Devant la porte à la serrure arrachée, deux civils au visage sévère montaient une garde vigilante. Le bureau de Foster Hillman grouillait de monde. Le général Radford, les yeux rouges, un énorme cigare au poing, s’était assis dans le fauteuil du patron de la C.I.A. Les cendres des papiers brûlés par Foster Hillman avaient été rassemblées soigneusement dans un bac en matière plastique posé sur le bureau. La nouvelle du suicide de Foster Hillman s’était répandue comme une traînée de poudre. Radford avait réuni en hâte quelques responsables et prévenu la Maison Blanche ainsi que les Agences Fédérales s’occupant de Renseignements. Certains étaient venus en hélicoptère. Une dizaine d’hommes en costume sombre, les traits tirés, étaient répartis dans la pièce, qui dans les fauteuils de cuir, qui sur la banquette, ou simplement debout. Parmi eux, il y avait James Coburn, Directeur de la N.S.A.[2]. C’est lui qui semblait le plus inquiet.
— Enfin, vous n’avez aucune idée de la raison qui a poussé Hillman à commettre ce geste insensé ? demanda-t-il.
Le général Radford lui mit son cigare sous le nez :
— Il est mort depuis deux heures. Comment voulez-vous que nous sachions quelque chose ? Je lui ai parlé une heure avant sa mort. Tout à fait normal. Nous préparions une conférence pour le Pentagone, sur les missiles anti-missiles russes.
— Avait-il l’air énervé ? demanda un général, éminence grise de l’Air Force.
— Pas du tout. Aussi calme que d’habitude.
— Dépression nerveuse ? hasarda un autre général.
Les yeux flamboyants de Radford s’arrêtèrent sur le galonné. Son regard était haineux et son corps bizarrement penché comme s’il était soumis à quelque invisible supplice. Il avait aimé Hillman comme un frère.
— Et pourquoi pas une jaunisse ? fit-il. Il était parfaitement équilibré et adorait son job. Le Président l’avait encore félicité il y a un mois pour ses analyses de la situation au Moyen-Orient.
— Et s’il avait eu un cancer ? Un truc inguérissable ? dit Coburn. Un silence de mort tomba sur le bureau. Puis Radford se rua sur un téléphone, où il composa un numéro intérieur.
— Apportez-moi immédiatement le dossier médical de M. Hillman. Dans son bureau, ordonna-t-il. Et dites au docteur Buck de venir aussi. Il raccrocha. Le docteur Buck était le médecin attaché à la C.I.A. Il examinait régulièrement les gens les plus importants, physiquement et psychologiquement. Il faisait également subir les tests aux nouveaux arrivants.
En attendant son arrivée, Radford passa au crible les tiroirs du bureau de Foster Hillman sans rien trouver. On ignorait encore en quoi consistaient les papiers brûlés.
Le docteur James Buck frappa à la porte et entra, un dossier vert à la main. C’était un homme grand et maigre avec des dents proéminentes qui lui donnaient l’air de perpétuellement sourire. Radford lui sauta dessus, littéralement :
— Est-ce que le Patron était malade ?
Le médecin posa le dossier sur un coin du bureau, salua l’assemblée d’un signe de tête et dit :
— Un petit ulcère à l’estomac qui attaquait régulièrement. Il avait eu une crise voilà trois mois.
Le général Radford balaya l’ulcère comme une division ennemie.
— Je ne vous parle pas de ça. Un truc sérieux, mortel. Le docteur Buck secoua la tête.
— Il se portait comme un charme. Je le suis depuis qu’il est ici. Il aurait pu vivre cent ans.
L’autre insista.
— Cela n’aurait pas pu vous échapper ? Avec ces maladies foudroyantes, les leucémies aiguës, je ne sais pas, moi…
Buck, profondément vexé foudroya Radford, en montrant ses dents de lapin géant.
