C’est la lumière du jour qui réveilla Malko. Un rayon de soleil brûlant lui chauffa le visage. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Il avait l’impression que l’orchestre de la soirée psychadélique continuait à jouer dans sa tête. Avec précaution, il tâta la bosse qu’il avait derrière l’oreille gauche. Un œuf de pigeon.
Courageusement, il ouvrit les yeux pour de bon. Il se trouvait dans une pièce aux murs peints en blanc, style hôpital, meublée du lit sur lequel il se trouvait, d’une armoire, d’une table et d’une chaise. Des sangles pendaient du lit, permettant d’attacher la personne qui s’y trouvait, mais, lui, était absolument libre de ses mouvements. Il se redressa, se mit debout et s’approcha de la fenêtre. Si on pouvait appeler « fenêtre » une ouverture d’un mètre de côté fermée par des barreaux en croisillons, épais chevrons de deux doigts. Ils étaient scellés dans un mur de pierre de taille.
De l’autre côté, c’était le paysage aride d’une colline sarde, coupée en deux par une rangée de barbelés. Il devait être très tôt car le soleil était encore à mi-chemin du zénith mais une brume de chaleur formait déjà un halo autour des pics dans le lointain. Malko alla jusqu’à la porte et tenta de l’ouvrir. Bien entendu, elle était fermée à clef. Il retourna s’étendre sur le lit, ignorant s’il avait dormi une nuit ou une semaine.
Son pistolet avait disparu et il était vêtu en tout et pour tout, de son slip. Dans un coin de la chambre, les bandelettes qu’on lui avait arrachées formaient un petit tas blanchâtre.
Au moment où il se recouchait une clef tourna dans la serrure, le géant café au lait apparut, cette fois il braquait sur Malko son P. 08 qui disparaissait dans son énorme patte. Il fit signe à Malko de se lever et de le suivre. S.A.S. obéit. L’autre l’aurait sans aucun doute transformé en passoire à la moindre incartade. Chris et Milton étaient dehors, eux. Il fallait gagner du temps.
Malko frissonna dans le couloir frais. Ils ne croisèrent personne. Le bâtiment à la forme d’un U n’avait pas d’étage. Toutes les portes étaient semblables et fermées.
Enfin, ils parvinrent au bout du couloir. Le géant frappa à la porte, l’ouvrit et poussa brutalement Malko à l’intérieur. L’émir Katar était assis derrière un bureau. Sans même lever les yeux sur Malko, il dit une courte phrase en arabe et continua à examiner la pile de dossiers qui se trouvaient devant lui. L’Arabe enserra le bras de Malko de sa patte énorme et lui fit faire demi-tour, refermant soigneusement la porte du bureau derrière lui. Cette fois, Malko n’y comprenait plus rien. Il aurait donné cher pour parler arabe. Mais sa mémoire étonnante ne s’était jamais exercée sur cette langue. Manque d’atomes crochus.
De nouveau ce fut l’enfilade du couloir. Puis, brusquement, l’éblouissement d’un patio désert. Le domaine privé de l’émir était en réalité immense. La partie où se trouvait Malko était la plus éloignée des bungalows des invités. Le gorille s’arrêta devant une trappe de bois, au niveau du sol. Sans lâcher Malko, il la souleva d’une seule main et la laissa retomber de côté découvrant une ouverture carrée. Malko eut soudain l’impression qu’une pelle à vapeur lui enserrait la nuque. Le géant était en train de le courber vers l’ouverture. Pris de panique, Malko se débattit furieusement, donnant des coups de pieds, mordant même le bras de son adversaire. Mais l’autre était le plus fort. Inexorablement la tête s’inclina vers l’ouverture. Il aperçut la surface lisse d’une eau dormante.
Quelque chose flottait près de la surface. Ébloui par le soleil, Malko mit quelques secondes à repérer un corps humain : le corps de Carole. Bien que gonflé et déformé, le visage était très reconnaissable. Elle portait toujours ses dessous noirs et ses bottes. Un détail fit frémir Malko d’horreur. Une de ses mains était retournée et il vit les ongles arrachés et la peau du bout des doigts en lambeaux. On avait jeté Carole vivante dans le puits.
