29 Sandra et Bose

Pour Sandra, qui attendait Bose derrière la vitrine du restaurant, les minutes défilaient comme les wagons d’un train interminable. Quinze minutes. Trente. Quarante. On fait ce truc insensé, se dit-elle, et voilà que ça se passe mal. Dehors, la tempête s’apaisa, puis reprit des forces. C’était le prix à payer pour toutes ces semaines d’implacable chaleur sèche, le rétablissement d’un effroyable équilibre karmique.

Un bus s’arrêta de l’autre côté de la rue, resta immobile quelques instants, se racla la gorge et s’éloigna tranquillement dans le déluge nocturne. Sandra crut d’abord que personne n’était descendu, puis vit, hors du halo du réverbère, une silhouette vêtue stupidement pour un tel temps d’un tee-shirt jaune à manches courtes qui lui collait à la peau comme une couche de peinture. Un gamin maigre, tout en côtes. Orrin, bien entendu.

Elle se leva par réflexe et sortit en courant sans écouter les M’dame ? M’dame ? de l’employé inquiet.

« Docteur Cole », dit Orrin quand elle le rejoignit. Il ne semblait pas surpris de la voir. « Je me suis perdu, avoua-t-il d’un air triste. J’aurais dû arriver plus tôt. Vous savez que je compte empêcher Turk Findley de faire ce qu’il veut faire, j’imagine. » Sa lèvre trembla. « Mais je crois que j’arrive trop tard.

— Non, Orrin, écoutez, tout va bien. » La pluie avait traversé ses vêtements comme s’ils n’existaient pas et elle se prit à bras-le-corps pour réprimer ses frissons. « Je comprends. Turk est arrivé il y a un petit moment, mais l’agent Bose est allé le retrouver. »

Orrin cilla. « L’agent Bose est avec lui ?

— Il ne le laissera pas allumer cet incendie.

— Pour de vrai ?

— Absolument. Il devrait revenir d’une minute à l’autre. »

Les épaules d’Orrin s’affaissèrent de soulagement. « Je vous remercie d’être venue, dit-il d’une voix à peine audible dans le martèlement de la pluie. Merci, vraiment. Je suppose que vous avez lu mes carnets ? »

Sandra hocha la tête.

« Ça ne se passe pas comme je l’ai écrit. Mais j’imagine qu’il fallait s’y attendre.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ce n’est pas une seule chose, déclara-t-il d’un ton solennel. C’est la somme de tous les chemins. »

Sandra voulait lui demander de quoi il parlait, mais pas en restant sous la pluie à l’arrêt de bus. « Venez en face avec moi, Orrin. Nous attendrons Bose là-bas. Il ne va pas tarder.

— J’aimerais une tasse de café », dit Orrin.

Sandra se retourna, mais recula avant de pouvoir descendre du trottoir car une voiture s’arrêtait en travers de son chemin. La vitre s’abaissa côté passager. Sandra vit deux hommes à l’intérieur : un quinquagénaire au sourire tendu et le conducteur, qui tenait négligemment un pistolet sur sa cuisse.

« Bonsoir, docteur Cole, dit le quinquagénaire. Bonsoir, Orrin. »

Sandra reconnut la voix. Cela la paralysa. Elle voulut s’enfuir, mais n’arriva pas à quitter l’automobile des yeux. Elle avait l’impression d’être clouée sur place.

« Bonsoir, monsieur Findley, dit Orrin d’une voix abattue.

— Ça me désole de te voir ici, Orrin. Ce n’est pas une bonne nouvelle, ni pour toi ni pour moi. Pourquoi ne monteriez-vous pas à l’arrière, le Dr Cole et toi, qu’on puisse discuter ? »


Le conducteur garda le moteur au ralenti, sans faire repartir la voiture. Sandra pria pour qu’il ne le fasse pas. Tant qu’elle restait en vue de cette horrible route, de l’arrêt de bus, du café-restaurant en face avec ses vitrines illuminées de jaune, elle pouvait croire qu’il lui restait une chance de s’en sortir indemne. Mais si elle redémarrait, la voiture l’emmènerait hors du monde familier, dans ce pays sans lumière où se produisaient des choses épouvantables.

Elle connaissait le pays sans lumière. Assez souvent, au State Care, elle avait interrogé des candidats ayant été systématiquement battus, violés, abandonnés ou humiliés. C’était des réfugiés du pays des choses épouvantables, et par leur intermédiaire, elle avait commencé à se faire une idée de l’immensité et du vide de la géographie de celui-ci.

Findley la regarda depuis l’avant, le visage ridé et grêlé, les yeux d’une douceur trompeuse. « Commençons par le commencement. Vous n’êtes pas au complet. Qu’est devenu l’agent Bose, docteur Cole ? »

Elle ne pensait pas qu’elle aurait pu répondre même si elle l’avait voulu. Elle avait la bouche complètement sèche. Le monde dégoulinait de pluie et elle n’aurait même pas réussi à cracher.