— Foster Hillman a été examiné par mes soins il y a moins d’un mois à l’occasion de son check-up annuel. Je ne connais pas de maladie qui évolue en si peu de temps sans aucun symptôme extérieur, car, je vous le répète, Hillman semblait se porter comme un charme…
Le général Radford eut l’impression qu’une sorte de brouillard lui entourait l’esprit. Cette fois le silence dura une bonne minute. Chacun se posait la même question : « Quel terrifiant secret pouvait avoir poussé l’un des hommes les plus puissants des U.S.A. à se suicider ? » Ce n’était pas par pur altruisme qu’ils s’interrogeaient. Tous ceux qui étaient présents savaient que Foster Hillman était en possession de presque tous les secrets intéressant la défense des U.S.A. Il fallait être absolument certain que sa mort n’avait aucun rapport avec son métier. Au moment où le docteur Buck allait se retirer sur la pointe des pieds, David Wise, directeur de la Division des Plans à la C.I.A. hasarda :
— Et sur le plan, euh ! mental, Doc ? Le général Radford répondit à sa place :
— Je travaillais tous les jours avec lui. Aussi sain d’esprit que moi-même.
Il regarda Wise d’un air si méchant que ce dernier renonça définitivement à mettre en doute les facultés mentales de son chef défunt.
— Eh bien, fit d’un ton morne James Coburn, l’homme de la N.S.A., il n’y a plus qu’à annoncer à la presse que le grand patron de la C.I.A. s’est suicidé pour une raison inconnue et incompréhensible, et qu’on lui cherche un remplaçant !
Le général Radford pivota dans son fauteuil comme un boxeur qui vient d’encaisser un coup violent et cracha un bout de cigare tout mâchonné.
— La presse, mais c’est impossible…
L’homme de la N.S.A. revint à la charge un peu ironiquement. Il prenait sa revanche de l’affaire Mitchell[3].
— Vous voulez peut-être l’enterrer au fond du jardin sans rien dire à personne et nommer discrètement un remplaçant. À force de faire des secrets vous devenez complètement cinglés. Nous vivons en démocratie, bon sang. On ne peut pas cacher une mort pareille…
La tension nerveuse était telle qu’il y eut quelques rires, vite étouffés.
— Qui est au courant de la mort ? aboya Radford…
— Guère plus d’un millier de personnes, soupira David Wise. On ne parle que de cela.
— Faites prévenir les chefs de service. Jusqu’à nouvel ordre, il est interdit au personnel de l’Agence de parler de la mort de Foster Hillman. L’information est classée Top-secret. Faites consigner les sentinelles qui ont assisté à sa chute. Et demandez au docteur Buck de pratiquer une autopsie.
James Coburn sursauta :
— Une autopsie ? Vous avez des doutes sur la cause de la mort ? Le général Radford haussa les épaules.
— Aucun. Mais je veux savoir s’il n’a pas ingéré une drogue quelconque avant de sauter. Et cela nous fera gagner du temps. L’homme de la N.S.A. considéra Radford avec stupéfaction.
— Vous voulez vraiment cacher cette mort au public ?
— Oui.
C’était sans appel.
Le général Radford avait le cerveau en feu mais il parvint à donner à son visage une expression presque calme.
— Et je voudrais également que vous débarrassiez cette pièce afin que nous nous mettions au travail sérieusement, continua-t-il. Je veux savoir et je saurai pourquoi Foster Hillman s’est tué.
Il y eut un léger flottement dans la salle. Un téléphone sonna. Radford décrocha, écouta quelques instants et dit avant de raccrocher : « Nous ne savons encore rien. Je vous rappellerai ».
— C’est la Maison Blanche, commenta-t-il. Le Président s’inquiète de la mort de Hillman. Il avait une conférence avec lui demain sur l’Indonésie. Je vous tiendrai tous au courant.
Les participants à la conférence improvisée se levèrent l’un après l’autre et sortirent de la pièce. Déjà deux spécialistes étaient en train de changer la serrure arrachée.
Dès qu’il fut seul Radford alla à la fenêtre et la ferma, ce que personne n’avait osé ou voulu faire auparavant. Puis il mit l’air conditionné à fond pour éliminer la chaleur et l’odeur du tabac et appela son propre bureau.
