13

Le capitaine des carabiniers Orlando Grado, chef de la brigade de Porto-Giro, était un homme petit dont la tête minuscule formait un contraste bizarre avec un corps rond comme une barrique. Il avait de petites jambes, un long cou d’échassier et des yeux brillants, comme un oiseau. Il avait beau arborer les casquettes les plus rigides et les manteaux les plus stricts, il n’arrivait jamais à inspirer le respect dû à son grade. D’ailleurs, il remplissait ses fonctions avec un laisser-aller bienveillant, tout à la dévotion de l’émir Katar qui avait l’insigne bonté de payer les études universitaires d’Alfredo, son fils unique. Le climat de la Sardaigne était idyllique, le travail inexistant et les jeunes paysannes sardes, parfois sensibles au prestige de l’uniforme. Une vie presque idéale.

Et pourtant, en cette minute, le capitaine Orlando Grado aurait volontiers échangé sa douillette sinécure pour un poste au fin fond de la Sicile, le plus loin possible de Porto-Giro.

L’homme qui se tenait en face de lui le crucifiait. Il avait épluché ses papiers, lu sa carte, examiné les deux hommes qui l’accompagnaient. Ce n’étaient ni des plaisantins ni des farceurs. Et chaque mot qui tombait des lèvres de l’homme blond et distingué assis sur la modeste chaise de la permanence s’enfonçait comme un pieu dans le cœur du capitaine : tentative de meurtre, kidnapping, séquestration, assassinat, recel de cadavre, chantage…

Orlando Grado tira une cigarette de son vieil étui de cuir, et la tapota sur son ongle d’un air pensif, les yeux perdus dans le vague. Il n’était que neuf heures du matin, et il n’avait pas encore le cerveau très clair :

— Commandatore, dit-il d’un ton plaintif, Son Excellence l’émir Katar est le bienfaiteur de l’île… Tout ce que vous me dites, bien sûr, mais enfin…

Malko l’interrompit d’un ton sec :

— Capitaine, sommes-nous dans son émirat ou en Sardaigne ? Je suis fonctionnaire d’un organisme d’État américain. Voulez-vous que je signale à mon ambassade que j’ai été kidnappé, qu’on a tenté de m’assassiner, qu’une jeune Américaine est séquestrée et que la police italienne refuse d’intervenir ?

Le capitaine des carabiniers baissa la tête. La discussion durait depuis une heure. Les trois hommes étaient là avant l’ouverture. Et maintenant, il fallait agir.

— Capitaine, reprit Malko, si vous refusez d’intervenir, j’alerte immédiatement par câble mon Ambassade et la Presse.

Malko et les gorilles avaient peu dormi. Mais la fusillade ayant eu lieu dans un endroit désert n’avait ameuté personne. Jusqu’à l’aube, ils avaient échafaudé des plans pour délivrer Kitty. Une nouvelle bataille rangée était exclue et le temps pressait. Aussi, Malko avait-il décidé de s’adresser à la police locale. Bien sûr, il risquait l’expulsion comme agent d’une puissance étrangère. Mais les accusations qu’il portait contre l’émir étaient si graves qu’il espérait obtenir une perquisition. Seulement il avait sous-estimé la puissance de l’émir. Orlando Grado leva un visage gris. Sa tête semblait encore plus minuscule.

— Commandatore, dit-il lentement, je vais enregistrer votre déclaration et l’envoyer au plus vite à Sassari qui statuera. Je ne peux pas intervenir sans instructions.

Malko ouvrait la bouche pour protester lorsqu’il entendit une voiture stopper dehors. Il y eut des pas rapides et la porte s’ouvrit violemment. L’émir Katar resta interdit devant Malko. Il était impeccablement vêtu d’une veste à la « Mao » blanche, d’un pantalon de flanelle et d’une casquette de yachtman. Ses joues grasses tremblèrent imperceptiblement mais il parvint à conserver son sang-froid. Pointant un doigt accusateur sur Malko, il dit d’une voix acide :

— Vous avez déjà arrêté ces gangsters ! Bravo, je venais justement porter plainte contre eux.

Le capitaine Orlando Grado crut que le ciel lui tombait sur la tête.

— Signor Principe, commença-t-il, ce monsieur… L’émir le foudroya.

— Ce n’est pas un monsieur ! C’est un bandit. Il a attaqué ma propriété cette nuit, sans doute pour me voler, avec ses deux complices. Ils ont tiré. J’exige que vous les arrêtiez immédiatement, si ce n’est déjà fait.

