4 Récit de Treya/Récit d’Allison

1

Vous voulez savoir comment c’était, ce qui s’est passé à Vox et ensuite ?

Eh bien voilà.

Quelque chose à laisser derrière soi, pourrait-on dire.

De la lecture pour le vent et les étoiles.

2

À ma naissance, je m’appelais Treya suivi de cinq syllabes que je ne répéterai pas ici, mais peut-être vaut-il mieux penser à moi comme à Allison Pearl version 2. J’ai eu dix ans de gestation, huit jours de travail douloureux et une naissance traumatisante. Dès mon premier véritable jour d’existence, j’ai su être une usurpatrice et j’ai été tout aussi certaine de ne pas avoir le choix en la matière.

Je suis née sept jours avant celui où Vox devait traverser l’Arc pour atteindre la Vieille Terre. Je suis née captive des Fermiers rebelles et avec mon sang en train de me dégouliner dans le dos. Le temps que je me rappelle comment parler, ce sang avait à peu près séché.

Les Fermiers avaient écrasé, extrait de mon corps puis détruit mon implant limbique personnel, mon interface avec le Réseau, mon nœud. Il était fixé presque depuis ma naissance sur ma troisième vertèbre, si bien que j’ai énormément souffert. Je me suis réveillée de ce traumatisme avec des vagues de douleur intense qui me montaient du cou, mais le pire a été ce que je ne sentais pas, c’est-à-dire le reste de mon corps. J’étais insensible des pieds aux épaules… insensible, impuissante, blessée et effrayée à un point inimaginable. Les Fermiers ont fini par m’injecter une espèce d’anesthésique grossier tiré de leur pharmacopée primitive, moins par bonté d’âme, j’imagine, que parce qu’ils en avaient assez de mes hurlements.

Je suis revenue à moi avec des chatouillements et des démangeaisons insupportables, mais c’était bon signe : cela voulait dire que mes fonctions physiques se rétablissaient. Même sans le nœud, mes systèmes corporels augmentés s’affairaient à raccorder les nerfs endommagés et à reconstituer les os. J’arriverais donc tôt ou tard à m’asseoir, à me lever et même à marcher. Aussi ai-je commencé à m’intéresser davantage à ce qui m’entourait.

J’étais allongée sur une espèce de paillasse à l’arrière d’une charrette qui avançait à vive allure. Ses parois étaient trop hautes pour que je voie quoi que ce soit, à part le ciel moucheté de nuages et, de temps en temps, la cime mouvante d’un arbre qui passait. Il m’était impossible de savoir combien de temps avait passé depuis ma capture, question qui me tourmentait davantage que les autres. À quelle distance nous trouvions-nous de Centre-Vox, et Vox de l’Arc des Hypothétiques ?

Malgré ma bouche sèche, j’arrivais à peu près à parler. « Ohé ! » ai-je plusieurs fois appelé avant de m’apercevoir que je parlais anglais. J’ai donc recommencé en voxais : « Vech-e ! Vech-e mi ! »

Crier autant me faisait mal et j’ai arrêté en m’apercevant que cela n’attirait l’attention de personne.

Au crépuscule, la charrette a fini par s’arrêter avec quelques cahots. Les premières étoiles apparaissaient et le bleu du ciel m’a rappelé les vitraux de l’église de Champlain. Je ne raffole pas des églises, mais j’ai toujours aimé les vitraux, surtout dans le soleil du dimanche matin. J’entendais des Fermiers discuter en voxais. Ils le parlaient avec un accent, comme s’ils avaient des cailloux dans la bouche. Je sentais l’odeur de leur cuisine, une torture pour moi à qui on n’avait rien donné à manger.

Un visage à la peau sombre et ridée comme celle des Fermiers est enfin apparu au-dessus d’un des flancs de la charrette. C’était celui d’un homme chauve, mais aux sourcils broussailleux, qui m’a regardée sans dissimuler sa répugnance de ses yeux aux iris entourés de jaune.

« Toi. Tu peux t’asseoir ?

— Il faut que je mange.

