15 Sandra et Bose

Sandra arriva au centre d’évaluation du State Care à midi. Le parking miroitait sous l’effet des mirages de chaleur et l’air était lourd, oppressant… pire que la veille, si c’était possible. Le garde à l’entrée – Teddy – profitait de la brise générée par un petit ventilateur rotatif, mais sauta sur ses pieds en reconnaissant Sandra. « Docteur Cole ! Bonjour ! Bon, écoutez, je suis désolé, mais on m’a interdit de vous laisser entrer…

— Pas de problème, Teddy. Appelez le Dr Congreve pour lui dire que je suis là et que j’aimerais lui parler.

— J’imagine que je peux faire ça, oui. » Teddy murmura quelque chose dans un combiné, attendit, murmura autre chose, puis se tourna vers Sandra en souriant. « Très bien. Désolé, encore une fois ! Le Dr Congreve dit que vous pouvez aller le voir dans son bureau. Il veut que je vous prévienne que vous devez y aller directement.

— Ne passez pas par la case Départ. Ne touchez pas deux cents dollars.

— Je vous demande pardon ?

— Rien. Merci, Teddy.

— Pas de quoi ! Bonne journée à vous, docteur Cole. »


Congreve arborait un air triomphant quand Sandra entra dans son bureau. Elle se souvint qu’elle était là pour jouer un rôle, comme celui de Desdémone dans Othello à l’époque du lycée. Mon noble père, je distingue ici un devoir divisé[3]. Non qu’elle fut très bonne actrice. « Désolée de vous déranger, docteur Congreve.

— Je suis surpris de vous voir, docteur Cole. Je croyais que vous aviez compris que vous deviez prendre le reste de la semaine.

— J’ai bien compris. Mais je voulais m’excuser pour mon comportement et j’ai pensé qu’il valait mieux le faire en personne.

— Vraiment ? Vous changez bien soudainement d’avis.

— Je sais que ça en donne l’impression. Mais j’ai eu le temps de réfléchir. De faire un peu d’introspection, on pourrait dire. Parce que mon travail ici, au State Care, compte pour moi. Et avec le recul, je crois que j’ai mal agi.

— De quelle manière ?

— Eh bien, en outrepassant mon autorité, pour commencer. J’ai pris particulièrement à cœur le cas d’Orrin Mather et j’imagine que j’ai eu du mal à accepter que vous le confiiez à un autre médecin.

— Je vous ai expliqué pourquoi ça me paraissait une bonne idée.

— C’est exact, docteur Congreve, et je comprends, maintenant.

— Eh bien… merci de l’avoir dit. Ça ne doit pas être facile pour vous. Qu’a-t-il donc de si spécial, ce patient-là, vous pouvez me le dire ? » Il joignit le bout des doigts en regardant Sandra d’un air songeur, affectant un bon sens plein de dignité.

« Je ne pense pas qu’il soit vraiment spécial. Il semblait juste particulièrement… je ne sais pas. Fragile ? Vulnérable ?

— Tous nos patients sont vulnérables. C’est pour ça qu’ils sont là. Et que nous devons les aider.

— Je sais.

— Et que nous ne pouvons nous permettre le luxe de trop nous identifier à eux. Une objectivité absolue est le meilleur cadeau que nous puissions faire aux hommes et aux femmes qu’on nous confie. C’est ce que je voulais dire quand j’ai parlé du manque de professionnalisme de votre comportement. Vous voyez où je veux en venir ?

— Tout à fait, docteur.

— Et vous comprenez pourquoi je vous ai suggéré de prendre des congés ? Un médecin qui commence à projeter ses propres angoisses sur ses patients est fatigué, en général, ou bien il a la tête ailleurs.

— Vraiment, je vais très bien, maintenant, docteur Congreve.

— J’aimerais vous croire. Il se passe quelque chose dans votre vie personnelle qui pourrait affecter votre travail ?

— Rien que je ne puisse pas gérer.

— Vous êtes sûre ? Parce que si vous avez envie ou besoin d’en parler, je suis disposé à vous écouter. »

Dieu m’en préserve. « Merci. Non, c’est juste que… » Elle soupira. « Honnêtement, c’est tout autant la chaleur que le reste. Ma clim ne fonctionne plus et je dors mal depuis plusieurs jours. Et, oui, le travail est parfois un peu frustrant.