Le géant café au lait le tira violemment en arrière et referma la trappe. Malko tremblait de dégoût. Ainsi, la gentille Carole avait payé de sa vie l’aide qu’elle lui avait apportée. Lui, qui abhorrait la violence, avait envie soudain de sentir la crosse d’un solide pistolet dans sa main. Poussé par son gardien, il reprit le chemin du bureau de l’émir.
L’émir Katar fumait un cigarillo quand Malko se retrouva toujours en slip dans son bureau. Cette fois ses yeux de myope se posèrent sur Malko, avec une expression ironique et cruelle. Malko le toisa avec dégoût :
— C’est pour m’impressionner que vous avez voulu que je voie le cadavre de Carole Ashley ?
L’émir tapota la cendre de son cigarillo et répliqua de sa voix chantante :
— Certainement pas. Vous êtes un professionnel, n’est-ce pas, au-dessus de ces choses ? C’est seulement pour vous monter que je ne bluffe pas et que je suis sûr de moi. J’aurais pu faire disparaître cette fille purement et simplement. Au lieu de cette solution simpliste, un bateau emmènera le corps dans la baie. Lorsqu’on le retrouvera, on conclura à une congestion, due à un bain de minuit après une trop forte ingestion d’alcool. L’eau de ce puisard est salée.
L’émir parlait un anglais parfait en choisissant ses mots avec une certaine pédanterie. Son blazer de flanelle bleu marine et son polo à col roulé étaient d’une élégance raffinée. Seule la lueur cruelle de ses yeux ne venait pas d’Eton. Malko haïssait sa pédanterie d’assassin bien élevé. Bien que nu, il conservait toute sa distinction et il sentit que l’émir était sensible à cette classe.
— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il sèchement. Pourquoi m’avez-vous kidnappé ?
L’émir ne put maîtriser un tremblement dans sa voix, comme s’il implorait Malko.
— Je suis dans une situation très délicate, dit-il. D’où, seul, Foster Hillman peut me sortir.
Une seconde, il fut sur le point de parler à Malko de Aziz et de Baki, puis se retint. Après tout cet homme était son prisonnier. Mais il avait absolument besoin de se justifier, ce pauvre émir. C’était bien la première fois qu’il trempait ses mains dans le sang, lui-même.
— N’essayez pas de m’attendrir, avertit Malko. Même nos adversaires de l’Est n’ont encore jamais employé une méthode aussi vile. Vexé, l’émir fit :
— Si vous connaissiez les horreurs perpétrées par l’Intelligence Service vous trouveriez ma combinaison d’une innocence angélique. Une fois, près de chez moi, ils ont fait liquider plus de deux mille rebelles, femmes et enfants compris, par des mercenaires…
Malko en avait assez :
— Finissons-en, dit-il. Vous allez me liquider, n’est-ce pas ? Alors, faites-le vite.
Sa rage était telle qu’il pensait sans peur à la mort. Et Dieu sait s’il aimait la vie !
L’émir sourit, méprisant.
— Vous êtes stupide. Je n’ai pas besoin de vous exécuter. Ce domaine m’appartient et jouit du privilège de l’exterritorialité. Les autorités de ce pays le savent et se garderaient bien d’y faire la moindre incursion. Même si vos amis de la C.I.A. le leur demandaient.
« Vous allez donc rester ici. Des semaines ou des mois. Vous êtes un otage intéressant. Et ne comptez sur personne pour vous faire évader. Je sais que vous n’êtes pas seul. Mais vos hommes ne pourront rien. Il faudrait une armée pour prendre d’assaut mon domaine. Dans ce cas, ajouta-t-il, je ferais immédiatement appel aux carabiniers. Je leur ai déjà demandé d’effectuer des rondes fréquentes. Il y a tant d’enlèvements en Sardaigne, ces temps-ci.
