Lorsque Malko entra pour prendre sa clef, la réception minuscule de l’hôtel était envahie par une jeune géante aux longues tresses blondes, dont le corps sculptural était moulé dans un ensemble de lastex rose. Avec vingt centimètres de moins, c’eût été une vraie beauté. Pour l’instant, ses yeux bleus jetaient des éclairs et elle tapait du pied à défoncer le marbre.
— Je ne partirai pas d’ici, martela-t-elle. Vous emploierez la force s’il le faut.
Le chef de réception, un Italien bonasse, terrorisé, ne semblait pas du tout enclin à employer la force. Quant au directeur suisse, il s’épongeait le front en dépit de l’atmosphère glaciale due à une climatisation trop poussée.
— Miss Ashley, répéta-t-il, je vous jure que je n’ai pas de chambre, j’ai même donné la mienne. Je suis absolument désolé mais ce n’est pas ma faute si votre télégramme s’est égaré.
La géante retapa du pied et menaça :
— Je vais me plaindre à l’émir. C’est lui qui m’a invitée. Pour sa soirée d’après-demain.
Malko, qui se préparait à ressortir, dressa l’oreille :
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il à mi-voix au directeur. L’autre ne se fit pas prier pour raconter ses malheurs.
— Oh ! monsieur, c’est terrible ! Cette jeune fille avait retenu une chambre et nous n’avons pas eu sa réservation. Je ne sais pas où la loger. Et elle ne veut pas comprendre…
— Je vois, dit Malko, je vais essayer d’arranger les choses. Il ôta ses lunettes et s’approcha de la furie blonde.
— Mademoiselle, dit-il en anglais, permettez-moi de me présenter. Je suis le Prince Malko Linge. Puis-je vous rendre service ?
Elle le foudroya du regard :
— Vous travaillez dans cet hôtel ?
Le ton était nettement insultant. Malko remit la fessée à plus tard.
— Non, fit-il suavement. Je ne suis qu’un modeste client, qui se fera une joie de vous offrir sa chambre afin que vous ne gardiez pas un trop mauvais souvenir de la Sardaigne.
Silence de mort. Le directeur se serait jeté à genoux. Dans son coin, le réceptionniste sarde murmurait Miracolo ! miracolo ! La géante regarda Malko pour voir s’il ne plaisantait pas, eut un grand soupir devant les yeux dorés et dit :
— Mais monsieur, c’est tout à fait impossible. Où dormirez-vous ? Il eût été peu galant de lui répondre : « Avec vous ». Malko s’inclina et répliqua :
— Je me ferai une joie de partager la chambre d’un ami qui réside également dans cet hôtel.
L’imposante poitrine de la géante se souleva de reconnaissance. Elle ne portait pas de soutien-gorge et Malko pouvait voir la pointe marron de ses seins à travers le chemisier de soie. L’ensemble léger qu’elle portait la moulait comme un gant, sans que cela parût la gêner outre mesure. Elle tendit sa main à Malko :
— Je suis la comtesse Carole Ashley. J’arrive de Londres exprès pour cette soirée.
Sans perdre une minute, le directeur avait déjà fait signe à un groom de prendre les bagages de la comtesse Ashley. Celle-ci suivit, ainsi que Malko.
— Quelle soirée ? demanda Malko, pendant qu’ils cheminaient sous les interminables arcades.
Elle le regarda, surprise :
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? Chaque année, l’émir, qui compte de nombreux amis en Europe, donne une grande soirée sur un thème donné. Cette année, ce sera une soirée psychadélique. Cela va être follement amusant. Des tas d’amis sont venus de Londres. Tous ceux du Royal Performance, d’ailleurs, il faut bien se défouler un peu.
Elle eut un rire de gorge, suprêmement distingué et un peu hystérique. Malko, qui lui arrivait à l’oreille, pensa que si elle trouvait des partenaires à sa taille, elle ne devait pas être désagréable à satisfaire. Ils arrivèrent à sa chambre. Il ouvrit et s’effaça pour la laisser passer. Une fois le groom parti, elle se planta au milieu de la pièce, les yeux brillants.
— Il faut absolument que je vous remercie, s’écria-t-elle.
— Mais vous m’avez déjà remercié, protesta Malko. Et c’est toujours une joie de rendre service à une jolie femme.
Elle le regardait, indécise. Un moment, il se demanda si elle allait essayer de le violer. Avec ces Anglaises bien élevées et sportives, on ne sait jamais. Visiblement, il ne lui déplaisait pas. Soudain le visage de Carole s’éclaira :
— Je sais !
— Quoi ? fit Malko, en train de boucler sa propre valise.
— Je vais demander à l’émir de vous inviter à sa soirée. Il ne pourra pas me refuser. Lorsqu’il était en Angleterre, la première année, c’est moi qui l’ai présenté à tout le monde, aux Guiness, aux Bedford, aux Miller, à tout ce qui compte.
