— Deux minutes! hurla Langdon, tout en se demandant où le camerlingue avait l'intention de larguer le conteneur.

Les lumières de Rome s'étendaient dans toutes les directions.

Vers l'ouest, Langdon apercevait le tracé scintillant de la côte audelà de laquelle s'étendait une sombre étendue sans fin. La mer paraissait plus éloignée que Langdon ne se l'était imaginé. De plus, la concentration de lumières sur la côte était un brusque rappel à la réalité: même en pleine mer, une explosion pouvait créer d'irréparables dégâts. Langdon n'avait pas songé à l'impact que pouvait causer un raz de marée d'une force de dix mille tonnes heurtant la côte.

En regardant droit devant lui vers le cockpit, Langdon retrouva le moral. Devant eux, contre le ciel se détachait la masse ondulante des collines romaines. Sur certaines, on voyait briller des villas cossues; en revanche, à environ deux kilomètres vers le nord, il n'y avait plus aucun signe de vie. Aucune lumière — juste un immense trou béant. Rien.

Les carrières! pensa Langdon. Le Cave Romane!

Fixant intensément cette zone déserte, Langdon pensait qu'elle était bien assez vaste. Elle semblait très proche aussi. Bien plus proche que l'océan. Il était surexcité. C'était évidemment l'endroit qu'avait choisi Carlo Ventresca pour se débarrasser de l'antimatière! L'hélicoptère se dirigeait droit dessus! Les carrières! Mais bizarrement les moteurs ne ralentirent pas et l'hélicoptère reprit de la vitesse. Désorienté, Langdon jeta un

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regard à l'extérieur pour se repérer. Ce qu'il vit transforma son exaltation en vague de panique. Juste au-dessous d'eux, à quelques milliers de mètres, il revit monter les lumières de la place Saint-Pierre.

Nous sommes toujours au-dessus du Vatican!

— Monseigneur! cria Langdon en déglutissant. Avancez!

Nous sommes assez haut! Il faut encore avancer! On ne peut quand même pas jeter le conteneur sur la Cité du Vatican!

Le camerlingue, entièrement concentré sur le pilotage, ne répondit pas.

— Il nous reste à peine deux minutes! hurla Langdon, brandissant le conteneur. Je peux les voir! Le Cave Romane! À

quelques kilomètres vers le nord! Nous n'avons pas...

— Non! répondit le camerlingue. C'est bien trop dangereux.

Je suis désolé.

Alors que l'hélicoptère pénétrait dans une couche de nuages, le camerlingue se tourna vers Langdon et lui décocha un sourire mélancolique.

— Mon ami, je regrette que vous m'ayez accompagné et que vous fassiez ce sacrifice suprême...

Langdon détailla le visage fatigué du camerlingue et il comprit.

Son sang se glaça.

— Mais. . il existe certainement un autre endroit!

— Là-haut, repliqua le camerlingue d'un air résigné. Il n'y en a pas de plus sûr.

Langdon ne pouvait plus penser. Il avait mal interprété les plans du camerlingue. Regardez les cieux!

Le ciel, Langdon réalisait maintenant que c'était l'endroit qu'il visait. Il n'avait jamais eu l'intention de larguer l'antimatière.

Il s'éloignait le plus haut possible.

C'était un voyage sans retour.

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Sur la place Saint-Pierre, Vittoria Vetra regarda le ciel avec stupeur. L'hélicoptère était un point à l'horizon que les lumières des projecteurs ne pouvaient plus atteindre. Le bruit des pales n'était plus qu'un lointain grondement. En cet instant, le monde entier avait les yeux rivés en l'air, tous les visages étaient tournés vers les cieux. . les êtres unis par la foi. . les cœurs battant à l'unisson. Vittoria était en proie à une émotion intense. Dès que l'hélicoptère eut disparu, elle se représenta le visage de Langdon, tout là-haut. Que pouvait-il penser à cette seconde?

Avait-il compris?

Les caméras de télévision balayaient l'obscurité, dans l'attente de l'événement. Les visages étaient levés vers le ciel, les cœurs scandaient un compte à rebours silencieux. Les écrans affichaient la même scène tranquille... Un ciel romain constellé d'étoiles. Vittoria sentit monter ses larmes.

Derrière elle, sur l'escarpement en marbre, cent soixante et un cardinaux levaient également les yeux en observant un silence respectueux. Certains joignaient leurs mains pour prier.

La plupart restaient immobiles, paralysés par l'énormité de l'événement. D'autres pleuraient. Les secondes s'égrenaient.

Dans les foyers, les cafés, les entreprises, les aéroports, les hôpitaux du monde entier, tous les esprits étaient unis spirituellement. Les hommes et les femmes se tenaient la main.

D'autres étreignaient leurs enfants. Le temps était suspendu, une même symbiose associant chaque esprit.

Soudain, les cloches de Saint-Pierre résonnèrent cruellement.

Vittoria laissa couler ses larmes.

Alors... le délai expira, sous l'œil du monde entier. Le silence qui régnait devint insoutenable.

Très loin au-dessus du Vatican, une lumière minuscule troua le ciel. Pendant un court instant, on aurait cru voir la naissance d'un nouveau corps céleste... Un atome de lumière pur et immaculé.

Puis il y eut un éclair.

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Le point se mit à tournoyer et à grandir comme s'il se nourrissait de lui-même, pour se muer presque aussitôt en rayon blanc aveuglant qui éclata et se dispersa dans toutes les directions à une allure vertigineuse, absorbant les ténèbres. La boule de lumière s'agrandit et s'intensifia, telle une supernova, une seconde avant d'engloutir le monde.

Elle plongea vers la place Saint-Pierre en prenant de la vitesse.

La foule tétanisée eut le souffle coupé et se protégea les yeux, en poussant des cris d'horreur.

Alors que la lumière se propageait à une vitesse fulgurante, l'incroyable se produisit. Comme stoppé par la volonté de Dieu, le puissant rayon sembla se heurter à un mur invisible. La déflagration semblait contenue dans une sphère vitrée. Des éclats de lumière ricochèrent vers l'intérieur en scintillant avant de refluer. La vague immense, contenue par des bornes invisibles, endiguée, se mit à pivoter sur elle-même, baignant la capitale italienne d'une lumière étrange, sans ombre. Le jour avait éclipsé la nuit.

Puis, ce fut l'explosion finale.

La secousse profonde et formidable s'accompagna d'une onde de choc assourdissante. Elle fondit sur eux comme la colère de l'enfer, secouant les fondations de granit de la Cité du Vatican, médusant les spectateurs, dont certains furent plaqués au sol. La foudre balaya quelques instants la place, entraînant dans son sillage un énorme courant d'air brûlant qui déferla à une vitesse folle et poussa un gémissement funèbre en rebondissant sous les colonnades et contre les murs. La poussière tourbillonnait au-dessus des pauvres humains blottis les uns contre les autres... tels les témoins de l'Apocalypse.