— Marwy, demanda-t-il, faites monter ici Francis Power et Donovan. Avec le dossier de M. Hillman.
Ned Donovan avait la responsabilité de la Sécurité intérieure de la C.I.A. Son service possédait un dossier complet sur tous les membres de l’Agence, directeur compris. Il travaillait en liaison étroite avec le F.B.I. et grâce à son efficacité la C.I.A. n’avait pas eu trop d’ennuis avec les traîtres. Francis Power, lui, avait été le bras droit de Foster Hillman pendant six ans. Il travaillait maintenant à la Division des Plans, sous les ordres de David Wise. Ned Donovan arriva le premier, le visage soucieux. Avec ses lunettes sans monture et ses traits un peu mous, il aurait pu passer pour un petit comptable. Il serra la main de Radford sans mot dire et s’assit dans un fauteuil avec un profond soupir.
— Avant toute chose, demanda Radford en poussant à travers le bureau un trousseau de clefs, voulez-vous envoyer deux hommes perquisitionner chez Foster Hillman. Qu’ils chamboulent tout. À fond.
— O.K., dit Donovan sans commentaires.
Il empocha les clefs puis se rassit. Radford prit une profonde inspiration.
— Vous en savez autant que moi, fit-il à Donovan. C’est une sale histoire, peut-être la plus sale que nous ayons jamais eue sur le dos. Alors, il ne faut pas faire de sentiment. Avez-vous quelque chose au point de vue Sécurité sur Hillman ? Et d’abord, où est son dossier ? Ned Donovan tendit un doigt maigre vers le petit tas de cendres dans le bac en plastique :
— Là.
— Quoi !
Le général Radford sembla se dégonfler. Alternativement il regardait les cendres et Donovan.
— Vous voulez dire qu’il a brûlé lui-même son dossier de Sécurité, souffla-t-il.
Donovan s’agita sur son fauteuil, mal à l’aise.
— C’est incontestable. Je viens seulement de le découvrir. Il est venu dans mes services pendant que je déjeunais à la cafétéria. Bien entendu, ma secrétaire lui a ouvert notre classeur. Il lui avait précisé qu’il voulait consulter et emporter un dossier dans son bureau. Il n’avait pas dit que c’était le sien. Mais il ne faut pas sauter à des conclusions hâtives, ajouta-t-il, en voyant la tête de Radford.
Le Général souffrait. Physiquement. Comme si on l’avait accusé de trahison, lui. Il secoua la tête et dit :
— Ned, vous êtes un brave type. Mais pour l’instant, nous n’avons pas le droit d’être de braves types. Foster Hillman s’est suicidé il y a trois heures. Sans aucune raison apparente. Il n’était ni malade ni fou. Or, l’expérience nous a appris que dans notre métier, rien n’était impossible. Le suicide est une façon comme une autre de se sortir d’une situation impossible.
— C’est comme si vous soupçonniez le Président lui-même, remarqua Ned Donovan. Foster Hillman était l’homme le plus intègre que j’aie jamais rencontré. Vous pensez qu’il a trahi ?
Radford écrasa son bras velu sur le bureau et rugit :
— Crétin, je ne dis pas qu’il a trahi, je veux prouver le contraire. Et que vous m’aidiez. Pourquoi a-t-il détruit ce dossier ?
Donovan secoua la tête :
— Je n’en ai pas la moindre idée. Autant que je m’en souvienne, il ne contenait que des renseignements de famille anodins. Une sorte de curriculum vitae. Sans aucun intérêt. Du point de vue Sécurité, je n’avais rien eu de récent sur Hillman. Évidemment, ajouta-t-il tout de suite devant l’énormité de ce qu’il venait de dire. Soupçonner le patron de la C.I.A. !
— Et sur sa vie actuelle ! insista Radford.
Donovan croisa les mains sur ses genoux, cherchant à rassembler ses souvenirs, et commença :
« Vous savez qu’il était veuf. Il vivait en célibataire dans un grand appartement de la rue N, à Washington, n’avait aucune liaison, ne jouait pas, ne se droguait pas, n’était pas homosexuel. Côté argent, sa fortune personnelle le mettait très largement à l’abri du besoin s’il lui avait pris la fantaisie de s’arrêter de travailler demain. En gros, c’est tout. Très peu d’amis. Pas mondain. Travaillant quinze heures par jour. Ici.
