18 Récit d’Allison

1

Dans les semaines qui ont suivi la rencontre entre Vox et les machines des Hypothétiques, je me suis souvent surprise à répéter doucement mon nom – Allison Pearl, Allison Pearl –, en m’arrimant aux syllabes, à leurs sonorités, à leurs sensations dans ma gorge et sur ma langue.

En tant qu’Allison, j’avais lu un jour un livre sur le cerveau humain. J’y avais appris l’expression « plasticité neuronale », qui désigne la capacité du cerveau à se reconfigurer en fonction des modifications de son environnement. C’est elle qui me rendait possible d’être Allison Pearl. Et qui rendait possible de connecter un cerveau vivant à un implant limbique. Le cerveau s’adapte : il est là pour ça.

Quand Turk m’a dit qu’il avait accepté l’opération, j’ai fait semblant d’être surprise. L’implant avait toujours été un composant essentiel de notre plan. Mais à cause des capteurs cachés du Réseau, j’étais obligée de me sentir trahie, de me disputer avec lui. Je me suis donc disputée. J’ai donc pleuré. Et de manière très convaincante, car avec une sincérité presque totale. Je ne doutais pas du courage de Turk, mais aucun plan n’est infaillible. J’avais terriblement peur de ce que Turk pourrait devenir.

Les emmerdes, ça arrive, comme la première Allison l’avait noté dans son journal. On n’a jamais rien écrit de plus juste. Par exemple : le jour où Turk s’est fait poser son implant, et sans doute à peu près au moment où on l’amenait dans la salle d’opérations, Isaac Dvali est venu me voir pour dévoiler mes secrets.


Je savais par les informations qu’Isaac s’était rétabli à une vitesse stupéfiante. Tout le monde à Centre-Vox s’intéressait fébrilement à lui, à présent. Bien davantage que Turk, Isaac était devenu un Enlevé comme les fondateurs de la ville l’avaient imaginé et espéré : un lien vivant avec les Hypothétiques… ce qui signifiait que la transcendance promise de la ville restait au moins plausible. Sans Isaac, Vox n’était rien d’autre qu’une confrérie de fanatiques échouée par sa foi sur une planète morte et mortelle. Avec Isaac, Vox pouvait continuer à se croire une communauté de pionniers aux vues similaires postée à l’avant-garde de la destinée humaine.

Quelques jours seulement après le désastre dans le bassin de Wilkes, Isaac arrivait à parler couramment voxais. Ses fonctions motrices se sont améliorées au point qu’il a pu marcher sans aide, son corps fragile est devenu d’une robustesse remarquable et les portions reconstruites de son crâne ont commencé à sembler presque normales. La créature hurlante et coassante qu’avait connue Turk n’existait plus. Le nouvel Isaac, qui s’exprimait avec une clarté troublante, avait cessé de recevoir des soins, mais continuait à vivre et à passer la nuit dans les pièces où on les lui avait administrés. Il avait récemment mené des entretiens vagues mais flatteurs avec des érudits et des managers, entretiens diffusés publiquement. Il avait félicité Vox pour son dévouement et sa persévérance, et exprimé son admiration pour la sagesse des prophéties fondatrices. Depuis quelques jours, il se promenait comme un touriste dans la ville, parfois assiégé par des enfants curieux dont les parents tout aussi curieux restaient timidement en retrait sans oser ouvrir la bouche.

J’avais suivi tout cela par l’intermédiaire des informations. Vox glissait vers la démence et cette abjecte adoration d’Isaac Dvali n’en était que le dernier symptôme en date. Je me suis dit que ce genre de choses allait continuer. « S’attendre à l’inattendu », avait écrit Allison dans son journal. Un conseil peu original, mais toujours bon.

Et moi qui me croyais bien préparée aux surprises, j’ai été absolument stupéfaite de découvrir Isaac devant ma porte, avec sa pâleur de champignon et ses yeux brillants de petit enfant, en train de sourire et de m’appeler par mon nom : non pas Treya mais, chose incroyable, Allison.


J’avais peur de lui, bien entendu.

Je ne savais pas ce qu’il voulait et l’attention que sa simple présence allait attirer – devait déjà avoir attirée – m’a tout de suite terrorisée. Ses surveillants rôdaient sûrement dans les couloirs et passerelles voisins. Les oreilles et les yeux cachés du Réseau étaient à l’affût.

Mais il a juste dit : « Je peux entrer ? » et j’ai hoché la tête sans un mot avant de laisser la porte coulisser derrière lui.

J’ai trouvé je ne sais où le courage de le prier de s’asseoir.

