14 Récit de Turk

1

L’« expédition d’avant-garde », comme Oscar tenait à l’appeler, consistait en cinquante personnes, surtout des soldats, mais aussi une demi-douzaine de civils de la classe des managers et le double de scientifiques et de techniciens, plus tout leur matériel et un avion assez grand pour nous transporter.

Allison m’avait dit qu’on pouvait piloter seul un de ces véhicules à l’aide d’un lien nodal. Ce lien permettait d’accéder aux interfaces de contrôle : l’avion se pilotait en réalité lui-même, grâce aux sous-systèmes quasi autonomes qui exécutaient les intentions de l’opérateur. Des menus tactiles et des affichages apparaissaient sur la moindre surface disponible. Des fenêtres virtuelles réparties sur les parois de la cabine montraient l’extérieur, comme en face de la banquette sur laquelle Oscar et moi nous étions assis.

La vue est restée uniformément morne jusqu’à ce que nous arrivions au-dessus du continent et approchions de la chaîne de la Reine-Maud. On voyait encore quelques traces de glaciation sur ses sommets les plus hauts : de la glace propre, distillée par évaporation du cloaque de l’océan, qui renvoyait un vif éclat bleu dans l’ombre des versants.

En descendant la pente sous le vent vers le désert intérieur, nous avons trouvé de gros nuages et une neige intermittente. J’ai demandé à Oscar s’il n’était pas dangereux de voler dans de telles conditions. Il m’a regardé comme si je posais une question puérile. « Bien sûr que non. »

Il s’inquiétait visiblement pour une autre raison. Plusieurs générations s’étaient succédé en espérant que Vox trouverait un jour les Hypothétiques et fusionnerait avec eux, mais c’était celle d’Oscar qui vivait l’accomplissement de cette prophétie. En se joignant à cette expédition, il s’était placé en première ligne de la rencontre. Spectaculaire coup du hasard, de son point de vue – restait à voir si c’était un hasard heureux ou malheureux.


Le vent et les bourrasques ont persisté jusqu’au point de débarquement.

Les cartes de mon époque ne nous auraient pas beaucoup aidés dans l’Antarctique tel qu’il existait à présent. Les grandes calottes glaciaires avaient disparu depuis plusieurs siècles ; les mers de Ross et de Weddell, désormais jointes, séparaient l’Antarctique Est des énormes îles au large de sa côte occidentale. D’après Oscar, l’endroit de notre atterrissage se situait dans ce que les relevés géologiques d’autrefois appelaient le bassin de Wilkes, à plus ou moins 70 degrés de latitude sud. C’était un désert plat de cailloux.

Nous nous sommes équipés dès que l’appareil a touché le sol. Nous portions d’épais vêtements isolants pour nous tenir chaud et des masques étanches reliés à des bouteilles d’air. Le sas s’est ouvert sur un paysage austère, mais assez agréable, à vrai dire. L’Antarctique était un immense désert, mais les déserts sont souvent beaux : j’ai pensé à ceux de l’Utah et de l’Arizona, à l’arrière-pays d’Équatoria ou encore aux vieilles photos de Mars avant sa terraformation, avant le Spin. C’était un paysage presque martien dans sa minérale absence de vie. Le climat était froid, d’après Oscar, mais pas assez pour une calotte glaciaire permanente, et relativement sec. En cette fin d’été, la neige qui tombait en rafales intermittentes fondrait sans doute dans la journée. Elle allait s’accumuler dans les creux et brouillait les silhouettes des petites crêtes parallèles qui s’étiraient au loin.

Le soleil se limitait à une vague incandescence derrière les nuages, à proximité de l’horizon. Nous pouvions compter sur encore quelques heures de jour, mais nous avions tout l’équipement nécessaire pour opérer dans l’obscurité. Les soldats ont chargé de puissantes lampes portables et toute une série d’autres appareils sur des chariots autonomes munis de grandes roues articulées. Ils ont ensuite commencé à avancer en formation, suivis par les civils.

Nous naviguions à la boussole. Les machines des Hypothétiques étaient toujours trop loin pour qu’on les voie. Nous avions atterri bien à l’extérieur du périmètre défini par la perte des drones. On ne savait toujours pas quel effet cette limite aurait sur nous et notre matériel. « Nous faisons confiance aux Hypothétiques, bien entendu, a dit Oscar. Mais comme tout être vivant, ils ont des fonctions automatiques. Des choses peuvent se produire sans volonté consciente, surtout avec l’énorme différence d’échelle spatio-temporelle. » Mais rien de tout cela ne semblait aussi réel ou important que la poussée du vent, le crissement monotone des cailloux sous nos pieds ou la vague puanteur du sulfure d’hydrogène qui s’insinuait dans nos masques.


