8
Lorsque je me réveille, il me faut un long moment pour me rappeler où je suis.
La lumière du jour, qui pénètre par un soupirail, éclaire une pièce basse, encombrée de meubles bancals et de cartons remplis de vaisselle.
Le sol en ciment est poussiéreux. Je l’ai balayé comme je pouvais, à la lueur d’une bougie, avant d’étaler couverture et duvet dans un coin pas trop humide.
Avant de me coucher et de sombrer dans un sommeil sans rêve.
Blotti dans mon sac de couchage, je cligne des yeux. Le soleil me fait mal, comme si je m’étais habitué à l’obscurité.
Obscurité de mon coma.
Obscurité d’un avenir qui m’échappe et que je tente d’infléchir en prenant l’initiative.
Il faisait nuit quand Ombe est tombée.
J’ai l’impression qu’il fait nuit depuis une éternité.
Je détaille le lieu où j’ai trouvé refuge. Des escaliers conduisent à une porte en métal rouillé, débouchant au ras du trottoir à côté du soupirail grillagé. Un pilier en béton renforce le plafond, au centre.
Autour du pilier, il y a des fragments d’ail séché.
C’est dans cette cave que, au cours de ma première mission, j’ai enfermé et neutralisé un vampire du nom de Fabio.
Walter sait que cet endroit existe, mais il perdra d’abord du temps à me chercher du côté de mes amis, humains et trolls. Il me croit trop pleutre pour fréquenter le quartier des vampires.
Walter sous-estime ma détermination.
Et puis c’est la seule idée qui m’est venue hier soir.
Au moment de m’enfuir à nouveau…
Dehors, j’entends des bruits de pas. Une femme s’arrête à la hauteur du soupirail.
Je me prends à rêver que ce soit Ombe. Venue me soutenir dans ma retraite, m’aider dans mon combat. Un homme la rattrape.
La pensée de Jean-Lu et Romu rejoignant Ombe pour me prêter main-forte me traverse l’esprit, furtivement.
L’homme s’accroupit, tend les bras. Un petit garçon s’y précipite en riant.
Je songe à ma mère, qui ne me trouvera ni à l’hôpital ni chez nous.
La femme, l’homme et l’enfant repartent tous les trois. Me laissant encore plus seul que tout à l’heure.
Je fais un effort terrible pour quitter le duvet et me lever.
Avec l’Association mobilisée pour me retrouver et un assassin à mes trousses, un sort protégeant la cave contre les curiosités ne serait pas superflu.
Je n’en ai pas le courage.
Quelqu’un joue au tambour à l’intérieur de ma tête.
Il faut que je me ressaisisse. Impérativement. Je grignote quelques biscuits, vide la moitié d’une bouteille. Mon mal de crâne reflue.
Je caresse machinalement le collier réactivé hier dans la cage d’ascenseur, ainsi que la bague de pouvoir glissée à mon doigt. Maintenant que me voilà armé, je dois, dans l’ordre : 1. retrouver le meurtrier d’Ombe ; 2. venger Ombe.
Au travail, Jasper.
Le sortilège que j’ai à l’esprit n’est pas très compliqué. Je l’ai déjà utilisé, il y a quelques jours, pour retrouver un magicien. J’avais lancé sur ses traces un serpent de brume capable de renifler les effluves mystiques que dégagent les sorciers. L’objectif du jour n’est pas un sorcier, mais l’étrange rayon d’un Taser contrefait qui a laissé dans l’éther une signature inimitable et indélébile.
Dans la clairière de l’Île-aux-Oiseaux où je l’avais tissé, un frêne servait d’antenne pour relayer les énergies du sortilège jusqu’au plan mystique. Je me contenterai cette fois d’un pilier en béton.
Un sort n’étant pas un rituel, personne n’échappera au tracé du pentacle. Je répands donc, autour de moi et autour du pilier, du gros sel puisé dans un bocal en verre (c’est quand même plus sérieux qu’un sachet de sel fin). Le cercle n’a pas besoin d’être parfait. Je l’étaye malgré tout avec un pentagramme (on ne sait jamais, je ne dispose pas d’un troll en appoint). À l’aide de mon athamé (un couteau à double tranchant utilisé pour des pratiques magiques, petit rappel, merci de prendre des notes), je grave plusieurs runes sur le ciment.