Puis, aussi vite qu'elle était apparue, la sphère se résorba presque instantanément, aspirée vers l'intérieur du minuscule point lumineux d'où elle avait surgi.

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Le silence était écrasant.

Sur la place Saint-Pierre, les gens détournèrent les yeux du ciel noirâtre et baissèrent la tête, chacun vivant un moment privilégié d'émerveillement. Les projecteurs dirigeaient leurs faisceaux vers le sol, comme en hommage à l'obscurité revenue. Il sembla pour un instant que le monde entier inclinait la tête à l'unisson.

Le cardinal Mortati, suivi des autres cardinaux, s'agenouilla pour prier. Les gardes suisses, paralysés, abaissèrent leurs hallebardes. Plus aucun bruit. Plus aucun mouvement. Seuls les cœurs battaient ensemble. Affliction, crainte, émerveillement, foi. Et un respect rempli d'appréhension pour la démonstration de puissance formidable dont ils avaient été témoins.

Vittoria Vetra se tenait debout, tremblante au pied du majestueux escalier de la basilique. Elle ferma les yeux. A travers la vague d'émotions qui déferlait en elle, un seul nom résonnait comme un écho lointain. Primitif. Cruel. Elle le chassa de sa mémoire. Il revenait inlassablement. Elle le repoussait à nouveau. La douleur était trop forte. Elle tenta de s'évader en se mêlant à ceux qui l'entouraient... La puissance ahurissante de l'antimatière... Le soulagement du Vatican... Le camerlingue...

Sa prouesse... Un miracle... Son dévouement. Mais dans le chaos qui la bouleversait, un nom revenait sans cesse...

Robert.

C'était pour elle qu'il était venu au château Saint-Ange.

Il l'avait sauvée.

Et il avait été anéanti par son invention.

Le cardinal Mortarti, tout en priant, se demandait si lui aussi entendrait la voix de Dieu. Doit-on croire aux miracles pour l'entendre? Mortati était un homme de son temps, un croyant à l'ancienne. Sa foi ne devait rien aux miracles. Bien évidemment, la religion y faisait allusion... les paumes ensanglantées, les résurrections, l'empreinte du saint Suaire...

mais Mortati le cartésien les rejetait aux lisières de sa religion.

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Dans le no man's land du mythe à la légende. Pour lui les miracles traduisaient surtout l'extrême faiblesse des hommes, leur intarissable besoin de preuves. Des contes auxquels chacun se raccrochait en espérant qu'ils étaient réels.

Et maintenant...

Suis-je moderne au point de ne pas accepter ce dont mes yeux ont été les témoins? Était-ce bien un miracle? Oui! Dieu, en murmurant quelques mots à l'oreille du camerlingue, était bel et bien intervenu pour sauver cette Église. Pourquoi était-ce si difficile à croire? Qu'aurait-on pensé de Dieu s'il n'avait rien fait? Que le Tout-Puissant ne s'en préoccupait pas? Qu'Il n'avait aucun pouvoir pour arrêter ce drame? Un miracle était la seule réponse possible!

Mortati s'agenouilla, pria pour l'âme du camerlingue et le remercia parce que, malgré son jeune âge, il avait ouvert ses yeux de vieil homme aux ultimes mystères du divin.

Cependant, Mortati ne soupçonnait pas à quel point sa foi allait être mise à l'épreuve...

Le silence sur la place Saint-Pierre avait d'abord été brisé par quelques murmures qui se transformèrent bientôt en chuchotements. Puis en mugissements. Subitement, de ces milliers de gorges, monta un cri unique:

— Regardez! Regardez!

Mortati ouvrit les yeux et se tourna vers la foule. Une forêt de doigts levés indiquait la direction de la façade de la basilique Saint-Pierre, derrière lui. Les visages des gens, dans la foule, étaient blêmes. Certains tombaient à genoux. D'autres s'évanouissaient. D'autres encore sanglotaient convulsivement.

— Regardez! Regardez!

Mortati surpris se retourna et suivit la direction des mains tendues: le haut de la basilique, la terrasse sur le toit, où se dressent les statues du Christ et de ses apôtres la face tournée vers la foule.

Là, à la droite de Jésus, les bras tendus vers le monde... se tenait le camerlingue Carlo Ventresca.

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La chute libre avait cessé. La terreur avait disparu. Robert Langdon ne souffrait plus. Le formidable sifflement du vent à ses oreilles s'était arrêté, remplacé par le doux clapotis de l'eau. Il aurait presque pu s'imaginer confortablement allongé sur une plage.

Paradoxalement, il se croyait mort. Conscient d'être mort, et heureux de l'être. Il se laissa gagner par une douce torpeur, la laissa l'entraîner où elle voulait. Sa douleur et sa crainte étaient anesthésiées, et il n'aurait pas revécu les derniers instants pour un empire. Seul l'enfer pouvait être pire que son dernier souvenir.

Emporte-moi. S'il te plaît...

Mais ce clapotis si apaisant le tirait aussi en arrière, et tentait de l'arracher à son rêve. Non! Laissez-moi mourir! Il ne voulait pas s'éveiller. Il devinait les manigances des démons qui s'approchaient de lui pour l'arracher à cette béatitude. Des images floues se bousculaient dans sa tête. Il entendait des hurlements. Le cinglement du vent. Non, s'il vous plaît! Plus il luttait, plus la fureur du monde s'insinuait en lui.

Puis, brutalement, tout lui revint en mémoire...

L'hélicoptère poursuivait sa montée vertigineuse. Il était pris au piège à l'intérieur. À chaque seconde, il voyait par la porte ouverte les lumières de Rome s'éloigner davantage. Son instinct de survie lui dictait de jeter tout de suite le conteneur par-dessus bord. Langdon savait que s'il le jetait il ne mettrait qu'une vingtaine de secondes pour atteindre la terre ferme. Mais il s'écraserait sur une ville pleine de monde.

Plus haut! Plus haut!

L'Américain se demandait à quelle altitude ils étaient parvenus. Les petits jets, d'après ce qu'il savait, volaient à une altitude de six mille cinq cents mètres. Ils devaient se trouver à peu près à moitié moins. Trois, quatre mille mètres? Il leur restait une chance de s'en tirer. S'ils minutaient parfaitement le largage, le conteneur exploserait à une distance raisonnable du sol et assez loin de l'hélicoptère. Langdon contempla la ville qui s'étalait sous eux.

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— Et si vos calculs sont faux? objecta le camerlingue.

