Prologue

En reniflant une odeur de chair brûlée, le physicien Leonardo Vetra comprit que c'était la sienne. Il leva des yeux terrorisés vers la silhouette penchée sur lui.

— Que voulez-vous?

La chiave, répondit la voix rauque, le mot de passe.

— Mais... je n'ai pas...

L'intrus appuya de nouveau, enfonçant plus profondément l'objet blanc et brûlant dans la poitrine de Vetra. On entendit un grésillement de viande sur le gril.

Vetra poussa un hurlement de douleur.

— Il n'y a pas de mot de passe!

Il se sentait basculer dans le néant.

Son bourreau lui jeta un regard furibond.

— Exactement ce que je craignais. Ne avevo paura!

Vetra lutta pour ne pas perdre connaissance, mais le voile qui le séparait du monde s'épaississait. Son seul réconfort: savoir que son agresseur n'obtiendrait jamais ce qu'il était venu chercher. Quelques instants plus tard, l'homme sortit un couteau. La lame s'approcha du visage de Vetra. Avec une délicatesse toute chirurgicale.

— Pour l'amour de Dieu! hurla le mourant d'une voix étranglée.

Mais il était trop tard.

– 4 –


1

Au sommet des marches de la grande pyramide de Gizeh, une jeune femme riait et l'appelait.

— Robert, dépêche-toi! Décidément, j'aurais dû épouser un homme plus jeune!

Son sourire était magique.

Il s'efforçait de la suivre mais ses jambes étaient deux blocs de pierre.

— Attends-moi! supplia-t-il. S'il te plaît!

Alors qu'il recommençait à grimper, la vision se brouilla. Son cœur cognait comme un gong à ses oreil es. Je dois la rattraper! Mais quand il leva de nouveau les yeux, la femme avait disparu. À sa place se tenait un vieillard aux dents gâtées. L'homme regardait vers le bas, un étrange rictus retroussait ses lèvres. Puis il poussa un cri d'angoisse qui résonna dans le désert.

Robert Langdon se réveilla en sursaut de son cauchemar. Le téléphone sonnait à côté de son lit. Émergeant péniblement, il décrocha l'appareil.

— Allô?

— Je cherche à joindre Robert Langdon, fit une voix d'homme.

Langdon s'assit dans son lit et essaya de reprendre ses esprits.

— C'est... c'est lui-même.

Il cligna des yeux en tournant la tête vers son réveil numérique.

Celui-ci affichait 5 h 18 du matin.

— Il faut que je vous rencontre sur-le-champ.

— Mais qui êtes-vous?

— Je me nomme Maximilien Kohler. Je suis physicien.

Spécialisé en physique des particules, pour être précis.

— Quoi?

Langdon se demandait s'il était vraiment réveillé.

— Vous êtes sûr que je suis le Langdon que vous cherchez?

— Vous êtes professeur d'iconologie religieuse à Harvard.

Vous êtes l'auteur de trois ouvrages sur les systèmes symboliques et...

— Savez-vous l'heure qu'il est?

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— Excusez-moi. J'ai quelque chose à vous montrer. Il m'est impossible d'en parler au téléphone.

Langdon poussa un marmonnement entendu. Ce n'était pas la première fois. L'un des risques qui guettent l'auteur de livres sur la symbolique religieuse, c'est justement ce genre d'appels d'illuminés. Ils viennent de recevoir un message de Dieu et ils demandent confirmation au spécialiste. Le mois précédent, une danseuse de cabaret de Tulsa dans l'Oklahoma lui avait promis la nuit d'amour de sa vie s'il prenait l'avion pour authentifier le signe de croix qui venait d'apparaître sur sa housse de couette.

Langdon avait baptisé ce nouveau cas « le suaire de Tulsa ».

— Comment avez-vous eu mon numéro? demanda Langdon en essayant de garder son calme malgré l'heure matinale.

— Sur le Web, sur le site de votre bouquin.

Langdon fronça les sourcils. Il était parfaitement sûr que le site de son livre ne donnait pas son numéro de téléphone privé.

Ce type mentait, de toute évidence.

— Il faut que je vous voie, insista l'autre. Je vous paierai bien.

Langdon sortit de ses gonds.

— Je suis désolé, mais vraiment je n'ai rien à...

— Si vous partez tout de suite, vous pouvez être ici vers...

— Je n'irai nulle part! Il est 5 heures du matin! Langdon raccrocha et se laissa choir sur son lit. Il ferma les yeux et essaya de se rendormir. Peine perdue. Il était trop contrarié. A regret, il enfila son peignoir et descendit au rez-de-chaussée.

Robert Langdon traversa pieds nus le grand salon vide de sa demeure victorienne du Massachusetts et se prépara le remède habituel des nuits d'insomnie, un bol de chocolat instantané en poudre. La lune d'avril filtrait à travers les portes-fenêtres et animait les motifs des tapis orientaux. Il balaya la pièce du regard. Ses collègues le taquinaient souvent sur son intérieur -

celui-ci évoquait davantage, selon eux, un musée d'anthropologie qu'une habitation privée. Ses étagères étaient bondées d'objets d'art religieux du monde entier - un ekuaba du Ghana, une croix en or espagnole, une idole cycladique de la mer Égée et même un rare boccus tissé de Bornéo, symbole de jeunesse éternelle porté par les jeunes guerriers indonésiens.

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Assis sur son coffre Maharishi en cuivre, Langdon savourait son chocolat en surveillant d'un œil distrait son reflet dans la baie vitrée. L'image déformée et pâle évoquait un fantôme. Un fantôme vieillissant, songea le professeur, cruellement rappelé à la réalité de sa condition: un esprit jeune dans une enveloppe mortelle.

Âgé d'environ quarante ans, Langdon, qui n'était pas beau au sens classique du terme, était le type même de l'universitaire à la mâle distinction qui, selon ses collègues du sexe féminin, plaît tant aux femmes. Avec ses tempes argentées qui rehaussaient une belle chevelure encore brune, son impressionnante voix de basse et le large sourire insouciant d'un grand sportif, Langdon avait gardé le corps du nageur de compétition qu'il avait été à l'université. Et il veillait à maintenir en forme son mètre quatre-vingts longiligne et musclé en s'imposant chaque matin cinquante longueurs dans la piscine du campus.

Ses amis l'avaient toujours considéré comme une énigme.

Tour à tour moderne et nostalgique, il semblait changer de peau à volonté. Le week-end, on pouvait le voir se prélasser sur une pelouse, discutant conception assistée par ordinateur ou histoire religieuse avec des étudiants; parfois, on l'apercevait en veste de tweed sur un gilet à motifs cachemire dans les pages d'un magazine d'art ou à la soirée d'ouverture d'un musée où on lui avait demandé de prononcer une conférence.

Ce grand amoureux des symboles était sans aucun doute un professeur qui ne faisait pas de cadeaux et exigeait une stricte discipline de ses élèves, mais Langdon était aussi le premier à pratiquer « l'art oublié du bon rire franc et massif », selon sa bizarre expression, dont il vantait les mérites. Il adorait les récréations et les imposait avec un fanatisme contagieux qui lui avait valu une popularité sans mélange auprès de ses étudiants.

Son surnom sur le campus, le « Dauphin », en disait long sur son caractère bon enfant mais aussi sur sa capacité légendaire de multiplier les feintes pour tromper l'équipe adverse, lors des matchs de water-polo.

Soudain, le silence du grand salon fut de nouveau troublé, cette fois par une sorte de cliquetis que le quadragénaire à demi assoupi ne reconnut pas tout de suite. Trop fatigué pour s'emporter, Langdon esquissa un sourire las: le cinglé de tout à l'heure ne

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s'avouait pas vaincu. Ah, ces fous de Dieu! Deux mille ans qu'ils attendent le Messie et ils y croient plus que jamais!

Les sourcils froncés, il rapporta son bol vide à la cuisine et gagna à pas lents son bureau lambrissé de chêne. Le fax qui venait d'arriver luisait faiblement sur le plateau. En poussant un soupir, il s'empara de la feuille et l'approcha de ses yeux.

Aussitôt, il fut pris de nausées.

C'était la photo d'un cadavre. On l'avait entièrement dénudé et on lui avait tordu le cou jusqu'à ce que sa tête regarde derrière lui.

Sur la poitrine de la victime une terrible brûlure renforçait l'atrocité de ce meurtre. L'homme avait été marqué au fer rouge, on avait gravé un mot, un seul mot dans sa chair. Un terme que Langdon connaissait bien. Très bien. Ses yeux restaient rivés, incrédules, sur les étranges caractères gothiques:

Illuminati, balbutia Langdon, le cœur battant à tout rompre. Ce n'est quand même pas...

D'un mouvement lent, appréhendant ce qu'il allait découvrir, il fit pivoter le fax à 180 degrés. Lut le mot à l'envers. Il en eut le souffle coupé — à peu près comme s'il venait de se prendre un coup de poing en pleine poitrine.

Illuminati, répéta-t-il dans un murmure.

Abasourdi, Langdon s'affala dans une chaise. Il resta pétrifié, sous le coup de la commotion qu'il venait de recevoir. Peu à peu, ses yeux furent attirés par le clignotement du voyant rouge sur son fax. Celui qui lui avait envoyé ce fax morbide était au bout du fil. . et attendait de lui parler. Langdon resta longtemps sans bouger, à fixer ce petit clignotant redoutable.

Puis, en tremblant, il décrocha le combiné.

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2

— M'accorderez-vous votre attention, à présent? fit la voix de l'homme quand Langdon prit enfin la ligne.

— En effet, monsieur, vous avez toute mon attention. Peut-

être pourriez-vous m'expliquer...

— J'ai essayé de le faire tout à l'heure... (La voix était rigide et mécanique.) Je suis physicien et je dirige un laboratoire de recherche. Il y a eu un meurtre chez nous. Vous avez vu le corps.

— Comment m'avez-vous trouvé?

Langdon peinait à rassembler ses esprits tant le fax l'avait impressionné.

— Je vous l'ai déjà dit, sur Internet, le site de votre livre, L'Art des Illuminati.

Le livre de Langdon, dont l'audience publique avait été des plus confidentielles, avait pourtant suscité un certain mouvement d'intérêt sur la Toile. Mais ses coordonnées n'y figuraient pas...

— Cette page ne comporte pas le moindre numéro de téléphone, autant que je me souvienne.

— J'ai des collègues qui savent très bien extraire des informations cachées à partir d'un site comme celui-là.

Langdon était sceptique.

— Pour des physiciens, vous semblez en savoir long sur le Web...

— Pas très étonnant, rétorqua l'homme, c'est nous qui l'avons inventé!

Quelque chose dans la voix de son interlocuteur suggéra à Langdon qu'il ne plaisantait pas.

— Je dois absolument vous rencontrer, insista le mystérieux inconnu. La question dont je dois vous entretenir ne peut être traitée par téléphone. Mon labo ne se trouve qu'à une heure d'avion de Boston.

Langdon, debout dans la pénombre de son bureau, analysait le fax qu'il tenait à la main. Cette image stupéfiante représentait peut-être la découverte épigraphique du siècle et elle confirmait dix années de recherches personnelles.

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— C'est urgent, insista la voix.

Les yeux de Langdon restaient rivés sur l'étrange marque.

Illuminati. Il ne cessait de relire ce mot. Son travail avait toujours été fondé sur des documents venus du lointain passé, mais l'image qu'il avait sous les yeux était d'actualité. Au présent. Langdon se faisait l'effet d'un paléontologue se trouvant nez à nez avec un dinosaure vivant.

— J'ai pris la liberté d'envoyer un avion vous chercher, fit la voix. Il sera à Boston dans vingt minutes.

Une heure d'avion. . Langdon sentit sa bouche s'assécher.

— Pardonnez mon audace, mais j'ai vraiment besoin de vous ici, fit la voix.

Langdon regarda encore le fax — une légende venue de la nuit des temps qui se matérialisait comme par enchantement. En noir et blanc. Dont les conséquences pouvaient être effrayantes. . Il jeta un regard absent par la baie vitrée. Les premières lueurs de l'aube s'insinuaient entre les branches des bouleaux de son jardin, mais le paysage respirait un je ne sais quoi de différent, ce matin.

Envahi par une étrange combinaison d'appréhension et d'euphorie, Langdon sut qu'il n'avait pas le choix.

— Vous avez gagné, répondit-il enfin. Dites-moi où je dois prendre cet avion.

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3

À des milliers de kilomètres de là deux hommes se retrouvaient. Dans une pièce sombre, moyenâgeuse, tout en pierre.

Benvenuto, fit le chef. (Assis dans un recoin obscur, il était invisible.) Vous avez réussi?

Si, perfettamente, rétorqua la silhouette sombre, d'une voix aussi dure que les murs.

— Et il n'y aura aucun doute sur le responsable?

— Aucun.

— Superbe. Avez-vous ce que j'ai demandé?

Les yeux du tueur, noirs comme du jais, brillèrent d'une lueur mauvaise. Il fit apparaître un lourd appareil électronique qu'il posa sur la table. Son interlocuteur parut satisfait.

— Je suis content de vous.

— Servir la fraternité est un honneur, répondit le tueur.

— La phase deux va commencer. Allez vous reposer. Ce soir, nous allons changer le monde.

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4

La Saab 900 S de Robert Langdon sortit du tunnel Callahan sur le côté est du port de Boston, à proximité de l'entrée de l'aéroport Logan. Scrutant un instant les panneaux, Langdon suivit l'indication Aviation Road et tourna à gauche après le vieux bâtiment des Eastern Airlines. Trois cents mètres plus loin, il aperçut un hangar qui se détachait dans le jour naissant. Un grand 4 était peint sur la façade. Il s'arrêta sur le parking et descendit de la voiture.

Un homme au visage rondouillard, vêtu d'une tenue d'aviateur bleue apparut, au coin du bâtiment.

— Robert Langdon? s'enquit l'homme d'une voix amicale, avec un accent que Langdon ne put identifier.

— C'est moi, répliqua Langdon en bipant le verrouillage automatique.

— Un minutage parfait! constata l'autre. Je viens juste d'atterrir. Suivez-moi s'il vous plaît.

Ils firent le tour du hangar. Langdon était tendu. Il n'avait pas l'habitude des coups de fil en forme d'énigmes et des rendez-vous secrets avec des inconnus. Ne sachant pas ce qui l'attendait, il avait revêtu sa tenue de prof de tous les jours: pantalon de coton, col roulé et veste en tweed Harris. Tout en marchant, il repensait au fax dans la poche de sa veste, dont il ne comprenait toujours pas le sens.

Le pilote dut sentir l'anxiété de son passager car il lui demanda:

— Vous n'avez pas peur en avion, monsieur?

— Pas le moins du monde, assura Langdon. Les cadavres marqués au fer rouge me filent la frousse, songea-t-il, l'avion en revanche ça va.

Langdon suivit son guide jusqu'à l'autre extrémité du hangar. Le pilote se dirigea vers la piste.

En découvrant l'engin garé sur le tarmac, Langdon se figea sur place.

— C'est dans ce bidule qu'on est censés voler? L'autre arbora un large sourire.

— Il vous plaît?

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Langdon contempla la chose un long moment.

— S'il me plaît? Mais, bon Dieu, qu'est-ce que c'est que ça?

L'appareil était énorme. Il évoquait vaguement une navette spatiale dont on aurait complètement aplati le cockpit. Sous cet angle, il faisait irrésistiblement penser à une gigantesque cale.

Au premier abord, Langdon se dit qu'il devait rêver. Cette étrange machine ressemblait autant à un avion qu'un fer à repasser. Les ailes étaient pratiquement inexistantes, on discernait juste à l'arrière du fuselage deux ailerons trapus, que surmontaient deux volets. Le reste de l'avion se composait d'une coque, longue d'environ soixante-dix mètres. Sans le moindre hublot. Juste une énorme coque.

— Deux cent cinquante tonnes réservoirs pleins, commenta le pilote, avec l'expression ravie d'un père vantant les mérites de son rejeton. Ça marche à l'hydrogène liquide. La coque allie matrice en titane et composants en fibres de carbone. Elle supporte un rapport poussée-poids de 1 à 20, contre 1 à 7 pour la plupart des appareils. Le directeur doit être drôlement pressé de vous rencontrer! C'est pas le genre à faire voler son chouchou pour un oui ou un non.

