Livre III



LES TÉMOINS

Comme il est de rigueur aux ides de chaque mois, à l’exception de ceux d’été, le sénat s’était rassemblé dès l’aube à la curie, qui, au grand dam du peuple, avait échappé à l’incendie.

Néron se leva trop tard pour assister aux cérémonies d’ouverture de la séance mais quand il arriva, il se montra débordant d’énergie, saluant les consuls de baisers et s’excusant d’abondance de son retard, dû à des affaires d’État d’importance cruciale.

— Mais, plaisanta-t-il, je suis disposé à subir toute espèce de châtiment que le sénat déciderait de m’infliger pour ma négligence. Cependant, je pense que les pères de la cité se montreront indulgents quand ils auront entendu ce que j’ai à leur dire.

Réprimant leurs bâillements, les sénateurs se carrèrent confortablement sur leurs sièges d’ivoire et se préparèrent à assister pendant au moins une heure à un numéro d’éloquence dans le grand style de Sénèque. Mais Néron se contenta des quelques considérations indispensables sur la vie morale conforme aux vœux divins et sur l’héritage de nos ancêtres, avant d’entrer dans le vif du sujet.

L’incendie qui avait ravagé la ville durant l’été, le plus grand désastre qui se fût jamais abattu sur Rome à l’exception du sac de la cité par les Gaulois, n’était nullement, comme certains esprits malveillants s’obstinaient à l’affirmer, le châtiment divin de certaines péripéties politiques inévitables ; non, cet incendie était un attentat prémédité, le plus effroyable crime jamais perpétré contre l’humanité et contre l’État. Les criminels étaient les dénommés chrétiens, dont la répugnante superstition avait prospéré à un degré inimaginable dans la tourbe criminelle de Rome et dans la partie la plus basse et la plus ignorante de la plèbe. La plupart des chrétiens étaient d’origine étrangère et ne parlaient même pas le latin, ils appartenaient à cette canaille qui, les pères de la cité ne pouvaient l’ignorer, envahissait chaque jour un peu plus la ville, ils étaient de ces immigrants sans attaches qui apportaient avec eux leurs mœurs infâmes.

Leurs menées étaient d’autant plus dangereuses que ces méprisables chrétiens les dissimulaient sous des comportements irréprochables. Ils attiraient les pauvres par des aumônes et des repas gratuits pour leur révéler ensuite, durant des mystères entourés du plus épais secret, leur terrible, leur hideuse haine de l’humanité. Durant leur ignobles agapes, ils mangeaient de la chair humaine et buvaient du sang humain. Ils pratiquaient aussi la magie et jetaient des sorts sur les malades qui tombaient ainsi en leur pouvoir. Certaines des personnes ensorcelées avaient donné tous leurs biens pour soutenir les desseins criminels de ces misérables.

Néron marqua une pause pour laisser aux plus zélés des sénateurs le temps de pousser les exclamations de dégoût et d’horreur qu’appelait sa rhétorique. Puis il reprit le fil de son discours.

Par respect de la décence, il ne désirait pas, et serait même incapable d’exposer toutes les horreurs auxquelles se livraient les chrétiens dans leurs mystères. L’essentiel était que ces gens, enivrés par leurs propres discours, avaient allumé l’incendie de Rome et sur l’ordre de leurs chefs, s’étaient rassemblés sur les collines et avaient attendu dans l’allégresse la venue d’un roi qui détruirait Rome, fonderait un nouveau royaume et condamnerait tous ceux qui ne partageaient pas leur foi aux châtiments les plus cruels.

Nourrissant semblables desseins, il n’était pas étonnant que les chrétiens se fussent dérobés à leurs devoirs de citoyens envers l’État, car si honteux ou incroyable que cela parût, un grand nombre de citoyens, par stupidité ou dans l’espoir d’une récompense future, avaient trempé dans la conspiration. Que les chrétiens fussent pétris de haine pour tout ce que les autres hommes considèrent comme sacré, était amplement démontré par leur refus de faire des offrandes aux dieux romains ainsi que, par leur dégoût des beaux-arts et du théâtre.

Cependant, le complot avait été aisément anéanti, car ces pleutres de chrétiens s’étaient empressés de se dénoncer les uns les autres dès les premières arrestations. Dès que lui, Néron, avait eu vent de l’affaire, il avait pris des mesures pour protéger l’État et punir les incendiaires de Rome. Il avait été en cela excellemment secondé par le préfet du prétoire, Tigellinus, qui avait gagné par là toute la gratitude du sénat.

Pour permettre aux pères de la cité d’avoir une vue d’ensemble de la question, Néron allait maintenant leur livrer un résumé des origines de la superstition chrétienne. Elle avait été créée par un agitateur galiléen nommé Christ. Il avait été condamné à mort pour crime contre l’État par le procurateur Ponce Pilate durant le principat de Tibère, et les troubles qu’il avait suscités avaient été temporairement supprimés. Mais en répandant le bruit que ce criminel était ressuscité d’entre les morts, ses disciples avaient ranimé la superstition en Judée et de là l’avaient répandue de plus en plus loin, comme une épidémie de peste.

Les Juifs désavouaient la superstition chrétienne et ne pouvaient être accusés de ce complot, comme certains le faisaient, mus par la haine et les préjugés. Au contraire, les Juifs vivaient sous la protection de leurs droits spéciaux et se laissaient gouverner par leur Conseil des sages, d’une manière qui ne différait guère de celle des habitants de Rome.

Cette affirmation ne s’attira guère de manifestations d’approbation. Le sénat n’avait jamais goûté les droits exceptionnels que tant d’empereurs avaient garantis et reconfirmés aux Juifs de Rome. Pourquoi tolérait-on un État dans l’État ?

— On répète que Néron est trop humain dans le châtiment des criminels, poursuivait Néron sur un ton emphatique. On dit qu’il a laissé tomber en désuétude les mœurs sévères de nos aïeux et qu’il pousse la jeunesse à choisir un mode de vie efféminé plutôt que de cultiver les vertus militaires. Le moment est venu de montrer que Néron n’a pas peur de voir couler le sang comme certains stoïciens aigris l’ont murmuré.

« Le crime sans précédent appelle un châtiment sans précédent. Néron a fait appel à son imagination artistique pour l’aider à offrir au sénat et au peuple de Rome un spectacle tel qu’il espère qu’on ne l’oubliera jamais, un spectacle qui devrait être inscrit dans les annales de la ville. Honorés pères de la cité, vous verrez de vos propres yeux dans mon cirque comment Néron punit les chrétiens, ces ennemis de l’humanité.

Ayant ainsi parlé de lui à la troisième personne, comme le veulent les tournures rhétoriques, il passa ensuite à la première personne pour suggérer, avec une humilité feinte, que l’examen de toutes les autres affaires fût reporté à la séance suivante, et que les pères de la cité se rendissent au cirque sans plus tarder, pour autant, bien entendu, que les consuls n’y fussent pas opposés.

Les consuls remercièrent en leurs noms l’empereur pour la pénétration dont il avait fait preuve et sa promptitude à agir pour la défense de la patrie en danger, et ils exprimèrent leur joie d’apprendre qu’il avait découvert les véritables responsables de l’incendie de Rome. C’était une heureuse nouvelle pour l’État, car elle mettrait fin une fois pour toutes aux extravagantes rumeurs qui circulaient. Les consuls suggéraient pour leur part qu’un résumé du discours de Néron fût joint aux proclamations officielles et approuvaient la proposition de mettre fin à la réunion. Comme l’exigeait leur rôle, ils demandaient si l’un des vénérables pères désirait ajouter quelque chose, bien qu’ils fussent pour leur pan convaincus que l’affaire était claire.

Le sénateur Paetus Thrasea, dont la vanité avait été piquée par l’allusion de Néron aux stoïciens aigris, demanda la parole pour proposer sur un ton ironique que le sénat se prononçât sans attendre pour la célébration d’actions de grâces, afin de remercier les dieux d’avoir évité à la ville de si graves périls.

Néron fit mine de n’avoir pas entendu et se contenta de taper du pied pour hâter le mouvement. Le sénat s’empressa de voter les actions de grâces habituelles à Jupiter Custos et aux autres dieux. Les consuls demandèrent avec impatience si quelqu’un avait encore une question à poser. Alors, rompant tout à coup avec une attitude discrète dont jusque-là il ne s’était jamais départi, Marcus Mezentius Manilianus, mon père, se leva pour se faire mieux entendre et, d’une voix tremblante, demanda la parole. Ses voisins le tirèrent par les pans de sa toge en lui murmurant de se tenir tranquille, convaincus qu’il était ivre. Mais mon père ramena à lui les plis de son vêtement, les disposa sur son bras et réclama la parole, sa tête chauve frémissant de rage.

— Consuls, pères et toi Néron, le premier d’entre tes égaux, vous tous, écoutez ! Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai rarement desserré les dents aux assemblées du sénat. Je ne puis me targuer d’une très grande sagesse, bien que j’aie dix-sept années durant consacré le meilleur de mon temps au bien public, en travaillant au Comité des affaires orientales. J’ai entendu bien des infamies et bien des blasphèmes dans cette curie, mais mes vieilles oreilles n’avaient jamais ouï ignominies comparables à ce qui s’est dit ce matin. Faut-il que nous soyons tombés bien bas pour que, sans procès et sans preuve, comme s’il ne s’agissait que d’une affaire courante et sans importance, le sénat de Rome acquiesce sans discussion à la mise à mort, par les plus cruels moyens, d’hommes et de femmes dont le nombre, à ce qu’il me semble, doit s’élever à plusieurs milliers et parmi lesquels figurent des centaines de citoyens et même quelques chevaliers !

Des cris de désapprobation s’élevèrent et Tigellinus fut autorisé à donner quelques explications.

— Il n’y a pas un seul chevalier parmi eux, affirma-t-il. À moins qu’ils n’aient tu leur rang par honte de leur crime.

— Dois-je comprendre, demanda Néron avec une impatience mal dissimulée, que tu doutes de mon sens de la justice et que tu mets en cause mon honneur, Marcus Manilianus ?

— J’en ai assez d’avaler la boue que charrient les égouts de Rome, poursuivit mon père. J’étouffe ! Aujourd’hui j’atteste que j’ai vu de mes propres yeux ce qui est advenu en Galilée et à Jérusalem, sous le proconsulat de Ponce Pilate, quand Jésus de Nazareth a été crucifié, lui qui n’était pas seulement appelé christ mais qui était vraiment le Christ et le fils de Dieu, car j’ai vu aussi de mes propres yeux que sa tombe était vide et qu’il était ressuscité d’entre les morts au troisième jour, en dépit de tous les mensonges des Juifs.

De nombreuses voix s’élevaient pour déclarer mon père fou, mais les plus curieux exigèrent qu’il poursuivît. En fait, la plupart des sénateurs éprouvaient du ressentiment contre Néron, et contre le pouvoir impérial en général. N’oublie jamais cela, ô Julius, mon fils.

Alors mon père fut autorisé à parler encore.