— Si t’arrives à t’asseoir, tu peux manger. »

J’ai mis quelques minutes à obliger mon corps encore récalcitrant à se redresser. Le Fermier ne m’a pas proposé son aide, se contentant de m’observer avec une espèce de manque clinique d’intérêt. Quand j’ai enfin réussi à m’adosser à la paroi, j’ai dit : « J’ai fait ce que vous vouliez. Donnez-moi à manger, s’il vous plaît. »

Il m’a lancé un regard noir avant de s’éloigner. Je ne m’attendais pas vraiment à le revoir, mais il est revenu avec un bol d’une substance verte et visqueuse qu’il a posé près de moi. « Si tu peux te servir de tes mains, c’est à toi. »

Il a tourné les talons.

« Attendez ! »

Il a soupiré en me regardant par-dessus son épaule. « Quoi ?

— Dites-moi votre nom.

— Pourquoi, qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien, j’ai juste envie de le connaître. »

Il m’a répondu qu’il s’appelait Choï. Qu’il venait d’une famille de Creuseurs, Niveau Trois, Quartier de la Récolte. Dans ma tête, j’ai traduit ça en anglais par Choï Creuseur.

« Et toi, t’es Treya, Ouvrière, Accompagnement Thérapeutique. » Les titres honorifiques de Centre-Vox l’ont fait ricaner.

Je me suis entendue dire : « Je m’appelle Allison Pearl.

— On a lu tes identifiants internes. Tu ne peux pas mentir.

— Allison, ai-je insisté. Allison Pearl.

— Tu peux bien te donner le nom que tu veux. »

J’ai enfoncé ma main rétive dans le bol pour y puiser de la nourriture que j’ai portée à ma bouche. C’était une gadoue verte compacte au goût d’herbe coupée et j’en perdais à peu près la moitié de chaque poignée, mais mon corps l’a acceptée avec avidité. Choï Creuseur est resté près de moi jusqu’à ce que j’aie fini, puis m’a repris le bol. J’avais encore faim. Il n’a pas voulu me resservir.

« C’est comme ça que vous traitez vos prisonniers ?

— On ne fait pas de prisonniers.

— Je suis quoi, alors ?

— Une otage.

— Vous me croyez si précieuse que ça ?

— Tu l’es peut-être. Sinon, ce ne sera pas trop difficile de te tuer. »


Avant que j’arrive à nouveau à bouger, les Fermiers ont pris la précaution de m’attacher les bras dans le dos. Ils m’ont laissée comme cela toute la nuit – d’une certaine manière, c’était pire que la paralysie. Au matin, ils m’ont sortie de la charrette et m’ont fait avancer de force jusqu’à une autre, identique, à part qu’elle contenait Turk Findley.

Durant ce transfert, j’ai pu examiner le campement des Fermiers. Nous avions atteint l’île qu’occupait Centre-Vox, du moins sa périphérie, là où elle ressemblait encore à une des îles extérieures, à une région sauvage sans la moindre agriculture. Tous les fruits des environs avaient été cueillis sur leurs arbres pour nourrir les Fermiers en déplacement.

Ils étaient nombreux. Une armée. J’ai estimé leur nombre à un millier rien que dans le pré, et je voyais la fumée d’autres campements. Ils avaient des lames de fortune et des pièces prélevées sur leurs moissonneuses ou leurs batteuses ; leurs armes auraient semblé risibles face à une milice de Centre-Vox au Réseau intact, mais dans ces circonstances, qui pouvait savoir ? Les Fermiers eux-mêmes avaient tous la peau sombre et ridée, car ils descendaient de la très ancienne diaspora martienne. Choï Creuseur m’a fait traverser une foule de ses compatriotes fermiers, qui m’ont regardée d’un air méchant et crié quelques méchancetés.

