Livre IV



ANTONIA

J’avais bien évidemment l’intention de te reconnaître officiellement et de te donner le nom proposé par Claudia, mais je jugeai plus sage de laisser s’écouler quelques jours pour laisser à ta mère le temps de recouvrer sa sérénité.

Je ne pouvais empêcher que Claudia apprît les événements de Rome et le rôle que j’y avais joué lorsque à mon corps défendant, sur l’ordre de Néron, j’avais dû organiser la mise à mort des chrétiens. Certes, j’avais mis à l’abri dans mon domaine de Caere un certain nombre de ses coreligionnaires, j’en avais averti quelques autres du danger qui les menaçait, et peut-être même avais-je sauvé Céphas en effrayant Tigellinus avec la réputation de sorcellerie de l’ancien pêcheur.

Mais je connaissais le naturel violent de Claudia et n’ignorais pas non plus en quelle piètre estime les femmes tiennent en général les actes de leurs maris, ignorantes qu’elles sont des nécessités politiques et des autres questions que seuls les hommes comprennent.

En outre, tant d’affaires pressantes me retenaient à Rome que je n’aurais pu, quand bien même l’eussé-je voulu, partir immédiatement pour Caere. La reconstitution de ma ménagerie mobilisa toutes mes énergies. Je dois néanmoins admettre que j’avais commencé d’éprouver une certaine répugnance à l’égard de ce métier, en particulier lorsque je songeais à Claudia.

Mon voyage fut encore retardé par le suicide inattendu de tante Laelia. Je fis de mon mieux pour le garder secret, mais l’on en profita pour répandre encore davantage de ragots sur mon compte. Si son geste n’était pas simplement le fruit de son cerveau dérangé, je ne le comprends toujours pas. On peut supposer que la soudaine nouvelle de la destitution de mon père et de son exécution eut raison du peu d’esprit qui lui restait, et que par quelque perversion du sens de l’honneur, elle se sentit contrainte au suicide. Peut-être estima-t-elle, dans son esprit malade, que je devais faire de même par respect pour l’empereur et le sénat, et peut-être désira-t-elle me donner l’exemple ?

Elle persuada sa servante, qui avait la tête aussi faible qu’elle, de lui ouvrir les veines et comme son pauvre sang refusait de s’écouler de ses vaisseaux trop vieux, elle s’asphyxia avec les exhalaisons d’un brasero qu’elle avait toujours dans sa chambre, car elle avait constamment froid comme tous les vieillards. Elle avait eu encore assez de bon sens pour ordonner à sa servante d’obturer les ouvertures de la pièce.

Je m’aperçus de son absence le lendemain seulement, lorsque sa servante vint me demander si elle devait maintenant aérer la chambre. Je ne pus longtemps réprimander la vieille femme édentée qui ne savait que répéter qu’elle avait été forcée d’obéir aux ordres de sa maîtresse.

Profondément affecté par cette nouvelle éclaboussure sur mon nom et ma réputation, je fis brûler le corps de tante Laelia avec tous les honneurs qui lui étaient dus, en dépit de ma colère. J’eus bien du mal à trouver dans sa vie de quoi justifier le traditionnel éloge funèbre. Comme elle relevait à peine de ses couches, je ne conviai pas Claudia à la cérémonie mais lui écrivis une lettre relatant le triste événement et expliquant pourquoi je devais encore m’attarder dans la ville.

Je dois à la vérité de dire que je subissais alors beaucoup de vexations. L’inhumain châtiment des chrétiens avait soulevé de dégoût une jeunesse trop choyée et entichée de modes grecques, et la courageuse conduite des suppliciés leur avait attiré les sympathies les plus inattendues dans la population qui ne croyait guère aux explications de Néron. Je perdis beaucoup d’amis que j’aurais cru plus fidèles.

Je ne veux pour preuve de leur mauvaise foi que la rumeur qu’ils firent courir au sujet de Jucundus. On m’accusait de l’avoir dénoncé comme chrétien pour ne pas avoir à partager mon héritage avec lui. Mon père, censé m’avoir déjà déshérité à cause de ma mauvaise réputation, aurait eu l’intention de léguer sa fortune à l’État pour que je ne pus se obtenir la part qui me revenait. Qu’auraient pensé les mauvaises langues si on avait su que Jucundus était mon fils ? Quand de tels malveillants mensonges étaient colportés à mon sujet dans la haute société de Rome, je ne puis que trop imaginer ce qu’on disait de moi chez les chrétiens que j’évitais le plus possible de fréquenter, pour ne pas donner prise au soupçon.

Le ressentiment universel m’interdisait de sortir sans escorte dans les rues. Néron lui-même avait jugé plus sage de proclamer qu’après avoir montré qu’il savait être sévère quand il le fallait, il envisageait maintenant d’abolir dans tout l’empire la peine capitale. Nul, même pour les pires crimes, même dans les provinces, ne pourrait plus être mis à mort. Au lieu de quoi, les condamnés seraient employés à la reconstruction de Rome, et tout particulièrement du grand cirque et de ce nouveau palais qu’on nommait déjà la Maison dorée.

Cette décision n’était pas dictée à l’empereur par la clémence ou l’amour du genre humain. Néron, qui commençait à souffrir de graves difficultés financières, voyait là l’occasion de disposer d’une main-d’œuvre gratuite pour les travaux les plus pénibles. Le sénat donna son aval à ce projet, malgré les avertissements de nombreux pères de la cité qui prévoyaient que le crime et l’impiété allaient prospérer.

Le mécontentement général ne résultait pas seulement du châtiment des chrétiens. Pour beaucoup de gens, ce n’était qu’un prétexte à exprimer leur haine du gouvernement. On était arrivé au moment où, à tous les niveaux de la société, commençait de se faire sentir l’effet des impôts destinés à la reconstruction de Rome et à la réalisation des projets monumentaux de Néron. La baisse décidée après l’incendie n’ayant été évidemment qu’une mesure d’urgence, le prix du froment fut relevé et même les esclaves constatèrent des restrictions dans les distributions gratuites de pain, d’ail et d’huile.

Certes un empire tout entier pouvait bien s’offrir une Maison dorée, d’autant que Néron avait fait preuve de bon sens en prévoyant d’étendre les travaux sur plusieurs années. Il dit qu’il se contenterait, pour commencer, d’une salle de banquets aux proportions raisonnables, des péristyles nécessaires aux représentations et de quelques chambres. Mais Néron n’avait pas la tête aux chiffres et, comme tous les artistes, manquait de patience quand il s’agissait d’écouter les explications des gens compétents. Il prenait l’argent où il le trouvait, sans faire attention aux conséquences de ses actes.

Il se produisait dans des spectacles de théâtre et invitait la plèbe à y assister, croyant, dans sa vanité, que d’entendre sa voix splendide et de le voir jouer différentes pièces ferait oublier au peuple des sacrifices matériels qui n’apparaîtraient plus que comme des broutilles en regard de son grand art. Il se trompait gravement.

Beaucoup de personnes de haute condition, peu férues de musique, commençaient de considérer comme d’insupportables obligations, ces interminables représentations. Néron en effet, au moindre mouvement approbateur du public, se remettait à chanter ou à jouer, ce qui prolongeait souvent la séance jusqu’au matin.

En invoquant diverses raisons et bien entendu, en pensant surtout à ce qui convenait le mieux pour toi, je parvins à persuader Claudia de demeurer encore près de trois mois dans le climat salubre de Caere. Je jetais à peine un coup d’œil à ses lettres de reproches et me contentais de lui répondre que je vous ferais venir à Rome, elle et toi, dès que mes devoirs me le permettraient et que votre sécurité y serait assurée.

En fait, après les derniers événements, on ne persécutait plus guère les chrétiens, du moment qu’ils demeuraient discrets. On comprend que le massacre en masse de tant des leurs les eût effrayés. Ils se cachaient et se taisaient.

Mais sous terre, dans leurs réunions secrètes, ils ne furent pas longtemps sans se quereller de nouveau, la faction de Céphas reprochant à celle de Paul ses dénonciations et vice-versa. Il s’ensuivit inévitablement qu’ils se divisèrent en sociétés secrètes encore plus fermées. Les plus faibles d’entre eux, au désespoir, renoncèrent à décider quel était le meilleur chemin et, fuyant les fanatiques, se retirèrent dans l’isolement.

Pour finir, Claudia revint de son propre chef à Rome, accompagnée de ses servantes chrétiennes et de tous les réfugiés à qui j’avais offert un refuge dans mes fermes en échange de quelques travaux. Je m’élançai vers elle avec un cri de joie mais elle, refusant de te montrer, ordonna à la nourrice de t’emporter dans une autre pièce, loin de mes yeux mauvais.

Elle ordonna aux gens de sa suite d’encercler la maison pour m’empêcher de fuir. Je dois admettre que j’invoquai mes dieux lares et mon esprit tutélaire, et perdant quelque peu mon sang-froid, craignis pour ma vie. Je n’avais pas oublié que ta mère est fille de Claude et qu’elle a hérité de la nature brutale et capricieuse de son père.

Mais après une brève inspection de la maison, Claudia se montra un peu plus calme et dit qu’elle désirait avoir une conversation sérieuse avec moi. Je lui assurai que rien ne pourrait me faire davantage plaisir, du moment que les pièces de vaisselles et les dagues décoratives auraient été ôtées de la pièce.

Naturellement, Claudia me traita d’assassin aux mains sanglantes et hurla que le sang de ton frère adoptif criait vers le ciel, m’accusant devant Dieu. Devant mon avidité de meurtre, j’avais attiré sur ma tête la vengeance de Jésus de Nazareth.

