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— Qu’est-ce que tu fais ?

Je regarde Walter avec étonnement. Ce que je fais ? Il le voit bien ce que je fais : je me lève !

Pour m’en aller.

C’est ce que je lui dis, d’ailleurs.

— Ben… je sors. Je me sens beaucoup mieux. Je ne vais pas rester là bêtement dans mon lit quand l’assassin d’Ombe court toujours !

Walter pose ses mains sur mes épaules et m’oblige à me recoucher. Je lutte un moment. Oh, un court moment. Parce que j’ai menti : je ne me sens pas mieux du tout.

— Tu ne vas nulle part, Jasper. Tu es beaucoup trop faible pour que je te laisse courir les rues.

— N’importe quoi ! Je suis en pleine forme ! Je m’insurge, alors que tout mon être crie le contraire, depuis les orteils jusqu’à la racine des cheveux.

Walter me regarde avec un air navré, en secouant la tête.

— J’ai déjà vu des navets qui avaient meilleure mine que toi.

— C’est pas drôle, Walter, je réponds en baissant les yeux.

Il s’approche de moi et me prend la main.

— Tu as raison, Jasper, ce n’est pas drôle, pardonne-moi. J’aimerais juste que tu comprennes que tu as eu de la chance, beaucoup de chance, de t’en tirer. L’état dans lequel tu es, si piteux soit-il, reste une forme de miracle.

— Mais Walter, je peux être très utile, je le sais ! N’oubliez pas que je suis le seul à avoir vu le meurtrier !

Ma voix a des accents désespérés. Je m’accroche au bras de Walter et lève vers lui un regard suppliant. Autant essayer d’attendrir un gardien de goulag.

— Justement, Jasper, en profite-t-il. Dès qu’il saura que tu as réchappé à son attaque, l’homme au Taser pourrait vouloir en finir avec toi. Tu ferais, à l’extérieur, une cible trop tentante.

Walter a raison, bien sûr. Seulement, je n’ai pas envie de l’entendre. J’ouvre la bouche pour protester, au moins pour la forme, mais il s’est déjà levé.

— Sois tranquille, mon garçon, annonce mon patron en se dirigeant vers la porte. Je vais mettre toutes les ressources de l’Association sur le coup. On va retrouver cet homme et rendre justice à Ombe.

Quand il prononce les mots « rendre justice », je frissonne malgré moi.

Il a presque atteint la porte quand il se retourne.

— Avant que j’oublie, Jasper : ta mère arrive de New York ce soir. Elle viendra directement ici. Je lui ai dit qu’une voiture t’avait renversé. Je me suis présenté comme un médecin de l’hôpital.

Puis, au moment où il s’apprête à franchir le seuil, il ajoute sans me regarder :

— J’ai laissé des Agents en faction dans le bâtiment. Pour ta sécurité…

Pas besoin d’en dire plus. Pas besoin non plus d’être devin pour comprendre ce qui se passe. J’ai trop habitué Walter à n’en faire qu’à ma tête ! Les Agents ne sont pas là pour empêcher un assassin d’entrer. Ils ont pour mission de m’interdire de sortir…

Je résiste à la tentation de me laisser gagner par l’abattement.

Tu m’as sauvé deux fois, Ombe, et moi je t’abandonne deux fois. J’aurais pu, j’aurais dû tuer cet homme, dans la ruelle. Ou au moins en parler à mademoiselle Rose qui aurait pris des dispositions. Je n’ai fait ni l’un ni l’autre et tu es morte.

Maintenant, d’autres que moi vont essayer de réparer mes erreurs.

Je suis un minable. Non, un double minable.

Je me rends compte que je te parle. Comme si tu étais encore là.

Je n’arrive pas à admettre la vérité. Peut-être que je refuse de le faire, tout simplement.

J’ai l’impression que tu vas pousser la porte de ma chambre, d’une minute à l’autre, et me fixer d’un regard moqueur qui voudra dire : « Et alors, vieux ? On a un petit bobo et on pleure dans les bras de papa Walter ? »

Si seulement.