Langdon sursauta. Carlo Ventresca ne le regardait même pas, il avait apparemment lu dans ses pensées. Bizarrement, le camerlingue n'était plus absorbé par sa conduite. Ses mains ne touchaient même plus les commandes. Il avait apparemment programmé le pilotage automatique pour que l'hélicoptère continue de grimper encore plus haut. Il tendit le bras au-dessus de sa tête, fourragea dans une gaine du plafond et en retira une clé qui y était cachée.

Langdon stupéfait le regarda ouvrir la boîte de transport coincée entre les sièges. Il en sortit un sac noir en nylon qu'il posa sur le siège passager. Les pensées de Langdon se bousculaient. Les gestes du camerlingue étaient précis, comme s'il détenait la solution.

— Donnez-moi le conteneur, fit-il d'un ton serein. Langdon, interloqué, passa le conteneur au camerlingue.

Quatre-vingt-dix secondes!

Ce que Carlo Ventresca fit ensuite prit Langdon par surprise. Tenant le conteneur précautionneusement entre ses mains, il le plaça dans la boîte de transport. Puis il rabattit le lourd couvercle et ferma la boîte à clé.

— Que faites-vous? s'enquit Langdon.

— Ne nous soumets pas à la tentation.

Le camerlingue jeta la clé par le hublot ouvert. Quand Langdon vit celle-ci disparaître, son cœur cessa de battre.

Carlo Ventresca saisit ensuite le sac de Nylon et glissa ses bras dans les sangles. Il boucla la ceinture autour de sa taille et le sangla comme un sac à dos. Il se tourna vers un Robert Langdon abasourdi.

Je suis navré, dit le camerlingue. Les choses ne devaient pas se passer comme ça.

— Il ouvrit la porte et bascula dans la nuit.

Cette dernière vision torturait Langdon. C'était une vraie souffrance. Une douleur physique. Lancinante. Aiguë. Il souhaitait mourir, que tout se termine, mais le clapotis de l'eau se faisait plus sonore et de nouvelles images apparurent soudainement. L'enfer ne faisait que commencer. Il en voyait des fragments. Des carcasses éparses, un paysage de cauchemar.

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Il flottait aux confins de la mort et du cauchemar, pourtant les images devenaient plus nettes.

L'antimatière dans le conteneur était sous clé, hors de portée. Il égrenait sans cesse son compte à rebours alors que l'hélicoptère s'élevait toujours. Cinquante secondes. Plus haut.

Plus haut. Langdon, affolé, tournait dans la cabine essayant de donner un sens à ce qu'il venait de voir. Quarante-cinq secondes. Il chercha un autre parachute sous les sièges.

Quarante secondes. Il n'y en avait pas! Il devait y avoir une solution! Trente-cinq secondes. Il se précipita vers la porte et se tint debout en plein vent, fixant les lumières de Rome.

Trente secondes.

Il se décida enfin.

Le choix impossible...

Robert Langdon sauta sans parachute. Quand son corps plongea dans la nuit, il eut la sensation que l'hélicoptère grimpait en flèche. Le bruit de souffle de la chute libre couvrit bientôt le ronflement des moteurs.

En tombant à pic, Robert Langdon ressentit la même impression qu'à l'époque où il s'adonnait au plongeon en piscine - une formidable sensation d'accélération. À mesure qu'il tombait, la terre le tirait, l'attirait de plus en plus fort vers le bas. Mais cette fois, il ne s'agissait pas d'un plongeon de dix-huit mètres dans une piscine. Il tombait d'une hauteur de plusieurs kilomètres sur une ville - une étendue sans fin de pavés et de béton.

Dans ce vertige interminable et désespérant, Langdon entendit la voix de Kohler... les mots qu'il avait prononcés le matin même dans la chambre du CERN. Un mètre carré de résistance ralentirait de vingt pour cent la chute d'un corps.

Vingt pour cent; Langdon réalisa que cette différence pouvait signifier le salut. Reprenant un peu espoir, mais surtout tétanisé par la peur, il serra dans ses mains le seul objet qu'il avait pu trouver dans l'hélicoptère avant de sauter. Un objet qui, un très bref instant, lui avait laissé espérer que sa chute ne serait pas mortelle.

Le pare-soleil du pare-brise gisait à l'arrière de l'hélicoptère.

C'était un rectangle de quatre mètres sur deux – comme un

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immense drap-housse... Un parachute plus qu'approximatif. Pas de harnais mais juste des boucles à chaque extrémité servant à le fixer en lui faisant épouser la courbure du pare-brise. Après l'avoir agrippé, Langdon avait glissé ses mains à l'intérieur des boucles, et il avait sauté dans le vide en le déployant au-dessus de lui.

Son dernier grand acte de défi.

Il ne se faisait guère d'illusion sur ses chances de survie.

Langdon tombait comme une pierre. Les pieds

d'abord, les bras tendus, les mains accrochées aux boucles.

Le vent s'engouffrait avec violence dans le store gonflé en dôme au-dessus de lui..

À mi-parcours environ, il entendit l'énorme explosion.

Plus lointaine qu'il ne le pensait. L'onde de choc lui coupa le souffle, l'enveloppant d'une nuée brûlante. Comme un mur de chaleur qui s'abattait. Il lutta pour garder son équilibre. Le haut de son parachute improvisé commença à chauffer... mais résista.

Langdon était aspiré vers le sol à la limite de cet incroyable linceul de lumière tourbillonnant, tel un surfeur qui essaierait de chevaucher une vague de trois cents mètres de haut.

Soudain, la déferlante de chaleur se dissipa. La nuit glaciale l'enveloppait de nouveau.

Alors, l'espoir revint. Brièvement. Malgré les efforts de ses bras pour atténuer sa chute, la terrible onde de choc l'accéléra encore. Langdon savait qu'il descendait bien trop vite pour espérer survivre. À coup sûr, il allait s’écraser.

Des schémas mathématiques lui traversaient l'esprit, mais il était trop engourdi pour raisonner clairement. . Un mètre carré de résistance. . réduction de vingt pour cent de la vitesse. Il se disait que ce bout de tissu était assez large pour ralentir sa chute de plus de vingt pour cent. Le vent soufflait trop fort, la résistance à l'air de son parachute improvisé était dérisoire. Il ne survivrait pas à l'impact sur le béton.

Sous lui, Rome, tachetée d'une infinité de points lumineux, ressemblait à un immense ciel étoilé vers lequel il plongeait. Une admirable nappe d'étoiles, séparées par une bande sombre qui partageait la ville en deux — un large ruban noir sinuant à travers la

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marqueterie de lumière comme un gros serpent. Langdon regarda les sombres méandres.

Une fois encore, l'espoir revint.