En fait, je fus soulagé en constatant qu’elle ignorait que Jucundus fût mon fils, car les femmes se montrent parfois d’une effrayante clairvoyance dans ces questions. Je fus bien plus offensé par l’accusation suivante, proprement démentielle : à l’en croire, c’était à cause de moi que tante Laelia s’était suicidée. Mais je lui répondis que je lui pardonnais ses infâmes paroles et lui dis de s’enquérir, par exemple auprès de Céphas, sur la manière dont je l’avais sauvé et sur tout le bien que j’avais pu faire aux chrétiens.

— Tu ne croirais sans doute pas Prisca et Aquila et quelques autres que je ne prendrai pas la peine de nommer, dis-je, je sais que ce sont des disciples de Paul. Et apprends aussi que j’ai aidé le rival de Céphas autrefois, et que, en partie grâce à moi, Néron ne désire plus se préoccuper des chrétiens, ce qui a pour conséquence qu’on ne pourchasse plus Paul.

— Je crois qui je veux, rétorqua-t-elle avec fureur. Tu embrouilles toujours tout. Je ne puis comprendre comment j’ai vécu avec un homme comme toi, avec un être dont les mains sont trempées dans le sang des fidèles. Ce que je regrette plus que tout au monde, c’est que tu sois le père de mon fils.

Je songeai que je pourrais peut-être lui rappeler que ce n’était pas moi qui étais venu dans son lit et que, en revanche, c’était moi qui, sur sa requête pressante, avait fait d’elle une femme honnête en l’épousant secrètement. Heureusement, les documents laissés à la garde des vestales avaient été détruits par le feu et je ne craignais plus que notre mariage fût rendu public. J’eus le bon sens de me taire, car il y avait visiblement un désir de négocier dans les paroles de ta mère.

Claudia posa ses conditions. Je devais m’amender, autant qu’il était possible à un impie de mon espèce. Je devais demander pardon au Christ de tous mes forfaits et d’abord et surtout, abandonner ma charge d’intendant général de la ménagerie dans les plus brefs délais.

— Si tu te moques de ma réputation, fais au moins cela pour ton fils et pour son avenir, dit Claudia. Ton fils est l’un des derniers Romains qui possède à la fois du sang julien et du sang claudien dans les veines. Tu devrais viser une position dont il ne risque pas d’avoir honte quand il atteindra l’âge adulte.

Claudia croyait que je lui résisterais de toutes mes forces à cause de l’argent investi dans la ménagerie et des acclamations que mes spectacles avaient reçues dans l’amphithéâtre. Je pris donc avantage de ce que j’avais déjà décidé de quitter la ménagerie. Ce n’était pas, bien entendu, à cause du massacre des chrétiens par mes animaux. J’avais été opposé dès le début à un tel emploi de mes bêtes mais j’avais été contraint d’organiser la chose au mieux, en dépit de mille difficultés et du peu de temps dont je disposais. Je ne voyais là nul motif de honte.

La raison principale de ma décision était que j’étais parvenu à un accord financier avec ma première épouse, Flavia Sabina. Je n’avais guère hésité à lui promettre la moitié de ma fortune quand Épaphroditus était en train de m’étrangler, mais ensuite cette idée avait éveillé en moi une répugnance croissante.

À présent que j’avais un fils qui était, sans aucun doute, de mon sang, je considérais comme une injustice qu’il n’héritât pas davantage que mon Lausus illégitime. Je n’avais rien contre ce gamin de cinq ans mais plus il grandissait, plus sa peau se fonçait et plus ses cheveux se bouclaient, au point qu’à présent j’avais honte qu’il portât mon nom.

Pour en finir avec cette question, j’avais élaboré un plan excellent dont j’avais déjà touché deux mots à Sabine. Longtemps avant que j’eusse soupçonné sa liaison avec mon épouse, Épaphroditus avait reçu de Néron son bâton d’affranchi et le droit de cité et, après notre divorce, Sabine, qui se donnait volontiers à l’occasion, à tel ou tel employé de la ménagerie, avait été matée par Épaphroditus d’étonnante façon, à grand renfort de corrections qui la plongeaient dans le ravissement.

Je m’étais résolu à donner à Sabine la totalité de la ménagerie avec ses esclaves, ses fauves, et les contrats de ses fournisseurs, et comptais demander à Néron de nommer Épaphroditus intendant à ma place. Épaphroditus était un citoyen, mais pour préserver ma réputation, il importait que mon successeur fût aussi membre du noble ordre équestre.

Si je pouvais convaincre Néron d’inscrire pour la première fois dans l’histoire de Rome un Africain sur les rôles de l’ordre, alors Sabine pourrait épouser légalement Épaphroditus. Ce serait d’autant plus aisé que son père l’avait déshéritée et que la gens flavienne ne s’opposerait donc pas à ce mariage. En échange de cette faveur, Sabine m’avait promis d’adopter Lausus et de lui donner le droit d’hériter de la ménagerie. Mais elle ne pouvait imaginer que Néron permît à un homme qui n’était finalement qu’un demi-nègre d’accéder à la chevalerie.

Néanmoins, je connaissais Néron, et ne l’avais que trop souvent entendu se vanter que rien ne lui était impossible. Artiste et ami du genre humain, il ne s’inquiétait pas de la couleur d’une peau et même ne considérait pas une origine juive comme un motif de refuser une charge d’État. Dans les provinces africaines, nombre d’hommes à la peau sombre avaient depuis longtemps accédé à l’ordre équestre de leur cité, grâce à leurs richesses et à leurs vertus militaires.

En acceptant le compromis proposé par Claudia, avec de feintes hésitations et après de longues plaintes sur les pertes que je subissais, non seulement je ne perdais rien, mais encore j’échappais à de lourdes dépenses nécessitées par l’entretien de Sabine et de mon fils Lausus. Je tirais donc le meilleur parti de toutes ces difficultés, tout en prédisant sombrement à Claudia que Néron serait offensé par ma démission d’une charge qu’il m’avait attribuée, et en lui affirmant que j’allais tomber en disgrâce et peut-être même exposer ma vie.

Claudia me répliqua avec un sourire que je ne devrais pas tant me préoccuper de la faveur de Néron, car j’avais déjà mis ma vie en danger en mettant au monde un fils de la lignée claudienne. Sa remarque me fit passer un frisson glacé dans le cou mais, à présent que nous étions réconciliés, elle ne voyait plus d’obstacle à te présenter à moi. Elle alla te chercher avec empressement.

Tu était un enfant d’une beauté parfaite et tes yeux bleu de nuit regardaient au loin tandis que tes doigts minuscules s’agrippaient fermement à mon pouce, comme si tu avais voulu m’arracher l’anneau d’or des chevaliers. Ce fut de mon cœur que tu t’emparas, ô mon fils, et jamais rien de tel ne m’était arrivé jusqu’alors. Tu es mon fils et à cela tu ne peux rien.

Ainsi donc, un jour, rassemblant tout mon courage, j’invitai Sabine, Épaphroditus et Lausus à m’accompagner à la Maison dorée, dans la partie terminée du palais. J’avais choisi pour demander audience, cette heure de l’après-midi où je savais que Néron, après un bon repas et un bain rafraîchissant, se disposait à boire encore et à goûter maints plaisirs jusque fort avant dans la nuit. Des artistes mettaient la dernière touche aux fresques des couloirs et la salle des banquets circulaire, étincelante d’or et d’ivoire, était à demi achevée.

Néron était en train d’examiner les plans d’une gigantesque statue à son effigie, qui devait être érigée en face de la galerie de gauche. Il me montra les croquis et manifesta son estime au sculpteur en me présentant à lui, quoique nous ne fussions pas du même rang. Je n’en fus pas offensé, car l’important était que Néron fût dans de bonnes dispositions.

Il renvoya volontiers l’homme de l’art lorsque je lui demandai un entretien en tête à tête et puis, se frottant la joue d’un air coupable, il me dit que lui aussi avait depuis quelque temps besoin de me parler, mais qu’il avait toujours repoussé cet entretien car il répugnait à me chagriner.

J’expliquai alors, avec force circonlocutions, que je n’avais jamais ménagé ma peine pour le service de la ménagerie de Rome, et qu’à présent cette tâche devenait trop lourde pour moi, surtout depuis qu’une nouvelle ménagerie était en construction à côté de la Maison dorée. Je me sentais incapable de mener à bien cette entreprise avec tout le goût nécessaire et je lui serais donc extrêmement reconnaissant de me libérer de ma charge.

Quand Néron comprit à quoi tendait mon long discours, son visage s’éclaira et avec un grand rire de soulagement il me tapota dans le dos, de très amicale façon, pour me manifester sa bienveillance.

— Ne t’inquiète pas, Minutus. J’accéderai à ta requête, d’autant plus volontiers que je cherchais une excuse pour te retirer ta charge. Depuis cet automne, tu es en butte aux attaques de maints personnages influents qui te reprochent le manque de goût et la cruauté inutile des jeux que tu as organisés aux dépens des chrétiens. On m’a réclamé ta démission. Et je dois reconnaître que certains détails de la représentation étaient assez dégoûtants, même si les incendiaires méritaient leur châtiment. Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses abuser de ma confiance et t’arranger pour faire jeter ton frère adoptif aux fauves, dans le but de régler certaines questions d’héritage.