Les yeux de Chris Jones clignaient dangereusement, signe d’énervement. Orlando Grado leva les yeux au ciel. Un an de salaire pour être ailleurs.

— Signor Principe, cet homme prétend que vous l’avez enlevé…

— Ridicule, coupa l’émir. Arrêtez-les. Sinon je préviens Rome que vous êtes leur complice.

— Porca miseria ! gémit le capitaine.

Alternativement, il regardait les deux hommes. Mais leurs visages étaient tout aussi graves et fermés. Il se gratta la gorge et pensa à son fils Alfredo, pour qui il avait déjà fait tant de sacrifices. Avec un coup d’œil désolé pour Malko il étendit la main vers la sonnette placée sur son bureau, reliée au poste de garde. Geste qu’il ne termina jamais.

Le Colt magnum 45 de Chris Jones était braqué à dix centimètres de son front, chien relevé. Le malheureux Italien voyait distinctement les grosses balles en cuivre dans le barillet.

— Don’t move ! fit Chris.

Orlando Grado ne parlait pas l’anglais, mais sa main retomba sagement sur le bureau.

Quant à l’émir, il contemplait avec stupéfaction et incrédulité le canon du modeste Colt cobra de Milton enfoncé dans son beau costume blanc, juste à hauteur du sternum.

Les deux gorilles avaient réagi sur un geste imperceptible de Malko. Celui-ci jouait maintenant sa dernière carte. Au bas mot, il risquait de se retrouver pour vingt ans dans une prison sarde. Dans aucun pays il ne faut s’attaquer à la police. Il n’y avait malheureusement plus d’alternative s’il voulait sauver Kitty. En se laissant emprisonner, il donnait trop d’avance à l’émir. Il s’avança jusqu’au bureau :

— Capitaine Grado, dit-il, je regrette d’en arriver à cette extrémité, mais tout ce que je vous ai dit est vrai. L’émir Katar est peut-être le bienfaiteur de l’île, mais c’est aussi un dangereux criminel. Je veux retrouver la jeune fille dont je vous parlais qui se trouve en danger de mort, séquestrée dans son domaine. Pour vous prouver ma bonne foi, je vous invite à participer à ma perquisition et je vous demande de ne pas opposer de résistance.

— Arrêtez-les, couina l’émir d’une voix de fausset.

Le capitaine Grado promena ses yeux du Colt 45 à l’émir, puis hocha la tête.

— Plus tard, Signor Principe, ils ne perdent rien pour attendre.

En réalité, il était ravi, le capitaine. C’était une façon inespérée de se tirer d’affaire. Il allait avoir le cœur net sur les accusations portées contre l’émir sans prendre le moindre risque. Il se leva et pour sauver la face, pointa un doigt solennel sur Malko.

— Vous vous rendez coupable d’un grave délit, signor. Très grave. Malko avertit l’émir et le capitaine :

— Nous allons sortir d’ici tous les cinq. Si l’un de vous tente le moindre geste, il sera abattu immédiatement.

C’était faux, du moins en ce qui concernait le capitaine, mais il valait mieux éviter d’ameuter le garde.

En file indienne, les cinq hommes sortirent du commissariat. Malko fermant la marche. Le capitaine, impassible, se garda bien de regarder du côté du corps de garde.

La Cadillac aux vitres bleutées de l’émir était arrêtée en face. Chris Jones ouvrit rapidement la portière avant et enfonça le canon de son arme dans le flanc du chauffeur arabe. Celui-ci roula des yeux effarés mais ne bougea pas. Malko, l’émir, le capitaine et Milton Brabeck se tassèrent à l’arrière.

Du poste, deux carabiniers observaient toute la scène sans la moindre émotion.

— Dites au chauffeur d’aller chez vous, ordonna Malko à l’émir. Et ne lui dites que ça.

L’émir cracha un ordre dédaigneusement et l’Arabe mit en marche. Après avoir effectué un impeccable demi-tour, il mit le cap sur le domaine.

Pendant qu’ils roulaient sur la route déserte, sans une secousse, Malko demanda à l’émir :

— Avez-vous déjà torturé Mlle Hillman ? Comme vous me l’aviez dit ?

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, dit sèchement l’émir. Vous êtes des bandits.

— Excellence, fit Malko froidement, je vais fouiller votre propriété mètre par mètre, jusqu’à ce que je la trouve. Dans le cas contraire, je vous abats.