— Dans le secret de mon cœur, et dans toute mon humaine faiblesse, je l’ai reconnu depuis longtemps comme le Christ, bien que dans ma propre vie, je n’aie pas su conserver son message. Mais je crois qu’il me pardonnera mes péchés et peut-être m’accordera-t-il une petite place dans son royaume, quoi que soit ce royaume, là-dessus je n’ai pas les idées très claires. Je pense que c’est un royaume de lumière, de paix et de charité, ici ou là, ou ailleurs. Mais ce royaume n’a aucune réalité politique. Les chrétiens n’ont donc aucun dessein politique, ils placent dans une vie à l’imitation du Christ et dans le Christ lui-même la seule liberté à laquelle puisse aspirer un être humain. Il y a beaucoup de chemins et je n’ai pas voulu démêler leurs différences, mais je crois qu’ils conduisent tous à la fin au royaume. Jésus-Christ, fils de Dieu, aie pitié de mon âme pécheresse !

Les consuls l’interrompirent alors, car il s’éloignait du sujet et commençait à philosopher.

— Je ne veux pas fatiguer votre patience avec des balivernes, dit Néron à son tour. Marcus Manilianus a dit ce qu’il a dit. Pour ma part, j’ai toujours considéré que mon père, le divin Claude avait été pris de folie quand il avait fait tuer Messaline et exécuter tant de patriciens qu’il avait dû attribuer les sièges libres du sénat à des personnages inattendus. Les propos que vient de prononcer Marcus Manilianus prouvent qu’il n’est pas digne de la bande pourpre et des sandales rouges. Manifestement son esprit est dérangé. Comment il a pu perdre l’esprit, c’est ce que je ne saurais dire mais je suggère que par égard pour sa tête chenue, nous nous contentions de l’écarter de notre assemblée et de l’envoyer dans quelque localité éloignée où il pourra retrouver la santé mentale. Là-dessus, nous sommes, je suppose, unanimes, et il n’est pas besoin de voter.

Mais quelques sénateurs virent là l’occasion de contrarier Néron à bon compte, puisque ce ne serait pas eux qui subiraient les conséquences de sa colère. Ils invitèrent donc Marcus à continuer, s’il avait encore quelque chose à dire.

— Bien entendu, dit Paetus Thrasea avec une innocence feinte, nous sommes tous d’accord que Marcus Mezentius a perdu l’esprit. Mais la folie divine transforme parfois les hommes en devins. Peut-être ses aïeux étrusques lui ont-ils transmis le don de voyance. S’il ne croit pas que les chrétiens ont allumé l’incendie de Rome, si vraisemblable que cela nous paraisse après ce que nous venons d’entendre, alors, il consentira peut-être à nous dire qui étaient les vrais incendiaires ?

— Plaisante tant qu’il te plaira, Paetus Thrasea ! lança mon père, courroucé. Mais ta fin aussi est proche. Il n’est nul besoin de posséder le pouvoir de divination pour voir que je n’accuse personne de l’incendie de Rome, que je n’accuse pas même Néron, alors qu’un grand nombre d’entre vous aimeraient qu’une telle accusation fût portée publiquement, à haute voix et non plus à voix basse. Mais je ne connais pas Néron. Je crois seulement et je vous affirme que tous les chrétiens sont innocents de l’incendie de Rome. Eux, je les connais.

Néron secoua tristement la tête et leva la main.

— J’ai exposé tout à fait clairement que je n’accusais pas la totalité des chrétiens d’être les incendiaires de Rome. Je les ai condamnés en tant qu’ennemis publics, en m’appuyant sur des preuves suffisantes. Si Marcus Manilianus tient à se déclarer ennemi public, alors l’affaire devient trop grave pour que le dérangement mental soit invoqué à sa décharge.

Mais Néron se trompait complètement s’il croyait effrayer ainsi mon père et lui imposer silence. C’était un homme têtu, en dépit de son naturel bonhomme et calme.

— Une nuit, reprit-il, près d’un lac de Galilée, j’ai rencontré un pêcheur qui avait été flagellé. J’ai des raisons de penser qu’il s’agissait de Jésus de Nazareth. Il m’a promis que je mourrais pour la gloire de son nom. Je ne l’ai pas compris alors et j’ai cru qu’il me prédisait quelque malheur. Mais aujourd’hui, tout s’éclaire et je le remercie de cette prophétie heureuse. Pour la plus grande gloire de Jésus-Christ fils de Dieu, je désire annoncer qu’il faut me compter au nombre des chrétiens, que j’ai pris part à leur baptême et à leurs saintes agapes, et que je communie avec eux en esprit. Je dois subir le même châtiment qu’eux. En outre, je désire vous dire, mes honorés pères de la cité, au cas où vous l’ignoreriez encore, que Néron lui-même est le pire ennemi de l’humanité. Et vous tous êtes des ennemis de l’humanité et vous le demeurerez, aussi longtemps que vous supporterez sa folle tyrannie.

Néron murmura quelques mots aux consuls qui déclarèrent aussitôt la réunion secrète, pour que Rome ne fût pas exposée à la honte de voir proclamer qu’un sénateur avait avoué sa haine de l’humanité en se faisant le porte-parole d’une hideuse superstition. Mon père avait choisi son sort. Estimant inutile de procéder à un vote, le consul annonça que le sénat avait décidé de retirer à Marcus Mezentius Manilianus sa toge prétexte et ses chaussures rouges.

Sous les yeux de tous les sénateurs, deux membres de l’assemblée désignés par les consuls lui retirèrent toge et tunique, délacèrent ses chaussures et brisèrent son siège d’ivoire. Après que tout cela se fut déroulé dans un silence de mort, le sénateur Pudens Publicolus se leva soudain pour déclarer d’une voix tremblante qu’il était lui aussi chrétien.

Mais ses vénérables amis l’agrippèrent par les pans de sa toge et le forcèrent à se rasseoir, en lui couvrant la bouche de leurs mains, en criant et riant très fort pour couvrir ses paroles. Néron déclara que le sénat n’ayant été que trop éclaboussé d’opprobre, la réunion était à présent terminée, et nul ne prêta attention aux chevrotements d’un vieillard. Pudens était un Valérien et un Publicolien. Mon père n’était qu’un insignifiant Manilianus par adoption.

Tigellinus héla le centurion de garde sous le portique de la curie, lui dit de prendre avec lui dix prétoriens et d’emmener mon père hors des murailles de la ville au lieu d’exécution le plus proche, en évitant d’attirer l’attention.

Pour être tout à fait juste, on aurait dû le conduire au cirque pour qu’il y mourût comme les autres chrétiens mais, afin de ne pas provoquer de scandale, il valait mieux l’exécuter secrètement. Il serait décapité à l’épée.

Comme on s’en doute, le centurion et ses hommes étaient furieux, car ils craignaient d’être en retard pour le spectacle du cirque. Comme mon père se trouvait à présent à peu près nu, ils arrachèrent son manteau à un esclave qui observait le départ des sénateurs de la curie, et en couvrirent les épaules du vieillard. L’esclave courut derrière mon père, en gémissant et en essayant de récupérer son seul vêtement.

Les épouses des sénateurs attendaient leurs maris dans les litières de ces derniers. En raison de la longueur du trajet, il était convenu que la procession, matrones et sénateurs séparés, se formerait à proximité du cirque, là où les images des dieux avaient déjà été apportées sur leurs coussins. Ne voyant nul signe de mon père, Tullia s’impatienta et descendit de la litière pour aller le chercher. La nuit précédente, elle avait trouvé bizarre la conduite de son époux.

Quand Tullia demanda des nouvelles de mon père, aucun sénateur n’osa lui répondre, car ils avaient juré de se taire sur la partie de la réunion qui le concernait. La gêne des pères de la cité fut portée à son comble lorsque Pudens, d’une voix claironnante, annonça qu’il rentrait chez lui pour ne pas assister à l’infâme spectacle du cirque.

Plusieurs sénateurs, qui nourrissaient de secrètes sympathies pour les chrétiens, haïssaient Néron et tout en jugeant mon père un peu fou, respectaient son viril comportement, se sentirent encouragés par l’exemple de Pudens et se retirèrent en leur demeure.

Tandis que, devant la curie, Tullia courait de-ci, de-là, comme une poule effarée en quête de son coq, et se plaignait à voix haute de son traînard d’époux qui ne pensait jamais à rien, elle aperçut soudain un esclave qui gémissait en se traînant derrière un vieillard aux épaules couvertes d’un manteau servile, qu’un groupe de prétoriens emmenaient. En approchant, elle reconnut mon père et, absolument ébahie, se jeta sur son passage, les bras écartés.

— Par tous les dieux, Marcus, qu’est-ce que tu manigances encore ? demanda-t-elle. Que signifie tout cela ? Je ne te forcerai pas à aller au cirque si cela te dégoûte tant. Tu ne seras pas le seul à t’en abstenir. Viens, rentrons chez nous tranquillement si tu y tiens. Je ne te chercherai même pas querelle.

Tout à son désir d’en finir au plus vite, le centurion la frappa de son bâton en lui ordonnant de circuler. Tullia n’en crut pas d’abord ses oreilles mais ensuite la colère la submergeant, elle bondit sur l’officier pour lui arracher les yeux de sa stupide tête, en hurlant qu’il allait sans plus tarder être jeté aux fers pour avoir osé toucher une femme de sénateur.

Ainsi le scandale éclata-t-il sur la place publique. Plusieurs matrones quittèrent leurs litières, ignorant les protestations de leurs époux, pour voler au secours de Tullia. Quand ces femmes en grande tenue encerclèrent les prétoriens en réclamant à grands cris des explications, mon père s’inquiéta. Il ne désirait pas attirer l’attention.

— Je ne suis plus sénateur, dit-il à Tullia. J’accompagne ce centurion de ma propre volonté. N’oublie pas ton rang et cesse de crier comme une poissonnière. Je ne vois aucune objection à ce que tu ailles seule au cirque. Je crois que rien ne s’y oppose.

— Qu’Hercule me vienne en aide ! s’écria Tullia en versant des flots de larmes. Personne au monde ne m’avait jamais traitée de poissonnière ! Si tu es si offensé par ce que j’ai dit de tes chrétiens hier soir, alors tu aurais dû me le déclarer tout net au lieu de bouder toute la nuit. Il n’y a rien de pire qu’un homme qui ne prononce pas un mot et rumine jour après jour comme un bœuf.

Plusieurs épouses de sénateurs rirent bruyamment et s’entremirent pour apaiser les deux conjoints.

— Elle a raison, Manilianus, dirent-elles. Pourquoi abandonner ton siège d’ivoire pour une simple querelle ? Cesse donc ces enfantillages et pardonne à Tullia si elle t’a blessé en quelque façon. Vous êtes mari et femme, n’est-ce pas ? Et ensemble vous vous êtes assagis tandis que vos cheveux grisonnaient.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, vieilles commères ! se récria Tullia. Examinez donc ma chevelure, vous ne trouverez pas un seul cheveu gris. Et je ne la teins pas, j’utilise seulement des produits d’Arabie pour lui redonner sa couleur naturelle. Toutes ces billevesées qu’on répand sur ma chevelure teinte ne sont que calomnies dictées par la jalousie.

— Je suis dans un moment solennel de ma vie, dit mon père au centurion, peut-être à l’instant le plus solennel. Je ne puis endurer plus longtemps ces criailleries de femelles. Éloigne-moi de cet effroyable tintamarre, emmène-moi comme tu en as reçu l’ordre.

