On avait l’impression de se poser sur l’eau. L’lyouchine 19 plein comme un œuf, qui avait quitté Nairobi trois heures plus tôt, avait commencé son approche finale en tournant au dessus de l’océan Indien, pour perdre de l’altitude, assez loin de la côte, à cause du risque toujours possible d’un missile sol-air, avant de virer à 180° pour se rapprocher de la piste parallèle au rivage.
Assis en face d’un hublot à la gauche de l’appareil, Malko retrouvait Mogadiscio avec une certaine émotion. C’était toujours la même ville plate, aux maisons blanchâtres perdues au milieu d’îlots de verdure, avec çà et là, les innombrables ruines de, pratiquement, tous les bâtiments officiels. Dans le lointain, vers le nord, il distingua les maisons serrées les unes contre les autres de la médina, l’immense bidonville indigène où plus aucun Blanc ne mettait les pieds depuis 1993.
Un quadrillage de rues étroites se coupant à angle droit, animé comme un souk mais aussi inaccessible que s’il se trouvait sur une autre planète...
Hawo se pencha vers lui pour apercevoir le paysage. Sur son bafto de coton blanc, elle portait une abaya bleue qui l’enveloppait complètement, ne laissant libre que l’ovale du visage.
— Qu’est-ce que vous voyez ? demanda-t-elle.
— Pas grand-chose, fit Malko. Quelque chose brûle, au nord de Bakara market.
Une grande colonne de fumée noire s’élevait, en effet, dans le lointain. Rien d’étonnant dans cette ville où on se battait sans arrêt.
Un silence de plomb régnait dans l’Ilyouchine 19. Tout le monde retenait son souffle pour l’atterrissage.
Malko aperçut des bâtiments en ruines. Deux espèces de bunkers dont l’un portait en lettres énormes le sigle ONU, la peinture presque effacée, quelques cratères d’obus, puis les roues touchèrent la piste et les hurlements des turbo-props passés en inverseurs firent trembler tout le vieil avion.
Ils étaient à Mogadiscio.
Dans la « green zone » N° 1, environ un kilomètre sur deux, abritant ce qui restait du personnel des Nations-Unies et l’AMISOM le contingent ougandais chargé de garder l’aéroport. Des barbelés, des mitrailleuses lourdes, des mortiers. L’avion tourna en bout de piste pour revenir vers l’aérogare, passant devant un bâtiment totalement détruit.
À part eux, rien sur le tarmac.
Malko s’attendait à trouver une aérogare en ruines, elle aussi, mais pas du tout ! Elle avait été visiblement refaite, offrant une image presque pimpante. On aurait dit un pays normal. Les passagers se hâtaient vers le bâtiment, humant l’air, chargés comme des baudets de leurs emplettes kenyanes. Au moment où ils débarquaient, ils perçurent une explosion sourde, pas très loin. Un obus de mortier.
Les passagers faisaient déjà la queue devant les guichets de l’Immigration. Des fonctionnaires en tenue bleue contrôlaient consciencieusement les passeports, extorquant 50 dollars à ceux qui ne possédaient pas de visa.
Malko vit son passeport tamponné par un type à l’allure chafouine qui le regarda longuement, se demandant visiblement ce qu’un Blanc venait faire là...
La récupération des bagages fut rapide et ils se retrouvèrent devant l’aérogare.
Surprise, il y avait même des taxis !
Que personne ou presque ne prenait.
Chaque passager était attendu par de la famille en voiture. Pour les Somaliens, la ville était dangereuse, certes, mais ils ne risquaient pas de se faire kidnapper à chaque coin de rue. Simplement un obus de char éthiopien ou une embuscade. Malko se tourna vers Hawo.
— J’espère que les amis de Ahmed vont venir.
— Moi aussi, fit-elle, sinon, nous sommes mal partis.
Elle prit un de ses portables et composa un numéro. Son visage s’éclaira quelques secondes plus tard.
— Ils sont en route ! annonça-t-elle. Ils arrivent de la Villa Somalia.
— Qui ?
— Darwish, le chef de la sécurité du président Youssouf. Du clan Majarteen. Ils sont quelques centaines à le protéger. Lui était conducteur de Fenwick en Grande-Bretagne, mais vaguement cousin de Youssouf.
