17 Sandra et Bose

Bose appela au moment où il s’arrêtait sur le parking du State Care. Sandra fourra dans son sac toutes les affaires qu’elle voulait garder – quelques gigas de fichiers, une photo de Kyle avant ses problèmes – avant d’aller à sa rencontre à la réception.

Jack Geddes montait toujours la garde dans le couloir. Il se leva en disant : « Vous partez, maintenant, docteur Cole ?

— Bonne nuit, Jack », lança-t-elle, ce qui n’était pas une réponse. Mais il la regarda se diriger vers l’accueil et lui fit signe de la main quand elle tourna le coin, sûrement ravi de ne plus avoir à la surveiller.

L’uniforme et l’insigne de Bose lui permirent de franchir la réception. L’obstacle suivant était l’infirmière de nuit responsable du service isolement. Sandra ouvrit la marche.

Elle ne connaissait cette infirmière que de réputation, une Meredith quelque chose… Sandra n’arrivait plus à se souvenir et le badge de cette femme n’indiquait que son prénom. Elle semblait avoir la cinquantaine, avec une expression faut-pas-me-chercher si naturelle que Sandra la pensa peut-être congénitale. Meredith sortit de derrière son bureau en voyant approcher Bose et Sandra, ce qui eut pour effet de bloquer la porte d’accès au service. Avant qu’elle puisse ouvrir la bouche, Bose lui tendit un formulaire standard de remise de patient à un proche parent, formulaire qu’il avait dû remplir lui-même et que Meredith étudia en fronçant les sourcils.

« Ouvrez juste la porte, s’il vous plaît, madame, dit Bose. Il est tard et j’aimerais rendre ce prisonnier à sa famille.

— Il est peut-être prisonnier, mais ce n’est pas le vôtre, du moins pour le moment. Et il est tard, en effet… Pourquoi venir à une telle heure ? »

Sandra prit l’initiative. « Je ne crois pas que nous ayons fait connaissance. Je suis le Dr Cole. Vous avez raison, c’est une heure inhabituelle pour transférer un patient, mais soyez un peu compréhensive. Je signerai la décharge. »

Meredith sembla hésiter. À en croire les ragots au sein du personnel, les infirmières de nuit géraient leurs services comme des fiefs personnels. De toute évidence, Meredith n’appréciait guère cette intrusion dans son royaume. « D’accord, docteur Cole, mais cet Orrin Mather est sous protocole spécial et je ne vois rien dans son dossier qui vous désigne comme son médecin référent. Je vois par contre une note du Dr Congreve comme quoi il vous a retiré le patient il y a deux jours.

— Et voyez-vous dans ce dossier de quoi empêcher un médecin de l’établissement et un agent de police d’entrer dans le service ? Parce que je commence à m’impatienter, Meredith. »

L’infirmière les foudroya du regard, mais tendit la main vers l’interrupteur de déverrouillage… avant de suspendre son geste. « On ne peut pas transférer un patient sans l’autorisation du médecin traitant.

Je vous demande juste d’ouvrir la porte, Meredith.

— Le Dr Congreve ne va peut-être pas apprécier.

— Si vous continuez à nous faire attendre, c’est moi qui ne vais pas apprécier. D’accord, je ne suis pas le Dr Congreve, mais rien ne m’empêche de lui faire savoir que vous avez trouvé judicieux de nous mettre des bâtons dans les roues. »

Meredith fit une moue contrariée, mais actionna l’interrupteur. « Je vais devoir en parler au Dr Congreve.

— À votre guise », répondit Sandra.

La porte s’ouvrit avec un déclic. Sandra suivit Bose vers la chambre d’Orrin. Dans cet éclairage tamisé, le couloir carrelé de vert semblait long et souterrain. « Bien joué, dit Bose en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. Mais elle est déjà au téléphone. »

Le problème suivant sauta aux yeux de Sandra dès qu’elle ouvrit la porte d’Orrin avec son passe. Le jeune homme gisait sur le lit, comme si on l’avait lâché là. Sandra le secoua doucement. « Orrin, appela-t-elle. Hé, Orrin ! »

Il entrouvrit lentement les yeux. « Quoi ? dit-il à voix basse. Quoi encore ? Quoi encore ? »

On lui avait administré une forte dose de médicaments. « Orrin, c’est moi. Le Dr Cole. »

Il la regarda d’un air groggy. Putain d’équipe de nuit, se dit Sandra. Ils mettent double dose à tout le monde histoire d’avoir la paix, dans ce service ? Ou juste à Orrin ? « Il fait nuit dehors, docteur Cole…

— Je sais, mais il faut vous mettre debout. Levez-vous et venez avec nous, d’accord ?