L’émir ne répondit pas, mais pâlit. Malko ne plaisantait pas. La Cadillac était déjà dans les lacets menant au domaine. Elle ralentit pour franchir la barrière. Le gardien salua respectueusement en reconnaissant l’émir. Ils stoppèrent un peu avant l’arcade menant au patio de la soirée psychadélique. L’émir, avant de descendre, jeta au capitaine :

— Je vous rappelle que je préside la remise des prix des régates ce soir à dix-huit heures, dit-il. J’espère que vous aurez mis ces gens hors d’état de nuire d’ici là.

Au moment où l’émir sortait de la Cadillac, une silhouette chafouine surgit à un angle du patio. Malko reconnut Hussein, le secrétaire. L’émir l’avait vu aussi. Avant qu’on puisse l’en empêcher, il hurla une interminable phrase en arabe. Chris Jones avait déjà bondi et le bâillonnait mais c’était trop tard. Hussein fit demi-tour à toutes jambes et disparut dans le dédale des bâtiments.

— Rattrapez-le, cria Malko.

Mais il fallait garder l’émir et le capitaine. Chris partit en courant. Le chauffeur tenta au même moment de prendre la fuite. Cueilli par un magistral coup de crosse de Milton à la nuque, il s’étala dans la poussière et il ne bougea plus.

Malko prit l’émir par le bras. Ses yeux dorés brillaient de rage.

— Nous allons tout fouiller, dit-il.

Traînant l’Arabe, il se dirigea vers le bâtiment où lui et Kitty avaient été enfermés. En route, ils croisèrent deux Arabes qui se traînèrent presque par terre en voyant l’émir. Celui-ci, ne desserrait plus ses lèvres minces, mais une lueur méchante sautillait dans ses yeux. Où était le géant Schaqk ? C’est lui qui inquiétait Malko. Ils arrivèrent au couloir desservant les chambres. Désert.

La porte de la pièce où Malko avait été enfermé était ouverte. Il alla jusqu’à la chambre de Kitty. Ouverte et vide également. L’émir Katar lui jeta un coup d’œil moqueur. Les barreaux arrachés avaient été posés par terre dans chaque chambre.

Il fallait s’y attendre. Malko était indécis. Où chercher Kitty dans tous ces bâtiments ? Il commençait à craindre que l’émir ne s’en soit débarrassé pendant la nuit. Mais non, c’était impossible : Katar avait besoin de Kitty pour sauver sa propre vie.

Il n’avait pas dit un mot des deux Égyptiens abattus. Ceux-là ne devaient pas être tellement en règle…

Le capitaine Grado commençait à jeter des regards inquiets à Malko. L’émir triomphait sur toute la ligne. Il eut d’ailleurs un sourire de victoire.

— Je vous avais dit, capitaine, que ces hommes étaient des gangsters, fit-il.

Toute sa superbe retrouvée, il gonflait le torse, immobile, un peu à l’écart. Et Chris qui ne revenait pas !

— Chris ! appela Malko. Pas de réponse.

Soudain Malko pensa à la citerne et au corps de Carole Ashley. Pourvu qu’il y soit encore ! L’émir n’avait pas prévu la perquisition. C’était possible…

Sans douceur, il prit l’Arabe par le bras.

— Je vais vous montrer quelque chose, capitaine, annonça-t-il. Quand ils arrivèrent devant la dalle, l’émir avait changé de couleur. Il tenta d’échapper à l’étreinte de Malko et Milton lui donna un léger coup de crosse sur la tempe.

Malko se pencha et tira l’anneau. Mais il n’avait pas la force de Schaqk : la dalle bougea d’un centimètre.

— Aidez-moi, capitaine, demanda-t-il.

— Ne l’aidez pas, je vous l’interdis, glapit l’émir.

Mais l’Italien halait déjà la dalle avec Malko, découvrant à moitié l’ouverture. Malko se pencha.

Le corps de Carole Ashley était toujours là, flottant sur le dos, Malko le désigna à Grado.

— Cette jeune fille a été assassinée, jetée vivante dans ce puits, parce qu’elle m’a aidé. L’examen du corps le prouvera.

L’odeur était effroyable. Le capitaine Grado se releva pâle comme un mort, de grosses gouttes de sueur sur le front. Il détourna le regard quand l’émir dit d’une voix mal assurée :

— Je ne suis au courant de rien. C’est une machination.

C’est le moment que choisit Chris Jones pour arriver en courant, son éternel magnum au poing.

— Venez voir ce que j’ai trouvé, annonça-t-il. Malko sursauta :

— Kitty ?

— Non.

