Livre VII



AGRIPPINE

Comme nous passions les jours les plus chauds de l’été à Caere, mon épouse trouva un exutoire à son besoin d’activité dans la construction d’une résidence d’été, en remplacement de la vieille cahute de pêcheur au toit de roseau. Tandis qu’elle s’employait à nous bâtir une maison dotée de toutes les commodités de notre temps, elle m’observait à mon insu et notait mes faiblesses. Cependant, elle s’abstenait de m’interroger sur mes projets d’avenir, car il ne lui avait pas échappé que la seule allusion au choix d’une charge dans l’État me plongeait dans la morosité. À notre retour à Rome, Sabine eut un entretien avec son père, à la suite duquel le préfet de la cité me manda près de lui.

— On vient de terminer l’amphithéâtre de bois, m’annonça-t-il, et Néron assistera en personne à la cérémonie inaugurale. Je me tracasse beaucoup au sujet des fauves de grand prix qui m’arrivent sans cesse de toutes les parties du monde. La vieille ménagerie de la via Flaminia est beaucoup trop exiguë et Néron a des exigences nouvelles et spéciales. Il lui faut des animaux dressés qui réaliseront des prouesses jamais vues. Des sénateurs et des chevaliers devront démontrer dans l’arène leurs talents de chasseur. Les animaux promis à leurs coups ne devront donc pas être trop dangereux. En revanche, les bêtes qu’on jettera les unes contre les autres doivent être suffisamment féroces pour offrir un spectacle divertissant. Nous avons besoin d’un homme de confiance pour la charge d’intendant général, responsable à la fois de l’entretien des animaux et du spectacle du cirque. Néron désire te nommer à ce poste, car tu as une certaine expérience des animaux sauvages. C’est la une importante charge au service de l’État.

Je suppose que je n’avais à m’en prendre qu’à moi-même, car il m’était arrivé de me vanter comme un gamin d’avoir un jour capturé un lion vivant et d’avoir sauvé la vie de mes compagnons lors de ma captivité cilicienne, quand un chef de brigands s’était amusé à nous enfermer dans la tanière d’un ours. Mais l’entretien de centaines de fauves et l’organisation des spectacles de l’amphithéâtre représentaient des responsabilités pour lesquelles rien ne me désignait.

J’en fis l’observation à mon beau-père qui répliqua d’un ton caustique :

— Tu recevras du trésor impérial tout l’argent dont tu auras besoin. Les plus habiles dompteurs accourent de tous les pays pour offrir leurs services à Rome. On ne te demande que de faire preuve de jugement et de goût dans l’élaboration des spectacles. Sabine te secondera. Depuis sa plus tendre enfance, elle fréquente les ménageries.

C’était là un détail du passé de Sabine que j’ignorais. Maudissant mon sort, je regagnai ma demeure pour me plaindre amèrement à Sabine.

— À tout prendre, s’il s’agit de te plaire, j’aurais préféré une charge de questeur plutôt que celle de dompteur de fauves.

Sabine me considéra des pieds à la tête, comme si elle m’évaluait, puis, inclinant son visage sur le côté, elle laissa tomber :

— Allons, mon pauvre ami, tu ne seras jamais consul. Pourquoi ne pas choisir la vie animée, pleine d’intérêt, d’un intendant général de la ménagerie ? Le titulaire de ce poste n’avait jamais été un chevalier.

Je lui opposai que mes goûts me portaient plutôt vers la littérature.

— Que vaut, me répliqua-t-elle, sarcastique, une célébrité gagnée dans une salle de lecture, auprès de cinquante ou de cent personnes qui tapent dans leurs mains pour manifester leur joie que tu aies fini de lire ? Tu n’es qu’un oisif sans dessin personnel. Tu n’as aucune ambition.

Sabine se mit dans une telle fureur que je n’osai pas m’opposer davantage à elle, quoique la célébrité qu’on pouvait gagner auprès de fauves puants ne m’attirât guère. Nous nous rendîmes immédiatement à la ménagerie et durant notre brève tournée d’inspection, nous pûmes constater que la situation était encore pire que ce qu’avait donné à entendre le préfet.

Les animaux mouraient de faim après leur long voyage et on ne leur fournissait aucune nourriture convenable. Un tigre de grand prix agonisait et l’on ne savait plus très bien ce qu’on pouvait donner à manger aux rhinocéros ramenés à grands frais d’Afrique, car ils avaient piétiné à mort les gardiens venus avec eux. Les abreuvoirs ne contenaient qu’une eau croupie, les éléphants n’avaient pas de fourrage, les cages étaient sales et trop exiguës. Les girafes mouraient de peur, placées tout à côté des cages à lion.

Les mugissements et les rugissements des animaux épuisés me firent tourner la tête. La puanteur prenait à la gorge. Aucun des employés ou des esclaves de la ménagerie n’acceptait d’être tenu pour responsable de quoi que ce fût. Mes demandes se heurtaient invariablement à la même réponse : « Ce n’est pas mon travail. » On m’objecta même que des animaux affamés et terrorisés, pourvu qu’ils subsistassent jusque-là, se battaient mieux quand on les envoyait dans l’arène.

Sabine fut fascinée par deux énormes singes à longs poils, plus grands et plus forts que des hommes, qui avaient été transportés à Rome depuis quelque lointaine région d’Afrique. Ils ne jetaient pas un regard à la viande qu’on leur présentait et ne buvaient même plus.

— Il va falloir rebâtir tout cela, tranchai-je. Les dompteurs auront de la place pour les exercices et les cages seront assez vastes pour laisser aux bêtes la place de bouger. On fera venir de l’eau potable jusqu’ici. Des gardiens connaissant leurs habitudes seront affectés à chaque espèce d’animaux.

L’employé qui me guidait secoua la tête.

— À quoi bon ? De toutes façons, ils mourront tous dans l’arène.

Exaspéré de rencontrer tant de mauvais vouloir, je jetai la pomme que j’étais en train de croquer dans la cage des singes géants, en hurlant :

— Faudra-t-il que je vous fasse tous fouetter pour vous apprendre votre métier ?

Sabine posa une main sur mon bras en un geste apaisant en même temps que, d’un mouvement du menton, elle me montrait la cage aux singes. À ma grande surprise, une main velue se saisit de la pomme et, découvrant des crocs terrifiants, la bête l’engloutit d’un seul coup. Je fronçai le sourcil et ordonnai du ton le plus ferme que je pus :

— Donne-leur un panier de fruits et de l’eau fraîche dans un abreuvoir propre.

Le gardien éclata de rire.

— Les animaux sauvages comme ceux-là sont des carnivores. Cela se voit à leurs dents.

Arrachant la badine de mes mains, Sabine lui en cingla le visage.

— Est-ce ainsi que tu parles à ton maître ? cria-t-elle.

Terrorisé et furieux à la fois, l’homme résolut de me prouver mon erreur et s’en fut chercher un panier de fruits qu’il déversa dans la cage. Revenant à la vie, les animaux affamés se jetèrent sur cette pitance et, à ma grande surprise, se régalèrent même de raisin. C’était si étrange que les gardiens s’attroupèrent pour observer le phénomène et cessèrent de se moquer de mes ordres.

Quand mon autorité fut tout à fait établie, je vérifiai bientôt que la principale lacune ne résidait pas tant dans l’inexpérience des hommes que dans une indifférence générale et dans le manque de discipline. Depuis le premier des contremaîtres jusqu’au dernier des esclaves, chacun estimait posséder un droit naturel à chaparder une partie des aliments destinés aux animaux qui, en fin de compte, étaient nourris de manière fluctuante et hasardeuse.

L’architecte chargé par Néron de la construction de l’amphithéâtre de bois pensait déchoir en s’occupant de cages d’animaux et de cours d’exercice. Mais quand il eut vu mes plans et écouté les explications de Sabine, quand il eut compris l’ampleur de nos projets – en fait, ils se traduiraient par la création d’un nouveau quartier de la ville – son intérêt s’éveilla.

Je renvoyai ou attribuai d’autres tâches aux hommes qui s’amusaient à tourmenter les bêtes ou qui en avaient trop peur. Sabine et moi conçûmes un élégant uniforme pour les employés et nous nous fîmes bâtir une demeure dans l’enceinte des ménageries, car je n’avais pas tardé à me rendre compte que ma présence à toute heure du jour et de la nuit était indispensable si je tenais vraiment à ce que les précieux animaux fussent convenablement soignés.

Nous abandonnâmes toute vie mondaine pour nous vouer totalement aux animaux, au point qu’une lionne ayant mis bas peu avant de mourir, Sabine éleva les lionceaux dans notre couche et me contraignit à les nourrir à l’aide d’une corne à boire. Emportés par ce tourbillon d’activités indubitablement passionnantes, nous en oubliâmes notre vie conjugale.

Quand nous eûmes fait nettoyer la ménagerie et attribué à chaque espèce d’animaux des gardiens compétents et aimant leur métier, il nous fallut mettre au point le déroulement du spectacle inaugural de l’amphithéâtre, dont la date approchait avec une alarmante rapidité.

J’avais suffisamment observé de combats contre les animaux pour savoir comment organiser dans l’arène des chasses qui fussent à la fois plaisantes à regarder et point trop dangereuses pour les chasseurs. L’organisation des combats entre fauves était plus difficile, car le public était habitué aux plus étonnantes combinaisons. Par ailleurs, je plaçais de grands espoirs dans ces dompteurs de toutes nationalités qui, chaque jour en nombre croissant, venaient m’offrir leurs services. Ils apprenaient aux animaux des tours étonnants.

De fait, le plus difficile ne fut pas tant de préparer le spectacle que de conserver intact le secret dont je voulais qu’il fût entouré jusqu’au dernier jour. Comme nous étions sans cesse importunés par les curieux, je décidai d’organiser des visites. Plutôt que de garder les droits d’entrée pour moi, comme j’en avais le droit et comme j’en avais d’abord eu l’intention, je les employai à l’entretien de la ménagerie. Quand l’affluence n’était pas trop grande, les enfants et les esclaves pouvaient entrer gratuitement.

Une semaine avant la fête inaugurale, un homme décharné et barbu s’approcha de moi. Je ne le reconnus que lorsqu’il parla : c’était Simon le magicien. Le bannissement des diseurs d’horoscope étant toujours en vigueur, il avait dû renoncer à porter son splendide manteau chaldéen orné de signes du zodiaque et paraissait avoir sombré dans la misère. Posant sur moi ses yeux inquiets, il me fit une si étrange requête que je crus d’abord qu’il avait perdu la raison. Il désirait voler devant le public de l’amphithéâtre pour regagner son ancienne réputation.

À ce que je compris de ses explications confuses, ses pouvoirs de guérisseur avaient décliné et ses services n’étaient plus recherchés. À l’en croire, sa fille était morte, victime des intrigues de magiciens rivaux. Les chrétiens de Rome, en particulier, l’avaient tant poursuivi de leur haine qu’il était menacé de finir sa vie dans la déchéance et l’incertitude du lendemain. Voilà pourquoi il voulait prouver d’éclatante façon ses pouvoirs.

— Je sais que je peux voler. Autrefois, je volais sous les yeux d’immenses foules et je descendais des nuages. Et puis un jour, les messagers chrétiens sont arrivés avec leur sorcellerie et ils m’ont fait choir sur le Forum et je me suis brisé les genoux. Je veux prouver que je peux encore voler, je veux me le prouver à moi-même autant qu’aux autres. Une nuit de violente tempête, je me suis jeté du haut de la tour aventine, en étendant comme des ailes les pans de mon manteau. J’ai volé sans difficulté aucune et atterri sur mes pieds, sans dommage.

— En vérité, je dois t’avouer que je n’ai jamais cru que tu volais. J’ai pensé que tu abusais simplement le regard des spectateurs et qu’ils croyaient t’avoir vu voler.

Simon le magicien tordit ses mains noueuses et gratta son menton barbu.

— Il est possible que j’abuse le regard des autres, mais peu importe. J’ai été contraint de me convaincre que je volais, avec tant de force que je le crois toujours. Mais je ne tenterai plus d’atteindre les nuages. Je me tiendrai pour satisfait si je parviens à exécuter un ou deux tours au-dessus de l’amphithéâtre. Alors je croirai de nouveau en mes pouvoirs et à mes anges qui me portent dans les airs.

Puisqu’il ne pouvait chasser de sa tête cette idée, je finis par lui demander comment il comptait opérer. Il m’expliqua qu’il faudrait ériger un mât au milieu de l’amphithéâtre et qu’on le hisserait au sommet dans un panier afin qu’il pût s’élancer d’assez haut dans le vide. Il ne se sentait pas capable de s’élever seul au-dessus du sol avec des milliers de regards posés sur lui. Il me fixait de ses yeux perçants et parlait avec tant de conviction que la tête me tournait. Du moins, songeai-je, ce serait là un événement jamais vu dans un amphithéâtre. Si Simon voulait se briser le cou, c’était son affaire. Et puis, comment savoir ? Sa téméraire tentative serait peut-être couronnée de succès.

Néron vint à l’amphithéâtre surveiller les évolutions d’un groupe de jeunes Grecs qui répétaient une danse du glaive. Pour un jour d’automne, il faisait très chaud. Vêtu seulement d’une tunique trempée de sueur, Néron criait des encouragements aux danseurs et prenait parfois place dans la danse pour leur mettre son exemple sous les yeux. Il applaudit à la proposition du magicien lorsque je la lui communiquai :

— Un homme qui vole est déjà remarquable mais on pourrait présenter ce numéro avec un décorum artistique qui ajouterait encore à son caractère exceptionnel. Ton Juif pourrait jouer le rôle d’Icare, mais il nous faudra aussi Dédale et son chef-d’œuvre, la vache de bois dans laquelle se dissimula Pasiphaé. Et aussi pourquoi pas Pasiphaé elle-même ? Il faut bien amuser la foule.

Voyant qu’il donnait libre cours à son imagination, je me réjouis de ce que la Fortune fût à mes côtés. Nous tombâmes d’accord que Simon se raserait la barbe, se vêtirait en jeune Grec et qu’on lui fixerait dans le dos des ailes étincelantes d’or.

Quand je communiquai les prétentions impériales a Simon, il refusa tout net de se raser, affirmant qu’il y perdrait ses pouvoirs. En revanche, il n’avait rien contre les ailes. Quand je lui racontai la légende de Dédale et de sa vache de bois, il me raconta le mythe juif de Samson, qui perdit toutes ses forces lorsqu’une étrangère à sa nation lui coupa la chevelure. Mais quand je suggérai qu’il manifestait bien peu de confiance dans ses capacités à voler, il céda à toutes mes demandes. Je lui demandai s’il voulait qu’on érigeât le mât immédiatement pour qu’il pût s’entraîner, mais il objecta que cela ne ferait qu’affaiblir ses pouvoirs. Il lui semblait préférable de jeûner et de lire des incantations dans la solitude afin de rassembler ses forces pour le jour fatidique.

Néron avait prescrit que la représentation fût à la fois divertissante et édifiante. Pour la première fois dans l’histoire du cirque, on présenterait un spectacle de cette importance sans verser de sang humain. C’est pourquoi il fallait faire rire le plus possible le peuple dans l’intervalle des numéros artistiques ou émouvants. Dans les inévitables temps morts, on jetterait des cadeaux à la foule, tels que oiseaux rôtis, fruits et gâteaux, et des jetons de loterie en ivoire, qui donneraient droit à des lots de blé, de vêtements, à des objets d’argent et d’or, à des bœufs, des esclaves et même des terres.

Néron ne voulait pas de combats de gladiateurs. Cependant, pour ajouter à l’importance et à la dignité de son spectacle, il ordonna que les jeux fussent introduits par une bataille entre quatre cents sénateurs et six cents chevaliers. Le peuple se réjouit fort de voir ces hommes de haute naissance et d’une réputation sans tache, s’affronter armés d’épées en bois et de lances émoussées. Des groupes de soldats d’élite firent aussi une démonstration de leurs talents. Mais, au grand désappointement de la foule, il n’y eut pas de blessés. Comme une rumeur de mécontentement s’élevait, les soldats de garde firent mouvement vers le public, mais Néron annonça qu’il désirait que la troupe se retirât pour que le peuple de Rome apprît à user de la liberté. Cet ordre fut accueilli par des applaudissements exprimant l’allégresse générale. Les mécontents se turent, pour se montrer dignes de la confiance de l’empereur. Un duel au trident et au filet entre deux gros sénateurs poussifs fit hurler la foule de rire et, en fait, ces deux patriciens s’échauffèrent à tel point qu’ils se seraient certainement blessés si les tridents avaient été normalement aiguisés et les filets lestés de plomb comme le veut l’habitude.

