Cette effrayante nouvelle me laissa sans voix. Remarquant mon expression, Claudia intervint :

— Je ne suis pas baptisée selon leur foi, mais je suis allée souvent de l’autre côté du Tibre, dans le quartier juif écouter leurs enseignements. Leurs mystères et leur banquet sacré les absolvent de tous leurs péchés.

— Des braillards, dis-je avec fureur, éternels chicaneurs, semeurs de zizanie et agitateurs de populace. Je les ai vus à l’œuvre à Antioche. Les vrais Juifs les craignent plus que la peste.

— Nul besoin d’être juif pour croire que Jésus de Nazareth est le fils de Dieu, dit Pauline.

Mais je n’étais pas d’humeur à me lancer dans une discussion théologique. En fait, je voyais rouge à la seule idée que mon père s’était rabaissé au point de devenir disciple de ces méprisables chrétiens.

— Mon père, dis-je durement, se sera une fois de plus enivré et aura pleuré sur son sort. Il n’a pas à chercher d’excuse pour échapper au règne de terreur de Tullia. Mais il aurait mieux fait de parler de ses ennuis à son propre fils.

En m’entendant parler avec si peu de respect pour mon père, la femme aux grands yeux secoua la tête :

— Peu avant ton arrivée, on m’a fait savoir que l’empereur, pour préserver l’honneur de mon époux, s’est opposé à ce que la dénonciation dont j’ai été victime se traduise par un procès public. Aulius Plautus et moi sommes mariés suivant l’ancienne forme. L’empereur me fera donc comparaître devant le tribunal de la famille, présidé par mon époux dès que celui-ci sera revenu de Bretagne. Avant ton arrivée, je me demandais comment lui faire parvenir un message avant que lui soient transmises par quelque autre canal les accusations exagérées qu’on pourrait formuler contre moi et qui ne manqueraient pas de le prévenir en ma défaveur. J’ai la conscience claire, car je n’ai rien fait de mal ni de honteux. Veux-tu, Minutus, partir immédiatement pour la Bretagne porter une lettre à mon mari ?

Je n’avais pas la moindre envie de présenter cette déplaisante nouvelle à un célèbre soldat. Je ne pouvais manquer de penser que c’était là le plus déplorable des moyens pour gagner ses faveurs. Mais la douceur des yeux de la vieille femme m’ensorcelait. Je songeai que peut-être, d’une certaine manière, j’avais une dette envers elle, puisque c’était à cause de mon père qu’elle se trouvait dans cette mauvaise passe. Si je ne faisais pas ce qu’elle me demandait, elle risquait fort d’être mise à mort par son époux, suivant les anciennes lois familiales et les règles de la première forme de mariage.

— Apparemment, tel est mon destin, conclus-je. Je suis prêt à partir dès demain à condition que dans ta lettre tu ne me mêles en rien à tes superstitions.

Elle m’en fit le serment et bientôt se mit en devoir de rédiger la lettre. Puis je songeai que si je prenais la route sur ma propre monture, Arminia, le voyage serait fort long, car il me faudrait bien la laisser se reposer de temps en temps. Pauline me promit d’obtenir pour moi une plaque de courrier de première classe qui me donnerait le droit d’utiliser les chevaux de poste et les chars de l’empereur au même titre qu’un sénateur. Pauline n’était-elle pas l’épouse du général en chef de l’armée de Bretagne ? Mais en échange de cette facilité, elle me demanda encore autre chose :

— Sur une des pentes de l’Aventin vit un fabriquant de tentes du nom d’Aquila. À la nuit tombée, va le voir et dis-lui, ou dis à sa femme Prisca que j’ai été dénoncée. Ils sauront alors qu’ils doivent se tenir sur leurs gardes. Mais si quelqu’un d’autre te questionne, tu lui diras que je t’ai envoyé là pour commander des tentes pour mon mari en Bretagne, je n’ose y envoyer mes propres serviteurs, car après cette dénonciation, ma maison est sous surveillance.

Je maugréai mentalement contre l’idée d’être ainsi entraîné dans les dégoûtantes machinations des chrétiens, mais Pauline me bénit au nom de Jésus de Nazareth en me touchant doucement du bout des doigts le front et la poitrine, de sorte que je ne pus rien dire. Je lui promis de faire ce qu’elle me demandait et de revenir le lendemain, prêt à partir.