— Agent Bose », dit Orrin toujours inerte sur le lit, sa blouse d’hôpital relevée sur ses maigres fesses. « Salut.

— Salut, Orrin. Écoute-moi. Le Dr Cole a raison. Il faut qu’on te sorte d’ici. Qu’on t’emmène voir ta sœur, Ariel. Ça te va ? »

Orrin mit quelques secondes à comprendre la question, puis sourit d’un air déséquilibré. « C’est exactement ce que je veux, agent Bose. Merci… mais bon, je suis très fatigué.

— Je sais. » Bose se pencha, l’attrapa par les épaules et l’aida à se lever. Orrin vacilla, mais parvint à garder l’équilibre.

« Ce sera plus facile avec un fauteuil roulant », dit Sandra, qui ressortit – le couloir était toujours vide et Meredith n’avait pas quitté son poste, mais parlait avec animation au téléphone – pour aller chercher dans la réserve un des fauteuils pliants au dossier en cuir marqué TEXAS STATE CARE/ÉTABLISSEMENT DU GRAND HOUSTON au pochoir. Il fit un bruit de ferraille quand elle le poussa dans la chambre d’Orrin, un bruit étonnamment fort dans le silence du service.

Bose aida Orrin à s’installer. Dès qu’il fut assis, le menton du jeune homme retomba sur sa poitrine et ses paupières se refermèrent. Ça vaut peut-être mieux, se dit Sandra. Elle saisit les poignées et suivit Bose vers la sortie.

Mais Meredith bloquait à nouveau la porte… cette fois en compagnie de Jack Geddes.

« Une petite minute, dit-elle. J’ai eu le Dr Congreve au téléphone et vous n’avez pas le droit de faire sortir ce patient. Vous allez donc ramener M. Mather dans sa chambre et vous pourrez vous expliquer avec la direction demain matin. »

Ignorant Meredith, Bose s’adressa directement à Geddes, qui s’était avancé vers lui en bombant le torse. « C’est une affaire de police. J’emmène M. Mather de ma propre autorité.

— Vous n’avez pas d’autorité, contra Meredith.

— Soit vous vous écartez de mon chemin, lança Bose à Geddes, soit je vous arrête pour obstruction, mais décidez-vous, monsieur. C’est une affaire urgente, sans quoi je ne serais pas venu à cette heure-ci. »

Sandra imagina Congreve répondre à Meredith dans sa voiture et faire demi-tour pour revenir au State Care. Depuis combien de temps était-il parti ? Une demi-heure, trois quarts d’heure ? Était-il rentré directement chez lui ou avait-il fait halte en route ? Consulter sa montre trahirait son appréhension, aussi s’en abstint-elle.

Geddes et Bose ne se quittaient pas des yeux, dans une tentative classique d’intimidation mutuelle, selon Sandra, mais l’aide-soignant finit par soupirer en se tournant vers l’infirmière. « Cet homme vous a montré son insigne ? Ses papiers ?

— Oui, mais…

— Alors je ne peux rien faire, m’dame. »

Geddes s’écarta. « Vous avez besoin de ma signature ? demanda Bose avec un calme surnaturel à Meredith.

— Si vous tenez absolument à l’emmener, il faut que vous signiez. » L’infirmière poussa une écritoire à pince vers lui. « En bas. Vous aussi, docteur Cole. Ça va barder, quand le Dr Congreve arrivera. Ça vous retombera dessus, c’est tout ce que je peux dire. »

Bose signa. Sandra l’imita, un peu tremblante, puis poussa Orrin à vive allure dans le couloir en suivant les longues enjambées de Bose. Par miracle, Orrin s’était rendormi. Elle entendait son léger ronflement rauque malgré le vacarme des roues.