Sous les hurlements d’horreur, trois hommes se laissèrent ramper sur le corps des serpents géants. Mais, au grand dépit de Néron, personne ne comprit qu’ils étaient censés représenter Lacoon et ses fils. Les chasses aux lions, aux tigres et aux bisons se déroulèrent sans incident. Grâce au refuge des tours que j’avais fait disposer çà et là dans l’arène, les jeunes chevaliers qui jouaient le rôle de chasseurs s’en tirèrent sans blessure grave, pour le plus grand déplaisir de la populace. Pour ma part, je détestai cette partie du spectacle, car je m’étais beaucoup attaché à mes animaux.

Une gigantesque ovation accueillit une jeune et souple dompteuse jaillie d’un porche obscur, apparemment poursuivie par des lions. Lorsque la jeune femme s’immobilisa au centre de l’arène, une rumeur profonde monta de la foule. Mais d’un coup de fouet, la dompteuse arrêta net les bêtes dans leur course. Les lions s’assirent avec obéissance, comme des chiens et puis, sur l’ordre de leur maîtresse, ils sautèrent les uns après les autres à travers des cerceaux.

Le bruit et les applaudissements avaient dû les énerver car lorsque la jeune femme, parvenue à la partie la plus périlleuse de son numéro, ouvrit la gueule du grand mâle pour y placer sa tête, les mâchoires du fauve se refermèrent et il lui dévora le visage. Cette surprise causa une telle jubilation et souleva une telle tempête d’applaudissements que j’eus le temps de sauver les lions.

Une chaîne d’esclaves munis de flambeaux et de barres rougies au feu les entoura promptement et les ramena dans leur cage, avant que la foule n’enjoignît aux archers à cheval de les abattre. Je dois avouer que j’étais si inquiet pour mes précieux lions que, tout désarmé que j’étais, je sautai dans l’arène pour diriger la manœuvre des esclaves.

J’avais à ce point perdu le sens que je donnai un coup de la pointe ferrée de ma chaussure dans la mâchoire du lion mâle pour lui faire lâcher sa prise sur la jeune femme. Il grogna de fureur, mais probablement trop ému par l’accident, ne m’attaqua pas.

Après qu’une troupe de Nègres peints eut pourchassé et mis à mort un rhinocéros, on transporta dans l’arène une vache de bois et le bouffon Pâris mima la légende de Dédale et de Pasiphaé, tandis qu’un taureau géant saillît la vache avec tant d’ardeur que la plupart des spectateurs crurent que Pasiphaé s’était vraiment cachée dans le simulacre.

Avec ses immenses ailes d’or, le magicien Simon suscita la surprise générale. Pâris, avec force gesticulations, tenta de l’entraîner à esquisser quelques pas de danse mais Simon le repoussa d’un majestueux mouvement de ses ailes. Deux marins le hissèrent jusqu’à une plate-forme qui semblait toucher les nuages. Des galeries supérieures montèrent des imprécations. C’étaient des Juifs auxquels on imposa silence. Dans ce qui était le plus solennel moment de sa vie, Simon se tourna de tous côtés pour saluer la foule. Je crois qu’au tout dernier instant, il fut convaincu d’être sur le point de l’emporter et d’écraser tous ses rivaux.

Alors, agitant ses ailes, il plongea en direction de la tribune impériale et tomba comme une pierre, si près de Néron que quelques gouttes de sang éclaboussèrent la tunique de l’empereur. Il mourut sur le coup. Par la suite, on discuta pour savoir s’il avait ou non vraiment volé. Certaines personnes affirmèrent avoir remarqué que son aile gauche s’était endommagée pendant qu’on le hissait. D’autres croyaient que c’étaient les terribles imprécations des Juifs qui l’avaient fait choir. Peut-être aurait-il réussi si on lui avait permis de garder sa barbe…

Quoi qu’il en fût, le spectacle se poursuivit. Les marins tendirent un épais cordage de la première galerie au pied du mât. Pour le plus grand étonnement de la foule, un éléphant parti de la galerie s’avança sur cette corde, portant sur son cou un chevalier connu dans tout Rome pour sa folle témérité. Ce n’était pas lui qui avait enseigné ce tour à la bête, elle savait l’exécuter seule. Néanmoins, il recueillit tous les applaudissements pour une prouesse jamais vue jusque-là dans un amphithéâtre.

Il me sembla que le public trouvait à son goût tous les numéros présentés. Le saut mortel de Simon et la mort inattendue de la dompteuse emportaient tous les suffrages, quoiqu’on regrettât la trop grande promptitude de leur fin. Les sénateurs et les chevaliers contraints de jouer les chasseurs se réjouissaient de n’avoir reçu aucune blessure. Seuls ceux des spectateurs qui demeuraient le plus attachés à la tradition se plaignirent à haute voix de ce que nul sang humain n’eut coulé en l’honneur des dieux romains et évoquaient avec une pointe de mélancolie les jeux cruels du temps de Claude.

La grande masse du public dissimula bravement sa déception, aidée en cela par les cadeaux de prix que Néron avait fait distribuer dans l’intervalle des numéros. Le retrait des prétoriens avait rappelé au peuple le bon usage de la liberté : il n’y avait pas eu plus d’une centaine de spectateurs gravement blessés pendant les rixes consécutives à la distribution de jetons de loterie.

Octavie avait supporté en silence l’humiliation que lui avait infligée Néron en permettant à Acté d’assister aux jeux depuis la loge impériale, dissimulée aux regards par une cloison spéciale dans laquelle avait été ménagée une ouverture. Quant à Agrippine, nulle place n’avait été prévue pour elle. Néron ayant fait savoir qu’elle était souffrante, quelqu’un dans les tribunes cria que c’était peut-être d’une indigestion de champignons qu’elle souffrait. Je ne l’entendis pas moi-même mais on me rapporta que Néron s’était réjoui de ce qu’en sa présence, la plèbe donnât libre cours à son franc-parler.

Ma ménagerie avait subi des pertes qui me navraient le cœur. Néanmoins, comme une bonne partie de sa population avait été préservée, elle pourrait rapidement être complétée par des apports d’animaux venus de toutes les parties du monde. Ainsi, les futurs spectacles ne seraient plus à la merci du hasard. On pourrait fournir des animaux du jour au lendemain, chaque fois que Néron jugerait nécessaire d’amuser le peuple. Connaissant le caractère fantasque de l’empereur, je jugeai indispensable que la ménagerie fût prête pour tout événement politique déplaisant dont le peuple aurait besoin d’être distrait.

Mijotées toute la nuit dans des tranchées par des cuisiniers africains, les matrices des rhinocéros femelles s’étaient épaissies en masses claires et tremblotantes. Je me proposai de présenter à la table de l’empereur cette friandise qui jusqu’alors n’avait jamais paru dans aucun banquet romain. Je contemplai tristement les cages vides, les esclaves retournés à leurs tâches quotidiennes et la modeste demeure dans laquelle Sabine et moi avions passé un moment de notre vie épuisant mais aussi, décidai-je, fort heureux.

— Sabine, m’écriai-je, plein de reconnaissance, sans ton expérience, sans ton inflexible énergie, je n’aurais jamais honorablement accompli la tâche qui m’était impartie. En dépit des déconvenues et des difficultés qui les ont entachées, les semaines que nous venons de passer nous laisseront un souvenir mélancolique et ces moments-là nous manqueront quand nous serons de retour dans la vie ordinaire.

— Qui parle de retour ? se récria vivement mon épouse, les traits brusquement durcis. Qu’entends-tu par là, Minutus ?

— J’ai accompli ma mission, à la satisfaction de l’empereur comme à celle de ton père, me semble-t-il. Je vais faire découvrir un mets nouveau à Néron tandis que notre procurateur règle les questions financières avec le trésor impérial. Néron n’a pas la tête aux chiffres et pour être honnête, moi non plus je ne puis comprendre, autrement qu’en gros, des comptes si complexes. Mais je crois que tout est en ordre, et peu m’importent les pertes que mes finances ont subies. Néron me récompensera peut-être en quelque façon, mais la meilleure récompense pour moi, ce fut l’ovation du peuple. Je ne demande pas davantage et pour le reste, je ne supporterai plus longtemps cette agitation incessante.

— Qui de nous deux doit supporter le plus lourd fardeau ? Je ne puis en croire mes oreilles. Tu n’as franchi que le premier pas. Serais-tu en train de m’expliquer que tu es disposé à abandonner le lion qui n’a plus de dompteur, et ces singes géants, presque humains… Écoute ! L’un d’eux aboie si horriblement, il a besoin de soins. Et tous les autres animaux, y songes-tu ? Non, Minutus, tu dois être fatigué ou mal disposé. Père m’a promis que tu pourras garder cette charge, sous ma supervision. Cela lui épargnera bien des tracas, car il n’aura plus à marchander misérablement avec le trésor de l’État pour obtenir les fonds nécessaires.

C’était à mon tour de n’en pas croire mes oreilles.

— Je ne vais pas passer le reste de mes jours à garder des animaux, si beaux et si précieux fussent-ils. Par mon père je descends des rois étrusques de Caere, tout comme Othon ou n’importe quel autre patricien.

— Tes origines sont pour le moins douteuses, répliqua-t-elle avec une fureur glacée. Et ne parlons même pas de ta mère grecque. Les masques de cire de la demeure de ton père lui viennent de Tullia. Chez les Flaviens, nous avons eu au moins quelques consuls. Mais les temps ont changé. Ne vois-tu pas, l’intendance générale de la ménagerie est une position politique qu’on t’envie, même si elle n’est pas encore reconnue publiquement ?

— Je n’ai nul désir de rivaliser avec les cochers ou les joueurs de cithare, protestai-je. Je pourrais te citer déjà deux vénérables sénateurs qui se protègent le nez d’un pan de leur toge quand ils me rencontrent, comme pour échapper à la puanteur de la ménagerie. Il y a cinq cents ans, les plus nobles patriciens étaient fiers de sentir le fumier, mais il n’en est plus de même aujourd’hui. Et je dois avouer que je suis las de dormir avec des lionceaux. Tu leur manifestes plus d’affection qu’à ton mari.

Le visage de Sabine jaunit de fureur.

— Je me suis toujours refusée à te blesser en te parlant de tes capacités d’époux, articula-t-elle en se maîtrisant avec difficulté. Un homme plus intelligent et plus délicat aurait depuis longtemps tiré ses propres conclusions. Nous ne sommes pas sculptés dans le même bois, Minutus. Mais le mariage est le mariage et la couche n’y occupe pas une bien grande place. Tu devrais te réjouir de voir ta femme se trouver des objets d’intérêt qui comblent un peu le vide de sa vie. Quoi qu’il en soit, j’ai décidé, pour ton propre bien, que nous demeurerons à la tête de la ménagerie. Père m’approuve tout à fait.

— Mon père à moi, menaçai-je plus faiblement, pourrait bien avoir d’autres vues sur la question. Son argent ne financera pas éternellement la ménagerie.

Mais c’était peine perdue. J’étais particulièrement blessé par les reproches inattendus de Sabine concernant mes capacités d’époux.

Il me fallait veiller à ce que la gelée de matrice de rhinocéros fût transportée au Palatin pendant qu’elle était encore chaude. Je dus donc interrompre notre querelle. Ce n’était pas la première fois que nous nous chamaillions, mais c’était la première fois que nous nous déchirions si douloureusement.

Néron m’invita à sa table, ce qui était bien naturel. Il me manifesta combien il était satisfait de moi en ordonnant qu’on me versât un demi-million de sesterces pour l’œuvre accomplie, ce qui prouve amplement qu’il n’avait pas la moindre idée du coût réel d’une ménagerie. En fait, on ne devait jamais me remettre la somme, mais à aucun moment je n’ai jugé nécessaire de la réclamer, mon père n’ayant jamais manqué de liquidités.

J’avançai avec une certaine amertume qu’il serait de bien plus grande importance pour moi que le poste d’intendant général de la ménagerie devînt une charge de l’État, afin qu’en la quittant je pusse la faire consigner parmi mes mérites sur le rôle de la chevalerie. Ma suggestion suscita une discussion sur le mode badin, à laquelle mon beau-père s’empressa de mettre fin en déclarant qu’une fonction si importante ne pouvait être laissée à la merci des caprices du sénat qui risquait de l’attribuer à un candidat incompétent. Selon lui, c’était là une charge impériale, comparable à celle d’intendant général des cuisines, d’intendant général de la garde-robe, ou d’officier de bouche et qu’il fallait donc qu’elle dépendît entièrement du bon vouloir de l’empereur.

— À voir le plaisir que te manifeste notre maître, je pressens que tu conserves sa confiance, conclut-il. Pour moi, en tant que préfet de la cité, je considère que tu demeures intendant général. Alors ne nous égare pas avec des remarques de cette sorte, nous avons des questions importantes à discuter.

Néron nous exposa avec passion son projet de fondation de jeux quinquennaux, à la manière grecque, dans un but d’édification du peuple.

— Nous proclamerons que l’objet de ces jeux est de concourir à la permanence de l’État, dit-il pensivement. Je veillerai quant à moi à ce qu’ils soient les plus grandioses de tous les temps. Nous les appellerions tout simplement jeux néroniens. Ils comprendraient des compétitions de danses, d’athlétisme et les habituelles courses de chevaux. Je projette d’inviter les vestales à y assister, car on m’a raconté que les prêtres ses de Cérès jouissaient du droit d’assister aux jeux Olympiques. Les formes les plus importantes des compétitions nobles devront être présentées à Rome. Ce serait d’une grande justesse politique car n’est-ce pas nous, Romains, qui administrons l’héritage des Hellènes ? Montrons-nous dignes de lui.

Je ne pouvais guère partager son emballement, car la raison me disait que cette espèce de jeux grecs ne pouvait que dévaluer le prestige des combats d’animaux et rabaisser encore ma charge. Certes, la plèbe préférerait toujours les âcres saveurs de l’amphithéâtre aux chants, aux musiques et aux compétitions athlétiques. Mais l’engouement violent de Néron pour les arts réduirait l’amphithéâtre à un divertissement plutôt douteux.

En revenant à notre demeure au milieu des ménageries, j’étais d’humeur morose et, pour mon grand désespoir, je trouvai à la maison tante Laelia et Sabine plongées dans une violente altercation. Tante Laelia était venue chercher le corps de Simon le magicien, qu’elle désirait enterrer sans crémation suivant la coutume juive, car Simon n’avait pas d’autres amis pour lui rendre les derniers devoirs. Les Juifs déposaient les corps de leurs défunts dans des galeries souterraines à l’extérieur de la cité. Il avait fallu beaucoup de temps à ma vieille parente pour découvrir l’emplacement de ces nécropoles à demi secrètes.

Je m’enquis de ce qu’on avait fait du cadavre du magicien. Comme nul n’était venu le réclamer, on l’avait jeté en pâture aux fauves. Ainsi agissait-on d’ordinaire à la ménagerie, avec le corps des esclaves. Je n’aimais guère cette pratique mais pour autant qu’on s’assurait de la bonne qualité de la chair, elle permettait du moins d’épargner sur les dépenses de nourriture. J’avais interdit à mes subordonnés d’employer les cadavres de personnes mortes de maladie.

Dans le cas présent, il me semblait que Sabine avait agi trop rapidement. Il s’était trouvé autrefois beaucoup de gens pour respecter Simon le magicien, il méritait bien une sépulture conforme aux coutumes de son peuple. En fait, lorsque les esclaves eurent arrachés les lions furieux à leur repas, il ne restait plus du Juif qu’un crâne rongé et quelques vertèbres.

Je fis placer ces vestiges dans une urne acquise à la hâte et la remis à tante Laelia en lui conseillant de ne pas l’ouvrir, pour conserver la tranquillité de son esprit. Sabine manifesta le plus grand mépris pour notre faiblesse.

À la suite de cette dernière querelle avec Sabine, nous fîmes chambre à part. Quelque triste que je fusse, je dormis infiniment mieux que je n’avais dormi depuis longtemps, sans ces lionceaux aux dents de plus en plus aiguës pour me piétiner le visage.

Après la mort de Simon, tante Laelia perdit le goût de vivre et le peu de raison qui lui restait. Certes, c’était depuis longtemps une vieille dame. Mais désormais, au lieu de le dissimuler, comme elle avait fait jusqu’alors, à grand renfort de robes amples, de perruques et de fard, elle abandonnait le combat et demeurait claquemurée à marmonner sur l’époque d’autrefois qui était bien plus heureuse qu’aujourd’hui.