Radford resta silencieux après cette tirade, puis murmura :
— C’est impossible. Il ne peut pas avoir trahi. Pas lui. Ned Donovan renchérit :
— En plus vous savez comme moi que si Hillman avait voulu trahir, nous mettrions peut-être plusieurs années avant de le découvrir par recoupements. À son poste, il avait accès à trop de choses. Il était invulnérable. Alors ? Pourquoi ce suicide brutal ?
— Faites quand même vérifier ses comptes en banque, voir s’il a eu des rentrées de source inconnue, fit Radford, un peu honteux. Je vais alerter certains de nos agents à l’Est pour savoir s’ils n’ont pas eu vent de la trahison d’un personnage haut placé. Sans donner de détails.
— Gare à l’intox, avertit Donovan.
Il imaginait la joie qu’auraient les Services de Renseignements ennemis à brouiller les cartes.
On frappa à la porte. Radford déclencha l’ouverture électrique sans se lever. C’était Francis Power. Il avait le cheveu blanc et rare qu’il brossait rarement. On aurait pu aussi bien lui donner cinquante ans que soixante-dix. Ses yeux bleus et clairs, couleur du granit de la Nouvelle-Angleterre, pétillaient d’intelligence. Il serra longuement la main de Radford.
— Ce qui est arrivé est affreux, dit-il.
— Et ce qui risque d’arriver l’est encore plus, souligna Radford, asseyez-vous et écoutez, pour le moment.
Il pointa son cigare éteint sur Donovan :
— Au fond, fit-il, vous auriez peut-être pu empêcher ce suicide. En réagissant immédiatement.
Ned Donovan rougit :
— Ce que vous dites est injuste, Général. Dès que j’ai été averti que le magnétophone enregistrant les conversations de M. Hillman était débranché dans son bureau, je vous en ai averti. Vous ne vouliez pas vous en occuper…
— C’est vrai, grommela Radford. Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Donovan rougit un peu plus :
— Le contrôle rouge, qui s’occupe de l’enregistrement des communications, m’a prévenu que M. Hillman s’était mis hors circuit depuis quelques minutes. Nous avons adopté ce système afin de conserver une trace des conversations menées avec des gens de l’extérieur, n’est-ce pas…
— Je sais, je sais, fit Radford.
Un ange passa, légèrement écœuré.
Subitement, les trois hommes étaient gênés. Tous connaissaient ce système. Ils savaient aussi qu’il servait à l’occasion à exercer de juteux petits chantages sur certaines personnes. Toujours dans l’intérêt du service, bien entendu. Mais quand même.
— Bref, conclut Donovan, M. Hillman a agi comme s’il avait voulu avoir une conversation secrète.
— Y a-t-il eu d’autres cas similaires, auparavant ?
— Non, répliqua Donovan. Nous avons examiné toutes les bandes des derniers jours. Et de toute façon, j’aurais eu un rapport. La moindre interruption m’est signalée.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Radford à Francis Power. Vous qui connaissiez Foster Hillman personnellement.
Power écarta les bras en un geste d’impuissance :
— Je ne comprends pas. Il adorait son métier. Sur le plan politique, il ne se posait aucun problème. La question d’argent est absurde. Qu’il ait voulu mener tout seul une opération qui ait mal tourné, est également hors de question ; ce n’était plus un gamin. Il reste une brusque dépression nerveuse…
— Le toubib dit que c’est impossible.
— Les toubibs, vous savez… Ils avaient dit que Jack Ruby n’était pas fou…
— Il y a une chose que je ne comprends pas, dit lentement Radford. Foster Hillman est resté seul près d’un quart d’heure dans ce bureau avant de sauter par la fenêtre. Il s’était même enfermé à clef. La sentinelle qui l’a vu dit qu’il est resté plusieurs secondes assis sur le rebord. Il n’a donc pas agi dans un moment de folie furieuse. Or, il n’a pas laissé un seul mot d’explication. Rien. Pas même une phrase anodine.