Mais, les femmes les entourant toujours, le centurion n’osa ordonner à ses hommes de se frayer un chemin par la force. Les imprécations qui s’étaient abattues sur lui quand il avait simplement touché Tullia l’avaient suffisamment impressionné. Pour tout dire, il était quelque peu dépassé par la situation.

Quand Tigellinus vit que l’attroupement et le bruit grossissaient, le visage gris de rage, il s’ouvrit un chemin jusqu’à mon père et donna un coup de poing à Tullia en pleine poitrine.

— Va donc chez Orcus, sale putain ! cracha-t-il. Tu n’es plus femme de sénateur et ton rang ne te protège plus. Si tu ne te tais pas immédiatement, je te ferai arrêter pour avoir troublé la paix publique et pour insulte au sénat.

Quand Tullia vit qu’il était sérieux, son visage se vida de tout son sang, mais sa soudaine terreur n’étouffa pas sa fierté.

— Serviteur du malin ! lança-t-elle.

Dans sa hâte de l’insulter, les premiers mots de malédiction qu’elle trouvait étaient ceux des amis de mon père.

« Retourne donc marchander tes chevaux et forniquer avec tes jolis garçons. Tu outrepasses ton autorité en frappant une femme romaine devant la curie. Seul le préfet de la cité a le droit de m’arrêter. Ton comportement grossier va t’attirer beaucoup plus de colère que la requête que je fais, dans toutes les formes de la politesse, pour savoir ce qui se passe et où va mon mari avec cette garde d’honneur. J’en appellerai à l’empereur.

Déjà réprimandé par Néron pour la maladroite brutalité avec laquelle il avait conduit les arrestations de chrétiens, Tigellinus s’inquiéta de la tournure que prenait l’affaire.

— Néron est encore là, dit-il en montrant la curie du geste. Va donc, dépêche-toi d’en appeler à lui. Il sait ce qui se passe.

— Ne risque pas ta vie pour moi, ma chère Tullia, l’avertit mon père. Et ne trouble pas les derniers moments de la mienne. Pardonne-moi de t’avoir blessée, et pardonne-moi aussi de ne pas avoir été l’époux que tu aurais désiré. Bien que nous ayons été si souvent en désaccord, tu as toujours été une excellente épouse.

Tullia fut si heureuse de ces paroles, qu’elle en oublia complètement Tigellinus et se pendit au cou de mon père.

— Tu as vraiment dit « ma chère Tullia » ? Attends donc un instant.

Souriant au milieu de ses larmes, elle s’approcha de Néron qui jetait des regards interloqués sur l’attroupement, et le salua respectueusement.

— Aie la bonté, demanda-t-elle, de m’expliquer ce malheureux malentendu. Tout peut toujours s’arranger, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre.

— Ton époux m’a profondément offensé, dit Néron. Mais cela, assurément, je puis le lui pardonner. Par malheur, il a également proclamé devant le sénat qu’il est chrétien. Le sénat l’a chassé de son sein, lui a retiré sa charge et, l’ayant déclaré ennemi public, l’a condamné à être passé au fil de l’épée. Sois assez aimable pour faire le silence sur cette affaire, car nous désirons éviter un scandale public. Je n’ai nul grief contre toi. Tu pourras garder tes biens. Mais ceux de ton criminel époux seront confisqués par l’État.

Tullia n’en croyait pas ses oreilles.

— Par tous les dieux, en quelle époque surprenante vivons-nous ! Ainsi donc, cet esprit faible s’est laissé convertir à la religion chrétienne, c’est là son seul forfait ?

— À cause de leurs crimes, la même rigueur s’abat sur tous les chrétiens, rétorqua Néron impatiemment. À présent, va, ne me distrais pas davantage de mes devoirs envers l’État. Le premier d’entre les citoyens doit prendre la tête de la procession qui se rend au cirque.

Alors Tullia redressa fièrement la tête, sans plus se soucier de la peau flasque qui pendait sous son menton.

— J’ai derrière moi une vie riche en péripéties, s’exclama-t-elle, et je ne me suis pas toujours conduite comme une femme de ma condition se doit de se conduire. Mais je suis une Romaine. J’irai où mon époux ira. Là où est Caius, se trouve aussi Caia. Moi aussi je suis chrétienne et aujourd’hui, je le proclame à la face de tous.

C’était un mensonge, bien entendu. Elle n’avait cessé d’empoisonner la vie de mon père par ses récriminations et son mépris envers ses amis chrétiens. Mais à présent, elle se tournait vers la foule des badauds :

— Écoutez-moi ! lança-t-elle à tue-tête. Vous, le sénat et le peuple de Rome, écoutez ! Moi, Tullia Manilia, ancienne Valeria par mariage, ancienne Sulla par mariage, je suis une chrétienne. Longue vie à Christ de Nazareth et à son royaume !

« Alléluia ! ajouta-t-elle pour faire bonne mesure, car elle avait entendu les Juifs répéter ces mots dans la demeure de mon père, durant leurs discussions religieuses.

Heureusement, sa voix ne portait pas assez loin et Tigellinus lui fit un bâillon de sa main. En voyant le courroux de Néron, les femmes de sénateur refluèrent en hâte vers les litières, toutes frémissantes de curiosité, bien décidées à arracher à la première occasion la vérité à leur époux. Au milieu de cette débandade, seul Néron parvint à conserver sa dignité.

— Tu subiras le sort que tu as choisi, stupide femme, du moins pour autant que tu te tairas. Il serait plus conforme à la justice de t’envoyer au cirque pour y subir le châtiment de tes semblables, mais tu es trop laide et trop ridée pour jouer les Dircé. Alors, comme ton époux, tu seras passée au fil de l’épée, mais de cela, tu dois remercier tes aïeux et non moi.

Tullia avait porté le scandale à un tel degré de publicité que Néron n’aurait pas pu, même s’il y avait particulièrement tenu, l’envoyer dans l’arène. On ne jetait pas aux fauves, sous les yeux de la plèbe, une femme de sénateur déchu de ses fonctions. Tandis que les prétoriens écartaient la foule pour ramener Tullia vers mon père, Néron tourna sa fureur contre Tigellinus. Il lui ordonna d’une voix cassante de faire arrêter toux ceux qui vivaient sous le toit de mon père et de conduire au cirque sans attendre ceux qui s’avouaient chrétiens. En même temps, les magistrats devraient poser les scellés sur la maison et confisquer tous les papiers concernant les richesses de mon père et de Tullia.

— Et ne touche à rien de ce qui leur appartient, dit Néron d’une voix menaçante. Je me considère comme leur héritier, puisqu’en négligeant tes devoirs de gardien de l’ordre, tu m’as contraint de les remplir à ta place.

Seule l’idée des immenses richesses de Tullia et de mon père mettait un peu de baume dans le cœur ulcéré de Néron.

Un groupe de chrétiens piétinaient encore devant la curie, dans l’espoir anxieux qu’au dernier moment l’autorité du sénat sauverait les chrétiens des horreurs du cirque. Parmi eux se trouvait un jeune homme dont le vêtement s’ornait de l’étroite bande pourpre et qui ne s’était nullement soucié de se trouver une place dans les gradins des chevaliers, toujours combles.

Lorsque les prétoriens, leur centurion en tête, prirent le chemin du lieu d’exécution le plus proche, entraînant avec eux Tullia et mon père, le jeune homme leur emboîta le pas, imité par quelques autres chrétiens. Les prétoriens débattirent du plus court trajet possible qui leur permettrait d’être à l’heure pour le début du spectacle, et ils décidèrent de gagner la porte d’Ostie pour procéder à l’exécution près du monument funéraire. Ce n’était certes pas un lieu d’exécution officiel, mais du moins était-ce situé hors des murailles.

— Si ce n’est pas un lieu d’exécution, alors nous allons faire en sorte que l’endroit en devienne un, plaisantaient-ils. Grâce à nous, la dame n’aura pas besoin de trop marcher dans ses sandales d’or.

Tullia répliqua sèchement qu’elle marcherait aussi loin que son époux sans difficulté, et que nul ne pourrait l’en empêcher. À l’appui de ses dires, elle offrit son épaule à mon père qui vacillait, car il avait perdu l’habitude de l’exercice physique et souffrait aussi bien du poids des ans que de la fatigue d’une nuit passée à boire. Encore qu’au moment de prendre la parole devant le sénat, il n’ait pas été ivre et que son esprit n’ait pas été embrouillé, car il avait soigneusement préparé son intervention.

C’est ce que devait révéler la fouille de sa demeure. Manifestement, depuis plusieurs semaines, il s’était employé à mettre de l’ordre dans ses affaires et avait passé la nuit précédente à brûler tous ses livres de comptes et la liste de ses affranchis ainsi que sa correspondance avec eux. Mon père avait toujours été discret sur ses affaires et n’avait jamais considéré les biens de ses affranchis comme les siens, quoique, naturellement, pour ne pas les offenser il acceptât toujours les présents qu’ils lui envoyaient.

Ce ne fut que longtemps après que je découvris qu’il avait envoyé à ses fidèles affranchis d’énormes sommes d’argent en liquide de façon à ce que l’étendue de ses richesses ne fût pas révélée par des billets à ordre. Les magistrats eurent le plus grand mal à évaluer ses possessions, et à la fin, pour tout bien de valeur, Néron hésita seulement de l’immense domaine campagnard que Tullia avait été obligée de posséder en Italie pour garantir sa charge de sénateur à mon père. L’empereur reçut aussi, bien entendu, la maison du Viminal et ses objets précieux, d’or, d’argent et de verre.

La tâche des magistrats fut considérablement compliquée par le zèle des prétoriens qui, invités par Néron à se hâter, arrêtèrent tous ceux qui dans la demeure se déclaraient chrétiens pour ne pas désavouer mon père. Parmi eux se trouvaient l’intendant et ses scribes, dont Néron devait par la suite regretter amèrement la mort. En tout, une trentaine de personnes appartenant à la maison de mon père furent conduites au cirque.

Pour moi, le plus grand malheur fut que parmi eux figuraient mon fils et le vieux Barbus. À cause de ses brûlures, Jucundus ne pouvait se déplacer qu’avec des béquilles et on dut l’emmener dans une litière avec la vieille nourrice de Tullia. Cette commère n’était assurément pas une femme respectable, mais quand on lui apprit que Tullia avait avoué être chrétienne, elle l’imita sans hésiter.

Aucun de ceux que l’on enlevait ainsi à la maison de mon père ne comprit pourquoi on les acheminait au cirque, jusqu’au moment où ils furent enfermés dans les étables. En route, ils s’étaient persuadés que Néron désirait montrer aux chrétiens le châtiment des incendiaires de Rome. Les prétoriens étaient si pressés qu’ils n’avaient pas jugé bon d’expliquer à leurs prisonniers quel sort les attendait.

À la porte d’Ostie se serraient un grand nombre d’échoppes de bijoux, de boutiques de loueurs de litières, et de tavernes qui avaient échappé à l’incendie. Parvenu là, mon père fit halte tout à coup et se plaignant de la soif, émit le désir de boire quelques coupes de vin avant son exécution. Il offrit de désaltérer aussi les prétoriens, pour les dédommager de la gêne que sa femme et lui leur occasionnaient en ces jours de fête. Tullia avait de grandes quantités de monnaies d’argent sur elle, car pour tenir son rang, elle devait durant la procession jeter des pièces à la plèbe.