J’ouvris la bouche pour me défendre contre cette accusation démentielle, mais Néron poursuivit :

— Les affaires de ton père sont si compliquées et si obscures que je n’ai pas encore été remboursé de mes frais. On murmure qu’en complet accord avec lui, tu as dissimulé la plus grande partie de sa fortune, pour tromper l’État et me tromper. Mais je ne le crois pas, car je sais que ton père et toi ne vous accordiez pas. Si je me trompais, je serais obligé de te bannir de Rome. Je soupçonne gravement la sœur de ton père de s’être suicidée pour éviter un juste châtiment. J’espère que tu ne verras aucun inconvénient à ce que les magistrats examinent de près tes livres de comptes. Je ne serais jamais allé jusque-là si, à cause de l’attitude de certaines personnes, je ne me retrouvais pas dans un tel besoin d’argent. Ils se vautrent sur leurs sacs d’or sans vouloir aider l’empereur à acquérir une demeure décente. Imagines-tu cela ? Sénèque, même Sénèque n’a pas daigné m’envoyer plus de dix millions de sesterces, lui qui autrefois prétendait vouloir me donner tout ce qu’il possédait, alors qu’il savait bien que pour des raisons politiques, je ne pouvais accepter son offre. Et Pallas trône sur son tas d’or comme une grosse putain. On m’a raconté que quelques mois avant l’incendie, tu as vendu les immeubles de rapport et les terrains que tu possédais dans les quartiers qui ont été détruits ensuite pas le feu, et qu’avec l’argent dégagé, tu as acheté à Ostie des terrains bon marché qui ont pris depuis une valeur surprenante. Tant de perspicacité éveille les soupçons. Si je ne te connaissais pas, je pourrais t’accuser d’avoir pris part à la conspiration chrétienne.

Sur ces derniers mots, il s’esclaffa. Je saisis l’occasion de lui faire remarquer fièrement que ma fortune avait toujours été à sa disposition, mais, ajoutai-je, je n’étais pas aussi riche qu’on le prétendait. C’est pourquoi, je ne méritais pas que mon nom fût accolé à celui de gens comme Sénèque ou Pallas. Mais Néron me tapota dans le dos.

— Ne prends pas ombrage d’une innocente plaisanterie, Minutus. Il vaut mieux pour toi savoir ce qu’on raconte sur ton compte. Et l’empereur est dans une position difficile. Il doit prêter l’oreille à toutes les voix et ne sait jamais laquelle est sincère. Mais il me semble à moi que tes actes sont plus l’effet de la niaiserie que du calcul, je ne puis donc pousser la rigueur jusqu’à confisquer tes biens à cause des crimes de ton père et de commérages. Tu seras assez puni si je te retire ta charge pour incompétence. Mais je ne sais qui mettre à ta place. Il n’y a pas de candidats pour ce poste sans importance politique.

Quant à cette importance, j’aurais pu dire une ou deux choses mais je préférai saisir l’occasion de suggérer que la ménagerie fût confiée à Épaphroditus et Sabine. Dans ce cas, je ne demanderais aucun dédommagement et les magistrats n’auraient pas besoin de vérifier mes comptes. Mais il fallait d’abord nommer Épaphroditus chevalier.

— Dans aucune loi romaine il n’est fait allusion à la couleur de la peau des chevaliers, dis-je. La seule condition requise est un certain revenu annuel, après quoi cela ne dépend plus que de ton bon plaisir. Et à Néron rien n’est impossible, je ne l’ignore pas. Si tu crois pouvoir examiner ma suggestion, faisons venir Épaphroditus et Sabine. Ils parleront pour eux-mêmes.

Néron connaissait Épaphroditus de vue et de réputation et avant mon divorce avait probablement ri avec mes autres amis de mon aveuglement. À présent, il trouvait fort amusant que j’intervinsse auprès de lui en sa faveur. Son amusement s’accrut visiblement lorsqu’il vit Sabine et Lausus et put comparer la complexion et la chevelure de l’enfant avec celles d’Épaphroditus.

Je suppose que tout cela ne fit que renforcer la conviction de Néron que je n’étais qu’un homme stupide et crédule. Mais je n’avais que du bénéfice à tirer de pareille opinion. Je ne pouvais en aucun cas me permettre de laisser les magistrats examiner mes livres de comptes, et si Néron s’imaginait que le dresseur de fauve s’était installé dans la place à mes dépens, je n’y voyais rien à redire.

En fait, Néron fut séduit par la démonstration de force que serait l’inscription du nom d’Épaphroditus sur les rôles du temple de Castor et Pollux. Il était assez fin politique pour deviner quel écho une telle mesure aurait dans les provinces africaines. Il prouverait ainsi que sous son principat, les citoyens étaient tous égaux, indépendamment de la couleur de leur peau.

La manœuvre réussit à merveille. En même temps qu’il nommait Épaphroditus chevalier, il donnait son accord au mariage de Sabine et du dresseur de fauve, et les autorisait à adopter l’enfant qui jusqu’alors avait été enregistré comme mon fils.

— Mais je l’autorise à utiliser encore le nom de Lausus en souvenir de toi, noble Manilianus, dit Néron d’un ton moqueur. C’est un geste généreux que de mettre l’enfant sous la complète responsabilité de sa mère et de son beau-père. Par là, tu montres ton respect de l’amour maternel en refusant de céder à l’appel du sang, car l’enfant te ressemble comme deux gouttes d’eau.

Je croyais avoir joué un bon tour à Sabine en me débarrassant sur elle du fardeau financier de la ménagerie, mais je me trompais. Néron prit Épaphroditus en affection et lui paya toutes ses demandes de remboursement. Épaphroditus fit boire ses fauves dans des abreuvoirs de marbre et les cages des panthères eurent des barreaux d’argent. Néron payait sans un murmure, alors que j’avais dû tirer de ma propre cassette les fonds nécessaires quand la distribution d’eau avait été réorganisée dans la ville.

Épaphroditus savait distraire Néron en arrangeant pour lui certains divertissements animaliers que la décence m’interdit de décrire. En peu de temps, le dresseur de fauves devint, grâce à sa ménagerie, un homme riche et un favori de Néron.

Ma destitution eut pour effet qu’on cessa de me jeter des pierres dans la rue et qu’on rit plutôt de moi. Je retrouvai certains de mes amis qui estimaient avec magnanimité qu’ils devaient se montrer pitoyables pour un être tombé en disgrâce et objet de risée. Je ne me plaignais pas, car il est plus doux d’être moqué que d’être haï par tous. On ne pouvait attendre d’une femme qu’elle comprît cette attitude raisonnable. Claudia me suppliait chaque jour de gagner une meilleure réputation, pour le bien de mon fils. Je m’efforçais de me montrer tolérant.

Ma patience fut mise à rude épreuve lorsque Claudia, dans son orgueil maternel, se mit en tête d’inviter Antonia et Rubria, la doyenne des vestales, pour la cérémonie d’attribution de ton nom, afin que je pusse te légitimer en présence de ces deux femmes, car la vieille Pauline était morte dans l’incendie et ne pourrait nous servir de témoin. Claudia avait compris quelles conséquences avait la destruction des archives.

Bien sûr, assura-t-elle, toute l’affaire serait gardée secrète mais elle tenait à la présence, en tout cas, de deux chrétiens de confiance. Elle ne cessait de répéter que les chrétiens plus que quiconque avaient appris à garder la bouche close sur ce qui se faisait dans les réunions confidentielles. Quant à moi, je les considérais comme les pires délateurs, les plus dangereux bavards. Leur découvrir les origines de mon fils revenait à mes yeux à les crier sur les toits.

Mais, en dépit de mes avertissements, Claudia s’obstinait. Certes, en soi, c’était un grand honneur qu’Antonia, fille légale de Claude, reconnût Claudia pour sa demi-sœur et aussi qu’elle te prît dans ses bras pour te donner le nom d’Antonianus en souvenir d’elle-même et de son ancêtre Marc Antoine. Ce qui m’inquiétait par-dessus tout, c’était qu’elle me promît de se souvenir de toi dans son testament.

— Allons, me récriai-je, pour changer de sujet, comment peux-tu parler de testament ? Tu es beaucoup plus jeune que Claudia, tu es dans les plus belles années de la femme.

Claudia ne parut guère priser ces propos, mais Antonia étira son corps mince et ses yeux hautains tournèrent vers moi un regard voilé.

— Je pense que je suis très bien conservée pour mon âge, dit-elle. Certes Claudia commence à paraître un peu usée, si je puis dire. Parfois, j’aspire à la compagnie ardente d’un homme. Après deux unions dissoutes l’une et l’autre par le meurtre, je me sens bien seule, car on a peur de Néron et l’on me fuit. S’ils savaient…

Je vis qu’elle brûlait de nous raconter quelque chose. La curiosité de Claudia était aussi piquée au vif que la mienne. Seule la vieille Rubria souriait de son sage sourire de vestale. Nous n’eûmes pas à insister beaucoup avant qu’Antonia consentît à nous raconter avec une feinte modestie que Néron lui avait à plusieurs reprises, avec une grande ténacité, offert de l’épouser.

— Bien évidemment, je ne pouvais accepter, poursuivit-elle. Je lui ai dit tout net que mon demi-frère Britannicus et ma demi-sœur Octavie étaient encore beaucoup trop présents dans mon esprit. Par pure bonté, je ne dis rien de sa propre mère, Agrippine ; quoique étant nièce de mon père, elle était aussi ma cousine et ta cousine aussi, ma chère Claudia.

Au souvenir de la mort d’Agrippine, je fus pris d’une brusque quinte de toux et Claudia dut m’administrer des claques dans le dos et me reprocha de vider trop vite ma coupe. Toussant toujours, je demandai à Antonia si Néron avait donné des raisons à sa proposition. Ses cils papillonnèrent sur ses pupilles bleu pâles et elle baissa les yeux.

— Néron m’a raconté qu’il m’aimait en secret depuis longtemps. Il disait que c’était à cause de moi – et de moi seulement – qu’il avait nourri tant de ressentiment contre mon défunt époux Cornelius Sulla, qu’il considérait comme un homme trop peu ambitieux pour moi. Cela excuse peut-être son comportement envers Sulla, bien qu’officiellement, en le faisant assassiner dans notre modeste demeure de Massilia, il n’ait eu en vue que le bien de l’État. Entre nous, je puis bien vous avouer que mon époux entretenait en fait des contacts secrets avec les généraux des légions germaines.