L’effort achève de me vider. Je reste à genoux pour ouvrir les bras et prononcer la formule activant le cercle.
Comme à l’hôpital mais avec une puissance accrue, les grains de sel fondent et génèrent une paroi lisse et brillante.
Je mets en route le réchaud à gaz et pose dessus le minuscule chaudron en étain rempli d’eau. J’y jette une poignée d’épines de genévrier, porte d’accès au monde des limbes.
« Maintenant, faire chauffer jusqu’à ébullition ! » L’espace d’un instant, j’imagine une sorte de Maïté coiffée d’un chapeau pointu expliquant devant les caméras de télévision la recette d’un sortilège…
Je tire d’un sac en tissu la tourmaline, particulièrement indiquée pour communiquer avec les présences éthérées. Je la plonge dans l’eau bouillante, sans oublier de changer dans la formulation ce qui doit l’être :
— quen/ tulw& a sen&t anco ava ar sar ilwe: rano)A iml&, anco ava ar sar ilwerano, a ciral lanczl lanczr )ella, minna hell& asto, a tufal eualtar yuhtala alca aicQ& antany&lQº
« Equen : tulwë a senët ando avëa ar sar ilwerano ! Imlë, ando avëa ar sar ilwerano, a cirai landar pella, minna hellë asto, a tuvëal qualtar yuhtala alca aica ! Hantanyël ! Je dis : pilier, libère la porte de l’au-delà et la pierre arc-en-ciel ! Et vous, porte de l’au-delà et pierre arc-en-ciel, naviguez au-delà des frontières, dans le ciel de poussière, trouvez l’assassin utilisant le cruel rayon de lumière ! Je vous remercie ! »
La fumée au-dessus du chaudron s’épaissit rapidement. Des teintes dorées font leur apparition et colorent le ruban qui prend de la consistance.
Le sortilège s’enroule autour du pilier à la manière d’un lierre puis grimpe jusqu’au plafond, où il disparaît aussi facilement qu’un fantôme traverse un mur.
Combien de temps lui faudra-t-il pour retrouver l’homme au Taser ? Peu importe. Entre fuite éperdue, usage inconsidéré de la sorcellerie et mauvaises nuits, j’ai du sommeil à récupérer… J’éteins donc le gaz, récupère la tourmaline, que j’essuie et range dans le sac des pierres précieuses. Puis, m’adossant au pilier, je sombre aussitôt.
Je suis allongé sur le sol en béton d’un entrepôt, immobilisé par une force puissante. Une odeur de poussière et d’humidité imprègne les lieux.
Mon torse est dénudé. Tracé avec du sang sur ma poitrine, un pentacle me brûle la peau. Je voudrais me relever, effacer frénétiquement les marques douloureuses et fuir loin de cet endroit, mais je n’arrive même pas à bouger la tête.
— Je vais t’arracher le cœur, annonce une voix que je connais bien.
Siyah, le magicien noir, sort des ténèbres en arborant un visage grimaçant. Puis il éclate de rire. Un rire sans joie.
— Œil pour œil ! continue-t-il en pointant du doigt une orbite vide, de laquelle dégouline un répugnant liquide blanc.
— Je vais t’écorcher vif et me faire un manteau avec ta peau ! murmure un vampire à moitié carbonisé en rejoignant le magicien.
— Je vais t’emmener et tu seras mon esclave pour l’éternité, gronde à son tour une ombre démoniaque.
Est-ce que je rêve ? Tout me semble terriblement réel. À commencer par ces créatures, vaincues (écrasées !) par moi au terme d’épuisantes confrontations.
J’essaye de parler. Les mots se bloquent dans ma gorge trop sèche.
— Je… vous… emmerde…
C’est ce qu’Ombe aurait dit à ma place !
Je me réveille la bouche pâteuse. Le grondement des véhicules au loin me parvient étouffé. La cave est plongée dans l’obscurité.
Je me frotte les yeux. Je ressens des courbatures sur l’ensemble de mon corps – les conséquences de la chute, de mon évasion de l’hôpital sur les lignes de fracture de notre monde, de ma séance de magie d’hier soir ?