Nous marchions depuis presque une heure quand l’un de nos techniciens a consulté un instrument et stoppé notre progression.

« On est arrivés au périmètre », a chuchoté Oscar : la limite au-delà de laquelle tous nos drones étaient mystérieusement tombés en panne.

Trois soldats sont partis devant, le reste d’entre nous attendant avec nervosité. La neige tombait moins fort et on voyait au-dessus de nos têtes des portions de ciel dégagé, mais le jour baissait vite. Les scientifiques ont braqué deux de leurs projecteurs sur la pénombre.

Les trois éclaireurs se sont immobilisés à une distance prédéterminée, de laquelle ils nous ont fait signe. Nous les avons suivis à distance prudente, annoncés par le va-et-vient des faisceaux de nos projecteurs – si jamais les Hypothétiques regardent, me suis-je dit, ils pourront difficilement nous rater.

Mais nous nous trouvions à présent bien à l’intérieur du périmètre et il ne s’était rien passé.


La température a nettement baissé une fois la nuit venue. Nous avons resserré sur nos masques les capuchons de nos tenues de survie. Le vent restait vif, mais les bourrasques de neige se sont interrompues d’un coup, ce qui nous a permis de distinguer devant nous les machines des Hypothétiques, à proximité surprenante. Les techniciens se sont précipités pour pointer leurs lampes mobiles.

Nous avions appelé ces structures « les machines des Hypothétiques », mais vues du sol, elles ressemblaient plutôt à d’énormes solides géométriques. Le plus proche, un parallélépipède rectangle parfait de huit cents mètres de long, avançait à une vitesse réduite mais (tout juste) perceptible. Maintenant que nous étions à côté de lui, il me semblait sentir ce pesant mouvement comme une légère secousse sismique sous mes pieds.

Nous nous sommes approchés en silence. Les soldats de tête semblaient tout petits, par comparaison. Les techniciens ont commencé à faire monter le faisceau de leurs projecteurs, en balayant la face verticale la plus proche, surface lisse à la texture de grès et d’une telle régularité qu’on croyait presque voir un bâtiment d’une taille absurde, mais sans portes ni fenêtres, et aussi énigmatique qu’une pyramide hermétiquement fermée.

Nous sommes restés un moment rien qu’à le regarder. Oscar a dit qu’il avait dû détecter notre présence, mais dans ce cas, rien ne le montrait. L’équipe technique s’est ensuite mise à l’œuvre. Elle a érigé des trépieds pour y monter ses lampes, elle a déballé des capteurs et des appareils d’enregistrement qu’elle a fixés sur le sol froid et caillouteux. Un nombre toujours croissant de faisceaux a créé dans l’obscurité du désert un quadrillage d’intense lumière.

Sur la plaine derrière le parallélépipède, dispersés sur deux kilomètres, on voyait une demi-douzaine d’objets aussi énormes et de formes tout aussi simples, mais différentes : cylindres, octogones, sphères tronquées, sections coniques. Certains couleur grès, comme le parallélépipède, les autres noirs, bleu cobalt, noir obsidienne, jaune cadmium. Chacun d’eux aurait pu contenir une petite ville et tous avançaient à la même vitesse patiente en direction des montagnes et de la mer au loin. « Ils sont tellement immenses…, a dit Oscar en retenant son souffle. Ce n’est pourtant qu’une fraction insignifiante du corps entier des Hypothétiques. » La lumière crue projetait des ombres dures sur son masque, lui donnant l’air d’un animal timide en train de sortir le museau de son trou. « On commettrait facilement l’impertinence d’avoir peur. »

Bien trop facilement, sur ce désert polaire de la planète qui avait donné naissance aux premiers êtres humains et était devenue la tombe anonyme de milliards d’autres. Tandis que les scientifiques activaient les capteurs et les appareils de mesure, je me suis avancé sans la permission d’Oscar (mais il s’est précipité sur mes talons) à quelques centaines de mètres de la base du parallélépipède.

Il était vieux. On ne voyait sur lui ni patine ni fissure, et pour ce que j’en savais, sa fabrication pouvait dater de la veille ou de l’heure précédente, mais il dégageait une impression d’âge… cela émanait de lui comme l’air froid d’un champ de glace. Quelques centimètres devant lui, la fine couche de neige tout juste tombée disparaissait sur le sol, se sublimant dans l’air nocturne.

