7 Sandra et Bose

« Je vous présente Sandra Cole, dit Bose. Le médecin d’Orrin au State Care.

— Eh bien, je ne suis pas exactement son médecin », commença Sandra avec la nette impression d’être tombée dans un guet-apens. Le regard d’acier d’Ariel Mather se posa si fixement sur elle qu’elle perdit la voix avant de terminer son explication. Ariel était maigre, mais grande : elle avait beau être assise, elle arrivait presque à la même hauteur que Sandra. Elle devait dépasser Orrin en taille. Elle avait le même genre de visage osseux et les mêmes yeux marron brillants que lui. Mais on ne voyait rien en elle de la lugubre timidité de son frère. L’éclat de colère dans son regard aurait pu aveugler un chat.

« C’est vous qui avez enfermé mon frère ?

— Non, pas exactement… On est en train de l’évaluer au State Care en vue de son admission au Programme de Surveillance des Adultes.

— Ça veut dire quoi ? Il peut partir quand il veut ? »

D’évidence, cette femme voulait qu’on lui réponde sans mâcher ses mots. Sandra commença par s’asseoir. « Non, il ne peut pas. Pour le moment, en tout cas.

— Du calme, Ariel, intervint Bose. Sandra est de notre côté. »

Il y avait des côtés ? À ce qu’il semblait, et Sandra avait apparemment été recrutée dans l’un d’eux.

Un serveur intimidé déposa un panier de petits pains et se dépêcha de repartir.

« Moi, dit Ariel, je sais juste que j’ai reçu un coup de fil de lui, là, pour me dire qu’Orrin était en taule parce qu’il s’était fait tabasser, faut croire que c’est un crime, au Texas…

— Il a été placé en détention provisoire, l’interrompit Bose, pour sa propre protection.

— En détention provisoire, donc, et on m’a demandé si je voulais bien venir le chercher. Bon, c’est mon petit frère, j’ai pris soin de lui toute sa vie et la moitié de la mienne. Bien sûr que je viens le chercher. Et maintenant, je découvre qu’il n’est plus en prison, mais dans un truc qui s’appelle State Care. C’est votre travail, vous disiez, docteur Cole ? »

Voulant prendre quelques instants pour mettre de l’ordre dans ses idées, Sandra beurra un petit pain sous le regard dur et scrutateur d’Ariel. « Je suis chargée de l’évaluation psychologique des nouveaux arrivants. Je travaille en effet pour le State Care. J’ai parlé avec Orrin quand l’agent Bose nous l’a amené. Vous savez comment fonctionne le State Care ? Je crois que c’est un peu différent en Caroline du Nord.

— L’agent Bose m’a dit que c’était une espèce de prison pour les fous. »

Sandra espéra que Bose n’avait pas employé ces termes-là. « On fonctionne de la manière suivante : une personne indigente, sans domicile ou sans ressources qui a des ennuis avec la police peut être déférée au State Care même sans avoir commis de crime, surtout si la police estime que ce pourrait être dangereux pour cette personne de la remettre en liberté. Le State Care n’est pas une prison, madame Mather. Ni un hôpital psychiatrique. Il y a une période d’évaluation d’une semaine qui nous sert à déterminer s’il est préférable que la personne séjourne à temps plein dans ce que nous appelons un environnement surveillé de vie guidée. À la fin de cette période, cette personne est soit relâchée, soit déclarée dépendante. » Elle avait conscience d’utiliser des mots qu’Ariel ne comprendrait sans doute pas – pire, ceux qui figuraient dans la brochure de trois pages éditée par le State Care à l’intention des familles concernées. Mais quels autres mots y avait-il ?

« Orrin n’est pas fou.

— Je l’ai interrogé moi-même et j’ai tendance à partager votre avis. De toute manière, les entrants non violents peuvent toujours être confiés à un membre de leur famille, du moment que celui-ci est d’accord et qu’il a un revenu ainsi qu’un domicile légal. » Elle jeta un coup d’œil à Bose, qui aurait dû expliquer tout cela. « Si vous pouvez prouver que vous êtes sa sœur – un permis de conduire et une carte de sécurité sociale suffiront –, si on peut vérifier que vous avez un emploi et si vous voulez bien signer les formulaires, nous pouvons vous confier Orrin presque tout de suite.