— Au fond, son suicide en lui-même pourrait être un message, murmura Francis Power. Comme s’il avait voulu nous dire : point final, il n’y a plus de risques, laissez tomber. Cela lui ressemblerait assez. Renversé dans son fauteuil, le général Radford faisait des ronds de fumée avec son cigare.
— Il aurait donc craint quelque chose, fit-il. Et sa mort éliminait le problème…
— C’est une hypothèse séduisante, dit Power, mais Foster Hillman avait quand même toute l’Agence à son service et d’autres moyens que le suicide pour lutter contre une hypothétique menace. En plus, je ne vois pas de quoi on pouvait le menacer.
— Il a pourtant sauté par la fenêtre.
On revenait toujours au même point. Les trois hommes restèrent un long moment silencieux. Quelque chose ne collait pas. Radford semblait complètement désorienté.
— Nous sommes dans le trou, fit-il sombrement. Hillman a pris assez de précautions pour conserver son secret. Lui mort, je ne sais pas qui va nous aider.
— Il faut passer sa vie au crible, grogna Donovan, on finira bien par trouver quelque chose.
— C’est un travail de Pénélope. Nous ne savons même pas ce que nous cherchons. Cela peut prendre des années. Et à mon avis, l’affaire est close. C’est Hillman lui-même qui l’a arrêtée en se suicidant. Souvenez-vous que c’était un excellent analyste. Il a dû étudier son problème et parvenir à la conclusion que c’était la meilleure solution…
— Pas pour lui… murmura Francis Power.
— Peut-être pour lui aussi, dit Radford. C’était un homme, heu… ! Il chercha ses mots, « remarquable ».
Le téléphone intérieur bourdonna. Radford décrocha. C’était un des gardes du hall :
— Il y a une visite pour M. Hillman, annonça celui-ci, que dois-je faire ?
Radford se pencha en avant :
— Qui est-ce ?
— Il possède une carte verte. Au nom du Prince Malko Linge. Il dit qu’il a rendez-vous avec M. Hillman.
— Faites-le monter.
Radford raccrocha et se tourna vers Donovan :
— Ça, c’est nouveau. Vous connaissez S.A.S. ? Vous savez, l’Autrichien, Son Altesse Sérénissime, le Prince Malko ?
Donovan acquiesça.
— C’est un des agents noirs de la Division des Plans ?
— Exact. Et un des meilleurs. Il travaille un peu en franc-tireur, mais a souvent obtenu des résultats excellents. Un type sûr. Il avait rendez-vous avec Hillman.
— Curieuse coïncidence, remarqua Donovan.
— On va peut-être avoir le fin mot de l’histoire… soupira Francis Power.
— Allez-vous lui dire que Hillman est mort ? demanda Donovan.
— Je pense que oui, dit Radford. C’est un risque à prendre.
On frappa à la porte. Les ascenseurs ultra-rapides ne mettaient que quelques secondes à parcourir les dix-sept étages.
— Entrez, crièrent en même temps Radford et Donovan.
Malko ne parut pas outre mesure surpris de les voir. Il connaissait déjà le Général et Francis Power ; il se présenta à Donovan. Ce dernier fut agréablement frappé par son air distingué et ses extraordinaires yeux dorés, sans cesse en mouvement. Lorsqu’ils se posaient sur vous, on avait l’impression de recevoir une coulée d’or liquide. Il était vêtu d’un complet d’alpaga bleu nuit, impeccablement coupé. Une plaisanterie de quatre cents dollars, pensa Donovan. Avec les chaussures et la chemise on arrivait à cinq cents. Les agents « noirs » ne s’ennuyaient pas. Pas étonnant que le Congrès hurle à la mort chaque fois qu’on parlait du budget de la C.I.A.
— Attendez-vous aussi Foster Hillman ? demanda Malko d’un ton très naturel. Je vous prie de m’excuser, je suis un peu en retard, il y avait une circulation terrible sur le Mémorial Parkway.