« Les Hypothétiques sont d’une patience infinie, monsieur Findley. Ils sont plus vieux que la plupart des étoiles du ciel. Être si près de leur œuvre… c’est un moment de grâce. »

Nous portions tous des écouteurs pour faciliter la communication. J’avais baissé le volume des miens – les quelques mots de voxais que j’avais appris ne me servaient pas à grand-chose, dans ces conditions, mais j’ai entendu comme lui les techniciens se mettre soudain à discuter avec excitation. Deux puissants faisceaux de lumière ont glissé vers le sommet du cube.

Ils se sont diffusés dans ce qui semblait être un nuage pâle sur le parallélépipède. Neige ou brume, ai-je pensé, mais c’était impossible : partout ailleurs, le ciel était dégagé. Le nuage paraissait sortir directement en bouillonnant du sommet du solide, et les autres produisaient des nuages du même genre, brumes pâles qui retombaient doucement alors que le vent aurait dû les disperser.

Instinctivement, j’ai reculé d’un pas. « Regardez », a alors soufflé Oscar.

Quelque chose s’était posé sur la manche de sa combinaison protectrice, qu’Oscar regardait avec une espèce de révérence terrorisée. Un flocon de neige, ai-je d’abord cru. Mais en le regardant de plus près, cela ressemblait davantage à un minuscule papillon cristallin : deux ailes pâles et parfaitement translucides s’agitant sur un corps gros comme un grain de riz.

Oscar a levé le bras pour que nous voyions mieux. Le cristal ailé n’avait ni yeux, ni segments, ni aucune autre division corporelle. Ce n’était qu’une boucle de quelque chose qui ressemblait à du quartz, munie de pattes (si on pouvait leur donner ce nom) aussi fines que des cils qui se cramponnaient au tissu de la combinaison d’Oscar. Ses ailes s’agitaient dans le vent. La chose avait l’air aussi inoffensive qu’un bijou fantaisie. Le nuage qui descendait le long des parois du parallélépipède était composé d’un nombre incalculable de ces choses – des millions, peut-être des milliards.

À la périphérie des lumières, un soldat s’est mis à hurler.

2

Les militaires ont réagi sans tarder et en professionnels : ils ont attrapé les projecteurs portables et fait signe aux civils de rebrousser chemin. Tout cela malgré les centaines ou milliers de minuscules papillons cristallins qui pullulaient autour d’eux, gênaient leur visibilité et recouvraient leurs vêtements.

Ils se posaient aussi sur Oscar et moi, mais de manière moins agressive. Quand j’ai agité le bras, ils sont tombés par terre, inertes. Et quand je les ai chassés de la combinaison d’Oscar, ils se sont dispersés à l’approche de ma main.

Nous avons couru quand même. Tout le monde courait, à présent. Les lampes transportées par les soldats projetaient devant nous des faisceaux qui pointaient frénétiquement dans toutes les directions. J’entendais dans mes écouteurs des ordres qu’on aboyait et de nouveaux hurlements, tandis qu’autour de nous le nuage d’objets cristallins tourbillonnait comme de la neige silencieuse.

Des membres de notre expédition ont commencé à se laisser distancer. Je m’en suis aperçu en jetant des coups d’œil par-dessus mon épaule. Toute personne qui tombait se voyait aussitôt recouverte d’un grouillement, d’un amoncellement vitreux, devenait un monticule pâle qui commençait par se soulever mais se calmait très vite… je ne trouve pas de mot plus adapté. J’ai commencé à comprendre que ces hommes et ces femmes mouraient.

Les techniciens ont été les premiers. Les soldats portaient de meilleures protections, mais ils ont aussi été submergés peu à peu. Les lampes qu’ils lâchaient alors jetaient sur la plaine une lumière rasante à angle fixe.

J’ai dû m’arrêter deux fois pour débarrasser Oscar de ses papillons. J’étais trop terrifié pour me demander d’où me venait mon immunité apparente. Oscar n’avait manifestement pas cette chance : ses vêtements protecteurs étaient à présent en lambeaux, déchirés à certains endroits par les pattes des papillons, petites mais tranchantes comme un rasoir. Du sang tachetait même certains de ces lambeaux. Inquiet pour son masque et son alimentation en oxygène, j’essayais de dégager d’abord les parties les plus vulnérables. Nous avons couru un moment au coude à coude, ce qui semblait tenir les essaims à distance. Les paroles paniquées et les hurlements de terreur qui remplissaient mes écouteurs ont disparu les uns après les autres et le silence qui a fini par tomber était encore plus terrifiant que les hurlements. Je ne pourrais dire combien de temps ni sur quelle distance nous avons couru. Nous avons continué jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, jusqu’à ce que je n’entende plus que mon halètement laborieux. J’ai alors senti une résistance soudaine, le bras d’Oscar qui me retenait, et j’ai pensé : Ils l’ont eu, ce n’est plus qu’un poids mort…

Je me trompais. Quand je me suis retourné, j’ai vu qu’il n’y avait plus de papillons sur lui. Son visage, brouillé par l’humidité de son masque, était bouleversé, mais à peu près calme. « Arrêtez, a-t-il hoqueté. Nous sommes hors de portée. Nous sommes ressortis du périmètre. Arrêtez-vous, je vous en prie. »

J’ai longuement regardé derrière nous.