Malko pensa à la tête de l’émir. C’était une noble initiative, mais légèrement déplacée.
— Vous savez, dit-il prudemment, je n’ai pas le plaisir de connaître l’émir et je n’aime pas m’imposer. De plus, je ne sors pas beaucoup.
— Mais il faut absolument venir, dit fougueusement Carole, il y aura tout le monde : les Sellers, les Burton, les…
C’était un vrai Bottin mondain. Malko la coupa gentiment :
— Où se passe donc cette soirée ? Ici ?
— Mais pas du tout. Chez l’émir. C’est la seule occasion où il laisse entrer les gens chez lui. Enfin, la soirée a lieu dehors, autour de sa piscine, ceux qui entrent, ce sont, disons… les amoureux.
Elle avait l’air beaucoup moins respectable en disant cela. Malko en prit bonne note. Soudainement, ça commençait à l’intéresser prodigieusement.
— Il doit y avoir pas mal « d’amoureux » dans ce genre de soirée, suggéra-t-il.
Carole frissonna délicieusement.
— Pas mal. Mais cette année, l’émir a prévenu que ses serviteurs arabes violeraient sans pitié toutes les invitées solitaires qu’ils trouveraient dans la maison. C’est follement excitant, n’est-ce pas ? Et si psychadélique…
— Peuh ! fit Malko qui se souvenait du géant café au lait et se souciait assez peu de commettre l’acte de chair avec lui. Mais pour Carole, il était parfait.
— Alors, c’est décidé, vous venez ? Tenez, je vais vous montrer mon costume.
Elle fouilla précipitamment dans une de ses trois valises et en sortit différents objets qu’elle étala sur le lit. Malko vit une paire de bottes noires, en cuir souple, montant très haut, une large ceinture de cuir marron, un slip et un soutien-gorge noirs en dentelle.
— C’est ce que vous mettez sous votre costume ? demanda-t-il. Carole mit le slip devant elle et dit avec beaucoup de candeur :
— Non, c’est le costume. L’émir a demandé que les femmes soient très indécentes.
Le fantôme de la reine Victoria dut faire un bond dans sa tombe. L’Angleterre avait bien changé, décidément ! Et dire que Carole avait été faire sa révérence devant Elizabeth comme toutes les débutantes, au mois de mai. Les Hippies, les Devil’s, les Angels et autres Américaines pouvaient aller se rhabiller.
Malko s’inclina et effleura la main droite de la géante :
— Le seul conseil que je puisse vous donner, Carole, c’est de ne pas aller dans ce costume, traîner du côté des gardes arabes.
Elle roucoula :
— J’espère que j’aurai un cavalier pour me protéger.
— Je n’en doute pas.
Cette soirée, il fallait qu’il y aille. C’était sans doute une occasion unique de pénétrer dans le sanctuaire et de sauver Kitty. Mais pour l’instant, il ne voyait pas très bien comment. Pour gagner du temps, il s’assit sur le lit, à côté du « costume ».
— Je suppose que l’émir va accueillir tous ses invités, demanda-t-il. Il sera aussi déguisé ?
Carole secoua la tête et expliqua :
— Ce n’est pas une soirée normale. C’est une soirée psychadélique. C’est moi qui accueille les invités. L’émir ne viendra que plus tard.
— Pourquoi vous ?
— Parce que je connais tous le monde, fit Carole avec simplicité. C’est moi qui ai fait toutes les invitations anglaises de l’émir. Lui se perd dans les noms européens. Il m’est facile de rajouter votre nom. Et votre titre. L’émir sera ravi. Il est très snob comme tous les Arabes. Ça, c’était le côté « armée des Indes ».
Malko était salement coincé. Il protesta :
— Je ne suis pas très mondain, vous savez. Et d’ailleurs, je n’ai pas envie de connaître cet émir ni de le remercier. Je suis un peu raciste, vous voyez…
— Ah !
Carole ne fut pas choquée le moins du monde. L’Angleterre est le pays de la liberté. Elle s’assit sur le lit à côté de Malko pour mieux réfléchir.
— Je sais ! fit-elle soudain. Vous allez venir incognito.
— Incognito ?
— Oui, c’est très facile, puisque c’est moi qui filtre les gens à l’entrée. Je vous laisserai entrer et le tour sera joué. Vous n’aurez même pas à parler à l’émir car il y a plus de deux cents personnes. Puisqu’il ne vous connaît pas et que vous ne le connaissez pas…
C’était lumineux, à ce détail près qu’il le connaissait. Malko protesta mollement, pour la forme :
— Mais je ne connais personne…
Carole le foudroya de ses beaux yeux bleus.