Nous ayant ainsi montré qu’elle nous considérait comme des parents parfaitement dignes de confiance, elle poursuivit :

— Je suis assez femme pour avoir été émue par l’aveu de Néron. Quelle pitié qu’il soit si peu loyal et que je le haïsse tant ! Il peut être aimable quand il le veut. Mais j’ai gardé la tête froide et argué de la différence d’âge, bien qu’elle ne soit guère plus grande que celle qui existe entre toi et Claudia. Depuis l’enfance, j’ai l’habitude de considérer Néron comme un enfant insupportable et naturellement, le souvenir de Britannicus constitue pour moi un obstacle insurmontable, même si je puis pardonner ce qu’il a fait à Octavie qui a mérité son malheur en séduisant Anicetus.

Je ne voulus pas lui dire quel bon acteur savait être Néron quand il voyait quelque avantage à tirer de la situation. Pour en imposer au sénat comme au peuple, il lui aurait été fort utile d’être allié aux Claudiens par une troisième voie, en la personne d’Antonia.

Ces réflexions m’amenèrent à de tristes considérations. Du fond du cœur, je souhaitais que tu ne fusses jamais exposé à la honte publique de voir révélées les origines de ton père. Par des voies secrètes j’avais acheté avec d’autres écrits, les lettres rédigées par mon père, avant ma naissance, à Jérusalem et en Galilée. Dans ces missives destinées à Tullia, mais qu’il ne lui avait jamais envoyées, il apparaissait clairement que mon père, l’esprit gravement troublé par son chagrin d’amour, s’était abaissé à croire tout ce que les Juifs lui racontaient et avait même eu des hallucinations. À mon point de vue, le plus triste était ce que ces lettres révélaient du passé de ma mère. Ce n’était qu’une simple danseuse acrobatique que mon père avait affranchie. Tout ce qu’on savait de ses origines, c’était qu’elle était née dans les îles grecques.

Sa statue dans sa ville éponyme de Myrina en Asie et tous les papiers achetés par mon père à Antioche, n’étaient que faux-semblants destinés à assurer mon avenir. Les lettres m’incitaient même à me demander si j’étais bien né dans les liens du mariage ou si mon père, après la mort de ma mère, avait acheté un certificat nuptial aux autorités de Damas. Je savais, pour l’avoir moi-même vérifié en faveur de Jucundus, que l’argent pouvait aplanir bien des difficultés.

Parmi les autres papiers de mon père figuraient de nombreuses notes en araméen sur la vie de Jésus de Nazareth, écrites par un éminent personnage juif qui avait été en relation avec mon père. Je sentais que je ne pouvais les détruire, aussi les avais-je rangées avec les lettres dans ma cachette la plus secrète, avec certains documents qui ne devaient pas voir le jour.

M’efforçant de surmonter ma tristesse, je levai ma coupe en l’honneur d’Antonia et la louai d’avoir su faire preuve de jugement en repoussant les avances de Néron. Elle avoua pour finir qu’elle avait bien dû lui donner un ou deux baisers fraternels, pour qu’il ne fût point trop humilié par son refus.

Antonia renonça à insister encore pour t’inscrire dans son testament, et chacun à notre tour nous te prîmes sur nos genoux, en dépit de tes hurlements et de tes coups de pied. Ainsi reçus-tu les noms de Clément Claudius Antonianus Manilianus, et c’était là un héritage bien lourd pour un seul enfant.

Ce même soir, à l’instant de monter dans sa litière, Antonia me donna un baiser fraternel puisque désormais nous étions légalement, quoique secrètement, apparentés et me demanda de l’appeler chère parente, lorsque nous nous rencontrerions en privé. Charmé de tant d’amabilité, je lui rendis ardemment son baiser, car j’étais un peu ivre.

Elle se lamenta encore sur sa solitude et émit l’espoir que, maintenant que nous étions parents, nous nous verrions de temps à autre. Quand je viendrais lui rendre visite, poursuivit-elle, il n’était peut-être pas nécessaire que Claudia m’accompagnât, car elle devait avoir beaucoup à faire avec l’enfant et cette vaste maison à tenir, et puis le poids des années devait commencer de se faire sentir.

Mais avant de te conter comment évolua notre amitié, je dois revenir aux affaires de Rome.

Toujours en quête d’argent, las des plaintes des provinces et des récriminations des négociants contre les impôts commerciaux, Néron avait décidé de mettre fin en toute illégalité à ses difficultés en tranchant le nœud gordien. Je ne sais qui lui suggéra de procéder ainsi, car je n’étais pas dans le secret du temple de Junon Moneta. Quel qu’il fût, le conseilleur mérita bien plus que les chrétiens d’être déclaré ennemi public et jeté aux fauves !

Dans le plus grand secret, il emprunta aux différents sanctuaires de Rome leurs offrandes votives d’or et d’argent. Néron devenait le débiteur de Jupiter. Il fit fondre les précieux objets et avec le métal ainsi obtenu, il fit graver jour et nuit, dans les caves de Junon Moneta, des pièces qui, par rapport aux anciennes monnaies, comportaient un cinquième d’or ou d’argent en moins. À cause du cuivre qu’elle contenait, la nouvelle pièce était plus légère et moins brillante.

La gravure de ces pièces eut lieu dans des salles strictement gardées, mais la rumeur en parvint malgré tout aux oreilles des banquiers. Je sentis que quelque chose se tramait lorsque je constatai la pénurie de pièces et m’aperçus que les uns insistaient pour faire honorer leurs ordres de paiement, tandis que les autres réclamaient un mois de délai pour régler leurs dettes.

Je ne pouvais croire la rumeur, car me considérant comme un ami de Néron, il me paraissait inimaginable, qu’il commît l’effroyable crime de faux-monnayage, alors que des gens du peuple étaient crucifiés pour avoir fabriqué à leur propre usage une ou deux pièces… Néanmoins, à l’exemple de tous ceux qui m’entouraient, je gardai en réserve les plus grandes quantités possible de pièces et, au grand dam de mes fournisseurs, je ne fis aucun des achats habituels de blé et d’huile.

Le désordre des affaires s’aggravait chaque jour et les prix ne cessaient de monter. Néron se décida enfin à mettre les nouvelles pièces en circulation. Il annonça qu’elles devraient toutes être échangées contre les anciennes espèces et que, passé un certain délai, tous ceux trouvés en possession de ces dernières seraient considérés comme des ennemis de l’État. Seuls les impôts et les taxes pourraient être payés avec l’ancienne monnaie.

Pour la plus grande honte de Rome, il me faut reconnaître que le sénat confirma cet ordre inique à une énorme majorité. On ne peut donc reprocher au seul Néron cet attentat criminel contre les coutumes les plus sacrées du négoce.

Les sénateurs qui avaient voté pour Néron voulurent se justifier en invoquant la reconstruction de Rome qui réclamait des mesures énergiques. Ils prétendirent que les riches souffriraient plus que les pauvres de cet échange de pièces, ce qui était pur mensonge. La richesse des sénateurs consistait essentiellement en terres et chacun des pères de la cité qui avaient voté avait eu largement le temps de mettre en sûreté ses pièces d’or et d’argent.

Même les plus simples paysans avaient assez de bon sens pour enfermer leurs économies dans des pots d’argile et les enterrer. En tout et pour tout, un quart seulement des pièces en circulation furent échangées contre les nouvelles espèces. Cependant, il ne faut pas oublier que de grandes quantités de monnaie romaine se trouvaient dans les pays barbares et jusqu’en Inde et en Chine.

L’inimaginable forfait de Néron lui aliéna le soutien de beaucoup de gens qui, au nom de l’intérêt public, lui avaient même pardonné le meurtre de sa mère. Les membres de l’ordre équestre et les riches affranchis qui avaient la haute main sur le négoce s’irritaient du désordre des affaires. Même les plus expérimentés des marchands souffraient de graves pertes.

Seuls les oisifs uniquement préoccupés de frivolités, éternels endettés, se réjouirent du nouveau tour que Néron avait donné aux choses. Leur admiration pour l’empereur ne fit que croître, car ils pouvaient payer leurs dettes, à son exemple, avec une monnaie dévaluée d’un cinquième. Moi aussi, je m’irritais d’entendre les couplets satiriques que chantaient des citharèdes chevelus sur le perron des demeures des gens fortunés et devant les comptoirs de change. Plus que jamais, une certaine jeunesse amollie de plaisirs était convaincue que rien n’était impossible à Néron. Ces dilettantes, qui comptaient bon nombre de fils de sénateurs dans leurs rangs, admiraient Néron pour avoir su imposer sa volonté au sénat et avoir enrichi le pauvre aux dépens du riche.

La thésaurisation des anciennes pièces était si générale que nulle personne sensée ne pouvait la considérer comme un crime. L’emprisonnement et la condamnation aux travaux forcés de quelques pauvres marchands et de quelques paysans ne furent d’aucun effet. Néron dut se départir de son habituelle clémence en menaçant de la peine capitale les thésaurisateurs. Mais aucune condamnation ne fut exécutée, car, au fond de son cœur, Néron sentait bien que le criminel n’était pas ce malheureux qui tentait de dissimuler quelques misérables pièces d’argent, fruits d’une vie de labeur. Il devait bien deviner que le criminel, c’était lui.

Quant à moi, retrouvant mon sang-froid, je fis en hâte fonder une banque par un de mes affranchis et l’incitai à installer un comptoir de change sur le Forum, l’État ayant été obligé de recourir aux banquiers privés pour l’aider à appliquer la nouvelle mesure. Ces derniers recevaient même un dédommagement pour leur travail de collecte des anciennes pièces.

Pour attirer des clients aux dépens des anciennes banques qui n’avaient pas très bien compris ce qui se passait, mon affranchi proposait de reprendre à cinq pour cent de plus les anciennes pièces. Son seul désir, assurait-il, était de gagner une excellente réputation en venant en aide aux petites gens.