— Je l’ai déjà dit à Ariel, assura Bose. J’ai même appelé le State Care pour prévenir que nous allions remplir les papiers. Mais il y a un problème. D’après votre supérieur, le Dr Congreve, Orrin a fait une crise de violence cet après-midi. Il a agressé un aide-soignant, apparemment. »

Sandra cilla. « Ah oui ? Je n’ai pas entendu parler d’un épisode violent. Si Orrin a agressé quelqu’un, je l’ignorais.

— C’est des conneries, oui, jeta Ariel. Il suffit d’avoir parlé à Orrin, même un tout petit peu, pour savoir que c’est des conneries. Orrin n’a jamais agressé personne de sa vie. Il ne peut pas écraser un insecte sans lui demander d’abord pardon.

— L’accusation est peut-être mensongère, dit Bose, toujours est-il qu’elle complique la libération d’Orrin. »

Sandra essayait encore d’assimiler la nouvelle. « Ce n’est pas du tout le genre de comportement auquel je m’attendrais de sa part, en tout cas. » Le connaissait-elle toutefois vraiment, après un seul entretien et une conversation complémentaire ? « Mais vous voulez dire que… que Congreve ment ? Pourquoi mentirait-il ?

— Pour garder Orrin sous les verrous, dit Ariel.

— D’accord, mais pourquoi ? On manque déjà de financement et de places. Remettre un patient à sa famille est en général la meilleure solution pour tout le monde. Pour le patient comme pour nous. J’ai d’ailleurs l’impression que Congreve a été recruté parce que le conseil d’administration pensait qu’il réduirait le nombre d’admissions au State Care. » De manière éthique ou non, ajouta-t-elle en silence.

« Vous n’en savez peut-être pas autant que vous le croyez sur ce qui se passe là où vous travaillez », dit Ariel.

Bose se racla la gorge. « N’oubliez pas que Sandra est là pour nous aider. C’est notre meilleure chance pour qu’Orrin soit traité équitablement.

— Je verrai ce que je peux dénicher sur cet incident. Je ne sais pas si je peux aider, mais je ferai de mon mieux. Madame Mather, vous permettez que je vous pose quelques questions sur Orrin ? Plus j’en sais sur son passé, moins j’aurai de mal à faire avancer les choses.

— J’ai déjà tout dit à l’agent Bose.

— Vous voulez bien répéter ? Je ne m’intéresse pas tout à fait à Orrin de la même manière que l’agent Bose. » Et peut-être d’une manière très différente. À l’évidence, Sandra n’avait pas encore pris la pleine mesure de Jefferson Amrit Bose. « Orrin a vécu toute sa vie avec vous ?

— Jusqu’au jour où il a pris le car pour Houston, oui.

— Vous êtes sa sœur… Que sont devenus vos parents ?

— Orrin et moi n’avons pas le même père, et ni le sien ni le mien ne se sont attardés. Maman s’appelait Danela Mather et je venais d’avoir seize ans quand elle est morte. Elle s’est occupée de nous du mieux qu’elle a pu, mais elle perdait facilement le nord. Et à la fin, elle avait des ennuis de drogue. Meth et les hommes qu’il fallait pas, si vous voyez ce que je veux dire. Ensuite, il n’y a plus eu que moi pour m’occuper d’Orrin.

— Ça demandait un gros travail ?

— Oui et non. Il n’a jamais eu besoin qu’on s’occupe beaucoup de lui. Ça lui plaisait toujours de rester tout seul à regarder des livres d’images ou je ne sais quoi. Même tout petit, il pleurait vraiment très peu. Mais il valait rien à l’école et il n’arrêtait pas de pleurer quand Maman l’emmenait en classe, alors le plus souvent, il restait à la maison. Il n’était pas doué non plus pour se nourrir. Si vous lui mettiez pas de la nourriture sous le nez deux fois par jour, il aurait jeûné. Il était comme ça, voilà tout.

— Différent des autres enfants, autrement dit ?