La voix était aussi distinguée que la tenue. Francis Power baissa le nez dans son fauteuil. Donovan s’approcha de la fenêtre et Radford dit lentement :
— Foster Hillman est mort il y a trois heures, S.A.S. ; il s’est suicidé en se jetant par cette fenêtre.
Malko regarda le Général. L’atmosphère s’était brusquement tendue dans la pièce. Il était trop vieux routier du Renseignement pour ne pas sentir ce qu’il y avait de soupçonneux dans l’attitude des trois hommes.
— Pourquoi s’est-il suicidé ? demanda-t-il. Radford secoua la tête.
— Nous n’en savons rien. Mais vous pourrez peut-être nous aider. Le ton était un rien menaçant. Malko l’ignora, s’assit sur la banquette et expliqua :
— Je ne comprends pas. Foster Hillman m’a téléphoné hier, à mon domicile de Poughkeepsie.
Radford l’interrompit :
— À quelle heure ?
— Dix heures du soir, environ. Il devait téléphoner de chez lui, car je n’ai entendu aucune autre voix, comme lorsqu’il y a un standard.
— Et que vous a-t-il dit ?
Les trois hommes avaient le regard fixé sur Malko comme s’il était la Joconde.
— Qu’il désirait me voir, pour me confier une mission. Il m’a donné rendez-vous pour aujourd’hui cinq heures. Sans m’en dire plus.
— Vous avait-il déjà convoqué ainsi ? demanda Donovan.
— Jamais. Vous savez que je travaille pour la Division des Plans et j’ai toujours affaire à David Wise, ou à l’un de ses assistants.
— Vous aviez déjà rencontré Foster Hillman ? Malko sourit imperceptiblement.
— Oui. À Vienne, il y a deux ans. Il m’avait même tiré d’un sale pétrin. Et je peux dire que nous avions sympathisé[4].
— À quelle occasion ? grogna Radford. Malko hésita :
— Je ne peux pas vous le dire. Il s’agissait d’une question absolument confidentielle concernant le service et seul Foster Hillman aurait pu me donner l’autorisation d’en parler. J’ignore qui a le droit d’être au courant.
Le général Radford sembla favorablement impressionné par cette discrétion. Ce S.A.S. n’était pas si indiscipliné, après tout.
— Est-ce que cela peut avoir un rapport avec votre convocation présente ? demanda-t-il.
Malko secoua la tête.
— Je ne pense pas. Cette affaire avait été réglée définitivement.
— Et avez-vous une idée de la raison pour laquelle Hillman a fait directement appel à vous au lieu de passer par la voie hiérarchique ?
— Pas la moindre. Je pense maintenant qu’il a eu besoin de quelqu’un qu’il connût personnellement pour une mission à laquelle il tenait particulièrement.
Il y eut un silence pesant. Visiblement, les trois hommes hésitaient à croire Malko. Il en profita pour contre-attaquer. À cause de Hillman, il se trouvait dans une position assez délicate.
— Vous ne soupçonnez quand même pas Foster Hillman d’avoir trahi ? demanda-t-il doucement.
Radford leva sur lui des yeux injectés de sang et répondit lentement :
— C’est la question que beaucoup de gens vont se poser ces jours-ci. Et à laquelle nous devons répondre. Pouvez-vous nous y aider ? Malko dit prudemment :
— Je ne sais rien de cette affaire. Il semble que Foster Hillman ait eu un problème, et a fait appel à moi, Dieu sait pourquoi. Entre-temps, la situation a évolué de telle façon qu’il s’est suicidé…
— Vous ne voyez vraiment aucun lien entre cette mort et votre rendez-vous ? insista Donovan.
Malko plongea ses yeux dorés dans les yeux bleus du chef de la Sécurité et fit sèchement :
— Aucun.
De nouveau, un lourd silence plana dans le bureau. L’immeuble entier était maintenant au courant du drame mais, à part le corps de Foster Hillman dans son bac à glace au sous-sol et la réunion des quatre hommes, rien ne transpirait. Malko se leva.