Le cabaretier s’empressa d’aller chercher à la cave ses meilleures amphores et toute la petite troupe but, car les prétoriens étaient également assoiffés par cette chaude journée d’automne. À présent que mon père n’avait plus à se conduire en personne de condition, il pouvait aussi inviter les chrétiens qui l’avaient suivi, et même quelques paysans oui, ignorant les festivités du jour, s’étaient inutilement déplacés pour vendre leurs fruits.

Lorsque quelques coupes eurent été vidées, Tullia se renfrogna et demanda avec son habituelle aigreur, s’il était vraiment indispensable que mon père s’enivrât encore, et en pareille compagnie de surcroît.

— Ma chère Tullia, objecta doucement mon père, essaie de ne pas oublier que je suis déchu de mon rang. En fait, nous sommes tous deux sous le coup d’une condamnation à mort, nous sommes bien plus misérables que ces braves gens qui consentent si aimablement à boire avec nous. Mon corps est faible. Je n’ai jamais prétendu à la bravoure. Le vin chasse cette désagréable appréhension qui me crispe la nuque. Mais je découvre avec un grand plaisir que je n’ai plus désormais à me soucier de mon estomac et de la migraine du lendemain, que tu rendais toujours plus pénible par des reproches mordants. Mais à présent, oublions tout cela, ma chère Tullia.

« Songe-donc, poursuivit-il, à ces honorables guerriers qui, par notre faute, vont manquer le très passionnant spectacle que donneront les chrétiens entrant au paradis par la gueule des fauves, par les flammes et par les croix, et par tous les autres dispositifs que Néron, avec le talent artistique que nous lui connaissons, a dû imaginer. Je vous en prie, mes amis, ne vous retenez pas de chanter, si votre humeur vous y pousse. Mais par respect pour ma vertueuse épouse ici présente, gardez pour tout à l’heure vos histoires de femmes. Pour moi ce jour est un jour de grande joie, car une prophétie va enfin s’accomplir, qui me hantait depuis près de trente-cinq ans. Buvons ensemble, mes chers frères, et toi aussi, ma bonne, bois à la gloire du nom du Christ. Je ne crois pas qu’il en prenne ombrage, eu égard à la particularité de cet instant. À ce qu’il me semble, en considérant ma vie, il lui faudra juger des actes bien plus graves. Cette innocente libation ne devrait donc pas empirer mon cas. J’ai toujours été égoïste. Tout ce que je puis dire pour ma défense, c’est qu’il s’est fait homme aussi pour ramener à lui l’agneau rétif et pelé. Il me revient vaguement une histoire dans laquelle on décrit comment au cœur de la nuit, il avait quitté tout le troupeau pour partir à la recherche d’une seule brebis perdue.

Les prétoriens étaient tout ouïe.

— Il y a beaucoup de choses à méditer dans tes paroles, noble Manilianus, lui dirent-ils. Dans la légion aussi, on se rythme sur le pas du plus lent et c’est lui qui décide de la bataille. Et l’on ne doit jamais abandonner un camarade de combat blessé ou encerclé par l’ennemi, même s’il faut pour le secourir mettre en balance le sort d’un manipule entier. Les embuscades, bien sûr, c’est une autre affaire.

Ils se mirent alors à comparer leurs cicatrices et à discourir sur les exploits qu’ils avaient accomplis, en Arménie, dans les régions danubiennes et en Bretagne, et qui leur avaient valu d’être affectés à la garde prétorienne à Rome. Mon père saisit cette occasion pour parler à sa femme.

— Pourquoi avoir prétendu être chrétienne ? Tu ne crois pas que Jésus de Nazareth est le fils de Dieu et le sauveur du monde. Tu n’avais pas besoin d’agir ainsi. Tu n’as même pas été baptisée. Tu n’as pris part qu’à contrecœur aux agapes sacrées, et encore n’était-ce que pour remplir tes devoirs d’hôtesse, tu n’as jamais goûté le pain et le vin bénis au nom de Jésus. Je souffre de t’avoir attirée inutilement dans ce mauvais pas. Je pensais tout à fait sincèrement que, veuve, tu pourrais mener la vie qui te convient. Tu aurais bientôt trouvé un autre époux meilleur que moi, car à mes yeux tu es toujours belle et fort bien conservée pour ton âge, et tu es riche aussi. J’étais convaincu qu’il y aurait une véritable ruée de prétendants dans ta demeure, dès la fin du deuil. Cette idée n’éveillait nulle jalousie en moi, car ton bonheur m’importait davantage que le mien. Nous n’avons jamais été d’accord sur le Christ et son royaume.

— Mon cher Marcus, répliqua Tullia, je serai aussi bonne chrétienne que toi, quand il s’agira de mourir pour la gloire du nom du Christ. J’ai donné mes biens aux pauvres pour te complaire, quand j’ai été incapable de supporter plus longtemps tes éternelles bouderies. N’as-tu point remarqué que je ne t’ai pas adressé le moindre reproche, alors que tu as couvert notre nom d’opprobre devant le sénat, avec ton effroyable obstination ? J’ai ma propre opinion sur ton stupide comportement, mais en un pareil moment, je tiendrai ma langue pour ne pas te blesser une nouvelle fois.

Elle se radoucit et, se pendant au cou de mon père, le couvrit de baisers et lui mouilla les joues de larmes.

— Je n’ai pas peur de la mort, lui expliqua-t-elle, du moment qu’il m’est donné de mourir avec toi, mon cher Marcus. Je ne puis supporter l’idée d’être de nouveau veuve. Bien que j’aie divorcé deux fois et déposé une fois les cendres d’un autre époux dans son mausolée, le seul homme que j’aie jamais aimé, c’est toi. Tu m’as abandonnée cruellement un jour d’autrefois, sans te soucier le moins du monde de ce que j’éprouvais. J’ai fait le voyage d’Égypte pour te retrouver. Je sais bien que j’avais aussi d’autres raisons pour quitter Rome mais toi, de ton côté, tu t’étais lié à une Juive que tu avais emmenée en Galilée et aussi, avec cette horrible Myrina, dont la bonne réputation ne sera jamais établie à mes yeux, quand bien même tu dresserais sa statue à tous les carrefours d’Asie. Mais alors j’ai eu mes propres faiblesses, moi aussi. Ce qui importe plus que tout, c’est que tu m’aimes, que tu me dises que je suis belle, bien que mes cheveux soient teints, que mon menton soit flasque, et ma bouche pleine de dents d’ivoire.

Tandis qu’ils devisaient ainsi, le jeune chrétien à la tunique de chevalier, encouragé par le vin, demanda au centurion s’il avait des ordres pour arrêter les chrétiens qu’il rencontrait. Le centurion le nia avec énergie, expliquant qu’il était seulement chargé d’exécuter mon père et Tullia, et ce dans le plus grand secret.

Alors le jeune chevalier avoua sa foi chrétienne et suggéra à mon père de partager les saintes agapes chrétiennes, ce qui ne manquerait pas de donner des forces spirituelles aux convives. Certes, le repas ne pourrait se dérouler derrière des portes closes mais eu égard aux circonstances, c’était sans doute sans importance.

Le centurion assura qu’il ne voyait pas d’objection à cette cérémonie. En fait, il était curieux d’y assister, car on disait tant de choses sur les chrétiens ! Mon père adopta volontiers l’idée de ces agapes improvisées, mais demanda au jeune homme de bénir le pain et le vin.

— Je ne puis le faire moi-même, dit-il. Peut-être est-ce à cause de ma vanité et de mon caractère têtu, car le jour où l’Esprit est descendu sur les disciples de Jésus de Nazareth, ils ont baptisé un grand nombre de gens, de sorte que tous communiaient dans le même esprit. J’aurais désiré de tout mon cœur être baptisé avec les autres, mais ils ont refusé parce que je n’étais pas circoncis et ils m’ont aussi ordonné de garder le silence sur ces choses que je ne comprenais pas. Tout au long de ma vie, je me suis souvenu de cette injonction et je n’ai jamais transmis à personne aucun enseignement, si ce n’est parfois, pour raconter, peut-être de façon erronée d’ailleurs, quelques détails de ce que j’avais vu, ou que je croyais être vrai, pour corriger ce qui me paraissait une incompréhension. J’ai été baptisé ici à Rome, quand Céphas, dans sa grande bonté, m’a demandé de lui pardonner son intransigeance d’autrefois. Il se sentait toujours en dette vis-à-vis de moi, parce qu’un jour, sur une montagne de Galilée, je lui ai prêté un âne pour qu’il puisse faire rentrer sa belle-mère blessée au pied chez elle à Capharnaüm. Pardonnez mes bavardages. Je vois que les soldats jettent des coups d’œil sur le ciel. Jacasser sur le passé est un défaut de vieillard. Je crois que le vin m’a par trop délié la langue.

Ils s’agenouillèrent, et Tullia les imita. Le chevalier prononça les quelques paroles de bénédiction qui transformaient le pain et le vin en corps et en sang du Christ. Ils reçurent la grâce les larmes aux yeux et se baisèrent les uns les autres avec tendresse. Tullia assura qu’elle éprouvait un tremblement intérieur, avant-goût de ce paradis où elle irait avec mon père, à moins que ce ne fût ailleurs, peu importait, pourvu qu’ils se tinssent par la main.

Les prétoriens reconnurent qu’ils ne trouvaient rien à redire à cette cérémonie magique. Puis le centurion toussota en jetant ostensiblement un nouveau coup d’œil au ciel. Mon père s’empressa de régler l’aubergiste, en lui laissant un généreux pourboire, et répartit l’argent qui restait entre le centurion et ses hommes, en leur demandant une fois encore pardon pour tous les tracas qu’il leur avait causés et en les bénissant au nom du Christ. Le centurion suggéra avec ménagement qu’il convenait peut-être de passer de l’autre côté du monument funéraire, car il avait ordre d’accomplir sa tâche aussi discrètement que possible.

Alors le chevalier chrétien éclata en sanglots et dit qu’en bénissant le pain et le vin, il avait soudain senti avec certitude qu’il possédait le vrai savoir. Il ne désirait donc plus attendre encore. Il se tourmentait à l’idée que tant d’humbles chrétiens eussent été autorisés à souffrir dans le cirque pour la gloire du Christ, alors que lui-même ne serait peut-être pas capable de supporter fermement l’oppression à venir. C’est pourquoi il demandait au centurion de l’autoriser à être du plus beau voyage que puisse accomplir un homme, en lui coupant la tête à lui aussi. Il était aussi coupable que les autres chrétiens et le même châtiment devait lui être appliqué.

Le centurion fut ébahi puis, après un instant de réflexion, il admit qu’il ne manquerait sans doute en rien à ses devoirs s’il permettait au jeune homme de mourir en même temps que mon père et Tullia. Sur quoi, d’autres convives qui avaient suivi la conversation supplièrent qu’on leur accordât le même bonheur. Je dois ajouter qu’on m’a raconté que mon père les avait abondamment abreuvés.

Mais le centurion leur opposa un ferme refus, déclarant que sa bienveillance avait des limites. On pouvait à la rigueur rajouter une personne dans son rapport, mais d’autres exécutions supplémentaires attireraient l’attention et lui donneraient beaucoup trop de détails à consigner sur les tablettes de cire, alors qu’il ne savait pas très bien écrire.