— Ça, c’est sûr, mais si vous voulez dire “retardé”, je vais répondre non. Il sait écrire des lettres et lire des mots. Il est assez malin pour garder un travail si quelqu’un l’embauche. Il a travaillé un moment comme gardien de nuit à Raleigh… Ici aussi, à ce que m’a dit l’agent Bose, jusqu’à ce qu’il se fasse virer.

— Orrin entend-il des voix ou voit-il des choses qui ne sont pas là ? »

Ariel Mather croisa les bras en la fusillant du regard. « Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas fou. Il a juste pas mal d’imagination. Ça se voyait déjà quand il était petit, il inventait des histoires sur ses animaux en peluche et ainsi de suite. Il m’arrivait de le trouver en train de regarder la télé même pas allumée, comme s’il voyait sur l’écran vide un truc aussi intéressant qu’une émission du câble. Ou alors il regardait les nuages passer dans le ciel. Et il aimait regarder les fenêtres quand il pleuvait. Ça n’en fait pas un fou, pour moi.

— Pour moi non plus.

— Quelle importance, de toute manière ? Vous avez juste à le faire sortir de cet endroit où on l’a enfermé.

— La seule manière pour moi d’y arriver, si je peux y arriver, est de convaincre mes collègues qu’Orrin ne risque pas de se retrouver à la rue et d’y être blessé. Ce que vous me racontez m’y aidera. J’imagine que c’est pour ça que l’agent Bose nous a fait nous rencontrer. » Sandra regarda à nouveau Bose du coin de l’œil. « Vous disiez qu’Orrin n’avait jamais été agressif ?

— Orrin fuyait les disputes en se bouchant les oreilles. Il est timide, pas violent. C’était toujours difficile pour lui quand Maman ramenait un type à la maison et le plus souvent, il se cachait. Surtout s’il y avait le moindre désaccord ou la moindre friction.

— Et je suis désolée d’avoir à vous poser la question, mais votre mère a-t-elle jamais été agressive avec Orrin ?

— Il lui arrivait d’avoir des crises à cause de la meth, surtout à la fin. Elle faisait des scènes. Rien de grave.

— Vous disiez qu’Orrin aimait raconter des histoires. Les a-t-il jamais écrites ? Tenait-il un journal ? »

La question sembla surprendre Ariel. « Non, rien de la sorte. Il écrit soigneusement en caractères d’imprimerie, mais pas souvent.

— Avait-il une copine à Raleigh ?

— Les filles l’intimident, donc non.

— Ça l’embête ? Il l’accepte mal ? »

Ariel Mather haussa les épaules.

« D’accord. Merci pour votre patience, Ariel. Je ne crois pas qu’Orrin ait besoin d’être enfermé, et ce que vous m’avez raconté tend à le confirmer. » Même si cela soulève d’autres questions, se dit Sandra.

« Vous pouvez le faire sortir ?

— Ce n’est pas si simple. Il va falloir démêler ce qui s’est passé cet après-midi qui a conduit le Dr Congreve à croire votre frère violent, mais je vais faire tout mon possible. » Une pensée lui vint à l’esprit. « Une dernière question. Qu’est-ce qui a poussé Orrin à quitter Raleigh, et pourquoi est-il venu à Houston ? »

Ariel hésita. Elle resta raide comme un piquet, donnant l’impression que son sentiment de dignité s’était installé dans les renflements de sa colonne vertébrale. « Il a parfois des humeurs…

— De quel genre ?

— Eh bien… la plupart du temps, Orrin semble jeune pour son âge, j’imagine que vous vous en êtes aperçue. Sauf de temps en temps, quand une humeur le prend… et quand Orrin est dans une humeur, il n’a pas l’air jeune du tout. Il vous regarde comme s’il ne vous voyait pas, on dirait qu’il est plus vieux que la lune et les étoiles réunies. Comme si un vent venu de très loin passait en lui, Maman disait quand il était comme ça.

— Quel rapport avec sa venue à Houston ?