— Messieurs, dit-il, mon rendez-vous n’a plus de raison d’être. Aussi vous demanderai-je l’autorisation de me retirer… Je reste à votre disposition, vous savez où me trouver.
Donovan et Radford échangèrent un regard gêné. Puis Radford fit :
— Avant de partir, voulez-vous avoir l’obligeance d’attendre quelques instants dans le couloir ? J’aurai peut-être besoin de m’entretenir avec vous à nouveau.
Malko aimait de moins en moins la tournure que prenaient les événements. Il aurait donné cher pour que Foster Hillman n’ait pas sauté avant son arrivée. Maintenant, la moindre erreur le transformerait en suspect numéro un. Il mourait d’envie de les envoyer promener mais, néanmoins, il s’inclina et sortit faire les cent pas dans le couloir sous le regard impassible des deux gardes.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Radford dès que Malko eut refermé la porte blindée.
Donovan eut un geste évasif.
— S.A.S. travaille avec nous depuis longtemps. Il a un bon dossier. Et je ne vois pas quel serait son intérêt dans cette histoire.
— À moins que ce soit sa conversation avec Hillman qui ait déclenché le suicide de ce dernier…
— Ce n’est pas la première fois qu’on nous retournerait un agent, souligna Donovan. Même un homme considéré comme sûr. Il y a tant de ressorts à faire jouer dans un être humain. Radford avait allumé un nouveau cigare. Il regardait par la fenêtre. Brusquement, il sortit de son mutisme pour dire :
— Plus que jamais je pense qu’il faut dissimuler au public la mort pendant un certain temps.
Donovan secoua la tête :
— Pour cela nous avons besoin de l’autorisation du Président. Radford balaya l’objection.
— Est-ce possible à l’intérieur de l’Agence ?
L’homme du Renseignement réfléchit quelques instants avant de dire :
— En avertissant tout notre personnel, je pense que nous pouvons limiter les fuites à quelques bavardages mondains. Évidemment, des Services étrangers peuvent l’apprendre, mais, si nous faisons attention, ils ne pourront avoir de confirmation durant, disons, au moins une semaine. Toujours si le Président est d’accord.
Radford hocha la tête, satisfait :
— Cela pourrait aller.
— Mais où voulez-vous en venir ? Radford pointa son cigare sur lui :
— À ceci. Foster Hillman a choisi de mourir. Sans laisser aucun indice. Il semble donc que sa mort elle-même nous prive de tout espoir de tirer cette histoire au clair. Par contre, si on ignore que Hillman est mort, il se produira peut-être quelque chose.
— C’est astucieux, approuva Donovan. Mais en admettant que quelqu’un veuille contacter Hillman, il se rendra compte tout de suite qu’il n’a pas affaire à lui.
Radford se permit un sourire, un peu crispé.
— Non. Avez-vous entendu parler des hologrammes ?
— Vaguement, mais j’ignore ce que c’est exactement, fit Donovan.
— C’est un petit gadget électronique mis au point pour la Division des Plans. Une combinaison de magnétophone et d’ordinateur. Convenablement « nourri » il imite la voix de n’importe qui… Je vous signale que les Russes ont la même chose. C’est la raison pour laquelle nous avons dû interdire aux équipages du Stratégie Air Command d’obéir à la voix du Président des U.S.A. en cas de conflit.
— Dites-moi, vous vous éloignez du sujet.
Radford secoua la tête :
— Pas du tout. Nous allons mettre dans ce bureau un agent avec un hologramme. Foster Hillman a laissé assez d’enregistrements de sa voix pour que nous puissions le nourrir. Pour tout le monde, il sera Foster Hillman. Bien entendu les communications téléphoniques seront filtrées et ne lui parviendront que celles pouvant avoir un rapport avec ce que nous cherchons. Après, ce sera à nous de jouer, dès que nous aurons une piste.
— Et qui va être l’agent ? demanda Donovan.
— Son Altesse Sérénissime le Prince Malko, fit Radford en détachant le mot. De cette façon, nous faisons d’une pierre deux coups. S’il est pour quelque chose dans cette histoire il va se trouver dans une situation difficile.