Ils attendirent. Presque tous les passagers étaient partis lorsqu’ils virent déboucher sous le regard bovin de quelques soldats ougandais, un petit convoi de quatre Land-Rover poussiéreuses, qui avaient déjà une longue vie derrière elles. Elles stoppèrent en faisant hurler leurs pneus en face de l’aérogare, crachant des hommes armés dans des tenues disparates. Si farouchement agressifs qu’ils en étaient comiques.
Une asperge en tenue bleue, terminée par une mâchoire de cannibale, s’approcha de Hawo et ils engagèrent la conversation. La jeune femme revint vers Malko, radieuse.
— Tout est organisé. Il faut lui donner tout de suite 2000 dollars, c’est la coutume. Ensuite, il va nous emmener à l’hôtel.
— À l’hôtel. Ce n’est pas...
— C’est un hôtel sécurisé, le Ramada, dans le quartier Shingani, entre la Villa Somalia — la « green zone » qui abrite le gouvernement — et le port qui est tenu par les Éthiopiens. Ce qu’on peut trouver de mieux au point de vue sécurité.
Ils se tassèrent à l’arrière de la première Land-Rover, dans une odeur de transpiration et de khat.
Passant devant le check-point ougandais sans ralentir. D’ailleurs, les soldats de l’Union Africaine devaient surveiller ce qui entrait, pas ce qui sortait.
Le convoi filait vers le nord sur Airport road, croisant de plus en plus de véhicules.
— Nous allons arriver à un des endroits les plus dangereux de la ville, avertit Hawo, le carrefour du kilomètre 4 : Tribunka Square. Il y a souvent des IED posés par les Shebabs ou les warlords et, comme il y a beaucoup de circulation, il faut ralentir.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Malko. Hawo sourit.
— Prier.
Deux kilomètres plus loin, ils y étaient. Il n’y avait bien entendu plus de feu de signalisation, et un embouteillage dément. Airport road se jetait dans une grande avenue, Maka Al Mukaraba road, filant d’est en ouest, mais s’incurvant vers le nord pour rejoindre la route de Baidoa. Deux autres voies déversaient leurs véhicules, Médina road et Lenin road, qui montait vers la zone du marché Bakara.
Malko aperçut l’enseigne d’un hôtel assez important, l’Ambassador.
— Il a l’air pas mal, remarqua-t-il.
— Il est sécurisé, reconnut Hawo, mais la zone est très dangereuse. Quelquefois, des Shebabs font des duels de katioushka avec les milices de Bakara market et il y a des attentats à l’explosif...
Ils avaient tourné à gauche et filaient vers l’est. Deux kilomètres plus loin, ils aperçurent les check-points hérissés de sacs de sable, de casemates et de barbelés, de la « green zone » abritant la Villa Somalia, siège du gouvernement transitoire... Là, c’était beaucoup plus sérieux que chez les Ougandais. Dès qu’ils approchèrent, des mitrailleuses se mirent en batterie, des miliciens sortirent de tous les coins, comme des fourmis hargneuses.
Darwish l’Asperge dut sortir de son véhicule et traînaient dans tous les coins à pied, dans des 4x4 ou des « Technicals », pick-ups aux plateaux hérissés de mitrailleuses.
Le Président Youssouf était bien gardé.
Ils ressortirent par un autre check-point sur Mohud Arabi road, filant vers le sud dans le quartier du port. Au passage, Hawo désigna à Malko un bâtiment qui, de six étages, était passé à trois, légèrement déglingués.
— La Primature. Maintenant, le Premier Ministre siège à Baidoa.
Encore un kilomètre, les rues étaient plus étroites, grouillantes d’animation. Un quartier populaire. Le convoi s’ouvrait un chemin à grands coups de klaxon.
Darwish se retourna, souriant de toutes ses dents de cannibale et jeta quelques mots à Hawo.
— Nous sommes presque arrivés, dit-elle. Nous allons gagner le Ramada avec juste ce véhicule.
— Pourquoi ?
— Parce qu’en arrivant avec tout le convoi, cela éveillerait l’attention, les nouvelles vont vite en ville. Et une personnalité importante, cela attise les convoitises. Il vaut mieux être discret. Dans ce coin, ça ne craint pas, entre les Éthiopiens et la Villa Somalia.
