5 Sandra et Bose

Sandra se réserva deux heures pour déjeuner, réallouant ingénieusement le créneau dévolu jusqu’à présent à sa nouvelle consultation avec Orrin Mather. Le restaurant où elle avait rendez-vous avec Bose était bondé d’employés du grossiste en moquettes établi de l’autre côté de la route, mais la table qu’elle s’appropria se trouvait un peu à l’écart et plus ou moins protégée du bruit par une haie de ficus en plastique. C’était assez tranquille pour permettre une conversation. Bose eut un hochement de tête approbateur en arrivant.

Il ne portait pas son uniforme. Il a meilleure allure en civil, se dit Sandra. Jeans, chemise blanche qui mettait son teint en valeur. Elle lui demanda s’il était de service ce jour-là.

Il répondit par l’affirmative. « Mais je ne m’habille pas toujours en flic. Je travaille pour la division vols et homicides.

— Vraiment ?

— C’est moins impressionnant que ça en a l’air. La police de Houston a été réorganisée de fond en comble après le Spin, avec des services démontés et remontés comme des briques de Lego. Je ne suis pas inspecteur. Je fais juste du travail de bourrin. Je suis assez nouveau dans la division.

— Comment ça vous a mis en rapport avec Orrin Mather, alors ? »

Il fronça les sourcils. « Je vais vous expliquer, mais on peut parler du document, d’abord ?

— Je remarque que vous parlez du “document”. Et pas du “document d’Orrin”. Si je comprends bien, vous ne croyez pas que c’est lui qui l’a écrit.

— Je n’ai pas dit ça.

— Vous voulez connaître mon opinion avant de me donner la vôtre, autrement dit. Très bien, commençons par les évidences. Les pages que vous m’avez envoyées semblent constituer un roman d’aventures situé dans le futur. Le vocabulaire est largement plus riche que tout ce que j’ai entendu sortir de la bouche d’Orrin. L’histoire n’est pas particulièrement complexe, mais montre une compréhension plus nuancée du comportement humain que tout ce dont a pu faire preuve Orrin durant le peu de temps où j’ai discuté avec lui. Et à moins que la transcription ait été corrigée, la grammaire et la ponctuation dépassent nettement les capacités verbales d’Orrin. »

Bose hocha la tête. « Mais vous continuez à réserver votre jugement ? »

Elle réfléchit avant de répondre. « Jusqu’à un certain point, oui.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons. La première est circonstancielle. Il paraît évident qu’Orrin n’est pas l’auteur, mais dans ce cas, pourquoi rechigne-t-il à en parler, et pourquoi voulez-vous savoir ce que j’en pense ? La seconde est professionnelle. J’ai discuté avec beaucoup de personnes souffrant de divers troubles de la personnalité et j’ai appris à ne pas me fier à mes premières impressions. Les psychopathes peuvent se montrer charmants et les paranoïaques sembler agréablement raisonnables. Le comportement particulier d’Orrin pourrait être un réflexe acquis, voire un subterfuge délibéré. Il veut peut-être se faire passer pour moins intelligent qu’il l’est. »

Bose lui adressa alors un étrange sourire, agaçant d’ambiguïté. « Bien. Excellent. Et le texte lui-même ? Vous en pensez quoi ?

— Je ne me prétends pas critique littéraire. Mais en le considérant comme la production d’un patient, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’il parle beaucoup d’identité, et même d’identités mélangées. Il y a deux narrateurs à la première personne, voire trois, puisque la fille n’arrive pas à décider qui elle est vraiment. Et même le narrateur masculin est quasiment dépouillé de son passé. En dehors des personnages, il y a cet intérêt grandiloquent pour les Hypothétiques et pour la possibilité d’interagir avec eux. Dans la vraie vie, quand les gens affirment parler aux Hypothétiques, c’est un marqueur de diagnostic de schizophrénie.

— Vous voulez dire qu’Orrin, si c’est lui qui a écrit ça, pourrait être schizophrène ?

— Non, pas du tout : je dis juste qu’il est possible de lire le document de cette manière. En fait, ma première impression sur Orrin est qu’il pourrait se trouver quelque part dans le spectre autistique. Ce qui me donne une raison supplémentaire de ne pas écarter complètement la possibilité qu’il soit l’auteur de ce texte. Les autistes de haut niveau sont souvent éloquents et précis à l’écrit, malgré leurs graves inhibitions dans les interactions sociales.

— D’accord, dit Bose d’un ton songeur. Bien, ça m’est utile. »

On leur apporta leur repas. Bose avait commandé un club sandwich et des frites. Sandra trouva fiasque et décevante sa salade composée au bacon et au poulet, aussi ralentit-elle au bout de quelques bouchées. Elle attendit que Bose dise quelque chose de plus instructif que « d’accord ».

Il essuya un peu de mayonnaise sur sa lèvre supérieure. « Ça me plaît, ce que vous avez dit. Ça tient debout. Ce n’est pas du jargon psychiatrique.

— Super. Merci. Mais… donnant donnant. Vous me devez une explication.

— Je voudrais d’abord vous remettre ça. » Il poussa une enveloppe en papier kraft dans sa direction. « C’est un autre épisode du document. Pas une transcription, cette fois : une photocopie de l’original. Un peu difficile à lire, mais plus révélateur, peut-être. »

L’enveloppe était d’une épaisseur abominable. Non que Sandra avait envie de la refuser, sa curiosité professionnelle ayant été piquée. Ce qui lui déplaisait, c’était que Bose rechigne encore à lui dire ce qu’il attendait d’elle. « Merci, mais…

— Nous pourrons en discuter plus tranquillement une autre fois. Ce soir, peut-être ? Si vous êtes libre ?

