cicatrice, j’étais disposé à faire tout ce qui était en mon pouvoir pour sauver le temple sacré. C’est pourquoi je m’étais engagé comme tribun dans les troupes de Vespasien, en faisant croire à ce dernier que je pourrais lui rapporter des informations sur Jérusalem. La flèche reçue dans la cheville n’était qu’un malheureux hasard et la tentative de me reprendre n’était qu’une ruse.

Ma franchise emporta la conviction du conseil, du moins pour autant qu’il est possible en temps de guerre. On me laissa libre de mes mouvements dans la cité, sous la protection de gardes barbus aux yeux brillants qui, en fait, m’effrayaient davantage encore que la population affamée. On me laissa entrer dans le temple, puisque j’étais circoncis. C’est pourquoi je suis l’un des derniers hommes vivants à avoir vu de l’intérieur le temple de Jérusalem dans toute sa splendeur.

De mes propres yeux, je pus vérifier que les chandeliers d’or à sept branches et les vaisseaux d’or étaient toujours en place. Ces objets sacrés à eux seuls valaient une immense fortune, mais nul ne paraissait se soucier de les mettre en lieu sûr, tant ces fanatiques croyaient à la sainteté de leur temple et à la toute-puissance de leur dieu. Si incroyable que cela paraisse aux yeux de toute personne sensée, ils n’avaient osé vendre qu’une modeste fraction des immenses trésors de leur temple pour acquérir des armes et renforcer leurs défenses. Les Juifs préféraient travailler jusqu’à n’avoir plus que la peau sur les os plutôt que de toucher aux richesses du temple enfermées dans les entrailles de la montagne, derrière des portes bardées de fer. La montagne tout entière était creusée comme une ruche dont les milliers d’alvéoles servaient à abriter les pèlerins, et d’innombrables tunnels et passages secrets la parcouraient. Mais aucun homme au monde n’a jamais rien pu dissimuler sans qu’un autre homme, tôt ou tard, ne découvre sa cachette.

En constatant que le trésor du temple n’avait pas été déplacé et qu’il était toujours intact, j’avais accompli la partie la plus importante de la tâche que je m’étais fixée. Le siège que nous maintenions autour de la cité était si hermétique que même un rat n’aurait pu en sortir en emportant une pièce d’or dans sa gueule.

Tu dois comprendre que, soucieux de ton avenir, je devais prendre quelques garanties avant de prêter à Vespasien le contenu de mes vingt coffres de fer déposés à Césarée, pour l’aider à monter sur le trône impérial. Je le savais honnête, mais la guerre civile était imminente et les finances de Rome étaient plongées dans le plus grand désordre. Si j’avais risqué ma vie en m’introduisant dans Jérusalem, c’était uniquement pour vérifier que mes espérances étaient fondées.

Certes, j’ai aussi rassemblé des informations sur les défenses de la cité, l’état des murailles, le nombre de catapultes, l’importance des réserves alimentaires et l’approvisionnement en eau, car tous ces renseignements devaient me mettre en excellente position vis-à-vis de Vespasien lorsque je le reverrais. La cité disposait de plus d’eau qu’il ne lui en fallait, grâce à ses citernes souterraines. Tout au début du siège, Vespasien avait fait couper l’aqueduc construit par le procurateur Ponce Pilate, dans l’espoir d’obtenir une prompte reddition. En réalité, les Juifs s’étaient toujours opposés à la construction de cet aqueduc parce qu’ils ne voulaient pas dépendre de l’extérieur, ce qui prouve encore que la révolte était prévue depuis longtemps, et que les Juifs n’avaient fait qu’attendre une occasion favorable.

Mais la ville n’avait plus de réserves alimentaires. Je vis des mères plus maigres que des fantômes qui essayaient en vain d’arracher quelques gouttes de lait de leur sein pour nourrir des enfants squelettiques. J’étais désolé aussi pour les vieillards, car on ne leur donnait pas de rations. Les fanatiques sous les armes et ceux qui fortifiaient les murailles accaparaient toute la nourriture.

Dans la halle des bouchers, je vis qu’un pigeon et un rat étaient considérés comme un trésor qu’on payait de son poids en argent. Dans le temple, des troupeaux entiers de brebis attendaient d’être sacrifiés à Jéhovah, le dieu sanguinaire des Juifs, mais le peuple n’aurait jamais osé toucher ces bêtes. On avait à peine besoin de les garder, car c’étaient des animaux sacrés. Les prêtres et les membres du conseil étaient, quant à eux, bien nourris.

Les souffrances du peuple juif me navrèrent le cœur, car aux yeux du dieu inexplicable, les larmes des Juifs sont sans doute aussi pitoyables que celles d’un Romain, et celles d’un enfant plus pitoyables encore, quelle que soit sa langue ou la couleur de sa peau. Mais certaines nécessités politiques exigeaient que le siège se prolongeât, et ces Juifs entêtés avaient mérité leur sort.

La simple allusion à la possibilité d’une capitulation ou d’une négociation valait à son auteur d’être aussitôt exécuté, et je pense que le condamné finissait son existence dans la halle des bouchers, si je puis donner une opinion personnelle. Dans son récit, Josèphe ne parle que de quelques mères qui dévorèrent leurs enfants, et ce renseignement n’est là que pour éveiller la compassion. En fait, ces pratiques étaient si courantes à Jérusalem, qu’il fut bien forcé de les mentionner, pour qu’on ne doutât point de sa valeur historique.

Après que mon affranchi eut publié La Guerre juive, j’offris à Josèphe une somme raisonnable, bien que nous eussions parfaitement le droit de l’éditer pour notre seul profit. Mais Josèphe refusa l’argent et, comme font tous les auteurs, il ne sut que se lamenter sur les coupes que j’avais opérées pour que son livre se vendît mieux. Et je ne parvins pas à le convaincre que j’avais bel et bien amélioré son ouvrage intolérablement filandreux. Les auteurs sont toujours bouffis de vanité.

Lorsque nous eûmes convenu des fausses descriptions des défenses que je devais faire à Vespasien, et des moyens par lesquels la synagogue Julius, sans exposer ses fidèles, soutiendraient secrètement la révolte juive, le conseil de Jérusalem me fit quitter la cité. Les yeux bandés, je fus entraîné à travers un passage souterrain jusqu’à une carrière encombrée de corps en décomposition. On me poussa en avant et je m’écorchai les genoux et les coudes en rampant à travers la carrière, et il n’était guère plaisant d’avancer ainsi et d’étreindre soudain une main ou d’éprouver le contact d’un corps gonflé. Les Juifs m’avaient ordonné de n’ôter mon bandeau qu’après un certain délai, si je ne voulais pas m’exposer à être impitoyablement percé de flèches.

Pendant que j’avançais, ils refermèrent si bien le passage secret que nous eûmes les plus grandes difficultés à le retrouver. Mais nous finîmes par le découvrir, car je tenais absolument à interdire toute possibilité de fuite. La façon dont on m’avait fait sortir nous ouvrit les yeux, et nous incita à rechercher les voies d’accès à la cité dans les lieux les plus inattendus. Je promis des récompenses aux légionnaires qui sondèrent le sol avec ardeur. Néanmoins, en une année entière, nous ne trouvâmes que trois passages secrets. Pendant un certain temps, après mon retour de Jérusalem, je craignis que les richesses garantissant ton avenir n’eussent disparu. Mais j’avais tort de m’inquiéter. Le trésor était toujours là quand Titus s’empara de la ville, et Vespasien put payer ses dettes.

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