Donovan et Power n’avaient pas l’air enchanté mais ils n’eurent pas le temps d’élever leurs objections : la sonnerie d’un des trois téléphones posés sur le bureau venait de retentir. Ce n’était pas une sonnerie stridente, mais bien distincte. Une sonnerie ininterrompue et persistante.
C’était le téléphone relié à la Maison Blanche.
Aucun des hommes présents ne l’avait jamais entendu.
Le général Radford décrocha, écouta quelques instants, le visage figé, écarta le combiné de son visage et dit :
— Le Président veut me parler. Au sujet de la mort de Foster Hillman. De la main gauche, il brancha le système de haut-parleurs diffusant dans le bureau la conversation et attendit.
Il y eut quelques craquements et la voix du Président, avec son accent traînant du Sud, parvint :
— Savez-vous ce qui est arrivé à Foster Hillman ?
— Non, Monsieur le Président, nous ne le savons pas, répondit le général Radford. Il y a une faible chance pour qu’il s’agisse d’une brusque crise de dépression.
— A-t-il eu jamais de semblable crise ? demanda sèchement le Président.
— Non, Monsieur le Président, mais…
— Éliminons donc cette possibilité, dit le Président. Avez-vous une autre idée ?
La voix résonnait étrangement dans la pièce. Francis Power et Ned Donovan ne quittaient pas des yeux le combiné. Radford essuya son front de sa main libre. Il aurait donné dix étoiles pour être ailleurs.
— Je n’ai pas d’idée pour le moment, répondit-il. Foster Hillman a détruit son dossier personnel avant de se suicider et nous devons procéder avec beaucoup de prudence.
À l’autre bout du fil, il y eut comme un soupir.
— Bon, dit le Président, résumons-nous. Pour une raison que nous ignorons, Foster Hillman s’est donné la mort. Il est possible que cette mort ait un rapport avec des questions de Sécurité. Que comptez-vous faire, général Radford ?
— J’ai un plan, Monsieur le Président, dit faiblement Radford, mais je ne…
— Quel est votre plan ?
Radford expliqua le plus clairement possible son idée et conclut :
— Il faut que j’aie l’autorisation de garder secrète la mort de M. Hillman.
Il y eut un long silence, puis le Président reprit :
— Qui donne cet ordre, Général ?
— Vous, Monsieur le Président, dit le général Radford.
— Général, déclara le Président sans un instant d’hésitation, faites tout ce que vous jugerez utile pour tirer au clair la mort de Foster Hillman. Jusqu’à nouvel ordre, la nouvelle de son suicide restera secrète. Bonne chance. J’aimerais des résultats rapides.
Donovan et Francis Power entendirent le déclic du Président qui raccrochait. Radford reposa le récepteur à son tour. Il avait l’air un peu moins tendu. Sans rien dire, il se leva, ouvrit la porte et fit un signe à Malko plongé dans la lecture des consignes de sécurité. Dès que ce dernier fut dans la pièce, Radford le prit par le coude et lui dit :
— S.A.S., vous allez travailler avec nous à élucider le mystère de la mort du patron. À partir de maintenant, vous vous appelez Foster Hillman.
Comme Malko le regardait avec stupéfaction, il entreprit de lui expliquer son plan, sans omettre de lui parler de la mystérieuse communication qui avait donné l’alerte. Il fallut plusieurs minutes à Malko pour faire le tour de la situation. Il n’avait pas le choix : refuser cette mission eût confirmé les autres dans leurs soupçons.
— J’espère qu’il se passera quelque chose, se contenta-t-il de dire. Foster Hillman m’a sauvé la vie il y a deux ans. J’aimerais lui rendre cela, même s’il n’en profite pas.
Le général Radford acquiesça chaleureusement : Malko lui était sympathique.
— Nous commençons demain matin. Pour débuter vous viendrez seulement ici, au bureau. Bien entendu, à partir de maintenant, vous n’avez le droit de communiquer avec personne. Vous coucherez ce soir dans une des salles de repos de l’étage ou sur cette banquette. Personne ne vous dérangera, je donnerai des ordres.