Avec une énergie décuplée, Langdon tira brutalement de sa main droite sur le store qui claqua plus fort, tournoya, s'inclina sur la droite. Langdon se sentit dériver sur le côté. Il tira à nouveau, de toutes ses forces, sans se préoccuper de la lancinante douleur dans sa paume. Le pare-soleil sembla grandir et Langdon sentit son corps glisser dans la bonne direction. Un peu. Était-ce assez? Il regarda encore vers le bas, les sinuosités que dessinait le serpent noir. Il ne les survolait pas encore, mais il était assez haut. Avait-il trop tardé? Il tira de toute ses forces et se résigna à remettre son sort entre les mains de Dieu. Fixant le plus large des méandres, Langdon, pour la première fois de sa vie, pria pour qu'un miracle s'accomplisse.

Les dernières secondes, tout s'accéléra davantage.

L'obscurité fondit sur lui... Ses réflexes de plongeur... Raidir instinctivement sa colonne vertébrale et tendre ses orteils..

Gonfler ses poumons pour protéger ses organes vitaux... Plier légèrement les genoux... et, enfin... Heureusement le Tibre était déchaîné... ce qui rendait ses eaux écumeuses et aérées... et trois fois moins dures qu'une eau étale.

Puis ce fut l'impact... et le trou noir.

Le ronflement bruyant de ce parachute de fortune détourna les regards du petit groupe de la boule de feu dans le ciel. Ce soir-là, le ciel de Rome avait été scruté comme jamais... Un hélicoptère fonçant vers la stratosphère, une déflagration gigantesque, et maintenant cet étrange objet qui plongeait dans les eaux déchaînées du fleuve romain, près de la rive de la petite île Tibérine. Depuis que cette île avait été utilisée pour mettre les pestiférés en quarantaine pendant l'épidémie de 1656, sa vocation médicale s'était perpétuée, et elle abritait l'Hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu.

Le corps que l'on ramena à terre était couvert d'hématomes.

Et pourtant, le pouls de cet homme battait encore, faiblement.

Incroyable, se répétait-on, médusé. Quelques minutes plus tard, le rescapé commença à tousser en reprenant peu à peu

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connaissance. Les spectateurs présents décidèrent que l'île avait vraiment des pouvoirs magiques.

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Le cardinal Mortati savait qu'il n'existait dans aucune langue de mots pour qualifier le mystère de cet instant. Le silence qui avait accompagné cette vision au-dessus de la place Saint-Pierre était plus imposant qu'un chœur d'anges.

Quand il vit le camerlingue Ventresca, Mortati sentit que son cœur et son esprit entraient en collision. La vision était réelle, tangible. Mais comment était-ce possible? Tout le monde avait vu le camerlingue monter dans l'hélicoptère. Ils avaient tous été témoins de l'explosion de lumière dans le ciel.

Pourtant le camerlingue se tenait devant eux sur la terrasse du toit. Transporté par les anges? Réincarné par la main de Dieu?

Cela est impossible...

Au fond de son cœur, Mortati aurait voulu y croire, mais son esprit résistait. Les cardinaux autour de lui regardaient émerveillés; ils étaient témoins du même spectacle que lui.

Il s'agissait bien du camerlingue. Cela ne faisait aucun doute. Mais il était un peu différent. Divin. Comme s'il avait été purifié. Un fantôme? Un homme? Sa peau blanche rayonnait d'un étrange halo sous les projecteurs.

Sur la place, on criait, on se réjouissait, on applaudissait spontanément. Un groupe de religieuses s'agenouilla et entama un chant. La foule se mit à battre des mains en rythme. Et puis la place entière scanda le nom du camerlingue. Les cardinaux, dont certains avaient les larmes aux yeux, les imitèrent. Mortati regardait autour de lui en essayant de comprendre. Était-ce un rêve?

Le camerlingue Carlo Ventresca debout sur la terrasse embrassait la multitude du regard. Était-il éveillé? Rêvait-il? Il se sentait transformé, étranger à ce monde. Il se demandait si c'était bien son corps ou juste son esprit qui avait survolé la douce et sombre étendue des Jardins du Vatican... scintillant tel un ange silencieux, gisant sur une pelouse, son parachute noir était masqué aux regards par l'ombre imposante de la basilique.

Il se demandait si c'était son corps ou son esprit qui avait eu la

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force de grimper l'ancien Escalier du Médaillon menant à la terrasse sur le toit.

Il se sentait aussi léger qu'un fantôme.

Bien que la foule psalmodiât son nom, il savait que ce n'était pas lui qu'ils acclamaient. C'était un hymne de joie impulsif, exprimant cette même allégresse qu'il ressentait quand il méditait avec le Tout-Puissant. Ils découvraient ce que chacun d'eux avait espéré depuis toujours, une confirmation de l'Au-delà... une preuve de la toute-puissance du Créateur.

Le camerlingue Ventresca avait prié toute sa vie pour vivre ce moment, et pourtant même lui ne comprenait pas comment Dieu avait pu faire en sorte qu'il advienne. Il voulait leur hurler: « Votre Dieu est un Dieu vivant! Regardez les miracles qu'il accomplit autour de vous! »

Il était debout, engourdi, exténué et pourtant jamais la sensation de sa présence corporelle n'avait été aussi forte qu'à présent. Quand enfin il reprit ses esprits, il baissa la tête et fit quelques pas en arrière.

Seul, à présent, il s'agenouilla et pria.

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Les images se bousculaient dans la tête de Langdon, un torrent intarissable. Puis ses yeux commencèrent à accommoder, peu à peu. Il était allongé sur le côté, par terre. Ses jambes étaient douloureuses, et il avait l'impression d'avoir été écrasé par un camion. Une odeur fétide de vomissure empestait l'atmosphère. Il entendait toujours le clapotis continu de l'eau. Il ne lui procurait plus l'extraordinaire sérénité qu'il avait ressentie un peu plus tôt. Il percevait d'autres bruits — on parlait autour de lui. Il entrevoyait des formes blanches indistinctes. Étaient-ils tous vêtus de blanc?

Il devait être dans un asile, ou bien au paradis. Une douleur à la gorge le ramena à la réalité. Non, ce n'était pas le paradis.

— Il ne vomit plus, dit un homme en italien. Retournez-le, ajouta-t-il d'un ton ferme et professionnel.

Langdon sentit des mains qui le retournaient sur le dos. La tête lui tournait. Il tenta de s'asseoir, mais les mains le forcèrent doucement à se rallonger. Son corps se soumit.

Puis, il sentit qu'on lui fouillait les poches, et qu'on en retirait des objets.

Il s'évanouit.

Le Dr Jacobus n'était pas croyant. La médecine l'avait guéri de ce genre de tentations depuis bien longtemps. Pourtant les événements de la soirée, au Vatican, avaient mis sa logique cartésienne à l'épreuve. Et voilà que, de surcroît, des corps se mettaient à tomber du ciel...