Cordonniers, chaudronniers et tailleurs de pierre firent la queue devant sa table, sous le regard morose des banquiers qui attendaient en vain le chaland aux tables voisines. En quelques semaines, grâce à mon affranchi, je fus dédommagé des pertes occasionnées par le bouleversement financier. Mon homme avait dû pourtant verser une certaine somme au collège de prêtres de Junon Moneta, pour leur faire oublier qu’ils le soupçonnaient de ne pas leur restituer toutes les anciennes pièces qu’il recevait.

À cette époque, je m’enfermais souvent dans ma chambre pour boire dans la coupe de la Fortune, qu’il me semblait bien utile alors d’évoquer. Du fond du cœur, je pardonnai à ma mère ses basses origines car grâce à elle, j’étais de sang grec et donc heureux en affaires. On dit que dans le négoce, un Grec peut tromper même un Juif, mais cela je ne puis le croire.

Par mon père, j’étais un vrai Romain, descendant des rois étrusques, comme la preuve peut en être administrée à Caere. C’est pourquoi je prise fort l’honnêteté en affaires. Les activités de mon changeur, aussi bien que la comptabilité secrète que je tenais quand je dirigeais la ménagerie, n’étaient que des moyens de me défendre contre les exigences tyranniques de l’État. De telles pratiques sont indispensables dans toute activité commerciale bien menée.

Mais je n’ai jamais permis à un affranchi de mêler de la poudre de raie à la farine ou des huiles de basse qualité à l’huile de cuisine, comme certains impudents parvenus n’hésitent pas à le faire. En outre, il n’est pas rare qu’on meure crucifié pour de telles manipulations frauduleuses. Lorsque Fenius Rufus était inspecteur du commerce de blé, il m’avait mis en garde. Il pouvait, par pure amitié pour un ami dans le besoin, donner l’approbation de l’État à quelques cargaisons gâtées par la tempête, mais il n’était pas question de faire plus.

Mais Fenius Rufus ne s’occupait plus de l’approvisionnement de Rome en blé : Néron venait de le rappeler dans ses anciennes fonctions auprès de Tigellinus. L’empereur avait prêté l’oreille à certains murmures défavorables au préfet du prétoire. On lui avait fait remarquer l’extraordinaire rapidité avec laquelle ce dernier s’était prodigieusement enrichi. Et puis, on lui avait rappelé – ce qui était peut-être le plus grave aux yeux de Néron – que Tigellinus avait été l’amant d’Agrippine. Pour toutes ces raisons, les affaires d’outremer avaient été confiées à Fenius Rufus, Tigellinus restant chargé des questions militaires. Celui-ci en avait éprouvé une amertume fort compréhensible : sa principale source de revenus lui échappait et je sais par ma propre expérience que plus l’homme s’enrichit, plus il est avide de richesses.

De monter, dépassant de très loin les cinq pour cent de dévaluation imposés par Néron. De nombreux édits impériaux furent rendus pour modérer la hausse des prix et punir l’usure, mais il en résulta simplement que les biens disparurent des boutiques. On ne trouvait plus ni viande, ni raves, ni légumes verts, ni lentilles sous le toit des halles et sur les places de marché. Pour se procurer ces marchandises, il fallait s’enfoncer dans la campagne ou s’adresser aux marchands qui, à la brune, se glissaient de maison en maison avec leurs paniers, et défiaient l’autorité en pratiquant des prix fort élevés.

Quant à moi, ayant restauré mes finances, j’étais quelque peu oublieux des difficultés de l’heure. La magie du printemps charmait mon cœur. J’avais trente-cinq ans, j’étais las des tendrons qui ne pouvaient me donner qu’un plaisir éphémère et j’étais parvenu à cet âge de la vie où l’homme aspire à une vraie passion, à aimer une femme qui, comme lui, touche à la maturité.

J’éprouve quelque difficulté à poursuivre. Peut-être suffira-t-il de dire que, en évitant toute publicité inutile, je me mis à fréquenter de plus en plus souvent la demeure d’Antonia. Nous avions tant à nous dire que fréquemment je ne quittais qu’à l’aube sa belle demeure de l’Aventin. Fille de Claude, elle avait donc du sang corrompu de Marc Antoine dans ses veines et par sa mère appartenait à la gens aelienne. En outre, celle qui lui avait donné le jour avait été la fille adoptive de Séjan. Semblable influence et pareille hérédité devraient suffire à expliquer ce qui suivit.

Ta naissance venant s’ajouter aux effets de la vie difficile qu’elle avait menée autrefois, ta mère s’était montrée moins ardente. Nous ne partagions plus la même couche, car il semblait que j’avais moi-même perdu toute virilité. Mais Antonia me guérit de cette déficience.

Ce fut dans le splendide jardin d’Antonia, où les bosquets et les arbres récemment replantés avaient effacé les dernières traces de l’incendie, aux premières lueurs d’une matinée de printemps, alors que s’élevaient le pépiement des oiseaux et que les fleurs exhalaient leurs parfums, que j’entendis parler pour la première fois de la conspiration de Pison. Recru de bonheur, serrant dans mes mains celles d’Antonia, je m’appuyai contre un frêle pilier de son pavillon d’été, toujours incapable de m’arracher à elle, quoique nous nous fussions déjà dit adieu depuis deux bonnes heures.

— Ô Minutus, mon très cher Minutus, murmura-t-elle.

Il paraîtra peut-être inconvenant que je répète mot à mot ses aveux, mais ce que j’ai conté de mon union avec Sabine me place sous un jour par trop défavorable.

— Aucun homme, ait-elle, aucun homme avant toi n’avait su montrer tant de tendresse, de douceur et de science en me prenant dans ses bras. C’est pourquoi je sais que je t’aime aujourd’hui, que je t’aimerai encore demain et à jamais. J’espère qu’après la mort, nos ombres se retrouveront aux Champs élyséens.

— Pourquoi songer à l’Élysée ? me récriai-je. Nous sommes heureux, goûtons le moment présent. En fait, je suis plus heureux que je n’ai jamais été.

Ses doigts fuselés étreignirent ma main.

— Ô Minutus ! je ne puis plus rien te cacher, et je ne le désire pas non plus. Et je ne sais qui, de toi ou de moi, s’expose le plus à mourir. La fin de Néron est proche. Je ne voudrais pas qu’il t’entraîne dans sa chute.

Stupéfait, je l’écoutai me conter en un murmure pressé tout ce qu’elle savait sur le complot. À l’instigation de Pison, quelques hommes résolus appartenant à l’ordre équestre s’apprêtaient à renverser l’empereur. Dès qu’ils auraient décidé de la répartition du pouvoir entre eux, et du nom du futur empereur, ils passeraient à l’action. Antonia avait promis que, aussitôt Néron mort, en sa qualité de fille de Claude elle accompagnerait au camp des prétoriens le prétendant à l’empire et dirait quelques paroles en sa faveur aux vétérans. Bien évidemment, une gratification pécuniaire les convaincrait davantage que le modeste discours de la première dame de Rome.

— En fait, je ne crains pas tant pour ma propre vie que pour la tienne, mon très cher Minutus. Nul n’ignore que tu es un ami de Néron. Tu ne t’es pas ménagé de relations utiles pour l’avenir. Pour des raisons compréhensibles, le peuple réclamera du sang après la mort de Néron. Et de fait, pour rétablir la loi et l’ordre, il faudra bien en répandre. Je ne voudrais pas que tu y laisses ta chère tête ou que la populace te piétine à mort sur le Forum, suivant les instructions secrètes qui seront données au peuple quand je me rendrai au camp des prétoriens.

La tête me tournait, mes genoux se dérobaient sous moi, je demeurai muet. Antonia s’impatienta et tapa le sol de son pied adorable.

— Ne vois-tu pas que les ramifications de la conspiration sont si étendues et le mécontentement si général que tout peut se jouer d’un instant à l’autre ? Tous les hommes sensés veulent maintenant se joindre à nous, pour s’assurer une position solide sous le futur principat. Dès à présent la discussion sur le jour, l’heure et le moyen de la mise à mort de Néron est purement scolastique. Il peut être tué à tout instant. Plusieurs de ses intimes ont prononcé le serment qui les lie à nous. Parmi tes amis, je ne nommerai que Senecio, Pétrone et Lucain qui sont de nos affiliés. La flotte de Misenum est avec nous. Épicharis, que tu dois connaître par ouï-dire, a séduit son chef, Volucius Proculus, à l’instar d’Octavie qui, autrefois, a essayé de séduire Anicetus.

— Je connais Proculus, dis-je sèchement.

— Mais oui, c’est vrai, dit Antonia, tu le connais ! Il a été mêlé au meurtre de ma mère. Ne t’inquiète pas à ce sujet, mon très cher ami. Je n’avais aucune affection pour Agrippine. Elle me traitait encore plus mal, si c’est possible, que Britannicus et Octavie. Le devoir familial seul m’a empêchée de prendre part aux actions de grâces données à sa mort. Que cette vieille histoire ne t’inquiète pas. Je te conseille d’adhérer à la conspiration le plus vite possible, pour sauver ta vie. Si tu tergiverses trop longtemps, alors je ne pourrai pas t’aider.

Je dois avouer que ma première pensée fut de courir prévenir Néron du danger qui le menaçait. Alors, j’aurais été assuré de sa faveur pour le restant de mes jours. Antonia était trop exercée à deviner les pensées de ses interlocuteurs pour ne pas sentir mon hésitation. Du bout des doigts, elle caressa mes lèvres, la tête penchée sur le côté, la tunique découvrant sa gorge ferme.

— Tu ne peux pas me trahir, n’est-ce pas, Minutus ? Non, ce serait impossible. Nous nous aimons si totalement. Nous sommes nés l’un pour l’autre, comme tu me l’as si souvent répété, dans la folie du moment.