— Vous me connaissez, moi. Je ne passerai pas toute la soirée à la porte. J’espère que vous me ferez danser. J’ai follement envie de m’amuser, ajouta-t-elle d’un ton nostalgique. Je viens de rompre mes fiançailles.
— Ah ! je suis désolé ! fit Malko poliment. Pourquoi donc ?
— Ce garçon voulait m’enfermer dans une ferme du Sussex pour le restant de mes jours, fit Carole. En plus, je le soupçonnais d’être pédéraste.
— Ce sont deux vices rédhibitoires, dit Malko sentencieusement.
— La campagne à haute dose, c’est insupportable, conclut Carole. Alors, c’est entendu, je vous attends demain soir, chez l’émir. Vous me reconnaîtrez ?
— Je pense, dit Malko.
Cela se présentait bien. Il n’aurait pas deux fois une occasion pareille. Dommage que les gorilles ne participent pas à l’invitation. Il se leva, imité de Carole. Le sommet de son crâne arrivait au niveau de ses yeux. Mais elle était très belle. Il lui baisa la main cérémonieusement.
— Je vous dis donc à demain.
— Mais pas du tout, protesta-t-elle. Venez boire un verre chez Pedro, ce soir, vers minuit, c’est le seul endroit amusant de l’île. Demandez, tout le monde connaît. Je vous attends. Maintenant, sauvez-vous, je vais me changer.
Il ferma la porte au moment où elle défaisait son chemisier et il eut le temps d’apercevoir la courbe ronde d’un sein. Le moins drôle, c’était d’avoir à partager la chambre des deux gorilles.
Étendu au bord de la piscine de l’hôtel, Malko se laissait aller à l’optimisme. Si tout se passait bien, demain il aurait récupéré Kitty. Il regrettait maintenant d’avoir rendu visite à l’émir, mais on ne peut pas tout prévoir. L’arrivée de Carole était plutôt providentielle. Sur les chaises longues voisines, Chris et Milton faisaient grise mine. Ils grillaient d’envie de donner l’assaut au domaine de l’émir et accessoirement de faire quelques trous dans la peau d’Abdullah Al Salind Katar. Malko avait eu beaucoup de mal à leur expliquer que sa méthode était la meilleure ; que la Sardaigne, c’était quand même en Europe et que, s’il fallait trois jours pour téléphoner à New York, il y avait des carabiniers en pagaille.
Le mieux était de faire le mort jusqu’au lendemain. Malheureusement, la piscine avait été envahie par une famille nombreuse italienne, avec un père qui passait son temps à lancer sa progéniture à travers la piscine, en les encourageant de hurlements en napolitain. Malko était en passe de demander à Chris d’aller en étrangler au moins un subrepticement lorsqu’un Italien en veste blanche comme le personnel de l’hôtel se pencha respectueusement sur lui :
— Signor, la direction de l’hôtel vous offre pour le premier jour de votre séjour ici une promenade en ski nautique. Si cela vous tente… Malko leva la tête, intéressé. La baie de La Cala di Volpe était lisse comme la main et le soleil brûlant. Il se tourna vers les gorilles :
— Cela vous dit, le ski nautique ?
Deux grognements et il n’insista pas. Milton et Chris éprouvaient la plus grande méfiance pour les mers qui n’étaient pas américaines.
— D’accord, dit Malko. Où est le bateau ?
— Là-bas, au bout du wharf, dit le garçon.
Respectueusement, il guida Malko jusqu’à un Riva flambant neuf, marchant à trois mètres devant lui.
Il y avait deux hommes dans le canot à moteur, très maigres qui tournaient tous les deux le dos à Malko. Celui qui était venu le chercher lui tendit un ski de mono, et demanda :
— Le signor veut-il chausser ici ? Aujourd’hui la mer est très calme. Malko se laissa tomber dans l’eau tiède. Il enfonça jusqu’aux chevilles dans le fond de vase. Beh !…
Rapidement, il chaussa et donna le signal du départ. Le canot était puissant et il sortit de l’eau immédiatement. C’était une sensation délicieuse de se sentir glisser sur l’eau à toute vitesse. L’hôtel s’éloignait rapidement. Ils passèrent près du yacht de lady Docker ancré au milieu de La Cala di Volpe, puis frôlèrent un gros cabin-cruiser d’où trois filles à moitié nues lui adressèrent des signes joyeux. L’une d’elles, la poitrine à l’air, resta à genoux jusqu’à ce qu’il se fût éloigné, agitant un foulard. Charmant pays.
Pour quelques minutes, Malko décida d’oublier la C.I.A. et Kitty. Le vent lui fouettait le visage et le corps, l’eau était merveilleusement limpide, il slalomait franchissant le sillage du Riva dans des gerbes d’écume. Divin.
