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La Morgue. Rebaptisée « Institut médico-légal » pour faire moins peur. Échouée sur la rive droite de la Seine, elle semble se cacher, honteuse, derrière des arbres squelettiques.

Je poireaute (ou poirote, si on est davantage fan d’Agatha Christie que de jardinage) depuis une demi-heure. Il fait complètement jour à présent. Les passants, peu nombreux, marchent le nez dans leur écharpe. Le froid est particulièrement vif, ce matin.

Les voitures, coincées dans un embouteillage sur le pont Loukianenko, avancent mètre après mètre, avec des ronflements de moteur rageurs. Des coups de Klaxon résonnent çà et là, en arrière-fond sonore.

Qu’est-ce que je vais trouver derrière ces murs ?

Un meurtrier. Qui ne s’attend sûrement pas à me voir. J’aurai au moins l’avantage de la surprise. Et de la détermination.

9 h 30. L’heure pour les visites. Les visites des corps. Je sers mon collier protecteur dans la main, vérifie que l’anneau d’énergie est toujours à mon doigt. Puis j’empoigne mes deux sacs et me dirige vers la porte principale du bâtiment en briques rouges.

J’aurais pu tenter une arrivée discrète, par une porte dérobée. Mais les sortilèges nécessaires auraient pompé mes maigres forces.

Face à l’assassin d’Ombe, je veux être en possession de tous mes moyens.

Le bonhomme de l’accueil, aussi pâle que l’ambiance du hall, me regarde de haut (avec morgue, si j’osais !). À sa décharge, mon aspect n’est guère reluisant.

— Oui-c’est-pourquoooooi ?

Je me demande un instant si mon interlocuteur est un Anormal. Certains Anormaux occupent des postes qui leur permettent de se faciliter la vie. Genre boulotter des cadavres non réclamés ou échanger des organes contre du sang frais. Mais le morguier (si, si, j’ai vérifié) que j’ai devant moi dégage un tel ennui qu’il ne peut s’agir, sans aucun doute possible, que d’un humain normal.

— Mes parents essayent de trouver une place pour la voiture, je réponds en employant le ton blasé d’un ado de base (je joue très bien l’ado de base quand je veux, sans me forcer, même !). Ils m’ont demandé de les attendre ici.

— C’est pour un retrait ?

— Ah, je ricane, j’avais pas capté que j’étais entré dans une banque !

— Je parle d’un retrait de corps, précise-t-il en pinçant les lèvres. Parce que ça va être difficile : une partie du personnel est en grève aujourd’hui.

Je hausse les épaules, comme si cette histoire m’indifférait profondément.

— J’en sais rien. J’accompagne mes parents, c’est tout. Je suis un garçon sage, poli et obéissant !

Il hausse les sourcils. Je crois qu’il est mûr.

— Y a pas un endroit pour s’asseoir en attendant qu’ils arrivent ?

— Il y a des sièges dans le couloir, m’indique-t-il avec une pointe de soulagement dans la voix. Là-bas, un peu plus loin.

— Super !

Traînant ostensiblement les pieds, je disparais de sa vue.

J’abandonne mon sac à dos au pied d’un fauteuil en plastique thermomoulé et sors de la poche de mon manteau un cadre photo numérique, acheté tout à l’heure pour un prix dérisoire.

Je vérifie que je suis seul, puis je connecte la clé USB contenant le sort de localisation. L’écran s’allume et Fafnir (c’est comme ça que j’ai décidé de l’appeler, histoire de le valoriser, le pauvre) apparaît sous la forme d’une boussole.

— Bon chien-chien, je murmure. Gentil Fafnir ! Cherche le vilain monsieur, cherche ! Allez !

— A roita, hinlocnyaQº

« A roita hunlocënya ! En chasse, mon dragon-chien ! »

L’aiguille frémit avant de faire un tour de cadran et de s’immobiliser, indiquant clairement le prolongement du couloir.

— Le moment de vérité, Jasper, je murmure encore, mais cette fois pour moi seul.

Par chance ou grâce à l’heure matinale, je ne rencontre personne. Fafnir continue à jouer le guide méticuleux dans le labyrinthe de murs blancs.

Une volée de marches et je descends sous terre, là où le froid et la mort paraissent presque naturels.

Une porte vitrée, que mon sortilège m’invite à pousser.

Une salle d’autopsie. Vide (de vivants). Vive les grèves !

Ici encore, le blanc domine. Les carreaux, les lavabos. Plusieurs dépouilles gisent sur des tables métalliques, attendant d’être ouvertes et examinées.

Elles sont blafardes, désincarnées. Brrrr.

Au poignet, un bracelet en plastique affiche un nom et un prénom. Je suis déçu, j’imaginais qu’on utilisait toujours une étiquette, accrochée par un bout de ficelle à l’orteil.

Suivant les indications de la boussole virtuelle, je quitte sans regret la salle aux macchabées, me retrouve dans un petit couloir et bute contre une porte épaisse.