— Certes, je ne te trahirai pas, m’empressai-je de la rassurer. Pareille idée ne me viendrait jamais à l’esprit.

Elle éclata de rire et haussa les épaules. Je poursuivis d’une voix irritée :

— Que disais-tu à propos d’une discussion scolastique ?

— Je n’ai pas envisagé l’affaire sous tous ses aspects. La mort de Néron n’est pas ce qui nous importe le plus. L’important, pour les conjurés, est le nom de son successeur. Là-dessus, les discussions se succèdent, soir après soir. Chacun a son opinion sur ce sujet.

— Pison ! m’exclamai-je avec mépris. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi lui plutôt qu’un autre devrait être le maître. Certes, c’est un bel homme, un sénateur et il appartient à la gens calpurnienne. Mais, Antonia, mon aimée, je ne comprends pas quels mérites particuliers tu vois en lui, pour risquer ta vie en conduisant un tel homme au camp des prétoriens.

À bien fouiller mon âme, je dois dire que j’éprouvais en cet instant la morsure de la jalousie. Je connaissais mon Antonia. Elle n’était pas si froide que ne le donnaient à penser ses mines hautaines. Moi qui croyais tout connaître des choses de l’amour, j’avais découvert en elle une science très supérieure à la mienne. Je scrutai son visage. Ma jalousie la comblait d’aise. Elle éclata de rire et me donna une tape sur la joue.

— Ô Minutus ! À quoi donc songes-tu quand tu me regardes ainsi ? Que vas-tu donc t’imaginer ? Tu dois me connaître assez pour savoir que je ne me glisserai jamais dans la couche de Pison par intérêt. Je n’obéis qu’à mes inclinations. Et je n’éprouve nul penchant pour Pison. Pour l’heure, il ne sert qu’à attirer les regards. Il est si stupide qu’il ne s’est même pas aperçu que d’autres intriguent dans son dos. En fait, on se demande s’il convient vraiment de remplacer un citharède par un comédien. Pison est monté sur une scène de théâtre et a compromis sa réputation de la même manière que Néron. On parle de rétablir la république et de remettre tout le pouvoir entre les mains du sénat. Cette idée démentielle, si elle était mise en pratique, aurait tôt fait de plonger le pays dans la guerre civile. Je t’expose tout cela pour que tu comprennes que c’est l’affrontement d’intérêts contradictoires qui fait repousser l’assassinat de Néron. Pour ma part, j’ai déclaré que rien ne me persuaderait d’aller parler aux prétoriens pour le seul profit du sénat. Ce n’est pas le rôle d’une fille d’empereur.

Elle me considéra d’un air méditatif.

— Je sais à quoi tu penses, ajouta-t-elle. Mais crois-moi, il est trop tôt encore pour songer à ton fils Claudius Antonianus. Ce n’est qu’un enfant et la réputation de Claudia est si douteuse que je ne crois pas qu’on puisse avancer son nom pour l’instant. Quand il aura revêtu la toge virile et que Claudia ne sera plus de ce monde, je pourrai le reconnaître sans mal comme mon neveu. Mais si tu te ménages un rôle dans la conspiration de Pison, tu te donneras les moyens d’avancer dans la carrière des honneurs jusqu’à la fin de la minorité de ton fils, ce qui ne pourra que lui servir. Le plus sage serait de laisser Claudia vivre pour élever l’enfant pendant tout ce temps. Ne crois-tu pas, mon doux ami ? Nos intentions seraient par trop manifestes si je l’adoptais immédiatement après la mort de Néron, ou s’il devenait mon fils d’une autre manière.

C’était la première fois qu’Antonia me donnait à entendre qu’en dépit de mes origines douteuses et de ma mauvaise réputation, elle envisageait la possibilité de m’épouser un jour. Je n’aurais jamais osé songer à pareil honneur, même dans nos moments les plus intimes. Je rougis, tout à fait incapable d’articuler un son. Antonia me considérait en souriant. Elle se haussa sur la pointe des pieds et me baisa les lèvres, sa chevelure de soie me caressant le cou.

— Je t’ai dit que je t’aimais, ô Minutus, me murmura-t-elle à l’oreille. Tu te tiens en piètre estime. C’est ce que j’aime le plus en toi : ton manque d’assurance. Tu es un homme merveilleux et une femme avisée peut tirer d’un homme de ton espèce le meilleur parti.

Ces paroles me parurent fort ambiguës, bien moins flatteuses que n’avait l’air de le croire Antonia. Mais elles étaient vraies. Sabine et Claudia avaient toujours su obtenir de moi que, par goût de la tranquillité, je fisse ce qu’elles désiraient. Je ne sais comment nous en vînmes là, mais nous retournâmes encore une fois dans le pavillon pour nous dire adieu.

Il faisait grand jour et les esclaves jardiniers étaient déjà au travail quand je regagnai en chancelant ma litière. La tête me tournait, mes genoux se dérobaient sous moi et je me demandai si je pourrais survivre à tant d’amour pendant encore quinze années, jusqu’au moment où tu revêtirais la toge virile.

Ce n’était pas seulement d’amour que j’étais menacé de mourir, car j’étais désormais gravement compromis dans la conspiration de Pison. J’avais fait le serment, assorti de mille baisers, de m’employer à y jouer le rôle le plus propre à servir les intérêts d’Antonia. Je crois même avoir proposé de tuer moi-même Néron. Mais Antonia jugeait inutile d’exposer ma précieuse tête. Elle m’expliqua avec emphase qu’il n’était pas convenable que le père d’un futur empereur prît part à l’assassinat d’un prédécesseur de son fils. Cela aurait constitué un sinistre présage pour toi, ô Julius.

Durant ces chaudes journées de printemps, je fus sans doute heureux comme je ne l’avais jamais été dans ma vie. Je me portais à merveille, j’étais relativement peu corrompu eu égard aux mœurs romaines et je jouissais de ma passion dans toute sa plénitude. Je vivais dans un rêve à peine troublé par les questions insistantes de Claudia sur mes allées et venues. Je détestais devoir lui mentir sans cesse, d’autant plus que les femmes ont un instinct très sûr dans ces sortes de circonstances.

Le premier conjuré que je contactai fut Fenius Rufus avec lequel le négoce du blé m’avait donné l’occasion de me lier. Non sans hésitation, il me révéla les noms des prétoriens, des tribuns et des centurions qui avaient fait serment de lui obéir, à lui et à lui seul, après la déposition de Néron.

Rufus était manifestement soulagé de voir que j’avais réussi à apprendre l’existence de la conspiration. Il s’excusa d’abondance de ne pas m’avoir mis dans le secret en arguant du serment prêté, et promit de parler de moi à Pison et aux autres chefs de la conspiration. Ce ne fut point sa faute si l’arrogant Pison et les autres Calpurniens traitèrent mes offres de services avec un mépris qui m’aurait offensé si j’avais été susceptible.

Ils ne prirent pas même en considération l’argent que je proposai de mettre à leur disposition, rétorquant qu’ils disposaient de fonds suffisants. Et ils ne craignaient même pas de ma part une dénonciation, tant ils tenaient la victoire pour assurée. En fait, Pison lui-même déclara avec son insolence habituelle qu’il me connaissait suffisamment de réputation pour savoir que je saurais me tenir coi pour sauver ma peau. Mon amitié avec Pétrone et le jeune Lucain me permit néanmoins de prêter le serment des conjurés et de rencontrer Épicharis, cette Romaine fort discrète, mais sans comprendre encore le rôle décisif qu’elle jouait dans la conspiration.

J’étais donc déjà fort compromis lorsqu’un jour, à ma grande surprise, avec forces précautions et circonlocutions, destinées à s’assurer que je ne me précipiterais pas avertir Néron, Claudia aborda le sujet. Elle fut étonnée et soulagée en m’entendant répondre avec un sourire condescendant que j’avais depuis longtemps prêté serment de renverser le tyran, pour sauver la patrie et la liberté.

— Je ne puis comprendre pourquoi ils ont recruté un homme tel que toi, dit Claudia. Ils feraient bien d’agir promptement s’ils ne veulent pas que leurs plans soient répandus partout. Es-tu vraiment disposé à trahir Néron ainsi, lui qui t’a toujours traité en ami ?

Offensé dans ma dignité, je lui répondis doucement que seul le souci du bien public me poussait à agir contre une amitié qui m’avait nui si souvent. Je n’avais quant à moi guère souffert du bouleversement monétaire, grâce à ma prévoyance. Mais les gémissements des veuves et des orphelins me brisaient le cœur et lorsque je songeais à la misère des paysans et des artisans, j’étais prêt si c’était nécessaire, à sacrifier mon honneur, sur l’autel de la patrie, pour le bonheur du peuple romain.

Je m’étais gardé de communiquer ces pensées à Claudia parce que je craignais qu’elle refusât de me voir risquer ma vie pour la liberté. À présent, j’espérais qu’elle comprenait enfin que, si j’étais resté discret sur mes allées et venues, c’était parce que je ne désirais pas l’entraîner dans cette périlleuse conspiration.

Tous les soupçons de Claudia ne s’étaient pas évanouis, car elle me connaissait trop bien. Mais elle dut me concéder que j’avais sagement agi. Après avoir beaucoup hésité, elle avait fini par se résoudre à obtenir de moi, par la persuasion ou même par la contrainte, que je me joignisse au complot. Il en allait de mon avenir et du tien.