Le canot, sorti de la baie, vira légèrement à droite, puis fila directement sur le large. Il y avait à peine quelques vaguelettes. Malko se régalait. Pendant un quart d’heure, il ne ressentit aucune fatigue. Puis, brusquement, une crampe commença à s’emparer de son pied droit. Manque d’entraînement. Il s’accroupit un moment pour la faire passer. En vain. De plus, la mer devenait un peu plus agitée. Ils avaient parcouru plus de deux kilomètres. La côte n’était plus qu’une ligne marron et escarpée.
De la main gauche, Malko fit un grand geste, en direction du bateau, signifiant qu’il voulait s’arrêter. Mais le second marin, qui normalement aurait dû veiller sur lui, ne regardait pas. Aussi joua-t-il au sémaphore en vain pendant deux ou trois minutes. Puis, las de gesticuler, il lâcha la corde et se laissa tomber dans l’eau. Quand ils verraient qu’il ne suivait plus, ils s’arrêteraient bien. Les Italiens étaient d’une paresse !
Effectivement, lorsqu’il remonta à la surface, il vit le Riva faire demi-tour, et revenir sur lui. Poussant son ski, il était allongé dans l’eau, battant doucement des pieds pour avancer un peu. Son cerveau était agréablement vide et le soleil avait séché ses épaules en quelques secondes.
Le Riva se rapprochait, fendant la mer à toute vitesse. Une angoisse irraisonnée fit sauter le cœur de Malko dans sa poitrine. Sa fabuleuse mémoire travaillait pour lui, presque à son insu. Il sentait brusquement qu’il y avait quelque chose d’anormal dans cette promenade. Mais quoi ?
Cela revint d’un coup : une phrase du directeur le soir de son arrivée. Le brave Suisse se plaignait de la Sardaigne. « Nous n’avons même pas de bateau pour faire du ski nautique », avait-il confié à Malko. Lâchant son ski, celui-ci piqua vers le fond, au moment où le Riva arrivait sur lui. Il retint sa respiration le plus longtemps possible puis fit surface d’un coup.
Le bateau était à cinquante mètres, en train de virer, dans une gerbe d’écume. Malko le regarda venir sur lui. Il avait encore un doute. Pour être plus libre de ses mouvements, il éloigna son ski d’un coup de pied. Le Riva approchait. Malko leva le bras hors de l’eau, afin que le pilote l’aperçoive. Effectivement, l’étrave infléchit légèrement sa trajectoire. Mais le bateau ne ralentit pas.
À quarante nœuds, il arrivait droit sur Malko. À la dernière seconde, celui-ci se laissa couler chassant l’air de ses poumons. Pas tout à fait assez vite, car il sentit le remous de l’hélice près de son épaule. Une fraction de seconde plus tard, il était découpé en rondelles. Il resta sous l’eau le plus longtemps possible puis, quand le bourdonnement dans les oreilles devint trop fort, il se projeta hors de l’eau. Il n’y avait aucun doute possible : on était en train de l’assassiner. Une sorte de crime parfait : ou il coulait par épuisement et mourait noyé, ou il était heurté par l’hélice et c’était un regrettable accident. Le Riva revenait à la charge. Cette fois, Malko ne s’amusa pas à attendre la dernière minute : il plongea largement avant. Et remonta pour se trouver nez à nez avec l’étrave : ils avaient ralenti et attendu, courant sur leur erre.
Dans un rugissement de moteur, l’étrave lui sauta à la figure. De toutes ses forces, il se rejeta de côté, heurtant la coque avec son épaule. L’énorme navire le frôla. Cette fois, il ne plongea pas, c’était inutile. Il disposait de quelques secondes avant que le bateau fasse demi-tour et revienne.
Il les mit à profit pour se reposer sur le dos. Ce jeu de torero n’allait pas durer longtemps. Encore une dizaine de passages et il serait trop épuisé pour éviter l’hélice. Il allait avoir le crâne broyé, à moins qu’il ne se laisse tout bêtement couler.
Amer et furieux, il tenta d’apercevoir la côte. Ses yeux rougis lui faisaient mal. Il n’aurait jamais le temps de la regagner à la nage. Il maudit son imprudence. En mourant, il tuait aussi Kitty. Chris et Milton, livrés à eux-mêmes, ne s’en sortiraient jamais. Grondement, vague, le Riva attaquait. Cette fois, Malko plongea au tout dernier moment et ne remonta que les poumons prêts à éclater.
Il ne voyait pas de solution. Il allait mourir. Tout son corps lui faisait mal. Le soleil dans l’œil, il vit revenir la silhouette massive du Riva, inlassable. Pour lui échapper, il aurait fallu être un dauphin et sauter à bord. Décidément, l’émir Katar était plus dangereux qu’il ne l’avait pensé.