Quand nous quittâmes sa tante, Claudia soupirait à fendre l’âme mais moi, j’étais surexcité par la soudaineté des événements et la perspective du long voyage qui comblerait mes attentes et mettrait fin à mes incertitudes. En dépit de la résistance de Claudia, je tins à la faire entrer chez nous pour la présenter à tante Laelia.

— Maintenant que mon père s’est couvert de honte en devenant chrétien, tu n’as plus à avoir honte de quoi que ce soit dans notre demeure. De jure, tu es une patricienne fille d’empereur.

Tante Laelia fit bonne figure. Quand elle fut remise de sa surprise, elle embrassa Claudia et l’examina attentivement.

— Tu es maintenant une jeune femme pleine de vie et de santé. Je voyais pour toi un grand avenir quand tu étais enfant et je me souviens bien que le cher empereur Caius t’appelait toujours cousine. Ton père s’est conduit d’une manière honteuse envers toi, mais comment va Pauline ? Est-il vrai que, comme on me l’a rapporté, tu tonds les moutons de tes propres mains dans la ferme qu’elle possède hors les murs ?

— Je vous laisse bavarder un moment, dis-je. Je sais que les femmes ne sont jamais en peine de sujets de bavardages. Je dois aller voir mon avocat et mon père, car demain à l’aube je pars pour la Bretagne.

Tante Laelia éclata en sanglots et gémit que la Bretagne était une île humide et brumeuse. Son climat effrayant avait raison de la santé des soldats survivant aux coups de ces Bretons qui se peignaient en bleu. À l’époque de l’empereur Caius, elle avait assisté à l’amphithéâtre aux combats dans lesquels on opposait les cruels Barbares entre eux. Sur le Champ de Mars, on avait construit, pillé et détruit une ville bretonne tout entière, mais en Bretagne même il y avait sans doute peu d’occasions de pillage, si la ville présentée aux spectacles de la victoire ressemblait bien au modèle original.

Laissant Claudia consoler ma tante, j’allai chercher de l’argent auprès de mon avocat et pris ensuite le chemin de la demeure de Tullia. Celle-ci me reçut à contrecœur.

— Ton père s’est enfermé dans sa chambre, dans son habituel état de déchéance et ne veut voir personne. Il ne me parle plus depuis plusieurs jours. Il donne ses ordres aux serviteurs par gestes. Vois si tu peux lui arracher quelques mots avant qu’il devienne tout à fait muet.

Je consolai Tullia, lui assurant que mon père avait des accès semblables à Antioche. En apprenant que j’allais combattre en Bretagne, elle hocha approbativement la tête.

— C’est une bonne idée. J’espère que tu honoreras ton père là-bas. J’ai vainement tenté de l’intéresser aux affaires de la cité. Dans sa jeunesse, il a étudié la loi. Bien sûr, il a tout oublié à présent. Ton père est trop indolent pour accéder à une position digne de lui.

Dans sa chambre, mon père, assis la tête entre les mains, buvait du vin dans sa chère coupe de bois. Il leva sur moi des yeux injectés de sang. Je refermai soigneusement la porte avant de parler :

— Ton amie Pauline Plauta te salue. Elle a des ennuis à cause de ton baiser sacré et a été dénoncée pour superstitions. Je dois gagner au plus vite la Bretagne pour porter à son époux un message sur cette affaire. Je suis venu te demander ta bénédiction pour le cas où je ne reviendrais pas de ce voyage. En Bretagne, j’entrerai sans doute dans l’armée pour achever d’y remplir mes devoirs militaires.

— Je n’ai jamais voulu que tu sois soldat, balbutia mon père. Mais peut-être cela même est-il préférable à vivre dans cette Babylone, dans cette cité putain. Je sais que mon épouse Tullia, par jalousie a apporté le malheur à Pauline, mais c’est moi qui aurais dû être dénoncé. J’ai reçu le baptême dans leur bassin baptismal et ils ont posé leurs mains sur ma tête, mais l’Esprit n’est pas entré en moi. Je n’adresserai plus jamais la parole à Tullia.

— Père, qu’est-ce que Tullia attend exactement de toi ?