Ils suivirent le gorille à travers un dédale de couloirs pour aboutir dans le bureau où l’émir avait interrogé Malko. Il y avait une penderie grande ouverte, large et profonde. Chris Jones écarta les vêtements ; tassés derrière, il y avait deux cadavres posés tête-bêche, à même le sol, aux vêtements poissés de sang. Abdul Aziz et Baki. Si maigres qu’ils avaient déjà l’air d’être des squelettes.

Un ange passa et s’enfuit à tire d’aile, horrifié par ce qu’il avait vu. L’émir se laissa tomber dans un fauteuil, les jambes coupées, et Malko apostropha le capitaine Grado :

— L’immunité diplomatique donne-t-elle le droit de garder des cadavres dans les placards, capitaine ? Et puisque l’émir Katar nous a accusés d’un certain nombre de délits, pourquoi a-t-il oublié ces cadavres ?

L’Italien fit avec beaucoup de dignité :

— Commandatore, il signor Principe aura des explications à fournir sur ces… il chercha le mot… étrangetés. Juste à ce moment, un ronronnement puissant envahit la pièce. Malko regarda par la fenêtre et vit un gros hélicoptère rouge qui tournait lentement au-dessus du domaine, à très basse altitude. L’émir bondit de son siège :

— Capitaine, voilà vos hommes, je les ai fait prévenir, le domaine est cerné. Maintenant, vous pouvez arrêter ces bandits.

Le capitaine Grado avait vieilli de vingt ans en dix minutes. Il pensa à son fils, à tout le mal qu’il s’était déjà donné. Mais c’était un homme honnête et à cinquante-sept ans, on ne se refait pas.

— Signor Principe, dit-il, il se passe ici des choses étranges. Je dois demander l’ouverture d’une enquête. Et, en mon âme et conscience, je ne peux arrêter ces gens.

L’émir tourna à l’aubergine :

— C’est une infamie, hurla-t-il. Je vous ferai révoquer, je ferai chasser votre fils de l’Université.

— Je le sais, dit l’Italien tristement. Malko le tira par la manche :

— Capitaine, il faut retrouver cette jeune fille. Dites à vos hommes de fouiller le domaine, je…

La fin de la phrase se perdit dans une monstrueuse pagaille. Deux carabiniers, mitraillette au poing, conduits par un Hussein blafard, venaient de faire irruption dans le bureau. Tout le monde cria en même temps. Chris Jones voulut sortir, il dut stopper, sous la menace des carabiniers.

— Dites à vos hommes de le laisser passer, cria Malko.

— Arrêtez-les, hurla l’émir.

D’autres carabiniers arrivaient de partout. Pendant plusieurs minutes ce fut un désordre indescriptible. Le capitaine Grado hurlait de faire garder les sorties au milieu des vociférations en arabe de l’émir et de Hussein. Puis l’Italien prit Malko à part :

— Essayez de trouver cette jeune fille, dit-il à voix basse, moi je ne peux rien faire, il jouit de l’immunité diplomatique.

Et il fit signe au carabinier qui gardait la porte de les laisser passer. Malko fonçait déjà, suivi de Chris et de Milton sous les injures de l’émir.

Ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient laissé la Cadillac juste au moment où la grosse voiture démarrait. À cause des vitres bleutées, il était impossible de voir qui était à l’intérieur. Mais elle devait faire un détour pour atteindre la sortie. Courant comme des fous, ils coupèrent à travers les bungalows. Juste à temps pour voir surgir la Cadillac. Le géant Schaqk conduisait, pour une fois, vêtu normalement. Et à côté de lui, Malko vit les cheveux blonds de Kitty. Juste à temps pour frapper le bras de Chris Jones. Sa balle se perdit dans le ciel.

— Stoppez cette voiture, hurla Malko aux deux carabiniers qui gardaient l’entrée. Stupides, ils le regardèrent sans bouger : ils n’avaient pas d’ordre.

La Cadillac fila devant eux, tourna dans un nuage de poussière et disparut.

Malko fit volte-face et se heurta à Chris Jones, pâle comme une carrière de craie, les yeux rétrécis, les bras ballants.

— Qu’est-ce qu’il y a, vous êtes touché ? Le gorille fit non de la tête.

— On va les rattraper, dit Malko, c’est une île.

Chris lui prit le bras et le serra à le casser, il pouvait à peine parler. Jamais Malko ne l’avait vu dans cet état.

— La voiture, fit-il. Elle va sauter. Je l’ai piégée tout à l’heure. J’avais trouvé de l’explosif dans le camion.

Malko sentit le monde lui tomber sur la tête.

— Mon Dieu, Kitty ! Elle est à bord.

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