Dans le Riva, Abdul Aziz suait à grosses gouttes. Jamais il n’aurait pensé que le travail serait tellement difficile. Il n’avait pas l’habitude de conduire un bateau. Au premier virage brutal, il avait failli se faire éjecter. Tous les muscles de son cou squelettique tremblaient sous l’effort. Là-bas, le petit point noir de la tête de Malko semblait les narguer.
Abd el Baki ne disait rien : il avait le mal de mer. Le visage secoué de tics, il regardait la mer d’un air dégoûté. Brusquement, il sortit son pistolet, un Herstal à canon long et se souleva de la banquette.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais l’abattre, grommela l’Égyptien.
— Fils d’une chienne idiote, ne bouge pas, fit aimablement Aziz.
— On ne l’aura jamais avec le bateau. Il nage trop bien, protesta Baki.
Pour tourner, le Riva s’inclina à 45° ; les dents serrées, crispé sur son volant, Aziz jeta :
— Imbécile ! Si les carabiniers retrouvent un cadavre plein de trous, tu crois qu’il n’y aura pas d’enquête ? L’émir a dit « un accident ». Furieux, Baki rengaina son pistolet et se rassit sur la banquette en maugréant des injures qui mettaient en cause la famille d’Aziz jusqu’à la huitième génération.
— Eh bien, vas-y, tue-le, puisque tu es si malin ! conclut-il. C’est bien ce qu’essayait de faire Aziz, la commande des gaz à fond, l’étrave filant droit sur le point noir, à deux cents mètres devant. Malko émergeait une fois de plus. De l’eau dans les yeux, les poumons en feu, sa main heurta quelque chose de dur auquel, instinctivement, il s’accrocha. C’était le ski qu’il avait abandonné un moment plus tôt. Il se reposa dessus pendant que le bateau faisait demi-tour. Il n’arrivait plus à respirer. C’était la fin.
Une idée lui vint subitement. Il saisit le ski par la pointe et tenta de le lever hors de l’eau. C’était relativement facile. Le Riva arrivait, plein gaz droit sur lui. Cette fois, Malko attendit, comme un torero guettant le taureau. Appuyé au ski, Malko nageait avec les pieds. Tous ses muscles tendus, il ne lâchait pas l’étrave des yeux. S’il ratait son coup, il était déchiqueté par l’hélice. L’étrave n’était plus qu’à une dizaine de mètres. Il voyait parfaitement le visage basané de l’homme qui conduisait. Violemment, il se rejeta en arrière, et brandit le ski hors de l’eau, un peu comme un harpon. Au moment où le bateau le frôlait, il lança le ski sous la coque, perpendiculairement au Riva.
Il y eut un craquement épouvantable. Des morceaux de bois volèrent dans un flot d’écume. Le Riva ralentit brusquement dans un hurlement de moteur. Malko nageait à toute vitesse pour s’en éloigner. S’il avait bien visé, l’hélice avait dû être sérieusement endommagée dans le choc ; peut-être même arrachée.
Anxieusement, il guetta ses ennemis. Le Riva avançait. Il revenait même vers lui. En voyant le soleil se refléter sur le canon d’un pistolet tenu par l’un des occupants du Riva, il comprit qu’il avait perdu la partie : ses adversaires ne devaient plus pouvoir manœuvrer et ils avaient décidé de l’abattre.
Pour gagner quelques secondes il réunit ses dernières forces afin de s’éloigner le plus rapidement possible. Mais c’était sans espoir : même endommagé, le Riva avançait beaucoup plus vite que lui. Le visage dans l’eau, il nageait, tendant l’oreille pour guetter le bateau qui se rapprochait lorsqu’un son inattendu lui fit sortir la tête de l’eau. Une sirène.
Malko donna un coup de ciseau pour sortir le torse hors de l’eau. Il eut aussitôt envie de hurler de joie : un bateau à l’étrave effilée fonçait droit sur lui à une vitesse incroyable, venant du large, comme le bateau des tueurs. Il eut le temps de remuer le bras avant de replonger. Le Riva n’était plus qu’à cent mètres.
Le bateau inconnu les doubla dans une gerbe d’écume. Malko vit une énorme coque bleue grandir, et soudain elle parut s’enfoncer sur place. Les gaz coupés, le bateau stoppait. Malko se trouvait à moins de vingt mètres d’une énorme coque bleu pâle, d’une forme étrange, très effilée de l’avant, donnant une impression de puissance. Et il eut un coup au cœur. À l’arrière flottait le drapeau américain. Un visage rouge avec un énorme nez et des yeux très bleus, se pencha au bordage et l’homme héla Malko.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? cria-t-il. Vos amis vous font une blague ? Malko cracha une gorgée d’eau de mer et hurla :
— Ce ne sont pas mes amis, et ce n’est pas une blague : ils essayent de me tuer.