Je découvris un jour qu’elle ne savait plus le nom de l’empereur et qu’elle me confondait avec mon père. Je jugeai alors de mon devoir de passer aussi souvent que possible mes nuits dans notre vieille demeure de l’Aventin. Sabine ne s’y opposa pas et semblait plutôt se réjouir de rester seule à surveiller la ménagerie.

Sabine se plaisait en la compagnie de dompteurs qui, en dépit de talents professionnels très respectés étaient d’une grossière ignorance et ne savaient parler d’autres sujets que d’animaux. Sabine s’y entendait aussi fort bien pour surveiller le débarquement des bêtes et marchandait mieux que moi. Et par-dessus tout, elle maintenait une discipline de fer dans la ménagerie.

Je découvris bientôt que j’avais très peu à faire, dès l’instant où je m’étais assuré que Sabine disposait des fonds nécessaires, car l’agent que nous versait le trésor impérial était loin de permettre l’entretien de la ménagerie et l’approvisionnement en bêtes aussi bien qu’en nourriture.

La fabrique de savon de mon affranchi gaulois rapportait de solides bénéfices. L’un de mes anciens esclaves égyptiens confectionnait à l’intention des dames de précieux onguents.

Hierex m’envoyait de Corinthe de superbes présents. Mais mes affranchis désiraient réinvestir leurs profits dans de nouvelles entreprises. Le marchand de savon étendait son commerce aux grandes villes de l’empire et Hierex spéculait sur les terrains de Corinthe. Mon père remarqua sans acrimonie que la ménagerie n’était pas une activité très profitable.

Pour lutter contre le manque de logements, j’avais acquis à bas prix, par l’entremise de mon beau-père, des terrains urbains libérés par l’incendie et j’y avais fait bâtir des insulae de sept étages. Je réalisai aussi quelques modestes bénéfices en commanditant des expéditions commerciales en Thessalie, en Arménie et en Afrique, et en vendant des bêtes en surnombre aux jeux des cités provinciales. Je conservais naturellement les plus beaux animaux.

Je tirais la plus grande partie de mes revenus des navires dans lesquels j’avais le droit d’acheter des parts et qui ralliaient la mer Rouge aux Indes, officiellement en quête de nouveaux animaux rares. Les marchandises que ces bateaux ramenaient étaient acheminées à Rome via Alexandrie. Par la voie inverse, les produits gaulois et les vins campaniens parvenaient jusqu’en Inde.

Rome avait obtenu des princes arabes l’autorisation d’établir, à l’extrême sud de la mer Rouge, un relais protégé par une garnison. La nécessité de renforcer la voie maritime découlait de la prospérité croissante de la nation, qui se traduisait par une augmentation de la demande des denrées de luxe. En outre, on échappait en empruntant cette route aux exigences des Parthes qui prélevaient un droit sur les marchandises des caravanes romaines traversant leur territoire.

L’intensification du trafic par la voie maritime profitait à Alexandrie, mais les grands centres commerciaux comme Antioche et Jérusalem souffraient de la baisse des prix des produits indiens. Depuis quelque temps, les princes marchands syriens s’employaient à répandre, par l’intermédiaire de leurs agents à Rome, l’idée qu’il faudrait tôt ou tard faire la guerre aux Parthes, pour ouvrir une route terrestre directe pour l’Inde.

Le calme une fois rétabli en Arménie, Rome était entrée en relations avec les Hyrcaniens, qui occupent les rives salées de la Caspienne, au nord de la Parthie. Ainsi avait été établie une route commerciale avec la Chine, qui évitait le territoire parthe, et par laquelle la soie et la porcelaine étaient acheminées jusqu’à la mer Noire et de là, à Rome. Je dois avouer que l’ensemble était à mes yeux comme une fresque comportant de larges zones d’ombre et qu’à Rome, chevaliers et patriciens se trouvaient dans le même cas que moi. On disait qu’il fallait deux années entières pour transporter à dos de chameaux des marchandises de Chine à la mer Noire. La plupart des personnes raisonnables se refusaient à croire qu’un pays pût être si éloigné et l’on disait que c’était une invention des caravaniers pour justifier leurs prix exorbitants.

Dans ses pires moments, Sabine me pressait d’aller chercher moi-même des tigres en Inde ou bien de voyager jusqu’en Chine pour en ramener les légendaires dragons, ou enfin de descendre le Nil, jusqu’au cœur de la Nubie ténébreuse, en quête de rhinocéros. Et moi, dans mon humeur morose, j’imaginais parfois de me lancer dans quelque interminable voyage. Mais la raison reprenant le dessus, je concluais que c’était là une entreprise réservée à des hommes accoutumés aux périls de la route.

C’est pourquoi, chaque année, pour l’anniversaire de la mort de ma mère, j’affranchissais l’un des esclaves de la ménagerie et lui finançais une expédition en pays lointains. J’envoyai ainsi un de mes affranchis en mal de voyage vers l’Hyrcanie et la Chine. Il savait écrire, ce qui lui aurait permis de fournir de son aventure un utile compte-rendu dont j’aurais pu faire un livre. Mais je n’ai jamais plus entendu parler de lui.

Après mon mariage et la mort de Britannicus, je m’étais quelque peu éloigné de Néron. Avec le recul, je puis dire aujourd’hui que mon union conjugale fut en quelque sorte un moyen de fuir le cercle des proches de Néron et que le désir de m’écarter de l’empereur fut sans doute pour quelque chose dans l’élan qui me porta vers Sabine.

Comme je disposais de nouveau de loisirs, j’organisais dans ma demeure d’aimables et modestes soirées pour les auteurs romains. Annaeus Lucain, fils d’un des cousins de Sénèque, était heureux d’entendre les louanges sans retenue que je lui adressais. Pétrone, à peine plus âgé que moi, prisait fort le petit ouvrage que j’avais rédigé sur les brigands ciliciens, car j’y avais délibérément employé le simple langage du peuple.

Homme raffiné, ayant parcouru la carrière des honneurs, Pétrone nourrissait l’ambition de hisser la vie elle-même au rang des plus beaux arts. Il était d’une compagnie exténuante, car il dormait dans la journée et veillait la nuit, sous prétexte que le bruit de la circulation nocturne l’empêchait de trouver le sommeil.

J’ébauchai un ouvrage sur les fauves, leur capture, leur transport, les soins à leur prodiguer et la manière de les dresser. Pour qu’il pût être lu en public sans susciter l’ennui, je contai maints incidents effrayants dont j’avais été témoin ou qui m’avaient été rapportés et ne me permis que le degré d’exagération nécessaire pour éveiller l’intérêt des auditeurs, ce qu’on pardonne ordinairement aux auteurs. Aux dires de Pétrone, c’était un excellent ouvrage qui passerait à la postérité et lui-même y collecta les expressions grossières des gens de l’amphithéâtre.

Comme l’exigeaient mes liens de parenté avec le préfet de la cité, je cessai de prendre part aux escapades nocturnes de Néron dans les bas-fonds de Rome. En cela j’agis sagement car ces plaisirs désordonnés connurent une triste fin.

Néron ne nourrissait jamais de ressentiment contre ceux qui l’avaient rudoyé dans une rixe. S’il recevait des coups, il considérait simplement que c’était là le signe que le combat avait été honnête. Mais une nuit, un malheureux sénateur qui défendait l’honneur de sa femme le frappa très rudement à la tête. Lorsqu’à sa grande horreur, le sénateur découvrit l’identité de son adversaire, il fut assez stupide pour écrire à l’empereur une lettre d’excuse. Néron ne put faire autrement que de s’étonner qu’un homme qui avait frappé l’empereur fût toujours en vie et s’en vantât même sans vergogne dans ses lettres. Il ne restait plus au sénateur qu’à demander à son médecin de lui ouvrir les veines.

L’incident inquiéta Sénèque qui estima nécessaire de trouver d’autres terrains où Néron pût donner libre cours à son impétuosité. Il fit donc transformer le cirque de Caius au pied du Vatican en terrain de course réservé aux plaisirs de Néron. Là, en présence de ses amis et de nobles Romains, le jeune empereur pouvait pratiquer jusqu’à l’épuisement l’art de conduire un char.

Agrippine lui donna ses jardins, qui s’étendaient jusqu’au pied du Janicule et de ses innombrables bordels. Sénèque espérait que les exercices athlétiques auxquels l’empereur s’adonnait dans un demi-secret, diminueraient un penchant pour la musique et le chant qu’on pouvait estimer exagéré. Néron devint bientôt un fier et intrépide aurige, lui qui depuis l’enfance avait toujours été entiché de chevaux.

En fait, dans les courses auxquelles il prenait part, il lui suffisait de veiller à ne pas être heurté et renversé par un autre char. Néanmoins, la capacité à maîtriser un équipage espagnol en plein virage n’est pas donnée à tout le monde. Plus d’un amateur de courses, pour ne s’être pas défait à temps des rênes attachées à son corps, s’est tué ou mutilé pour la vie.

En Bretagne, Flavius Vespasien avait eu un grave différend avec Ostorius. Il avait été finalement rappelé à Rome. Le jeune Titus s’était distingué de la plus prometteuse façon en faisant ses premières armes à la tête d’un manipule de cavalerie avec lequel il avait porté secours à son père encerclé par les Bretons, quoique Vespasien assurât qu’il aurait vaincu même sans aide.

Sénèque estimait sans objet et dangereuse cette perpétuelle guerre d’escarmouches en Bretagne. Pour lui, le prêt consenti aux rois bretons pacifierait le pays bien mieux que des expéditions punitives qui n’aboutissaient qu’à grever un peu plus les dépenses publiques. Néron autorisa Vespasien à occuper la charge de consul pendant quelques mois, le nomma membre d’un collège réputé et plus tard lui proposa comme dernière charge de la course aux honneurs, le proconsulat d’Afrique.

Lorsque nous nous retrouvâmes à Rome, Vespasien me jaugea du regard.

— Tu as beaucoup changé en quelques années, Minutus Manilianus. Et je ne parle pas des cicatrices de ton visage. Quand tu étais en Bretagne, je ne me serais jamais douté que nous serions un jour apparentés par ton union avec ma nièce. Mais un jeune homme progresse bien davantage en demeurant à Rome plutôt qu’en contractant des rhumatismes en Bretagne ou en se mariant çà et là à la mode bretonne.

J’avais presque oublié mon mariage purement formel en pays icène. Mes retrouvailles avec Vespasien me ramenaient à des jours douloureux et je le priai de garder le silence sur ce point délicat.

— Quel légionnaire n’a pas laissé de bâtards aux quatre coins du monde ? répondit-il. Mais ta prêtresse du lièvre, Lugunda, ne s’est pas remariée. Elle élève ton fils à la romaine. Les plus nobles des Icènes sont déjà civilisés.

Cette nouvelle rouvrait une blessure. Mon épouse Sabine ne manifestait aucun désir de me donner un enfant et nous n’avions plus partagé la couche dans cette intention depuis longtemps. Mais ainsi que j’en avais agi la première fois, je me défis de la gênante pensée de Lugunda, et Vespasien consentit volontiers à garder le secret sur mon mariage, car il connaissait le naturel peu accommodant de sa nièce.

Ce fut au banquet que mon beau-père donna en l’honneur de Vespasien que je rencontrai pour la première fois Lollia Poppée. On disait que sa mère avait été la plus belle femme de Rome et qu’elle avait à ce point captivé l’attention de Claude, que Messaline l’avait rayée du rôle des vivants. Mais je ne croyais pas toutes les rumeurs infâmes qui continuaient de courir sur le compte de Messaline.

Dans sa jeunesse, le père de Poppée avait fréquenté Séjan et pour cela, était tombé dans une défaveur sans recours. Lollia Poppée avait épousé un certain Crispinus, chevalier assez insignifiant. Plutôt que le nom disgracié de son père, la jeune femme portait celui de son grand-père Poppée Sabinus, qui avait été consul et avait reçu les insignes du triomphe.

Poppée était donc apparentée à Flavius Sabinus mais, ainsi qu’il advenait souvent dans la noblesse romaine, par des détours si compliqués que je n’ai jamais tout à fait réussi à les suivre. La mémoire de tante Laelia était souvent prise en défaut et elle confondait des gens différents. En saluant Poppée, je lui dis que ma propre épouse, qui était aussi une Sabina, n’avait rien de commun avec elle.

Poppée écarquilla ingénument ses grands yeux gris – par la suite je m’aperçus qu’ils changeaient de couleur suivant les jeux de la lumière et de ses humeurs.

— Du seul fait que j’ai une fois enfanté, tu me supposerais tellement plus âgée et expérimentée, que je ne pourrais être comparée à ma cousine Sabine, cette pudique Artémis ? dit-elle, en feignant de se méprendre sur le sens de mes paroles. Nous sommes pourtant du même âge, Sabine et moi.

La tête me tournait tandis que je plongeais mes regards dans les siens.

— Non, non, protestai-je. Je voulais dire que tu es la plus modeste et la plus pudique des femmes mariées de Rome et que je ne puis que m’émerveiller de ta beauté, à présent que je la découvre pour la première fois sans voile.

— Il me faut toujours porter un voile pour me protéger du soleil. Ma peau est si délicate, expliqua Poppée avec un sourire timide. J’envie ta Sabine qui sait si bien jouer les Dianes aux muscles puissants et à la peau hâlée, quand elle fait claquer son fouet dans l’arène.

— Ce n’est pas ma Sabine, maugréai-je, même si nous sommes mariés suivant l’ancien régime. C’est la Sabine des dompteurs et des lions et son langage ressemble de plus en plus à celui de ces brutes.

— N’oublie pas, me réprimanda Poppée, que nous sommes apparentées, elle et moi. Cependant, poursuivit-elle, je ne suis pas la seule personne à Rome à m’étonner qu’une personne délicate comme toi ait choisi quelqu’un comme Sabine, quand tu aurais pu élire tant d’autres femmes.

D’un geste, je lui montrai ce qui nous entourait, indiquant par là qu’il y avait d’autres raisons que l’attirance mutuelle pour ce mariage, que le père de Sabine était préfet de Rome et que son oncle avait obtenu un triomphe. Je ne sais comment cela arriva, mais, stimulé par l’attention de la timide Poppée, je me lançai dans un bavardage à bâtons rompus et il ne se passa pas longtemps avant que la jeune femme ne m’avouât en rougissant qu’elle était malheureuse dans son mariage avec un vaniteux centurion prétorien.

— On est en droit d’espérer davantage d’un homme que sa mine hautaine, son uniforme étincelant et son plumet rouge. Je n’étais qu’une enfant innocente quand on m’a unie à lui. Je ne suis pas bien forte, comme tu peux le voir. Ma peau est si délicate que je dois me baigner chaque jour dans de la mie trempée de lait d’ânesse.

Mais elle n’était pas si jeune et faible qu’elle le prétendait, comme je le sentis quand, par mégarde, elle pressa sa poitrine contre mon bras. Sa peau était d’une si exquise blancheur que je ne saurais trouver de mots pour la décrire. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Je marmonnai les fadaises de rigueur sur l’or, l’ivoire et la porcelaine chinoise, mais je crois que mes yeux bien mieux que mes paroles portaient témoignage de sa beauté.

Bientôt mes devoirs de beau-fils du maître de maison me forcèrent d’interrompre ce délicieux tête-à-tête. Mais je m’acquittai de mes tâches sans y penser, car mon esprit était encore tout entier occupé par certains yeux d’un gris profond et certaine peau éblouissante de blancheur. En lisant les antiques serments aux dieux domestiques, je bafouillai.

Sabine finit par me prendre à part.

— Ton visage est rouge, tes gestes son saccadés, remarqua-t-elle d’une voix aigre, comme si tu étais ivre, alors que tu n’as vidé que quelques coupes. Ne te laisse pas entraîner dans les intrigues de Lollia Poppée. C’est une calculatrice, cette petite putain. Elle est à vendre, mais je crains que son prix ne soit bien trop élevé pour toi, pauvre benêt.

J’étais furieux que Sabine insultât ainsi Poppée dont le comportement parfaitement innocent ne donnait nulle prise aux soupçons. Mais les allusions grossières de mon épouse eurent aussi pour effet de me fouetter les sangs et de stimuler en moi le secret espoir qu’une conduite pleine de tact trouverait peut-être sa récompense auprès de Poppée.