La charrette à laquelle il m’a traînée était plus grande que celle dans laquelle on m’avait jetée. De l’extérieur, elle se limitait à une caisse montée sur deux roues et pourvue à l’avant de deux longues perches afin qu’un animal, un robot ou un Fermier robuste puisse la tracter. Une technologie simple, mais moins primitive qu’elle n’en avait l’air : les charrettes des Fermiers étaient faites d’une matière intelligente qui transformait les cahots en vitesse. Autoéquilibrantes, elles s’adaptaient aux terrains difficiles. Elles faisaient aussi une prison convenable, pour des prisonniers solidement entravés.

Turk l’était comme moi. Choï Creuseur a baissé le hayon le temps de me pousser à l’intérieur. J’ai roulé contre Turk Findley, qui avait lui aussi les mains liées dans le dos, et nous sommes restés gênés quelques instants avant d’arriver à nous séparer et à pousser sur nos jambes pour nous faire face. Turk était couvert de contusions, il s’était férocement battu contre les Fermiers au moment de sa capture. Sa pommette gauche était d’un noir nébuleux qui virait au vert, son œil gauche enflé et fermé. Il m’a regardée de côté et avec une stupéfaction non dissimulée. Il me croyait sans doute morte, tuée au moment où on m’avait arraché mon implant limbique.

J’ai voulu le rassurer, mais je ne savais pas trop par où commencer. Il se souvenait de moi comme de Treya de Centre-Vox. Ce qui n’était pas faux : j’étais toujours Treya, dans un sens. Mais seulement dans un sens.

J’avais deux passés. Treya avait décrit Allison Pearl comme le mentor virtuel l’ayant acculturée à la langue et aux coutumes du XXIe siècle. « Allison Pearl » n’existait pas, pas de la manière dont la plupart des gens employaient ce verbe. Mais j’étais Allison, à présent, complètement en place et pleinement opérationnelle : c’était Allison qui menait la barque… J’étais, comme le disaient les Managers, psychologiquement recuite.

De toute manière, nous avions à faire face à des problèmes plus graves.

« Vous êtes vivante, a-t-il constaté.

— Ça m’en a tout l’air. »

Il m’a regardée bizarrement, sans doute parce que Treya n’aurait pas dit ce genre de choses.

« Je croyais qu’ils vous avaient tuée. Tout ce sang. » Il n’en restait plus qu’une grande tache marron sur ma tunique.

« Ce n’est pas moi qu’ils ont tuée, c’est mon interface Réseau. Le nœud se trouve sur ma colonne vertébrale pour pouvoir communiquer avec mon cerveau. Les Fermiers ont des implants aussi, mais ils ont dû désactiver les leurs dès que le Réseau a cessé de fonctionner. Ils détestent les nœuds, qui les forcent à rester dociles et utiles.

— Ce sont quoi, alors ? Des esclaves ? On est au milieu d’une révolte d’esclaves ?

— Non… ce n’est pas aussi simple. » En tant qu’Allison Pearl, je ne prenais pas la défense de la structure sociale de Vox. Mais j’avais une très nette mémoire secondaire de la loyauté farouche de Treya. Treya n’était pas une mauvaise fille, même pour une ouvrière. Je ne voulais pas que Turk y pense comme à une espèce de surveillante d’esclaves. « Les ancêtres de ces gens se sont fait capturer il y a des siècles. C’était des bionormatifs radicaux qui faisaient partie de la diaspora martienne. Ils refusaient d’être assimilés, alors ils ont négocié la vie sauve contre un travail agricole. »

Turk continuait à me lancer des regards gênés – le sang sur mes vêtements, la manière dont je parlais – et j’ai compris qu’il valait mieux lui expliquer sans ménagement. « Ils m’ont extrait mon nœud. Treya était une interprète, d’accord ? Pendant des années, elle a accédé à Allison Pearl comme à une seconde personnalité. Elle me gérait comme un esprit subalterne, si vous voyez ce que je veux dire. Et une grande partie de ses souvenirs comme de sa personnalité a été externalisée sur le Réseau. Nous étions complètement enchevêtrées, Treya et moi, mais le nœud faisait toujours en sorte qu’elle garde le contrôle, sauf que le nœud a disparu, si bien que c’est moi qui domine. Elle a dû me céder une bonne partie de ses biens neuronaux au cours des dix dernières années. Grave erreur, de son point de vue, même si elle pouvait difficilement s’attendre à ce qu’une tribu de Fermiers insurgés la prive de son interface avec le Réseau.