À la vue du bateau bleu, le Riva avait fait brusquement demi-tour. Il stoppa, à cinq cents mètres environ.
— Grimpez vite, alors, fit l’inconnu, à Malko. À l’arrière, il y a une échelle. Je débraye.
Les barreaux d’acier de la petite échelle parurent à Malko aussi doux que les bras de la plus belle des créatures qu’il eût jamais aimée. Essoufflé, il se laissa tomber, sur le large pont arrière en teck. Son cœur cognait encore à grands coups contre ses côtes. Il l’avait échappé belle. Pendant plusieurs secondes, il cracha de l’eau par le nez et la bouche. Son sauveteur, un homme d’une cinquantaine d’années le regardait avec curiosité debout près de lui.
— Il serait plus prudent de partir, dit Malko.
L’inconnu eut un sourire amusé, appuya sur deux manettes nickelées et le pont se mit à vibrer sous Malko. Celui-ci se sentit glisser. L’engin démarrait à une vitesse fabuleuse.
À quatre pattes sur le pont, Malko cherchait à retrouver son équilibre. Le Riva n’était plus qu’une tache minuscule. En s’accrochant partout, il parvint près du siège de commande, se mit debout et s’agrippa à une barre nickelée. Le tableau de bord ressemblait à celui d’un Bœing, avec deux rangées de cadrans et d’étranges instruments de navigation.
Debout, soudé à son volant, l’inconnu qui l’avait sauvé, semblait ravi, un œil sur la mer, l’autre sur les cadrans. Il sourit à Malko et cria dans le vent :
— Dans dix minutes, nous serons à Porto-Giro. En ce moment, nous marchons à près de cent à l’heure…
Malko n’en doutait pas une seconde. Les trépidations étaient effroyables et le rugissement des moteurs terrifiant.
— Qu’est-ce que c’est que cet engin ? hurla Malko.
L’inconnu ralentit un peu pour dire avec une infinie tendresse dans la voix :
— Un super-Donzi. On l’a fait spécialement pour moi. Deux moteurs Daytona de 450 chevaux avec des compresseurs. Une brute. J’en suis fou. Rien ne va plus vite sur mer.
Il caressait ses manettes avec amour, les yeux dans le vague. Curieux personnage. Il n’avait pas posé la moindre question à Malko, semblant trouver tout naturel de recueillir en pleine mer un homme qu’on essaie d’assassiner. Malko ignorait même par quel concours de circonstance il se trouvait là.
Pendant plusieurs minutes, Malko se laissa bercer par la vitesse. Dans la cabine avant, il entendait les objets tomber et se décrocher mais l’inconnu n’en avait cure. Avec des gestes d’amant, il poussait ses manettes à petits coups. Effectivement, l’effet était prodigieux. L’étrave coupait littéralement les vagues, comme du beurre. Déjà, ils arrivaient à l’entrée du port. L’inconnu consentit à ralentir, évita une barque de pêcheurs dans un sillage d’imprécations et courut sur son erre. Il consentit, alors seulement, à s’intéresser à Malko. Celui-ci lui demanda :
— Comment m’avez-vous découvert ? L’inconnu sourit :
— J’étais au large. Pour un essai de vitesse. Une des transmissions a chauffé. Je me suis arrêté pour laisser refroidir. Comme je m’ennuyais, j’ai pris mes jumelles et j’ai regardé autour de moi. Souvent, il y a des marsouins qui jouent. Je vous ai vu et votre manège m’a paru bizarre. Pourtant je ne croyais pas qu’on voulait vous tuer. Autrement, je serais venu plus vite.
— Vous êtes arrivé à temps, dit Malko, merci.
Ils entraient tout doucement dans le goulet. L’inconnu regarda Malko curieusement, avec une lueur amusée sur le visage.
— Pourquoi veut-on vous tuer ? Voulez-vous que je vous conduise chez les carabiniers ? Malko hésitait :
— Non. Je ne pense pas. C’est une longue histoire. L’autre leva la main.
— Ne m’en dites pas trop. Cela ne me regarde pas. Je m’appelle Joe – Joe Litton. Si vous avez besoin d’un service, vous pouvez toujours me trouver ici, au port, ou le soir chez Pedro.
Joe Litton manœuvrait son engin avec une adresse incroyable, faisant pivoter les dix mètres de la coque presque sur place. Ils étaient déjà à quai. Un jeune Sarde attendait et saisit le bout jeté par Jœ.
Dès qu’il eut stoppé ses deux moteurs, Malko lui demanda :
— Pourquoi avez-vous un tel monstre ?