Cependant, il reconnut que tout ce qu’il avait vu lui faisait une profonde impression. Il se réservait de se renseigner quelque jour sur ces questions. Ce Christ était manifestement un dieu puissant, s’il pouvait faire de la mort un bonheur pour ses disciples. En fait, il n’avait jamais entendu dire que quiconque fût mort volontairement, pour Jupiter, par exemple, ou pour Bacchus. Pour Vénus, certes, c’était une autre affaire.

Les prétoriens conduisirent derrière le monument Tullia, mon père et le jeune chevalier, dont le centurion inscrivit le nom sur la tablette d’argile, d’une tremblante écriture d’ivrogne. Puis l’officier désigna comme exécuteur le plus fin manieur de glaive qui saurait détacher la tête d’un seul coup de son arme. Mon père et Tullia moururent à genoux, main dans la main. L’un des chrétiens qui avait assisté à toute la scène me raconta par la suite qu’à l’instant de leur trépas, la terre trembla et le ciel vomit des flammes qui éblouirent les paysans. Mais je pense qu’il m’affirma cela pour me complaire, à moins qu’il n’eût rêvé.

Les prétoriens lancèrent les dés pour décider qui garderait les corps jusqu’à ce que des parents vinssent les réclamer. Voyant cela, certains des témoins de l’exécution offrirent de s’occuper des corps, arguant que tous les chrétiens étaient frères et donc parents. Le centurion trouva ce raisonnement plutôt spécieux mais accepta avec reconnaissance leur offre, car elle permettrait à tous ses hommes d’assister au spectacle du cirque. Il était près de midi quand ils regagnèrent au pas de course la cité et le cirque de l’autre côté du fleuve, espérant trouver encore des places debout parmi les autres prétoriens.

Les chrétiens prirent soin des corps de mon père, de Tullia et du jeune chevalier. Par égard pour l’ancienne famille de ce dernier, je ne mentionnerais pas son nom. C’était le fils unique de ses vénérables parents et son acte démentiel leur causa bien du chagrin. Ils s’étaient toujours montrés trop indulgents avec lui, et avaient fermé les yeux sur ses sympathies pour les chrétiens, dans l’espoir qu’il oublierait leurs billevesées, comme tous les jeunes gens, en général, oublient leurs austères préoccupations philosophiques dès qu’ils sont mariés.

On apprêta respectueusement les corps et on les enterra sans les avoir brûlés. Les restes de mon père ne furent donc pas placés dans le tombeau qu’il avait acquis dans la nécropole royale de Caere, mais je ne crois pas qu’il s’en serait soucié. À cette époque, les chrétiens avaient commencé à creuser dans le sol des galeries et des chambres souterraines dans lesquelles ils plaçaient leurs morts. On disait qu’ils tenaient là leurs réunions secrètes, ce que l’on considérait comme la preuve évidente de la corruption de leur foi, puisqu’ils n’honoraient pas même leurs propres défunts. Mais toi, Julius, ô mon fils, respecte les catacombes, et quand ton temps sera venu, laisse-les intactes, car dans l’une d’elles gît le père de ton père, dans l’attente du jour de la résurrection.

À midi commença la distribution de victuailles au public du cirque. Vêtu en aurige, Néron effectua deux tours de piste clans son char d’or tiré par deux coursiers blancs comme neige, pour souhaiter bon appétit à la foule qui lui répondit par des acclamations délirantes. Des jetons de loteries furent jetés dans les gradins, mais en moins grand nombre qu’autrefois, car depuis qu’il s’était lancé dans d’énormes travaux de construction, Néron connaissait quelques difficultés de trésorerie. Il espérait que ces restrictions seraient largement compensées aux yeux du public, par le spectacle inhabituel qu’on allait lui présenter. Et en cela, il ne se trompait pas.

Pendant ce temps, j’avais retrouvé tout mon calme et toute ma sérénité, bien que la plus grande partie du spectacle qui suivrait le repas de midi reposât sur mes épaules. En fait, les numéros théâtraux imaginés par Néron étaient sans intérêt du point de vue du public. Je crois que la faute en fut aux comédiens, qui n’avait absolument aucune idée des conceptions chrétiennes.

Je ne suis sans doute pas compétent pour critiquer ce type de spectacle théâtral, mais je crois que la foule aurait été insatisfaite si mes chiens sauvages n’avaient pas montré leurs excellentes qualités dès le début, aussitôt après la procession des dieux et du sénat et la lecture du discours de Néron sous une forme abrégée. Une trentaine de chrétiens vêtus de peaux de fauves turent poussés dans l’arène et une meute de limiers lâchée contre eux.

Dès qu’ils eurent senti l’odeur du sang, les chiens accomplirent à merveille leur tâche et ne se firent pas prier pour attaquer les victimes. Ils pourchassèrent les chrétiens à travers l’arène. Ils les faisaient habilement tomber d’un coup de dent vicieux dans la jambe, et une fois que le fuyard était à terre, ils se jetaient sur sa gorge sans perdre de temps à le mordre ou à le tourmenter. Bien qu’ils fussent affamés, ils ne s’attardaient pas à dévorer leur proie, et se contentaient d’apaiser leur soif en lapant un peu de sang, avant de repartir en chasse. Je fis à mon dresseur de chiens les plus grands éloges.

Les noces des Danaïdes ne se déroulèrent absolument pas comme prévu. Les jeunes chrétiens et chrétiennes qu’on avait déguisés pour la circonstance refusèrent d’exécuter les danses nuptiales et se regroupèrent en un troupeau amorphe au centre de l’arène. Il fallut faire intervenir des acteurs professionnels pour compenser ce défaut de zèle. Après les noces, les épousées étaient censées tuer leur époux de différentes manières, à l’imitation des filles de Danaos. Mais les jeunes chrétiennes refusèrent tout net de tuer quiconque, retirant ainsi à leurs compagnons la possibilité d’une mort plus douce.

Les garçons de piste durent en tuer quelques-uns à coups de gourdin. On entoura les corps des jeunes gens restants de fagots solidement attachés, à l’instar des autres criminels qui attendaient de périr par le feu. Je dois reconnaître que le public rit de bon cœur en voyant les Danaïdes courir entre les bûchers et les bassins de l’arène pour tenter d’éteindre les flammes avec leurs vases percés. Les chrétiens qui brûlaient poussaient des hurlements si perçants que même la musique de l’orgue hydraulique et des autres instruments ne les couvrit pas. C’étaient ces cris qui avaient arraché les jeunes filles à leur apathie.

Pour finir, on bouta le feu à une maison de bois fort élégamment décorée. À toutes les ouvertures, portes et fenêtres, avaient été enchaînés des vieux chrétiens des deux sexes et lorsque les flammes commencèrent de leur lécher les jambes, on eut un fidèle tableau du grand incendie de Rome. Les Danaïdes se débarrassèrent tout à fait inutilement de leurs vases pour se précipiter vainement au secours de leurs parents et bon nombre d’entre elles périrent dans les flammes.

Sur tous les gradins, et en particulier sur les bancs supérieurs où se tenait la plèbe, on riait aux éclats. Mais quelques sénateurs détournèrent ostensiblement la face. Parmi les chevaliers, on entendit critiquer ces cruautés qualifiées d’inutiles bien qu’on concédât que le bûcher fût assurément le meilleur châtiment pour des incendiaires.

Sur ces entrefaites, les personnes arrêtées sous le toit de mon père furent conduites parmi les autres condamnés qui attendaient de mourir dans l’arène. Lorsque Barbus et Jucundus comprirent ce qui se préparait, ils tentèrent vainement de me faire avertir. Les gardes faisaient la sourde oreille car lorsque les hurlements avaient commencé de retentir jusque dans les cachots et dans les étables, nombre de prisonniers s’étaient mis à réclamer toutes sortes de passe-droits et à invoquer des protections.

Les chrétiens étaient déjà répartis en fonction des nécessités du spectacle et les nouveaux venus furent séparés dans le même dessein. Je n’avais aucune raison de descendre dans le cachot où se trouvaient le vieux soldat et le fils de Lugunda. Il me fallait me reposer de la bonne marche du spectacle sur les contremaîtres de la ménagerie, et demeurer sur mon siège d’honneur pour y recevoir les ovations réservées à l’organisateur. Même si quelqu’un avait désiré me faire parvenir un message, je n’aurais pas eu la possibilité de m’absenter.

En outre, Jucundus s’était plus ou moins convaincu qu’une certaine fraternité, qu’il avait constituée avec des condisciples de l’école du Palatin, avait été découverte et que c’était de cela qu’il allait être puni. Dans la folie de leur jeunesse, ils avaient projeté d’écraser les Parthes et d’établir la capitale à l’Orient. C’était par certains côtés, le plan même que Néron imaginait lorsqu’il était las du sénat. La différence résidait cependant dans le fait que ces jeunes gens comptaient retirer tout rôle dirigeant aux Romains pour le donner aux vieilles familles royales de l’Orient.

Personne évidemment n’aurait accordé d’importance à ces enfantillages, s’ils avaient été découverts. Mais dans sa vanité, cet adolescent de quinze ans qui venait à peine de recevoir la toge virile, était convaincu qu’on l’avait condamné pour conspiration politique.

Lorsque Jucundus comprit qu’il lui faudrait mourir, il se tourna vers Barbus et tous deux, considérant qu’il était impossible de me joindre, résolurent de trouver ensemble une mort honorable. Eussé-je connu leur sort, que je me serais peut-être trouvé dans l’impossibilité de leur venir en aide, tant Néron était courroucé par l’affront que mon père lui avait infligé devant le sénat.

Pour introduire du piquant et de la variété dans le spectacle, j’avais décidé d’armer les chrétiens qui désiraient combattre les fauves. Je ne pouvais cependant leur proposer que des dagues, des glaives et des épieux, qu’ils prenaient en entrant dans l’arène.

Jucundus et Barbus se déclarèrent prêts à affronter les lions l’épée à la main, ce qu’on leur accorda aussitôt, car la plupart des chrétiens ne désiraient malheureusement pas se battre contre les bêtes. Après la suspension de midi, pour égayer le public, je fis envoyer un groupe de chrétiens vêtus de peaux d’animaux dans l’arène et fis lâcher contre eux une nouvelle meute de chiens. Mais, quand les limiers eurent accompli leur tâche, ils refusèrent cette fois d’obéir aux coups de sifflet et continuèrent de tourner en rond dans la poussière.

Puis ce fut le tour de nos trois lions sauvages, trois superbes bêtes dont j’étais fier, à juste titre. Me fiant à l’expérience de mes subordonnés, j’avais demandé de préparer un groupe de faibles vieillards, d’infirmes et d’enfants pour les livrer à mes lions. On m’avait en effet expliqué que rien n’amusait davantage la foule que de voir des nains ou des culs-de-jatte tenter de fuir les fauves. Jucundus, qui ne pouvait se déplacer sans béquilles, convenait donc parfaitement.

Il fallut d’abord que le groupe se rassemblât, en clopinant et en boitant, au centre de l’arène, sous la protection des fouets des dresseurs de chiens. Heureusement, les animaux n’accordèrent guère d’attention aux nouveaux venus qui n’étaient pas vêtus de peaux de bête. Puis Jucundus et Barbus, épée à la main, s’avancèrent à la tête d’une dizaine de chrétiens armés.