— Excusez-moi, a lentement dit Turk, mais je parle à qui, déjà ?

— À Allison. Je suis Allison Pearl, maintenant.

— Allison, a-t-il répété. Et Treya, elle est quoi, morte ?

— Le Réseau peut toujours la personnifier, s’il veut. Elle est potentielle, mais pas incarnée. » Des termes techniques, grossièrement traduits.

Turk y a réfléchi. « Le futur semble parfois plutôt merdique, comme endroit.

— Si vous pouviez juste accepter que, maintenant, je suis Allison, on pourrait peut-être commencer à essayer de nous tirer de là.

— Vous savez comment y arriver ?

— Le fait est qu’on va mourir si on n’arrive pas à se mettre en sécurité avant que Vox traverse l’Arc.

— Ça risque d’être difficile. Vous avez vu le ciel, avant l’aube ? L’Arc est au zénith, une ligne droite en travers du méridien. Ça veut dire que…

— Je sais. » Ça voulait dire que nous étions dangereusement proches de la traversée.

« Alors à quel endroit serions-nous en sécurité, Allison Pearl, et comment aller à cet endroit ? »

Ayant terminé leur petit déjeuner et rassemblé leurs affaires, les Fermiers allaient se remettre en marche vers Centre-Vox. Deux hommes ont soulevé les brancards de la charrette, nous faisant rouler en tous sens comme des petits pois dans une poêle et compliquant la tenue d’une conversation, mais j’ai dit à Turk ce qu’il lui fallait savoir. Il ne lui restait presque plus rien à apprendre quand nous avons aperçu pour la première fois les ruines de Centre-Vox.

3

Turk apprenait vite, même si les dix mille ans qu’il venait de passer parmi les Hypothétiques ne lui avaient pas enseigné grand-chose… cela n’avait d’ailleurs rien détonnant, puisqu’il ne s’était jamais trouvé en réalité « parmi » eux, même si on parlait traditionnellement des gens ayant traversé l’Arc temporel comme s’ils avaient été en contact avec de vastes puissances hyperintelligentes. Treya croyait qu’il avait passé ces années dans une magnifique communion avec les Hypothétiques, qu’il s’en souvienne ou non, mais à présent que j’étais Allison Pearl, cela ressemblait plutôt à des conneries quasi religieuses. Traverser n’importe lequel des Arcs reliant les Huit Mondes vous mettait tout autant « parmi les Hypothétiques » que Turk. Beaucoup de gens, y compris à mon époque (celle d’Allison) avaient traversé l’Arc de l’océan Indien pour gagner Équatoria, ils avaient donc été enlevés et transportés entre les étoiles par des forces des Hypothétiques. Cela n’en faisait ni des dieux, ni des pseudo-dieux… ni rien du tout, sinon des gens ayant vraiment beaucoup voyagé. Mais le temps est une dimension différente, à ce qu’on dit. Une dimension plus étrange.

Bien entendu, il existait d’autres Arcs temporels dans les Mondes. C’était une construction banale des Hypothétiques. D’après les études géologiques, les Arcs temporels apparaissaient et disparaissaient à peu près tous les dix mille ans. Ils faisaient partie d’une espèce de mécanisme de rétroaction des Hypothétiques chargé de stocker et de distribuer des informations. Mais le premier Arc temporel à engloutir des êtres humains vivants avait surgi dans le désert d’Équatoria et absorbé plusieurs personnes, dont Turk Findley. Aucun autre Arc ne rendrait donc sa cargaison humaine avant celui-là… et il l’avait fait deux semaines plus tôt, exactement au moment prévu.