— Vous voulez dire que ce machin vole? bredouilla Langdon, éberlué.

Le pilote sourit.

— Oh, pour ça, oui.

Il traversa le tarmac suivi par Langdon.

— Au début, ça surprend, je sais, mais vous feriez mieux de vous y habituer. D'ici à cinq ans vous ne verrez plus qu'eux, les jets hypersoniques. Notre labo est l'un des premiers à en avoir reçu un. Ce doit être un sacré labo, pensa Langdon.

— Il s'agit du prototype du X-33 de Boeing, continua le pilote, mais il y en a des dizaines d'autres, l'Aérospatiale, les Russes, les Anglais ont tous développé un prototype. C'est l'avion de demain, juste le temps de développer un modèle commercialisable et on pourra dire adieu aux jets conventionnels.

Langdon jeta un coup d'œil méfiant sur l'engin.

— Je crois que je préférerais les jets conventionnels!

Le pilote fit apparaître la passerelle.

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— Par ici, monsieur Langdon, s'il vous plaît. Attention à la marche.

Quelques minutes plus tard, Langdon était installé, seul, dans la cabine. Le pilote lui boucla son harnais de sécurité et s'éclipsa vers l'avant de l'avion.

La cabine elle-même ressemblait étonnamment à celle d'un jumbo-jet, à l'exception de l'absence totale de hublots, ce qui mit Langdon mal à l'aise. Toute sa vie, il avait été sujet à une forme de claustrophobie légère, séquelle d'une expérience enfantine jamais totalement digérée.

Cette aversion pour les espaces confinés ne handicapait pas vraiment Langdon, mais elle l'avait toujours gêné. Elle influait sur nombre de ses décisions, de manière insidieuse. C'est ainsi qu'il évitait les sports d'intérieur comme le squash ou le racquet-ball et il n'avait pas hésité à débourser une petite fortune pour sa demeure victorienne spacieuse et haute de plafonds, alors même que l'université lui avait proposé un logement de fonction.

Langdon avait souvent soupçonné que son attrait pour les œuvres d'art, qui remontait à l'enfance, découlait de son amour pour les grands espaces ouverts des musées.

Le vrombissement des moteurs qui faisait vibrer toute la coque le ramena à la réalité. Langdon déglutit laborieusement et attendit. Il sentit l'appareil s'ébranler sur la piste. Un haut-parleur, quelque part au-dessus de lui, se mit à déverser de la musique country mezza voce. Le téléphone suspendu à la cloison devant lui bipa deux fois. Langdon décrocha le combiné.

— Allô?

— À l'aise, monsieur Langdon?

— Pas du tout.

— Détendez-vous, voyons. Nous y serons dans une heure.

— Mais où exactement? demanda Langdon, réalisant qu'il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où ils se rendaient.

— À Genève, répondit le pilote en accélérant. Le labo se trouve à Genève

— Genève, dans l'État de New York? répéta Langdon, un peu rasséréné. J'ai de la famille dans le coin. J'ignorais qu'il y avait un laboratoire de physique à Genève...

Le pilote s'esclaffa.

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— Pas ce Genève, monsieur Langdon. Genève en Suisse!

Langdon mit un moment à assimiler l'information.

— En Suisse? (Langdon sentit son pouls s'accélérer.) Mais vous venez de me dire que votre labo n'était qu'à une heure d'ici!

— En effet, monsieur Langdon. Cet engin vole à Mach 15.

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5

Dans une grande rue européenne, le tueur zigzaguait à travers la foule. Grand gabarit, athlétique, expression fermée et démarche puissante. Visiblement très agile. Les muscles encore endoloris, après l'excitation de la rencontre.

Tout s'est bien passé, se dit-il. Bien que son employeur ne lui ait jamais montré son visage, le tueur se sentait honoré de l'avoir connu. Après tout, il ne s'était écoulé que quinze jours depuis qu'on l'avait contacté pour la première fois. Le tueur se rappelait encore chaque mot de l'appel...

— Mon nom est Janus, avait annoncé son interlocuteur. Nous avons un ennemi commun. Je me suis laissé dire que vos compétences étaient à louer.

— Ça dépend qui vous représentez...

L'autre lui avait dit...

— Vous vous imaginez que je vais croire ça?

— Vous avez entendu parler de nous, à ce que je vois.

— Évidemment, la Confrérie est légendaire.

— Et pourtant vous doutez de moi?

— Tout le monde sait que les frères se sont volatilisés une fois pour toutes.

— Que vous le croyez signifie que notre stratagème a bien fonctionné. L'ennemi le plus dangereux est celui que personne ne craint.

Le tueur était sceptique.

— La Confrérie existe toujours?

— Elle est plus invisible et plus solidement enracinée que jamais. Nous sommes infiltrés partout... y compris dans le sanctuaire de notre ennemi juré.

— Impossible, ils sont invulnérables.

— La Confrérie a le bras long.

— Personne n'a le bras aussi long.

— Vous ne tarderez pas à être convaincu. La Confrérie vient de faire la démonstration irréfutable de sa puissance. Une trahison. Unique. Pas de meilleure preuve.

— Qu'entendez-vous par là?

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En entendant la réponse, le tueur écarquilla les yeux.

— Impossible, c'est impossible.

Le lendemain, les quotidiens du monde entier annonçaient la nouvelle. Le tueur n'avait plus de raisons de douter.

Et maintenant, deux semaines plus tard, sa foi était devenue inébranlable.

La Confrérie existe toujours, se dit-il. Ce soir, ils vont révéler leur puissance à la face du monde.

Pendant qu'il se frayait un chemin dans les rues, son regard noir étincelait d'une lueur de prémonition. L'une des confréries les plus clandestines et les plus redoutées qui ait jamais existé l'avait appelé pour lui confier un travail. Un choix très sage, songea-t-il. Il était connu pour sa totale discrétion... et pour son infaillibilité.

Jusque-là, il avait effectué un sans-faute. Il avait liquidé la cible et livré l'objet demandé par Janus. Maintenant, c'était à ce dernier qu'il revenait d'utiliser son pouvoir pour placer l'objet en question. Opération fort délicate, au demeurant.

Le tueur se demandait comment Janus allait résoudre un problème aussi complexe. Son employeur avait de toute évidence des contacts à l'intérieur. L'ascendant de la Confrérie semblait illimité.

Janus, réfléchit le tueur, un nom de code sans aucun doute. Était-ce une référence au dieu à double visage de la Rome antique, ou au satellite de Saturne? Peu importait au fond. Janus détenait un pouvoir immense, il venait d'en faire l'éclatante démonstration.

Tout en marchant, le tueur imaginait le sourire de reconnaissance de ses ancêtres. Aujourd'hui, c'était leur combat qu'il menait, il luttait contre le même ennemi qu'ils avaient dû affronter pendant de longs siècles, puisque tout avait débuté au XIe siècle, quand les armées des croisés avaient saccagé pour la première fois, martyrisant, violant, massacrant ses compatriotes, déclarés « impurs », détruisant ses temples, foulant ses dieux aux pieds...

Pour se défendre, ses ancêtres avaient formé une petite mais redoutable armée. Ses campagnes dans le pays, à la recherche d'ennemis à massacrer, lui avaient rapidement acquis une réputation d'impitoyable efficacité. D'une brutalité inouïe, ses guerriers étaient aussi connus pour célébrer leurs tueries en

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consommant des drogues qui les plongeaient dans un état second. Ils appelaient la principale de ces drogues « hachisch ».

Et c'est sous le nom d'hachichin, adeptes du hachisch, qu'on avait fini par les désigner. Au fil du temps, ce terme était devenu synonyme de mort violente, dans presque toutes les langues du globe. Il existe d'ailleurs toujours en français moderne, mais tout comme l'art du meurtre, il a évolué.

Il se prononce aujourd'hui Assassin.

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6

Soixante-quatre minutes avaient passé quand Robert Langdon, incrédule et légèrement nauséeux, descendit la passerelle et traversa le tarmac sous un soleil de plomb. Un vent frisquet soulevait les pans de sa veste de tweed. Le paysage était magnifique. Clignant des yeux, il balaya du regard les vallées verdoyantes et les pics couverts de neige qui l'entouraient.

Je suis en train de rêver, se dit-il. Je vais me réveiller d'une minute à l'autre.

— Bienvenue en Suisse, lui lança le pilote, obligé de hurler pour couvrir le bruit des réacteurs du X-33 qui décéléraient peu à peu.

Langdon jeta un coup d'œil à sa montre. Il était 7 h 07.

— Vous venez de traverser six fuseaux horaires, poursuivit le pilote. Il est un peu plus de une heure de l'après-midi.

Langdon régla sa montre.

— Comment vous sentez-vous?

Langdon se frotta le ventre.

— Comme si j’avais l’estomac bourré de polystyrène expansé.

Le pilote acquiesça:

— Le mal de l'air. Nous avons volé à vingt mille mètres d'altitude. On est trente pour cent plus léger là-haut.

Heureusement pour vous, on n'a fait qu'un saut de puce. Si j'avais dû vous emmener à Tokyo, j'aurais dû monter à cent soixante kilomètres... Rien de tel pour vous mettre les boyaux à l'envers.

Langdon approuva machinalement. Il pouvait s'estimer heureux, tout bien considéré, ce voyage avait été remarquablement ordinaire. Mis à part l'accélération foudroyante du décollage, le vol avait été tout à fait banal, quelques turbulences, les inévitables variations de la pression aux changements d'altitude, mais rien ne pouvait laisser penser qu'ils avaient traversé les airs à 17 000 km/h.

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Une poignée de techniciens accoururent sur la piste pour dorloter le X-33. Le pilote escorta Langdon jusqu'à la 607 noire garée sur un parking de l'aérogare, derrière la tour de contrôle.

Quelques instants plus tard, ils filaient sur une route pavée qui suivait le fond de la vallée. Au loin, on distinguait vaguement un pâté d'immeubles. De part et d'autre de la route défilaient des champs verdoyants.

Langdon jetait des coups d'œil sidérés sur le compteur qui affichait 170 km/h. Qui est-ce qui m'a fichu un pareil obsédé de la vitesse? marmonna-t-il en son for intérieur.

— On n'est qu'à cinq kilomètres du labo, fit le pilote. On y sera dans deux minutes.

Langdon cherchait en vain sa ceinture de sécurité. Pourquoi pas trois, si on y arrive vivants? objecta-t-il intérieurement.

Le pilote accéléra de plus belle.

— Vous aimez Reba? demanda le pilote, en enfonçant un CD

dans le lecteur.

Une voix féminine commença à chanter «

just the fear

of being alone... »

Ce n'est pas une question de peur, songea machinalement Langdon. Ses collègues femmes lui faisaient souvent remarquer que sa collection d'objets d'art digne d'un musée n'était rien d'autre qu'une tentative transparente de remplir une maison vide, laquelle, insistaient-elles, aurait tout à gagner à la présence d'une femme. Langdon repoussait toujours ce type d'avances d'un grand éclat de rire, leur rappelant qu'il avait déjà trois amours dans sa vie, la symbologie, le water-polo et le célibat. Ce dernier lui laissait tout le loisir de sillonner le monde au gré de ses envies, de se mettre au lit aussi tard qu'il le désirait et de passer des soirées tranquilles chez lui avec un bon livre et un cognac.

— Vous allez voir, c'est une vraie petite ville, claironna le pilote, le tirant de sa rêverie. Il n'y a pas que des labos; on a des supermarchés, un hôpital et même un cinéma.

Langdon acquiesça d'un air absent tout en découvrant l'imposant ensemble de bâtiments qui se dressaient devant eux.

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— En fait, poursuivit le pilote, nous possédons la plus grande machine du monde.

— Vraiment? fit Langdon, qui scruta les alentours d'un regard curieux.

— Vous ne risquez pas de la voir, monsieur, elle est enterrée à vingt-cinq mètres sous terre.

Langdon n'eut pas le temps de poser d'autres questions: sans prévenir, le pilote donna un vigoureux coup de freins. La voiture stoppa devant une barrière de sécurité bordée d'une guérite. Langdon déchiffra le panneau: SÉCURITÉ STOP.

Réalisant qu'il se trouvait dans un pays étranger, il eut un accès de frayeur.

— Mon Dieu, mais je n'ai pas pris mon passeport!

— Vous n'en avez pas besoin, nous avons un accord avec le gouvernement suisse.

Médusé, Langdon regarda son chauffeur présenter un insigne d'identité au vigile de l'entrée qui l'introduisit dans un lecteur électronique dont le témoin vert se mit à clignoter.

— Le nom de votre passager? demanda le garde.

— Robert Langdon, répondit le pilote.

— Invité par...?

— Le directeur.

Le garde haussa les sourcils avant de se retourner vers un tableau de service imprimé et de vérifier les données sur son ordinateur. Puis il se tourna vers la 607.

— Bon séjour, monsieur Langdon.

La voiture redémarra et parcourut encore deux cents mètres sur une allée circulaire qui la mena devant l'entrée principale du complexe. Une structure de verre et d'acier ultramoderne se dressait, menaçante, devant eux. Langdon fut étonné par la transparence de l'édifice. Il avait toujours été un passionné d'architecture.

— La Cathédrale de verre, commenta son

compagnon.

— Une église?

— Mon Dieu, non, S'il manque une chose ici, c'est bien une église... La seule religion des autochtones, c'est la physique.

Vous pouvez dire tout le mal que vous voudrez du Seigneur,

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mais ne vous avisez jamais de blasphémer les quarks ou les mesons!

Langdon était de plus en plus ébahi.

Des quarks et des mesons? Pas de frontières? Un avion qui vole à 17 000 km/h? Mais à qui donc avait-il affaire?

Une dalle de granit qui ornait l'entrée de ce sanctuaire lui fournit la réponse: CERN

Conseil européen pour la recherche nucléaire.

— La recherche nucléaire? s'enquit Langdon, se retournant vers son chauffeur.

Celui-ci ne répondit pas. Il était penché en avant, et introduisait un autre disque dans le lecteur.

— Vous descendez ici. Le directeur va venir vous retrouver dans le hall.

Langdon aperçut un homme sur un fauteuil roulant qui sortait de l'immeuble. Il paraissait être âgé d'une soixantaine d'années. Émacié et totalement chauve, la bouche contractée dessinant un pli sévère, il portait une blouse blanche de laboratoire et ses pieds, solidement calés sur les repose-pieds du fauteuil, étaient chaussés de mocassins noirs brillants. Même de loin, ses yeux, telles deux pierres grises, semblaient éteints.

— Est-ce lui? demanda Langdon.

Le pilote jeta un coup d'œil furtif dans la direction que lui indiquait le menton de Langdon et se retourna aussitôt, un sourire inquiétant aux lèvres.

— Eh bien, parlez du loup...

Plongé dans un abîme de perplexité, Langdon sortit de la 607

noire.

L'infirme propulsa son fauteuil roulant vers lui et lui tendit une main moite.

— Monsieur Langdon? Nous nous sommes parlé au téléphone. Je me présente: Maximilien Kohler.

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Maximilen Kohler, le directeur général du CERN, portait à son insu un sobriquet, der Kônig, le Roi. Ce surnom dénotait plus la peur que la révérence à l'égard de celui qui régnait sur son empire, juché sur son fauteuil roulant comme sur un trône.

Rares étaient les employés qui le connaissaient personnellement, mais tous se répétaient l'horrible histoire de l'accident qui lui avait coûté l'usage de ses jambes. . et il s'en trouvait bien peu pour lui reprocher son amertume ou railler son dévouement absolu à la science pure.

Langdon ne mit que quelques instants à comprendre que le directeur était de ceux qui tiennent à garder leurs distances. Il lui fallut d'ailleurs allonger sensiblement le pas pour suivre le fauteuil électrique de Kohler qui pénétrait silencieusement dans le bâtiment. Il n'avait d'ailleurs jamais vu de fauteuil comparable à celui-ci. Son attirail de gadgets électroniques comprenait un écran d'ordinateur, un téléphone multiligne, un pageur et même une petite caméra vidéo amovible. Un véritable QG mobile, digne d'un autocrate.