La foule hurla de joie au spectacle de ce vieillard édenté et de ce jeune homme chancelant sur ses béquilles, qui saluaient du glaive la loge impériale. Cette réaction populaire ne laissa pas de m’inquiéter. Je jetai un coup d’œil à Néron, craignant qu’il fût offensé par les rires de la plèbe et m’en tînt rigueur, quoique l’incident fût imprévisible. Mais il parvint à faire bonne figure et rit avec le public.

Je dois reconnaître que jusqu’au moment où je les reconnus, je trouvais du plus haut comique les allures bravaches de ces deux personnages. Tandis qu’ils s’affairaient en clopinant au centre de l’arène, disposant les chrétiens armés autour des vieillards et des enfants, je n’imaginais pas un instant de qui il s’agissait.

Je ne pouvais concevoir pareil événement : mon propre fils et mon plus fidèle serviteur jetés aux fauves ! En fait, pendant un moment, je me demandai qui avait eu la brillante idée de placer ces deux créatures grotesques à la tête des chrétiens décidés à combattre les lions.

Les rires de la foule offensèrent sans doute gravement Barbus et Jucundus. J’imagine qu’ils avaient choisi d’affronter les lions parce que Barbus ayant raconté à mon fils comment j’avais capturé ce fauve à mains nues près d’Antioche, et s’étant attribué un rôle audacieux dans l’histoire, avait conclu que c’était cette bête qu’il était le mieux préparé à affronter.

Il conseilla à Jucundus de poser ses béquilles derrière lui et de s’agenouiller, afin qu’il ne fût pas jeté à terre et assommé dès le premier assaut. Le vieux guerrier ferait au jeune homme un rempart de son corps, afin de lui laisser le temps de montrer son courage. Je crois que Barbus, en échange des confidences de Jucundus, lui avait avoué que j’étais son véritable père. Personne d’autre que mon père et que mon ancien mentor n’était dans le secret.

Quand les portes de la fosse aux fauves s’ouvrirent, Jucundus s’efforça d’attirer mon attention en m’appelant à voix haute et en agitant gaiement son glaive pour me montrer qu’il n’avait pas peur. Alors les écailles tombèrent de mes yeux et je reconnus mon fils et Barbus. Ce fut comme si mon estomac tombait dans mes genoux. Dans mon désespoir, je criai quelque chose pour demander l’arrêt du spectacle.

Heureusement, nul n’entendit ma voix dans le tumulte universel. Tandis que les lions magnifiques se ruaient dans l’arène, le public hurlait de plaisir et nombre de spectateurs se levaient pour mieux voir. Si j’avais voulu vraiment interrompre la représentation à cet instant crucial, Néron fou de rage aurait envoyé le père rejoindre le fils dans l’arène, ce qui n’aurait servi à personne. Quand je fus revenu de ma surprise, je parvins à me maîtriser et me réjouis de ce que nul n’avait entendu mon cri.

Sabine, qui considérait les lions comme sa propriété, avait avec l’aide d’Épaphroditus déployé toute son ingéniosité pour attiser chez eux la soif du sang. Ils se précipitèrent sur la piste avec tant de fureur que, ébloui par le brusque passage de l’ombre à la lumière, le plus grand des fauves trébucha sur une braise fumante, roula sur lui-même et se blessa le museau et se releva, plus furieux que jamais. Aveuglés par la lumière, les lions trottaient autour de la piste, et leurs rugissements augmentaient la tension de l’attente. D’abord, ils n’aperçurent pas les chrétiens rassemblés au milieu de l’arène et se contentèrent de donner au passage quelques coups de griffes à ceux qui avaient été crucifiés sur l’enceinte de protection.

Barbus avait mis à profit ce répit pour courir ramasser une torche éteinte et, encourageant ses compagnons à l’imiter, il l’agita et la ranima de son souffle. Il se retrouva donc avec une épée dans une main et une torche dans l’autre. Deux autres chrétiens suivirent son exemple, mais les lions remarquèrent ces ombres qui couraient et l’un des hommes fut jeté à terre sans même avoir eu le temps d’utiliser son glaive. Des cris de dégoût s’élevèrent parmi les spectateurs qui crurent qu’il avait tenté de fuir, alors qu’il avait simplement essayé de rejoindre les chrétiens désarmés pour les défendre.

Survint une péripétie imprévue : les chiens qui erraient au bord de la piste, obéissant à leur entraînement, se formèrent en meute et assaillirent aussitôt les lions par-derrière. Les chrétiens purent donc se défendre d’abord avec succès, car les fauves faisaient sans cesse de brusques volte-face pour se débarrasser des chiens qui les mordaient. Quelque peu aidé par le hasard, Barbus parvint à crever l’œil d’un lion avant de tomber, et Jucundus, plantant son glaive dans le ventre du fauve, le blessa gravement.

Le lion roula à terre en se déchirant les entrailles. Jucundus s’approcha en se traînant sur les genoux et lui porta un coup mortel. Mais, dans les convulsions de l’agonie, la bête déchira le cuir chevelu de son vainqueur. La foule applaudit vigoureusement le jeune homme aveuglé par son propre sang.

Jucundus chercha Barbus à tâtons et l’ayant trouvé, comprit qu’il était mort. Il se saisit d’une torche et l’agita à l’aveuglette, tout en s’efforçant, avec le poing qui tenait l’épée, d’essuyer le sang qui lui couvrait les yeux. L’un des lions encore vivants se brûla le nez contre le flambeau et, croyant avoir affaire à la barre brûlante d’un dresseur de fauve, se tourna vers une proie plus facile. Je commençai à craindre d’avoir sous-estimé les capacités guerrières des chrétiens. Le spectacle allait-il tourner court ?

Mais les chiens restants n’étaient plus très nombreux. Ils furent bientôt harassés et les deux lions vivants purent en venir à bout avant de s’en prendre aux chrétiens. Aucun des intrépides limiers ne fuit la queue entre les jambes. D’un habile coup de patte, l’un des fauves brisa l’échine du dernier chien qui demeura à terre, hurlant à la mort. Deux ou trois amoureux des chiens dans le public se levèrent pour crier que le jeu était trop cruel, qu’on ne devait pas torturer ainsi ces bêtes. L’un des chrétiens d’un coup miséricordieux de son glaive, mit fin aux souffrances de l’animal.

Jucundus combattait toujours. Un chrétien armé d’un épieux, constatant que le jeune homme était le plus habile manieur d’épée de la troupe, se plaça sur son arrière pour le protéger. Ensemble, ils parvinrent à blesser sérieusement l’un des fauves. La foule prenait tant de plaisir au spectacle qu’un ou deux pouces baissés apparurent, mais le geste n’avait bien sûr aucune chance d’être pris au sérieux. Jucundus mourut.

Ce qui suivit ne fut plus que massacre sans intérêt. Les lions attaquèrent la troupe des chrétiens désarmés, qui ne tentèrent même pas de fuir, au grand désappointement du public. Ils restaient serrés les uns contre les autres, de sorte que les lions durent les tirer un à un du groupe compact pour les déchiqueter. Je dus faire intervenir en toute hâte deux ours pour aider les lions. À la fin, quand tous les chrétiens eurent été mis en pièces, lions et ours s’affrontèrent dans un effrayant combat. Le lion blessé, en particulier, reçut de gigantesques ovations pour son inébranlable bravoure.

J’étais bouleversé par la mort de Jucundus, bien que je connusse déjà certains événements qui s’étaient produits dans le jardin de Tigellinus, et pour lesquels le jeune homme méritait les plus terribles châtiments. Mais je reviendrai là-dessus. Le spectacle, dont j’étais responsable, devait continuer. Sur ces entrefaites, un esclave de mon domaine de Caere vint m’annoncer que Claudia avait donné naissance à un beau garçon le matin même. Mère et fils se portaient à merveille et Claudia me demandait mon accord pour appeler l’enfant Clément.

Je ne pouvais faire autrement que voir un présage favorable dans le fait qu’à l’instant où mon fils Jucundus perdait la vie dans un intrépide combat contre un lion, on m’apprenait la naissance d’un autre fils. Eu égard aux circonstances, je ne trouvais guère ce nom de Clément très approprié, mais dans ma joie, je songeai qu’il valait mieux laisser Claudia décider, car je savais que nous aurions bientôt de longues et pénibles explications. Et dans mon cœur, durant dix années, je t’ai toujours appelé Julius, ô mon fils.

Les jeux continuèrent, marqués par une grande variété, tout au long de l’après-midi. Il y eut maints imprévus, comme on peut s’y attendre quand des fauves sont lâchés dans l’arène, et la plupart d’entre eux furent fort heureux. L’on en crédita mon savoir-faire. On pariait beaucoup sur les gradins, et l’on s’y battit aussi, comme toujours dans ces spectacles.

Le soleil était proche de l’horizon lorsque les jeux atteignirent leur apogée avec l’apparition des Dircé et des bisons hyrcaniens. Le plaisir de la foule ne connut plus de bornes lorsque les portes des étables s’ouvrant tout à coup, une trentaine de bisons se ruèrent dans l’arène, chacun d’entre eux portant, étroitement liée entre ses cornes, une jeune fille vêtue d’affriolante façon. Par pure jalousie, les comédiens avaient voulu s’occuper de la préparation de ce numéro pour en recevoir tout l’honneur, et après une longue discussion je les avais laissé attacher les jeunes filles sur les bêtes, et naturellement, ils avaient fait un si mauvais travail que j’avais dû leur prêter mes bouviers pour l’achever.

Le bloc de pierre que j’avais eu tant de peine à faire déposer dans l’arène se révéla inutile. Tandis que les comédiens criaient dans des porte-voix la légende de Dircé, les bisons se défaisaient sans mal des jeunes filles et, après les avoir projetées en l’air, les tuaient à coups de corne. Seuls deux d’entre eux, se conformant à la légende, écrasèrent leur Dircé contre la pierre. Mais cet échec relatif ne m’est pas imputable : il faut le reprocher à l’incapacité des comédiens.

Les chrétiens restants furent livrés aux bisons. Pour mon plus grand plaisir, les condamnés, se départissant de leur attitude indifférente, firent preuve d’une incroyable bravoure. Il semblait tout à coup qu’il fussent pris d’un ardent désir de mourir. En hurlant ensemble comme s’ils s’élançaient pour une course, ils se jetèrent au-devant des bisons et se précipitèrent sur leurs cornes, sous les acclamations de la foule qui commençait à éprouver quelque sympathie pour eux.

Quand ce jeu s’acheva, les bisons tournèrent leur fureur sur les crucifiés, renversant les croix et s’attaquant à l’enceinte de la piste avec tant de force que les spectateurs les plus proches en furent effrayés. Mais la représentation était terminée.

Je jetai un coup d’œil au ciel. L’heure était venue. Avec un soupir de soulagement, j’ordonnai aux bouviers de tuer les bisons. Ils s’exécutèrent avec tant d’intrépide habileté, souvent en combat rapproché, que les spectateurs les acclamèrent aussi, alors que j’avais craint jusque-là que ce massacre final ennuyât la foule.