— Pour tout le personnel. Eh bien, je suis content que vous ayez décidé de venir m’en parler. Vous vous sentez vraiment d’attaque pour reprendre le travail ?

— Oui, docteur. Tout à fait.

— Je ne vais pas dire que nous n’avons pas besoin de vous. Et si nous vous donnions moins de patients, ces deux prochaines semaines ? Vous pouvez peut-être servir de tuteur au Dr Fein… je suis sûr que votre expérience lui serait bénéfique.

— Ça m’irait très bien.

— Pas sur Mather, évidemment. »

Elle hocha la tête.

« Nous nous heurtons d’ailleurs à quelques difficultés à son sujet. Il va me falloir une lettre officielle dans laquelle vous reconnaissez avoir volontairement transmis le cas de Mather au Dr Fein. Vous êtes d’accord pour la faire ? »

Elle feignit la surprise. « C’est vraiment nécessaire ?

— Simple formalité, mais nécessaire, oui.

— Si vous pensez qu’une lettre peut être utile, j’en ferai une, aucun problème.

— Eh bien, nous sommes d’accord, docteur Cole. Prenez le reste de la journée et revenez demain matin. » Il sourit. « À l’heure.

— Bien sûr.

— Nous oublierons ensuite cette petite mésaventure. »

Compte là-dessus. « Merci. Au fait, si vous le permettez, j’aimerais passer le reste de la journée dans mon bureau. Pas pour voir des patients, j’ai juste quatre ou cinq rapports d’observation à rédiger. »

Congreve la regarda avec attention. « Ça devrait pouvoir se faire.

— Merci.

— De rien. Je tiens à vous dire que j’apprécie votre attitude. Du moment que vous n’en changez pas, nous allons très bien nous entendre.

— Je l’espère », dit-elle.


Sandra ne se sentait pas très propre quand elle entra dans son bureau, où elle alluma l’ordinateur. Combien de temps avant que Congreve rentre chez lui ? Il partait en général à dix-huit heures, mais une consultation ou une réunion du conseil d’administration pouvait le retarder. En attendant, elle parcourut systématiquement ses dossiers et détruisit tout ce qui était personnel. Elle se sentait déjà étrangement séparée du State Care, comme si les années qu’elle y avait passées s’étaient fondues en une seule image floue, une photographie d’une très vieille carte postale.

Quand elle eut terminé, et cela ne prit pas longtemps, elle prit dans son sac une sortie papier du document d’Orrin qu’elle se mit à lire. Comme d’habitude, il soulevait davantage de problèmes qu’il n’en résolvait.

À trois heures et demie, elle se leva, s’étira et partit aux toilettes. Elle trouva à sa grande surprise Jack Geddes en train de fredonner sur une chaise devant sa porte. « Salut, Jack. Vous surveillez le personnel médical, maintenant ?

— Je garde juste la boutique. » Son sourire de travers manquait de sincérité.

« Ordre du Dr Congreve ? »

Le sourire disparut. « Ouais, mais…

— Je vois. Ne vous inquiétez pas. Je reviens tout de suite.

— Ce que vous faites ne me regarde pas, docteur Cole. » Il la suivit néanmoins des yeux jusqu’aux toilettes, puis quand elle en ressortit.

De retour dans son bureau, Sandra saisit un bloc et un crayon, puis écrivit QUESTIONS en haut de la page.

Elle prit alors le temps de rassembler ses pensées en mâchonnant l’autre extrémité du crayon.


Sujet : le document d’Orrin Mather.

Orrin Mather l’a-t-il écrit ou est-ce l’œuvre de quelqu’un d’autre ? De qui, dans ce cas ?


Il lui vint à l’idée qu’elle avait peut-être un moyen de détecter un plagiat flagrant. Elle activa une fonction de recherche sur son ordinateur et saisit quelques chaînes de caractères extraites du document. Aucune correspondance significative. Mais cela prouvait uniquement que le texte, s’il existait en dehors des carnets d’Orrin, n’avait pas été publié sur le Web – un résultat positif aurait été révélateur, un résultat négatif ne prouvait rien.