Il est resté debout. « Je ne fais que passer. » Il me parlait en anglais. Sa langue natale, me suis-je souvenue. Sous toutes les couches de synthèse et de reconstruction, il subsistait au moins un fragment de l’Isaac Dvali qu’il avait été autrefois : un garçon élevé dans le désert d’Équatoria par des gens au désir d’une intensité presque voxaise d’entrer en contact avec les Hypothétiques. Comme moi, comme Turk, c’était quelqu’un de divisé et d’incomplet. Et de très dangereux, au moins potentiellement.

En dehors de sa peau pâle, on remarquait surtout ses yeux. Quand il m’a regardée, ma première réaction a été de tressaillir. Il m’a dit de ne pas avoir peur et j’ai répondu : « Ce n’est pas si facile.

— Vous êtes venue me voir quand j’étais malade.

— Vous vous en souvenez ? »

Il a hoché la tête en souriant. « J’ai appris beaucoup de choses sur vous, depuis.

— Sur moi ?

— Par le Réseau. Je sais qui et ce que vous êtes. Je pense qu’il serait utile que nous discutions. Je ne vous ferai pas de mal. Et je ne parlerai à personne de votre plan d’évasion. »

Je m’entraînais depuis des semaines à rester impénétrable pour arriver à garder ce simple secret. Maintenant que la mascarade ne tenait plus, j’étais trop sidérée pour réagir.

« Personne ne peut nous entendre, a affirmé Isaac.

— Vous vous trompez », ai-je réussi à articuler.

Il avait un sourire insistant et exaspérant. « Les capteurs du Réseau présents dans cette pièce sont désactivés. Ils le resteront tant que je serai là.

— Vous pouvez faire ça ?

— À cause de ce que je suis, de ce que les chirurgiens ont mis en moi, je peux influer sur le Réseau et même sur le Coryphée. »

Était-ce possible ?

Le Coryphée était la somme et le maître de la collectivité voxaise, une hiérarchie gigogne de processeurs quantiques répartis dans Centre-Vox. Même une attaque nucléaire n’avait pu le réduire longtemps au silence. Je n’aurais jamais pensé qu’on pouvait influer sur le Coryphée. Mais il n’avait jamais existé non plus quelqu’un comme Isaac, imbibé de biotechnologie des Hypothétiques depuis sa naissance et à qui on n’avait pas simplement ajouté l’implant neural au cerveau : on avait fait repousser sa matière cérébrale autour.

« C’est vrai, a-t-il ajouté. Vous pouvez parler en toute liberté, du moins pour le moment. »

Mon cœur battait la chamade. Mais puisque Isaac semblait connaître notre plan, et puisqu’il en avait parlé à voix haute, il ne me restait qu’à espérer qu’il disait la vérité. « Vous pouvez vraiment désactiver les capteurs ?

— Oui, ou faire en sorte que ce qu’ils captent ne soit jamais analysé.

— Mais si vous saviez déjà, pour…

— … pour votre évasion. » J’ai tressailli à nouveau. « Vous l’avez caché avec beaucoup d’intelligence. Pouls, respiration, traces de cortisol dans votre sueur et votre urine, tous ces marqueurs sont à des niveaux élevés depuis des semaines, mais pouvaient très bien s’expliquer par le stress émotionnel. Le Coryphée a mis beaucoup plus de temps à analyser les indicateurs stochastiques et heuristiques – ce que vous avez ou n’avez pas fait ou dit. Mais vous auriez fini par être démasquée. » À nouveau ce sourire de bouddha. « Sans mon intervention. »

J’ai inspiré pour demander : « Et donc… vous, vous avez su comment ?

— Le Coryphée procédait déjà à certaines inférences. J’ai extrapolé à partir de celles-ci. Les détails ne sont pas clairs pour moi, mais j’imagine que vous comptez voler un avion pour retourner à Équatoria en traversant l’Arc.

— Plus ou moins, ai-je murmuré.

— Et j’espère que vous réussirez.

— Ça veut dire que… Qu’est-ce que vous racontez ? Que vous voulez venir avec nous ? »

Son sourire a disparu. « Ce n’est pas possible. Quand on m’a reconstruit, d’importantes fonctions neurologiques ont été déléguées à des processeurs internes au Réseau. Seule une partie de moi-même vit dans ce corps. Vous comprenez, non ? Qu’une personne puisse avoir plus d’une nature ?

— … oui…

— Je ne peux pas vous accompagner, mais je pourrais sans doute vous aider.

— Nous aider comment ?

— Turk est incapable de piloter un avion tant que son nœud ne fonctionne pas assez bien pour lui donner accès aux contrôles du véhicule. Mais quand son nœud sera pleinement opérationnel, il ne voudra plus partir. Vous réalisez que c’est un créneau très étroit, je suppose.