— Tu as dû remarquer que depuis fort longtemps, je ne t’ai plus importuné au sujet des chrétiens, dit Claudia. Je ne vois plus de raison à ce que nous les autorisions à tenir leurs assemblées secrètes dans notre demeure. Ils possèdent leurs propres lieux de réunions, il n’est donc plus nécessaire d’exposer mon fils Clément à ce danger, même si je ne crains pas moi-même de m’affirmer chrétienne. Mes coreligionnaires se sont révélés faibles et indécis. Le renversement de Néron serait tout à leur avantage et constituerait une sorte de vengeance pour les forfaits commis contre les chrétiens. Mais, conçois-tu cela ? ils refusent d’être mêlés en aucune façon au complot. Pourtant, il ne semble pas devoir échouer. Je ne les comprends plus. Ils se contentent de répéter qu’il ne faut pas tuer et que la vengeance ne leur appartient pas.

— Par le divin Hercule ! m’exclamai-je. Aurais-tu perdu la raison ? Seule une femme pouvait se mettre en tête d’entraîner les chrétiens dans une affaire qui implique déjà beaucoup trop de monde. Je puis t’assurer que nul ne voudra d’eux. Leur participation contraindrait l’empereur à leur promettre des privilèges. Ceux dont jouissent déjà les Juifs sont suffisamment gênants pour l’État.

— Il pouvaient bien demander à participer. Ils n’avaient rien à y perdre. Mais il disent qu’ils ne se sont jamais mêlés de politique jusqu’à présent et qu’il leur suffira d’obéir à l’empereur, quel qu’il soit. Leur royaume s’installera un jour sur terre mais je commence à me lasser d’attendre son avènement. Je suis fille de Claude et pour l’amour de mon fils, je dois aussi me préoccuper un peu des pouvoirs terrestres. Il me semble que Céphas ne montre guère de courage en se soumettant toujours et en se tenant à l’écart des affaires de l’État. Le royaume invisible est une belle et bonne chose. Mais depuis que je suis mère, je m’en suis éloignée, et me sens plus romaine que chrétienne. La période trouble que nous vivons nous offre les meilleures possibilités de changer la face du monde, tant est grande l’aspiration à la paix et à l’ordre.

— Qu’entends-tu par « changer la face du monde » ? demandai-je, incrédule. Te serais-tu bravement résolue à plonger des milliers, peut-être des millions de gens dans les affres de la famine ou à les faire mourir de mort violente, dans le seul dessein de créer des circonstances favorables pour le moment où ton fils recevra la toge virile ?

— Pour la république et pour la liberté, bien des braves sont prêts à sacrifier leur vie. Mon père Claude parlait souvent de la république, et il l’aurait volontiers rétablie si cela avait été possible. Il l’affirmait souvent aux sénateurs, dans ces longs discours où il se plaignait du lourd fardeau du pouvoir absolu.

— Tu m’as maintes fois répété que ton père était un fou, un vieillard cruel et injuste, lui rappelai-je, exaspéré. Te souviens-tu de notre première rencontre, ce jour où tu as craché sur sa statue ? La restauration de la république est un leurre. La seule question pendante est celle du nom du futur empereur. Pison me trouve bien trop insignifiant et je ne doute pas que tu partages ses sentiments. À qui avais-tu songé ?

Claudia me considéra pensivement.

— Que dirais-tu de Sénèque ? me demanda-t-elle avec une fausse innocence.

Je fus d’abord stupéfait :

— Que gagnerions-nous à remplacer un citharède par un philosophe ? me récriai-je.

Mais, en y réfléchissant plus avant, je compris combien cette suggestion était sage. Dans la ville comme dans les provinces, on estimait que les cinq premières années du principat de Néron, durant lesquelles Sénèque était aux affaires, avaient été les plus heureuses que Rome eût jamais connues. Aujourd’hui encore, en ces temps où l’on doit payer des impôts jusque dans les cabinets d’aisance publics, elles passent pour avoir été un âge d’or.

Sénèque possédait une immense fortune, trois cents millions de sesterces, à ce qu’on disait généralement. Mais surtout, il avait déjà soixante ans. Grâce à son mode de vie stoïque, il vivrait bien encore quinze ans. S’il s’était retiré dans un domaine campagnard, s’il venait rarement à Rome, ce n’était pas pour des raisons de santé comme il le prétendait, mais parce qu’il ne voulait pas irriter Néron.

En fait, le régime que lui imposaient ses maux d’estomac lui avait fait le plus grand bien. Il avait minci et recouvré toutes ses énergies, il ne soufflait plus en marchant, et n’arborait plus ses grosses joues flasques si inconvenantes chez un philosophe. Il gouvernerait sans persécuter quiconque et grâce à son expérience du négoce, le nouvel empereur saurait mettre de l’ordre dans les affaires et remplir les caisses de l’État au lieu de les piller. Le moment venu, il pourrait même remettre volontairement le pouvoir entre les mains d’un jeune homme élevé suivant ses principes.

La bienveillance de Sénèque et son amour du genre humain ressemblaient fort à ce que prêchait la doctrine chrétienne. Dans un ouvrage d’histoire naturelle qu’il venait d’achever, il donnait à entendre que des forces secrètes étaient à l’œuvre dans la nature et dans l’univers, des forces qui échappaient à l’entendement humain, de sorte que le monde durable et visible n’était qu’un mince voile dissimulant une autre réalité.

Parvenu là de mes pensées, je frappai dans mes mains :

— Claudia ! m’exclamai-je. Ton génie politique me surprend. Je te demande pardon pour mes propos désagréables.

Je m’abstins évidemment de lui dire qu’en proposant Sénèque et en le soutenant, je pouvais acquérir l’influence dont j’avais besoin parmi les conjurés. Par la suite, je pourrais compter sur la gratitude de Sénèque, moi qui étais en quelque sorte un de ses anciens élèves, qui avais servi comme tribun à Corinthe sous les ordres de son frère, et avais joui de l’entière confiance de ce dernier, au point d’avoir été introduit dans le secret des affaires de l’État. Sans compter, enfin, que le cousin de Sénèque, le jeune Lucain était l’un de mes meilleurs amis depuis que moi, qui n’ai pourtant point la fibre poétique, j’avais manifesté tant de goût pour ses poèmes.

Claudia et moi devisâmes en parfaite harmonie. Nous découvrions sans cesse de nouveaux détails qui nous prouvaient l’excellence de notre plan, et nous prenions tant de plaisir à bavarder ainsi, que nous vidâmes ensemble quelques coupes. C’était Claudia qui était allée quérir du vin et elle ne me reprocha nullement de boire un peu trop, dans l’état d’excitation où je me trouvais. Pour finir, nous partageâmes la même couche et pour la première fois depuis longtemps je remplis mes devoirs conjugaux, ce qui contribua à calmer les soupçons qu’elle aurait pu conserver.

En m’éveillant à ses côtés, fort tard le lendemain, ivre encore de vin et d’espérance, je songeai avec quelque tristesse qu’il me faudrait bien un jour, par amour pour toi, ô Julius, me libérer de mon union avec ta mère. Un divorce ordinaire ne suffirait pas à Antonia. Claudia devrait mourir. Mais le terme n’était qu’à dix ou quinze ans de là, et entre-temps, beaucoup de choses pouvaient arriver. Il y aurait maintes crues printanières submergeant les ponts du Tibre, me dis-je. Je songeai aussi à des épidémies soudaines, à la peste, à quelque accident inattendu, aux Parques, enfin, aux Parques surtout qui tranchent le fil des destinées humaines. À quoi bon se soucier de l’inévitable et de la forme qu’il revêtira ?

Sénèque me reçut fort aimablement. À ce que je voyais, il disposait de toutes les commodités d’une vie luxueuse en compagnie d’une femme qui avait la moitié de son âge. Après les lamentations de rigueur sur les douleurs de la vieillesse et d’autres propos de circonstances, comprenant que ma visite n’était pas de pure politesse, le vieux renard m’entraîna dans un pavillon d’été assez éloigné, où il se retirait pour dicter son œuvre à un scribe et mener une vie d’ascète à l’écart du monde.

Pour m’en convaincre, et aussi pour me laisser deviner toute autre chose, il me montra un ruisseau dont il buvait l’eau courante, dans la paume de sa main, et quelques arbres dont il cueillait lui-même les fruits, et me raconta aussi que son épouse, Pauline, avait appris à moudre le blé et à faire elle-même son pain. Je reconnus ces signes. Sénèque vivait dans la crainte permanente d’être empoisonné. Poussé par le besoin d’argent, Néron risquait de convoiter les biens de son ancien précepteur, à moins que la raison d’État ne l’incitât à s’en débarrasser.

J’entrai tout de suite dans le vif du sujet. Sénèque accepterait-il de se charger du fardeau de l’empire après Néron, et de ramener la paix et l’ordre dans le monde romain ? On ne lui demandait pas de se mêler de faire périr Néron. Il suffirait qu’au jour dit, il fût présent dans la ville, et que ses sacs de pièces fussent prêts, afin qu’il pût sans tarder se rendre au camp des prétoriens. D’après mes comptes, trente millions de sesterces serait une somme suffisante, si chaque homme, par exemple, recevait deux mille pièces et tribuns et centurions, d’autres sommes plus élevées proportionnées à leur grade.

Sénèque redressa son torse et plongea dans mes yeux un regard d’une effrayante froideur, où ne subsistait plus trace de son amour du genre humain.

— Je te connais, Minutus. Je connais les replis de ton âme. Aussi, ai-je d’abord cru que Néron t’envoyait pour mettre ma loyauté à l’épreuve. Mais tu me sembles trop au fait de l’affaire pour être un espion. Si tel avait été le cas, plusieurs têtes seraient déjà tombées. Ne crois pas être le premier qui soit venu me présenter cette requête. Le plus proche ami de Pison, Antonius Natalis, que tu connais, était ici il y a peu de jours, pour s’enquérir de ma santé et des raisons pour lesquelles je refuse absolument de recevoir Pison. Mais je n’ai aucune raison de donner mon soutien à un Pison.