Dès qu’ils sortirent sur le parking, la sueur se mit à fourmiller sur le visage de Sandra. Un récif de nuages avait masqué toutes les étoiles.

« Le papier que tu leur as donné, demanda Sandra, il était valable ?

— Pas vraiment. C’est un formulaire standard. J’ai juste rempli quelques cases.

— Ce n’est pas complètement légal, pas vrai ? »

Il sourit. « Encore un pont de brûlé.

— Leur nombre diminue à toute vitesse. »

Elle jeta un dernier coup d’œil au State Care. On ne la laisserait plus jamais entrer dans ce bâtiment. Elle était au chômage, elle était libre, et elle avait si peur qu’elle voulait rire tout haut.


Ils prirent la direction du motel d’Ariel Mather. Orrin dormait sur la banquette arrière, le corps retenu par la ceinture de sécurité, sa blouse d’hôpital autour des cuisses. « Il faut lui trouver des vêtements, dit Sandra.

— Ariel lui en a apporté de Raleigh au cas où, je crois. »

Une voiture les croisa qui fonçait dans la direction opposée.

Peut-être celle de Congreve, songea Sandra, mais elle ne pouvait pas en être sûre. Elle imagina durant quelques instants une scène délicieuse : Congreve apprenant de Jack Geddes ou de l’infirmière ce qui s’était passé.

« J’ai aussi pris ses carnets, dit Bose. Orrin sera content de les récupérer.

— J’ai lu ce que tu m’as envoyé. Mais il en reste encore, non ?

— Si, un peu.

— Tu veux savoir ce que j’en pense ? »

Il la regarda d’un air curieux. « Tout ce que tu as à dire m’intéresse.

— Tu pensais à un moment que le document constituait une sorte de preuve.

— Ouais. Mais tu n’as peut-être pas encore lu ces passages-là.

— Sauf que ce n’est pas la question, si ? L’important est plutôt de savoir la part de vérité dans tout ça. »

Il rit, mais elle le vit serrer plus fort le volant. « Allons, Sandra… la part de vérité ?

— Tu vois ce que je veux dire.

— Tu penses vraiment qu’Orrin est en communication avec des esprits de l’année 12 000 ?

— Je suis prête à parier que tu y as pensé. Il y a des détails corroborants, là-dedans, des pistes que tu as pu creuser. Que même moi, j’ai pu creuser. Allison Pearl, par exemple : naissance et enfance à Champlain, État de New York. Il faudrait manquer de curiosité pour ne pas se demander si elle existe vraiment. Et tu n’en manques pas.

— Je vais prendre ça comme un compliment.

— Il se trouve qu’il n’y a pas d’Allison Pearl dans l’annuaire de Champlain. »

Il ne souriait plus. « Tu as vérifié ?

— Il ne contient que trois ou quatre Pearl. Aucune Allison, mais un couple dont la fille porte ce nom.

— Tu les as appelés ?

— Oui.

— Ils t’ont dit que je les avais appelés aussi ?

— Oui, mais merci de le mentionner.

— Parce que Orrin, ou l’auteur de ce document, n’a peut-être pas choisi ces noms au hasard… Turk Findley, Allison Pearl. J’ai demandé à Mme Pearl si elle connaissait Orrin ou Ariel Mather, ou quelqu’un qui correspondrait à leur description. »

Cette question-là n’était pas venue à l’esprit de Sandra. « Et alors ?

— Non. Elle n’a jamais entendu parler d’eux. Ce qui n’exclut pas un lien. Orrin aurait pu tomber sur le nom Allison Pearl quelque part, peut-être par un voisin qui se trouve être un parent éloigné… je n’en sais rien. Ou alors, c’est juste une coïncidence.

— Ça te semble probable ?

— Par rapport à quoi ? À Orrin qui se balade dans le temps ? Pour ce que j’en sais, son seul voyage a été de prendre un car de la Greyhound entre Raleigh et Houston.

— On n’en saura jamais rien, donc ? »

Il haussa les épaules.

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