Nous avions parcouru une bonne distance. Les lampes abandonnées fonctionnaient encore et on voyait très bien les machines des Hypothétiques dans les hachures obliques de lumière artificielle. Mais pas le moindre mouvement humain.

Le vent a accumulé des petits flocons de neige autour de nos pieds et les étoiles ont scintillé au-dessus de nos têtes. Nous avons attendu en frissonnant de voir ce qui pourrait sortir des ténèbres derrière nous – une autre attaque, un survivant affolé –, mais rien n’est venu, rien ni personne.

Puis, en une rapide succession, les lampes au loin se sont éteintes.


Nous avons retrouvé l’avion grâce aux localisateurs de signal intégrés à nos tenues. La marche a été longue, mais nous étions trop secoués pour parler vraiment. Oscar a fini par réussir à établir une communication vocale avec Centre-Vox et a échangé de brefs messages avec les managers et les militaires. La télémétrie leur avait relayé la plus grande partie de ce qui s’était passé et ils essayaient déjà d’analyser les données. « Sans doute, a-t-il dit à un moment, notre présence a-t-elle déclenché un réflexe de défense. » Possible. Mais n’étant pas voxais, je n’avais pas à croire à la bienveillance des Hypothétiques, je n’avais pas besoin de trouver d’excuses à un massacre absurde.

Notre appareil était posé sur la plaine antarctique comme une sorte de fragment grotesque d’un ancien glacier. J’ai demandé à Oscar s’il saurait le piloter pour le retour.

« Oui. En fait, j’ai juste à lui dire de nous ramener.

— Vous en êtes sûr ? Vous saignez, Oscar. »

Il a jeté un coup d’œil à ses lambeaux. « Rien de grave. »

Nous avons franchi le sas et il s’est déshabillé. Des petites coupures lui couvraient le haut du corps, mais toutes superficielles et bénignes. Il m’a dit où trouver une trousse de secours et j’ai badigeonné sur ses plaies une substance qui a mis fin au saignement.

Quelques-uns des minuscules papillons cristallins, morts ou dormants, s’accrochaient encore à l’équipement de survie dont il s’était débarrassé. Oscar en a pris un entre le pouce et l’index pour le lâcher à l’intérieur d’une boîte de rations qu’il venait de vider. « Un échantillon pour analyses », a-t-il dit. Nous avons ensuite jeté à l’extérieur du sas le reste de nos vêtements abîmés.


« Ils ne vous ont pas touché », a dit Oscar une fois l’appareil en l’air et sur un itinéraire programmé pour Vox.

Ce qui avait été une cabine bondée à l’aller ressemblait à présent à une grande caverne vide et sinistre. L’air, nos corps et même les vêtements propres que nous venions d’enfiler puaient l’hydrogène sulfuré.

« Non…

— Parce qu’ils vous ont reconnu. » Sa voix s’était réduite à un gémissement stupéfait.

« Je ne sais pas ce que ça veut dire, Oscar.

— De toute évidence, ils vous ont reconnu parce que vous avez été Enlevé.

— Je ne comprends pas plus que vous ce qui s’est passé. Mais je ne suis pas Isaac, je n’ai pas la moindre biotechnologie des Hypothétiques dans le corps.

— Monsieur Findley, vous vous obstinez à le nier ? Pour un corps humain, le franchissement d’un Arc temporel n’est pas comparable à celui d’un des Arcs spatiaux. Nous le savons grâce à de nombreuses années de recherches. Vous n’avez pas été conservé, comme un légume surgelé. Selon toute vraisemblance, vous avez été recréé à partir d’informations stockées. Cette reconstruction peut sembler impeccable à des yeux et à des instruments humains. Mais eux savent que vous faites partie des leurs. »

J’étais trop épuisé pour discuter. Oscar s’accrochait à l’une des rares attentes que cette rencontre avait confirmées : les Hypothétiques m’avaient reconnu et avaient choisi de m’épargner. Il croyait avoir survécu parce que j’étais resté à côté de lui à l’aider. Autrement dit, il s’imaginait avoir été épargné par un demi-dieu agressif et stupide.

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