— Il était dans une humeur, à ce moment-là. Je ne sais pas trop s’il voulait même vraiment venir spécialement au Texas. Il ne m’a rien dit du tout, il a juste pris les cinq cents dollars que je mettais de côté pour acheter une nouvelle voiture, il les a pris dans le tiroir de ma commode pendant que j’étais partie travailler. Il a demandé à notre voisine, Mme Bostick, de le conduire à la gare des bus. Il n’a pas fait de sac ni rien. Il a juste emporté un vieux bloc de papier et un stylo, à ce qu’a raconté Mme Bostick. Elle croyait qu’il avait rendez-vous avec quelqu’un à la gare. Orrin n’a pas dit le contraire. Mais une fois qu’elle est repartie, il a dû s’acheter un billet et monter dans un car inter-États. Ça durait depuis plusieurs jours, cette humeur, il était tout silencieux et les yeux dans le vague. » Elle évalua Sandra du regard. « J’espère que ça change pas l’opinion que vous avez de lui. »

Ça la complique, pensa Sandra. Mais elle secoua la tête.


Ariel Mather était arrivée tôt dans la matinée à Houston. Bose l’avait aidée à s’installer dans un motel avant leur visite manquée au State Care, mais elle avait à peine eu le temps de défaire ses bagages. Elle était fatiguée et elle dit à Bose qu’elle voulait prendre une bonne nuit de sommeil. « Merci quand même pour le dîner et tout.

— Il me reste deux ou trois choses à discuter avec Sandra », répondit Bose, qui demanda au serveur d’appeler un taxi. « Pendant qu’on attend, Ariel, je peux vous poser une dernière question ?

— Allez-y.

— Une fois à Houston, Orrin vous a contactée ?

— Il m’a appelée pour me dire qu’il allait bien. J’étais assez énervée pour l’engueuler d’être parti, mais ça l’a juste fait raccrocher, et après, j’ai regretté. J’aurais dû le savoir. Lui crier dessus n’a jamais servi à rien. Une semaine plus tard, j’ai reçu une lettre dans laquelle il disait qu’il avait un emploi stable et qu’il espérait que je ne lui en voulais pas trop. Je lui aurais répondu, s’il avait donné son adresse.

— A-t-il dit où il travaillait, ici à Houston ?

— Pas que je me souvienne.

— Il n’a pas parlé d’un entrepôt ? D’un homme du nom de Findley ?

— Pas du tout. C’est important ?

— Sans doute que non. Merci encore, Ariel. »

Bose lui dit qu’il l’appellerait le lendemain pour la tenir au courant. Elle se leva et, se poussant du menton, gagna la porte du restaurant.

« Eh bien ? demanda Bose. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

Sandra secoua la tête avec fermeté. « Oh non. Non. Vous n’obtiendrez rien d’autre de moi avant d’avoir vous-même répondu à une ou deux questions.

— J’imagine que c’est justifié. Écoutez, je n’ai pas de voiture pour rentrer, je suis venu en taxi avec Ariel. Je peux vous demander de me raccompagner ?

— Je pense, oui… Mais si vous me racontez encore des conneries, Bose, je vous jure que je vous abandonne au bord de la route.

— Marché conclu », dit-il.


Il se trouvait qu’il habitait dans une nouvelle cité à l’écart de West Belt, d’où un trajet assez long et qui n’arrangeait pas du tout Sandra, mais elle ne dit rien : cela lui donnait le temps de rassembler ses pensées. Installé les mains sur les genoux à côté d’elle, Bose patienta, tranquillement attentif tandis qu’elle s’insérait dans la circulation. C’était une autre de ces nuits à la chaleur impitoyable. La climatisation de l’automobile luttait vaillamment.

« Manifestement, ce n’est pas un travail de police ordinaire, dit-elle.

— Ah bon ?

— Eh bien, je ne m’y connais pas vraiment. Mais l’intérêt que vous portez à Orrin paraissait déjà inhabituel quand vous l’avez amené au State Care. Et je vous ai vu glisser de l’argent à Ariel pour le taxi… Il ne vous faut pas une espèce de reçu ? Vous ne devriez pas l’interroger au poste, d’ailleurs ?

— Au poste ?

— Dans les locaux de la police ou je ne sais quoi. Les flics des films disent toujours “au poste”.