— Bien entendu, mais…

— Pour l’instant, Turk s’imagine avoir le choix entre évasion et servitude. Une fois que son cerveau commencera à subir l’influence du nœud, le choix pourrait sembler davantage être évasion ou pardon. »

Pardon pour quoi ? me suis-je demandé sans poser la question.

« En fait, je peux vous avertir quand il approchera de cette limite. Et vous aider en détournant l’attention du Coryphée au moment critique. On pourra discuter des détails plus tard, mais je tiens à ce que vous sachiez que vous avez un ami et un allié. J’espère que vous me considérerez ainsi. »

Sa manière de parler ressemblait tellement à celle d’un enfant précoce en quête d’affection que j’ai presque oublié d’avoir peur de lui. Mais quand il s’est dirigé vers la porte, j’ai failli paniquer. « Attendez ! La surveillance du Réseau est définitivement désactivée, dans cette pièce ?

— Non, désolé. Il y a des limites à ce que je peux faire. Quand je ne suis pas physiquement là, partez plutôt du principe que le Réseau écoute. »

Je me suis obligée à me tenir près de lui. La peau du côté droit de son visage était rose coquillage et presque dépourvue de pores, imparfaite parce que trop parfaite. Ses yeux brillaient doucement. « Une dernière question.

— Oui ?

— Êtes-vous… enfin, ce qu’ils disent que vous êtes ?

— Je ne suis pas sûr de comprendre.

— Ce que disent les prophéties. Vous pouvez vraiment parler aux Hypothétiques ?

— Non, a-t-il répondu. Pas encore. »


Moins d’une heure plus tard, Oscar est arrivé, manifestement affolé. Il savait qu’Isaac était passé et tenait absolument à savoir ce qu’il avait pu raconter, mais comme il n’arrivait pas à en trouver un enregistrement dans le Réseau, il réclamait une explication.

J’avais plutôt bien connu Oscar, à l’époque où j’étais Treya qu’on formait à son travail d’agent de liaison. Il avait toujours manifesté une confiance paisible dans la pureté et l’objet de son travail. « Il monte et descend au gré du courant », disait un proverbe voxais de quelqu’un qui cherche à connaître les besoins de Centre-Vox et les satisfait sans se plaindre. C’était Oscar tout craché. Mais sa sérénité avait commencé à s’effriter. Le fait qu’Isaac ait choisi de rencontrer en privé une apostate sans nœud, en s’assurant que même la surveillance de routine du Réseau n’entendrait pas cette conversation, avait saboté sa perception parfaitement affûtée de l’ordre.

Je lui ai raconté qu’Isaac avait eu envie de parler du XXIe siècle avec moi.

« Tout ce que tu pourrais savoir sur le passé, il y a facilement accès lui-même.

— Peut-être que je l’intriguais. Je n’en sais rien. Peut-être qu’il avait envie de parler anglais un moment.

— Que ce soit en anglais ou pas, qu’est-ce que tu pourrais bien avoir à dire d’intéressant pour un être comme lui ? »

C’était insultant, aussi me suis-je servi d’une expression qu’Oscar n’avait peut-être pas rencontrée durant sa formation officielle : « Va te faire foutre », lui ai-je lancé en refermant la porte.

2

Turk n’a donné aucune nouvelle – il m’avait prévenue qu’on le garderait peut-être jusqu’au matin suivant l’opération – et j’ai décidé que je ne pouvais pas rester seule plus longtemps, en partie de peur que mon rythme cardiaque ou ma chimie hormonale fournissent un indice supplémentaire au Réseau sur mon état d’esprit, surtout si Isaac oubliait de bloquer les capteurs. J’avais besoin de distraction. Je suis donc sortie prendre un transport jusqu’au plus proche grand espace public, une terrasse qui donnait sur une zone de marché, afin d’assister au défilé de lumières organisé pour le festival d’Ido.

Centre-Vox était une cité de rituels et de festivals. En tant que Treya, je les avais toujours beaucoup aimés. La partie Allison en moi s’étonnait qu’un régime aussi guindé que Vox apprécie autant les réjouissances. Mais Vox était une démocratie limbique : nous ne savions rien faire de mieux que partager une émotion publique.

Vox avait été fondé sur une planète appelée Ester, à cinq mondes de la vieille Terre. Nous en avions gardé l’année de 723 jours et la division d’une journée en vingt-quatre heures (un usage aussi ancien que la Terre elle-même, même si les heures et les jours duraient un peu plus longtemps sur Ester). Vox avait traversé ces cinq mondes, naviguant sur la mer isotrope qui reliait tous ceux de l’Anneau, à l’exception de Mars. Nous célébrions souvent quelque chose : la Fondation, les Prophéties, les anniversaires de batailles historiques, et caetera. Le festival d’Ido commémorait notre victoire sur les forces bionormatives à l’Arc de Terivine, la bataille où nous avions capturé les ancêtres de la caste des Fermiers.