Langdon franchit derrière son hôte une porte électronique qui débouchait sur le grand hall du CERN.

La cathédrale de verre, se dit Langdon en levant des yeux amusés vers la verrière bleuâtre qui coiffait l'édifice. Les rayons du soleil la faisaient chatoyer et projetaient des motifs géométriques sur les parois vitrées. Une vision majestueuse, sans aucun doute. Des ombres anguleuses, semblables à des veines se réfléchissaient sur les murs et les sols recouverts de marbre. L'air qu'on respirait semblait parfaitement pur et stérile. Quelques scientifiques se déplaçaient d'un pas vif, faisant résonner le sol dallé du bruit de leurs talons.

— Par ici, monsieur Langdon, s'il vous plaît.

La voix de Kohler semblait presque numérisée, ses intonations étaient rigides et précises, à l'image de sa physionomie sévère. Il toussa et s'essuya la bouche sur un mouchoir blanc tout en fixant Langdon de ses yeux gris.

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— Dépêchons, monsieur Langdon, il y a urgence, ajouta-t-il tandis que le fauteuil roulant glissait sur le sol de marbre.

Langdon longea une série de couloirs qui rayonnaient à partir de l'atrium central. Tous bourdonnaient d'activité. Les scientifiques qui voyaient Kohler semblaient surpris et dévisageaient Langdon en se demandant visiblement qui pouvait être l'invité du grand patron.

— Je dois vous faire un aveu qui m'embarrasse, commença Langdon pour engager la conversation, j'ignore tout du CERN.

— Cela ne m'étonne pas, rétorqua Kohler d'une voix aussi froide et métallique que les poutrelles d'acier qui les entouraient. La plupart des Américains ne considèrent pas l'Europe comme le numéro un mondial de la recherche scientifique. À leurs yeux nous nous ne sommes guère qu'une sympathique destination touristique. Étrange perception, si l'on veut bien se souvenir que Galilée, Newton et Einstein étaient des Européens!

Langdon ne savait quoi répondre. Il tira le fax de sa poche.

— Cet homme sur la photo, pouvez-vous. .? Kohler le coupa d'un geste.

— Pas ici, s'il vous plaît. Vous allez le voir tout de suite.

Il tendit la main.

— Peut-être vaut-il mieux que je récupère ceci.

Langdon lui remit le fax et le suivit sans rien ajouter. Kohler tourna à gauche et entra dans un large couloir orné de prix et de plaques commémoratives. L'une d'elles, beaucoup plus grande que les autres, surplombait l'entrée. Langdon ralentit pour lire l'inscription au moment où ils passaient.


Prix de l'ARS ELECTRONICA

Pour l'innovation culturelle à l'ère numérique Décerné à Tim Berners Lee et au CERN

pour l'invention de l'Internet.

Autant pour moi, se dit Langdon. Ce type ne plaisantait pas.

Langdon avait toujours considéré Internet comme une invention américaine. Mais, encore une fois, son savoir du surf sur la Toile se limitait au site de son livre et à d'occasionnelles explorations en ligne du Louvre ou du Prado, le tout sur son antique Macintosh.

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— Internet a commencé ici, reprit Kohler, interrompu par une quinte de toux. Au début, il s'agissait d'un réseau interne qui permettait aux chercheurs des différents départements de partager les résultats de leurs découvertes. Bien sûr, le monde entier est convaincu que le Web résulte de la technologie américaine.

— Mais pourquoi ne pas remettre les pendules à l'heure?

Kohler haussa dédaigneusement les épaules.

— Un malentendu insignifiant concernant une technologie de seconde zone. Le CERN a d'autres chats à fouetter. Internet n'est après tout qu'un système de connexion global entre ordinateurs. Nos scientifiques font des miracles presque tous les jours.

Langdon lui jeta un regard interrogatif. Des miracles? Le mot lui semblait passablement saugrenu dans la bouche d'un savant visiblement peu porté au mysticisme.

— Vous sembliez sceptique, reprit Kohler. Et je crois savoir que vous êtes un spécialiste des symboles religieux. Vous ne croyez pas aux miracles?

— C'est une question que je n'ai pas encore tranchée, répondit Langdon. Surtout concernant ceux qui se produisent dans des labos scientifiques.

— Peut-être « miracle » n'est-il pas le mot juste. J'essayais simplement de parler votre langue.

Ma langue? Langdon se sentit subitement mal à l'aise.

— Je ne veux pas vous décevoir, cher monsieur, mais je suis un spécialiste en symbologie, pas un prêtre.

Kohler ralentit brusquement et se tourna vers Langdon. Son regard s'était quelque peu adouci.

— Bien sûr, pardonnez mon simplisme. On n'a pas besoin d'être cancéreux pour analyser les symptômes de ce mal.

Langdon fut un tantinet surpris par cette façon inédite de formuler le problème. Kohler actionna le levier de mise en route de son fauteuil et acquiesça, satisfait:

— Je sens que nous al ons très bien nous entendre, vous et moi, monsieur Langdon.

Son invité était nettement plus circonspect à ce sujet.

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Alors qu'ils continuaient d'avancer, Langdon commença à entendre un grondement au-dessus de leurs têtes. La rumeur, qui se réverbérait sur les murs, se fit de plus en plus bruyante; elle semblait provenir de l'extrémité du couloir.

— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda Langdon, obligé de hurler pour se faire entendre.

— Une tour d'impesanteur, répliqua Kohler, de sa voix naturellement grave et sonore.

Langdon dut se contenter de cette explication. Il ne la sollicita d'ailleurs pas, il était épuisé et l'attitude de son hôte ne l'y encourageait guère. Langdon se rappela pourquoi il se trouvait là. Les Illuminati. Il supposa que quelque part dans ce gigantesque complexe devait reposer un cadavre... marqué au fer rouge d'un symbole pour lequel il venait de parcourir plus de dix mille kilomètres.

Au bout du couloir, le vrombissement devint presque assourdissant, Langdon sentait le sol vibrer sous ses pieds. En tournant le coin, il découvrit une galerie circulaire percée de quatre épaisses dalles de verre incurvées, semblables à des hublots de sous-marin. Langdon s'arrêta et jeta un coup d'œil à travers l'une de ces fenêtres. Le professeur Robert Langdon avait assisté à d'étranges spectacles au cours de sa vie, mais celui-là était bien le plus insolite. Dans une énorme chambre circulaire flottaient des hommes en état d'apesanteur. Ils étaient trois. L'un d'eux fit une cabriole tout en lui adressant un petit signe de la main.

Mon Dieu, songea Langdon éberlué, je suis chez les dingues!

Le sol de cette chambre était constitué d'une grille d'acier à travers laquelle on distinguait une hélice tournoyant.

— La tour d'impesanteur, fit Kohler, s'arrêtant à son tour pour l'attendre. Chute libre en chambre, excellent pour soulager le stress. C'est une soufflerie aérodynamique verticale.

Langdon regardait toujours, frappé de stupeur. L'un des trois

« ludions », une femme obèse, s'approcha de la fenêtre. Elle était ballottée par les courants d'air mais souriait de toutes ses dents et releva ses deux pouces en regardant Langdon qui lui répondit par un sourire timide. Il lui rendit son geste en se

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demandant si elle savait que ce geste avait symbolisé, dans des cultures fort anciennes, la virilité masculine.

La grosse dame, remarqua Langdon, était la seule à être équipée d'un parachute miniature. La petite coupole de tissus ondulait au-dessus d'elle comme un jouet.

— À quoi sert ce petit parachute? interrogea-t-il.

— Il augmente le coefficient de résistance à l'air, donc la mobilité ascensionnelle. Ce mètre carré de tissu suffit à ralentir la chute d'un adulte moyen de presque vingt pour cent.

Langdon acquiesça machinalement.

Il était loin de se douter que le soir même, à des centaines de kilomètres de là, cette information allait lui sauver la vie.

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8

Quand Kohler et Langdon sortirent sous un soleil radieux à l'arrière du grand bâtiment du CERN, Langdon eut presque l'impression d'avoir été transporté sur le campus de Harvard.

Une magnifique pelouse lustrée, sillonnée d'allées irrégulières et bordée de bosquets d'érables, moutonnait entre les dortoirs en briques brunes rectangulaires. Des individus, ressemblant traits pour traits à des étudiants ou à des professeurs, entraient et sortaient des bâtiments, des piles de livres dans les bras. Comme pour accentuer cette atmosphère universitaire, deux hippies aux cheveux longs jouaient au frisbee au son de la Q uatrième Symphonie de Mahler qui s'échappait d'une fenêtre ouverte.

— Ce sont les dortoirs résidentiels, expliqua Kohler tout en accélérant son fauteuil roulant sur l'allée qui menait vers les bâtiments. Nous avons plus de trois mille physiciens ici. Le CERN

emploie à lui seul plus de la moitié des spécialistes mondiaux de la physique des particules, japonais, allemands, français, italiens...

d'où qu'ils viennent. Nous conjuguons les talents de plus de cinq cents universités et soixante nationalités.

— Comment communiquent-ils?

— En anglais, bien sûr, la langue universelle de la science.

Langdon avait toujours entendu dire que les

mathématiques étaient le langage scientifique universel, mais il était trop fatigué pour argumenter. Il descendit en silence l'allée du parc dans le sillage de Kohler.

À mi-chemin, ils croisèrent un jeune jogger vêtu d'un T-shirt VIVE LA TGU!

Langdon le suivit du regard, sidéré.

— La TGU?

— La Théorie Générale Unifiée, coassa Kohler. La théorie globale.

— Je vois, fit Langdon, qui ne voyait rien du tout.

— Vous connaissez un peu la physique des particules?

Langdon haussa les épaules.

— J'ai quelques notions de physique générale, la chute des corps, ce genre de choses...

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Il s'imaginait avec délices en train de plonger dans sa piscine préférée.

— La physique des particules s'intéresse essentiellement aux atomes, n'est-ce pas?

Kohler secoua la tête.

— Non, les atomes sont des planètes, comparés aux particules dont nous nous occupons, c'est-à-dire du noyau des atomes, dont la taille leur est dix mille fois inférieure.

Le vieil homme toussa encore une fois, d'une toux caverneuse assez inquiétante.

—... Les hommes et les femmes du CERN sont ici pour trouver des réponses aux questions que l'homme se pose depuis le début de l'histoire. Elles n'ont pas changé. D'où venons-nous, de quoi sommes-nous faits?

— Et c'est dans un labo de physique que l'on trouve ces réponses?

— Vous semblez surpris.

— En effet, je considérais jusqu'ici ces questions comme spirituelles.

— Monsieur Langdon, toutes les questions relevaient autrefois du spirituel. Depuis le commencement des temps, la religion et la spiritualité ont été sommées de remplir les lacunes de la science. Le lever et le coucher du soleil étaient jadis attribués à Hélios et à son char de feu. Les tremblements de terre et les raz de marée exprimaient la colère de Poséidon. La science a démontré que ces dieux étaient de fausses idoles. Elle a fourni des réponses à presque toutes les questions que l'homme peut se poser.

Les questions qui restent sans réponse sont les plus complexes: d'où venons-nous? Que faisons-nous ici? Quel est le sens de la vie et de l'univers?

Langdon était abasourdi.

— Et le CERN prétend résoudre ces problèmes?

— Non, le CERN est en train de les résoudre.

Langdon garda le silence; les deux hommes longeaient un bâtiment résidentiel lorsqu'un frisbee atterrit juste devant eux.

Kohler l'ignora et continua d'avancer. Quelqu'un cria, à l'autre extrémité de la pelouse:

— S'il vous plaît!

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Langdon tourna la tête. Un alerte septuagénaire aux cheveux blancs et en sweat-shirt Université de Paris lui adressa un petit signe de la main. Langdon ramassa le frisbee et le renvoya avec habileté. Le vieillard le rattrapa d'un doigt et le fit virevolter plusieurs fois avant de le réexpédier à son partenaire par-dessus son épaule, tout en criant « merci! » à Langdon.

— Félicitations, fit Kohler quand Langdon le rejoignit. Votre partenaire de frisbee se nomme Georges Charpak, prix Nobel de physique et inventeur de la chambre proportionnelle multifils.

Langdon acquiesça — son jour de chance, en somme.

Trois minutes plus tard, Langdon et Kohler arrivaient enfin à destination: un bâtiment résidentiel situé au milieu d'un bosquet de trembles. Nettement plus cossu que les autres, se dit Langdon en l'examinant. La plaque, au-dessus de la porte d'entrée, indiquait Bâtiment C. L'imagination n'est pas leur fort.

Pourtant, malgré la sécheresse de cette désignation, le bâtiment C

cadrait parfaitement avec les options architecturales de Langdon: classique et solide, avec sa façade de briques rouges, sa balustrade ouvragée et ses haies symétriques soigneusement tail ées. Les deux hommes passèrent sous un porche soutenu par deux colonnes en marbre. Sur l'une d'elles, quelqu'un avait griffonné: CETTE COLONNE EST IONIQUE

Des physiciens tagueurs? Cette pensée fit sourire Langdon.

— Je ne suis pas fâché de voir que même d'aussi brillants physiciens peuvent commettre des erreurs.

Kohler se retourna.

— Que voulez-vous dire?

— Que celui qui a écrit ce message s'est trompé. Il ne s'agit pas d'une colonne ionique. Les colonnes ioniques sont d'une largeur égale de bas en haut. Celle-ci est fuselée. Elle est dorique, c'est la variante continentale. C'est une confusion fréquente.

Kohler accueillit cette remarque par un rictus suffisant.

— Son auteur plaisantait, monsieur Langdon. Il pensait aux ions, ces particules chargées d'électricité que l'on trouve dans la plupart des objets qui nous entourent.

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Langdon jeta un coup d'œil sur la colonne et grommela vaguement.

Il se sentait toujours stupide en sortant de l'ascenseur au dernier étage du bâtiment C. Il suivit Kohler le long d'un couloir curieusement décoré en style colonial, avec son divan en merisier, son énorme vase chinois posé sur le sol et ses boiseries sculptées, ce qui ne laissa pas de le surprendre.

— Nous avons fait un effort pour que nos scientifiques en poste dans la maison se sentent comme chez eux, expliqua Kohler.

De toute évidence, se dit Langdon.

— C'est donc ici que vivait l'homme représenté sur le fax?

C'était l'un de vos grands chercheurs?

— En effet, répondit Kohler. En constatant son absence à une réunion, ce matin, nous l'avons appelé sur son pageur. Pas de réponse. Je suis donc monté et c'est ici que je l'ai découvert mort, dans son salon.

Langdon frémit en réalisant tout d'un coup qu'il allait voir un cadavre. Son estomac n'avait jamais été très solide. Il s'en était rendu compte dès l'époque où, encore étudiant, son professeur de dessin lui avait expliqué que Leonardo da Vinci avait acquis son incomparable science du corps humain en déterrant les cadavres et en disséquant leur musculature.

Ils parvinrent à l'extrémité du couloir.

Il n'y avait qu'une porte.

— Le Penthouse, comme on dit aujourd'hui, commenta Kohler en essuyant une goutte de sueur qui perlait à son front.

La plaque de cuivre sur la porte en chêne annonçait: LEONARDO VETRA

— Leonardo Vetra, reprit Kohler, aurait eu cinquante-huit ans la semaine prochaine. Il était l'un de nos plus brillants chercheurs. Sa mort représente une perte immense pour la science.

Pendant un instant, Langdon crut déceler le tressaillement d'une émotion sur le visage impénétrable de Kohler. Mais elle se dissipa

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aussi vite qu'elle était venue. Kohler plongea sa main dans sa poche et en retira un trousseau de clés.

Une pensée dérangeante traversa l'esprit de Langdon. Le bâtiment semblait désert.

— Où sont passés tous les résidents? demanda-t-il.

L'absence totale d'allées et venues aux abords immédiats de la scène d'un crime lui semblait soudain suspecte.

— Ils travaillent dans leurs laboratoires, répliqua Kohler en saisissant la clé.

— Mais la police? insista Langdon. Ils sont déjà partis?