— Oh. Ce poste-là. »

Elle se sentit rougir, mais s’obstina. « Autre chose. Au State Care, on discute tous les jours avec des patients amenés par la police. La plupart sont beaucoup moins dociles qu’Orrin, mais il y en a de tout aussi effrayés et vulnérables que lui. Professionnellement, je dois me comporter en clinicienne avec les uns comme avec les autres. Les flics qui nous les remettent, par contre… pour eux, c’est la fin d’une corvée nécessaire. Ils ne s’intéressent pas le moins du monde aux gens qu’ils nous amènent. Aucun flic ne demande ensuite de leurs nouvelles, sauf quand c’est juridiquement nécessaire. Jusqu’à votre arrivée. Vous vous êtes comporté comme si vous vous souciez d’Orrin. Alors expliquez-moi ça, avant qu’on parle de ce qu’il a écrit ou de ce que je pense de sa sœur. Dites-moi ce qu’il y a en jeu pour vous dans toute cette histoire.

— Peut-être que je l’aime bien. Ou que je pense qu’on le fait agir contre sa volonté.

— Qui “on” ?

— Je ne sais pas trop. Et je n’ai pas été complètement sincère avec vous parce que je ne veux pas vous impliquer dans quelque chose de potentiellement dangereux.

— Je prends bonne note de votre galanterie, mais je suis déjà impliquée.

— Si on le gère mal, vous pourriez perdre votre travail. »

Sandra ne put s’empêcher de rire. « Depuis un an, il ne se passe pas une journée sans que j’espère plus ou moins me faire licencier. Tous les hôpitaux du pays ont mon CV. » Ce qui était vrai.

« Pas d’amateurs ? »

Aucun. « Pas pour le moment. »

Bose baissa les yeux sur la route dans la nuit caniculaire. « Eh bien, vous avez raison. Ce n’est pas un travail de police comme les autres. »


Le Spin avait été une époque difficile pour la police et les forces de sécurité du monde entier… surtout l’effrayant final, avec la réapparition des étoiles dans le ciel nocturne et le soleil, qui avait vieilli de quatre milliards d’années en cinq ans, en train de traverser le méridien comme un étendard sanglant de l’apocalypse. Cela avait ressemblé à la fin du monde. Beaucoup de policiers avaient abandonné leur poste pour passer leurs dernières heures en famille. Et quand il était devenu évident que ce n’était pas la fin du monde, que les Hypothétiques réduiraient à un niveau supportable les radiations atteignant la Terre et lui assureraient ainsi un avenir au moins temporaire, une grande partie de ces déserteurs étaient restés chez eux malgré l’amnistie générale. Les vies avaient changé à un point méconnaissable, un point de non-retour.

On recruta de nouveaux agents, certains ne possédant que des compétences minimes. Bose entra dans la police deux décennies plus tard, à une époque où beaucoup de ces recrues aux compétences limitées avaient pris des responsabilités. Il se retrouva dans un bureau de la police de Houston perclus de conflits internes et de rivalités générationnelles. Sa propre carrière, pour ce qu’elle valait, progressa à une allure d’escargot.

Le problème, raconta-t-il à Sandra, consistait en une corruption endémique, issue des années où le vice avait dépensé sans compter et où la vertu s’était mise à mendier. Le flux de pétrole en provenance d’Équatoria n’avait fait qu’aggraver la situation. En surface, Houston était une ville plutôt propre : sa police arrivait à réprimer les atteintes à la propriété ainsi que la petite délinquance. Et si, sous cet aspect poli, un fleuve de biens illicites et d’espèces illégales coulait sans entraves, eh bien, il revenait aux forces de l’ordre de faire en sorte que personne ne s’y intéresse de trop près.

Bose avait pris soin de ne pas trop approcher du côté louche. Il s’était porté volontaire pour la basse besogne plutôt que d’accepter des missions douteuses, avait même refusé des propositions de promotion. Aussi considérait-on qu’il manquait d’imagination, voire, d’une certaine manière, d’intelligence. Mais comme il ne portait jamais aucun jugement sur ses collègues, on le pensait également utile, on voyait en lui un agent dont l’obstination à s’occuper de futilités permettait à de plus ambitieux que lui d’accéder à un travail plus lucratif.

« Bref, vous gardez les mains propres », dit Sandra sur le ton de l’observation, mais sans paraître approuver.

« Jusqu’à un certain point. Je ne suis pas un saint.