Libéré un instant de mes obligations, je revins à elle, ce qui n’était guère difficile, les autres femmes l’évitant ostensiblement et les hommes s’étant une nouvelle fois rassemblés autour de l’invité d’honneur pour l’écouter raconter sans embellissement aucun ses souvenirs de Bretagne.

À mes yeux éblouis, en dépit du port altier de sa tête blonde, Poppée n’était qu’une enfant abandonnée. Dans un élan de tendresse, je voulus caresser son bras nu mais elle se rejeta en arrière avec un regard qui exprimait un profond désappointement.

— Est-ce donc tout ce que tu attends de moi, ô Minutus ? murmura-t-elle tristement. J’avais cru trouver en toi un ami et tu serais comme tous les autres hommes ? Ne vois-tu pas que si je dissimule mon visage derrière un voile, c’est pour échapper à leurs regards lubriques ? Quand bien même je divorcerais volontiers si je le pouvais, n’oublie pas que pour l’heure, je suis toujours mariée.

Je lui assurai que j’aimerais mieux m’ouvrir les veines que de la blesser en quelque façon. Au bord des larmes, épuisée, elle se laissa aller contre moi et mon corps goûta la proximité du sien. De ce qu’elle dit, je crus comprendre qu’elle ne disposait pas de l’argent nécessaire au divorce et que seul l’empereur avait le pouvoir de dissoudre son union, car elle était patricienne. Mais elle ne connaissait personne au palais du Palatin qui fût assez influent pour présenter l’affaire à Néron.

— Je connais la mesquinerie des hommes, dit-elle. Si je m’adresse à un inconnu, il se contentera d’abuser de ma faiblesse. Si seulement j’avais un ami qui sût se contenter de ma gratitude éternelle sans offenser à ma pudeur !

De fil en aiguille, je la raccompagnai chez elle. Crispinus, son époux, m’en avait volontiers donné la permission, trop heureux de pouvoir s’enivrer en paix. Ils étaient si pauvres qu’ils ne possédaient pas même une litière et je lui proposai donc la mienne. Après un instant d’hésitation, elle m’autorisa à prendre place à ses côtés, de sorte que durant tout le trajet, elle fut tout près de moi.

En fait, nous ne gagnâmes pas directement le camp des prétoriens, car la nuit était belle et claire et Poppée était lasse de l’odeur de sueur de la garnison comme j’étais moi-même las de la puanteur de la ménagerie. Du sommet de la colline la plus proche, nous contemplâmes les lumières des marchés. Puis nous nous retrouvâmes dans ma demeure de l’Aventin pour l’étrange raison que Poppée désirait poser certaines questions sur son malheureux père à tante Laelia. Mais comme on pouvait s’y attendre, ma vieille parente dormait et Poppée ne voulut pas la réveiller à une heure si tardive. Alors nous nous assîmes côte à côte, bûmes quelques gorgées de vin en contemplant les lueurs de l’aube au-dessus du Palatin et rêvâmes à ce qu’auraient été nos vies si nous avions été libres tous deux.

Poppée s’abandonna en toute confiance contre mon épaule et m’avoua qu’elle avait toujours espéré connaître les joies d’une amitié pure et désintéressée mais que cette espérance avait toujours été déçue. Mes prières finirent par la convaincre d’accepter le prêt d’une très importante somme d’argent qui lui permettrait d’entamer la procédure de divorce.

Pour la distraire de ses sombres préoccupations, je lui parlai de l’extraordinaire et magnanime bienveillance de Néron à l’égard de ses amis et aussi de ses autres qualités, car Poppée, qui ne l’avait jamais rencontré, était fort curieuse de ses manières d’agir avec les femmes. J’évoquai aussi la beauté et la bonne conduite d’Acté, et fis allusion aux autres femmes que Néron avait connues. Je confirmai que Néron n’avait toujours pas consommé son mariage avec Octavie, en raison de son antipathie pour la sœur de Britannicus, sa propre demi-sœur autrefois, au regard de la loi.

Poppée savait me flatter et par des questions pertinentes, m’inciter à lui dire davantage de tout ce que je savais, de sorte que je finis par l’admirer autant pour son intelligence que pour sa beauté. Il peut sembler surprenant qu’une femme si adorable et sensible, qui avait déjà donné naissance à un fils, ne montrât guère d’attirance pour la vie de cour et ses obligations. Elle semblait même ressentir, dans les profondeurs candides de son âme, une grande répugnance pour elles. Je l’en admirai d’autant et plus je l’imaginais incorruptible, plus je la trouvais désirable.

Au matin, quand nous nous quittâmes, un instant avant l’appel des buccins, elle me permit de lui donner un baiser d’amitié. Quand ses lèvres suaves eurent épousé les miennes, je fus si transporté de bonheur que je lui jurai que je ferais tout ce qui était en mon pouvoir pour l’arracher à un mariage indigne d’elle.

Durant les jours qui suivirent, je vécus dans la confusion du rêve. Les couleurs avaient plus de netteté, les nuits étaient d’une sombre douceur, je baignais dans une ivresse légère, et j’en vins même à essayer d’écrire des poèmes. Nous nous rencontrâmes au temple de Minerve, où nous nous promenâmes sous prétexte d’admirer les peintures et les sculptures des maîtres grecs.

Poppée me raconta qu’elle avait eu une discussion approfondie avec son époux et qu’il avait accepté de divorcer en échange d’une compensation financière suffisante. Avec un solide bon sens, Poppée m’expliqua qu’il serait plus sage de payer Crispinus que de perdre de l’argent en avocats et de s’exposer au scandale d’un procès public.

Mais la seule idée que je pusse encore lui donner de l’argent la faisait frémir. Elle possédait quelques joyaux qu’elle pourrait vendre. C’étaient des biens de famille auxquels elle tenait beaucoup, mais la liberté n’avait pas de prix à ses yeux.

Je rougis de honte en l’entendant s’exprimer ainsi et la contraignis à accepter un très important ordre de paiement sur mon banquier. Il ne restait plus qu’à obtenir l’accord de Néron pour la dissolution du mariage. Il la prononcerait en qualité de pontifex maximus, charge dont il pouvait revêtir la dignité quand il le désirait, même s’il se refusait à l’assumer en permanence pour ne pas ajouter encore à ses innombrables devoirs religieux.

Pour ne pas gâcher nos chances, je ne voulus pas présenter moi-même l’affaire à Néron, car il aurait pu me soupçonner d’intentions peu honorables. Comme j’étais moi-même marié suivant l’ancienne forme d’union, Néron avait observé, pour ma grande mortification, qu’il vaudrait mieux pour moi me cantonner dans les tâches de la ménagerie plutôt que de participer à des conversations touchant à la philosophie et à la musique.

Je songeai à Othon, le meilleur ami de Néron, qui était si riche et si influent qu’il osait même parfois contredire l’empereur et se quereller avec lui. Othon mettait un soin maniaque à conserver une peau si douce qu’il paraissait parfois imberbe, ce qui me fournit l’occasion de faire un jour allusion à une femme de ma connaissance qui employait du lait d’ânesse pour nettoyer sa peau délicate.

Tout de suite intéressé, Othon me confia que lui aussi, lorsqu’il avait trop bu ou trop veillé, se frottait le visage de pain trempé dans du lait d’ânesse. En faisant appel à sa discrétion, je lui parlai de Poppée et de son mariage malheureux. Comme il est normal, il désira rencontrer avant de présenter son cas à Néron.

Ce fut donc moi, comme un imbécile heureux que j’étais, qui conduisis Poppée à la somptueuse maison d’Othon. La beauté, la modestie et le teint adorable de la jeune femme firent sur mon ami une si profonde impression qu’il lui promit d’être son porte-parole auprès de Néron. Mais il fallait d’abord qu’il se renseignât en détail sur la situation.

Avec un sourire réconfortant, Othon questionna Poppée sur les aspects intimes de son mariage. Remarquant que la tournure de la conversation me plongeait dans un tel embarras que je ne savais plus quelle contenance prendre, il me suggéra de les laisser. J’acceptai avec plaisir, car je me rendais compte que Poppée aimerait mieux s’entretenir en tête à tête de ces questions avec un homme d’expérience si bien disposé à son endroit.

Derrière des portes closes, ils s’entretinrent tout l’après-midi. Enfin Poppée sortit et, les yeux timidement baissés, le visage à demi dissimulé par le voile, elle me remercia d’une pression de la main. Othon me remercia de lui avoir présenté une femme si délicieuse et promit de faire de son mieux pour obtenir la dissolution du mariage. La conversation délicate qu’elle avait dû subir avait mis des taches rouges sur la blanche gorge de Poppée.

Othon tint sa promesse. En présence de deux juges et en s’appuyant sur tous les documents nécessaires, Néron prononça la nullité de l’union de mon amie et de Crispinus. Poppée obtint la garde de son fils et quelques semaines plus tard, sans même attendre les neuf mois traditionnels, Othon l’épousait. La nouvelle m’assomma et d’abord je refusai même de la croire. Ce fut comme si le ciel me tombait sur la tête. Les couleurs perdirent leur éclat et je souffris d’une si effroyable migraine que je dus rester quelques jours dans une chambre aux volets clos.

Lorsque j’eus retrouvé mon sang-froid, je brûlai mes poèmes sur l’autel domestique en jurant de ne jamais plus en écrire, serment que j’ai respecté jusqu’à aujourd’hui. Je compris, pour avoir moi-même éprouvé l’empire enchanteur de Poppée, que je ne pouvais rien reprocher à Othon. Dans ma simplicité, je m’étais imaginé qu’Othon, dont les aventures féminines et les liaisons avec des adolescents étaient aussi nombreuses que célèbres, ne serait pas attiré par une femme timide et ingénue comme Poppée. Mais peut-être Othon avait-il décidé de se ranger et Poppée ne pouvait avoir qu’une influence favorable sur cette âme débauchée.

Je reçus une invitation personnelle à leurs noces, écrite de la main de Poppée. En réponse, je leur envoyai une série de vaisseaux d’argent, les plus beaux que j’avais pu trouver. Mais au banquet lui-même, je crains fort de n’avoir été qu’une sorte de fantôme surgi du séjour souterrain et je bus plus que de coutume. Enfin, les yeux noyés de larmes, je fis observer à Poppée que moi aussi, j’aurais pu obtenir un divorce.

— Alors pourquoi ne pas me l’avoir dit ? se récria-t-elle. Mais je n’aurais pas accepté de causer un tel chagrin à Sabine. Certes, Othon n’est pas sans défaut. Il est un peu efféminé et traîne une jambe, tandis qu’on remarque à peine ta claudication. Mais il m’a promis de changer de vie et d’abandonner les amis qui l’ont entraîné à certains vices. Le pauvre Othon est si sensible, il se laisse si aisément influencer par les autres ! J’espère que ma propre influence fera de lui un homme nouveau.

— Et puis, il est plus riche que moi, lâchai-je, incapable de contenir plus longtemps mon amertume. Il est d’une famille très ancienne et c’est l’un des plus proches amis de l’empereur.

Le regard de Poppée était lourd de reproche.

— Crois-tu cela de moi, Minutus ? murmura-t-elle, les lèvres tremblantes. Je croyais que tu avais compris que la gloire et la richesse ne signifiaient rien pour moi si l’éprouvais de la sympathie pour quelqu’un. Je ne t’ai jamais considéré avec hauteur, alors que tu n’es qu’intendant général de la ménagerie.

Elle était si triste et si belle que je capitulai et la suppliai de me pardonner.

Pour quelque temps, Othon fut transformé. Il se tint à l’écart des festins de Néron et quand ce dernier le mandait spécialement auprès de lui, il prenait congé bientôt, déclarant qu’il ne voulait pas faire attendre une épouse si belle. Il vanta tellement les charmes et les talents amoureux de Poppée que Néron se montra de plus en plus curieux de la connaître et pressa Othon de l’amener au Palatin.

Mais Othon expliqua que Poppée était beaucoup trop farouche et ne cessa ensuite de trouver de nouvelles excuses, ce qui ne l’empêcha pas de conter que même Vénus née de l’écume ne pouvait être plus belle que Poppée dans son bain matinal de lait d’ânesse. Othon avait acheté tout un troupeau de ces animaux qui étaient traits tous les jours pour l’usage exclusif de la toilette de son épouse.

Férocement jaloux, j’évitai toutes les réunions auxquelles participait Othon. Mes amis écrivains moquaient ma mélancolie. Peu à peu je me maîtrisai en me convainquant que si je l’aimais, je devais ne lui souhaiter que du bonheur, En apparence au moins, Poppée était parvenue à la position la plus avantageuse qu’elle pût espérer.

Cet épisode ne me rapprocha nullement de Sabine. Ma femme me devenait chaque jour plus étrangère. Chacune de nos rencontres dégénérait en querelle. Je me mis sérieusement à envisager le divorce, en dépit de la haine que je m’attirerais de la part des Flaviens. Mais je ne pouvais imaginer une réconciliation avec Sabine. Elle m’avait un jour donné à entendre que je l’avais définitivement dégoûtée des plaisirs de la couche conjugale.

Elle ne trouvait rien à redire à ce qu’une esclave experte aux joies de la chair me rejoignît parfois dans ma couche, pour autant que je la laisse elle en paix. Il n’y avait nulle raison légale de dissoudre notre mariage et la simple allusion à un divorce la faisait délirer de rage, car elle craignait par-dessus tout de perdre la compagnie de ses chers animaux. Je n’eus bientôt plus qu’un espoir, ce fut qu’un jour elle se ferait déchiqueter par l’un de ces lions qu’elle soumettait à sa puissante volonté et qu’elle contraignait à exécuter les tours les plus surprenants, avec l’aide du dompteur de lions Épaphroditus.

Ainsi passèrent pour moi les cinq premières années du règne de Néron. Ce fut probablement la plus heureuse et la plus prospère époque que le monde eût connu et peut-être même qu’il connaîtra jamais. Mais moi, je me sentais comme un animal en cage. Peu à peu, je négligeai les devoirs de ma charge, abandonnai l’équitation et pris du poids.

Cependant, en cela je ne me différenciais guère des Romains de mon âge. On voyait dans les rues des bandes de jeunes gens à longue chevelure mal peignée, trempés de sueur, qui chantaient et jouaient de la lyre, une nouvelle génération qui méprisait les vieilles et rigides coutumes. Quant à moi, j’étais gagné par l’indifférence à tout, car bien que je n’eusse pas trente ans la meilleure part de ma vie s’était insensiblement éloignée.

Et puis Néron et Othon se brouillèrent. Pour rendre Néron jaloux de son bonheur, Othon emmena un jour avec lui Poppée au Palatin. L’empereur tomba naturellement et instantanément amoureux de Poppée à en perdre l’esprit. Comme un enfant gâté qu’il était, il avait l’habitude d’obtenir tout ce qu’il désirait. Mais Poppée repoussa ses avances en disant qu’il n’avait rien qu’Othon ne lui eut déjà offert.

Après le festin au cours duquel on lui avait présenté Poppée, Néron avait ouvert un flacon de son parfum le plus précieux et tous les convives avaient été autorisés à en prendre quelques gouttes pour s’en oindre. Lorsque Néron, quelque temps plus tard, dîna chez Othon, celui-ci arrosa ses invités du même parfum, en une telle quantité qu’il s’en forma un brouillard.

On disait que Néron, dans son amour maladif, s’était en pleine nuit présenté chez Othon et avait en vain tambouriné a la porte. Othon ne l’avait pas laissé entrer, car Poppée considérait que ce n’était pas une heure convenable pour rendre des visites. On disait même qu’Othon, en présence de plusieurs témoins, avait eu l’impudence de lancer à Néron :

— Tu as devant toi le futur empereur.

D’où lui venait cette idée ? Était-ce de quelque prophétie ? Je ne sais. En tout cas Néron avait su se maîtriser et s’était contenté de ricaner :

— Je ne peux même pas te voir en futur consul.

Par un délicieux jour de printemps où fleurissaient les cerisiers dans le jardin de Lucullus, Poppée, à ma grande surprise, me fit appeler. Je croyais avoir réussi à l’oublier, mais mon indifférence n’était que pur semblant car j’obtempérai aussitôt, en tremblant de tous mes membres. Poppée n’avait jamais été aussi belle. Elle avait avec elle son petit garçon et se conduisait comme il sied à une tendre mère. Sa robe de soie révélait plus qu’elle ne dissimulait la bouleversante beauté de ses formes.

— Oh ! Minutus, s’exclama-t-elle, comme tu m’as manqué ! Tu es mon seul ami désintéressé. J’ai besoin de tes conseils.