— J’aime les bateaux, dit Joe avec simplicité. Je me suis arrêté de travailler, il y a sept ans, parce que j’avais assez d’argent, alors, il faut bien que je me distraie. Mais venez boire un verre chez Pedro ce soir, on bavardera. Voulez-vous que je vous raccompagne quelque part ? Malko refusa et ils se serrèrent la main. Rien ne semblait étonner Joe Litton. À moins qu’il n’ait pris Malko pour un mythomane. En tout cas, son anglais était parfait mais il n’était ni Anglais ni Américain. Malko se retrouva sur la petite place de Porto-Giro en maillot. Heureusement, plusieurs taxis stationnaient devant l’hôtel Porto-Giro. Malko prit le premier de la file et se fit conduire à La Cala di Volpe, après avoir expliqué au chauffeur qu’il avait eu une panne de bateau. Ce qui était presque vrai.
Le pain à l’ail crissait agréablement sous les dents de Malko. En face de lui, Joe Litton mâchait tranquillement sa viande, toujours aussi rouge brique, une lueur amusée dans les yeux bleus. Chez Pedro, on ne parlait qu’anglais. De jeunes Britanniques en micro-skirt[13] circulaient entre les tables avec leurs plateaux, montrant de ravissants slips de dentelle chaque fois qu’elles se baissaient. Des disques passaient sans arrêt, ajoutant au vacarme des conversations. Un gosse de neuf ans, tout blond, s’amusait à danser seul dans un coin un jerk endiablé. Les femmes étaient jolies et les hommes bien bronzés. On buvait, on mangeait, on dansait. Malko avait hérité d’une serveuse américaine avec un cou démesuré de danseuse Ouled Naïl, une grande bouche dédaigneuse et des yeux nostalgiques aux pupilles immenses, probablement bourrée de L.S.D. Elle marchait pieds nus avec une grâce de ballerine. Un jeune Italien qui consommait au bar la héla, elle posa son plateau, et le rejoignit pour un slow. Elle dansait très près de lui, les yeux grands ouverts, démesurés, tout le corps détendu en un abandon de total érotisme.
La danse terminée, elle lâcha son cavalier sans un regard et apporta le plateau. Joe l’attrapa par la main et lui caressa une cuisse.
— Ça va, Marlène ?
— Ça va.
La main de Joe allait et venait, disparaissant sous la mini-jupe, sans déclencher le moindre mouvement. Marlène resta immobile quelques instants, sourit vaguement et s’excusa :
— Je dois travailler.
Déjà, elle était à l’autre bout de la pièce.
— C’est une brave petite, remarqua Jœ. De temps en temps, je l’emmène en bateau. Elle aime ça.
Apparemment, elle n’aimait pas que ça.
Malko commençait à apprécier la tête de vieux forban de son interlocuteur et cette espèce de simplicité biblique. Le regard de ses yeux bleus était absolument clair. Pourtant, Joe Litton n’avait rien d’un naïf.
Malko n’avait plus reparlé de l’incident de l’après-midi. Mais, dans la conversation, alors qu’ils parlaient de la guerre, Joe Litton mentionna :
— J’ai travaillé avec l’O.S.S.[14] pendant un an en 1944. C’était amusant. Je suppose que vous faites quelque chose de ce genre par ici.
— C’est un peu cela, dit Malko sans se compromettre. Litton lui était sympathique, en dehors du fait qu’il lui avait sauvé la vie.
Comme Malko se taisait, il lui fit une grimace de sympathie et lança :
— C’est dommage que je parte. Je dois être à Milan demain. Mais si vous avez besoin d’un bateau, prenez l’Abilène. Je laisse les clefs au marin. Je le préviendrai.
— Pourquoi faites-vous cela ? Vous ne savez même pas mon nom, dit Malko.
Joe Litton grimaça un sourire.
— Parce que je pense que vous êtes du bon côté. Et que j’ai laissé un peu de mon cœur à l’O.S.S. Je m’amusais plus que maintenant. Depuis, j’ai gagné beaucoup d’argent. Même si vous transformez mon Abilène, en allumettes, je suis assuré. Alors, prenez-le.
Malko comprit qu’il ne bluffait pas. Joe, déjà loin du sujet, observait un couple qui venait d’entrer. Elle, portait une incroyable robe du soir fendue jusqu’à la hanche, lui, sanglé dans un dolman chamarré, arborait jabot de dentelle et cheveux sur les épaules.
— Tiens, Mike et Bettina sont revenus, remarqua Joe.
Ils avaient été arrêtés à Rome après une mémorable L.S.D. party. Charmant.
L’enfant de neuf ans dansait maintenant avec une fille superbe en mini-jupe mauve en imitant le balancement de ses hanches. La fille riait aux éclats.