Tigellinus aurait voulu brûler l’enceinte protectrice, et les chrétiens qui y étaient cloués, mais Néron s’y était opposé, dans la crainte que le feu se communiquât à l’amphithéâtre de bois. Tandis que la foule s’écoulait à l’extérieur, un groupe de prétoriens parcourut l’arène, tuant les chrétiens avec leur lance. Néron estimait raisonnable qu’ils ne souffrissent pas plus longtemps que leurs coreligionnaires morts sur le bûcher ou sous les coups de griffes, de dents et de corne.

On s’étonnera peut-être de ce que je n’ai pas épargné ces bisons sauvages de grand prix, mais je dirai qu’une telle attitude aurait été stupide, car l’intérêt final du spectacle y aurait beaucoup perdu, une bonne partie de la foule risquant de s’attarder sur les gradins pour voir le long et fastidieux travail que nécessitait la capture des bêtes. De plus, les bisons étaient si farouches que plusieurs gardiens y auraient immanquablement laissé leur vie. De toute façon, je m’apprêtais à envoyer à Néron une si énorme demande de remboursement, que je pouvais bien supporter la perte de mes bisons hyrcaniens.

Comme la foule se hâtait vers les jardins d’Agrippine pour prendre part au festin offert par Néron, Tigellinus, qui désirait toujours se mettre en avant, voulut donner un spectacle de sa façon – le plus étonnant de la journée, croyait-il. Usant de ses prérogatives au-delà des murailles, il avait ordonné que les jardins fussent éclairés de bien particulière façon. Comme il n’y avait pas assez de place dans le cirque pour y faire périr cinq mille personnes, il avait fait conduire dans la matinée trois mille des chrétiens arrêtés dans les jardins.

Pendant la représentation, on avait dressé des poteaux le long des allées et autour des étangs des jardins, et les chrétiens y avaient été enchaînés. Quand les chaînes vinrent à manquer, on cloua les mains des condamnés.

Puis les chrétiens furent enduits de poix et de cire, produits que le procurateur de Tigellinus avait eu les plus grandes peines à se procurer, et encore, en quantités insuffisantes, de sorte qu’il avait fallu utiliser aussi de l’huile et d’autres substances.

Tandis que l’obscurité gagnait et que la foule se hâtait vers les jardins, les prétoriens couraient d’un poteau à l’autre, un flambeau à la main. Des hurlements de douleur s’élevèrent, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que s’allumaient les torches humaines. Une suffocante puanteur se répandit et nul ne parut goûter l’extraordinaire spectacle. En fait, les personnes les plus raffinées perdirent l’appétit à cause de la déplaisante odeur de chair humaine grillée. Comme les chrétiens se tordaient et se débattaient, des gouttes de poix et de cire brûlantes furent projetées sur l’herbe sèche et l’on craignait que le feu ne s’étendît à tout le jardin. Plusieurs personnes se brûlèrent les pieds en éteignant les braises fumantes qui entouraient les poteaux.

Aussi, lorsque Néron, toujours vêtu en aurige, remonta dans son char les routes flanquées de ces torches, aucune acclamation ne s’éleva. Au lieu des vivats escomptés, il fut accueilli par un morne silence. Il aperçut plusieurs sénateurs qui rebroussaient chemin.

Il descendit de son char pour saluer les gens du peuple, mais nul ne rit de ses plaisanteries. Néron voulant garder Pétrone auprès de lui, ce dernier déclara qu’il avait déjà par pure amitié supporté un ennuyeux spectacle et qu’il existait des limites à ce que son estomac pouvait tolérer. Assaisonnée de l’écœurant fumet de chair humaine brûlée, la meilleure viande du monde ne lui paraîtrait guère alléchante.

Néron se mordit les lèvres et, avec cette moue boudeuse, dans son costume d’aurige, il ressemblait plus que jamais à quelque lutteur puissant, couvert de sueur. Il comprenait qu’il lui fallait trouver un autre divertissement pour le peuple, afin de dissiper la mauvaise impression laissée par la faute de goût de Tigellinus. Pour ajouter encore au malaise universel, des suppliciés à demi-brûlés churent de leurs poteaux sur les personnes les plus proches, et d’autres, dans les convulsions de la souffrance, arrachèrent leurs mains clouées et se précipitèrent en flammes au milieu de la foule.

La vision des ces formes hurlantes, à peine humaines, qui rampaient et se tordaient de douleur, ne suscita que terreur et dégoût. Néron ordonna d’une voix courroucée d’achever immédiatement tous les chrétiens, car leurs cris allaient troubler la musique de son orchestre et la représentation théâtrale.

Il fit brûler tout l’encens qu’on put trouver et répandre le parfum qui devait être offert aux hôtes. On se doute du coût effrayant de ces extravagances, sans compter même la perte de tant de chaînes d’acier gâtées par le feu.

Pour ma part, j’avais été retenu par mes devoirs au cirque. Après avoir abrégé les félicitations que les plus nobles spectateurs étaient venus me communiquer en personne, je m’étais précipité dans l’arène pour surveiller le travail des garçons de cirque qui achevaient les agonisants à coups de gourdin, mais surtout pour réunir les restes de Jucundus et de Barbus.

Je retrouvai leurs dépouilles sans peine. Tout près, au milieu d’un amoncellement de corps déchiquetés, je découvris, à mon grand ébahissement, un adolescent vivant, qui se protégeait la tête de ses mains. Quand il eût essuyé tout le sang qui avait coulé sur lui à flots, je vis qu’il ne portait pas trace de morsure, de griffure, de coups de sabot ou de corne. Il leva vers les étoiles un regard hébété en demandant s’il était au paradis. Puis il me dit que, pour ne pas exaspérer la fureur des fauves, il s’était jeté à terre, sans offrir de résistance. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût été épargné, car ni les lions ni les bisons ne touchent à quiconque observe une immobilité de cadavre.

Qu’il eût survécu me parut une sorte de présage. Je jetai mon manteau en travers de ses épaules pour le sauver des gourdins des garçons d’arène. Ce geste fut aussitôt récompensé, car il put me fournir un récit détaillé de la fin de Barbus et de Jucundus, et aussi de la conversation que mon fils et le guerrier avaient eue au milieu des autres prisonniers.

Les cachots étaient si bondés que les prisonniers ne pouvaient s’asseoir, et par chance, le jeune homme s’était trouvé tout près de Jucundus. Barbus, que l’âge rendait sourd, avait dû inviter le fils de Lugunda à parler plus fort. Le jeune chrétien était donc en mesure de me mettre au courant de l’enfantillage que fut la conspiration des élèves du Palatin.

Aux yeux du jeune chrétien, sa survie était un miracle. Il aurait aimé se retrouver ce soir-là au paradis, comme ses compagnons. Mais le Christ, me dit-il, avait sans doute besoin de lui pour quelque dessein particulier. Je lui donnai des vêtements – il y en avait à foison – et l’accompagnai jusqu’à une porte dérobée, par laquelle il pourrait quitter sain et sauf le cirque.

Il appela la bénédiction du Christ sur son miséricordieux sauveur et m’assura qu’il ne doutait pas que même moi un jour je trouverais le vrai chemin. En toute candeur, il me raconta qu’il avait été disciple de Paul et avait été baptisé du nom de Clément. L’extraordinaire coïncidence me renforça dans la décision de me rendre au désir de Claudia d’appeler ainsi notre fils.

Se méprenant sur le mouvement de surprise que je n’avais pu réprimer, le jeune chrétien m’expliqua sur le ton de l’excuse qu’il n’était en aucune façon doté d’un naturel doux mais au contraire se voyait contraint de pratiquer maintes pénitences pour mater son impétuosité. C’était pourquoi il s’était jeté à terre sans vouloir rendre aux fauves le mal pour le mal. Il me bénit de nouveau avant de partir pour Rome le long de la route illuminée de torches humaines.

Je devais le retrouver trois ans plus tard, lorsque mes fonctions m’appelèrent à intervenir dans les conflits internes des chrétiens. Il s’agissait de décider de qui recevrait la crosse du berger après Linus. Je crus devoir prendre le parti de Cletus contre Clément, qui me semblait trop jeune pour assumer cette lourde tâche. Je crois que par la suite, au cours de ses exercices d’humilité, il dut le comprendre.

Son tour viendra sans doute quelque jour mais ne te préoccupe pas de cela, ô Julius. Les chrétiens n’ont aucune importance politique, car leur religion ne saurait subsister longtemps face aux autres cultes orientaux. Ne les persécute jamais. Quand bien même ils te provoqueraient parfois, laisse-les vivre en paix, pour l’amour de ta grand-mère Myrina.

Je fis envelopper les restes de Jucundus et de Barbus dans un linceul et, quelques proches des suppliciés s’étant présentés en tremblant, je les autorisai à prendre soin des restes de leurs parents, s’ils parvenaient à les retrouver et refusai les nombreux cadeaux qu’ils m’offrirent en échange de cette faveur. Cependant, il me fallut faire porter la plupart des corps dans une fosse commune non loin de là.

Enfin, je pus me précipiter au festin de Néron avec le sentiment du devoir accompli. À la vue des puantes horreurs perpétrées par Tigellinus, j’exprimai ma réprobation et l’accusai à haute voix d’outrepasser ses prérogatives. J’avais déjà prévu en observant l’énorme presse sur les gradins, qu’on manquerait de victuailles et m’étais empressé de faire écorcher et dépecer mes bisons sauvages pour pouvoir offrir de l’excellente viande au peuple, en mon propre nom.

Mais je perdis tout appétit lorsque je remarquai les bizarres regards que me jetaient les sénateurs, certains d’entre eux me tournant même le dos sans me rendre mon salut. Et quand Néron, en me remerciant de la part que j’avais prise au succès du spectacle, fit preuve d’un manque de chaleur surprenant, mon inquiétude s’accrut encore. Il y avait de la culpabilité dans sa façon de détourner les yeux. Quand il en eut terminé avec les politesses, il m’annonça le sort de mon père et de Tullia. En cet instant seulement, je compris l’apparition de Jucundus et de Barbus, qui jusque-là était restée pour moi une énigme en dépit des renseignements fournis par le jeune chrétien. J’avais l’intention de demander sur un ton acerbe à Néron, un jour qu’il serait d’humeur aimable, comment il était possible que le jeune fils adoptif d’un sénateur eût été jeté aux fauves avec les chrétiens.

Néron me décrivit le discours de mon père à la curie et l’état de confusion mentale où se trouvait le vieil homme.

— Il m’a insulté en présence du sénat rassemblé. Mais ce n’est pas moi qui l’ai condamné, ce sont ses propres collègues qui ont prononcé la sentence, à l’unanimité, au point qu’il n’a pas été besoin de voter. Perdant tout sang-froid, ta belle-mère a transformé en scandale public une affaire que le souci de ton bon renom m’incitait à garder secrète. Si le jeune Breton adopté par ton père n’avait pris au sérieux ses devoirs filiaux et ne s’était déclaré chrétien, il n’aurait jamais été envoyé au cirque, même si son infirmité lui interdisait l’entrée de l’ordre équestre. Tu n’as pas de raison de pleurer la mort de ton père. Il s’apprêtait à te déshériter, sans doute à cause de l’état de confusion où se trouvait son esprit. Ce qui fait que, même si je suis tenu de confisquer la fortune de ton père, tu ne perds rien. Tu n’ignores pas au prix de quelles difficultés je parviens à trouver les fonds qui me permettent de vivre décemment.