— Que je devienne sénateur. Voilà ce que cette femme monstrueuse s’est mis en tête. Je possède assez de terre en Italie et mes origines sont suffisamment nobles pour me permettre d’entrer au sénat. Et Tullia, par dispense spéciale, a obtenu les droits d’une mère de trois enfants, quoiqu’elle ne se soit jamais donné la peine de procréer. Je l’ai aimée, dans ma jeunesse. Elle est venue me chercher à Alexandrie et ne m’a jamais pardonné de lui avoir préféré ta mère, Myrina. Maintenant elle s’adresse à moi comme à un bœuf qu’on houspille, me reproche de façon injurieuse mon manque d’ambition et elle ne va pas tarder à me transformer en ivrogne invétéré si je ne me plie pas à ses désirs en devenant sénateur. Mais, ô Minutus, mon fils, il n’y a pas de sang de loup dans mes veines, même si, à la vérité, bien des hommes pires que moi ont chaussé les bottines rouges et pris place sur le siège d’ivoire. Pardonne-moi, ô mon fils. Tu comprends maintenant que dans de telles circonstances, il ne me restait plus qu’à me déclarer chrétien.

En observant le visage bouffi de mon père et les regards inquiets qu’il jetait de tous côtés, je fus saisi d’une grande compassion. Je compris qu’il lui fallait trouver quelque but de valeur à sa vie qui lui permît de contrebalancer la tristesse de son existence en la demeure de Tullia. Cependant, un siège au sénat serait meilleur pour sa santé mentale qu’une place aux banquets secrets des chrétiens.

Comme s’il avait lu mes pensées, mon père leva les yeux sur moi, tandis que ses doigts continuaient à jouer avec la coupe de bois :

— Il me faut cesser de prendre part aux réunions des chrétiens car ma présence ne leur apportera que des tracas, comme elle en a valu à Pauline. Tullia était si mortifiée en apprenant que je participais aux rites, qu’elle a juré de faire chasser tous les chrétiens de Rome si je continuais à les fréquenter. Tout cela à cause d’un chaste baiser qui est de tradition après le repas sacré.

« Va en Bretagne, poursuivit-il en me tendant sa chère coupe de bois. Le moment est venu pour toi de prendre le seul bien que ta mère te laisse en héritage, avant que Tullia dans sa colère ne le brûle. Jésus de Nazareth, roi des Juifs, a bu dans ce récipient, il y a près de dix-huit ans, après avoir quitté son tombeau et avoir gagné la Galilée. Il gardait aux pieds et aux mains les marques des clous qui les avaient transpercés et sur le dos les traces du fouet qui l’avait flagellé. Ne le perds pas. Ta mère sera peut-être plus près de toi quand tu boiras dans cette coupe. Je n’ai jamais été le père que j’aurais voulu être pour toi.

Je pris la coupe qui, selon les affranchis de mon père à Antioche, était vouée à la déesse de la Fortune. Je songeai qu’elle n’avait pas protégé mon père de Tullia, même si on pouvait considérer que cette somptueuse demeure, toutes les commodités de la vie et peut-être l’honneur d’accéder au rang de sénateur constituaient le sommet de la fortune terrestre. Mais en serrant l’objet dans mes mains, j’éprouvai un secret sentiment de respect.

— Rends-moi encore un service, dit doucement mon père. Sur les pentes de l’Aventin vit un fabriquant de tente…

— … qui s’appelle Aquila, complétai-je, sarcastique. J’ai compris. Pauline m’a chargé de lui transmettre un message. Je lui dirai par la même occasion que toi aussi tu les quittes.

Mais en considérant le gobelet que mon père me laissait en souvenir, mon amertume s’évanouit. Nous nous étreignîmes et je pressai mon visage contre sa tunique pour dissimuler mes larmes. Il me serra très fort contre lui, et puis nous nous séparâmes sans nous quitter du regard.

Tullia m’attendait, trônant sur le siège à haut dossier de la maîtresse de maison.

— Prends bien garde à toi en Bretagne, ô Minutus. Cela comptera beaucoup pour ton père, d’avoir un fils qui sert l’État et le bien public. Je ne sais pas grand-chose de la vie militaire, mais on m’a donné à entendre qu’un jeune officier monte bien plus vite en grade en abreuvant généreusement ses hommes et en jouant aux dés avec eux, qu’en se lançant dans des expéditions inutiles et dangereuses. Ne regarde pas à la dépense et ne crains pas de te couvrir de dettes : ton père peut t’offrir ce luxe. Alors, tu seras considéré comme parfaitement conforme.

Sur le chemin du retour, je fis une halte au temple de Castor et Pollux pour aviser le curateur de la cavalerie de mon voyage en Bretagne. À la maison, tante Laelia et Claudia, devenues les meilleures amies du monde, avaient choisi pour moi des sous-vêtements de laine pour me protéger des rigueurs du climat breton. Elles avaient aussi préparé une telle quantité d’affaires qu’il m’eût fallu au moins un chariot pour les emporter toutes. Mis à part mon glaive, je n’avais pas même l’intention d’emporter mon équipement militaire, car je comptais bien me procurer le nécessaire sur place, en accord avec les circonstances et les conditions du pays. Barbus m’avait dit quel objet de risée étaient les fils de famille romains qui débarquaient dans les camps de la légion avec tout un attirail inutile.