Si seulement Ombe pouvait surgir, avouer une mauvaise blague, une expérience, pour voir si on tenait à elle !

Mais non. Elle ne franchira jamais le seuil.

C’est ça le plus dur. Ce côté abrupt, définitif.

Un claquement de doigts et un être, un lien, perd son sens.

Devient poussière.

Mon oreiller est humide. Je pleure.

Est-ce que je me mettrai à pleurer quand ma mère sera là ? J’espère que non. Je n’ai jamais pleuré devant elle.

Maintenant que j’y pense, c’est ridicule. J’ai bien pleuré dans les bras d’un troll et sur l’épaule de Walter.

Jean-Lu et Romu ont dû voir aussi quelques larmes rouler sur mes joues, sous le coup de la colère ou de la joie. Alors pourquoi pas ma mère ?

Tout ne s’explique pas. Tout n’a pas forcément besoin d’explication.

Machinalement, je cherche sur mon poignet le bracelet qu’elle m’a offert à Noël. Il n’est plus là. Évidemment…

On me l’a sûrement enlevé quand je suis arrivé à l’hôpital, pour m’examiner sous toutes les coutures. Mon bracelet, comme mes habits, a dû être récupéré par Walter. Je n’ai sur moi qu’une grande chemise bleue, attachée dans le dos par des lacets.

Et ma sacoche ? Est-ce que quelqu’un a pensé à la récupérer sur le lieu de l’accident ? Il y a dedans beaucoup de choses auxquelles je tiens.

Mais c’est le genre de détail que Walter, dans son obsession de la discrétion, ne laisserait pas passer. Ma sacoche – et l’attirail qu’elle renferme – se trouve sans aucun doute, en compagnie de mes vêtements, dans les bureaux de la rue du Horla.

Il est beau le magicien qui, malgré ses seize ans et son expérience limitée, a survécu à l’attaque d’un démon, d’un maître vampire et d’un puissant sorcier !

Nu et désarmé, cloué dans son lit par un désespérant accès de faiblesse…

Fin de partie.

Il ne me reste rien, rien que mon amertume et ma colère.

Je suis sur la touche.

Prisonnier, pour ajouter à l’humiliation.

Non seulement mon patron me refuse son aide, mais il me place sous surveillance. Et il se débrouille, avec un machiavélisme qui force l’admiration, pour coller à mon chevet le plus impitoyable des gardiens : ma mère !

Je m’en veux de parler d’elle comme ça.

En toute autre circonstance, je me serais jeté dans ses bras, j’aurais profité de mon statut de quasi-mourant pour me faire plaindre, pour réclamer des gestes tendres. Elle aurait apporté des cristaux revigorants, des bâtonnets d’encens. Le personnel l’aurait grondée mais elle aurait obtenu tous les passe-droits. Elle m’aurait veillé. Elle m’aurait…

Mais là, j’ai des choses à faire et, à sa façon, ma mère est un obstacle.

Je dois réagir.

Mieux : je dois agir.

Allez, Jasper (je me parle beaucoup à moi-même et ce n’est pas récent). D’habitude, tu ne renonces pas aussi facilement ! Ombe, d’ailleurs, refuserait de te voir vaincu par l’accablement. Elle ricanerait devant tes hésitations.

Elle te ferait signe de foncer.

Foncer. Oui, mais foncer où ? Et comment ? Tout nu dans les couloirs grouillant d’Agents de l’Association ? Je me mets à réfléchir.

J’adore sentir les engrenages du cerveau reprendre leur mouvement. Réfléchir, c’est d’ordinaire ce que je réussis le mieux (j’ai une autre spécialité, celle de l’humour foireux, mais en ce moment, je n’ai pas du tout envie de rire…).

Comme toujours, il ne faut pas deux minutes pour qu’une idée débile fasse son apparition dans ma tête. Pourquoi pas celle-là ? Elle en vaut bien une autre.

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