Jacobus prit le pouls de l'homme en loques que l'on avait sorti du Tibre. Il décréta que Dieu seul avait pu sauver cet homme. La commotion qu'il avait subie en percutant la surface de l'eau avait plongé la victime dans le coma, et si le Dr Jacobus et son équipe ne s'étaient pas trouvés sur la rive à cet instant, le pauvre n'aurait pas survécu.

E Americano, fit une infirmière, en inspectant le portefeuille de l'homme qu'ils venaient de tirer de l'eau.

Américain? Les Romains plaisantaient toujours au sujet des touristes américains qui affluaient à Rome en telle quantité que les hamburgers deviendraient bientôt l'ordinaire des Italiens.

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De là à voir des Américains tomber du ciel... Jacobus vérifia la dilatation de ses pupilles.

— Monsieur? Vous m'entendez? Comment vous appelez-vous?

L'homme était toujours inconscient. Jacobus n'en fut pas surpris. Il avait rejeté beaucoup d'eau quand Jacobus l'avait allongé sur le côté.

Si chiama Robert Langdon, poursuivit l'infirmière en lisant son permis de conduire.

L'équipe regroupée sur le quai s'arrêta net.

Impossibile! déclara Jacobus. Robert Langdon est l'homme de la télévision... le professeur américain qui a aidé le Vatican.

Jacobus venait de voir, sur la place Saint-Pierre, Langdon monter dans l'hélicoptère et s'envoler à des milliers de mètres d'altitude. Ensuite, Jacobus et les autres s'étaient précipités sur le quai pour assister à l'explosion de l'antimatière et à l'apparition d'une boule de feu comme jamais on n'en avait vu jusqu'alors.

Comment pouvait-il s'agir du même homme!

— C'est bien lui! s'exclama l'infirmière, en repoussant les cheveux mouillés du blessé. Je reconnais même sa veste en tweed!

Soudain un hurlement retentit dans l'enceinte de l'hôpital.

C'était une malade en proie à une crise de délire, elle brandissait sa radio en remerciant Dieu. Apparemment, le camerlingue Ventresca était apparu miraculeusement sur le toit du Vatican.

Le Dr Jacobus décida de se rendre directement à l'église dès la fin de son service, à 8 heures.

À présent, les lumières, au-dessus de Langdon, étaient plus brillantes, plus froides. Il se trouvait sur une sorte de table d'examen. Il sentit une odeur astringente, de produits chimiques. Quelqu'un venait de lui faire une piqûre, et on lui avait retiré ses vêtements.

Ce ne sont certainement pas des bohémiens, conclut-il dans son demi-délire. Des extra-terrestres peut-être? Il avait déjà entendu de telles histoires. Heureusement ceux-là semblaient pacifiques. Tout ce qu'ils voulaient c'étaient ses...

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— Vous n'avez pas intérêt! vociféra-t-il en se redressant, les yeux écarquillés.

— Attention! s'exclama une des créatures qui le soignaient.

Il lut un nom sur son badge. Dr Jacobus. Il semblait très humain.

Langdon balbutia,

— Je... pensais...

— Tout va bien, monsieur Langdon. Vous êtes à l'hôpital.

Le brouillard se dissipait peu à peu. Langdon ressentit un intense soulagement. Il palpa ses membres.

— Je suis le Dr Jacobus, se présenta l'homme.

Il lui expliqua ce qui venait d'arriver.

« Vous avez de la chance d'être encore en vie. »

Langdon ne voyait pas de quelle chance il parlait. Il commençait péniblement à retrouver quelques bribes de souvenirs... l'hélicoptère... le camerlingue. Il était perclus de douleurs. On lui donna un peu d'eau, et il se rinça la bouche.

Quelqu'un changea le pansement de sa main.

— Où sont mes vêtements? demanda Langdon, avisant sa blouse d'hôpital.

Une infirmière désigna une pile de vêtements en lambeaux sur une table.

— Ils étaient trempés. On a dû les déchirer pour vous les ôter.

Langdon regarda sa veste Harris en loques et fronça les sourcils.

— Vous aviez des mouchoirs en papier dans votre poche, dit l'infirmière.

C'est alors que Langdon vit les morceaux de parchemin pendouiller de sa veste. Les feuillets du Diagramma de Galilée. Le dernier exemplaire existant avait disparu. Trop paralysé pour réagir, Langdon se contenta d'écarquiller les yeux.

— Nous avons récupéré vos objets personnels. Elle lui montra un coffret en plastique. Portefeuille, caméscope, et stylo.

— J'ai séché le caméscope du mieux que j'ai pu.

— Je ne possède pas de caméscope.

L'infirmière fronça les sourcils et lui passa la boîte. Langdon regarda à l'intérieur. À côté de son portefeuille et du stylo, il y avait

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un petit caméscope SONY. Il se souvenait maintenant. Kohler le lui avait confié et lui avait demandé de le donner à la presse.

— Nous l'avons trouvé dans votre poche. Je crains que vous ne deviez en acheter un nouveau... (L'infirmière fit apparaître l'écran de cinq centimètres au dos de l'appareil.) La lentille de l'objectif est fêlée. (Puis elle sourit.) Le son fonctionne encore... à peu près. (Elle porta l'appareil à son oreille.) On entend toujours la même chose.

Elle écouta un moment et se renfrogna en le passant à Langdon.

— Deux types qui se disputent, je crois, précisa-t-elle.

Étonné, Langdon plaqua le caméscope contre son oreille. Les voix étaient déformées et métalliques, mais audibles. L'une d'elles était très proche; l'autre plus lointaine. Langdon les reconnut.

Assis, vêtu de sa blouse stérile, Langdon, sidéré, écoutait la conversation. À la fin de l'enregistrement, il se dit que grâce à Dieu la vision du film lui avait été épargnée.

Le caméscope, après une série de déclics, repassa automatiquement l'enregistrement depuis le début. Langdon, abasourdi, l'éloigna lentement de son oreille. L'antimatière...

l'hélicoptère... les rouages de l'intellect de Langdon recommençaient à fonctionner.

Mais ça signifie...

Langdon eut à nouveau envie de vomir. Furieux et désorienté, il descendit de la table d'examen et se mit debout.

Ses jambes tremblaient.

— Monsieur Langdon! gronda le docteur en tentant de s'interposer.

— Il me faut des vêtements! exigea l'Américain.

— Mais il faut vous reposer.

— Je dois partir. Donnez-moi des vêtements!

— Mais, monsieur, vous...

— J'ai dit tout de suite!

Tout le monde se regarda interloqué.

— Nous n'avons pas d'habits, dit le docteur. Peut-être qu'un ami peut vous en apporter demain...