L’émir se grisait de ses propres paroles. Renversé en arrière dans son fauteuil, il étalait son double menton sur son col roulé. Le dégoût de Malko était tel qu’il se demanda s’il aurait le temps de l’étrangler avant que le géant café au lait, assis en tailleur derrière lui, puisse intervenir. Cela aurait valu la peine. Mais l’émir n’avait pas fini son monologue :
— J’ai besoin de vous dans l’immédiat, annonça-t-il. Vous allez écrire à Foster Hillman, après avoir vu sa fille. Il croit que je bluffe, que je n’oserai pas y toucher. Je voudrais que cette lettre soit assez bien tournée pour éviter d’autres amputations. Hillman doit cesser de me contrer.
Il parlait d’une voix doucereuse et égale, les yeux baissés, un peu comme un prêtre. Malko n’osait pas comprendre.
— Quoi ? Vous allez…
L’émir découvrit ses dents, avec toute la cruauté de l’Arabie.
— Le second doigt accompagnera votre lettre. J’ai un messager sûr. Je veux que M. Hillman comprenne que j’ai absolument besoin des renseignements que je lui demande. Je pensais qu’il tenait assez à sa fille pour éviter des enfantillages tels que votre venue et le piège de New York. Je regrette de m’être trompé.
— Autrement dit, articula lentement Malko, vous allez de nouveau torturer Kitty Hillman.
L’émir eut un geste évasif :
— Torturer est un mot inexact. Je ne tiens pas à la faire souffrir. Mais, en l’absence du docteur Weisthor, je suis obligé de faire appel à Schaqk, ici présent, qui opérera avec moins d’habileté.
— Jamais je n’écrirai cette lettre, dit Malko. D’ailleurs je vous ai dit que Foster Hillman est mort.
L’émir ne répondit pas tout de suite. Lui et Malko s’affrontaient du regard. Soudain l’Arabe claqua des doigts :
— J’ai une meilleure idée. C’est Mme Hillman qui va écrire à son père elle-même. Elle trouvera des mots meilleurs, qui le toucheront plus peut-être. Vous allez vous charger de lui faire rédiger cette lettre. Moi, je n’ai rien pu en tirer, elle ne veut même pas m’adresser la parole.
— C’est une malade mentale, coupa Malko, écœuré, elle est incapable d’écrire. Et je ne ferai rien pour la forcer…
Il croyait rêver. Par la fenêtre du bureau, il pouvait apercevoir les bungalows des invités. À quelques centaines de mètres il y avait des touristes, une vie normale. Ici, il était en pleine horreur moyenâgeuse. L’émir décrocha son téléphone et dit une longue phrase en arabe, puis il raccrocha et attendit, sans regarder Malko.
La porte s’ouvrit. Et Malko se trouva devant l’original de la photo que lui avait donnée le professeur Soussan.
Kitty Hillman était encore plus ravissante au naturel. Pieds nus, elle portait une petite robe de toile imprimée multicolore, probablement sans rien dessous, car le tissu dessinait toutes ses formes et la courbe délicate de sa poitrine. Malko fondit devant son visage mobile, enfantin, avec deux immenses yeux noisette.
Il y avait au fond une expression de peur animale, la panique qu’on voit dans les pupilles des animaux pris dans un incendie. Puis, elle regarda Malko, toujours en slip, et son expression changea. Une onde comme un sourire parcourut ses lèvres et son visage se détendit imperceptiblement. Malko ne pouvait détacher son regard du gros pansement sale qui entourait sa main gauche. L’émir ne bluffait pas en effet. Mais lorsqu’il croisa le regard des yeux dorés, il baissa les siens.
— Mme Hillman n’a pas prononcé un mot depuis qu’elle est en notre compagnie, dit-il. J’espère que vous serez plus heureux que nous… Je vais vous laisser avec elle.
À ce moment, Malko reconnut l’homme qui escortait Kitty Hillman. C’était un de ceux qui avaient voulu le tuer avec le Riva. Son complet noir dessinait presque tous ses os tant il était maigre et son visage plein de marques de petite vérole était repoussant. Malko se rapprocha soudain du bureau :
— Faites sortir tout le monde, dit-il d’une voix contenue. Je veux vous parler, seul à seul. Dans votre intérêt.
L’émir hésita. Mais il vit le tic d’inquiétude sur le visage d’Aziz et le chassa d’une interjection rauque. Il sortit en emmenant Kitty. Seul, Schaqk resta, toujours à la même place.