Des gens entraient et sortaient constamment. Il y avait sur le bar une énorme coupe pleine de sangria que le barman, anglais lui aussi, versait inlassablement dans les verres qu’on lui tendait. Joe Litton semblait connaître tout le monde. La fille qu’on avait mise en prison à Rome, longue et mince, d’immenses cheveux noirs sur les épaules, nue sous sa robe noire lui sourit, plusieurs fois. Une grande femme, en pantalon et chemisier, les cheveux sur les épaules, fit son entrée et se dirigea immédiatement sur Jœ. Malko reconnut une des vedettes de la Café Society, un mannequin très connu, bien qu’ayant passé par beaucoup de mains. Elle et Joe s’embrassèrent, bavardèrent, flirtèrent quelques minutes, puis elle alla s’asseoir par terre sur une marche, regardant les danseurs. Joe soupira et confia à Malko :
— C’est terrible, chaque fois que je la vois, elle veut absolument que je vienne passer la nuit chez elle et je n’en ai pas envie. Elle est trop vieille : d’ailleurs ici c’est pareil pour tout le monde. Il n’y a que les filles de vingt ans qui ont du succès. Alors la pauvre Birgitta, elle, devient tout doucement folledingue…
Un groupe de jeunes Italiens, décharnés et fiévreux comme de jeunes loups, regardaient des filles qui dansaient ensemble. Dès que le gosse blond s’arrêta, l’un d’eux se précipita et enlaça la fille à la mini-jupe mauve.
Soudain, Malko vit apparaître Carole. De la porte, elle lui fit un grand signe, fendit la foule et vint à sa table. Elle était accompagnée d’une poignée de gentlemen aussi insignifiants que bien élevés dont Malko oublia immédiatement les noms. Carole se pencha sur lui :
— Ils me rasent, faites-moi danser.
Malko se leva, un peu intimidé. Quand il enlaça Carole, il retint un fou rire. Sa bouche arrivait exactement à la hauteur de son cou. Dieu merci, elle avait des talons plats !
Elle était outrageusement parfumée, moulée dans une robe de soie sauvage grenat. Comme par un fait exprès, et pour la plus grande joie de Malko qui préférait la valse à toute chose, le jerk fit place à une série de slows. À chaque nouveau morceau, le corps de Carole s’incrustait un peu plus contre celui de Malko. Ce que c’est que de donner sa chambre à une dame…
C’est elle qui pencha sa bouche sur Malko, d’un geste très naturel, pour un baiser profond et technique, qui se prolongea bien pendant la moitié de la danse. Personne d’ailleurs ne se souciait d’eux. Près de la porte, le petit garçon blond jouait avec un cafard mort. Un couple disparut en riant dans la salle de bains-toilettes. Ils ne ressortirent qu’une demi-heure plus tard.
Les seins de Carole s’enfonçaient dans la poitrine de Malko comme deux obus de 75. Elle ne portait toujours pas de soutien-gorge.
— Je n’ai jamais rencontré un homme aussi galant que vous, soupira-t-elle. Quel dommage que je sois avec cette bande de crétins. Lesdits crétins n’étaient pas gênants. Ils avaient entrepris la mise à sec de la cuve de sangria et semblaient en excellente voie de réussite.
— Quittez-les, suggéra Malko.
L’attrait sexuel de Carole commençait à le remuer, et puis, il n’avait jamais fait l’amour avec une géante. Si elle ne le broyait pas, cela pouvait être une expérience agréable.
— Oh ! non, cela ne se fait pas ! protesta Carole très choquée. Ils sont venus d’Angleterre pour moi. Nous nous verrons demain soir tranquillement chez l’émir.
Comme elle disait : « tranquillement » !
— À propos, dit Carole, en quoi allez-vous vous déguiser ?
— Me déguiser ?
— Bien sûr. C’est un bal psychadélique et déguisé.
Malko avait complètement oublié. Ça, c’était le comble ! Il se mit à chercher et soudain éclata de rire :
— Je vais venir en homme invisible ! annonça-t-il. Avec des bandelettes tout autour du corps. Comme ça je serai vraiment incognito !
— Bravo, fit Carole. C’est follement drôle. La musique s’arrêta. Carole se détacha de Malko et l’embrassa sur le bout du nez.
— À demain.
— À demain.
Il rejoignit Joe Litton. Celui-ci somnolait sur la table, où ils avaient dîné ; il entrouvrit un œil :
— J’ai rendez-vous avec la petite serveuse au long cou, expliqua-t-il. Mais elle termine à deux heures du matin. Alors, je prends des forces.
— Moi, je vais me coucher, dit Malko. Demain, j’ai une longue soirée. Je ne sais pas quand je vous reverrai.
Joe agita la main.
— Peut-être jamais. Bonne chance. J’espère que le bateau vous sera utile.
En se retrouvant dehors loin du bruit et de la fumée, Malko eut un moment de panique. Et si les deux tueurs l’attendaient ? Mais il reprit sa voiture sans incident. Une lueur morne et jaune éclairait le domaine de l’émir.