Langdon respira calmement et fixa le docteur dans les yeux.

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— Dr Jacobus, je dois sortir immédiatement. J'ai besoin de vêtements. Je dois me rendre au Vatican. On ne va pas au Vatican en haillons. Suis-je assez clair?

Le Dr Jacobus déglutit.

— Donnez des vêtements à cet homme.

Quand Langdon sortit de l'Hôpital des Frères Saint-Jean-de-Dieu en boitant, il se sentait comme un gosse qui aurait grandi trop vite. Il portait une tenue d'infirmier zippée sur le devant et criblée d'insignes indiquant ses nombreuses qualifications.

La femme rondouillarde qui l'accompagnait portait la même tenue. Le médecin avait promis à Langdon qu'elle le conduirait au Vatican en un temps record.

Molto traffico, fit Langdon qui lui rappela aussi que les alentours du Vatican étaient assaillis par les voitures et les curieux.

La femme le considéra avec indifférence. Elle montra fièrement l'un de ses badges.

— Je suis pilote d'ambulance...

— Pilote d'ambulance?

Tout était clair. Langdon était partant pour un trajet en ambulance.

La femme le conduisit à l'extrémité du bâtiment.

L'ambulance en question se trouvait sur le quai au bord du fleuve. Quand Langdon l'aperçut, il s'arrêta sidéré. C'était un vieil hélicoptère. On pouvait lire sur la coque Aero-Ambulanza.

Il baissa la tête.

La femme lui sourit.

— Voler Cité Vatican. Très rapide! expliqua-t-elle.

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Le Sacré Collège, de retour dans la chapelle Sixtine, était en pleine ébullition. Contrairement aux cardinaux, Mortati éprouvait un trouble de plus en plus aigu. Il croyait aux miracles des Écritures mais ce qu'il venait de voir de ses propres yeux le laissait perplexe. Après une vie consacrée à la dévotion, à soixante-dix-neuf ans, Mortati savait au fond de lui que ces événements allaient entraîner un regain de religiosité, faire renaître une foi fervente et durable. Pourtant le sentiment qui l'emportait c'était un malaise profond, indéfinissable.

Quelque chose ne tournait pas rond.

— Éminence! cria un garde suisse en dévalant le vestibule.

Nous sommes montés sur le toit comme vous nous l'aviez demandé. Le camerlingue est.... vivant! C'est vraiment un homme! Ce n'est pas un fantôme! C'est bien lui!

— Vous a-t-il parlé?

— Il est agenouillé et il prie! Nous n'osons pas le toucher!

Mortati était embarrassé.

— Dites-lui que ses cardinaux l'attendent.

— Éminence, puisque c'est un homme...

Le garde hésitait.

— Oui?

— Sa poitrine... Il est brûlé. Devons-nous panser ses blessures? Il doit souffrir.

Mortati réfléchit. Rien, au cours de sa carrière ecclésiastique, ne l'avait préparé à une telle situation.

— Bien sûr. Lavez-le. Pansez ses blessures. Donnez-lui une tenue propre. Nous attendrons sa venue dans la chapelle Sixtine.

Le garde repartit aussitôt.

Mortati se dirigea vers la Chapelle. Tous les autres cardinaux s'y trouvaient déjà. En traversant le vestibule, il aperçut Vittoria Vetra effondrée sur un banc au bas de l'Escalier royal. Il ressentit toute la douleur et la solitude de la jeune femme et faillit aller lui parler, mais cela devrait attendre. Il

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avait du travail... bien qu'il n'ait aucune idée du genre de travail dont il s'agirait.

Mortati pénétra dans la Chapelle. L'ambiance était à l'allégresse. Il ferma la porte. Seigneur, aidez-moi.

L'hélicoptère de l'Hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu survola la Cité du Vatican et Langdon, serrant les dents, promit à Dieu que ce serait son dernier voyage en hélicoptère.

Après avoir convaincu la pilote de ne pas respecter les règles habituelles de circulation aérienne au-dessus du Vatican, il la guida vers l'héliport du Vatican sur lequel ils se posèrent.

Grazie, dit-il en descendant avec peine de l'hélicoptère.

Elle lui envoya un baiser et repartit rapidement, disparaissant derrière le mur dans la nuit.

Langdon inspira, essayant de remettre de l'ordre dans ses idées, espérant qu'il n'était pas sur le point de commettre une énorme bévue. Tenant le caméscope à la main, il monta dans la même voiturette de golf électrique dans laquelle il était arrivé quelques heures plus tôt. Elle n'avait pas été rechargée et le voyant de la batterie clignotait. Langdon conduisit tous feux éteints pour éviter de tomber en panne.

Et puis il préférait que personne ne le voie arriver.

Au fond de la chapelle Sixtine, le cardinal Mortati resta interloqué en entendant le tohu-bohu.

— C'était un miracle! criait l'un des cardinaux. L'œuvre de Dieu!

— Oui, oui! s'exclamaient les autres. C'était la volonté de Dieu!

— Le camerlingue sera notre nouveau pape! exultaient d'autres prélats. Il n'est pas cardinal, mais Dieu a envoyé un signe miraculeux!

— Oui, oui! acquiescèrent la plupart. Les lois du conclave sont les lois des hommes. La volonté de Dieu est la plus forte!

J'en appelle à un vote immédiatement!

— Un vote? demanda Mortati en s'avançant vers eux. Il me semble que c'est ma responsabilité...

Tous se retournèrent.

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Mortati sentit des regards hostiles se tourner vers lui. Les cardinaux semblaient distants, égarés, offensés par son rigorisme. Mortati aurait tant aimé ressentir l'allégresse qui émanait de ces visages. Mais ce n'était pas le cas. Il éprouvait une immense douleur au fond de son âme... une cruelle tristesse qu'il ne pouvait s'expliquer. Il avait fait le serment de guider ces séances en son âme et conscience, et il ne pouvait nier les doutes qui le rongeaient.

— Mes amis, dit Mortati en se dirigeant vers l'autel. (Il ne reconnaissait pas sa voix.) Je pense que je vais passer le restant de mes jours à tenter de comprendre ce dont j'ai été témoin ce soir. Pourtant ce que vous suggérez en ce qui concerne le camerlingue... ne peut découler de la volonté de Dieu.

Le silence s'appesantit sur l'assemblée.

— Comment..., l'interrompit un des cardinaux, comment pouvez-vous dire cela? Le camerlingue a sauvé l'Église. Dieu lui a parlé! Cet homme est revenu ressuscité! Quel autre signe vous faut-il?

— Le camerlingue va venir parmi nous répondit Mortati.

Patientons. Et écoutons-le avant de procéder à un vote. Il doit sûrement y avoir une explication.