— Il ne parle que le dialecte de mon pays, dit l’émir, que voulez-vous me dire ?
— Vous allez me laisser partir avec cette jeune fille, dit-il. Je vous donne une minute. Cela vous laisse une chance de sauver votre vie. Après, il sera trop tard.
L’émir eut un sourire grinçant :
— C’est pour cette intimidation ridicule que vous avez voulu rester avec moi. Vous perdez votre temps, monsieur.
Les yeux de Malko avaient viré au vert, ce qui était très mauvais signe. Il dit lentement :
— Vous ne le savez pas, mais vous êtes déjà mort.
L’émir se troubla imperceptiblement mais parvint à dominer le tremblement de ses mains.
— Ce n’est pas vous qui m’exécuterez en tout cas, siffla-t-il. Ni Foster Hillman.
— Je vous répète que Foster Hillman est mort depuis une semaine, martela Malko. Exactement le jour où votre complice lui a téléphoné. Il s’est suicidé.
Les yeux de l’émir vacillèrent. À son tour, il posa un regard perçant sur Malko. Comment savoir s’il bluffait ? Malko voulut poursuivre son avantage :
— Vous avez toute la C.I.A. sur le dos. Je vous l’ai déjà dit. Même si je ne sors d’ici que mort. Et vous n’avez plus personne à faire chanter.
L’émir s’était repris :
— C’est faux, dit-il. Foster Hillman n’est pas mort. Je l’aurais appris.
— Nous avons fait le nécessaire pour que vous ne le sachiez pas, précisa amèrement Malko.
Toute leur machination pour sauver Kitty se retournait contre eux. Mais l’émir n’était pas encore abattu.
— Si Foster Hillman est mort, dit-il, je n’ai rien à craindre. Vous ne faites pas de sentiment dans votre métier. Vos chefs ne perdront ni argent ni homme pour retrouver une fille que ne peut leur servir à rien…
Malko eut un sourire froid.
— Avez-vous entendu parler du général Radford ? Il admirait profondément Foster Hillman. Il sait pourquoi il s’est suicidé. Il vous poursuivra toute sa vie. C’est lui qui dirige la C.I.A. maintenant, lui qui m’a envoyé ici.
Machinalement l’émir s’essuya le front. Son regard était moins ferme. Intérieurement il maudit les Égyptiens. Il tâta prudemment le terrain :
— Si ce que vous dites est vrai, conclut-il, je dois vous supprimer ainsi que la fille. Il n’y aura jamais aucune preuve.
— Ne touchez pas à Kitty, répéta Malko. Vous signeriez votre arrêt de mort.
Il pensa avec amertume qu’il n’avait plus que la fragile barrière des mots pour la protéger. L’émir ne s’était pas laissé convaincre.
— Je vais vous faire conduire près d’elle, ordonna-t-il. J’ai besoin de cette lettre très vite.
Lorsque la porte s’ouvrit, Kitty Hillman se recroquevilla brusquement sur le lit étroit, serrant ses jambes de sa main droite, sa main gauche devant le visage, pour ne pas voir qui entrait. Le géant Schaqk poussa et referma la porte, toujours aussi indifférent. En dépit de sa carrure énorme, il se déplaçait avec une souplesse prodigieuse.
Malko resta immobile une seconde, pour ne pas effrayer la jeune fille. Il était toujours en slip et souffrait de cette tenue succincte, mais l’émir avait fait la sourde oreille lorsqu’il lui avait demandé des vêtements. Il le sentait encore plus à sa merci ainsi. La chambre où était détenue Kitty était à trois portes de la sienne et meublée exactement de la même façon, donnant elle aussi, sur le no man’s land de rocaille. Il y avait maintenant presque vingt-quatre heures qu’il était retranché du monde.
— Kitty, appela-t-il doucement.
La jeune fille ne bougea pas. Il se rapprocha lentement et posa sa main sur le bras de la jeune fille.
— Kitty, dit-il le plus doucement qu’il le put, je suis un ami, il ne faut pas avoir peur…
Il ignorait si elle comprenait, mais il répéta sa phrase plusieurs fois. Puisqu’il était impuissant à la sauver, au moins qu’il la rassure. La lettre, il n’en était pas question. Pour sortir de ce cauchemar, il n’y avait qu’une solution : s’évader avec Kitty. Ce qui semblait impossible pour le moment.