— Je suis libre, là. Je n’ai pas encore terminé ma salade. »

Bose baissa la voix. « Le problème, c’est qu’on nous observe.

— Pardon ?

— La femme dans le box derrière les plantes en plastique. »

Sandra pencha la tête et faillit éclater de rire. « Oh mon Dieu ! » Puis, à voix basse, elle aussi : « C’est Mme Wattmore. Une infirmière du State Care.

— Elle vous a suivie ici ?

— C’est une fouineuse invétérée, mais ça ne peut être qu’une coïncidence.

— Eh bien, notre conversation l’intéresse beaucoup. » Il mima quelqu’un en train de tendre l’oreille.

« Typique d’elle…

— Donc… ce soir ? »

On peut aussi changer de table, se dit Sandra. Ou simplement parler à voix basse. Elle ne le suggéra pas pour autant, car peut-être Bose se servait-il de ce prétexte pour la revoir. Ce qu’elle ne savait pas trop comment interpréter : Bose était-il un collègue, un collaborateur, un ami potentiel, voire (comme le soupçonnait à coup sûr Mme Wattmore) un amant potentiel ? La situation était ambiguë. Et peut-être excitante, du coup. Sandra n’avait pas eu de liaison depuis qu’elle avait rompu avec Andy Beauton, un collègue médecin du State Care victime l’année précédente de la réduction d’effectifs. Depuis, son travail l’avait complètement accaparée. « D’accord. Ce soir. » Elle fut rassurée par le sourire qu’il lui adressa. « Mais il me reste une heure de pause-déjeuner.

— Parlons d’autre chose, alors. »

D’eux, en l’occurrence.

Chacun soumit l’histoire de sa vie à l’examen de son interlocuteur. Bose : né à Mumbai durant le mariage malheureux de sa mère avec un ingénieur éolien indien, il y avait vécu jusqu’à l’âge de cinq ans. (Ce qui expliquait son soupçon d’accent et ses manières, plus raffinées d’un rien que la moyenne au Texas.) Revenu à Houston au moment d’entrer en école primaire et imprégné par la suite de ce qu’il appelait « le sentiment aigu d’injustice » de sa mère, il avait été en fin de compte accepté à l’école de police à une époque où les forces de l’ordre de Houston embauchaient à tour de bras. Il se raconta avec un sens de l’humour que Sandra trouva inhabituel chez un flic. À moins qu’elle n’ait jamais croisé les bons. En retour, elle lui livra le résumé – pour être honnête, la version expurgée avec soin – de Sandra Cole : sa famille à Boston, la fac de médecine, son travail au State Care. Quand Bose l’interrogea sur les raisons de son choix de carrière, elle mentionna un désir d’aider les gens, mais ni le suicide de son père ni ce qui était arrivé à son frère Kyle.

La conversation évolua vers des banalités tandis qu’ils traînaient sur leur café, et quand elle quitta le restaurant, Sandra ne savait pas davantage si elle devait considérer leur repas comme un échange professionnel ou un rendez-vous au cours duquel un garçon et une fille se jaugeaient l’un l’autre. Ni laquelle de ces deux possibilités elle préférerait. Elle trouvait Bose attirant, au moins en apparence. Pas seulement à cause de ses yeux bleus et de sa peau couleur teck. C’était sa manière de parler, comme s’il s’exprimait depuis un endroit calme et tranquillement raisonnable tout au fond de lui. Et il semblait tout aussi intéressé par elle, si elle ne se trompait pas. Mais quand même… avait-elle besoin de ça dans sa vie ?

Sans compter les inévitables ragots que cela provoquerait dans l’univers social desséché du personnel du State Care. Retournée travailler une demi-heure auparavant, Wattmore avait eu le temps de faire savoir que Sandra déjeunait avec un flic. Sandra eut le droit à des regards entendus et des petits sourires de la part des infirmières de la réception. Pas de chance, mais Wattmore était une force de la nature aussi irrésistible que les marées.

Bien entendu, les ragots n’allaient pas toujours dans la même direction. Sandra savait que Mme Wattmore, veuve de quarante-quatre ans, avait couché avec trois des quatre chefs de service précédents. « Cette femme vit dans une maison de verre[1], avait confié à Sandra une infirmière croisée à la cafétéria du personnel. Vous savez quoi ? Ces derniers temps, elle prenait ses pauses avec le Dr Congreve. »

Sandra se dépêcha de gagner son bureau, dont elle referma la porte. Elle avait deux synthèses de cas à écrire. Elle jeta un coup d’œil coupable aux dossiers et les écarta pour sortir de son sac l’enveloppe remise par Bose. Elle en tira des pages recouvertes d’une écriture serrée qu’elle se mit à lire.


Elle débordait de nouvelles questions quand elle revit Bose ce soir-là.

Il avait lui-même choisi le restaurant, cette fois, un pub à thème dans le nord de la ville, hachis parmentier, Guinness et serviette en papier vert au gaufrage de harpes. Il l’attendait quand elle arriva. Elle fut surprise de trouver une autre femme à sa table.

L’inconnue était extrêmement maigre et portait une robe bleue à fleurs ni neuve, ni en bon état. Elle semblait à la fois nerveuse et en colère et regarda d’un air méfiant Sandra approcher de leur table.

Bose se leva en toute hâte. « Sandra, j’aimerais vous présenter Ariel Mather, la sœur d’Orrin. »

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