Kohler s'interrompit, la clé à moitié enfoncée dans la serrure.

— La police?

— Dans votre fax, il était bien question d'un homicide, non?

Vous avez certainement dû appeler la police.

— Bien sûr que non!

— Comment?

Kohler plissa ses lourdes paupières.

— La situation est complexe, monsieur Langdon.

Langdon sentit l'appréhension monter en lui.

— Mais enfin, vous avez prévenu les personnes concernées, je suppose?

— À vrai dire, il n'y en avait qu'une, la fille adoptive de Leonardo. Elle travaille aussi au CERN en tant que physicienne.

Dans le même laboratoire que son père. Ils travaillent ensemble.

Mlle Vetra était absente cette semaine, elle faisait de la recherche de terrain. Je lui ai annoncé la mort de son père et elle va nous rejoindre sous peu.

— Mais un homme a été assass...

— L'enquête policière, rétorqua Kohler d'une voix ferme, aura lieu. Mais les enquêteurs voudront certainement fouiller le laboratoire de Vetra, or c'est un espace que lui et sa fille considéraient comme un sanctuaire. La police attendra donc le retour de Mlle Vetra. Je pense que je lui dois bien cet ultime tête-à-tête avec son pauvre père.

Kohler tourna la clé.

La porte à peine ouverte, une bise glaciale s'échappa de l'appartement de Vetra en sifflant. Langdon recula, stupéfait. Il se trouvait au seuil d'un univers insolite: une épaisse brume

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blanchâtre emplissait la pièce et la métamorphosait complètement.

— Mais que diable...? s'exclama Langdon.

— Un système de refroidissement au fréon, répondit Kohler.

J'ai refroidi l'appartement pour préserver le corps.

Langdon boutonna sa veste de tweed pour se protéger du froid.

Je suis au Pays des Merveilles, se dit-il, mais j'ai oublié la formule magique pour rentrer chez moi.

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9

Hideux. Le cadavre était hideux à faire peur. Le défunt Leonardo Vetra était allongé sur le dos, entièrement dénudé, sa peau avait pris un ton bleu-gris. Les vertèbres cervicales, brisées, avaient transpercé la chair à l'endroit de la fracture, apparemment provoquée par une rotation de la tête à 180 degrés. On ne voyait pas son visage, pressé contre le sol. Il gisait dans une flaque d'urine gelée, sa propre urine; les poils pubiens qui entouraient ses organes génitaux ratatinés étaient hérissés par le gel.

Luttant contre une nausée de plus en plus violente, Langdon observa le torse de la victime. Il avait beau avoir détaillé cette blessure très attentivement sur la télécopie, la brûlure était beaucoup plus impressionnante dans la réalité. Le bourrelet de chair grillée était parfaitement dessiné et le symbole se détachait avec une absolue netteté. Langdon se demanda si le frisson qui le parcourait était dû à l'air glacial ou à sa stupéfaction devant le spectacle qu'il venait de découvrir.


Son cœur cognait à grands coups tandis qu'il faisait le tour du cadavre pour lire le même mot, répété identiquement à l'endroit et à l'envers comme pour proclamer le génie de la symétrie. Ce symbole paraissait encore moins vraisemblable maintenant qu'il l'avait sous les yeux.

— Monsieur Langdon?

Langdon n'entendait pas. Il se trouvait dans un autre monde, un monde où l'histoire, les mythes et les faits se télescopaient, bouleversant ses repères habituels. Les rouages de son cerveau tournaient à plein régime.

— Monsieur Langdon?

Kohler, les yeux fixés sur son invité, attendait le verdict.

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Langdon ne tourna pas la tête. Il était entièrement concentré sur l'énigme qui le défiait.

— Que savez-vous exactement?

— Seulement ce que j'ai eu le temps de lire sur votre site web. Le mot Illuminati signifie « les illuminés ». C'est le nom d'une très ancienne confrérie, si je ne m'abuse...

Langdon acquiesça.

— Aviez-vous déjà entendu ce nom auparavant?

— Pas jusqu'à ce que je le voie imprimé sur M. Vetra.

— Vous avez donc saisi ce mot sur un moteur de recherche internet? Et vous avez obtenu, j'imagine, quelques centaines de réponses...

— Des milliers. En tout cas, la vôtre contenait des références à Harvard, Oxford, un éditeur à l'excellente réputation, ainsi qu'une impressionnante bibliographie. En tant que scientifique, j'ai appris que ce qui faisait la valeur d'une information c'était la fiabilité de sa source. Vos références semblaient authentiques.

Langdon ne pouvait détacher ses yeux du cadavre. Kohler, muet, paraissait attendre des éclaircissements. Langdon jeta un regard perplexe autour de la pièce.

— Peut-être devrions-nous poursuivre cette discussion dans un endroit plus chaud?

— Cette pièce me convient parfaitement, répliqua Kohler sur qui la température glaciale de l'endroit n'avait aucune prise. Je vous écoute...

Langdon fronça les sourcils. L'histoire des Illuminati n'est pas simple, songea-t-il. Loin de là. Je serai mort de froid avant d'avoir fini...

Un nouveau coup d'œil à l'horrible blessure le pétrifia à nouveau d'angoisse. Si les mentions de l'emblème des Illuminati étaient légendaires dans la symbologie moderne, aucun savant ne l'avait encore vu de ses yeux. Les anciens documents le qualifiaient d'« ambigramme », signifiant par là qu'il était lisible dans les deux sens. Et si l'on rencontrait de nombreux ambigrammes en symbologie — svastikas, yin et yang, étoile de David, croix simple, etc., il semblait totalement impossible qu'un mot pût se lire à l'endroit comme à l'envers. Des symbologistes modernes avaient tenté pendant des années de calligraphier ce

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mot de façon parfaitement symétrique mais ils avaient lamentablement échoué. La plupart d'entre eux en avaient donc conclu que l'existence de ce symbole n'était qu'un mythe.

— Qui sont donc les Illuminati? demanda Kohler.

Qui? songea Langdon. Mais oui au fait... Il commença vaille que vaille son exposé.

— Depuis toujours, un profond fossé sépare la science de la religion. Des scientifiques, tel Copernic, qui ne mâchaient pas leurs mots, en ont fait la dure expérience...

— Dites qu'ils ont été assassinés! Supprimés par l'Église pour avoir divulgué des vérités scientifiques. La religion a toujours persécuté la science.

— Certes. Quoi qu'il en soit, au début du XVIe siècle, à Rome, un petit groupe d'hommes s'est rebellé contre l'Église. Quelques-uns des plus grands esprits italiens, des physiciens, des mathématiciens, des astronomes, ont formé un cercle d'initiés qui se rencontraient régulièrement pour échanger leurs réflexions sur les thèses de l'Église qu'ils jugeaient erronées. Ils craignaient que le monopole de l'Église sur la « Vérité » ne fasse obstacle aux progrès du savoir à travers le monde. Ils formèrent le premier groupe de réflexion scientifique sous le nom d'« illuminés ».

— Les « Illuminati ».

— Oui, fit Langdon. Les esprits les plus cultivés d'Europe...

voués à la quête de la vérité scientifique.

Kohler garda le silence.

— Bien sûr, les Illuminati furent impitoyablement traqués par l'Église catholique. Pour assurer leur sécurité, nos savants s'entouraient d'un secret absolu. Le réseau ne s'en étendit pas moins, par l'effet du bouche à oreille, dans toute l'Europe savante.

Les Illuminati se rencontraient régulièrement à Rome dans un lieu ultra-secret qu'ils appelaient l'Église de l'illumination.

Kohler toussota et changea de position sur son fauteuil roulant.

— Beaucoup d'Illuminati, poursuivit Langdon, entendaient combattre la tyrannie de l'Église par des actions violentes, mais leur membre le plus éminent les persuada d'y renoncer. C'était un homme de paix, comme la plupart des très grands savants.

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Langdon était certain que Kohler allait deviner de qui il parlait. Même les profanes connaissent le nom de l'astronome au sort tragique qui avait été arrêté et exécuté par l'Église pour avoir proclamé que le soleil était le centre du monde, et non la terre.

Même si l'on n'avait pu réfuter ses raisonnements, l'astronome avait été sévèrement châtié pour avoir laissé entendre que Dieu avait placé l'homme ailleurs qu'au centre de Son univers.

— Son nom était Galileo Galilei, reprit Langdon.

— Galilée...

— Oui. Galilée appartenait aux Illuminati. Ce qui ne l'empêchait pas d'être un fervent catholique. Il a tenté d'assouplir la position de l'Église sur la science en clamant que celle-ci, loin de réfuter l'existence de Dieu, la corroborait au contraire. Il a écrit que, quand il regardait à travers un télescope les planètes accomplissant leur révolution, il entendait la voix de Dieu dans la musique des sphères. Il ne considérait pas Science et Religion comme deux ennemis mais plutôt comme des alliés, deux langages différents pour dire une même histoire, une histoire de symétrie et d'équilibre, de paradis et d'enfer, de nuit et de jour, de froid et de chaud, de Dieu et de Diable. La science et la religion traduisaient toutes deux un principe de symétrie divin, le perpétuel antagonisme de la lumière et de l'obscurité.

Langdon s'arrêta quelques instants et piétina sur place pour se réchauffer les pieds, sous l'œil indifférent de Kohler qui attendait la suite.

— Malheureusement, ajouta Langdon, l'unification de la science et de la religion n'était pas ce que voulait l'Église.

— Bien sûr que non, l'interrompit Kohler. Une telle union aurait réduit à néant la prétention de l'Église d'être le seul intermédiaire entre Dieu et l'homme. L'Église a donc accusé Galilée d'hérésie, l'a jugé coupable et l'a condamné à la prison à vie. Je connais assez bien l'histoire des sciences, monsieur Langdon. Mais tout cela se passait il y a plusieurs siècles. Quel rapport avec Leonardo Vetra?

La question clé. Langdon poursuivit:

— La condamnation de Galilée sema la panique parmi les Illuminati qui commirent alors des erreurs. L'Église ne tarda pas à découvrir l'identité de quatre de ses membres, lesquels furent

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capturés et interrogés. Mais ces quatre savants n'avouèrent jamais.

Même sous la torture.

— La torture?

Langdon acquiesça.

— Ils furent marqués au fer rouge. Sur la poitrine. Du symbole de la croix.

Kohler écarquilla les yeux et jeta un regard troublé vers le cadavre de Vetra.

— Puis ces savants furent mis à mort avec une grande brutalité et leurs corps jetés dans les rues de Rome à titre d'avertissement pour tous ceux qui auraient été tentés de rejoindre la secte. Cette intransigeance implacable de l'Église entraîna le départ à l'étranger des Illuminati encore en liberté.

Langdon ménagea un silence pour observer les réactions de son interlocuteur qu'il regarda dans les yeux.

— C'est alors que commença pour ces parias la phase de repli dans la nuit de la clandestinité. Ils se mêlèrent à d'autres groupes en butte aux persécutions de l'Église catholique, mystiques, alchimistes, occultistes, musulmans, juifs. Avec le temps, les Illuminati admirent de nouveaux membres dans la confrérie. Celle-ci se mua alors en une secte assez différente, plus sombre, profondément antichrétienne. Plus puissante aussi. Elle inventa des rituels mystérieux, s'enferma dans un secret absolu, attendant son heure. Le jour venu, elle sortirait de l'ombre et prendrait sa revanche sur le catholicisme. Sa puissance devint telle que le Vatican se mit à considérer les Illuminati comme la force la plus dangereuse sur terre. D'où le surnom dont il la baptisa: Shaitan.

Shaitan?

— C'est de l'arabe. Ça veut dire « adversaire », l'adversaire de Dieu. L'Église a choisi un nom islamique parce que c'était une langue considérée comme « sale ».

Langdon hésita.

Shaitan est la racine de... Satan.

Les traits de son interlocuteur se figèrent de stupeur. Le ton de Langdon se fit plus grave.

— Monsieur Kohler, je ne sais ni comment ni pourquoi cette marque est apparue sur la poitrine de cet homme, mais nous

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avons affaire au culte satanique le plus ancien et le plus puissant du monde.

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10


La ruelle était étroite et déserte. L'Assassin accéléra l'allure, ses yeux noirs brillant du plaisir qu'il se promettait. En approchant du but, il se remémora la dernière phrase de Janus: la phase deux est imminente, repose-toi en attendant.

L'homme eut un sourire suffisant. Il était resté éveillé toute la nuit, mais dormir était le cadet de ses soucis. Le sommeil, c'était bon pour les faibles. Lui était un guerrier, comme ses ancêtres avant lui. Et, une fois la guerre déclarée, ceux de sa lignée ne dormaient plus. Or la guerre avait commencé, pas de doute là-dessus, et c'est à lui qu'avait été réservé l'honneur de porter le premier coup. Il avait maintenant deux heures à passer pour célébrer sa victoire avant de reprendre le travail.

Dormir? Il existe de bien meilleures façons de se détendre...

Son appétit pour les plaisirs charnels lui venait de ses ancêtres.

Ces derniers avaient eu un faible pour le hachisch, mais lui était porté vers d'autres voluptés. Il était fier de son corps, formidable machine à tuer qu'il refusait, tradition ou pas, de polluer avec des stupéfiants quels qu'ils soient. Il était pourtant accro à quelque chose. . une activité beaucoup plus satisfaisante que de se droguer -

et bien plus saine.

De plus en plus impatient, l'Assassin pressa encore le pas.

Stoppant devant une porte anonyme, il pressa le bouton de la sonnette. Un bref regard sous des paupières bistre à travers le judas et la porte s'ouvrit.

— Bienvenue, fit l'élégante hôtesse.

Elle le fit passer dans un petit salon d'un goût parfait.

Lumières tamisées, fragrance d'une bougie parfumée au santal et au musc... La femme lui tendit un album photo.

— Sonnez quand vous aurez fait votre choix. Elle s'éclipsa.

L'Assassin sourit.

En s'installant sur le canapé moelleux et en disposant l'album sur ses genoux, il sentit l'excitation le submerger. Ses coreligionnaires ne célébraient pas Noël, mais il lui semblait comprendre ce que pouvait ressentir un petit chrétien à la vue des

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cadeaux qu'il se préparait à déballer. Il examina les photos. Une vie de fantasmes sexuels défila devant lui.

Marisa. Une déesse italienne. Ardente. Une Sophia Loren jeune.

Sachiko, La geisha japonaise. Fine, sûrement adroite.

Kanara, Une Noire étonnante, athlétique. Une beauté exotique.

Il parcourut l'album d'un bout à l'autre deux fois de suite et fit son choix. Il pressa le bouton de la sonnette d'argent posée sur la table basse. Une minute plus tard, la femme qui l'avait accueilli réapparut. Il lui indiqua son choix. Elle sourit.

— Suivez-moi.

Après s'être entendue avec l'homme sur le tarif, l'hôtesse décrocha un combiné dans lequel elle murmura de brèves instructions. Elle le fit attendre quelques minutes et le précéda dans un large escalier en marbre qui débouchait sur un imposant couloir tout en boiseries.

— C'est la porte en chêne, au fond à droite. Vous avez des goûts de luxe...

Normal, se dit-il, je suis un connaisseur.

L'Assassin remonta d'un pas vif le couloir, telle une panthère qui s'apprête à se régaler d'une proie depuis longtemps attendue.

Sur le seuil de la porte, il se sourit à lui-même. Celle-ci était entrebâillée... l'invitant à entrer.

Il poussa la porte qui s'ouvrit en silence.

Quand il découvrit l'objet de son choix, il comprit qu'il avait eu la main heureuse. Exactement ce qu'il avait demandé. . nue, étendue sur le dos, les poignets attachés aux montants du lit par d'épais cordons en velours. Il traversa la pièce et passa son index sombre sur l'abdomen d'ivoire. J'ai tué la nuit dernière, pensa-t-il.

Tu es ma récompense!

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Kohler, mal à l'aise, se passa une main sur la bouche et changea de position.

— Satanique? Le symbole d'un culte satanique?

Langdon arpentait la pièce pour se réchauffer.

— Les Illuminati étaient sataniques. Mais pas dans le sens moderne du terme.