« Allons, s’impatienta Findley.

— Je n’en sais rien, parvint-elle à dire.

— Allons.

— Il n’est pas avec moi. Je ne sais pas où il est. »

Findley soupira. « Vous auriez dû accepter ma proposition, docteur Cole. Elle était parfaitement sincère. Une seconde vie pour votre frère, sans rien d’important en échange. Il n’y avait pas de revers de médaille. C’était généreux. Vous avez été idiote. » Il se tut un instant. « La voiture de Bose est garée à l’arrière du restaurant de l’autre côté de la rue. Et donc, où est-il, docteur Cole ? »

Elle serra fermement les lèvres et secoua la tête.

Le conducteur, l’homme au pistolet, se retourna pour la regarder. Sandra ne lui trouva pas l’air d’un criminel. Il n’avait pas un visage antipathique et ressemblait à un professeur d’anglais de lycée, un professeur fatigué par sa longue journée.

Il lui montra son arme. Elle n’y connaissait rien et n’aurait pu dire de quel type était celle-ci. On aurait dit qu’il déclarait : « Voilà l’origine du pouvoir que j’ai sur vous. » Qu’il voulait qu’elle admette et comprenne ce pouvoir. Il la frappa alors en plein visage de la poignée serrée dans sa main.

Le coup rebondit sur la pommette et ébranla une dent. La douleur fut littéralement écœurante : elle eut envie de vomir. Ses yeux se refermèrent et elle sentit des larmes en sortir.

« Ne faites pas ça », dit Orrin.

Findley se tourna vers lui. « Regarde tous les ennuis que tu as causés, Orrin. Et pourquoi ? Qu’est-ce que je t’ai fait, à part te sortir de la rue et te donner un travail respectable ?

— Rien de tout ça n’est de ma faute, monsieur Findley.

— C’est celle de qui, alors ? Dis-moi.

— De la vôtre, j’imagine. »

Le conducteur recula son siège pour atteindre Orrin, mais Findley l’arrêta de sa main levée. Sandra observait entre ses paupières, les doigts serrés sur sa bouche en sang. Tout semblait délavé, comme si la pluie était entrée dans l’habitacle.

« Explique-moi ça, ordonna Findley.

— Votre propre fils vous déteste », dit tranquillement Orrin.

Findley rougit. « Mon fils ? Qu’est-ce que tu sais de ma famille ?

— Vous n’auriez pas dû faire ce que vous avez fait, pour son amie Latisha. Je crois qu’il ne vous pardonnera jamais.

— À qui tu as parlé ? »

Orrin ferma la bouche et détourna le regard. Sandra se crispa : le conducteur allait forcément frapper Orrin.

Mais il regarda dans la rue derrière elle. « Elle arrive, monsieur Findley », annonça-t-il.

Sandra risqua un coup d’œil. « Elle » désignait une banale camionnette blanche. Sandra n’avait pas la moindre idée de son importance, mais Findley se réjouit de la voir arriver et fit signe à son chauffeur quand elle les dépassa. « Très bien, dit-il. Autant se mettre en route. » Pour le pays des choses épouvantables.

« Votre dernière chance de me répondre, pour Bose », avertit Findley. Sandra jeta un coup d’œil à l’homme de main, qui eut un sourire horrible.

Orrin regarda la camionnette devant eux. « Monsieur Findley ?

— Qu’est-ce que tu t’imagines avoir à dire, Orrin ?

— Monsieur Findley, il me semble que ce camion brûle. »


De tremblotantes flammes jaunes sortaient par les portières arrière de la camionnette, qu’une chaîne tenait plus ou moins fermées. De la fumée s’en échappait aussi, mais la pluie et la brume la cachaient. Le conducteur semblait ne s’être encore aperçu de rien.

Quelque chose à l’intérieur s’enflamma alors avec un violent boum. Les portières arrière s’ouvrirent d’un coup, alimentant en air un brasier soudain. Le véhicule fit une embardée et percuta le trottoir. Deux hommes sortirent en titubant de la cabine, jetèrent à l’arrière un coup d’œil horrifié et s’enfuirent à toutes jambes dans les ténèbres.

Findley et son homme de main avaient toujours les yeux fixés sur les flammes quand la voiture de Bose jaillit du parking du café-restaurant. Findley la vit le premier. « Roule ! Roule, bordel ! » cria-t-il, mais Bose pila juste devant le capot. Le conducteur voulut reculer, ne parvint qu’à emboutir le pare-chocs arrière contre le banc en béton de l’arrêt de bus. Son dernier recours était l’arme qu’il tenait à la main et qu’il leva en cherchant une cible. Findley continuait à crier sans raison.