Je jugeai plus sage de lui confier que mon père, dix-sept ans plus tôt, m’avait remis une partie de mon héritage, pour me permettre de disposer du revenu nécessaire au rang de chevalier. Mais j’avais vendu les terrains de l’Aventin avant l’incendie et si j’avais reçu aussi d’énormes sommes de mon père pour l’entretien de la ménagerie, Néron avait été indirectement bénéficiaire de ces largesses.

Pour éviter tout soupçon ultérieur, je me vis contraint de lui apprendre que mon père m’avait, entre autres choses, donné une coupe qui avait à mes yeux une grande importance. D’abord intéressé, Néron abandonna le sujet aussitôt que je lui eus dit que ce n’était qu’un grossier récipient de bois.

Comprenant à quels dangers m’avait exposé l’attitude insultante de mon père, je me hâtai d’ajouter que cette fois, je ne demanderais pas un sesterce pour le spectacle, car je savais combien Néron avait besoin de rogner sur ses autres dépenses pour pouvoir se faire bâtir une demeure digne de lui. Je lui donnai aussi la viande des bisons sauvages et lui suggérai de vendre l’immense quantité de vêtements entassés dans le cirque, ainsi que les bijoux pris sur les corps des condamnés. Cela paierait peut-être quelques colonnes des arcades qui devaient relier le Palatin à la future Maison dorée du Coelius et à l’Esquilin.

Néron s’épanouit en entendant ces paroles et m’assura qu’il n’oublierait pas ma générosité. Soulagé de voir que je ne lui reprochais pas la mort de mon père et celle de ce jeune homme qu’il croyait être mon frère adoptif, il revint en termes plus flatteurs sur mon rôle dans le spectacle, et reconnut que les comédiens avaient lamentablement échoué et que l’initiative de Tigellinus n’avait produit que du malaise. Hormis l’intervention des animaux sauvages, la seule réussite était la musique de l’orgue hydraulique et de l’orchestre, qu’il avait lui-même soigneusement arrangée.

Je songeai que le fracas de la musique n’avait réussi qu’à troubler les animaux et à distraire l’attention de la foule aux apogées du spectacle, mais gardai cette opinion pour moi. En dépit des compliments reçus, j’étais sombre et sans appétit. Dès que je fus assuré de n’être pas observé par des regards malveillants, je fis une libation en l’honneur de mon père. J’envoyai mon coursier s’enquérir du lieu de son exécution, avec mission de découvrir ce qu’étaient devenus son corps et celui de Tullia. Mais comme je l’ai raconté, ils avaient déjà disparu dans l’obscurité des catacombes.

J’ai dû me contenter de faire brûler les restes de Jucundus et de Barbus dans mon jardin, sur un bûcher échafaudé à la hâte. Il me semblait que, par sa loyauté, Barbus avait mérité de partager le bûcher de mon fils. Lorsque j’eus versé du vin sur les dernières braises, je rassemblai moi-même les cendres et les enfermai dans une urne.

Plus tard, je plaçai cette urne dans un mausolée que j’avais fait bâtir sur le terrain que mon père avait acquis autrefois dans la nécropole de Caere. Par son père, Jucundus appartenait à une vieille souche étrusque et par sa mère, à une noble lignée bretonne. Quant à Barbus, la dignité de sa mort prouvait la noblesse de son esprit. Sur le couvercle de cette urne, un coq de bronze étrusque chante pour eux la vie éternelle, comme tu pourras le voir de tes propres yeux ô Julius, le jour où tu viendras porter dans ce tombeau les cendres d’un père misérable, méprisable et perplexe.

Pour ne pas offenser Néron, je me contraignis à demeurer un moment à son banquet. Je lui donne volontiers acte de l’excellence des petits spectacles qu’il fit présenter dans les clairières illuminées du parc : danses magnifiques, satyres poursuivant des nymphes dans les buissons, un tableau représentant Apollon et Daphné, et quelques autres scènes destinées à divertir le peuple et à détourner ses pensées moroses vers des objets frivoles. Avec mes viandes en sus, la chère était fort abondante, et les fontaines déversaient dans les bassins du vin non coupé d’eau.

Comme les incendiaires avaient reçu un châtiment mérité, que leur crime avait été racheté, les patriciennes romaines avaient, de concert avec tous les collèges sacerdotaux, prévu un somptueux festin propitiatoire qui constitua l’apogée de la fête. Pour la cérémonie, les deux plus sacrés cônes de pierre blanche avaient été acheminés en secret depuis leur temple. On les disposa sur leurs coussins sacrés dans une tente illuminée que les femmes avaient décorée de guirlandes. Les patriciennes offrirent le repas traditionnel. J’observai avec curiosité le déroulement de ce mystère que les Romains avaient hérité des Étrusques, et me joignis avec ferveur au rire sacré des sénateurs et des chevaliers. La plèbe n’était pas autorisée à rire. Puis la toile de l’entrée de la tente fut tirée et un instant plus tard, la lumière qui brillait à travers la toile s’éteignit d’un coup, sans aucune intervention humaine. Nous poussâmes tous un soupir de soulagement, car la cérémonie s’était déroulée conformément à la tradition.

Tandis qu’on laissait dans les ténèbres de la tente les cônes de pierre, ou les dieux qu’ils incarnaient, s’étreindre sur leurs coussins sacrés pour l’avenir de Rome, Néron présentait un numéro satirique contrebalançant la solennité de la cérémonie. Le seul élément qu’on peut retenir à son encontre est qu’il se crut obligé de se produire en personne, en s’imaginant ainsi gagner les faveurs du peuple.

Il apparut sur une scène à ciel ouvert, portant le costume et le voile écarlate d’une mariée, tandis que s’élevaient des hymnes nuptiaux. D’une voix de femme parfaitement imitée, il chanta les traditionnelles lamentions, puis Pythagoras, un fort bel esclave vêtu en marié, le conduisit au lit nuptial. Une déesse apparut pour consoler et conseiller l’épousée. Avec des gémissements de terreur, Néron laissa le marié défaire les deux nœuds de sa ceinture et à peu près nus tous deux, ils churent sur le lit en s’étreignant.

Néron imitait si bien les cris et les gémissements d’une femme terrifiée, que le public s’esclaffa et quand il commença à geindre de plaisir, les patriciennes rougirent et se cachèrent les yeux. Néron et Pythagoras jouèrent leur rôle avec tant de talent qu’ils semblaient avoir répété maintes fois cette scène.

Poppée en fut si courroucée qu’elle quitta le banquet peu après. Son départ avait aussi un autre motif : elle était enceinte de trois mois et devait veiller à sa santé. Le spectacle du cirque l’avait fatiguée.

Néron n’éprouva nul chagrin de ce départ. En fait, comme les convives sombraient dans l’ivresse, il en profita pour donner le signal de divers jeux lascifs qui se déroulèrent dans les recoins sombres du parc. Il avait invité toutes les pensionnaires de bordels que l’incendie avait épargnés et payé généreusement leurs services sur sa propre cassette. Mais maintes nobles dames, maints amateurs de plaisirs des deux sexes prirent part à ces divertissements qui se déroulaient sous la protection des ténèbres. De chaque buisson montèrent bientôt des râles, des grognements lubriques d’ivrognes et des cris de femmes.

Quant à moi, je regagnai ma demeure. Au même moment, je l’appris plus tard, Néron retournait à l’Esquilin pour dormir, couvert de souillures et de boue, la couronne de guingois, trempée de vin.

Poppée, que sa grossesse rendait irritable, était demeurée éveillée sur la couche conjugale. Elle accueillit son époux par ces âpres reproches dont les femmes ont le secret. Saisi d’une fureur d’ivrogne, il lui donna un coup de pied dans le ventre avant de sombrer dans un épais sommeil. Le lendemain, au réveil, il avait complètement oublié l’incident. Mais on lui apprit bientôt que Poppée avait fait une fausse-couche, et qu’elle était si malade que ni les meilleurs médecins romains, ni ses vieilles sorcières juives ne pouvaient la sauver.

On doit dire à l’honneur de Poppée qu’elle n’adressa plus le moindre reproche à Néron dès qu’elle eut compris qu’elle était perdue. Tandis qu’elle agonisait, elle s’efforçait encore de le consoler et de le débarrasser d’un poignant sentiment de culpabilité en lui disant qu’elle avait toujours désiré mourir avant que sa beauté ne s’évanouît. Elle voulait que jusqu’à sa mort, Néron se souvînt d’elle telle qu’elle était en cet instant, dans sa beauté intacte, heureuse de l’amour qu’il lui portait, en dépit d’un geste d’humeur banal comme en avaient les plus fidèles conjoints. Bien sûr, la raison d’État contraindrait Néron à se remarier. Poppée souhaitait seulement qu’il n’agît pas trop vite, et qu’il ne fît pas brûler son corps. Elle désirait être enterrée suivant la coutume juive.

Pour des raisons politiques, Néron ne put la faire mettre en terre selon le rituel de la religion juive, mais il permit aux femmes juives de s’assembler autour du corps pour les lamentations traditionnelles. Suivant les mœurs de l’Orient, il avait fait embaumer Poppée et obéissant sans lésiner aux vœux de son épouse, il envoya des présents au temple de Jérusalem et aux synagogues de Rome.

Sur la tribune du Forum, il fit devant le sénat et le peuple de Rome un discours à la gloire de Poppée, et versa des flots de larmes en détaillant les différents aspects de sa beauté, depuis ses boucles d’or jusqu’à ses ongles d’orteil carmins. Une procession funéraire conduisit le corps embaumé, enfermé dans un cercueil de verre, au mausolée du divin Auguste. Beaucoup de gens furent outrés de ce qu’il lui réservât un honneur qu’il n’avait pas accordé à sa mère et à sa première épouse Octavie. Hormis les Juifs, nul parmi le peuple ne pleura cette Poppée qui ne s’était pas contentée de faire garnir d’argent les sabots de ses mules mais avait réclamé de l’or. Outre cette extravagance, sa manie de se baigner dans du lait d’ânesse suscitait beaucoup de ressentiment.

Quant à moi, j’éprouvai beaucoup de chagrin de la mort prématurée de la délicieuse Poppée. Elle s’était toujours montrée amicale à mon endroit et m’aurait probablement confirmé cette amitié en se donnant à moi, si j’avais su me montrer hardi au moment favorable.

Mais j’en ai fini avec tout cela et je dois maintenant te parler de ta mère, Claudia et de son attitude envers moi. En même temps, il me faudra te raconter la part que je pris dans la conspiration de Pison et dans sa découverte. Cela constituera une tâche encore plus douloureuse.

Mais je ferai de mon mieux, comme j’ai fait jusqu’à présent, pour te fournir un récit raisonnablement honnête, sans trop chercher à me justifier. Lorsque tu liras ces lignes, Julius, ô mon fils, peut-être comprendras-tu ce qu’est l’humaine faiblesse. Méprise-moi si tu veux. Je n’y perdrai rien. Je n’oublierai jamais le froid regard avec lequel tes quatorze ans jaugeaient ma méprisable richesse et ma méprisable stupidité, quand tu es venu, contraint et forcé par ta mère, me rendre visite dans cette lointaine localité où je tente de soigner mes maux. C’était un regard glaçant, plus pénétrant que les pires bourrasques d’hiver. Mais tu es un Julien, le sang divin coule dans tes veines, et je ne suis que Minutus Manilianus.

Загрузка...