— Vous auriez pu contacter une, euh, autorité supérieure, dévoiler cette corruption… »

Il sourit. « Sans vouloir vous vexer, non, impossible. Dans cette ville, l’argent et le pouvoir marchent main dans la main. Les autorités supérieures sont les plus mouillées. Prenez à droite au carrefour. Mon immeuble est le deuxième à gauche après le feu. Si vous voulez entendre le reste de l’histoire, vous pouvez monter chez moi. Je ne reçois pas beaucoup, mais je dois pouvoir vous dénicher une bouteille de vin. » Cette fois, il avait presque l’air penaud. « Si ça vous intéresse. »

Elle accepta. Et pas seulement par curiosité. Ou plutôt, pas seulement par curiosité pour Orrin Mather et la police de Houston. Jefferson Bose lui-même l’intriguait de plus en plus.


Il n’était à l’évidence pas amateur de vin. Il sortit une bouteille poussiéreuse de syrah de sous-marque, sans doute un cadeau longtemps oublié dans un placard de la cuisine. Sandra lui dit que la bière irait très bien. Le réfrigérateur de Bose ne manquait pas de Corona.

L’appartement, un deux-pièces meublé de façon conventionnelle, était à peu près propre, comme s’il avait été nettoyé peu auparavant, mais sans enthousiasme. Il ne se trouvait qu’au troisième étage, mais disposait d’une vue partielle sur les gratte-ciel de Houston, toutes ces tours tape-à-l’œil qui avaient poussé après le Spin comme de gigantesques assemblages pixellisés de fenêtres allumées au hasard.

« C’est l’argent qui alimente la corruption », dit Bose en lui mettant dans la main une cannette fraîche. Il s’assit en face d’elle dans un fauteuil qui avait connu des jours meilleurs. « L’argent, et la seule chose encore plus précieuse que lui.

— Quoi donc ?

— La vie. La longévité. »

Il parlait du trafic de médicaments martiens.

En faculté de médecine, Sandra avait partagé un appartement avec une étudiante en biochimie d’une curiosité obsessionnelle pour le traitement de longévité martien apporté sur Terre par Wun Ngo Wen – elle pensait que ses effets sur le prolongement de la vie pouvaient être déduits des modifications neurologiques que les Martiens y avaient inclus, si seulement le gouvernement acceptait de fournir des échantillons pour analyses. Ce qu’il avait refusé. Le médicament était considéré trop dangereux pour qu’on le mette en circulation et la colocataire de Sandra s’était ensuite engagée dans une carrière très classique, mais son intuition était correcte. Des échantillons sortis des labos gouvernementaux avaient fini par gagner le marché noir.

Les Martiens pensaient que la longévité devait conférer à la fois la sagesse et des obligations morales bien particulières, aussi avaient-ils conçu leurs médicaments de cette manière. Le fameux « quatrième stade de la vie », l’âge adulte après l’âge adulte, avait occasionné des changements cérébraux qui modifiaient l’agressivité et encourageaient la compassion. Une idée plutôt bonne, selon Sandra, mais très peu commerciale. Le marché noir avait crocheté la serrure biochimique et amélioré le produit. À présent, à supposer que vous aviez pas mal d’argent et les contacts adéquats, vous pouviez vous acheter vingt ou trente ans de vie supplémentaire en évitant l’encombrant accroissement de compassion.

Tout cela était bien entendu illégal, et extrêmement lucratif. Rien que la semaine précédente, le FBI avait démantelé à Boca Raton un réseau de distribution dont le chiffre d’affaires dépassait celui de la plupart des cinquante plus grosses entreprises commerciales du pays, et ce n’était qu’une fraction du marché. Bose avait raison : en fin de compte, pour certains, la vie valait tout ce qu’on possédait.

« La drogue de longévité n’est pas facile à produire, disait Bose. Elle est à la fois organisme et molécule. Il faut une réserve génétique, un bioréacteur de bonne taille et beaucoup de substances, genre produits chimiques ou catalyseurs, surveillées de près. Il faut donc payer beaucoup de gens pour qu’ils ferment les yeux.

— Y compris au sein de la police de Houston ?

— Il ne semble pas déraisonnable de tirer cette conclusion.

— Et vous en êtes conscient ? »

Il haussa les épaules.