Une abominable quinte de toux me laisse pantelant. Je cherche la bouteille d’eau à tâtons et avale plusieurs gorgées. Je rallume la bougie. Quel rêve affreux ! J’ai peur de me rendormir. Je n’ai aucune envie de revoir Siyah et ses horribles comparses. Je lutte un moment contre le sommeil, avant qu’un gémissement animal m’arrache définitivement à ma torpeur.
Un ruban de brume mordoré jaillit du plafond et glisse le long du pilier.
Se laisse tomber serait plus exact. Par la barbe de Gandalf (j’ai décidé, à l’unanimité, de renouveler.. mon stock d’expressions) ! il a sacrément morflé. On dirait qu’il a été mordu à plusieurs reprises.
Une substance vaporeuse s’échappe de ses blessures. Le sortilège rase le sol, se tord de douleur, s’enroule autour de mes jambes comme s’il réclamait ma protection.
« La vache ! »
Effectivement… Qui a pu lui infliger ça ? Quel contre-sort s’est acharné sur lui ?
J’ai hésité après le départ de la fumée à briser le cercle devenu inutile. La fatigue m’a incité à remettre cet effort à plus tard. Bien m’en a pris, parce qu’un bruit sourd résonne dans la cave tandis que mon pentacle vibre furieusement.
« La magie, ça craint, je l’ai toujours dit mais personne ne m’écoute. »
C’est pas le moment, Ombe. On essaye de pénétrer mes défenses !
Le ruban brumeux se tasse craintivement derrière moi. De l’autre côté de la paroi, je distingue une forme de la taille d’un gros oiseau. Bien qu’instable, la sombre entité reproduit l’apparence d’un rapace. Lentement, les ailes déployées, lentement, je le vois tournoyer. Un aigle noir. Venu tuer mon serpent doré.
Mon cerveau fonctionne à grande vitesse, essayant d’oublier le mal de crâne qui me taraude et mes cuisantes courbatures. Qu’est-ce qui s’est passé ? La fumée renifleuse s’est lancée sur la piste du meurtrier. Mais quelqu’un l’attendait. Quelqu’un montait la garde dans les limbes et a lâché sur elle un contre-sort. Mon pauvre sortilège s’en est sorti par miracle et, mû par un réflexe dont j’ignorais jusqu’à présent l’existence, s’est précipité à l’abri. À la maison. Près de son maître.
Par chance, l’oiseau des ténèbres n’a pas réussi à le suivre à l’intérieur du cercle. Le chemin était trop étroit…
L’aigle fait plusieurs tentatives pour percer mes défenses, qui semblent (heureusement) trop solides pour lui. Ce contre-sort est sûrement spécialisé dans la chasse aux fouineurs, et non pas dans l’attaque de forteresse. Il suffirait, pour m’en débarrasser, de dissoudre mon propre sortilège. Privé de cible, l’aigle retournerait d’où il vient.
« Alors, tu attends quoi ? D’être mangé tout cru ? »
Un sortilège n’a jamais mangé personne. Et puis mon ruban de brume a peut-être eu le temps de grappiller des informations importantes ! Je dois impérativement le garder vivant, enfin, actif.
Je pourrais essayer de neutraliser l’aigle.
« Même question… »
Il faudrait pour cela quitter la protection du pentacle et me retrouver à la merci d’un autre sort possible, tapi dans l’ombre. C’est risqué.
« Il se fatiguera peut-être d’attendre et repartira d’où il vient. »
Oui, mais si le contre-sort est programmé pour moucharder ? Il rapportera mon existence à son maître et ça sera pire. Je n’ai pas le choix : il est indispensable de sauver mon sort et en même temps de régler celui de l’aigle.
« Vas-y, mets-lui une raclée ! »
J’aimerais t’y voir !
Je fouille dans mes affaires tandis que l’oiseau s’acharne contre le pentacle à grands coups de bec. Une feuille de laurier et de la poudre de calcite devraient convenir.
Il me faut maintenant un objet de petite taille. J’inspecte mes poches. Rien dans le pantalon (de petit, en tout cas). Dans le manteau ? Une clé USB ! Abandonnée par son précédent propriétaire.
« Personnellement, je déteste qu’on fouille dans mes poches. Mais je dis ça comme ça… »
Désolé, pas le temps de trouver mieux.