Sandra vit Orrin se jeter sur le bras droit de l’homme armé. Orrin qui ne peut même pas écraser un insecte, se dit Sandra. Sauf si on le provoquait. Il avait relevé le pistolet quand le coup partit. La balle perça dans le toit de l’automobile un trou au bord recourbé par lequel entrèrent de fines gouttes de pluie. Findley ouvrit d’un coup sa portière pour se jeter dehors et roula sur la chaussée humide. Sandra se rendit compte qu’elle devrait l’imiter, mais ne pouvait se résoudre à bouger. Elle était devenue un point fixe autour duquel l’univers tournait. Son corps était en plomb et ses oreilles bourdonnaient.

Elle voulut aider Orrin qui, le genou enfoncé dans le dossier du siège avant, essayait de tirer le bras de l’homme de main vers l’arrière. Le pistolet se braquait de tous côtés comme un serpent à sonnette qui cherche à mordre. Orrin grogna et redoubla d’efforts en agitant les deux pieds. Un autre coup de feu claqua.

Bose ouvrit alors la portière côté conducteur. Sa vitesse surprit Sandra. Ses réflexes de Quatrième Âge, peut-être. Il saisit le bras juste au moment où Orrin, épuisé, le lâchait en retombant en arrière. Il s’empara du pistolet et le glissa dans sa ceinture. Il sortit l’homme qui s’accroupit dans une flaque tel un animal acculé, la main serrée autour du poignet et les dents découvertes, regarda un instant Bose et le pistolet, puis s’enfuit dans la direction opposée. Bose le laissa partir.

Aucune des sources lumineuses du quartier ne brillait davantage que la camionnette en feu, qui jetait de longues ombres chaotiques sur la chaussée luisante. Sandra regarda Orrin. Prostré sur la banquette, le garçon releva la tête avec une grimace de douleur. « Je vais bien, docteur Cole. » Mais il n’allait pas bien. Le second coup de feu lui avait labouré l’épaule. Sandra inspecta la blessure avec professionnalisme, comme si elle n’était plus dans cette folie, mais de nouveau interne à l’hôpital. Les bases de la médecine. Exercer une pression. La plaie saignait, mais pas trop.

Elle aida Orrin à passer de la voiture de Findley à celle de Bose. Lorsqu’elle se redressa, Bose lui retint le bras pour l’immobiliser le temps d’examiner sa plaie au visage. « C’est moins grave que ça en a l’air, dit-elle avant de se contredire en crachant du sang sur le trottoir mouillé.

— Il faut qu’on parte d’ici », répondit Bose.


Debout sur la chaussée, Findley regardait fixement quelqu’un de l’autre côté de la rue.

Son fils, Turk. Sandra s’imagina voir des vagues de conjectures et de consternation se frayer un chemin dans la conscience stupéfaite de Findley.

« Il sait ce que vous êtes », dit-elle d’une voix forte et sévère, bien qu’un peu brouillée par sa dent branlante et sa joue de plus en plus enflée. « Il sait tout, monsieur Findley. »

Il se tourna vers elle, le visage comme un masque de rage et de confusion.

Sandra l’ignora. Elle observait le garçon, à présent. Le gamin. Turk. Celui-ci remit d’un coup la capuche de son poncho et se détourna de son père d’un mouvement au mépris éloquent. Il s’en va, comprit Sandra. Elle le lisait dans son corps, dans la manière dont il voûtait les épaules et raidissait la colonne vertébrale. Cela ne s’était pas passé comme dans l’histoire d’Orrin, mais d’une certaine manière, c’était la même chose. Le garçon s’en allait dans son propre pays épouvantable, mais peut-être différent de celui imaginé pour lui par Orrin.

Findley vit son fils entamer ce long éloignement. « Attends », lança-t-il faiblement.

Turk l’ignora. Il passa devant la vitrine du café-restaurant, ce qui jeta un reflet sur l’asphalte luisant à cause de la pluie et de l’incendie. Il tourna au coin de la rue, s’enfonçant dans l’obscurité. Findley le suivit des yeux sous le déluge jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à voir.


Sandra se glissa sur la banquette arrière de la voiture de Bose en cherchant de quoi bander la blessure d’Orrin. Bose lui tendit un rouleau de coton sorti de la trousse à pharmacie qu’il conservait dans la boîte à gants. Orrin avait beaucoup saigné – le sang et la pluie trempaient les mailles lâches de son tee-shirt – mais quelques points suffiraient pour refermer la plaie. Sandra pensait pouvoir s’en charger, si Bose décidait qu’ils ne pouvaient prendre le risque de passer aux urgences. « Tenez-moi ça, dit-elle à Orrin en lui mettant le coton dans la main. Vous y arriverez ? »

Il hocha la tête. « Merci », dit-il d’une voix au calme anormal.

Bose dépassa la camionnette en feu et arriva en quelques intersections désertes sur la route. Il n’y avait presque pas de circulation et les gouttes de pluie formaient comme un brouillard. Dans l’obscurité balafrée de la tempête, il roula à vitesse régulière en direction de la grande ville qu’il ne voyait pas.

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