Je ne pus retenir un mouvement intérieur de méfiance, en me souvenant de ce qui m’était arrivé la dernière fois que je lui avais donné un conseil. Mais le sourire de Poppée était si candide que je ne pouvais rien penser de mal d’elle.

— On a dû te rapporter en quelle position effrayante je me trouve aujourd’hui à cause de Néron, poursuivit-elle. Je ne comprends pas comment nous en sommes venus là. Je ne lui ai pourtant pas donné le moindre encouragement. Mais Néron me harcèle de ses déclarations d’amour, au point que le cher Othon est menacé de tomber en disgrâce parce qu’il protège ma vertu.

Son regard me considéra avec attention. Ses yeux gris tournèrent au violet et, avec sa chevelure d’or soigneusement apprêtée, elle prit pour moi l’apparence d’une statue de déesse d’or et d’ivoire. Ses mains aux doigts fuselés se tordirent.

— Ce qui m’inquiète par-dessus tout, c’est que je ne puis demeurer tout à fait indifférente aux assauts de Néron. Il est beau, avec sa chevelure flamboyante. Et la violence même de ses sentiments me touche. Il y a tant de noblesse en lui, et tant d’élan artistique quand il chante. Sa voix et sa musique ébranlent mes nerfs au point que je puis à peine le regarder. C’est un être si désintéressé, un être comme toi ! Je suis sûre que si je le lui demandais, il s’efforcerait de me protéger contre cette flamme qui couve en moi, plutôt que de l’attiser. Mais peut-être n’a-t-il pas vu quels sentiments sa seule présence éveille en moi. Ô Minutus, je tremble dès que je l’aperçois et jamais je n’avais tremblé en présence d’un homme. Fort heureusement, j’ai réussi pour l’instant à le lui cacher et autant que ma position me le permet, je m’efforce de l’éviter.

Je ne sais pas si elle avait conscience de la souffrance que ses paroles m’infligeaient.

— Ô chère Poppée, m’écriai-je horrifié, tu es en grand danger. Il faut fuir. Demande à Othon de se porter candidat pour quelque proconsulat de province. Éloigne-toi de Rome.

Poppée me fixa comme si elle doutait de ma raison.

— Comment pourrais-je vivre ailleurs qu’à Rome ? J’en mourrais de chagrin. Mais il y a pire et plus étrange encore. Je n’aurais jamais osé t’en parler si je n’avais su que je puis compter sur ton absolue discrétion. Un devin juif, et tu sais jusqu’à quel degré de perspicacité ils peuvent atteindre, m’a dit il y a peu de temps qu’un jour – ne ris pas – qu’un jour je serai l’épouse d’un empereur.

— Mais ma chère Poppée, n’as-tu pas lu ce que Cicéron dit des prophéties ? N’encombre pas ta jolie petite tête de ces billevesées.

Poppée eut une moue mécontente.

— Billevesées ? répéta-t-elle d’une voix aigre. Qu’en sais-tu ? La famille d’Othon est très ancienne et il a beaucoup d’amis au sénat. En fait, Néron ne peut intervenir dans cette prophétie qu’en dissolvant notre mariage. Lui-même a son Octavie, mais il jure qu’il n’a jamais couché avec elle tant est grand son dégoût de la pauvre fille. Par ailleurs, je ne comprends pas comment un empereur se satisfait d’une ancienne esclave comme compagne de lit. C’est si bas et méprisable à mes yeux que je bous de fureur lorsque j’y songe.

Je me taisais, plongé dans mes pensées.

— Qu’attends-tu vraiment de moi, demandai-je enfin, avec une certaine méfiance.

Poppée me tapota la joue, poussa un soupir à fendre l’âme et me jeta un regard plein de tendresse.

— Ô Minutus, tu n’es pas très perspicace, n’est-ce pas ? Mais peut-être est-ce pour cela que je t’aime tant. Les femmes ont besoin d’amis à qui se confier entièrement, en toute honnêteté. Si tu étais vraiment mon ami, tu irais voir Néron pour lui raconter tout ce que je viens de te dire. Il n’hésitera pas à te recevoir si tu lui dis que tu viens de ma part. Il éprouve pour moi une si forte inclination qu’il t’écoutera, je le sais.

— Lui raconter tout ce que tu viens de me dire ? Qu’entends-tu par là ? Tu viens de m’affirmer que tu comptais sur ma discrétion.

Poppée prit ma main et la pressa sur sa hanche.

— Dis-lui de me laisser en paix. Il met ma faiblesse naturelle à rude épreuve. Je ne suis qu’une femme et il est irrésistible. Mais si, dans ma faiblesse, je m’étais laissée séduire, j’aurais dû me donner la mort par respect pour moi-même. Je ne puis vivre dans le déshonneur. Parle-lui de la prophétie également, car je ne supporte pas l’idée qu’Othon lui cause le moindre mal. J’ai été assez stupide pour parler de cette prédiction à Othon et à présent je le regrette de tout mon cœur. Je n’imaginais pas à quel point il est ambitieux.

Je n’avais pas le moindre désir de jouer de nouveau les intermédiaires pour Poppée. Mais sa vue m’ôtait toute volonté et, en se confiant ainsi avec tant d’abandon, elle réveillait en moi le penchant viril à protéger les faibles. Je dois à la vérité de dire que j’avais commencé de soupçonner que Poppée n’avait pas grand besoin d’être protégée. Cependant, il me semblait impossible de ne pas la croire quand on voyait la modestie timide de sa conduite et ses adorables yeux gris. Si elle avait eu le moindre pressentiment des désirs voraces qu’elle allumait dans mon corps sans vergogne, elle ne se serait certainement pas laissée aller dans mes bras et ne m’aurait pas permis de lui donner un baiser.

Après l’avoir longtemps cherché, je finis par trouver Néron au cirque de Caius, en train d’exercer son quadrige espagnol. En galopant à une vitesse folle, il tentait de battre à la course le char de l’ancien exilé Caius Sophonius Tigellinus, qu’il avait engagé comme maître d’écurie. Il y avait quelques gardes à l’entrée, pour la forme. Sur les gradins, quelques spectateurs encourageaient et applaudissaient Néron.

Je dus patienter un long moment avant que l’empereur vînt, en ôtant son casque, le corps entier couvert de sueur, se faire enlever les bandes de lin qui protégeaient ses jambes. Tigellinus le complimenta pour ses rapides progrès et critiqua sévèrement les fautes que Néron avait commises en négociant ses virages et en manipulant les rênes. L’élève écouta en toute humilité les conseils du maître. Très raisonnablement, il s’en remettait sans réserves à Tigellinus pour tout ce qui concernait les chevaux et les chars.

Tigellinus ne laissait approcher personne et traitait ses esclaves avec une brutalité extrême. De haute taille et de puissante stature, le visage émacié, il posait sur le monde entier un regard arrogant, et paraissait convaincu que rien dans la vie ne pouvait être obtenu autrement que par la dureté. Il avait en un jour perdu tout ce qu’il possédait, mais dans son exil s’était rebâti une fortune en élevant des chevaux et en se mêlant de pêcheries. On disait que lui présent, aucune femme et aucun adolescent ne pouvaient se sentir en sécurité.

— Comme j’indiquais avec forces gestes et grimaces que j’étais porteur d’un message d’importance, Néron m’invita à l’accompagner aux thermes du jardin attenant. Lorsque j’eus murmuré le nom de Poppée à ses oreilles, il renvoya ses autres compagnons et en signe de faveur me demanda de frotter à la pierre ponce son corps trapu imprégné de poussière. Il me pressa vivement de questions et eut tôt fait d’extraire de moi un compte-rendu pratiquement exhaustif de tout ce que Poppée avait dit.

— Il faut donc que tu la laisses en paix, concluais-je solennellement. C’est tout ce qu’elle demande. Ainsi son âme ne sera plus déchirée de sentiments contradictoires. Son seul désir est de demeurer une femme honorable. Tu connais bien sa modestie et sa candeur.

Néron s’esclaffa puis, brusquement sérieux, hocha plusieurs fois du chef.

— Certes, j’aurais mieux aimé que tu revinsses en brandissant des lauriers à la pointe de ta lance, ô messager, dit-il. Ta perspicacité quand il s’agit des femmes me remplit d’étonnement. Mais quant à moi, je suis las de leurs caprices.

Il y a d’autres femmes au monde que Lollia Poppée. Je la laisserai donc en paix. Qu’elle veille pour sa part à ne plus venir se dandiner sous mon nez comme elle a fait jusqu’à présent. Salue-la de ma part et dis-lui que ses conditions sont par trop exorbitantes.

— Mais elle n’a posé aucune condition, protestai-je, rempli de confusion.

Néron me jeta un regard de pitié.

— Tu ferais mieux d’aller surveiller tes fauves et ta propre épouse, dit-il. Et envoie-moi Tigellinus pour qu’il me lave les cheveux.

Ainsi donc, il me congédiait. Mais je pouvais le comprendre. S’il était vraiment si follement amoureux de Poppée, il devait à présent éprouver une cuisante déception. Je me précipitai chez mon amie pour lui apprendre la bonne nouvelle mais, à ma grande surprise, elle ne se réjouit nullement. En fait, elle jeta à terre une fiole qui se brisa en mille morceaux et répandit un onguent dont le parfum me fit tourner la tête.

Le visage contracté et enlaidi par la colère, elle cria :

— Nous verrons bien qui de lui ou de moi gagnera, pour finir !

Je n’ai pas oublié certain jour de l’été qui suivit, où j’eus une discussion avec le surveillant de l’aqueduc au cours de laquelle j’exigeai avec entêtement la pose de nouvelles conduites plus grosses pour la ménagerie. Depuis quelques jours un vent brûlant soufflait, charriant de la poussière rouge et me causant de violentes migraines.

L’alimentation en eau de la ville était un constant sujet de discorde, car les riches patriciens disposaient de leurs propres dérivations à partir de l’aqueduc, qui approvisionnaient leurs thermes privés, remplissaient leurs bassins et arrosaient leurs jardins, tandis que la population de Rome ne cessait de croître, ce qui aggravait sans cesse la pénurie. Il ne m’échappait pas que la position du surveillant était difficile. Quoiqu’un homme avisé pût s’enrichir dans cette charge, elle n’était guère enviée. Mais en ce qui me concernait, j’estimai que la ménagerie méritait un traitement particulier et que je n’avais nulle raison de payer pour ce qui me revenait de droit.

Nous avions atteint le point de rupture. Il refusait toujours et je m’obstinais. Nous commencions à avoir du mal à garder notre conversation dans les limites des formes de la politesse. J’aurais volontiers renoncé, mais la fureur de mon épouse menaçait d’être encore plus éprouvante que cet entretien.

— Je connais par cœur les décisions du sénat sur la question de l’approvisionnement en eau, déclarai-je pour en finir. Je porterai l’affaire moi-même jusque devant Néron, bien qu’il n’aime pas être dérangé pour de pareilles broutilles. Je crains que tout cela ne se termine beaucoup trop mal pour toi.

Le surveillant, un butor, sourit ironiquement.

— Comme tu voudras. Mais à ta place, je n’irais pas tracasser Néron avec la question de la distribution de l’eau à Rome. Pas en ce moment.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas entendu de ragot. Je lui demandai donc ce qui se passait.

— L’ignores-tu vraiment ou bien fais-tu semblant ? demanda-t-il, incrédule. Othon a été nommé proconsul en Lusitanie et invité à partir dans les plus brefs délais. Ce matin Néron a dissous officiellement le mariage d’Othon et de Poppée. Sur la requête d’Othon, bien entendu. Toutes affaires cessantes, Néron s’est précipité pour offrir sa protection à la malheureuse Poppée, ainsi abandonnée sans défense. Elle s’est installée au Palatin.

J’eus l’impression de recevoir un coup de bâton sur mon crâne déjà douloureux.

— Je connais Poppée, me récriai-je. Elle n’aurait jamais agi ainsi de son plein gré. Néron l’aura certainement enlevée et conduite de force au Palatin.

Le surveillant secoua sa tignasse grise.

— Je crains bien que nous n’ayons une nouvelle Agrippine en remplacement de l’ancienne. On dit que la mère de Néron va quitter la demeure d’Antonia pour la campagne d’Antium.

Je ne pouvais me résoudre à prendre au sérieux ces insinuations. Le nom d’Agrippine fut tout ce que je retins de ces propos. J’oubliai mes fauves assoiffés et le bassin à sec des rhinocéros. Agrippine était la seule personne que je croyais capable de sauver Poppée des entreprises immorales de Néron. La mère aurait suffisamment d’influence sur son fils pour l’empêcher de violer publiquement la plus belle femme de Rome. C’était à moi de protéger Poppée puisqu’elle ne pouvait plus se protéger seule.

Hors de moi, je me ruai à la vieille maison d’Antonia sur le Palatin, que je trouvai en plein chaos, en raison du départ imminent de ses occupants. Nul ne s’opposa à mon entrée. Agrippine était plongée dans une rage froide. À ses côtés, je découvris Octavie, la silencieuse jeune fille qui ne possédait que son titre de femme de l’empereur. Fille du premier mariage de Claude, la demi-sœur d’Octavie, Antonia, une femme belle encore, était là aussi, avec son second mari, Faustus Sulla. Mon apparition inattendue interrompit brusquement leur conversation mais Agrippine me salua d’une voix aigre :

— Quelle agréable surprise, après tant d’années ! Je croyais que tu avais oublié tout ce que j’ai fait pour toi et que tu étais aussi ingrat que mon fils. Je suis d’autant plus heureuse de te voir que tu es le seul chevalier romain à être venu dire au revoir à une pauvre exilée.

— Oui, j’ai peut-être négligé notre amitié, concédai-je, au désespoir. Mais nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Tu dois arracher Poppée des griffes avides de Néron et la prendre sous ta protection. Ton fils ne déshonore pas seulement l’innocente Poppée, il se couvre d’infamie aux yeux de tout Rome.

Agrippine me dévisagea en secouant la tête.

— J’ai fait tout ce que j’ai pu, lança-t-elle d’une voix cassante. J’ai même pleuré et blasphémé pour arracher mon fils des mains de cette intrigante débauchée. En remerciement, j’ai reçu l’ordre de quitter Rome. Poppée est parvenue à ses fins, elle s’agrippe à Néron comme une sangsue.

Je voulus démentir, la persuader que Poppée désirait seulement que Néron la laissât en paix, mais Agrippine ricana amèrement. Elle n’attendait rien de bon d’une femme.

— Cette catin lui a tourné la tête à force de débauches, reprit-elle. Néron était déjà travaillé de mauvais penchants, en dépit de tous mes efforts pour le tenir à l’écart des influences malsaines. Mais j’ai commencé à écrire mes mémoires, je les compléterai à Antium. J’ai tout sacrifié à mon fils, j’ai même commis des crimes que lui seul peut absoudre. On peut bien le dire désormais, puisque tout un chacun les connaît.

Une étrange lueur passa dans ses yeux et elle leva la main comme pour se protéger d’un coup. Puis, baissant les yeux sur Octavie, elle lui caressa la joue.

— Je vois l’ombre de la mort sur ton visage, lui dit-elle. Tes joues sont froides comme glace. Mais ces ombres se dissiperaient si Néron se remettait de sa folie. Même l’empereur ne peut défier la volonté du sénat et du peuple. Personne ne peut plus faire confiance à Néron. C’est un effroyable hypocrite, un comédien né.

Comme mon regard se posait sur Antonia, belle encore en dépit de sa pâleur, un spectre du passé me traversa l’esprit, pour mon plus grand déplaisir : je songeai à sa demi-sœur Claudia, qui avait traîné dans la boue mon amour pour elle. Je suppose que les folles accusations d’Agrippine contre Poppée m’avaient troublé l’esprit, car la question me vint aux lèvres sans que j’y prisse garde :

— À propos de mémoires, te souviens-tu de Claudia ? Comment va-t-elle ? S’est-elle amendée ?

Je crois que si sa fureur ne lui avait pas fait perdre tout bon sens, Agrippine aurait ignoré ma question.

— Demande au bordel de la marine, à Misenum, répliqua-t-elle avec une joie mauvaise. Je t’avais promis de faire enfermer Claudia dans une maison où l’on compléterait son éducation. Un bordel est un établissement parfaitement approprié pour une bâtarde.

Elle me fixait de son regard de Méduse.

— Tu es bien le benêt le plus crédule que j’aie jamais rencontré ! Quand je te parlais, tu ouvrais la bouche toute grande comme pour mieux gober toutes les fausses preuves de sa soi-disant débauche. Mais la vérité, en ce qui la concerne, c’est qu’elle avait suffisamment fauté en ayant une liaison avec un chevalier romain. Si j’avais su quel ingrat tu deviendrais, je ne me serais jamais donné tant de mal pour l’empêcher d’attirer le malheur sur ta tête.