Le symbologue expliqua brièvement que, si l'on se représentait en général les satanistes comme de fanatiques adorateurs du diable, ils avaient été en d'autres temps des êtres cultivés qui s'étaient d'abord opposés à l'Église catholique.

Shaitan. Les rumeurs de sacrifices animaux au cours de rites de magie noire sous l'égide de l'inévitable pentagramme n'étaient que des mensonges propagés par l'Église catholique pour salir ses adversaires. Par la suite, les opposants à l'Eglise, qui voulaient rivaliser avec les Illuminati, s'étaient mis à croire ces mensonges et à se conduire comme ces personnages inventés par le Vatican.

C'est ainsi qu'était né le satanisme moderne.

— Tout ça, c'est de l'histoire ancienne! gronda brusquement Kohler. Ce que je veux savoir c'est ce que ce symbole vient faire là!

Langdon inspira profondément.

— Le symbole lui-même a été créé au XVIe siècle par un artiste anonyme membre de la confrérie en hommage à l'amour de la symétrie que professait Galilée. Un logo sacré en quelque sorte. La secte a tenu son dessin secret, se promettant de le révéler quand elle aurait rassemblé assez de pouvoir pour réapparaître et accomplir son objectif suprême.

Kohler parut décontenancé.

— Alors ce symbole signifie que la confrérie est en train de resurgir?

Langdon fronça les sourcils.

— Ce serait impossible. Il y a un chapitre de l'histoire des Illuminati que je ne vous ai pas encore expliqué.

— Je vous écoute, fit Kohler, de plus en plus intrigué.

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Langdon frotta ses paumes l'une contre l'autre, triant mentalement les centaines de documents qu'il avait lus ou écrits sur les Illuminati.

— Les Illuminati étaient des survivants, reprit-il. Quand ils ont fui Rome, ils ont sillonné l'Europe à la recherche d'un refuge sûr pour se regrouper. Ils furent alors adoptés par une autre société secrète, une confrérie de riches tailleurs de pierre bavarois appelés les francs-maçons.

Kohler sursauta.

— Les maçons?

Langdon acquiesça. La franc-maçonnerie compte plus de cinq millions de membres à travers le monde dont la moitié réside aux États-Unis et plus d'un million en Europe.

— Mais les maçons n'ont rien à voir avec les satanistes..., déclara Kohler soudain sceptique.

— C'est exact. Mais ils ont été victimes de leur bienveillance.

Après avoir recueilli les savants pourchassés au XVIIIe siècle, les francs-maçons sont devenus à leur insu un repaire d'Illuminati.

Ces derniers ont infiltré l'organisation, en ont gravi les échelons, ont pris le pouvoir au sein des différentes loges. Ils se sont discrètement servis de la franc-maçonnerie pour relancer leur propre réseau, sorte de société secrète à l'intérieur d'une société secrète. Après quoi les Illuminati ont utilisé le réseau planétaire des maçons pour étendre leur influence.

Langdon inspira une bouffée d'air froid avant de continuer.

— Le but ultime des Illuminati? L'anéantissement du catholicisme. Pour les adeptes de la secte, les dogmes et les superstitions de l'Église représentaient les pires ennemis du genre humain. Les progrès de la science, estimaient-ils, seraient irrémédiablement compromis si la religion continuait à promouvoir ses pieuses légendes comme des vérités absolues. Dès lors, l'humanité serait vouée à un futur obscurantiste émaillé d'absurdes guerres de religion.

— À peu près ce à quoi l'on assiste aujourd'hui. .

Langdon s'interrompit. Kohler avait raison. Les guerres de religion étaient redevenues d'actualité. Mon Dieu vaut mieux que ton Dieu. On pouvait toujours percevoir une étroite corrélation

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entre le fanatisme des croyants et le décompte des cadavres que ces guerres engendraient.

— Continuez, enjoignit Kohler.

Langdon rassembla ses pensées et poursuivit.

— La puissance des Illuminati en Europe n'a cessé de croître et ils ont poussé leur avantage dans la jeune démocratie américaine, dont les dirigeants de l'époque — George Washington, Benjamin Franklin — étaient des maçons. Des maçons, mais des hommes honnêtes et des chrétiens, tout à fait inconscients de l'emprise des Illuminati sur la franc-maçonnerie. Les Illuminati ont profité de cette infiltration à grande échelle et ils ont trouvé peu à peu, dans la banque, l'université et l'industrie de l'époque, les soutiens qui devaient leur permettre de financer leur grand dessein.

Langdon s'arrêta de nouveau.

— Rien de moins que la fondation d'un État mondial unifié, une sorte de Nouvel Ordre mondial séculier.

Kohler ne réagit pas.

— Ce Nouvel Ordre mondial, répéta Langdon, était fondé sur la raison scientifique. Ils l'ont appelée leur doctrine luciférienne.

L'Église proclamait que Lucifer était une référence au diable, mais la confrérie ne voulait entendre que le sens premier du terme: en latin Lucifer signifie « le porteur de lumière, l'illuminateur ».

Kohler soupira et sa voix se fit soudain solennelle.

— Monsieur Langdon, asseyez-vous, s'il vous plaît.

Langdon hésita avant de s'installer sur une chaise recouverte de givre.

Kohler approcha son fauteuil roulant.

— Je ne suis pas sûr de comprendre tout ce que vous venez de me dire, mais en revanche il y a une chose que je comprends: Leonardo Vetra était l'un des fleurons du CERN. C'était également un ami. J'ai besoin que vous m'aidiez à localiser les Illuminati.

Langdon ne savait pas comment répondre.

— Localiser les Illuminati? ( Il plaisante? se dit-il.) Je crains, cher monsieur, que cela ne soit tout à fait impossible.

Le front ridé de Kohler se creusa.

— Que voulez-vous dire? Vous n'avez pas l'intention...

— Monsieur Kohler. (Langdon se pencha vers son hôte, se demandant comment il allait lui faire comprendre ce qu'il était

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sur le point de dire.) Je n'ai pas fini mon histoire. En dépit des apparences, il est extrêmement improbable que cette marque soit l'œuvre d'un Illuminatus. On n'a plus de preuves de leur existence depuis un demi-siècle et la plupart des spécialistes sont d'accord pour dire que la secte n'existe plus depuis de nombreuses années.

Un silence de mort accueillit ces mots. À travers la buée de son haleine, les yeux de Kohler fixés sur Langdon brillaient d'une colère mêlée de stupéfaction.

— Comment osez-vous me dire que ce groupe n'existe pas alors que son nom a été imprimé au fer rouge sur cet homme?

Langdon s'était posé cette question toute la matinée.

L'apparition de l'ambigramme des Illuminati l'avait stupéfié. Ses collègues symbologues du monde entier allaient être sidérés.

Pourtant, l'esprit critique de l'universitaire savait que cela ne prouvait absolument rien sur la secte.

— La présence de ce symbole ne prouve rien quant à son créateur.

— Que dois-je comprendre par là?

— Tout simplement que, quand un groupe d'influence comme les Illuminati disparaît, son symbole peut parfaitement être adopté par un autre groupe. On observe souvent ce type de récupération dans l'histoire des symboles. Les nazis ont emprunté la svastika aux Hindous, les chrétiens ont pris la croix aux Égyptiens, les...

— Ce matin, l'interrompit Kohler, quand j'ai saisi le mot «

Illuminati » sur le moteur de recherche, il m'a renvoyé des milliers de références. Il y a donc, semble-t-il, des milliers de gens pour lesquels cette secte est encore active.

— Des obsédés de la conspiration, répliqua Langdon.

Cette prolifération des théories de la conspiration dans la culture populaire moderne l'exaspérait depuis toujours. Les médias raffolaient des gros titres apocalyptiques et des spécialistes autoproclamés d'histoire religieuse exploitaient le filon des peurs millénaires en racontant par exemple que les Illuminati prospéraient et qu'ils travaillaient à mettre sur pied leur Nouvel Ordre mondial. Récemment, le New York Times avait évoqué les relations d'innombrables personnages célèbres avec la

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franc-maçonnerie: sir Arthur Conan Doyle, le duc de Kent, Peter Sellers, Irving Berlin, le prince d'Edimbourg, Louis Armstrong, ainsi qu'une brochette de magnats de l'industrie et de la finance.

Kohler pointa un doigt crispé de colère sur le cadavre de Vetra.

— En l'occurrence, je serais tenté de penser que les obsédés du complot sont peut-être dans le vrai!

— Je comprends votre point de vue, reprit Langdon du ton le plus conciliant possible. Pourtant l'explication, de loin la plus plausible, serait qu'une autre organisation se soit emparée de ce symbole et qu'elle l'utilise à ses propres fins.

— Quelles fins? Que veulent-ils prouver avec ce meurtre?

Bonne question, songea Langdon. Il avait aussi quelque peine à concevoir qu'un homme ait pu décider de reprendre le flambeau des Illuminati, quatre siècles après leur extinction.

— Tout ce que je puis vous dire c'est que, même si les Illuminati étaient encore actifs aujourd'hui, et je suis persuadé du contraire, ils n'auraient jamais trempé dans le meurtre de Leonardo Vetra.

— Ah non?

— Non. Les Illuminati croyaient sans doute dans l'abolition du christianisme mais ils étendaient leur puissance par des moyens politiques et financiers, pas par des actes terroristes.

En outre, ils respectaient un code de moralité très strict s'agissant de ceux qu'ils considéraient comme leurs ennemis.

Ils nourrissaient une grande admiration pour les hommes de science. On ne peut en aucun cas imaginer qu'ils auraient tué un savant comme Leonardo Vetra.

Le regard de Kohler se fit glacial.

— Peut-être ai-je oublié de préciser que Leonardo Vetra était tout sauf un savant ordinaire.

Langdon expira patiemment.

— Monsieur Kohler, je suis sûr que Vetra était un homme très au-dessus de la moyenne, mais il n'en reste pas moins...

Sans prévenir, le directeur du CERN fit faire demi-tour à son fauteuil et quitta la pièce en laissant derrière lui un sillage de vapeurs tournoyantes. Il disparut dans le couloir.

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— Pour l'amour de Dieu! gémit Langdon en le suivant à contrecœur.

Kohler l'attendait dans une petite alcôve au bout du couloir.

— Voici le bureau de Leonardo, fit-il en désignant une cloison mobile. Peut-être qu'après y avoir jeté un coup d'œil, vous aurez un point de vue différent sur la question.

Avec un étrange grognement, Kohler se souleva, appuya sur un bouton et la cloison coulissa sur elle-même.

Lorsque Langdon découvrit le bureau, il sentit un frisson le traverser. Sainte Mère de Dieu! se dit-il.

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Loin de là, dans un autre pays, un jeune homme en uniforme scrutait une imposante console de moniteurs vidéo. Il détaillait les images qui se succédaient devant lui, instantanés live des centaines de sites de l'immense complexe placés sous la surveillance de caméras vidéo sans fil. Les images se succédaient interminablement.

Un couloir aux belles proportions...

Un bureau privé...

Une cuisine immense...

En regardant défiler ces images, le garde luttait contre la tentation de décrocher. Il approchait de la fin de son service et pourtant sa vigilance était restée identique. Cette place était un honneur et un jour il recevrait la récompense suprême...

Tandis qu'il se laissait aller à ses pensées, une image déclencha un signal d'alarme intérieur. Brusquement, avec un geste d'une promptitude qui l'impressionna lui-même, sa main se catapulta vers un bouton du pupitre de commande. L'image se figea soudain sur l'écran. Les nerfs à fleur de peau, il se pencha vers l'écran pour l'examiner de près. Le sous-titre indiquait que l'image était retransmise depuis la caméra numéro 86; une caméra qui, en principe, surveillait un couloir.

Mais l'image qu'il avait sous les yeux n'était certainement pas celle d'un couloir.

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Langdon jeta un regard effaré sur le bureau.

— Où suis-je?

Malgré la bouffée d'air tiède bienvenue sur son visage, il hésita un instant avant de franchir le seuil de la pièce.

Kohler le suivit en silence.

Langdon balaya la pièce du regard sans avoir la moindre idée de ce qu'il devait penser du spectacle qui s'offrait à lui: le plus étonnant mélange d'objets qu'il ait jamais vu. Sur le mur le plus éloigné, dominant le décor, un énorme crucifix espagnol en bois - XIVe siècle, jugea Langdon. Au-dessus, accroché au plafond, un mobile métallique de la galaxie avec ses planètes. À

gauche, une peinture à l'huile représentant la Vierge Marie et, derrière, un tableau périodique des éléments. Sur le mur de droite, deux autres crucifix en bronze étaient suspendus de part et d'autre d'une affiche d'Albert Einstein légendée de sa célèbre remarque: « Dieu ne joue pas aux dés avec l'univers. »

Langdon fit quelques pas, de plus en plus étonné par ce qu'il découvrait. Sur le bureau de Vetra, une Bible reliée de cuir était posée derrière la reproduction en plastique d'un atome et une réplique miniature du Moïse de Michel-Ange.

Quel éclectisme! songea Langdon. Malgré la réconfortante chaleur de l'endroit, quelque chose, dans ce décor, le fit frissonner à plusieurs reprises. Comme s'il assistait au choc de deux titans de l'histoire, à l'empoignade obscure de deux terribles forces. Il examina quelques livres sur une étagère: Dieu dans l'atome, Le Tao de la physique, Dieu: la preuve.

L'un des deux serre-livres en bois s'ornait d'une citation gravée:

« Derrière chacune des portes qu'elle ouvre, c'est Dieu que la véritable science trouve. »

Pie XII

— Leonardo était un prêtre catholique, commenta Kohler.

Langdon fit volte-face.

— Un prêtre? Mais vous m'aviez dit qu'il était physicien?

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— Il était les deux. Les hommes qui tentent d'allier science et religion ne sont pas si rares dans l'histoire. Leonardo était de ceux-là. Il considérait la physique comme la « loi naturelle de Dieu ». Il expliquait que la signature de Dieu était visible dans l'ordre naturel qui nous entoure. À travers la science, il espérait prouver l'existence de Dieu aux masses sceptiques. Il se considérait lui-même comme un théo-physicien.

Un théo-physicien? Une contradiction dans les termes pour Langdon, du moins jusque-là.

— Récemment, on a fait quelques découvertes perturbantes en physique des particules, des découvertes aux implications spirituelles importantes. Leonardo y avait pris une très grande part. Langdon, toujours en proie à son étrange sentiment sur l'endroit, scruta le visage de Kohler. La religion et la physique?

L'Américain avait passé sa carrière à étudier l'histoire religieuse et, s'il y avait un thème récurrent, c'était bien celui de l'incompatibilité de ces deux modes de pensée: telles l'eau et l'huile, ceux-ci ne se mélangeaient jamais, c'étaient deux adversaires irréductibles.

— Vetra poursuivait des recherches extrêmement pointues à la frontière de la physique des particules et de la religion. Il avait commencé à les intégrer l'une à l'autre, de façon très inattendue, il entendait démontrer leur complémentarité. Il appelait son champ de recherche la Nouvelle Physique.

Kohler prit un livre sur l'étagère et le tendit à Langdon qui en examina la couverture. Dieu, les miracles et la nouvelle physique, par Leonardo Vetra.

— Un domaine encore étroit, fit Kohler, mais qui apporte des réponses neuves à de vieilles questions - des questions sur l'origine de l'univers et des forces auxquel es nous sommes tous soumis.

Leonardo pensait que sa recherche pourrait permettre de convertir des millions de gens à une existence empreinte d'une plus grande spiritualité. L'an dernier, il a formellement établi l'existence d'une énergie, une force physique qui relie tous les hommes entre eux. Les molécules de votre corps seraient connectées aux miennes et une force unique nous animerait tous.

Langdon était déconcerté.

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— Vetra aurait trouvé un moyen de démontrer que toutes les particules sont reliées entre elles?

— Il présentait des preuves incontestables. Un article récent de Scientific American faisait l'éloge de l'ouvrage de Vetra en soulignant qu'il constituait un plus sûr chemin vers Dieu que la religion elle-même.