Turk était par conséquent l’un des premiers à sortir vivant d’un Arc temporel. Mais, ah ! Le nombre de conneries à s’être greffées sur ce simple événement ! C’était un article de foi voxais que les survivants reviendraient transformés, intermédiaires entre les simples humains et les forces qui avaient réalisé l’Anneau des Mondes. Et que ces survivants seraient capables de nous reconduire, par un Arc dysfonctionnel, sur la Vieille Terre.

Treya n’avait jamais remis en cause ce dogme, et peut-être même était-il exact, dans une certaine mesure. Sauf que réussir à regagner la Terre risquait fort d’être un problème plutôt qu’une solution. Car la Terre n’était très vraisemblablement plus habitable.

J’ai raconté une partie de tout cela à Turk. Il m’a demandé si les Voxais n’étaient pas un peu dérangés, à croire à de telles choses. J’ai senti le fantôme de Treya s’offusquer de cette question. « Dérangés comparé à quoi ? Vox fonctionne en communauté depuis des siècles. Il a survécu à de nombreuses batailles. C’est une démocratie limbique modulée par le Réseau, et tous ces trucs sur les Hypothétiques ou la Vieille Terre sont écrits dans le code. Il y a peut-être même une part de vérité là-dedans, je n’en sais rien.

— Mais Vox a des ennemis, a fait remarquer Turk, des ennemis qui ont pris la peine de le bombarder.

— Ils nous auraient achevés, à présent, s’il leur restait quelque chose à nous balancer.

— On va donc traverser l’Arc d’une manière ou d’une autre ?

— Ça peut se terminer de deux manières, ai-je répondu. S’il ne se passe rien, on se retrouvera à dériver sans défense dans l’océan d’Équatoria. Et sans doute envahis et occupés par les bionormatifs, s’ils se ressaisissent.

— Et si nous arrivons bien sur Terre ?

— Il n’y a aucun moyen de le savoir, mais la Terre était à peine habitable quand l’Arc a cessé de fonctionner, il y a environ dix mille ans. Les océans s’abîmaient, avec d’énormes éclosions bactériennes qui libéraient dans l’air d’immenses quantités d’hydrogène sulfuré. Il faut supposer que l’atmosphère est assez toxique pour tuer tout être vivant non protégé. Si bien que ce serait une très mauvaise idée d’être à l’extérieur au moment de la traversée.

— Et où est-ce qu’on trouve protection ?

— Le seul endroit sûr est Centre-Vox. Il peut se fermer hermétiquement et recycler son air. C’est là que vont les Fermiers. Le Réseau et les autres systèmes étant hors service, ils ne peuvent pas compter sur une protection des îles périphériques et veulent se mettre à l’abri à l’intérieur de Centre-Vox avant la traversée. Sauf qu’il n’y a pas assez de place pour toutes les communautés périphériques de l’Archipel. Les Fermiers vont devoir se battre pour entrer. »

4

Au bout d’une autre journée de marche, la milice des Fermiers s’est arrêtée pour la nuit. Choï Creuseur a baissé le hayon, a poussé vers nous deux bols de gruau vert et nous a délié les mains pour que nous puissions manger. Turk s’est levé pour la première fois de la journée. Il s’est frotté les poignets et les jambes, puis s’est appuyé à la paroi de la charrette en tournant la tête pour voir où nous étions. C’est à ce moment-là qu’il a vu Centre-Vox pour la première fois.

Son visage a eu une expression intéressante, mélange de respect, de crainte et d’admiration.

Centre-Vox était en grande partie souterrain, mais sa partie visible était plutôt impressionnante. Les Fermiers avaient campé à l’abri d’une petite colline, d’où Centre-Vox ressemblait à une boîte à bijoux abandonnée par un dieu dépensier. Ses murailles défensives hautes de huit cents mètres étaient la boîte, les centaines de tours à facettes encore debout les bijoux : points de communication et de distribution d’énergie, surfaces collectrices de lumières, quais aériens, résidences des managers. Pour Turk, j’imagine que cela semblait très tape-à-l’œil, mais je savais (car Treya l’avait su) que le moindre matériel et la moindre surface servaient à quelque chose : les façades noires ou blanches à absorber ou à irradier la chaleur, les panneaux bleu-vert à la photosynthèse, les fenêtres rubis ou indigo cendré à bloquer ou à accroître des fréquences précises de la lumière visible. Le soleil couchant donnait à tout cela un lustre doux et séduisant.