Antonia éclata de rire.

— Tu l’as vraiment envoyée dans un bordel ? interrogea-t-elle. Je me demandais pourquoi elle avait tout à coup cessé de me harceler pour que je la reconnaisse comme ma sœur. Les narines frémissantes, elle caressa sa douce gorge comme pour en chasser un insecte invisible et il y eut en cet instant une étrange et délicate beauté dans sa frêle silhouette.

Le coup me coupa le souffle. Incapable d’articuler un son, horrifié, je contemplais ces deux femmes monstrueuses. Soudain, la clarté se fit et mon esprit embrassa d’un coup tout ce qu’il s’était jusque-là refusé à voir. Je crus enfin toutes les horreurs que j’avais entendu raconter sur le compte d’Agrippine depuis des années.

Je compris aussi que Poppée avait grossièrement abusé de mon amitié pour parvenir à ses fins. Ces pensées affluèrent en un instant, comme une révélation. Ce fut comme si, dans ce court moment, je vieillissais de plusieurs années et que mon cœur se durcissait en même temps. Peut-être, sans le savoir, attendais-je depuis longtemps ce changement ? Autour de moi, les barreaux de la cage craquaient et je me retrouvais à l’air libre, en homme libre.

La plus grande stupidité de ma vie avait été de parler de Claudia à Agrippine. Il me fallait la réparer, d’une façon ou d’une autre. Il me fallait commencer ma vie à nouveau depuis ce jour vieux de plusieurs années, où Agrippine avait instillé dans mon esprit le poison de la défiance envers Claudia et détruit mon amour pour elle.

Ayant décidé d’agir avec précaution, je me rendis à Misenum sous le prétexte d’examiner la possibilité d’y faire venir des animaux d’Afrique par les navires de guerre. Le commandant de la flotte, Anicetus, ancien barbier, avait fait office de précepteur de Néron dans les premières années de l’adolescence au futur empereur. Mais la marine était une activité fort éloignée de la cour et nul chevalier romain ne désirait y servir. Aujourd’hui le commandant de la flotte, Pline, naturaliste auteur d’un certain nombre d’ouvrages de référence, emploie ses navires et ses marins à collecter des plantes rares et des cailloux dans les contrées lointaines. Sans nul doute, les navires de guerre pourraient servir à de pires usages et les marins, en circulant dans le monde entier, enrichissent les Barbares du sang de la louve.

Anicetus me reçut avec respect, car j’étais de noble naissance, chevalier et fils de sénateur. Les clients de mon père trafiquaient beaucoup avec les arsenaux maritimes et Anicetus recevait d’eux de solides pots-de-vin. Nous vidâmes quelques coupes et après s’être vanté de son éducation grecque, de sa collection de fresques et d’objets d’art, l’ivresse le gagnant, il se mit à me débiter des histoires obscènes qui révélaient ses propres dépravations.

— Chacun son vice, dit-il. C’est tout à fait naturel, il n’y a nulle honte à avoir. La chasteté n’est qu’une forme d’hypocrisie. J’ai implanté cette vérité dans la tête de Néron il y a fort longtemps. Je ne hais personne comme ces gens qui se prétendent vertueux. Comment les aimes-tu ? Minces ou plantureuses ? Belles ou disgracieuses ? À moins que tu ne préfères les garçons ? Je peux te procurer des petites filles ou des vieilles femmes, une acrobate ou une vierge intacte. Te plairait-il d’assister à quelque flagellation ? À moins que toi-même tu n’aimes être fouetté ? Oui, nous pouvons célébrer un mystère dionysiaque conforme au rituel, si tel est ton penchant. Un mot, un signe de toi et je ferai en sorte de satisfaire tes désirs les plus secrets, par simple amitié pour toi. Nous sommes à Misenum, comme tu le sais, et donc point trop éloignés de Baiae, de Puteoli et de Naples où règnent les vices alexandrins. De Capri, nous avons hérité l’ingéniosité dont le divin Tibère fit preuve en la matière et Pompéi nous offre ses merveilleux bordels. Veux-tu que nous y allions en quelques coups de rame ?

J’hésitai un instant puis, comme si la franchise de mon interlocuteur avait eu raison de ma pudeur, me lançai :

— J’ai toujours trouvé un charme piquant à ces nuits où ton élève doué nous entraînait, déguisés, dans les bas-fonds de Subure. Je ne crois pas avoir jamais connu de plaisir comparable à ceux que j’ai goûtés dans les plus misérables bordels d’esclaves. Comprends-tu cela ? Il advient parfois qu’on se lasse des friandises les plus délicates et qu’on se régale de pain grossier et d’huile rance. Mes inclinations sont à l’inverse des tiennes. J’y avais renoncé depuis mon mariage mais ce soir, j’éprouve un ardent désir de connaître ces bordels de la marine dont on m’a vanté l’organisation.

Anicetus sourit d’un air libidineux, avec des hochements de tête compréhensifs.

— Nous avons trois maisons closes, la meilleure pour les officiers, une autre pour les hommes et la pire, pour les esclaves des galères. Tu ne me croiras peut-être pas, mais je reçois de temps à autre la visite de nobles dames de Baiae qui, repues de plaisirs moins grossiers, ne rêvent plus que de servir une nuit entière dans un bordel. Les plus débauchées prisent particulièrement les esclaves des galères et elles les servent avec un zèle qui surpasse nos prostituées les plus expertes. La bonne gestion de nos maisons exige que les filles travaillent d’abord dans la première, puis dans celle des officiers, et enfin au bout de trois ans, dans celle des esclaves. Certaines d’entre elles arrivent à survivre dix ans mais dans cette profession épuisante, la moyenne est de cinq ans. Il y en a qui se pendent, bien sûr, d’autres qui tombent malades et deviennent inutilisables, d’autres encore boivent tant qu’elles sont une cause de désordre. Mais nous recevons constamment de nouvelles recrues, qu’on nous envoie de Rome et de toutes les villes d’Italie. Les bordels de la marine sont une institution pénale où l’on envoie les filles qui se sont mal conduites, aussi bien celle qui a volé ses pratiques que celle qui a brisé un pot de vin sur la tête d’un client brutal.

— Qu’advient-il de celles qui parviennent au terme de leur service ?

— Il faudrait qu’elles soient extraordinairement usées pour ne plus servir mes esclaves. Ne t’inquiète pas. Il n’y en a pas qui sorte vivante de mes maisons. Nous avons toujours des hommes qui prennent leur plaisir à tuer de temps à autre des femmes, de très désagréable façon. Nous nous employons à les tenir en laisse. Le but de mes maisons est de protéger les femmes honnêtes du voisinage contre les violences de mes marins. Sur mes rôles, j’ai par exemple un homme qui a besoin, une fois par mois, de sucer le sang à la veine jugulaire d’une femme. On le punit en l’enchaînant au banc de nage. Ce qui est stupide, c’est que chaque fois qu’il a commis son forfait, il le regrette amèrement et supplie qu’on le fouette à mort.

Je ne croyais pas tous les contes d’Anicetus. C’était un fanfaron qui essayait de m’impressionner par ses dépravations, parce qu’au fond c’était un homme faible, inconsistant. Je crus aussi discerner dans ses propos la propension habituelle des marins à exagérer.

D’abord, il me conduisit dans un délicieux temple circulaire dédié à Vénus, d’où l’on découvrait l’étincelant panorama de la mer et qui était relié par un tunnel aux quartiers des marins, pour éviter d’attirer inutilement l’attention. Les deux premiers bordels ne différaient guère de leurs homologues romains et possédaient même l’eau courante. Mais la maison réservée aux esclaves des galères ressemblait davantage à une prison et je pus à peine supporter la vision de ses pensionnaires bestialement avilies.

J’eus beau fouiller consciencieusement les bordels, je ne découvris pas Claudia. Ce fut le lendemain, dans la forteresse maritime de Puteoli que je la trouvai. Je ne vis d’abord qu’une femme qui paraissait bien plus vieille que son âge, dont les cheveux et les sourcils avaient été rasés pour la débarrasser de sa vermine. Lorsque je l’aperçus, elle portait une tunique d’esclave en haillons et s’affairait aux fourneaux des cuisines de la forteresse.

En fait, pour ma part, je ne reconnus que ses yeux, tandis qu’elle m’avait reconnu tout de suite bien qu’elle se gardât de le montrer. Je l’échangeai sans peine contre une bague d’argent. J’aurais pu l’avoir pour rien si je l’avais désiré, mais pour ne pas donner l’éveil aux censeurs, je préférai avoir recours à la corruption.

Quand nous nous installâmes dans la meilleure hôtellerie de la cité, Claudia desserra enfin les dents :

— Tu as dû mettre beaucoup d’ardeur dans tes recherches, dit-elle d’une voix acerbe, pour m’avoir trouvée si vite. Cela ne fait que sept ans depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. Qu’attends-tu de moi ?

Elle accepta, comme je le lui demandais, de se vêtir de manière plus respectable, de cacher son crâne tondu sous une perruque et de mettre du noir sur ses sourcils rasés. Grâce à son travail à la cuisine, elle avait plutôt pris du poids et sa santé n’était pas compromise.

Mais elle ne voulut pas dire un mot de ce qu’elle avait souffert à Misenum. La paume de ses mains était dure comme le bois, la plante de ses pieds semblait faite du cuir le plus rude et le soleil lui avait donné un teint d’acajou foncé.

En dépit de la perruque et des vêtements, nul ne pouvait douter qu’elle fût esclave. Plus je la regardais, plus elle me paraissait étrangère.

— Agrippine, articulai-je enfin, au désespoir. Nulle autre qu’Agrippine n’est responsable de ton sort. Dans la candeur de ma jeunesse, j’ai voulu lui dire un mot en ta faveur. Elle m’a trompé.

— Je ne me plains pas, rétorqua sèchement Claudia. Tout ce qui est arrivé était nécessairement conforme à la volonté de Dieu, qui a sans doute voulu mortifier mon corps orgueilleux. Crois-tu que je serais encore vivante si le Christ n’avait raffermi mon cœur ?

Si la superstition chrétienne l’avait aidée à supporter l’humiliation de l’esclave, je n’y trouvais rien à redire. Je me mis donc à lui parler avec précaution de ce qu’il était advenu de moi. Pour regagner sa confiance, je lui racontai mes rencontres avec Paul et Céphas à Corinthe et lui appris que mon affranchi Hierex Lausus était devenu un chrétien influent, Claudia m’écoutait, le menton dans la main et ses yeux sombres s’éclairaient peu à peu tandis que son intérêt s’éveillait.

— Ici, dit-elle, à Puteoli plusieurs de nos frères marins se sont convertis après avoir entendu raconter comment Jésus de Nazareth avait marché sur l’eau. Sans leur aide, je ne serais jamais sortie de la maison close de Misenum.

— La vie du marin est pleine de dangers et on dit que Naples et Puteoli sont, dans bien des domaines, le dépotoir de l’orient. Je ne m’étonne pas que la nouvelle foi ait pu s’y répandre, sur les talons des Juifs.

Claudia scrutait mon visage.

— Et toi, Minutus ? Tu ne crois donc en rien ?

Je réfléchis longuement et secouai la tête.

— Non, Claudia. Je ne crois plus en rien. Mon cœur s’est endurci.

Claudia frappa ses rudes mains l’une contre l’autre, en un geste décidé.

— Alors je dois t’aider à découvrir la bonne voie. Je suis sûre que c’est pour cela que tu as été conduit à me trouver et à acheter ma liberté. Après Misenum, l’esclavage était le plus grand présent que Dieu pouvait m’envoyer.

— Personne ne m’a conduit, dis-je, agacé. Je me suis lancé à ta recherche de mon propre chef aussitôt que j’ai entendu Agrippine m’avouer qu’elle m’avait trompé.

Claudia me jeta un regard de pitié.

— Ô Minutus, tu n’as pas de volonté personnelle. Si tu en avais jamais eu, tout aurait été bien différent. Je n’ai nul désir de quitter l’assemblée chrétienne de Puteoli, mais je me rends compte que je dois te suivre à Rome. Jour et nuit, je m’efforcerai d’obtenir de toi que tu renonces à ton orgueil pour devenir sujet du royaume secret du Christ. Et ne prends pas cet air consterné. En lui, tu trouveras la seule joie et la seule paix qui se puissent trouver en ce monde périssable.

Je songeai que les duretés de sa vie passée lui avaient troublé l’esprit et n’osai pas discuter davantage avec elle. Nous ralliâmes Antium sur un navire transportant des fauves et de là gagnâmes Ostie, puis Rome où je l’hébergeai secrètement dans ma demeure de l’Aventin. Je l’avais présentée comme une nouvelle servante et tante Laelia la prit en affection. Ma vieille parente, retombée en enfance, passait ses journées à jouer à la poupée.

Mais il ne se passa plus un seul jour sans que Claudia ne me harcèle au nom de son Jésus de Nazareth. Je fuyais ma maison pour me réfugier à la ménagerie, mais la méchanceté de Sabine m’y rendait la vie tout aussi insupportable. Ses manières devenaient chaque jour plus autoritaires, depuis qu’un de ses amis avait accédé à un poste important au Trésor et qu’elle ne dépendait plus de mon argent. Dans la pratique, c’était elle qui désormais dirigeait la ménagerie, réglait chaque détail et jusqu’aux spectacles de l’amphithéâtre. Elle se produisait même en public pour y faire admirer ses talents de dompteuse de lions.

Je crois qu’à la même époque, la vie de Néron était devenue presque aussi intolérable que la mienne. En exilant sa mère à Antium pour installer publiquement Poppée au Palatin, il n’avait fait que tomber de Charybde en Scylla. La brutalité du traitement réservé à Octavie avait déplu au peuple. Poppée le harcelait de supplications et de pleurs pour obtenir qu’il se séparât légalement d’Octavie et brandissait sans cesse devant lui le spectre des intrigues d’Agrippine, non sans quelque raison peut-être. Néron fut contraint d’exiler à Massilia le mari d’Antonia, Faustus Sulla. Antonia accompagna naturellement son époux et disparut de ma vue pour cinq ans.

Sénèque était définitivement opposé au divorce impérial et le vieux Burrus disait que si Néron se séparait d’Octavie, il lui faudrait aussi renoncer à sa dot, l’empire. Et Lollia Poppée ne tenait pas particulièrement à s’en aller à Rhodes pour y vivre en épouse d’un artiste libéré de tout souci politique.

Agrippine a sans doute causé elle-même sa perte, poussée par le goût du pouvoir et par la jalousie. Pour la soutenir dans ses desseins, elle avait encore la fortune héritée de son deuxième époux et de Claude et, en dépit de l’exil de Pallas, elle conservait encore une grande influence. Cependant, de l’avis général, elle n’avait plus de vrais amis. Plus qu’une conspiration politique, Néron craignait qu’elle ne publiât ses mémoires, qu’elle écrivait de sa propre main à Antium, n’osant pas les dicter même à ses esclaves les plus sûrs. Elle laissa inconsidérément se répandre la nouvelle qu’elle rédigeait ses souvenirs, de sorte que beaucoup de gens mêlés de près ou de loin à ses crimes se prirent à souhaiter sa mort.

Quant à moi dans le secret de mes pensées, j’accusais Agrippine d’avoir détruit ma vie quand j’étais encore jeune, entreprenant et amoureux de Claudia, et je lui faisais porter la responsabilité de tous les malheurs qui m’étaient arrivés par la suite. Un soir je rendis visite à la vieille Locuste dans sa petite maison de campagne. La vieille me sourit comme peut sourire une tête de mort et m’expliqua, sans la moindre réticence, que je n’étais pas la première personne à venir la voir dans l’intention que je venais de lui dire.

En principe, elle n’avait pas d’objection à composer un poison pour Agrippine ; ce n’était qu’une question de prix. Mais elle secoua sa tête experte en m’avouant qu’elle avait déjà gaspillé en vain ses produits. Agrippine était beaucoup trop méfiante, elle faisait elle-même sa cuisine et n’osait même pas goûter les fruits de ses propres arbres, car ils étaient trop faciles à empoisonner. J’en déduisis que la vie ne devait plus apporter le moindre plaisir à Agrippine, même si elle prenait sa revanche en écrivant ses mémoires.