Kohler marquait un point. Langdon repensa soudain à l'opposition véhémente des Illuminati à toute religion. Il s'autorisa à spéculer quelques instants sur l'impossible. Si les Illuminati étaient vraiment toujours actifs, auraient-ils supprimé Leonardo Vetra pour l'empêcher de transmettre son message religieux aux masses? Langdon chassa cette pensée de son esprit. Absurde! Les Illuminati appartiennent à l'histoire ancienne! Tous les historiens le savent!

— Vetra comptait beaucoup d'ennemis dans le monde de la science, poursuivit Kohler. Les « puristes » étaient nombreux à le mépriser. Même ici, au CERN. Pour eux, mettre la physique analytique au service de la religion et de ses dogmes revenait à trahir la science.

— Mais à l'heure actuelle les scientifiques ne sont-ils pas un peu mieux disposés envers la religion?

Kohler émit une sorte de grognement dédaigneux.

— Et pourquoi devrions-nous l'être, dites-moi? Certes, l'Église n'envoie plus de scientifiques au bûcher, mais si vous croyez qu'elle a renoncé à contrôler la science, demandez-vous pourquoi la moitié des écoles de votre pays ne sont pas autorisées à enseigner la théorie darwinienne de l'évolution. Pourquoi la Christian Coalition américaine est le groupe d'influence le plus puissant à lutter contre le progrès scientifique dans le monde. La lutte entre science et religion fait toujours rage, monsieur Langdon. Elle est peut-être passée des champs de bataille aux conseils d'administration, mais elle fait toujours rage!

Langdon ne pouvait qu'approuver Kohler. La semaine précédente, la Harvard School of Divinity avait organisé une manifestation devant l'immeuble qui abritait le département de biologie pour protester contre l'intégration de l'ingénierie génétique dans la formation diplômante. Le président du département, le célèbre ornithologue Richard Aaronian, avait

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défendu son enseignement en suspendant une immense banderole à la fenêtre de son bureau. Sur celle-ci, il avait dessiné un « poisson » chrétien modifié avec quatre petites pattes, en hommage, avait-il clamé, aux poissons africains qui avaient été les premiers à s'installer sur la terre ferme. Sous le poisson au lieu du mot Jésus, il avait inscrit:


DARWIN!

Un bip strident retentit; Langdon regarda Kohler tendre la main vers son pupitre de commande électronique. Il dégagea le biper de son support et lut le message qui venait de lui parvenir.

— Bien. C'est la fille de Leonardo. Mlle Vetra est en train d'atterrir sur l'héliport en ce moment même. Nous allons la retrouver là-bas. Je crois qu'il vaut mieux qu'elle ne voie pas son père dans cet état.

Langdon approuva, personne en effet ne méritait un tel choc.

— Je vais demander à Mlle Vetra des explications sur le projet auquel elle collaborait avec son père. Peut-être cela me permettra-t-il d'y voir plus clair sur les raisons éventuelles de sa mort.

— Vous pensez que son œuvre pourrait expliquer les raisons de sa mort?

— C'est tout à fait possible. Leonardo m'a confié qu'il travaillait sur des hypothèses révolutionnaires. C'est tout ce qu'il a dit. Il était devenu très secret sur son projet. Il travaillait dans son laboratoire personnel et exigeait de ne jamais être dérangé, ce que je lui avais accordé par égard pour son immense talent. Son projet avait consommé d'énormes quantités de courant électrique ces derniers temps, mais je m'abstenais de lui poser des questions.

Kohler tourna son fauteuil vers la porte.

— Il reste encore une chose qu'il faut que vous sachiez avant que nous quittions cet appartement.

Langdon n'était pas sûr de vouloir apprendre d'autres détails.

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— Le meurtrier de Vetra lui a dérobé quelque chose.

— Un objet?

— Suivez-moi.

Kohler propulsa son fauteuil vers le fond de l'appartement et passa dans la pièce embrumée où reposait le physicien.

Langdon le suivit, en se demandant ce qui l'attendait. Kohler manœuvra pour se rapprocher tout près du cadavre et il stoppa. Il fit signe à Langdon d'approcher. À contrecœur, l'Américain s'approcha, l'estomac déjà soulevé par l'odeur d'urine gelée qu'exhalait le corps.

— Regardez son visage, fit Kohler.

Regarder son visage? Langdon fronça les sourcils. Mais je croyais qu'on lui avait volé quelque chose...

Langdon s'agenouilla en hésitant. Il essaya de regarder le visage de Vetra mais, la tête du savant ayant été retournée à 180 degrés, celui-ci se retrouvait plaqué contre la moquette.

Luttant contre son handicap, Kohler tendit la main vers la tête de son vieil ami et la retourna délicatement. Le visage apparut lentement avec de sinistres craquements. Son expression était atrocement déformée par la souffrance. Kohler le maintint dans cette position quelques instants.

— Doux Jésus! cria Langdon, en reculant, horrifié.

Le visage de Vetra était couvert de sang. Un seul œil atone le regardait. L'autre orbite était vide et sanguinolente.

Ils lui ont volé son œil?

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En sortant du bâtiment C, Langdon aspira une bonne goulée d'air frais, soulagé d'être enfin sorti de l'appartement de Vetra. Les rayons du soleil l'aidèrent à oublier un instant l'atroce image d'énucléation gravée dans son esprit.

— Par ici, s'il vous plaît, fit Kohler en s'engageant sur une allée en pente.

Le fauteuil électrique accéléra apparemment sans effort.

— Mlle Vetra va arriver d'un instant à l'autre. Langdon allongea le pas pour le suivre.

— Alors, vous doutez encore du rôle des Illuminati dans ce meurtre?

Langdon n'avait plus la moindre idée de ce qu'il devait penser. Le rapport de Vetra à la religion était incontestablement troublant et pourtant Langdon ne pouvait se résoudre à abandonner la rigueur académique qu'il avait toujours professée. En outre, il y avait le problème de cet œil arraché...

— Je maintiens quand même, reprit Langdon, sur un ton plus cassant qu'il ne l'aurait souhaité, que les Illuminati ne sont pas responsables de ce meurtre. L'œil manquant en est la preuve.

— Comment?

— Ce type de mutilation irrationnelle ne leur ressemble pas du tout. Pour un spécialiste des cultes, cette manière de défigurer trahit une secte marginale et inexpérimentée - des adeptes qui commettent des actes terroristes, alors que les Illuminati ont toujours été très rationnels.

— Rationnels? Selon vous, arracher l'œil d'un homme avec cette précision chirurgicale ne procède pas d'une démarche rationnelle?

— Ce geste n'évoque aucun message clair. Il ne sert aucun but supérieur.

Le fauteuil roulant de Kohler stoppa net au sommet de la côte.

Il se tourna.

— Monsieur Langdon, croyez-moi, cet œil manquant sert bien un but supérieur, un but on ne peut plus clair...

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Pendant que les deux hommes poursuivaient leur ascension de la côte herbeuse, le battement des pales d'un hélicoptère se fit entendre vers la droite. L'appareil surgit soudain à peu de distance, s'élevant au-dessus de la vallée qui s'ouvrait à leurs pieds. Il effectua un virage serré et ralentit, restant suspendu en l'air au-dessus d'un héliport signalé par un simple cercle peint sur l'herbe.

Langdon avait l'impression de tourner en rond, comme les pales de l'hélicoptère, en se demandant si une bonne nuit de sommeil lui permettrait d'y voir plus clair. Il commençait à en douter. Au moment où les patins touchaient le sol, un des pilotes sauta à terre et commença à décharger des bagages. Il y en avait beaucoup: havresacs de marins, sacs étanches en vinyle, bouteilles de plongée, ainsi que diverses caisses.

Apparemment, un équipement de plongée dernier cri.

Langdon était désorienté.

— Ce matériel appartient-il à Mlle Vetra? cria-t-il à Kohler en tâchant de couvrir le vrombissement de l'engin.

Kohler acquiesça.

— Mais vous m'aviez dit qu'elle était physicienne! hurla encore Langdon.

— Oui, elle faisait des recherches en mer des Baléares.

C'est sa spécialité: elle étudie les interactions entre écosystèmes.

Son travail est étroitement lié aux recherches de son père en physique des particules. Elle a récemment réfuté l'une des hypothèses fondamentales d'Einstein en utilisant des caméras synchronisées par pile atomique pour observer un banc de thons.

Langdon scruta le visage de son interlocuteur à la recherche d'une lueur d'humour. Einstein et un banc de thons? Il commençait à se demander si le X-33 ne l'aurait pas débarqué par erreur sur une autre planète...

Un instant plus tard, la porte arrière de la cabine s'ouvrit et Vittoria Vetra apparut. Robert Langdon comprit alors que la journée n'avait pas épuisé son lot de surprises. La Vittoria Vetra qui descendit de l'hélico en short kaki et T-shirt sans manches blanc ne ressemblait en rien à la physicienne sèche et binoclarde qu'il s'était imaginée. Elle était grande, svelte et gracieuse avec une peau ambrée et une longue

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chevelure noire que le tourbillon des rotors faisait danser autour d'elle. Ses traits étaient typiquement italiens, plus jolis que beaux, mais empreints d'une énergie directe, d'une sensualité brute qui émut aussitôt Langdon, malgré les vingt mètres qui le séparaient de la jeune femme. Les courants d'air qui plaquaient ses vêtements sur son corps faisaient ressortir la finesse de son buste et ses petits seins.

— Mlle Vetra est une femme qui possède une force personnelle extraordinaire, fit Kohler qui avait apparemment perçu la fascination de Langdon. Elle peut passer des mois à travailler sur des écosystèmes dans des conditions très périlleuses.

Strictement végétarienne, elle est aussi un remarquable professeur de Hatha Yoga.

De Hatha Yoga? Décidément cette fille de prêtre catholique et physicienne de haut niveau accumulait les compétences inattendues...

Langdon regardait Vittoria marcher à sa rencontre. Ses grands yeux couleur miel étaient marqués par le chagrin. Elle avait pleuré, de toute évidence. Ce qui ne l'empêchait pas d'avancer d'un pas décidé et plein de vitalité. Musclées et toniques, ses jambes bronzées révélaient la luminosité pleine de santé des Méditerranéennes qui passent de longues heures au soleil.

— Vittoria, mes plus sincères condoléances, fit Kohler, alors qu'elle arrivait à leur hauteur. C'est une terrible perte pour la science et pour nous tous, ici au CERN.

Vittoria hocha la tête avec gratitude.

— Savez-vous de quoi il est mort?

Sa voix était douce, onctueuse avec une pointe d'accent guttural.

— Nous cherchons à comprendre ce qui s'est passé.

Elle se tourna vers Langdon à qui elle tendit une main longue et fine.

— Mon nom est Vittoria Vetra. Vous êtes d'Interpol, je suppose?

Langdon prit sa main dans la sienne, subjugué l'espace d'un instant par la profondeur de son regard embué. Il ne sut quoi répondre.

— Robert Langdon...

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— M. Langdon ne travaille pas pour la police, corrigea Kohler.

C'est un universitaire américain qui doit nous aider à découvrir les responsables.

Vittoria semblait déconcertée.

— Et la police?

Kohler soupira sans rien répondre.

— Où se trouve son corps? insista la jeune femme.

— Entre les mains des médecins.

Ce mensonge cousu de fil blanc surprit Langdon.

— Il faut que je le voie! reprit Vittoria.

Kohler se fit plus pressant.

— Vittoria, votre père a été assassiné avec une grande brutalité. Je crois qu'il vaudrait mieux que vous gardiez un autre souvenir de lui.

Vittoria allait répondre mais elle fut interrompue. Des voix retentirent au loin.

— Hé, Vittoria! Welcome home!

Elle se retourna. Un groupe de scientifiques qui longeaient l'héliport la saluèrent avec de grands gestes.

— Tu as trouvé une nouvelle théorie d'Einstein à réfuter? cria l'un d'eux.

— Ton père doit être fier de toi! ajouta un autre. Vittoria répondit par un geste retenu, puis se tourna vers Kohler.

— Personne n'est encore au courant? questionna-t-elle, déconcertée.

— J'ai opté pour la discrétion. C'est d'une importance primordiale.

— Vous n'avez pas annoncé le meurtre de mon père à l'équipe?

A la stupéfaction se mêlait maintenant une pointe de colère.

Le ton de Kohler se durcit instantanément.

— Peut-être avez-vous oublié, mademoiselle Vetra, que, dès que j'aurai annoncé le meurtre de votre père, la police enverra une équipe d'inspecteurs au CERN. Ce qui entraînera, entre autres, la perquisition de son laboratoire. Je me suis toujours efforcé de respecter la confidentialité dont votre père entourait ses travaux.

Sur son projet actuel, il ne m'avait révélé que deux choses.

D'abord qu'il pouvait rapporter au CERN des millions d'euros dans la prochaine décennie par les licences qu'engendreraient les contrats. Et aussi qu'il était prématuré de rendre publics ses

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résultats parce qu'il s'agissait encore d'une technologie périlleuse.

Compte tenu de ces deux faits, je préférerais que des étrangers ne commencent pas à fureter dans tous les coins, à mettre leur nez dans ses recherches, ou à manipuler les appareils de Vetra à leurs risques et périls, quitte à en imputer ensuite la responsabilité au CERN... Est-ce que vous me comprenez?

Vittoria le regardait, les yeux écarquillés, sans rien dire.

Langdon sentait qu'elle respectait les arguments de Kohler et que, malgré ses réticences, elle comprenait leur logique.

— Avant de prévenir les autorités, fit Kohler, je dois savoir sur quoi vous travailliez tous deux. Je souhaiterais que vous nous accompagniez à votre laboratoire.

— Cela ne vous apprendra rien, répliqua Vittoria. Personne ne connaissait nos recherches en cours. Il est impossible que nos expériences aient un quelconque rapport avec le meurtre de mon père.

Kohler poussa un soupir rauque et las.

— Je crains que les premiers indices ne contredisent vos certitudes.

— Des indices? Quels indices?

Langdon se demandait aussi à quoi Kohler faisait allusion.

Ce dernier se tamponna de nouveau la bouche.

— Sur ce point, je vous demande de vous fier à moi. Le coup d'œil méfiant de Vittoria prouvait à l'évidence que c'était trop lui demander.

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Langdon suivait en silence Vittoria et Kohler tandis qu'ils revenaient tous les trois dans le grand atrium par lequel l'étrange visite de Langdon avait commencé. Vittoria marchait d'un pas élastique et fluide, à la manière d'un plongeur olympique. Une puissance, se dit Langdon, que lui a sans doute donnée le yoga, véritable école de flexibilité et de contrôle du mouvement. Il l'entendait respirer avec une lenteur voulue, comme si elle essayait de refréner son chagrin.

Langdon voulait la réconforter, lui montrer sa sympathie. Lui aussi avait fait l'expérience de cette solitude subite, vertigineuse, après la perte d'un proche. Il se rappelait surtout l'enterrement, pluvieux et gris. C'était le surlendemain de son douzième anniversaire. La maison était pleine de collègues du bureau en complet gris, des hommes qui lui serraient et lui secouaient la main trop fort. Ils avaient tous à la bouche les mêmes mots: cardiaque. .

stress.. Sa mère, les yeux embués de larmes, déclarait en plaisantant que, pour connaître la santé de la Bourse, elle n'avait qu'à prendre la main de son mari: son pouls constituait le meilleur bulletin d'information.

Un jour, alors que son père était encore en vie, Langdon avait entendu sa mère le supplier de « s'arrêter et de respirer le parfum des roses ». Cette année-là, il avait acheté à son père une toute petite rose en verre soufflé pour Noël. C'était le plus joli objet que Langdon eût jamais vu... Il avait adoré la façon dont les rayons du soleil se réfractaient sur elle, projetant un arc en ciel sur le mur.

— Elle est ravissante! s'était exclamé son père en ouvrant la boîte, avant d'embrasser son fils sur le front.

Puis il l'avait soigneusement posée sur une étagère poussiéreuse et inaccessible du salon, dans le recoin le plus obscur.

Quelques jours plus tard, Langdon était grimpé sur un tabouret, il avait repris la rose et l'avait rapportée au magasin. Son père ne s'était jamais aperçu de l'absence de son cadeau de Noël.

L'arrivée de l'ascenseur tira Langdon de sa rêverie. Vittoria et Kohler venaient d'entrer; Langdon hésita.