Je compris que Sénèque connaissait beaucoup mieux la conspiration que moi, et qu’en homme d’État expérimenté, il avait soigneusement pesé la situation. Je m’excusai donc de l’avoir dérangé, quoique ce fût avec de bonnes intentions, et lui assurai qu’en tous les cas, pour tout ce qui me concernait, il n’avait nulle inquiétude à avoir. Ma visite n’attirerait pas le soupçon, car des affaires m’appelaient à la ville voisine, et il était normal que je lui rendisse visite, en ancien élève soucieux de la santé de son vieux professeur.

Il me sembla que Sénèque n’était guère heureux de m’entendre me présenter comme un de ses anciens élèves. Mais son regard se fit compatissant quand il me répondit :

— Je te dirai ce que j’ai essayé d’enseigner à Néron. La dissimulation et la servilité peuvent bien pendant un temps cacher les vrais penchants d’un être. Mais ceux-ci apparaissent toujours, à la fin et la peau de l’agneau glisse, révélant le pelage du loup. Tout comédien qu’il soit, Néron a du sang de la louve dans les veines. Toi aussi, Minutus, tu as du sang de loup, bien que ce soit d’une espèce moins téméraire.

Je ne savais trop si je devais me sentir flatté ou insulté par ces paroles. Je lui demandai comme en passant s’il croyait qu’Antonia fût mêlée à la conspiration. Sénèque se renfrogna.

— Si j’étais toi, m’avertit-il en secouant la tête, je ne me fierais en rien à Aelia Antonia. Ce nom seul est effrayant. En elle se mêle le sang de deux gens anciennes et dangereuses. Je connais des faits sur sa jeunesse dont je ne tiens pas à parler. Je te mets en garde. Au nom de tous les dieux, ne l’introduit pas dans la conjuration ! Ce serait pure folie. Elle est encore plus assoiffée de pouvoir qu’Agrippine qui, en dépit de ses méfaits, savait aussi montrer certaines qualités.

L’avertissement de Sénèque ne me laissa pas indifférent, mais dans la folie de mon amour je me dis que c’était l’envie qui lui dictait ses paroles. Nous étions sur le point de nous séparer quand le philosophe m’avoua qu’il serait à Rome au jour dit, prêt à seconder Pison, car il était persuadé que celui-ci était trop vain et trop extravagant pour garder le pouvoir bien longtemps. Alors viendrait peut-être le moment favorable pour Sénèque.

— Quoi que je fasse, je m’expose chaque jour à perdre la vie, dit-il avec un sourire amer. Je n’ai donc rien à perdre à me montrer. Si Pison prend le pouvoir, alors j’aurai donné à penser que je le soutiens. Si – effrayante perspective ! – la conspiration est découverte, alors je mourrai, que je me sois ou non montré. Mais le sage ne craint pas la mort. C’est la dette que chaque humain doit un jour ou l’autre solder. Il n’importe guère que l’heure dernière soit aujourd’hui ou demain.

Mais pour moi, c’était au contraire tout ce qui importait. Je le quittai le cœur lourd, en ruminant ses paroles pleines de sinistres présages. Je me dis qu’il vaudrait mieux que je prisse quelques précautions au cas où la conspiration serait découverte. Un homme avisé ne place pas tous ses œufs dans le même panier.

Je continue de penser que la rébellion aurait dû partir des légions de province et non point de Rome. Le sang aurait certainement coulé dans les provinces, mais après tout c’est bien pour le verser qu’on paie les soldats, et à Rome nul n’aurait exposé sa vie. Mais la vanité, l’égoïsme et l’ambition l’emportent toujours sur le bon sens.

Placé à la tête de la flotte en remerciement de son rôle dans le meurtre d’Agrippine, Proculus s’estimait insuffisamment récompensé. En fait, si peu complexe qu’elle fût, sa charge excédait ses capacités. Anicetus n’était qu’un ancien barbier mais il avait su garder sa flotte en état de naviguer, en se faisant efficacement seconder par des capitaines expérimentés.

Proculus n’en faisait qu’à sa tête et un jour, contre l’avis général, il fit appareiller la flotte. Près d’une vingtaine de navires s’échouèrent sur les rochers au large du cap Misène et coulèrent avec leurs équipages. Si les marins pouvaient être aisément remplacés, les navires de guerre sont des bâtiments coûteux.

Bien que Proculus arguât pour se défendre des ordres reçus, Néron éprouva contre lui une fureur bien compréhensible. L’empereur demanda au commandant de la flotte s’il sauterait à l’eau sur son ordre, et Proculus reconnut qu’il serait forcé de calculer les conséquences de cet ordre, car il ne savait pas nager. Néron conclut d’une voix aigre que Proculus ferait bien à l’avenir de se livrer aux mêmes calculs à chaque ordre reçu, car la mer obéissait bien davantage aux injonctions de la nature qu’à celles de Néron. Néron aurait pu aisément trouver un autre commandant, mais la construction de vingt navires de guerre était une entreprise trop coûteuse pour l’heure. Il reconsidérerait la question lorsque la Maison dorée serait achevée.

L’incident blessa suffisamment l’orgueil de Proculus pour qu’il succombât aux manœuvres d’Épicharis, fort belle femme experte dans l’art d’aimer. Pour autant que je sache, elle n’avait jamais pratiqué d’autre art avant de s’adonner à celui de la conspiration. Ses discours enflammés, ses exhortations à agir vite, ce zèle politique inattendu surprirent vivement bon nombre de conjurés.

La vérité est, me semble-t-il, que Néron avait autrefois offensé Épicharis en goûtant à ses charmes avant de la congédier sans plus y penser. Elle n’avait pu lui pardonner tant de désinvolture et n’avait cessé depuis de ruminer sa vengeance.

Exaspérée par les tergiversations des conjurés romains, Épicharis demanda à Proculus de rassembler sa flotte et d’appareiller pour Ostie. Mais Proculus décida qu’il avait mieux à faire. Épicharis était une femme prudente. Elle ne lui avait pas livré les noms de tous les conspirateurs. Il ignorait donc l’étendue de la conjuration. C’est pourquoi, choisissant entre le certain et l’incertain, il conclut que le premier dénonciateur serait le premier récompensé.

Il se précipita à Rome pour conter à Néron ce qu’il savait. L’empereur, qui dans sa vanité était convaincu d’être populaire, ne s’inquiéta pas outre mesure, car l’information était par trop imprécise. Comme il se devait, il fit cependant arrêter Épicharis et la remit à Tigellinus pour qu’il la soumît à la question. C’était un art dans lequel Tigellinus savait se montrer un maître, surtout quand la victime était une belle femme. Depuis qu’il avait pris goût aux garçons, le préfet du prétoire haïssait les femmes et aimait les voir souffrir.

Mais Épicharis supporta sans faiblir la souffrance et assura que les dénonciations de Proculus étaient pures sornettes. Et elle donna aux prétoriens tant de détails sur les penchants contre nature de Tigellinus que ce dernier renonça à poursuivre plus avant l’interrogatoire. Mais Épicharis avait déjà été si maltraitée qu’elle ne pouvait plus marcher.

À la nouvelle de l’arrestation d’Épicharis, les conjurés agirent promptement. La ville tout entière était frappée de terreur, car beaucoup de gens étaient mêlés à la conspiration et craignaient pour leur vie. Un centurion payé par Pison tenta d’assassiner Épicharis dans sa cellule, les conjurés doutant qu’une femme pût se taire longtemps. Mais les gardiens la protégèrent. Ses extraordinaires descriptions de la vie intime de Tigellinus lui avaient valu beaucoup de sympathies chez les prétoriens.

La fête d’avril en l’honneur de Cérès devait se dérouler le lendemain et des courses auraient lieu dans le cirque à demi terminé en l’honneur de la déesse de la Terre. Les conspirateurs jugèrent que c’était le lieu le plus convenable pour passer à l’action. Néron disposait de tant d’espace dans la Maison dorée et dans ses immenses jardins qu’on ne le voyait plus que rarement dans la ville.

Il fut décidé à la hâte que les conjurés se placeraient dans le grand cirque, le plus près possible de Néron. Lateranus, un intrépide géant, devait au moment propice, se jeter aux pieds de Néron comme pour lui demander une faveur et le faire choir à terre. Quand Néron serait étendu au sol, les tribuns et les centurions qui participaient à la conjuration, et tous ceux qui seraient assez courageux pour ce faire, feindraient de se précipiter pour lui prêter assistance, et le poignarderaient.

Flavius Scevinus demanda la faveur de porter le premier coup. Apparenté au préfet de la cité, mon ex-beau-père, il n’aurait aucun mal à s’approcher de Néron. C’était un libertin si efféminé que même l’empereur ne se méfierait pas de lui. En fait, il était un peu fou et souffrait souvent d’hallucinations. Ce n’est pas à moi de dire du mal des Flaviens, mais la vérité est que Flavius Scevinus croyait avoir découvert une des dagues de la déesse de la Fortune dans un ancien sanctuaire et la portait toujours sur lui. Ses visions lui disaient que la dague était le signe qu’il avait été élu pour accomplir des exploits. Quand il se porta volontaire pour porter le premier coup, il ne doutait pas le moins du monde que la chance serait de son côté.

Pison attendrait près du temple de Cérès. Fenius Rufus et les autres conspirateurs viendraient l’y chercher et, Antonia s’étant jointe à eux, ils le conduiraient au camp des prétoriens pour l’y faire acclamer. On pensait que même Tigellinus n’offrirait pas de résistance, car c’était un homme sage et perspicace. Les conjurés avaient en fait décidé que, dès que leur pouvoir serait affermi, pour plaire au peuple ils feraient exécuter le préfet du prétoire. Mais Tigellinus ne pouvait le deviner.

Le plan était habile et parfaitement calculé. Son seul défaut fut d’échouer.

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