Je me retourne vers mon sortilège, brandis la clé et ordonne :
— #olcass&Q intavQº
« Colcassa Lintavë ! Dans la boîte ! Vite ! »
Le ruban doré ne se fait pas prier et s’engouffre dans la clé sous les yeux de l’aigle médusé.
Je profite de mon avantage.
Je bouscule le pentacle et scrute les alentours, à la recherche d’un autre sortilège malveillant qui aurait pu s’engouffrer dans le sillage de l’aigle. Rien.
Rassuré, je pose sur le sort-oiseau la feuille de laurier qui stoppe les charmes malveillants, accompagnant mon geste des mots en quenya indispensables :
— Q ta)e i sorn&, orn& mahtarwaQº
« A tape i sornë, ornë mahtarwa ! Bloque l’aigle, arbuste du guerrier ! »
Une mélasse jaillie de nulle part emprisonne aussitôt les pattes du volatile brumeux. Il ne me reste plus qu’à saupoudrer les plumes couleur de la nuit avec la calcite broyée, afin d’absorber son énergie.
— Q ta)e i sorn&, sar calimaQº
« A urta i sornë, sar calima ! Brûle l’aigle, pierre brillante ! »
À mon grand soulagement, des plaques de noirceur tombent sur le sol en grésillant. Le contre-sort se dissout sans avoir pu ni liquider mon pauvre serpent ni rapporter à son maître la moindre information.
« Pour Jasper, hip, hip, hip hourra ! »
Merci ! C’est vrai que je m’en suis bien sorti. Je suis assez lucide pour le constater. Pour cette même raison, je sais que cette planque est grillée.
Je dois partir au plus vite.
Le temps de rassembler mes affaires.
Le temps de reprendre mon souffle et de manger un biscuit.
Dehors, l’aube pointe le bout de son nez.
Besace sur le dos et sac à la main, je quitte le quartier des vampires en direction du passage William Gibson, où pullulent les cybercafés. Certains restent ouverts toute la nuit. J’ai ce qu’il faut chez moi pour me connecter à la Toile mais il m’est arrivé, avec Jean-Lu et Romu, de surfer convivial.
J’ai aussi très envie de boire un truc chaud et, accessoirement, de vérifier si mon sort-serpent est resté actif, quelque part au milieu des microcircuits de la clé USB.
Par le bâton du magicien gris (il s’agit de son bâton de pouvoir…), je n’en reviens pas de m’être sorti sans casse d’un affrontement avec un contre-sort ! Walter exagère, il aurait pu trouver un moyen plus subtil pour bloquer mon enquête…
Alors que ces mots se forment dans mon esprit, je me rends compte à quel point ils sonnent faux. Bien sûr que Walter serait plus subtil, plus… discret ! Son objectif n’est pas de me liquider mais de me retrouver. Si l’Association était impliquée, plutôt qu’un sortilège, elle m’aurait envoyé une nuée d’Agents !
Ce constat m’ébranle et je m’arrête en plein milieu du trottoir.
Puisque ce n’est pas Walter, alors qui ? Le meurtrier ? Improbable. Un sorcier ne m’aurait pas agressé avec une matraque, il n’aurait pas non plus eu besoin d’utiliser une arme.
La vérité, c’est que quelqu’un protège ce dingue.
Quelqu’un qui dispose de moyens sérieux, incitant à redoubler de prudence. À la lumière de cette information, est-ce que je ne devrais pas avertir l’Association ?
« Pourquoi est-ce que tu ne préviens pas l’Association, Jasper ? »
Tout simplement, Ombe, parce que Walter et mademoiselle Rose m’empêcheraient d’accomplir ce qui doit être accompli…
Je me remets en route d’un pas mesuré, aux aguets. Je reste attentif aux avertissements que le rubis de mon collier pourrait me lancer. Il m’a déjà sauvé une fois, jamais un sans deux, comme on dit à Troyes.
Mes forces reviennent petit à petit mais ce n’est pas la grande forme. J’hésite à m’engouffrer dans une bouche de métro. Avec cette nouvelle manie d’installer des caméras partout, j’ai peur d’être repéré. Je ne crains pas la police ferroviaire mais le maître de l’aigle, qui serait tout à fait capable d’intercepter mon signalement.
Je serre donc les dents et continue à pied.