Du moins aux parties intactes. Il restait assez de Treya en moi pour se désoler des dégâts.

L’essentiel de ce que je reconnaissais comme le quadrant tribord avait disparu. C’était de mauvaises nouvelles, car certaines des infrastructures indispensables de Centre-Vox se situaient sous cette portion de la ville visible. Vox était connecté de manière complexe et avait subi par le passé d’importants dommages sans aucune perte de fonctionnalités. Mais même le réseau le plus décentralisé tombe en panne si on le prive de trop de connectivité, ce qui avait dû se produire quand la bombe atomique avait pénétré nos défenses. C’était comme si le cerveau de Vox avait souffert d’une énorme attaque, les dégâts se répandant et se combinant jusqu’à ce que tout l’organisme ne fonctionne plus. Des traînées de fumée flottaient encore au-dessus du point d’impact. Les Fermiers auraient probablement pu entrer par une brèche ouverte dans la muraille tribord de la ville, sans les décombres radioactifs et encore fumants qui barraient le passage.

Treya avait toujours vécu dans cette ville et son sentiment d’horreur a grandi en moi jusqu’à ce que j’aie les larmes aux yeux.

« Parlez-moi de ceux qui ont fait ça », a dit Turk une fois certain que Choï Creuseur ne pouvait pas nous entendre.

« Ceux qui ont construit la ville, ou ceux qui l’ont bombardée ?

— Ceux qui l’ont bombardée.

— Une alliance de démocraties corticales et de bionormatifs radicaux bien décidée à ne pas nous laisser traverser l’Arc. De peur qu’on ne provoque une espèce de fin du monde en attirant l’attention des Hypothétiques.

— Vous pensez que ça pourrait arriver ? »

C’était une hypothèse que Treya n’aurait jamais envisagée. Treya avait été une bonne citoyenne voxaise, joyeusement convaincue de la bienveillance des Hypothétiques et de la possibilité pour les humains d’espérer établir des rapports avec eux. Mais en tant qu’Allison, je pouvais me montrer sceptique. « Je ne sais pas, à vrai dire.

— Tôt ou tard, il va falloir choisir notre camp dans un de ces combats. »

Ce serait un luxe, ai-je pensé, que de pouvoir le choisir.

Mais la question ne se posait pas pour le moment. Nous avons mangé l’infâme magma vert pois qu’on nous avait donné, puis nous nous sommes levés afin de donner un dernier coup d’œil aux alentours avant que Choï Creuseur revienne nous ligoter pour la nuit. Le ciel s’était assombri et le sommet de l’Arc scintillait presque juste au-dessus de nous. Centre-Vox lui-même s’était rempli d’ombres.

Il n’y avait rien de plus triste, à mes yeux, que cette obscurité dans Centre-Vox. Toute ma vie (toute celle de Treya), l’endroit avait resplendi de lumière. Elle en sortait comme d’une magnifique passoire. Elle était le battement de son cœur. Et voilà qu’elle avait disparu. Il n’en restait pas même un scintillement.

Si les Fermiers comptaient attaquer, il ne fallait pas qu’ils tardent. D’ici là, Turk et moi ne pouvions que regarder le ciel, où l’inquiétante position de l’Arc indiquait manifestement que nous nous trouvions à un moment critique du passage. L’Archipel Vox était assez grand pour avoir déjà franchi en partie le milieu de l’Arc. Mais cela n’avait pas d’importance… Si Vox passait sur Terre, ce serait tout entier et au même instant ou pas du tout. Un Arc, et cette vérité était établie depuis de nombreux siècles, ressemblait davantage à un filtre intelligent qu’à une porte. À l’époque où celui-ci fonctionnait, il savait distinguer un oiseau en vol d’un bateau sur l’eau, et faire passer l’embarcation sur Équatoria tout en laissant l’oiseau sur Terre. Ce n’était pas une décision facile. L’Arc savait à l’époque identifier les êtres humains ainsi que leurs œuvres et ignorer les innombrables autres créatures vivantes qui habitaient (ou habitaient alors) l’un ou l’autre des deux mondes. Bref, traverser un Arc ne relevait pas d’un processus mécaniste. L’Arc vous examinait et vous évaluait, puis vous acceptait ou vous rejetait.