Je devine sans peine qu’il s’agit de la pièce où l’on conserve les cadavres déjà autopsiés. Un thermomètre digital indique la température intérieure : – 10°C. Je ne regrette pas d’avoir gardé mon manteau ! Je respire plus vite. La confrontation est proche. Je laisse contre le mur le sac de sport, qui pourrait entraver mes mouvements.

J’ai toutes les peines du monde à empêcher ma main de trembler en actionnant la poignée. Je me glisse dans la chambre froide.

Une dizaine de corps, glissés dans une housse, sont allongés sur des plateaux, recouverts par un drap (blanc évidemment).

Personne.

De vivant, je veux dire. Je ne comprends rien.

Fafnir frétille sur l’écran, m’attire vers l’une des sinistres dépouilles. Est-ce que le meurtrier se cache parmi les morts, prêt à bondir et à me griller avec son Taser ?

Je secoue le macchabée identifié par mon sortilège, doucement d’abord puis plus énergiquement. S’il est vivant, il joue parfaitement bien le trépassé (ou « très passé », ça revient au même). Je surmonte le dégoût qui monte, rabat le drap et ouvre l’enveloppe en plastique. Un visage jeune apparaît, qui a dû être agréable à regarder.

Avant.

— Merde, je dis à voix haute pour juguler une panique naissante. C’est dégueulasse !

Le gars, quel qu’il soit, est bien amoché !

Problème : je ne l’ai jamais vu de ma vie…

Tout en frissonnant (à cause du froid mais pas seulement, pour être vraiment honnête), je ramasse un papier tombé de la table pendant que je manipulais l’inconnu. Un document signé du procureur. J’apprends que le corps n’a pas encore été identifié. D’après le compte rendu du légiste, la mort a été causée par un choc violent qui a enfoncé la mâchoire profondément dans le crâne (présenté de cette façon, ça n’a pas l’air terrible ; mais, bon sang, il faut le voir !). La colonne vertébrale est également brisée en deux endroits. L’homme a été retrouvé sur les rails du métro, à proximité du boulevard de Fombelle…

Ça fait tilt dans ma tête.

Le second agresseur ! Éclaté par le copain d’Ombe au cours d’une attaque du rayon maléfique ! Les éléments se mettent en place les uns après les autres. Clic-clic-clac.

Fafnir n’a pas cherché le véritable assassin. Incapable de franchir la barrière des contre-sorts (ou toujours terrorisé), mon sortilège de localisation a préféré tricher et me conduire jusqu’à l’autre larron.

Malgré ma déception, je ne peux m’empêcher d’admirer l’instinct de survie de Fafnir. J’ignorais jusqu’à présent qu’un sortilège puisse disposer d’une forme d’intelligence propre et manifester une autonomie.

Je commence vraiment à me les peler et ma capacité de raisonnement s’en trouve amoindrie. Je dois quitter cet endroit. Mais pas tout seul : ce corps est ma seule piste.


La chance (et les revendications syndicales) est toujours avec moi. Il n’y a personne quand je vais prendre un chariot à plateau dans la salle d’autopsie pour glisser le cadavre dessus et le sortir du frigo (quelle impression déroutante de bouger un corps déserté par l’étincelle de l’énergie vitale…).

Personne non plus dans le couloir, ni dans la petite pièce pleine de matériel où je me réfugie (et m’enferme).

Je décongèle doucement mais je dois faire vite parce que je ne suis pas le seul. Le mort va bientôt sentir la charogne ! Et l’agent à l’accueil finira par s’étonner de ne pas voir arriver mes parents.

J’ouvre mon sac à la recherche du Livre des Ombres d’un certain Ami des Morts, vieux sorcier spécialisé dans la nécromancie qui a rejoint depuis longtemps ses chers camarades. Oh, je ne cherche pas beaucoup. Je l’avais mis au-dessus ! Pour être franc, je m’étais dit qu’en cas d’attaque de morts-vivants, je trouverais peut-être à l’intérieur de quoi sauver ma peau… C’est l’inconvénient d’avoir une imagination galopante.

Voyons. Jouer avec un cadavre exquis. Non. Transformer un corps en canapé confortable. Non plus. Ah ! Tirer les vers du nez à un mort. Exactement ce qu’il me faut !

Je lis rapidement la page décrivant le sortilège. C’est assez simple. En plus, nous sommes déjà sous terre. Les forces liées au trépas y sont puissantes.

À en croire l’Ami des Morts, pas besoin d’enfumer la pièce en faisant brûler des herbes, ni de perdre du temps à concocter une tisane. Chez les Romains, les vivants plaçaient dans la bouche des défunts une pièce qui leur garantissait le passage dans l’autre monde.

La bouche.

On en revient toujours au souffle, au souffle vital.

Je prends dans mon sac les ingrédients identifiés par le nécromancien : une feuille d’absinthe, la plante des morts (ou des semi-morts !) dont les racines se nourrissent des décompositions ; une autre de chèvrefeuille, qui possède la vertu d’amplifier les pouvoirs psychiques ; un brin de lavande, pour accroître l’efficacité des plantes et résorber la fatigue ; une pierre de malachite enfin, catalyseur des énergies inconscientes, dont la principale vertu est de ramener les souvenirs oubliés…

Suivant à la lettre les indications du Livre des Ombres, je place, en réprimant mon dégoût, dans ce qui reste de bouche au cadavre, l’absinthe et quelques grains de lavande. Je fourre dans la mienne le chèvrefeuille et le reste de Lavandula, que je mâchonne en préparant la suite.