Les courroies de mes deux sacs me scient les épaules.
L’avantage de cette marche forcée, c’est que le froid qui me tourmente depuis mon réveil dans la cave disparaît rapidement.
Et si le fauconnier qui a intercepté mon sort était Siyah ? Le magicien noir s’est échappé à l’issue de notre confrontation au bois de Vincennes. Avec un œil en moins. Et une dent contre moi ! Aurait-il loué les services d’un mercenaire pour m’éliminer ? Auquel cas c’est moi qui étais visé sur la moto, pas Ombe !
Je secoue la tête. Cette hypothèse ne tient pas la route. L’homme au Taser voulait ma peau avant que je rencontre Siyah. Et puis le magicien noir n’est pas du genre à envoyer quelqu’un régler ses comptes à sa place.
— Il en faudra plus pour m’arrêter, Ombe, crois-moi, je murmure en cherchant des yeux le nom des rues.
Le passage Gibson, enfin. Je repère un établissement ouvert et pousse la porte.
Il est désert ou presque. Je dérange le serveur en pleine méditation, la tête sur les bras, affalé sur son comptoir.
Je demande un grand café et une bécane. Il m’apporte l’un et l’autre en bâillant, sous la forme d’un mug et d’un code sur un bout de papier, puis il me fait signe de m’installer où je veux.
J’emporte la tasse jusqu’à un ordinateur en retrait, pose mes sacs de chaque côté de la chaise sur laquelle je m’effondre.
Je me frotte vigoureusement les cuisses, tétanisées par le trajet. Pour en baver à ce point, alors que je me vantais d’être un marcheur infatigable, mon organisme a dû sérieusement morfler.
Je hume le café avec délices et bois une gorgée. Bénédiction que ce breuvage ! Je sors le paquet de biscuits et grignote en branchant la clé magique.
J’attends quelques minutes.
Rien.
Soit le sortilège de recherche n’a pas survécu à son insertion dans la clé, soit il se terre. Minus !
Dans le premier cas, j’aurai bousillé en vain des fichiers qui ne m’appartenaient pas. Dans le second cas, il est de mon devoir de rassurer ce trouillard et de le convaincre de sortir de sa cachette. Seulement ce n’est pas un écran vide qui l’attirera en plein jour. Il faut l’appâter. Mais comment ? Avec du miel ? Un asticot ? Réfléchis, Jasper. Quand il existait sous sa forme première, dans le bois de Vincennes, il ondulait devant Erglug et moi à la façon d’un chien de chasse impatient de nous conduire jusqu’au gibier.
Poussé par une inspiration subite, je clique sur le navigateur et vais chercher sur un site une carte de Paris. La nature d’un chien de chasse c’est de chasser, d’un chien de garde de garder ; d’un dragon de ronchonner. Le but ultime d’un sortilège de localisation, c’est de localiser !
Gagné. Comme s’il attendait un endroit qui lui convienne pour se dégourdir les pattes (les anneaux ? les ailes ?), le ruban de brume devenu simple trait de couleur apparaît sur l’écran et gambade allégrement dans les rues de la capitale dessinées sur le plan. J’accompagne sa progression le cœur battant. Il a eu le temps de découvrir une piste avant d’être débusqué. Et il s’apprête à me la montrer.
La marque jaune quitte la rue Gibson, se faufile, renifle, remonte une trace perceptible pour lui seul, avant de s’arrêter sur le quai Damasio. À la hauteur du pont Loukianenko.
Bizarre. Il ne semble pas vouloir repartir.
Est-ce qu’il est fatigué ? Est-ce qu’il est arrivé là où il voulait aller ?
J’agrandis le plan et cherche des détails supplémentaires. Voilà ! Mon sortilège s’est lové devant le bâtiment de l’Institut médico-légal.
L’ancienne morgue de Paris.
Un tueur qui se cache au milieu des cadavres, quelle ironie ! Peut-être, simplement, qu’il travaille là-bas. En tout cas, mon serpent est formel. Et le seul moyen d’obtenir une réponse, c’est d’aller voir sur place.
— On dirait que je n’en ai pas encore fini avec les morts, ma vieille, je lance, à voix haute cette fois, à l’attention d’Ombe qui ne peut plus m’entendre.