— Une explication?

— En tant que Grand Électeur, j'ai prêté serment de faire respecter les lois du conclave. Vous savez certainement que, selon nos saintes lois, le camerlingue n'est pas éligible au trône pontifical.

Il n'est pas cardinal, il n'est qu'un prêtre. . un camerlingue. Il y a aussi le problème de son âge... (Mortati vit les regards se durcir.) Même en acceptant le principe d'un vote, il me faudrait vous demander d'élire un homme que les Lois du Vatican jugent inéligible. Il me faudrait vous demander de rompre un serment sacré.

— Mais ce qui s'est passé ici ce soir, balbutia l'un d'entre eux, transcende à coup sûr nos lois!

— Vraiment? rétorqua Mortati, ne sachant plus d'où venaient ses mots. Est-ce la volonté de Dieu que d'enfreindre les lois de l'Église? Est-ce la volonté de Dieu que nous perdions la raison et que nous nous abandonnions au délire?

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— Mais n'avez-vous donc pas vu ce que nous avons vu? répliqua un autre en colère. Comment osez-vous remettre en question cette puissance-là!

Mortati tonna avec une force qu'il ne se connaissait pas.

— Je ne remets pas en question la puissance de Dieu! C'est Dieu qui nous a accordé la raison et la circonspection! C'est Dieu que nous servons en restant prudents!

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Dans le couloir menant à la chapelle Sixtine, Vittoria Vetra était assise, en proie à une profonde atonie, sur un banc au bas de l'Escalier royal. Lorsqu'elle aperçut la silhouette se profiler dans l'embrasure de la porte, elle se demanda si elle était encore victime d'une hallucination. Il était bandé, il boitait et il portait une sorte de combinaison d'infirmier.

Elle se leva... n'osant en croire ses yeux.

— Ro...bert?

Il ne répondit pas, marchant vers elle à grandes enjambées.

Il l'étreignit. Quand il embrassa ses lèvres, ce fut un baiser long et spontané empli de reconnaissance.

Vittoria sentit ses larmes monter.

— Oh Mon Dieu... oh, merci Seigneur...

Il l'embrassa encore, passionnément et elle se serra contre lui, avec un complet abandon. Leurs corps étaient soudés, comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Elle oubliait la peur et la douleur. Elle ferma les yeux, lévitant entre ciel et terre.

— C'est la volonté de Dieu! criait un cardinal, dont la voix résonnait dans la chapelle Sixtine. Qui, sinon l'élu, aurait pu survivre à cette explosion diabolique?

— Moi! répliqua une voix venue du fond de la Chapelle.

Mortati et les autres se retournèrent sidérés vers la silhouette dépenaillée qui se dirigeait vers l'aile centrale.

— Monsieur... Langdon?

Langdon s'avança vers l'autel sans un mot, suivi de Vittoria.

Deux gardes trottaient derrière en poussant un grand téléviseur sur une table roulante. Langdon, face aux cardinaux, attendait qu'ils le branchent. Puis Langdon, d'un geste fit sortir les gardes. Ils refermèrent la porte derrière eux.

Il ne restait que Langdon, Vittoria et les cardinaux. Langdon brancha le caméscope sur la télévision. Il appuya sur le bouton MARCHE .L'écran s'anima.

Les spectateurs reconnurent le bureau du pape. L'image d'une qualité médiocre rappelait les reportages en caméra cachée.

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On voyait le camerlingue au centre de l'écran, assis devant la cheminée. Il avait beau s'adresser à la caméra, il parut rapidement évident qu'il parlait à quelqu'un d'autre — le cameraman ou un tiers.

Langdon expliqua que la scène avait été filmée par Maximilian Kohler, le directeur du CERN. Une heure auparavant, Kohler avait secrètement filmé cette réunion en camouflant adroitement la caméra sous le bras de son fauteuil roulant.

Mortati et les autres cardinaux regardaient, abasourdis. Bien que la conversation fût déjà commencée, Langdon décida de ne pas repasser le début. De toute façon la séquence la plus intéressante pour les cardinaux venait après.

— Leonardo Vetra tenait un journal intime? disait le camerlingue. Je présume que c'est une bonne nouvelle pour le CERN. Si son journal contient la formule pour créer l'antimatière...

— Il ne contient rien de tel, répondit Kohler. Vous serez soulagé d'apprendre que les formules ont disparu avec Leonardo.

En revanche, son journal évoque un autre sujet. Vous!

Le camerlingue se troubla.

— Je ne comprends pas.

— Il y est notamment question d'un entretien qu'a eu Leonardo le mois dernier. Avec vous!

Le camerlingue hésita et regarda la porte.

— Rocher n'aurait pas dû vous accorder l'accès sans me consulter. Comment êtes-vous entré?

— Rocher connaît la vérité. Je l'ai appelé un peu plus tôt et lui ai dit ce que vous aviez fait.

— Ce que j'ai fait? Quelle que soit l'histoire que vous lui avez racontée, Rocher est un garde suisse bien trop fidèle à son Église pour croire les racontars d'un scientifique aigri à mon sujet...

— En fait, il est trop fidèle pour ne pas y croire. Il est si fidèle que, malgré les preuves, il a refusé d'accepter que l'un de ses hommes ait trahi l'Eglise. Il a cherché une autre explication toute la journée.

— Et vous lui en avez donné une.

— La vérité, si choquante soit-elle.

— Si Rocher vous avait cru, il m'aurait arrêté.

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— Non. Je l'en ai dissuadé. Je lui ai offert mon silence en échange de cet entretien.

Le camerlingue laissa échapper un rire étrange.

— Vous essayez de faire chanter l'Église avec une histoire que personne ne croira?

— Je n'ai aucun besoin de faire du chantage. Je veux juste entendre la vérité de votre bouche. Leonardo Vetra était mon ami.

Le camerlingue demeurait muet. Il regarda Kohler de haut.

— Alors, voici ma vérité, fit Kohler d'un ton incisif. Il y a environ un mois, Leonardo Vetra vous a contacté pour rencontrer le pape en urgence — audience que vous lui avez d'ailleurs accordée car le pape était un fervent admirateur du travail de Leonardo et parce que ce dernier insistait sur l'urgence.

Le camerlingue, toujours silencieux, se tourna vers la cheminée.

— Leonardo arriva au Vatican en grand secret. Il trahissait la confiance de sa fille en venant ici, ce qui le troublait profondément, mais il n'avait pas le choix. Sa recherche l'avait bouleversé et il recherchait l'appui spirituel de l'Église. Dans un entretien privé, il vous avoua à vous et au pape qu'il avait fait une découverte scientifique pouvant avoir de profondes implications religieuses.