Le résultat le plus probable était que nous ne serions pas admis du tout sur la Vieille Terre. Mais l’autre possibilité m’effrayait davantage. Avant même que l’Arc cesse de fonctionner, la Terre avait tellement changé que Turk ne l’aurait pas reconnue. Les derniers réfugiés des villes polaires avaient décrit des modifications drastiques de la chemocline océanique, avec, au large, des zones mortes irrémédiablement eutrophiées desquelles se dégageait du H2S, tandis que des extinctions massives et brutales se produisaient sur les continents desséchés.

J’ai fermé les yeux pour m’enfoncer dans la semi-conscience ahurie qui passe pour le sommeil quand on est épuisé, qu’on a faim et qu’on souffre. Je rouvrais les yeux à intervalles réguliers pour regarder Turk allongé dans l’ombre, les bras attachés dans le dos. Il ne ressemblait pas du tout à l’idée que Treya s’était faite d’un émissaire des Hypothétiques. Il ressemblait exactement à ce qu’il était, quelqu’un sans racines et incapable de se fixer, quelqu’un qui avait laissé sa jeunesse derrière lui, quelqu’un d’usé à un point presque insupportable.

J’ai pensé qu’il rêvait, car il gémissait de temps en temps.

J’ai peut-être rêvé aussi.

J’ai été tirée du sommeil, toujours au creux de cette longue nuit, par un bruit si fort qu’il a tranché comme un couteau dans l’obscurité. Un hululement caverneux, continu et inhumain, mais familier, si familier… Abasourdie, je ne l’ai pas reconnu tout de suite, puis j’ai ressenti quelque chose que je n’avais plus connu depuis plusieurs jours : l’espoir.

J’ai donné un coup de pied à Turk pour le réveiller. Il a ouvert les yeux et roulé sur le dos en clignant des paupières.

« Écoutez ! ai-je dit. Vous savez ce que c’est ? C’est l’alerte, Turk, l’appel, le venez-à-l’abri. » J’avais du mal à traduire les termes voxais en vieil anglais. « C’est cette putain de sirène d’attaque aérienne ! »

Le hurlement était diffusé depuis les plus hautes tours de Centre-Vox. Il signalait d’aller entre les murailles, il prévenait d’une attaque imminente, ce qu’elle était sûrement. Mais plus important, si Centre-Vox était capable d’actionner la sirène, il avait dû retrouver au moins une partie de ses sources d’énergie.

Centre-Vox était vivant !

« Ça veut dire quoi ? » a demandé Turk, pas encore tout à fait réveillé.

« Que nous avons une chance de nous sortir de là ! » En me tortillant tant et plus, j’ai réussi à me lever pour regarder. Il n’y avait toujours que très peu de lumières dans Centre-Vox, mais à l’instant même où je m’en apercevais, le faisceau d’un projecteur a surgi de la tour de guet la plus proche pour balayer les prairies dénudées, illuminant les Fermiers qui éteignaient leurs feux et s’équipaient en toute hâte pour le combat. D’autres lumières sont ensuite apparues : tour après tour et quartier après quartier, Centre-Vox a commencé à s’extraire des ténèbres. Des lumières plus petites, comme des lucioles, se sont éparpillées à partir des aérodromes en hauteur : des avions, armés et mortels.

Cela m’a donné le vertige. Je me suis surprise à crier dans le bruit : On est là ! Venez nous chercher ! ou quelque chose d’aussi stupide. Les anciennes loyautés de Treya jaillissaient par ma gorge.

Les armes sont alors passées à l’action et les Fermiers ont commencé à mourir.

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