Dans la touffeur du soir d’automne, sous un ciel inquiet et rougeoyant, je m’en fus rendre visite à Aquila, le fabriquant de tentes. C’est manifestement un homme tout à fait prospère, car il possède de vastes ateliers de tissage. Il me reçut sur le seuil de sa demeure, d’un air méfiant et en jetant des coups d’œil de tous côtés, comme s’il craignait les espions. Il devait marcher sur la quarantaine et ne ressemblait pas du tout à un Juif. Comme il ne portait ni barbe, ni franges à son manteau, je le pris d’abord pour un des affranchis d’Aquila. Claudia qui m’avait accompagné le salua comme un vieil ami. En entendant mon nom et le salut que lui transmettait mon père, sa peur s’évanouit, quoique l’inquiétude dans ses yeux demeurât identique à celle que j’avais vue dans ceux de mon père. Des rides verticales barraient son front, comme chez un devin.

Il nous invita fort aimablement à entrer chez lui et Prisca, son épouse, une femme aux manières et à la tenue trop apprêtées, s’empressa de nous offrir du vin dilué et des fruits. À en juger par son nez, Prisca était d’origine juive. Énergique et bavarde, elle avait dû dans sa jeunesse jouir d’une grande beauté. Les deux époux manifestèrent la plus grande émotion en apprenant que Pauline avait été dénoncée et que mon père estimait qu’il valait mieux qu’il se retirât de leur société secrète pour ne pas leur attirer de malheurs.

— Nous sommes en butte aux envieux, nous avons beaucoup d’ennemis, se plaignirent-ils. Les Juifs nous persécutent, nous chassent de leurs synagogues et nous molestent en pleine rue. Un magicien influent, Simon de Samarie, nous poursuit d’une haine particulièrement féroce. Mais nous sommes protégés par l’Esprit qui met les mots dans nos bouches et ne devons craindre nulle puissance terrestre.

— Mais tu n’es pas juif, fis-je à Aquila.

Il rit.

— Je suis juif et circoncis, né à Trapèze du Pont, sur la côte sud-est de la mer Noire, mais ma mère était grecque et mon père a été baptisé le jour de la Pentecôte à Jérusalem. Quand des dissensions innombrables ont éclaté parce que des gens voulaient faire des sacrifices à l’empereur hors des synagogues, j’ai gagné Rome pour y vivre dans la partie pauvre de l’Aventin, comme beaucoup de Juifs qui ne croient pas qu’il suffit de suivre la loi de Moïse pour être absous de tous ses péchés.

— Les Juifs de l’autre côté du fleuve nous haïssent par-dessus tout, m’expliqua Prisca, parce que les païens préfèrent notre voie à la leur, elle leur paraît plus aisée. Je ne sais pas si elle l’est. Mais nous avons la charité et le savoir secret.

Ces gens n’étaient pas déplaisants et montraient plus de profondeur que les Juifs ordinaires. Claudia reconnut qu’elle et sa tante Pauline avaient suivi leurs enseignements. Selon elle, ils n’avaient rien à cacher. Quiconque pouvait venir les écouter et parmi leurs auditeurs, certains étaient plongés dans un état extatique. Seuls les banquets d’amour étaient interdits aux étrangers, mais il en était de même pour les mystères égyptiens et syriens qu’on célébrait à Rome.

Ils ne cessaient de répéter que tous les humains, esclaves ou hommes libres, riches ou pauvres, sages ou stupides étaient égaux devant leur dieu, et qu’ils regardaient chacun comme leurs frères et leurs sœurs. Sur ce point, je ne les crus pas tout à fait : ils étaient particulièrement chagrinés en apprenant que Pauline et mon père les quittaient. Claudia leur avait naturellement assuré que Pauline ne se séparait pas d’eux dans son cœur mais seulement pour le public, afin de protéger la réputation de son époux.

Le lendemain matin, on me confia un cheval et une plaque de courrier que j’accrochai sur ma poitrine. Pauline me remit la lettre pour Aulius Plautus et Claudia pleura. Je suivis les routes militaires qui filaient vers le nord-ouest à travers l’Italie et la Gaule.

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