Lentement, il caressa le bras de la jeune fille, de l’épaule au poignet, en lui murmurant des mots sans grande signification mais d’un ton très doux et très tendre. Peu à peu, il la sentit se détendre. Elle laissa tomber le bras qui protégeait sa figure et regarda Malko. Ses pupilles dilatées le détaillèrent longuement, puis, sans doute rassurée, elle allongea ses jambes et appuya sa tête à l’oreiller. Ils restèrent près d’un quart d’heure ainsi. Malko lui caressait les cheveux maintenant. Elle ne bougeait pas, les yeux dans le vague. Soudain, Malko s’arrêta de la caresser et s’écarta légèrement. Ce fut immédiat. La main droite de Kitty partit comme une flèche et son bras s’accrocha autour du cou de Malko. Elle poussa un petit gémissement.
— Je ne m’en vais pas, dit Malko. Je suis là, Kitty. Timidement, elle passa ses doigts sur son visage, comme pour le reconnaître. Elle regarda interminablement les yeux dorés pleins de douceur. Et d’une voix minuscule, demanda :
— Qui êtes-vous, monsieur ?
Comme effrayée de sa propre audace, elle se tourna vivement contre le mur.
— Je suis un ami, Kitty, répéta Malko. Un ami de votre père.
Elle ne parut pas comprendre. Mais elle saisit une des mains de Malko et la tint dans la sienne. Beaucoup plus tard, elle murmura :
— Je veux partir, j’ai peur.
— Nous partirons, dit Malko du ton le plus rassurant possible.
— Maintenant, souffla Kitty. Puis elle éclata en sanglots.
Près de deux heures passèrent ainsi, Kitty agissait comme un petit animal apprivoisé, avec des élans, des craintes inexpliquées, des mots sans suite. Elle avait certainement été traumatisée par son enlèvement, car elle semblait incapable de se rendre compte de la situation. Malko devait être la première personne qui la traitait avec douceur et elle se rapprochait de lui. C’était pathétique et horrible. Penser que c’est cette enfant qui servait au troc de l’émir. En douze ans de renseignement, Malko n’avait jamais vu quelque chose d’aussi froidement inhumain. Installé dans une position inconfortable, il s’ankylosait pour ne pas déranger Kitty. Il avait beau réfléchir comme un dément, il ne voyait pas de moyen d’en sortir.
Le jour tombait, presque aussi brutalement que dans un pays tropical. Malko s’aperçut que Kitty s’était endormie contre son épaule. Il y eut un claquement de serrure et la porte s’ouvrit.
Suivi du géant Schaqk, l’émir fit une entrée qu’il voulait majestueuse. Il eut un regard de mépris amusé pour Malko.
— Alors, monsieur l’agent de la C.I.A., c’est tout ce que vous savez faire : prendre une fille dans vos bras.
Malko se leva très doucement pour ne pas déranger Kitty, mais celle-ci, entendant le bruit, sursauta et se recroquevilla sur un coin du lit, ouvrant démesurément ses grands yeux.
— Vous avez intérêt à me tuer, dit Malko. Parce que si je sors vivant d’ici, je n’aurai qu’une idée : vous retrouver, quoi qu’il puisse m’en coûter.
L’émir haussa les épaules.
— Enfantillages. Vous êtes payé par le Gouvernement américain pour traquer les espions, monsieur Linge, pas pour jouer les don Quichotte. Avez-vous fait écrire cette lettre ?
Dans la cellule maintenant sans soleil, Malko avait la chair de poule. Il répliqua :
— Non. Vous voyez bien que cette jeune fille est incapable d’écrire. Et de toute façon, je vous ai dit que Foster Hillman est mort.