Néron retrouva la paix de l’esprit et se réconcilia tout à fait avec Poppée à l’instant où il arrêta sa décision d’assassiner sa mère. La raison d’État exigeait la mort d’Agrippine aussi impérieusement qu’elle avait requis celle de Britannicus. Et nul n’entendit Sénèque émettre le moindre murmure contre ce projet de meurtre, quoiqu’il n’eût pas, bien entendu, désiré y être mêlé.

La seule question qui demeurait pendante était celle du moyen à employer, pour déguiser l’assassinat en accident.

L’imagination de Néron se mit à travailler pour satisfaire son goût du drame, et il en délibéra passionnément avec ses proches amis.

Tigellinus, qui avait des raisons personnelles de haïr Agrippine, proposa de la tuer en la renversant avec son char. Mais il fallait l’attirer sur la route d’Antium. Je suggérai quant à moi d’introduire des fauves dans ses jardins mais ils étaient trop bien gardés.

Néron croyait que je participais au complot par pure affection pour Poppée et pour lui et ignorait que c’était un inflexible désir de vengeance qui me poussait. Agrippine avait mérité mille fois la mort pour ses crimes et à mes yeux, il n’était que juste qu’elle mourût de la main de son fils. Toi aussi tu as du sang de la louve dans les veines, Julius, mon fils. Efforce-toi d’en être moins esclave que ne le fut ton père.

En fait, ce fut par l’intermédiaire de mon épouse que nous trouvâmes une méthode adéquate. Un ingénieur grec lui avait fait la démonstration d’une barque de son invention. Le navire pouvait transporter des animaux et un seul homme, grâce à un ingénieux système de leviers, pouvait à n’importe quel moment désintégrer la coque, relâchant ainsi les bêtes dans l’eau.

Sabine s’exaltait à l’idée de monter un spectacle dans les naumachies qu’on venait de construire. En raison de leur coût, je m’étais opposé à l’achat d’animaux marins, mais Sabine avait fini par l’emporter. La nouvelle invention avait entraîné un tel mouvement de curiosité qu’Anicetus était venu de Misenum pour la représentation.

À l’apogée du spectacle, le bateau comme prévu se défit en morceaux. La foule hurla de joie en voyant les bisons et les lions affronter les monstres aquatiques ou nager jusqu’au bord du bassin où de courageux chasseurs les abattaient, Néron applaudit vigoureusement.

— Peux-tu me construire un navire semblable, lança-t-il à Anicetus, mais plus grand et plus beau, assez beau pour porter la mère de l’empereur ?

Je promis qu’Anicetus pourrait consulter les plans secrets du Grec, mais il me semblait qu’une solution aussi théâtrale nécessitait de mettre trop de monde dans la confidence pour que le secret fût gardé.

Pour me manifester sa reconnaissance, Néron m’invita aux fêtes de Baiae en mars, afin que je pusse voir de mes propres yeux le spectacle qu’il avait imaginé. En public et jusque devant le sénat, Néron avait commencé de jouer la comédie du fils repentant qui aspirait à une réconciliation avec sa mère. On pouvait en finir, expliquait-il, avec les différends et les mouvements de mauvaise humeur, il suffisait pour cela d’un peu de bonne volonté de part et d’autre.

Les espions d’Agrippine s’étaient empressés de lui transmettre la nouvelle de ce changement. Aussi ne fut-elle pas particulièrement surprise ni méfiante lorsque à Antium elle reçut une lettre de Néron qui l’invitait en termes choisis à la fête de Minerve à Baiae. L’occasion semblait bien choisie, car Minerve est la déesse des écoliers et Baiae, loin de Rome et de la querelleuse Poppée, était un lieu bien adapté à une réconciliation.

Le jour de Minerve est un jour de paix au cours duquel le sang ne doit pas couler et nulle arme ne doit être visible. Néron avait d’abord eu l’intention d’envoyer le nouveau vaisseau d’apparat chercher Agrippine à Antium, pour manifester qu’il comptait rétablir sa mère dans ses droits. Mais nous calculâmes, à l’aide d’une clepsydre, que dans ce cas, le bateau devrait être coulé de jour. En outre, poussée par sa méfiance bien connue, Agrippine pourrait tout aussi bien refuser l’honneur qui lui était fait et voyager par terre.

Pour finir, elle aborda la base navale de Misenum dans son propre navire manœuvré par ses esclaves de confiance. Néron vint au-devant d’elle avec toute sa suite. Il avait insisté pour que Sénèque et Burrus fussent présents, afin de renforcer la signification politique de cette réconciliation.

Je ne pus qu’admirer les talents d’acteur dont Néron fit preuve quand il se précipita dans les bras d’Agrippine, les larmes aux yeux, en la saluant du nom de « meilleure des mères ». Elle, de son côté, avait revêtu ses plus beaux atours. On eût dit une frêle déesse à laquelle les épaisses couches de fard conféraient un visage impassible.

Le jour de Minerve est tout imprégné de gaieté printanière. Le peuple, qui ne comprend rien aux affaires de l’État, salua Agrippine avec allégresse et l’applaudit tout le long du chemin pendant qu’on la conduisait à son domaine campagnard de Bauli, près du lac Locrinus. Sur les berges de ce dernier avaient été tirés au sec quelques navires de guerre vétustes et le bateau d’apparat magnifiquement décoré. Sur l’ordre de Néron, Anicetus le mit à la disposition d’Agrippine. Mais après une nuit à Bauli, elle préféra être ramenée à Baiae, pour jouir des acclamations de la foule tout au long de la route.

À Baiae durant les cérémonies officielles en l’honneur de Minerve, Néron plaça Agrippine au premier rang et se tint lui-même en arrière comme un écolier timide. Le banquet de la mi-journée offert par les magistrats de la cité, avec ses nombreux discours et la sieste qui suivit nous occupa au point que la nuit était déjà tombée lorsque le banquet du soir commença, en présence de Sénèque et de Burrus. Agrippine était étendue à la place d’honneur. Néron était assis à ses côtés et lui parlait avec animation. On but beaucoup et quand Agrippine eut remarqué qu’il se faisait tard, l’expression de Néron devint sérieuse et, baissant la voix, il entreprit sa mère sur les affaires de l’État.

D’après les bribes que je pus en saisir, il me sembla que leur conversation portait sur l’avenir de Poppée. Agrippine était inflexible. Trompée par l’humble attitude de Néron, elle déclara que tout ce qu’elle demandait, c’était qu’il l’envoyât en Lusitanie, auprès d’Othon. Après cela, Néron pourrait de nouveau compter sur le soutien et l’amour de sa mère, car elle n’avait pas d’autre but que le bien de son fils.

Néron parvint à tirer de ses yeux quelques larmes de colère avant d’annoncer que sa mère lui était plus chère que n’importe quelle femme au monde. Il lut même quelques poèmes qu’il avait écrits en son honneur.

Agrippine était ivre de vin et de la joie de la victoire, car les humains aiment croire que ce qu’ils espèrent est vrai. Je remarquai néanmoins qu’elle ne touchait jamais sa coupe avant que Néron y eût bu, et ne touchait nul mets que Néron ou sa propre amie Acerronia n’eussent préalablement goûté. Je ne crois pas qu’à ce moment elle agissait ainsi par-méfiance, mais par une habitude que des années de soupçons avaient profondément enracinée en elle.

Anicetus montra aussi des talents d’acteur en venant annoncer, la mine inquiète, que les navires de guerre qui avaient servi à la cérémonie avaient accidentellement arraisonné la trirème d’Agrippine. Les dégâts étaient trop importants pour que le bateau pût rallier Antium sans réparations. Mais le vaisseau d’apparat et son équipage étaient à la disposition d’Agrippine.

Nous accompagnâmes en cortège la mère de l’empereur jusqu’au port gaiement éclairé. Néron l’embrassa sur les yeux et la poitrine et guida ses pas chancelants quand elle monta à bord. De sa voix si bien modulée, il lui souhaita bonne route :

— Porte-toi bien, ô ma mère. Sans toi, je ne saurais gouverner.

À la vérité, je dois dire que Néron me parut un peu forcer son talent et par ces adieux prolonger son numéro de manière exagérée. La nuit était calme et le ciel piqueté d’étoiles. Quand le navire se fut éloigné à force de rames, Sénèque et Burrus se retirèrent dans leurs appartements tandis que nous, les conspirateurs, nous retournions au festin.

Néron se taisait. Soudain blêmissant, il quitta la table et sortit pour vomir. Un instant, nous craignîmes qu’Agrippine eût réussi à verser un poison dans sa coupe et puis nous comprîmes que la journée avait été éprouvante pour lui. L’âme sensible de Néron flanchait sous la tension de l’attente, en dépit des efforts d’Anicetus qui ne cessait de répéter que la machination ne pouvait échouer. Le commandant de la flotte était persuadé d’avoir agencé le piège de la plus adroite manière.

J’appris ce qu’il était advenu ensuite par le centurion Obaritus auquel Anicetus avait confié le commandement du navire d’apparat. Aussitôt à bord, Agrippine s’était retirée dans la cabine somptueusement équipée qui lui était réservée. Mais elle n’avait pu trouver le sommeil. Quand elle se vit perdue au milieu de l’onde noire, avec pour seule compagnie Acerronia et son procurateur Crepeius Gallus, sur un navire manœuvré par des marins inconnus, elle sentit ses soupçons se réveiller.

Elle envoya Gallus à la poupe pour demander que le navire mît le cap sur Bauli, où elle désirait passer la nuit avant de repartir pour Antium à l’aube. Anicetus savait que durant son exil dans l’île de Pandaria, Agrippine avait pourvu à son entretien en pêchant les éponges et il avait donc prévu que la désintégration du navire s’opérerait en deux phases.

Une première pression sur un levier ferait effondrer la légère construction du pont, et puis un autre levier déclencherait l’éclatement de la coque proprement dite. Le soin d’équiper la cabine avait été confié à des ouvriers ignorant tout de la machination et par mesure de précaution, seuls un petit nombre de marins étaient dans le secret.

On avait stupidement installé dans la cabine un lit de parade et quand le toit s’effondra, les lourds baldaquins protégèrent Agrippine qui s’en tira avec une coupure à l’épaule. Acerronia, accroupie sur le plancher, était occupée à masser les pieds d’Agrippine et ne fut pas blessée. Seul Gallus fut tué sur le coup par la chute du toit.

La plus complète confusion régnait sur le pont. Agrippine seule comprit ce qui se passait, car la mer était calme et le navire n’avait manifestement rien heurté. Sur son ordre, Acerronia sortit en rampant sur le pont en criant :

— Je suis Agrippine. Sauvez la mère de l’empereur !

Ce qu’entendant, le centurion ordonna aux marins qui étaient dans le secret de la tuer à coups de rames. Puis, tirant sur le deuxième levier, il ne fit que le tordre. Le mécanisme, faussé, refusait de fonctionner. Alors Obaritus voulut que le navire acheva de chavirer, l’effondrement du toit lui ayant donné de la gîte. Quelques marins lui obéirent donc en se précipitant du côté où le bateau penchait mais dans le même temps, d’autres se portèrent du côté qui s’élevait et le navire ne chavira pas. Au milieu de cette confusion, Agrippine rampa silencieusement hors de la cabine, se laissa glisser dans l’eau et nagea vers la terre. En dépit du vin qu’elle avait bu et de sa blessure à l’épaule, elle parvint à progresser sur de longues distances sous la surface et nul n’aperçut sa tête sur l’onde éclairée par les étoiles. Lorsqu’elle ne fut plus en vue, Agrippine fut recueillie par un bateau de pêche qui gagnait le large. Sur sa requête, les pêcheurs la conduisirent à Bauli.

Le centurion était un homme de sang-froid. C’était pour cela qu’Anicetus l’avait choisi. Quand il vit que la femme morte était Acerronia et qu’Agrippine avait disparu, il ramena à force de rames le navire à Baiae pour rendre compte de l’échec de l’affaire à Anicetus. Tandis qu’il se précipitait vers les appartements de Néron, les marins qui n’étaient pas dans la confidence répandaient la troublante nouvelle de l’accident dans toute la ville.

Les pêcheurs de Baiae descendirent sur les quais, tirèrent leurs barques à l’eau et mirent à la voile pour se précipiter au secours d’Agrippine. La confusion était à son comble quand les sauveteurs d’Agrippine, qu’elle avait généreusement récompensés, arrivèrent en ville et annoncèrent à tous ceux qu’ils rencontraient que la mère de l’empereur était sauve et n’avait subi que de légères blessures. La foule décida alors de se rendre à Bauli en procession solennelle pour féliciter Agrippine d’avoir ainsi miraculeusement échappé aux périls de la mer.

Pendant ce temps Néron connaissait le tourment de l’attente, mais ne se doutait pas de ce qui se passait. Entouré de ses fidèles amis, il se préparait, mi-pleurant mi-plaisantant, à porter le deuil de sa mère. Il projetait de décréter des fêtes de funérailles dans tout l’empire et préparait une déclaration au peuple de Rome et au sénat.

Pris d’un remord de conscience, il me demanda s’il pourrait proposer la déification d’Agrippine. N’était-elle pas fille du grand Germanicus, sœur de l’empereur Caius, veuve de l’empereur Claude et mère de l’empereur Néron ? N’était-elle pas la plus grande dame de Rome depuis Livie ? Dans l’horrible folie qui s’était emparée de nous, nous nous amusions déjà à nous nommer les uns les autres prêtres de la nouvelle déesse.

Au milieu de cette allégresse funèbre, le centurion Obaritus fit irruption. Il annonça que le navire avait seulement pris de la gîte et qu’Agrippine avait disparu sans laisser de trace. L’espoir qu’elle se fût noyée fut presque aussitôt contredit par l’arrivée des pêcheurs qui venaient, à la tête d’une foule joyeuse, nous annoncer qu’Agrippine était saine et sauve. Ces braves gens avaient vu les lumières de la salle des banquets et pensaient que Néron les récompenserait. Mais l’empereur s’affola. Comme un écolier qui a commis quelque fredaine et revient en pleurant auprès de ses maîtres, Néron envoya chercher Sénèque et Burrus.

J’eus la présence d’esprit d’ordonner à Anicetus de se saisir des pêcheurs et de les enfermer dans quelque lieu sûr où ils attendraient leur récompense sans pouvoir répandre de rumeurs qui empireraient la situation. Fort heureusement pour Néron, Agrippine s’était manifestement abstenue de leur livrer ses soupçons et le seul échange qu’ils avaient eu avec elle en la ramenant à terre s’était limité à un innocent bavardage.

Sénèque et Burrus survinrent en même temps. Le philosophe était pieds nus et ne portait qu’une tunique. Néron se conduisait comme s’il avait perdu la raison, courant de-ci de-là à travers la pièce. Anicetus fit un rapide exposé des événements. Écrasé par un sentiment de culpabilité, Néron craignait sérieusement pour sa vie. Sa puissante imagination lui peignant sous les couleurs les plus vives ce qui le menaçait, il se mit à pleurer en criant qu’Agrippine allait armer ses esclaves et soulever les soldats de la garnison contre lui, à moins qu’elle ne fût en route pour Rome où elle se plaindrait devant le sénat de la tentative d’assassinat dont elle avait été victime, en exhibant ses blessures et en racontant la cruelle mort de sa servante.

En hommes d’expérience, Sénèque et Burrus n’eurent pas besoin de beaucoup d’explications. Le philosophe se contenta de jeter un coup d’œil interrogateur au soldat qui haussa les épaules :

— Je ne puis envoyer ni les prétoriens, ni les Germains de la garde tuer la fille de Germanicus.

Avec une grimace de dégoût, il se tourna vers Anicetus.

— Qu’Anicetus achève ce qu’il a entrepris. Je me lave les mains de toute cette affaire.

Le commandant de la flotte ne se fit pas prier. À très juste titre, il craignait pour sa vie, car Néron, dans sa colère, lui avait déjà donné un coup de poing en plein visage. Il promit donc avec empressement de parachever sa tâche avec l’aide de ses marins. Néron scrutait Sénèque et Burrus de son regard fiévreux.

— C’est cette nuit seulement que je serai débarrassé de la tutelle qui pesait sur moi, s’écria-t-il avec reproche, cette nuit seulement que j’obtiendrai enfin le droit de gouverner. Et cela, je ne le devrai ni à l’homme d’État Sénèque, ni au général Burrus, mais à un ancien barbier, un esclave affranchi. Va, Anicetus, hâte-toi et emmène avec toi tous ceux qui veulent rendre ce service à l’empereur.

Puis il blêmit et battit en retraite au fond de la salle quand on vint annoncer qu’un affranchi d’Agrippine, Agerinus, lui demandait audience pour lui donner un message d’Agrippine.