Est-ce une œuvre de fiction ou une construction délirante ?


Elle ne pouvait pas répondre à cette question sans voir Orrin. Bose avait dit que l’entrepôt de Findley apparaissait plus loin dans le document, aussi pouvait-on supposer qu’Orrin avait au moins contribué de quelques mots à l’histoire. Ce qui conduisait à la question suivante :


Existe-t-il vraiment un « Turk Findley », et si oui, a-t-il un lien avec le Findley qui gère l’entrepôt ?


Elle chercha dans l’annuaire de la région de Houston et trouva toute une série de Findley, mais rien entre Tomas et Tyrell. Pas de T. Findley non plus.


Existe-t-il vraiment une Allison Pearl ?


D’après le document d’Orrin, Allison Pearl avait vécu à Champlain, État de New York. Se sentant complètement idiote, Sandra trouva et consulta un annuaire de Champlain. Il contenait cinq Pearl. La majorité avec un seul prénom, mais ni A, ni Allison. Deux étaient des couples, inscrits sous le nom du mari. M. et Mme Harvey Pearl ainsi que M. et Mme Franklin W. Pearl.

Elle ouvrit et referma à deux reprises son téléphone avant de trouver le courage de composer un des numéros. C’est stupide, se dit-elle. Autant essayer d’appeler Huckleberry Finn ou Harry Potter.

Harvey Pearl décrocha à la quatrième sonnerie. Il se montra aimable, mais la question le déconcerta. Non, pas d’Allison ici. Sandra se dépêcha de s’excuser et de raccrocher, le rouge aux joues.

Un dernier appel, se dit-elle, avant de pouvoir laisser tomber et passer à autre chose.

C’est Mme Franklin Pearl qui prit cette communication-là, une voix plus jeune et plus aimable encore. Sandra demanda timidement à parler à Allison.

« Euh… puis-je demander de la part de qui ? »

Sandra sentit son cœur accélérer. « Eh bien, je ne suis même pas sûre d’avoir le bon numéro… J’essaye de retrouver une vieille amie, Allison Pearl, et comme elle habitait Champlain la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, je… »

Cela fit rire Mme Pearl. « D’accord, vous êtes bien à Champlain et vous avez le bon nom. Mais je doute qu’Allison soit une vieille amie. À moins que vous l’ayez rencontrée à l’école primaire.

— Pardon ?

— Allison a dix ans, mon chou. Elle n’a aucun ami adulte.

— Oh, je vois. Je suis désolée…

— Mais elle doit être populaire, cette Allison que vous cherchez. Nous avons déjà eu un appel comme le vôtre il y a quelque temps. Un homme qui disait faire partie de la police de Houston. »

Oh ! « Il a donné son nom ?

— Oui, mais je ne m’en souviens pas. Je lui ai fait la même réponse qu’à vous : désolée, ce n’est pas notre Allison. Mais je vous souhaite bonne chance dans vos recherches.

— Merci. »


Une réunion du personnel – à laquelle Sandra n’était pas conviée – garda Congreve dans le bâtiment bien après son heure habituelle. Il frappa à sa porte en panant, peu après dix-neuf heures. « Toujours là, docteur Cole ?

— Je suis en train de terminer.

— Vous avez préparé la lettre que je vous ai demandée ?

— Vous l’aurez sur votre bureau demain matin.

— Parfait. »

Elle jeta un coup d’œil par la porte ouverte quand il s’éloigna. Jack Geddes fredonnait toujours dans le couloir, la chaise basculée en arrière. Elle tendit l’oreille jusqu’à ce que le bruit des pas de Congreve s’estompe au fond du couloir. Le bâtiment avait commencé à prendre son aspect nocturne. La plus grande partie du personnel de jour était déjà partie, les patients en service ouvert revenaient du réfectoire, certains regardaient la télévision dans la salle commune. Elle entendit deux aides-soignants rire près de l’entrée principale.

Elle referma la porte, retourna s’asseoir à son bureau, ouvrit son téléphone et appela Bose.

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