— Tsst, tsst, fit l’émir. Je ne vous crois pas. Vous autres Américains, vous n’êtes pas assez malins pour monter une telle histoire. Je veux cette lettre. Qu’elle la signe au moins. Maintenant, je dois aller présider l’arrivée des Régates, à Porto-Giro. C’est une très jolie fête qui aurait beaucoup plu à notre amie Carole Ashley. Je serai de retour dans deux heures. Je vous laisse avec Mlle Hillman. Au cas où vous n’arriveriez pas à obtenir une lettre bien émouvante, ou à l’écrire vous-même, on m’a fait une suggestion intelligente : pourquoi ne pas envoyer à M. Foster Hillman un œil de sa fille plutôt qu’un doigt : c’est plus aisément reconnaissable…
Malko regarda l’émir pour voir s’il ne plaisantait pas. Mais l’Arabe avait le visage sérieux, avec même une expression de cruauté gourmande. Il renouait avec une vieille tradition. Au siècle dernier, le calife Omar de Bagdad avait renvoyé par petits morceaux à ses ennemis un émissaire qui avait déplu.
— Vous êtes fou, dit Malko. Fou à lier.
Sans répondre, l’émir fit demi-tour et sortit. Dans le couloir, il retrouva Abd el Baki et Abdul Aziz. Les deux Égyptiens ne le lâchaient plus d’une semelle, l’observant sans cesse de leurs petits yeux noirs sans expression. Et Son Excellence Abdullah Al Salind Al Katar crevait de peur. Il savait que sans un résultat rapide, il allait recevoir une balle dans le dos : les deux barbouzes ne croyaient pas une seconde à la réussite de l’opération Hillman. Et la cruauté de l’émir grandissait comme sa peur : à une vitesse vertigineuse.
— Restez ici, commanda-t-il brutalement aux deux Égyptiens, je ne veux pas qu’on vous voie avec moi, depuis votre stupide tentative ratée.
Onctueux et sinistres les deux hommes s’inclinèrent et regardèrent partir l’émir.
Les Sept Plaies d’Egypte.
Kitty était réveillée. Cette fois, dès que l’émir fut sorti, elle se rapprocha de Malko et se blottit contre sa poitrine. Il sentit ses petits seins s’écraser contre lui, à travers le mince tissu de la robe. La jeune fille ne disait rien, mais de grosses larmes coulaient le long de ses joues.
— Qu’est-ce qu’il y a, Kitty ?
— J’ai peur, dit-elle. Je voudrais rentrer.
Elle se serra encore plus fort ; ses grands yeux candides ne quittaient pas son visage. Il se dit qu’elle était très belle avec sa bouche si féminine et ses longs cheveux qui contrastaient avec l’expression enfantine de ses yeux.
Sans rien dire, elle tira Malko pour qu’il s’étende sur le lit à côté d’elle. Puis elle s’allongea de tout son long contre lui, comme pour le réchauffer, la tête au creux de son épaule. Sa respiration était régulière et lente. Malko s’assoupit lui aussi, épuisé par la tension nerveuse. Il faisait nuit déjà, mais une lampe dehors diffusait une lueur pâle dans la chambre-cellule. Malko fut réveillé par une sensation étrange : sur un coude Kitty le regardait. Son visage s’était métamorphosé. Ses yeux mangeaient tout son visage. Sa bouche à demi entrouverte avait une expression vorace et une grosse veine battait sur son cou. Malko réalisa tout à coup que son corps était pressé contre le sien et qu’elle avait envie de lui.
Et ce que lui avait dit le professeur Soussan lui revint en mémoire. Kitty avait des besoins sexuels qu’elle assouvissait comme un petit animal avide de sensations agréables.
Il voulut se lever, mais elle l’en empêcha avec une mimique suppliante. Inutile de la raisonner. La présence de Malko l’avait rassurée, elle oubliait le danger et la nature reprenait le dessus. Elle serrait ses hanches étroites de garçon contre Malko avec application, sans dire un mot. Il essaya de nouveau de se lever, mais cette fois, Kitty gémit si douloureusement qu’il se laissa aller contre elle. Aussitôt, elle se détendit.