C’était une fête martiale, avec feux d’artifice, tambours et défilés aux flambeaux, en général joyeuse et généreuse. Cette année-là, les victuailles étaient rationnées et les festivités empreintes d’une touche d’hystérie. Tout le monde savait que c’était peut-être le dernier Ido avant la recréation du monde.

De toute évidence, je ne pouvais y participer. Même si je l’avais voulu, tout Centre-Vox m’avait vue aux informations et savait que j’étais une traîtresse à mon propre passé, une note dissonante dans l’histoire des Enlevés. Et comme je n’avais pas d’interface, mon comportement semblait obscur et indigne de confiance. La foule ne présentait aucune menace pour moi, du moins pour le moment, sinon celle d’être ostracisée et ignorée si j’essayais de me joindre à elle. J’ai donc trouvé un endroit où je pouvais être seule, une parcelle boisée au-dessus de la zone de marché. À sept ou huit cents mètres en aval, dans le jour qui diminuait et cédait du terrain à la nuit, la place du marché s’est remplie de porteurs de tiges lumineuses de diverses tailles et de diverses couleurs, bientôt rassemblés derrière un meneur qui les a conduits dans le labyrinthe des étals en une sinueuse file mouvante. L’effet était spectaculaire, dans le noir et à distance, comme si un rutilant serpent multicolore s’entortillait et s’enroulait en oscillant au rythme des tambours.

Je me suis sentie triste, je me suis sentie paradoxalement nostalgique. Je n’étais plus Treya et ne voulais pas l’être, mais le plaisir qu’elle tirait d’événements de ce genre me manquait. Mon plaisir, en fait. Elle, moi, le mien, le sien. Des mots d’une simplicité trompeuse, moins faciles à analyser qu’ils ne l’avaient semblé par le passé.

Même sans nœud, j’ai pu dire à quel moment une nouvelle excitation a parcouru la foule. J’ai dû regarder entre deux arbres l’un des énormes écrans vidéo du festival pour voir ce qui s’était passé. L’écran montrait un groupe de danseurs qui déployait un étendard, sur lequel un portrait d’Isaac Dvali luisait littéralement dans l’obscurité. Acclamations et applaudissements ont résonné sur toute la terrasse en un bruit d’averse.

Mais ce n’était pas Isaac qu’ils acclamaient, en réalité. Plutôt ce qu’il représentait : l’accomplissement de la prophétie, la fin imminente des jours. C’était la voix du Coryphée condamné, en train de s’adorer par l’intermédiaire du corps de Vox.


Comment mesurer une folie universelle ? Je considère comme des indices les irrationalités contagieuses, l’indifférence tranquille aux véritables problèmes (les pénuries de céréales et de protéines animales, par exemple), l’obsession générale pour les Hypothétiques après le massacre dans le désert antarctique. On voyait à présent partout des images des machines des Hypothétiques et de plus en plus de gens croyaient que les soldats et scientifiques tués dans l’expédition d’avant-garde n’étaient pas vraiment morts, mais avaient été Enlevés.

Quand ces machines finiraient par arriver à Vox, on pouvait supposer que le reste d’entre nous serait également transporté dans une communion extatique avec les Hypothétiques… ou tué, les termes étaient interchangeables. La prophétie avait toujours été un peu vague sur ce point. Les fondateurs de Vox croyaient que la fin de Vox prendrait la forme de ce qu’ils appelaient ajientei, terme qui signifiait à peu près « extension » : la diffusion de la conscience humaine sur l’espace galactique et le temps géologique, l’échelle qu’on présumait utilisée par les Hypothétiques.

De toute manière, nos savants avaient estimé qu’au rythme auquel elles progressaient, les machines des Hypothétiques n’atteindraient pas Vox avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Certains citoyens pieux et âgés demandaient même qu’on les transporte en avion jusqu’aux machines pour pouvoir être Enlevés avant leur mort.

Ils n’auraient pas dû s’inquiéter. Quelques heures seulement après le festival d’Ido, nos appareils automatiques ont rapporté du bassin de Wilkes de troublantes nouvelles. Les machines des Hypothétiques avaient commencé à avancer plus vite. En fait, elles ne cessaient d’accélérer, doublant de vitesse toutes les quelques heures. Cela n’avait encore l’air de rien, mais en continuant ainsi, elles arriveraient plus tôt que prévu. Beaucoup plus tôt, ont annoncé les savants : cela se comptait en semaines. Peut-être en jours.

Ces informations ont fait résonner Vox comme une cloche.

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