— Un assassin, cria-t-il en se saisissant d’une épée et en la dissimulant sous son manteau.

En fait, il n’y avait rien à craindre car Agrippine, épuisée par sa fuite à la nage et la perte de sang, avait examiné la situation et compris que le mieux serait de faire bonne figure en feignant de tout ignorer de la tentative de meurtre. Aussi fut-ce en tremblant qu’Agerinus entra, et en balbutiant qu’il transmit le message de sa maîtresse :


La première des déesses et l’esprit tutélaire de l’empereur m’ont sauvée d’une mort accidentelle. Si chagriné que tu sois en apprenant les dangers qui ont menacé ta mère, ne viens pas me voir pour l’instant. J’ai besoin de repos.


Voyant qu’il n’y avait rien à craindre d’Agerinus, Néron reprit son sang-froid, laissa tomber l’épée aux pieds de l’affranchi et, se rejetant en arrière, pointa sur lui un doigt accusateur en criant d’une voix théâtrale :

— J’en appelle au témoignage de vous tous ici présents. Ma mère a envoyé un de ses affranchis pour m’assassiner.

Nous nous jetâmes sur Agerinus, ignorant ses protestations. Néron ordonna de l’emprisonner, mais Anicetus jugea plus sage de lui trancher la gorge aussitôt que nous eûmes passé le seuil de la salle. Le marin avait donc donné un gage sanglant, mais je jugeai néanmoins de mon devoir de l’accompagner pour vérifier qu’il accomplissait bien sa mission. Néron se précipita à notre suite pour nous donner ses dernières recommandations et glissa dans le sang qui jaillissait du corps d’Agerinus.

— Ma mère a voulu me tuer, dit-il avec soulagement. On ne soupçonnera rien si elle s’est tuée après que son crime ait été découvert. Agissez en conséquence.

Le centurion Obaritus nous accompagna, afin de réparer son échec. Anicetus avait ordonné à son lieutenant Herculeius de faire sonner l’alarme dans le camp de marins et nous parvînmes à mettre la main sur quelques chevaux. Une troupe de soldats nous suivait, courant pieds nus et, en criant et en faisant tournoyer leurs armes, ils réussirent à disperser la foule qui se dirigeait vers Bauli dans l’intention de féliciter Agrippine.

Quand nous atteignîmes Bauli et qu’Anicetus ordonna à ses hommes de cerner la maison, l’aube pointait. Nous défonçâmes la porte et chassâmes les esclaves qui tentaient de nous résister. La chambre à coucher était faiblement éclairée et Agrippine gisait sur son lit, les épaules enveloppées de tissus tièdes. La servante qui la veillait s’enfuit et Agrippine levant la main, la rappela vainement :

— Tu m’abandonnes, toi aussi ?

Anicetus ferma la porte derrière nous pour que le dénouement se déroulât sans trop de spectateurs. Agrippine nous salua d’une voix faible :

— Si vous êtes venus demander des nouvelles de ma santé, dites à mon fils que je vais déjà un peu mieux.

Puis son regard se posa sur nos armes et sa voix s’affermit :

— Si vous êtes venus pour me tuer, alors je ne puis croire que c’est sur l’ordre de mon fils. Il ne consentirait jamais à un matricide.

Quelque peu mal à l’aise, Anicetus, Herculeius et Obaritus entourèrent le lit, sans trop savoir comment commencer, tant Agrippine était majestueuse, même sur sa couche de malade. J’appuyai mon dos à la porte pour la tenir close. Pour en finir, Herculeius porta à Agrippine un coup de poing à la tête, mais si maladroitement qu’elle ne perdu pas connaissance. Ils avaient projeté de l’assommer avant de lui ouvrir les veines pour donner quelque vraisemblance à la version du suicide.

À présent, Agrippine avait abandonné tout espoir. Elle se dénuda le bas-ventre et, écartant les genoux, cria d’une voix aiguë à l’adresse d’Anicetus :

— Déchire ces entrailles qui ont donné le jour à Néron !

Le centurion abattit son épée et la prit au mot.

Puis tous frappèrent à coups redoublés, de sorte qu’elle reçut de nombreuses blessures avant de rendre son dernier souffle.

Quand nous fûmes convaincus de sa mort, chacun d’entre nous s’empara d’un petit objet dans la chambre à titre de souvenir, pendant qu’Anicetus ordonnait aux servantes de laver le corps et de disposer le bûcher. Pour ma part, je pris une petite statuette de la Fortune qui se trouvait près du lit, dans l’idée que c’était celle que l’empereur Caius transportait toujours avec lui. Plus tard, je découvris qu’il n’en était rien, à ma grande déception.

Un messager était parti au grand galop prévenir Néron que sa mère s’était suicidée. Néron accourut à Bauli, car avec l’aide de Sénèque il avait déjà rédigé une missive informant le sénat de la tentative de meurtre dont il avait été victime et il désirait vérifier de ses propres yeux qu’Agrippine était vraiment morte.

Néron s’était tant dépêché que lorsqu’il arriva, les servantes étaient encore occupées à laver et oindre le corps nu d’Agrippine. Néron s’approcha pour passer ses doigts dans les blessures et dit :

— Voyez comme ma mère est belle, jusque dans la mort.

On avait achevé d’empiler le bois dans le jardin. Sans aucune cérémonie, on étendit le corps sur une couche du triclinium et on la hissa au sommet du bûcher. Quand la fumée commença de s’élever en volutes vers le ciel, je remarquai tout à coup combien le matin était beau à Bauli.

La mer était d’un bleu éblouissant, les oiseaux chantaient, et dans le jardin les fleurs printanières s’épanouissaient, en un déferlement de couleurs. Mais il n’y avait pas âme qui vive dans les rues. Les habitants de Bauli, inquiets, ne sachant plus ce qui se passait, s’étaient enfermés chez eux.

Le bûcher brûlait encore quand une troupe de tribuns et de centurions arriva vers nous au galop. Quand Néron entendit le bruit des sabots et qu’il vit les rangs des marins s’ouvrir devant les cavaliers, il se mit à chercher du regard un moyen de s’enfuir. Mais les nouveaux venus, sautant de leurs montures, se précipitèrent pour lui serrer la main chacun à son tour en remerciant à grands cris les dieux de l’avoir protégé des desseins criminels de sa mère.

Les cavaliers avaient été envoyés par le préfet Burrus pour éclaircir la situation aux yeux du peuple, mais lui-même s’était abstenu de venir car il avait trop honte. Quand les restes d’Agrippine eurent été hâtivement enlevés du bûcher et enterrés dans le jardin, on répandit de la terre sur la tombe. Néron ne voulait pas de tertre funéraire qui pût devenir un but de pèlerinage politique.

Rassemblant notre courage, nous allâmes au temple de Bauli pour y présenter une action de grâces aux dieux qui avaient sauvé Néron. Mais dans le sanctuaire, Néron croyait entendre des appels de clairon et des cris accusateurs. Il disait aussi que le jour baissait, quoique le soleil fût à son zénith.

La mort d’Agrippine ne fut pas vraiment une surprise pour le sénat romain ni pour le peuple, car on s’attendait à quelque événement grave. La nuit de la mort d’Agrippine d’effroyables orages, extrêmement rares en cette époque de l’année, s’étaient abattus sur la cité, l’éclair avait frappé en quatorze points différents la ville et le sénat avait donc déjà commandé les habituels sacrifices expiatoires. Quand la nouvelle de la mort arriva, on ne les annula pas et on n’offrit pas d’actions de grâces. En revanche, la haine d’Agrippine était si grande que le sénat décida de placer sa date de naissance sur la liste des jours néfastes.

C’était tout à fait à tort que Néron avait craint des désordres. Quand il arriva enfin, venant de Naples, il fut accueilli comme s’il célébrait un triomphe. Les sénateurs portaient leurs habits de fête, les femmes et les enfants le saluaient avec des hymnes à sa louange et jetaient sur son passage des brassées de fleurs, du haut des tribunes qu’on avait construites à la hâte de chaque côté de la route.

Quand Néron monta sur le Capitole pour une offrande de remerciement personnelle, ce fut comme si Rome tout entière sortait d’un hideux cauchemar. En ce délicieux jour de printemps, le peuple n’était que trop heureux de croire le compte-rendu que Sénèque fit du suicide d’Agrippine. La seule idée d’un matricide était si terrible que les plus vieux préféraient même éviter de la former.

Je m’étais rué à Rome, auprès de Claudia, tremblant de fierté.

— Claudia, m’écriai-je, je t’ai vengée ! Agrippine est morte et j’ai moi-même aidé à la faire passer de vie à trépas. C’est son propre fils qui a ordonné qu’on la tue. Par Hercule, j’ai payé ma dette envers toi. Tu n’as plus à avoir de chagrin de l’avilissement que tu as subi.

Je lui tendis la statuette de la Fortune que j’avais prise au chevet d’Agrippine, mais Claudia me regarda comme si j’étais un monstre. Elle leva les mains dans un geste de défense.

— Je ne t’ai jamais demandé de me venger, dit-elle, horrifiée. Tu as du sang sur les mains, Minutus.

J’avais en fait un bandage rougi sur une main, mais je me hâtai d’expliquer que je ne m’étais nullement souillé du sang d’Agrippine et que dans ma précipitation, je m’étais blessé au pouce contre ma propre épée. Mais ces paroles ne servirent à rien. Claudia se répandit en malédictions, appelant sur moi le jugement de Jésus de Nazareth, et faisant mille folies, de sorte qu’à la fin je dus me résoudre à crier à mon tour d’une voix courroucée :

— S’il en est comme tu dis, alors j’ai seulement été l’instrument de ton dieu. Tu peux considérer la mort d’Agrippine comme le châtiment de ton Christ pour ses crimes. Les Juifs savent ce qu’est la vengeance. C’est le peuple le plus vindicatif du monde. Je l’ai lu dans leurs livres sacrés. Tu gaspilles tes larmes, à pleurer la mort d’Agrippine.

— En vérité, certains ont des oreilles et n’entendent pas.

Ô Minutus, tu n’as donc pas compris un seul mot de ce que je m’efforçais de t’enseigner ?

— Maudite sois-tu, ô toi, la femme la plus ingrate du monde ! J’ai supporté jusqu’à présent tes stupides bavardages sur ton Christ, mais désormais je ne te dois plus rien. Retiens ta langue et quitte ma maison !

— Que le Christ pardonne la violence de mes humeurs, marmonna Claudia entre ses dents serrées. Mais je ne puis me maîtriser plus longtemps.

Ses mains endurcies me giflèrent sur les deux joues, si durement que me oreilles bourdonnèrent puis, me saisissant par la nuque, elle me força à m’agenouiller, bien que je sois plus grand qu’elle.

— À présent, Minutus, ordonna-t-elle, tu vas demander pardon au Père céleste pour le terrible péché que tu as commis. Prie.

Je ne pouvais décemment me battre avec elle et en vérité, en cet instant, elle était d’une force inhabituelle. Je quittai la pièce à quatre pattes. Claudia lança à ma suite la statuette d’or. Quand je me remis sur mes pieds, je hélai les servantes, et leur ordonnai, la voix tremblante de rage, de rassembler les affaires de Claudia et de les porter hors de la maison. Puis je ramassai la Fortune, dont l’une des ailes était tordue et pris le chemin de la ménagerie où je pourrais au moins me vanter de ce que j’avais fait devant Sabine.

À ma grande surprise, Sabine était dans des dispositions amicales à mon égard et elle me tapota même la joue qui me cuisait encore, à cause des gifles administrées par Claudia. Elle accepta avec reconnaissance la statuette et m’écouta complaisamment, quoiqu’un peu distraitement, raconter mes aventures de Baiae et de Bauli.

— Tu es un homme plus brave que je n’aurais cru, dit-elle. Mais tu ne devrais pas te vanter de ce qui s’est passé devant trop de monde. L’important est qu’Agrippine est morte. Personne ne la pleurera. Cette putain d’Octavie, elle aussi, a reçu son dû. Après cela, Néron, n’osera jamais divorcer d’Octavie. C’est tout ce que je sais en fait de politique.

Cette dernière affirmation me surprit, mais Sabine posa sa main sur ma bouche.

— C’est le printemps, ô Minutus, murmura-t-elle. Les oiseaux chantent et les lions rugissent tant que le sol tremble sous nos pieds. Le désir ardent brûle ma chair, ô Minutus. Et j’ai décidé, après mûre réflexion, que nous devions avoir un enfant, pour la perpétuation de la gens flavienne et de ta famille. Je ne suis pas une femme stérile, et tu n’as pas de raison de m’infliger la douleur de fuir ma couche.

L’accusation était injuste mais sans doute avait-elle changé d’attitude à mon égard à cause de ce que j’avais fait, à moins que le terrible forfait n’eût ému sa féminité, comme certaines femmes le sont par la vue des incendies et du sang qui s’épanche sur le sable de l’arène.

Mon regard s’attarda sur son corps et il n’y avait rien en elle qui fût déplaisant, même si elle n’avait pas la peau aussi blanche que Poppée. Nous partageâmes la même couche deux nuits durant, ce qui ne nous était pas arrivé depuis longtemps mais je ne retrouvai pas l’extase des débuts de notre union. Sabine aussi était entre mes bras comme une statue de bois et elle finit par avouer qu’elle avait obéi plus à son sens du devoir familial qu’à un goût quelconque pour les plaisirs de la chair, en dépit du sourd râle des lions qui emplissait nos nuits.

Notre fils naquit huit mois plus tard. Je craignis que nous ne fussions contraints de l’abandonner, comme on le fait souvent pour les enfants prématurés. Mais il était en parfaite santé et bien proportionné et l’heureuse naissance suscita une grande allégresse dans la ménagerie. J’invitai nos centaines d’employés à un festin en l’honneur de mon premier-né. Je n’aurais jamais cru les rudes dresseurs de fauves capables de tant de tendresse pour un bébé.

En particulier, nous eûmes le plus grand mal à nous défaire du noiraud Épaphroditus qui ne cessait de s’introduire jusqu’à l’enfant pour le cajoler et en oubliait de nourrir ses fauves. Il insista même pour nous offrir une nourrice et je finis par accepter ce que je considérais comme un hommage.

De Claudia non plus, je ne parvins pas à me défaire. Quelques jours après, rentrant à l’improviste dans ma demeure de l’Aventin, je surpris tous mes domestiques, et jusqu’à Barbus, rassemblés dans le triclinium. Sur mon siège d’honneur, était assis le thaumaturge Céphas, entouré de quelques jeunes gens qui m’étaient inconnus.

L’un d’eux traduisait en latin les histoires que Céphas contait en araméen. Tante Laelia dansait de joie à travers la pièce, en claquant l’une contre l’autre ses mains noueuses. Ma fureur fut telle que je fus bien près de faire fouetter toute ma maisonnée, mais Claudia s’empressa d’expliquer que Céphas était sous la protection du sénateur Pudens Publicolus et vivait dans la maison de ce dernier, à l’écart des Juifs de l’autre côté du fleuve, de façon à ne pas créer de nouveaux conflits entre chrétiens et Juifs. Pudens était un vieil idiot mais c’était aussi un Valérien, je fus donc contraint de serrer les dents.

Céphas se souvenait parfaitement de notre rencontre à Corinthe. Il me salua amicalement. Il ne me demanda pas de partager sa foi mais je compris qu’il désirait me voir réconcilié avec Claudia et m’accommoder de la présence de celle-ci sous mon toit. Ce fut ce qu’il advint, d’une façon que je ne saurais expliquer. À ma grande surprise, je me retrouvai en train de serrer les mains de Claudia, de lui donner un baiser et même, qui l’eût cru ? je pris part à leur repas, car après tout, n’étais-je pas le maître sous mon toit ?

Je ne désire pas m’étendre davantage sur ce honteux épisode. Après cela, je demandai d’une voix sarcastique à Barbus s’il avait abandonné Mithra pour devenir chrétien. Il ne répondit pas directement à ma question et se contenta de marmonner :

— Je suis vieux. Les rhumatismes que j’ai ramenés de la guerre me tourmentent si horriblement que je ferais n’importe quoi pour échapper à ces douleurs. Et il m’a suffi de regarder cet ancien pêcheur pour qu’elles disparaissent chaque fois que j’ai bu de son vin et goûté de son pain, je me suis senti mieux pour plusieurs jours. Personne ne connaît mieux que les prêtres de Mithra les rhumatismes du légionnaire et pourtant ils n’ont pas réussi à me les guérir.

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