« Mais il doit bien y avoir quelqu’un à qui vous pourriez en parler… je ne sais pas, le FBI, les stups fédéraux…

— Je crois que les agences fédérales sont très occupées, en ce moment.

— Bon, d’accord, dit Sandra, mais quel rapport avec Orrin Mather, tout ça ?

— Ce n’est pas tant Orrin que l’endroit où il travaillait. Dès qu’il est descendu du car de Raleigh, Orrin a été engagé par un nommé Findley, le gérant d’un entrepôt qui stocke et expédie des produits d’importation, principalement des merdouilles en plastique bon marché fabriquées en Turquie, en Syrie ou au Liban. La plupart de ses employés sont des gens de passage ou des immigrants sans papiers. Il ne leur demande pas leur numéro de sécurité sociale et les paye au noir. Il a mis Orrin sur un boulot classique de manutention. Mais Orrin s’est révélé différent des employés dont Findley avait l’habitude : il arrivait au travail sobre et à l’heure, il était assez malin pour suivre les ordres, il ne se plaignait jamais et il se fichait de trouver une meilleure place, du moment que la paye tombait à intervalles réguliers. Si bien qu’au bout d’un moment, Findley l’a fait gardien de nuit. En général, de minuit à l’aube, Orrin était enfermé dans l’entrepôt avec un téléphone et l’horaire de ses rondes, sans autre obligation que faire le tour du bâtiment toutes les heures et appeler un numéro donné s’il remarquait quoi que ce soit d’inhabituel.

— Un numéro donné ? Pas la police ?

— Surtout pas, vu qu’au milieu de tous les jouets emboutis et de la vaisselle en plastique, il passe dans cet entrepôt des cargaisons de précurseurs chimiques destinés aux bioréacteurs du marché noir.

— Orrin le savait ?

— Pas sûr. Il avait peut-être des soupçons. Toujours est-il que Findley l’a viré il y a deux mois, peut-être parce qu’Orrin commençait à connaître un peu trop en détail l’opération. Une partie du matériel clandestin de Findley arrive et repart en dehors des heures d’ouverture, si bien qu’Orrin a pu voir quelques transferts. Le licenciement a pas mal traumatisé Orrin… il a dû s’imaginer qu’on le punissait pour quelque chose.

— Il vous en a parlé ?

— Un peu, à contrecœur. Il a juste dit qu’il n’avait rien fait de mal et que le moment n’était pas venu pour lui de partir. »

Sandra demanda une autre Corona, ce qui lui donna du temps pour réfléchir. Les explications de Bose semblaient rendre la situation encore moins limpide. Elle décida de se concentrer sur la seule partie qu’elle comprenait vraiment et sur laquelle elle avait prise : l’évaluation d’Orrin au State Care.

Bose revint avec une bière, que Sandra prit mais posa tout de suite sur la table basse marquée de taches circulaires. Il a besoin de nouveaux meubles, se dit-elle. Ou au moins de sous-verre.

« Vous pensez qu’Orrin pourrait avoir des informations compromettantes pour une opération de contrebande criminelle. »

Bose hocha la tête. « Tout cela n’aurait aucune importance si Orrin n’avait été qu’un des types de passage comme les embauche Findley. Il aurait quitté la ville, ou trouvé un autre travail, ou disparu parmi les miséreux, point final. Sauf qu’Orrin a refait surface quand nous l’avons interpellé. Pire, quand on l’a interrogé sur ses antécédents professionnels, il a aussitôt raconté ses six mois dans cet entrepôt. Le nom a alarmé certains milieux et l’information a dû remonter.

— Et de quoi ont donc peur les contrebandiers, qu’Orrin révèle un secret ?

— Je vous ai dit que les agences fédérales étaient trop occupées pour s’occuper de la corruption dans la police de Houston, ce qui est vrai. Mais des enquêtes ont été lancées sur le trafic des drogues de longévité. Findley, et ceux qui l’emploient, craignent qu’Orrin puisse servir de témoin, maintenant que son nom et ses antécédents sont dans la base de données. Vous voyez où ça mène ? »

Elle hocha lentement la tête. « À son état psychologique.

— Exactement. Admettre Orrin au State Care revient à le déclarer juridiquement inapte. Tout témoignage de sa part serait irrémédiablement compromis.