Ils s’arrêtèrent devant un bâtiment blanc qui avait connu des jours meilleurs, cerné de galeries extérieures. À moitié effacée, on lisait encore l’inscription « Ramada » Hôtel. Il ne manquait que deux lettres.
Tout rétablissement était entouré d’un grillage épais de six mètres de haut, l’entrée protégée par une série de barrières, gardées par des miliciens armés comme des porte-avions. Partout, des projecteurs et des caméras. En face, il n’y avait qu’un terrain vague, où stationnaient d’autres miliciens.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall, entourés de leurs quatre gardes du corps, l’employé de la réception vint balayer le sol devant Darwish, visiblement bien en cour. Deux boys s’emparèrent de leurs sacs et les menèrent au premier étage. Délicate attention : les deux chambres qui leur étaient attribuées donnaient sur un mur aveugle.
— C’est plus sûr ! laissa tomber Hawo.
Le confort était succinct, mais il y avait la clim et de l’eau courante.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Malko.
— Moi, je prends une douche, fît Hawo. On se retrouve dans une demi-heure et on se met au travail.
Malko se sentait tout nu, sans arme, dans cet environnement plutôt hostile. Heureusement qu’il avait ses « baby-sitters ». Un coup léger fut frappé à sa porte. Hawo avait changé de couleur, en rouge désormais.
Elle sortit de son sac cinq téléphones portables et les étala sur la petite table.
— Vous avez les numéros que Harry vous a donnés ? demanda-t-elle. Ceux de Amin Osman Said.
— Oui, bien sûr.
Il lui tendit le papier. Il n’y en avait que quatre. Hawo mit un des portables de côté, expliquant :
— Ici, les réseaux ne communiquent pas entre eux... Il faut donc une puce par réseau. On va commencer par le réseau Hormund.
Malko la regarda composer le premier numéro. S’interrompant aussitôt.
— Disconnected, annonça-t-elle, après avoir recommencé trois fois.
Ensuite, ce fut le réseau Hiran, commençant par le préfixe 736.
Même résultat.
Une demi-heure plus tard, Malko avait le moral dans les chaussettes. Aucun des numéros ne répondait. Tous hors service, sauf un qui avait été attribué à une inconnue... Ils se regardèrent. Malko était atterré.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda-t-il. Bien entendu, il n’y a pas d’annuaire, à Mogadiscio.
Hawo sourit.
— Non, bien sûr. Je ne vois qu’une solution. Harry m’a expliqué où habitait Amin Osman Said. Tout au nord de Lenin road, entre la base éthiopienne de l’ancien Digfer Hospital et Bakara Market. Une zone relativement calme. Harry m’a dit que sa maison se trouvait juste avant une station-service détruite, il n’y en a pas beaucoup dans le coin.
— Vous croyez qu’on peut aller là-bas ?
Hawo sourit.
— Moi, oui. Vous, non. Vous êtes un gaal, un infidèle. Moi, je suis somalienne. Je peux dire que je cherche mon mari et avec l’escorte, je ne risque pas grand chose.
— C’est loin ?
— Cinq ou six kilomètres.
— Il y a qui dans cette zone ?
— Personne de précis, expliqua-t-elle. La Médina plus à l’ouest — le quartier de Wadajir — est tenue par le clan Glubal. Le warlord Inda Addé contrôle Bakara Market mais il deale avec les Shebabs qui ont besoin de lui pour leur ravitaillement. C’est la zone la plus active de la ville avec le grand marché à bestiaux, dans l’est, qui s’étend le long de la route de Baidoa.
Malko était partagé. D’un côté, c’était idiot de repartir les mains vides, avec le mal qu’ils avaient eu pour organiser ce voyage. Mais il répugnait à faire courir des risques à la ravissante Hawo. Comme si elle avait deviné ses pensées, la Somalienne effleura son abaya, plongea la main dans une fente invisible et la ressortit, tenant un petit pistolet automatique.