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— Un problème? demanda Kohler, sur un ton plus impatient qu'inquiet.

— Pas du tout, répartit Langdon en se forçant à entrer dans la cabine.

Il ne prenait l'ascenseur qu'en cas d'absolue nécessité.

Claustrophobe, il préférait l'espace plus ouvert d'une cage d'escalier.

— Le labo du professeur Vetra est en sous-sol, précisa Kohler.

Génial, se dit Langdon.

Il sentit au passage du seuil une bouffée d'air froid monter des profondeurs. Les portes se refermèrent et la cabine entama sa descente.

— Six étages, fit Kohler d'un ton rigoureusement neutre.

Langdon imaginait l'obscurité dans le puits au-dessous d'eux. Il essaya de bloquer ces pensées en se concentrant sur les voyants des arrêts. Mais, bizarrement, il n'y avait que deux paliers signalés par RDC et Collisionneur LHC.

— Collisionneur LHC? s'enquit Langdon, en essayant d'adopter un ton dégagé.

— L'accélérateur de particules.

Accélérateur de particules? Langdon connaissait vaguement l'expression. Il l'avait entendue pour la première fois dans un dîner avec des collègues, à Cambridge. Un de ses amis physiciens, Bob Brownell, en arrivant au dîner, ce soir-là, était furieux.

— Les salauds l'ont annulé! s'était-il écrié.

— Annulé quoi? avaient demandé les convives.

— Le SSC!

— Le quoi?

— Le super collisionneur!

Quelqu'un haussa les épaules.

— Je ne savais pas que Harvard avait prévu d'en construire un! — Pas Harvard! s'exclama l'autre. Les États-Unis! Le plus puissant accélérateur de particules du monde. Un des plus importants projets scientifiques du siècle! Deux milliards de

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dollars et le Sénat recale le projet! Encore un coup de ces fichus bigots du Sud!

Quand Brownell s'était enfin calmé, il avait expliqué qu'un accélérateur de particules était un large tube circulaire dans lequel on projetait à très haute vitesse des particules subatomiques. Des aimants s'allumaient et s'éteignaient très rapidement pour accélérer le mouvement de ces mêmes particules jusqu'à ce qu'elles atteignent des vitesses époustouflantes. À leur maxima ces particules pouvaient atteindre 290 000 km/seconde.

— Mais c'est presque la vitesse de la lumière! s'était étonné un des universitaires présents.

— Absolument! s'était exclamé Brownell.

Il avait poursuivi en expliquant que, en accélérant la vitesse des particules envoyées dans des directions opposées et en les faisant entrer en collision, les scientifiques pouvaient les décomposer en éléments plus petits et espéraient ainsi entrevoir les composants ultimes de la matière.

— Les accélérateurs de particules, avait précisé Brownell, sont essentiels pour l'avenir de la science. Les collisions de particules sont la clé de la compréhension des éléments initiaux de l'univers.

Le « poète en résidence » de Harvard, un homme tranquille du nom de Charles Pratt, ne s'était pas laissé intimider par ces perspectives.

— Tout cela m'apparaît comme une approche assez préhistorique de la science. . Un peu comme de fracasser des horloges l'une contre l'autre pour comprendre leur fonctionnement.

Brownell avait laissé tomber sa fourchette et avait quitté la pièce en coup de vent.

Ainsi le CERN possède un accélérateur de particules? songeait Langdon pendant que l'ascenseur poursuivait sa descente. Un tunnel circulaire dans lequel on fracasse des particules les unes contre les autres? Pourquoi a-t-on si profondément enterré ce tunnel...?

Quand l'ascenseur stoppa, Langdon fut soulagé de sentir la terre ferme sous ses pieds. Mais quand les portes s'ouvrirent, son

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soulagement s'évapora aussitôt. Robert Langdon se voyait de nouveau confronté à un univers complètement étranger.

Le couloir s'étendait très loin à droite comme à gauche.

C'était un boyau de ciment gris et lisse, assez large pour qu'un semi-remorque puisse aller et venir. L'emplacement où ils se tenaient était brillamment éclairé mais, à quelque distance de là, il était plongé dans la plus complète obscurité. Le bruissement sourd d'un souffle d'air humide rappela désagréablement à Langdon qu'il se trouvait à une très grande distance de la surface du sol. Il sentait presque le poids de la terre et des rocs au-dessus de sa tête. Pendant un instant, il eut neuf ans... il se souvint... cette même obscurité qui l'avait épouvanté, pétrifié, cinq heures durant. Ce noir vertigineux qui le hantait toujours.

Crispant les poings, il chassa cette pensée.

Vittoria sortit en silence de l'ascenseur et s'enfonça sans hésitation dans l'obscurité sans les attendre.

Au-dessus d'elle, les néons s'allumaient à mesure qu'elle avançait. On croirait, songea Langdon troublé, que le tunnel est un être vivant... qu'il anticipe chacun des mouvements de Vittoria. Langdon et Kohler suivirent à une allure plus modérée. Les néons s'éteignaient automatiquement derrière eux. — L'accélérateur de particules se trouve au bout du tunnel?

demanda Langdon d'un ton placide.

— C'est ce truc, là, répondit Kohler en lui indiquant un tube de chrome poli qui longeait la paroi intérieure du tunnel.

Surpris, Langdon examina le tube en question qui ne ressemblait en rien à ce qu'il avait imaginé.

C'est ça l'accélérateur?

Parfaitement rectiligne, le tuyau devait mesurer environ un mètre de diamètre et, comme le tunnel, il se perdait dans l'obscurité, à quelques dizaines de mètres. Ça ressemble plutôt à une conduite d'égout high-tech , se dit Langdon.

— Je croyais que les accélérateurs de particules étaient circulaires...

— Cet accélérateur est un cercle, fit Kohler. Il paraît droit mais c'est une illusion d'optique. La circonférence de ce tunnel

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est si grande que sa courbure est imperceptible - comme celle de la terre.

Langdon en eut le souffle coupé.

— Un cercle... mais il doit être énorme!

— Le LHC est la plus grande machine du monde. Langdon réagit avec un temps de retard. Il se rappela un propos du chauffeur du CERN qui avait parlé d'une énorme machine enterrée sous terre. Mais...

— Il mesure plus de huit kilomètres de diamètre.. et vingt-sept kilomètres de long.

— Vingt-sept kilomètres? Langdon était stupéfait. Plus de seize miles?

Kohler acquiesça.

— Un cercle parfait de vingt-sept kilomètres, c'est bien ça. À

cheval sur les territoires suisse et français, d'ailleurs. À pleine vitesse, les particules font le tour du tube plus de dix mille fois par seconde avant d'entrer en collision.

— C'est extraordinaire de penser que le CERN a dû extraire des millions de tonnes de terre juste pour faire se télescoper de minuscules particules...

Kohler haussa les épaules.

— Pour découvrir la vérité, il faut parfois déplacer des montagnes.

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À quelques centaines de kilomètres du CERN, une voix grésilla dans le talkie-walkie.

— Ça y est, je suis dans le couloir.

Le technicien chargé de contrôler les écrans vidéo appuya sur le bouton de l'émetteur.

— Il faut retrouver la caméra 86. Elle doit être tout au bout.

Long silence radio. Le technicien commençait à transpirer légèrement. Finalement, la radio bipa.

— Pas la moindre caméra, fit la voix. Le support, je le vois bien, mais quelqu'un a dû l'enlever.

Le technicien poussa un long soupir soulagé.

— Merci, attendez une seconde, O.K.?

Il reporta son attention sur la console d'écrans vidéo devant lui.

D'énormes secteurs du complexe étaient ouverts au public et on avait déjà constaté la disparition de caméras sans fil, sans doute volées par des farceurs en visite qui voulaient rapporter un souvenir chez eux. Mais, dès qu'une caméra sortait du complexe et se trouvait au-delà du rayon d'émission, son signal était perdu et l'écran de contrôle devenait noir. Déconcerté, le technicien regarda de nouveau le moniteur. L'image d'une clarté cristalline était toujours retransmise par la 86.

Si la caméra a été dérobée, pourquoi continue-t-on à recevoir un signal? se disait-il. Il n'y avait qu'une explication, bien sûr. La caméra se trouvait toujours dans le complexe, elle avait simplement été déplacée. Mais par qui? Et pourquoi?

Il scruta l'écran un long moment, puis reprit enfin son talkie-walkie.

— Est-ce qu'il y a un placard dans cet escalier? Un cagibi, un coin mal éclairé?

La voix qui lui répondit parut surprise.

— Non, pourquoi?

Le technicien fronça les sourcils.

— Peu importe. Merci de votre aide.

Il éteignit son walkie-talkie et plissa les lèvres, perplexe.

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Vu la petite taille de la caméra vidéo et le fait qu'elle était sans fil, le technicien savait que la caméra 86 pouvait émettre d'à peu près n'importe quel coin de ce complexe strictement surveillé comprenant trente-deux bâtiments répartis sur une longueur de presque un kilomètre. Seul indice: la caméra semblait avoir été placée dans un endroit obscur. Ce qui n'apportait à vrai dire qu'une aide très limitée. Le complexe en recelait des centaines —

placards de toute sorte, conduits d'aération et de chauffage, cabanons de jardiniers, penderies dans les chambres, sans compter le labyrinthe de tunnels souterrains. Il faudrait des semaines pour localiser la caméra 86.

C'est le cadet de mes soucis, pensa-t-il.

Outre le dilemme que posait le déplacement de la caméra, le technicien avait un autre sujet de préoccupation, bien plus perturbant encore. En examinant l'image retransmise par la 86, il distinguait en effet un objet immobile. Un appareil visiblement moderne mais qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait jamais vu. Il scruta le petit dispositif électronique clignotant à sa base.

Le vigile avait subi un entraînement rigoureux qui le préparait à des situations de tension, pourtant son cœur cognait de plus en plus fort. Il s'ordonna de ne pas paniquer. Il devait y avoir une explication rassurante. Cet objet semblait d'ailleurs trop petit pour présenter un réel danger. Pourtant, sa présence à l'intérieur du complexe était troublante, sans aucun doute.

Surtout aujourd'hui, pensa-t-il.

La sécurité était toujours une priorité absolue pour son employeur, mais aujourd'hui, plus qu'aucun autre jour depuis douze ans, la sécurité était de la plus extrême importance. Le technicien examina encore l'objet un long moment et, brusquement, il eut un sombre pressentiment.

Transpirant à grosses gouttes, il appela son supérieur.

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Peu d'enfants pourraient dire qu'ils se rappellent le jour où ils ont connu leur père, Vittoria, elle, le pouvait. Elle était âgée de huit ans et vivait là où elle avait toujours vécu, à l'Orfanotrofio di Siena, un orphelinat catholique des faubourgs de Sienne. Ses parents l'avaient abandonnée à la naissance.

Il pleuvait ce jour-là. Les sœurs l'avaient appelée deux fois pour le dîner, mais, comme toujours, elle avait fait semblant de ne pas entendre. Allongée dans le petit jardin, elle fixait les gouttes de pluie, sentait chacune d'elles s'écraser sur son corps, se demandant où la prochaine atterrirait. Les sœurs l'appelèrent de nouveau, la menacèrent de pneumonie, une pneumonie qui ferait ravaler à cette sale petite entêtée sa curiosité des choses de la nature.

Je ne vous entends pas, pensait Vittoria.

Elle était trempée jusqu'aux os quand le jeune prêtre vint la chercher. Elle ne le connaissait pas. Il était nouveau ici. Vittoria s'attendait à ce qu'il la traîne bon gré mal gré à l'intérieur. Mais non. À son grand étonnement, il s'allongea au contraire à côté d'elle, étalant sa soutane autour de lui.

— On m'a dit que tu posais beaucoup de questions, fit le jeune prêtre.

Vittoria se renfrogna.

— C'est mal de poser des questions?

Il éclata de rire.

— Encore une question!

— Que fais-tu ici?

— La même chose que toi, je me demande pourquoi il y a des gouttes de pluie qui nous tombent sur la tête.

— Je ne me demande pas pourquoi elles tombent, je le sais déjà. Le prêtre lui jeta un regard étonné.

— Ah bon?

— La sœur Francisca prétend que ce sont les larmes des anges qui tombent pour effacer nos péchés.

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— Ah bon? répliqua-t-il, l'air sidéré. Alors c'est ça l'explication...

— Pas du tout! rétorqua la petite fille. Les gouttes de pluie tombent parce que tout tombe! Tout. Pas seulement la pluie!

Le prêtre se gratta la tête, l'air encore plus perplexe.

— Tu sais, jeune demoiselle, tu as raison. C'est vrai que tout tombe. C'est sans doute la gravité...

— La quoi?

Il lui adressa une moue étonnée.

— Tu n'as pas entendu parler de la gravité?

— Non.

Le prêtre haussa les épaules tristement.

— C'est dommage, la gravité répond à beaucoup de questions...

Vittoria se redressa et s'assit.

— C'est quoi, la gravité? demanda-t-elle. Explique-moi!

Il lui fit un clin d'œil.

— Et si je te le disais après le dîner?

Ce jeune prêtre s'appelait Leonardo Vetra. Étudiant surdoué en physique, primé avant même d'avoir fini ses études, il avait pourtant répondu à un autre appel et choisi d'entrer au séminaire.

Leonardo et Vittoria étaient devenus d'improbables meilleurs amis dans ce monde solitaire de sœurs austères et de règles strictes. La fillette faisait rire Leonardo et il l'avait prise sous son aile. Il lui avait appris que, pour les belles choses comme les arc-en-ciel et les rivières, les hommes avaient inventé beaucoup d'explications. Il lui parlait de la lumière, des planètes, des étoiles et de toute la nature à travers les yeux de Dieu et de la science. L'intelligence et la curiosité innée de Vittoria en faisaient une étudiante captivante.

Leonardo l'avait protégée comme sa fille.

Vittoria était heureuse, elle aussi. Elle n'avait jamais connu la joie d'avoir un père. Alors que tous les autres adultes de l'orphelinat répondaient à ses questions d'une tape sur la main, Leonardo passait des heures à lui montrer ses livres. Il lui demandait même de lui expliquer ses idées. Ses idées à elle! Vittoria priait pour que Leonardo ne la quitte plus jamais. Et puis, un jour, la catastrophe qu'elle redoutait secrètement s'était produite. Le père Leonardo lui avait confié qu'il allait quitter l'orphelinat.

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— Je pars pour la Suisse, lui avait-il annoncé. J'ai une bourse pour étudier la physique à l'université de Genève.

— La physique! s'exclama Vittoria, mais je croyais que tu aimais Dieu!

— Mais je l'aime, et beaucoup. C'est pour cela que je veux étudier. Pour mieux connaître ses lois. Les lois de la physique c'est la toile que Dieu a tissée pour peindre son chef-d’œuvre.

Vittoria était bouleversée. Mais le père Leonardo avait une autre nouvelle à lui apprendre: il annonça à la petite fille qu'il avait demandé à ses supérieurs de pouvoir l'adopter et qu'ils avaient accepté.

— Est-ce que tu aimerais que je t'adopte? demanda Leonardo.

— Qu'est-ce que ça veut dire, adopter? s'enquit Vittoria.

Le père Leonardo lui expliqua.

— Oh oui, oui!

Vittoria se jeta dans ses bras et l'étreignit cinq bonnes minutes en sanglotant de joie. Leonardo lui précisa qu'il devait partir quelque temps et qu'il allait aménager leur nouvelle maison en Suisse tout en promettant de revenir la chercher dans six mois.

Vittoria n'avait jamais attendu aussi longtemps, mais Leonardo tint sa promesse. Cinq jours avant son neuvième anniversaire, la fillette déménageait à Genève avec son grand ami. Le jour, elle suivait les cours de l'École internationale de Genève, et le soir Leonardo prenait le relais. Trois ans plus tard, Leonardo Vetra était engagé au CERN. Vittoria et son père adoptif s'étaient installés dans cet endroit merveilleux dont la fillette n'aurait jamais osé rêver.