— Et c’est là où j’interviens. » Elle prit une gorgée de bière. Elle en buvait rarement : le goût lui rappelait l’odeur des chaussettes sales. Mais la boisson était d’une fraîcheur agréable et le léger enivrement lui plaisait, ce début d’ébriété qui vous clarifiait paradoxalement l’esprit. « Sauf que ce n’est plus moi qui le suis. Je ne peux rien faire pour lui.

— Ce n’est pas ce que j’attends de vous. Je n’aurais sans doute pas dû vous raconter tout ça, mais… comme vous avez dit, donnant donnant. Et votre opinion sur les écrits d’Orrin continue à m’intéresser.

— Vous pensez donc que ce document est… une espèce de confession codée ?

— Franchement, je n’en sais rien. Et bien que l’entrepôt y soit mentionné…

— Ah oui ?

— Dans une partie que vous n’avez pas encore lue. Mais ce n’est pas vraiment le genre de preuve qu’on peut présenter au tribunal. C’est juste… » Il sembla chercher ses mots. « De la curiosité professionnelle de ma part, on pourrait dire. »

On pourrait le dire, songea Sandra, mais ce n’est pas toute la vérité. « Bose, j’ai vu comment vous vous comportiez en nous l’amenant. Vous n’êtes pas simplement curieux. Vous semblez vous inquiéter pour lui. Comme être humain, je veux dire.

— Quand on a remis Orrin au State Care, j’avais eu le temps d’apprendre à le connaître un peu. On lui a forcé la main et il ne le mérite pas. Il est… bon, vous savez comment il est.

— Vulnérable. Innocent. » Mais Sandra avait affaire à bien d’autres personnes vulnérables et innocentes, elles étaient monnaie courante. « Attachant, d’une manière un peu bizarre. »

Bose hocha la tête. « Ce truc qu’a dit sa sœur, au restaurant. “Un vent passe en lui.” Je ne comprends pas tout à fait ce qu’elle voulait dire par là, mais c’est ça. »


Sandra n’aurait pu dire à quel moment elle décida de rester pour la nuit. Sans doute à aucun en particulier : cela ne fonctionnait pas ainsi. Dans son expérience, relativement limitée, l’intimité était une lente glissade orchestrée non par des mots mais par des gestes : la manière de se regarder, le premier contact physique (quand elle posa la main sur le bras de Bose pour souligner un point dans la conversation), la facilité avec laquelle il vint s’asseoir près d’elle, cuisse contre cuisse, comme si tous deux se connaissaient depuis une demi-éternité. Étrange, pensa-t-elle, à quel point ça commençait à sembler familier, puis à quel point il était devenu inéluctable qu’elle couche avec lui. Il n’y eut pas de gêne de la première fois. Il fut aussi attentionné au lit qu’elle s’y était attendue.

Elle s’endormit près de lui, la main autour de son bassin. Quand il se détacha d’elle, elle ne s’en rendit pas compte, mais était plus ou moins réveillée au moment où il revint de la salle de bains et traversa la lueur ambre des lumières de la ville qui entraient par la fenêtre. Elle vit la cicatrice qu’elle avait déjà sentie sous ses doigts, un bourrelet pâle qui commençait sous le nombril et serpentait comme une route de montagne sur la cage thoracique jusqu’à l’épaule droite.

Elle voulut l’interroger à ce sujet, mais il se détourna précipitamment quand il s’aperçut qu’elle le regardait, et l’occasion passa.


Au matin, Bose prépara du pain perdu et du café alors même que le temps pressait. Il s’activa dans la cuisine, réchauffant du beurre dans une poêle, cassant des œufs, avec une confiance en lui et une facilité qu’elle trouva agréables.

Une pensée lui était venue dans la nuit. « Tu ne travailles pas pour les agences fédérales, dit-elle, et très peu pour la police de Houston. Mais tu n’es pas seul dans cette histoire. Tu travailles pour quelqu’un. Pas vrai ?

— Comme tout le monde.

— Une ONG ? Une œuvre de bienfaisance ? Une agence de détectives ?

— J’imagine qu’on ferait mieux d’en parler », dit-il.

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