— Il est fixé à ma cuisse par un élastique, expliqua-t-elle. Beaucoup de femmes font la même chose. Même sans garde de sécurité, je peux me défendre. Et puis, c’est mon pays. Je connais la ville. Si vous veniez avec moi, vous me feriez courir des risques. Ou alors, il faudrait vous déguiser en Somalien et vous n’avez pas vraiment le type.
Une espèce de tendresse flottait dans son regard et Malko ne put s’empêcher de demander.
— C’est Harry qui vous a demandé de venir ?
Elle secoua la tête.
— Non, je le lui ai proposé. Je savais que seul, c’était très dangereux pour vous, même avec la protection de Darwish. Je ne voulais pas qu’il vous arrive quelque chose.
Leurs regards se croisèrent et demeurèrent accrochés. Il se rappela soudain la façon dont ils avaient dansé ensemble au Carnivore. Hawo avait écrit sur son front en lettres de feu : baisez-moi.
S’il n’y avait pas eu « Wild Harry », il l’aurait immédiatement prise dans ses bras, mais il chercha à gagner du temps.
— Quand voulez-vous aller là-bas ? demanda-t-il.
— Demain matin.
— Et que va-t-on faire d’ici là ?
— Vous ne pouvez pas vous promener dans les rues. D’ailleurs, pour aller où : la cathédrale n’est plus qu’un tas de pierres que deux warlords se disputent, au cas où. La ville grouille de miliciens prêts à tout pour gagner quelques dollars. Le shilling somalien ne vaut pratiquement plus rien.
— Il a encore cours ?
Elle haussa les épaules.
— Il faut 30 000 shillings pour un dollar ! Youssouf en a fait imprimer des tonnes pour payer ses miliciens. Les gens s’en servent encore pour leurs petits achats.
— Il y a un restaurant, dans le coin ?
— Dans l’hôtel, mais cela ne doit pas être fameux. De toute façon, dans une heure, il fait nuit. Le mieux, c’est de manger quelque chose ici. Je vais aller me renseigner et donner des consignes à Darwish pour demain matin.
Elle s’éclipsa et il fonça sous la douche. La chaleur était effroyable et le climatiseur ne laissait passer qu’un filet d’air tiède. Il ressortit et s’étendit sur le lit étroit, enroulé dans une serviette grisâtre. Ici, on n’entendait pas grand-chose des bruits de la ville.
Pour se distraire, il mit la télé. Surprise : elle marchait, et il y avait même trois chaînes ! Il se cala sur Hornafrica, une chaîne en anglais et somalien sans grand intérêt. Tombant sur un reportage sur le nouveau port de Mogadiscio, tenu par l’armée éthiopienne, ayant remplacé le vieux port, totalement détruit. Il y avait une animation incroyable. Un petit pétrolier déchargeait sa cargaison, grâce à une manche souple, directement dans des camions citernes qui se relayaient en une noria incessante. Des barges amenaient des marchandises. C’était presque la vie normale.
Ibrahim Muse avait pris un taxi pour suivre le convoi qui avait emmené l’homme que Hadj Aidid Ziwani lui avait demandé de « traiter ». Bien avant l’arrivée du vol de Nairobi, le Somalien savait tout sur son crient et surtout qu’il voyageait avec une Somalienne. De toute façon, il n’aurait pas pu le rater : c’était le seul passager étranger du vol... À bonne distance des quatre Land-Rover, il avait pu pénétrer, lui aussi, dans la « green zone » de la Villa Somalia. Il y était connu comme le loup blanc grâce à ses livraisons quotidiennes de khat. Comme il en donnait aux gardes, ceux-ci ne vérifiaient même pas sa voiture.
Il était sacré : c’était lui qui apportait le rêve tous les jours, vers quatorze heures.
Il s’était arrêté ensuite à bonne distance de l’hôtel Ramada. Il en savait assez pour le moment. Il ne lui restait plus qu’à se procurer le matériel pour accomplir les désirs de son patron : faire en sorte que cet étranger ne reparte pas vivant de Mogadiscio. Là, où il regagna son taxi et prit la direction de Bakara Market. C’est là qu’il allait se procurer ce dont il avait besoin. Il connaissait les employés du Ramada et savait n’avoir aucune difficulté à pénétrer dans l’hôtel sans être fouillé. Eux aussi broutaient le khat.