Vittoria continuait d'avancer dans le tunnel, comme anesthésiée. Elle aperçut son reflet déformé sur une paroi et ressentit l'absence de son père. En temps ordinaire, elle éprouvait un calme profond et un sentiment d'harmonie avec le monde extérieur, mais brusquement plus rien n'avait de sens. Les trois dernières heures se perdaient dans une sorte de brouillard confus.

Il était 10 heures du matin quand le téléphone avait sonné sur la côte des Baléares où elle séjournait. « Votre père a été assassiné, Rentrez immédiatement. » Malgré la chaleur accablante qui transformait le pont du bateau en rôtissoire, Vittoria avait été

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glacée jusqu'aux os. Le ton neutre de Kohler l'avait d'ailleurs presque autant blessée que la nouvelle elle-même.

Maintenant, elle était de retour chez elle. Chez elle, au CERN?

Son univers depuis qu'elle avait douze ans lui semblait soudain étranger. L'homme qui incarnait la magie du lieu était parti pour toujours. Son père.

Respirer profondément, songea-t-elle. Mais elle ne parvenait pas à apaiser son esprit. Les questions défilaient de plus en plus vite. Qui avait tué son père? Et pourquoi? Qui était ce « spécialiste

» américain? Pourquoi Kohler tenait-il tant à voir le laboratoire?

Kohler avait prétendu détenir la preuve que le meurtre était lié aux recherches récentes de Vetra. Quelle preuve? Personne ne savait sur quoi nous travaillions! Et même si quelqu'un l'avait découvert, quelle raison pouvait-il avoir de supprimer Leonardo?

En remontant le tunnel du collisionneur en direction du laboratoire, Vittoria réalisa qu'elle était sur le point de révéler leur plus grande découverte, alors qu'il ne serait même pas présent. Elle s'était imaginé ce moment de manière très différente. Elle avait imaginé son père invitant les plus grands scientifiques du CERN dans son laboratoire, leur montrant sa découverte, scrutant leurs regards écarquillés de stupéfaction. Puis, avec un sourire rayonnant, il leur aurait expliqué que c'était une idée de Vittoria qui l'avait aidé à transformer ce projet en réalité...

que sa fille avait joué un rôle décisif dans l'intuition ultime. Vittoria sentit sa gorge se serrer. Mon père et moi aurions dû partager ce moment. Et voilà qu'elle se retrouvait toute seule. Pas de collègues, pas de visages joyeux. Juste cet Américain, cet étranger et Maximilian Kohler.

Maximilian Kohler, le « roi ».

Enfant, déjà, Vittoria ne pouvait pas supporter ce personnage.

Si elle avait fini par respecter son immense intelligence, ses manières glaciales lui avaient toujours paru inhumaines. À l'exact opposé de la chaleur contagieuse de son père. Dans la science, Kohler privilégiait la logique immaculée, tandis que Leonardo poursuivait une quête spirituelle. Et pourtant, bizarrement, les deux hommes avaient toujours éprouvé un respect réciproque. Le génie, lui avait expliqué quelqu'un un jour, accepte le génie sans conditions.

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Le génie, pensa-t-elle. Mon père... Papa. Mort.

L'entrée du laboratoire de Leonardo Vetra était un long couloir uniformément revêtu de carreaux blancs, sorte de sas stérile. Langdon eut l'impression de pénétrer dans quelque asile psychiatrique souterrain. Accrochées aux murs, des dizaines de photos encadrées en noir et blanc complètement opaques pour Langdon, qui avait pourtant consacré sa vie à étudier des images. Négatifs chaotiques de zébrures et spirales sans queue ni tête. De l'art moderne? se demanda machinalement Langdon. Jackson Pollock sous amphétamines?

— Représentations numériques de collisions de particules..., expliqua Vittoria qui avait remarqué la perplexité de l'Américain. La particule Z, reprit-elle en indiquant une trace presque invisible dans la nébuleuse. Mon père l'a découverte il y a cinq ans. De l'énergie pure, sans aucune masse. Il se pourrait que ce soit le plus petit constituant de la matière. La matière n'est après tout rien d'autre que de l'énergie prise au piège...

La matière, de l'énergie? Langdon inclina la tête. Une théorie qui n'aurait pas déplu à un maître Zen. Il examina la légère traînée sur la photographie et imagina la réaction de ses copains du département de physique de Harvard quand il leur apprendrait qu'il avait passé le week-end à contempler des particules Z dans un collisionneur LHC...

— Vittoria, fit Kohler, alors qu'ils approchaient de l'imposante porte d'acier du labo, je dois vous dire que je cherchais votre père, ce matin et que je suis déjà venu ici.

Vittoria rougit un peu.

— Ah bon?

— Oui, Imaginez ma surprise quand j'ai découvert qu'il avait remplacé les serrures de sécurité numériques standard par un autre système...

Kohler pointa un dispositif électronique compliqué monté au dos de la porte.

— Je suis désolée, répliqua Vittoria. Vous savez comme il était obsédé par le secret. Personne ne devait pénétrer dans son labo, à part nous deux.

— Je comprends, fit Kohler. Ouvrez la porte.

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Vittoria resta immobile un long moment. Puis elle inspira profondément et avança de quelques pas vers le mécanisme électronique. Langdon la regarda faire, bouche bée.

La jeune femme se souleva légèrement sur la plante des pieds et plaça soigneusement son œil dans l'axe d'un objectif semblable à une mini lunette télescopique. Puis elle enfonça un bouton. Un clic, et un minuscule rai de lumière scanna son œil en rapides allers-retours.

— C'est un scanneur rétinien. Une sécurité infaillible. Deux empreintes rétiniennes y sont enregistrées. La mienne et celle de mon père.

Robert Langdon, horrifié, revit l'atroce image de Leonardo Vetra en détail. Son visage sanguinolent, son œil unique qui regardait droit devant lui, et l'orbite vide. Il essaya de repousser l'effrayante évidence, mais soudain, il aperçut des gouttelettes écarlates sur le sol. Du sang séché.

Vittoria, grâce au ciel, n'avait rien remarqué.

La porte d'acier coulissa et la jeune femme entra.

Kohler jeta un regard perçant à Langdon. Son message était clair: je vous avais prévenu; c'est pour une raison très concrète qu'on lui a arraché l'œil.

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Les mains de la femme étaient ligotées, elle avait les poignets pourpres et enflés à cause des cordelières trop serrées. Epuisé, l'Assassin au teint acajou, étendu à côté d'elle, admirait sa proie nue.

Il se demanda si elle dormait vraiment ou si elle feignait de dormir. Pathétique tentative pour échapper à ses obligations professionnelles...

Il s'en fichait. Il avait eu ce qu'il voulait. La récompense l'avait comblé. Rassasié, il s'assit sur le lit.

Dans son pays, les femmes étaient des biens parmi d'autres.

Des êtres faibles. Des instruments de plaisir. Des possessions que l'on échangeait comme du bétail. Et elles ne se faisaient pas d'illusion sur leur rôle. Mais ici, en Europe, les femmes, ainsi que leur prétendue force et indépendance, l'amusaient et l'excitaient à la fois. Il avait toujours adoré les contraindre à une soumission totale.

À présent, malgré la satisfaction qu'il éprouvait dans le bas-ventre, l'Assassin sentit un autre appétit croître en lui. Il avait tué, la nuit dernière, tué et mutilé. Or, le meurtre lui donnait des sensations analogues à celles de l'héroïne: la jouissance qu'il éprouvait était chaque fois plus brève, avant le retour du désir toujours plus fort. L'euphorie s'était dissipée. Le besoin était revenu.

Il examina la dormeuse. En lui caressant le cou de la paume de la main, il se sentit excité à l'idée qu'il avait le pouvoir de mettre fin à sa vie. D'un simple geste. Il ne lui faudrait qu'un instant. Et quelle importance? Ce n'était qu'une inférieure, une esclave faite pour servir et satisfaire le client. Il referma ses doigts puissants sur sa gorge, sentit battre le pouls léger. Mais, luttant contre son envie, il retira la main. Il y avait du pain sur la planche. Le service d'une cause plus haute que son propre désir.

En se levant, il se délecta à la pensée du travail qui l'attendait.

Un honneur. Il ne parvenait toujours pas à mesurer précisément l'influence de cet homme, ce Janus qui dirigeait une très ancienne confrérie. Extraordinaire coup de chance, il avait été choisi.

Comment avaient-ils eu connaissance de son aversion. . et de ses

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talents? Mystère, il ne le saurait d'ailleurs jamais. Ils sont partout...

Et voilà qu'ils lui confiaient l'honneur suprême: il devenait leur main et leur voix. Leur assassin mais aussi leur messager. Il y avait un mot pour cela dans sa langue: Malk al Haq, l'Ange de la Vérité.

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Le labo de Vetra était d'un futurisme échevelé.

Blanc immaculé, bourré d'ordinateurs et d'équipements électroniques spécialisés, il ressemblait à une sorte de QG.

Langdon se demanda quels secrets pouvait bien renfermer cette pièce, pour justifier l'énucléation d'un être humain...

Kohler paraissait mal à l'aise en entrant. Ses yeux mobiles cherchaient apparemment des indices d'intrusion. Mais le labo était désert. Vittoria aussi se déplaçait avec circonspection. Comme si, sans son père, le laboratoire était devenu étranger.

Le regard de Langdon se posa aussitôt au centre de la pièce où s'élevaient une série de petits supports. Comme un Stonehenge miniature, une dizaine de colonnes d'acier poli formait un cercle au milieu de la pièce. Les piliers qui devaient mesurer un mètre de haut, rappelant un peu les piédestaux sur lesquels on présentait les pierres précieuses dans les expositions de joaillerie. Mais ici, de toute évidence, il n'était pas question de joaillerie. Chacun de ces piliers supportait un conteneur épais et transparent de la taille approximative d'une balle de tennis. Vide, apparemment.

Kohler jeta un coup d'œil surpris sur ces conteneurs, qu'il décida visiblement d'ignorer pour le moment. Il se tourna vers Vittoria.

— A-t-on dérobé quelque chose?

— Dérobé? Comment? Le scanner rétinien ne laisse pénétrer que mon père et moi.

— Regardez quand même autour de vous.

Vittoria soupira et inspecta la pièce quelques instants. Elle haussa les épaules.

— Tout est comme d'habitude, quand mon père s'en va. Une sorte de chaos ordonné...

Langdon sentit que Kohler réfléchissait à ce qu'il allait dire, comme s'il se demandait ce qu'il pouvait confier à Vittoria, jusqu'où il pouvait la pousser. Il se déplaça sur sa chaise roulante jusqu'au centre du laboratoire, le patron du CERN passa de nouveau en revue les mystérieux conteneurs apparemment vides.

— Le secret, lâcha finalement Kohler, est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre.

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Vittoria, soudain assaillie par un torrent de souvenirs et d'émotions, acquiesça machinalement. Donne-lui une minute, songea Langdon.

Comme si elle se préparait aux révélations qu'elle allait faire, Vittoria ferma les yeux et inspira. Lentement, profondément. À

plusieurs reprises.

Langdon l'observa, soudain inquiet . Est-ce qu'elle va bien? Il jeta un coup d'œil à Kohler, toujours impassible, et apparemment accoutumé à ce rituel. Vittoria laissa passer une dizaine de secondes avant de rouvrir les yeux.

La métamorphose était impressionnante, Langdon n'en crut pas ses yeux. Ce n'était plus la même Vittoria. Ses lèvres pleines étaient détendues, ses épaules relâchées et son regard était doux et approbatif. Elle semblait avoir ordonné à tous les muscles de son corps de se relâcher et d'accepter la situation. Elle avait su trouver, derrière la colère et l'angoisse, une source plus profonde, qui prodiguait l'apaisement.

— Par où commencer..., fit-elle d'un ton posé.

— Par le commencement, intervint Kohler. Parlez-nous des expériences de votre père.

— Le rêve de sa vie était de corriger la science par la religion, déclara Vittoria. Il voulait arriver à démontrer que ces deux domaines sont entièrement compatibles, qu'il s'agit de deux approches différentes mais tendues vers une même vérité...

Elle s'interrompit comme si elle ne parvenait pas à croire à ce qu'elle allait dire.

—... Et récemment... il a trouvé un moyen d'y parvenir.

Kohler ne dit rien.

— Il a mis au point une expérience qui devait résoudre l'un des plus douloureux conflits qui aient opposé science et religion.

Langdon se demandait de quoi elle voulait parler car, en fait, ils étaient innombrables.

— Je veux parler du créationnisme, reprit Vittoria. La polémique autour de la naissance de l'univers .

Oh! songea Langdon. LA question.

— Vous connaissez la réponse de la Bible, bien sûr: c'est Dieu qui a créé l'Univers. Il a dit « Que la lumière soit » et tout ce que nous voyons est apparu, surgi d'un immense vide. Malheureusement,

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une des lois fondamentales de la physique énonce que la matière ne peut être engendrée à partir de rien.

Langdon se rappela une vieille lecture sur cette impasse épistémologique. L'idée que Dieu avait soi-disant créé « quelque chose à partir de rien » était totalement contraire aux lois communément admises de la physique moderne et, par conséquent, affirmaient les scientifiques, la Genèse était une absurdité.

— Monsieur Langdon, poursuivit Vittoria, je suppose que vous avez entendu parler de la théorie du big-bang?

Langdon haussa les épaules.

— Plus ou moins.

Il savait que le big-bang était le modèle scientifiquement accepté de la création de l'Univers. Il ne comprenait pas vraiment cette théorie, se rappelant seulement qu'elle postulait l'explosion initiale d'un noyau d'énergie extrêmement concentré, sorte de cataclysme dont l'expansion avait formé l'Univers. Ou quelque chose comme ça.

Vittoria continua:

— Quand l'Église catholique proposa la première théorie du big-bang, en 1927, le...

— Pardon? l'interrompit Langdon dans un sursaut de stupéfaction. Vous dites que le big-bang était une idée catholique?

Vittoria sembla surprise par cette question.

— Bien sûr. Présentée par un moine catholique, Georges Lemaître, en 1927.

— Mais je croyais... N'est-ce pas l'astronome de Harvard Edwin Hubble qui a formulé cette théorie?

Kohler était écarlate.

— Toujours cette arrogance de la science américaine! Hubble a publié ses travaux en 1929, deux ans après Lemaître.

Langdon se renfrogna. Et le télescope de Hubble alors? On n'a jamais entendu parler du télescope de Lemaître!

— M. Kohler a raison, dit Vittoria, la théorie est l'œuvre de Lemaître. Hubble n'a fait que la confirmer en apportant la preuve que le big-bang était scientifiquement probable.

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— Ah! fit Langdon en se demandant si les fanas de Hubble du département d'astronomie de Harvard avaient jamais mentionné Lemaître dans leurs cours.

— Quand Lemaître a énoncé pour la première fois la théorie du big-bang, poursuivit Vittoria, les scientifiques l'ont jugée parfaitement aberrante. La matière, selon la science, ne peut être créée à partir de rien. Donc, quand Hubble a démontré scientifiquement que le big-bang reflétait fidèlement les faits, l'Église a crié victoire, brandissant cette nouvelle comme la preuve de l'exactitude scientifique de la Bible. La vérité divine, en quelque sorte.

Langdon acquiesça, totalement concentré.

— Bien sûr, les savants n'appréciaient guère que la religion se serve de leurs découvertes pour faire sa promotion, si bien qu'ils ont aussitôt mathématisé le big-bang pour lui ôter toute connotation religieuse et lui apposer leur estampille exclusive.

Malheureusement pour la science, tous leurs raisonnements sont entachés d'une sérieuse faille que l'Église ne se prive pas de souligner.

Kohler marmonna sèchement:

— La singularité.

Il avait articulé le mot comme si la « singularité » était une croix qu'il portait depuis toujours.

— Oui, la singularité, approuva Vittoria. Le moment exact de la création, le degré zéro du temps. Elle regarda Langdon.

« Aujourd'hui encore, la science reste incapable de saisir le moment initial de la création. Nos équations parviennent à saisir assez adéquatement les premiers moments de l'Univers, mais, à mesure que l'on régresse dans le temps et que nous approchons de l'instant zéro, nos modèles mathématiques se désintègrent et plus rien ne fait sens. »

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