Elle avait des gestes maladroits et un peu brutaux, mais son petit visage triangulaire respirait enfin la joie. Quand Malko la prit, elle se mordit les lèvres au sang comme pour se punir. Puis elle le serra de toute la force de son bras valide. Elle ne cria qu’une fois, un petit cri d’oiseau, lorsqu’elle heurta sa main blessée au mur. Puis, elle s’endormit d’un coup, les cheveux dans la figure de Malko. Il éprouvait une infinie pitié pour cette femme-enfant doublement murée dans sa solitude par son dérangement mental et sa captivité. Dans son sommeil, Kitty, soulagée, détendue, souriait aux anges dans la beauté délicate de son corps nu. Malko la couvrit de sa robe et se leva. La fenêtre n’était plus qu’un carré noir, éclairé par la lune. Des pas résonnèrent dans le couloir. De nouveau ce fut le cérémonial habituel.
— Vous avez la lettre ? demanda l’émir.
Malko secoua la tête négativement. L’Arabe explosa de rage :
— Imbécile ! Vous ne changerez rien avec votre entêtement. J’aurai ces renseignements. Demain matin Schaqk opérera Mlle Hillman. Kitty dormait en boule, enroulée dans sa robe.
— Mais que voulez-vous au juste ? demanda Malko. Intéressé l’émir expliqua :
— La liste des agents de la C.I.A. dans les pays arabes du Moyen-Orient. Presque tous travaillent pour Israël…
Malko le regarda, interloqué :
— Mais, jamais personne, sous aucun prétexte, ne vous communiquera ces renseignements. Même pas Foster Hillman s’il était encore vivant. Mais pourquoi en avez-vous besoin ?
Une lueur de complicité passa sur le visage de l’émir. Il s’éloigna de la porte et dit d’une voix plaintive :
— On me fait chanter. Les Égyptiens. C’est ma vie qui est en jeu. Il faut me comprendre.
Malko sentit un fol espoir l’envahir.
— Excellence, dit-il, libérez Kitty et je peux vous promettre que vous n’aurez rien à craindre de personne. Nous vous protégerons aussi longtemps qu’il le faudra.
L’émir secoua la tête :
— Vous ne pouvez pas goûter la nourriture que je mange, dormir au pied de mon lit, empêcher un tueur de me poignarder en sacrifiant sa vie. Il me faut ces renseignements.
— Ainsi, la guerre d’Israël continue ici, soupira Malko. Je pensais que vous étiez un homme intelligent, Excellence.
— Je préfère être un homme vivant, coupa l’émir. Je ne crois pas à vos promesses. J’ai déjà connu celles des Anglais. Vous vous souvenez de Nouri Saïd à Bagdad. L’Intelligence Service lui avait juré une protection éternelle. Il est mort, pendu par les pieds à un arbre de la place d’Ara et son corps a été déchiqueté par la foule. Au revoir, monsieur Linge.
Il cracha une phrase en arabe et Schaqk empoigna Malko par le bras. Celui-ci se débattit et heurta la chaise qui tomba. Kitty se réveilla en sursaut, vit la bagarre et poussa un long hurlement hystérique. Déjà Schaqk tirait Malko hors de la pièce, irrésistiblement. La porte se referma. Le cri de la jeune fille résonna longtemps dans le couloir. Il se termina brusquement en sanglot étranglé.
Projeté dans sa propre cellule, Malko jurait à voix basse, fou de rage et d’impuissance.
Il était sûr que les deux gorilles devaient combiner un plan pour le faire évader, mais comment ? À moins que l’émir ne les ait mis hors de combat. Avant qu’une nouvelle équipe soit à pied d’œuvre, c’en serait fini pour Kitty et lui.
Ainsi la guerre d’Israël continuait à deux mille kilomètres à l’ouest de Jérusalem.
Pour la centième fois, il s’approcha de la fenêtre. La colline nue et pierreuse était déserte. Les barreaux massifs qui le séparaient de la liberté étaient scellés et il aurait fallu des années pour en venir à bout en les limant.
La porte était épaisse, incrochetable et le couloir certainement surveillé. L’émir était trop sûr de lui pour ne pas avoir pris toutes ses précautions. Découragé, S.A.S. revint à son lit. Il pensait à Kitty de nouveau seule dans la cellule voisine.
Il était encore allongé quand Schaqk entra, portant un plateau de nourriture. Son gardien le posa sur la table, et sans prononcer un mot ressortit.