Je me déchausse complètement pour me retrouver pieds nus sur le carrelage. Pas de pentacle : il faut que les énergies diffuses se sentent libres d’aller et venir à leur guise.

Je pose le morceau de malachite sur le front glacé du mort. Je me penche jusqu’à toucher la pierre avec mon propre front, j’écarte les bras (comme une antenne) pour capter les ondes telluriques et… je prie très fort pour que personne ne défonce la porte à ce moment-là, parce que j’aurais beaucoup de mal à échapper à un placement en asile psychiatrique !

Je marmonne comme je peux, mon chouine-gomme 100 % chlorophylle dans la bouche, les mots qui me livreront (à en croire l’Ami des Morts) les informations que je désire :

— Sara olva, arwa luin& olvo same, a haham& manu nyenilass&, arwa luin& olvo same, a )alo lr&nya ananta tne, sar lairistineia, a lav sanv: latyaº

« Sara olva, arwa luinë olvo same, a hahamë manu ; nyenilassë, arwa luinë olvo same, a polo orënya ; ananta tye, sar lairustinqua, a lavë sanwë-latya... Plante amère, avec l’aide de la plante bleue, convoque l’esprit parti au loin ; chèvrefeuille, avec l’aide de la plante bleue, ouvre mon esprit intérieur ; et toi, pierre vert-de-gris, permets le transfert de pensées… »

Il ne se passe rien.

Enfin si : les muscles de mes bras tendus commencent à me tirailler et mes pieds sont en train de se transformer en blocs de glace !

L’Ami des Morts ne donne dans son Livre aucune indication de temps. Je décide de tenir la position encore quelques minutes avant d’abandonner.

« Tu abandonnes ? »

— Euh, salut Ombe. Je me disais… Laisse tomber. Je tiendrai le coup aussi longtemps qu’il faudra !

« Je préfère ça… »

C’est rien, je soliloque (de « seul » et de « loque », ce qui me correspond plutôt bien en ce moment). Mais Ombe, si elle avait été là, aurait fustigé ma faiblesse, ça ne fait aucun doute.

« Détermina… ami… Indispen… Je ne sais si… Échou.. Rapp… »

Je ne monologue plus. Des bribes de mots, portées par une voix inconnue, se frayent un passage dans mon cerveau.

Je suis connecté !

« Je ne… Rapp… Éli… Déter… Indis… »

Les pensées du mort sont de plus en plus éthérées. J’ai du mal à les saisir, à les retenir.

« Pas seule… Protec… Pas s… Mal… Fini… Échou… Ra… »

Certains mots me parviennent en meilleur état, chargés d’une émotion plus forte. Mais ils finissent par s’évaporer eux aussi.

Le froid qui m’envahissait reflue rapidement. Des gouttes de sueur tombent de mon front sur celui du mort.

« Pas… Éch… Fin… R… »

Je n’obtiendrai rien de plus.

Je me redresse, mettant brutalement fin à cette flippante communication d’outre-tombe.

— Merde (je possède un vocabulaire riche et varié) !

L’Ami des Morts avait écrit cet avertissement dans son Livre : « Si le cerveau du défunt est trop endommagé, les pensées résiduelles risquent d’être altérées. »

Il n’aurait pas pu taper moins fort, le copain d’Ombe ? La déception m’envahit. J’ai joué, j’ai perdu. Que faire de quelques mots sans queue ni tête, incomplets de surcroît ?

— Ne t’inquiète pas, Ombe. Je ne renonce pas. J’ai encore des tours dans mon sac !

En l’occurrence, un bocal en verre vide, à la fermeture parfaitement étanche. J’aurais préféré ne pas en arriver là, mais, maintenant, je n’ai plus le choix.

Courage, vieux. Courage. Pense à Ombe. Pense à ta vengeance.

Je déballe le corps du taiseux (plutôt que « taiseur », l’heure n’est pas à la rigolade) et je dégage son abdomen. Je prends un scalpel sur une pile, le sors de son emballage stérile. J’espère que je ne vais pas vomir…


Lorsque je ressors de la Morgue, la journée est bien entamée.

Il m’a fallu effacer les traces de l’opération, ramener le corps dans la chambre froide et attendre que l’homme de l’accueil s’absente avant de m’éclipser discrètement.

Mais je n’ai pas perdu mon temps. Ma première tentative pour arracher des informations au complice de l’assassin d’Ombe a échoué. Le deuxième essai sera le bon.

Reste à mettre la main sur une goule.

Une goule capable de déchiffrer des entrailles.

Le genre d’entrailles que je trimballe dans mon sac, à l’intérieur d’un bocal en verre.

Ah ! Il me faut une nouvelle planque aussi. Inaccessible au sadique encore en liberté qui veut me faire la peau, et à Walter.

Là-dessus, j’ai ma petite idée…

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