Il avait prouvé que l'on pouvait matériellement recréer la Genèse, et que des sources d'énergie intenses — ce que Vetra appelait Dieu —

pouvaient reproduire le moment de la Création.

Silence.

— Le pape était stupéfait, continua Kohler. Il voulait que Leonardo rende sa découverte publique. Sa Sainteté pensait que cette découverte permettrait de combler le fossé qui séparait la science de la religion —le rêve de sa vie. Alors Leonardo vous a exposé son problème — la raison pour laquelle il avait besoin de l'appui de l'Église. Il semblait que son expérience de Création, comme dans les prédictions de la Bible, produisait tout par paires. Des couples d'opposés. Ciel et terre. Lumière et ténèbres.

Vetra avait aussi compris comment créer la matière, mais aussi l'antimatière. Dois-je continuer?

Le camerlingue gardait le silence. Il se baissa pour attiser le feu.

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— Après la visite de Leonardo, reprit Kohler, vous êtes venu au CERN pour voir son travail. Les agendas de Leonardo sont là pour le prouver.

Le camerlingue releva la tête.

— Le pape ne pouvait se déplacer sans attirer l'attention des journalistes, continua Kohler, il vous envoya donc en émissaire. Leonardo vous fit visiter le laboratoire en secret. Il organisa une démonstration d'annihilation d'antimatière — le big-bang. Il avait trouvé la clé du pouvoir suprême, celui de la Création. Il vous montra également un échantillon d'antimatière plus important que les autres qu'il stockait dans une chambre forte pour vous prouver que son nouveau procédé permettrait de produire de l'antimatière sur une large échelle. Vous avez été stupéfait. Vous êtes retourné au Vatican faire votre rapport au pape.

Le camerlingue soupira.

— Et qu'est-ce qui vous dérange? Que par respect pour Leonardo j'ai prétendu devant le monde entier ce soir que je ne savais rien de l'antimatière?

— Non, ce qui me trouble c'est que Leonardo Vetra vous a pratiquement prouvé l'existence de votre Dieu, et que vous l'avez assassiné!

Le camerlingue se retourna sans que son visage indique aucune émotion. On n'entendait que le crépitement du feu. Un soudain mouvement de caméra fit apparaître le bras de Kohler en gros plan. Il se pencha en avant s'évertuant visiblement à prendre un objet fixé sous l'accoudoir de son fauteuil. Quand il se renversa dans son fauteuil, il tenait un pistolet braqué sur le camerlingue. L'angle de la caméra donnait le frisson... on voyait le percuteur en gros plan, suivi du canon... pointé sur Carlo Ventresca.

— Confessez vos péchés, mon père. Maintenant.

Le camerlingue le regarda effaré.

— Vous ne sortirez jamais vivant d'ici.

— La mort sera pour moi un soulagement pour du malheur que je dois endurer depuis que je suis enfant à cause de votre religion.

(Kohler tenait maintenant le revolver à deux mains.) Je vous laisse le choix. Confesser vos péchés... ou mourir tout de suite.

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Le camerlingue jeta un regard vers la porte.

— Rocher est à la porte, défia Kohler. Lui aussi est d'accord pour vous supprimer si besoin est.

— Rocher a juré de défendre sur sa vie...

— Rocher m'a laissé entrer. Armé. Vos mensonges l'ont horrifié.

Vous n'avez plus qu'une option. Confessez-vous à moi. Je dois l'entendre de votre bouche.

Le camerlingue hésita.

Kohler arma son revolver.

— Doutez-vous que j'aie le courage de vous tuer?

— Peu importe ce que je pourrais vous dire, rétorqua le camerlingue, un homme comme vous ne comprendrait pas.

— Essayez!

La grande silhouette sereine du camerlingue se découpait devant la pâle lueur des flammes. Quand il parla, ses mots résonnèrent avec une dignité qui traduisait plus un profond altruisme que la honte ou le remords du pécheur en confession.

— Depuis la nuit des temps, commença le camerlingue, l'Église a combattu les ennemis de Dieu. Avec des mots parfois. Souvent avec l'épée. Et nous l'avons toujours emporté.

Le camerlingue était convaincu.

« Les démons d'autrefois, reprit-il, incarnaient le mal dans toute son horreur, c'étaient des créatures d'abomination. . des ennemis redoutables que nous pouvions combattre. Mais Satan est malin. Au fil du temps il a ôté son masque diabolique pour apparaître sous un nouveau visage. . Celui de la raison pure.

Transparent et insidieux, mais toujours dénué d'âme. (La voix du camerlingue vibra de colère, avec la brusquerie d'un cerveau malade.) Dites-moi, monsieur Kohler! Comment l'Église peut-elle condamner ce que notre esprit juge d'une irréfutable logique! Comment pourrions-nous dénigrer ce qui constitue le fondement même de notre société! Chaque fois que l'Église élève la voix pour vous avertir, vous rétorquez en nous taxant d'ignorants. De paranoïaques obsédés par le pouvoir! C'est ainsi que ce mal-là croît et prospère. Sous le masque d'un intellectualisme auto-satisfait. Il se propage comme un cancer.

Sanctifié par les miracles de sa propre technologie. S'idolâtrant lui-même! Dès lors, comment ne pas identifier la science à

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l'expression de la bonté pure? La Science est arrivée pour nous sauver de nos maux, de la faim, de la souffrance! C'est cela, la science, un nouveau Dieu omniprésent et bienveillant, accomplissant une infinité de miracles! Elle ne tient pas compte des armes et du chaos qu'elle engendre. Elle oublie la solitude implacable de l'homme actuel et les immenses risques qu'elle fait courir à l'humanité. C'est cela la science! (Le camerlingue fit un pas en direction du revolver.) Mais j'ai vu le nouveau visage de Satan... J'ai compris le danger... »

— De quoi parlez-vous? La science de Vetra avait presque réussi à prouver l'existence de Dieu! Il était votre allié!

— Allié? Science et Religion sont incompatibles! Nous ne recherchons pas le même Dieu, vous et moi! Qui est votre Dieu? Celui des protons, des masses, des particules? Comment insuffle-t-il l'Esprit, votre Dieu? Comment parle-t-il au cœur de l'homme pour lui rappeler qu'il est responsable de ses actes devant Dieu! Responsable de son prochain, aussi! Vetra s'était fourvoyé. Son travail n'avait rien de religieux, c'était une profanation! On ne met pas la Création de Dieu en tube pour l'exhiber au monde entier! Ce n'est pas rendre gloire à Dieu mais l'avilir que d'agir ainsi!'

Le camerlingue serrait les poings, parlait avec une véhémence presque démente.

— Et c'est pour cela que vous avez fait assassiner Leonardo Vetra!

— Pour l'Église! Pour l'humanité tout entière! Pour le sauver de sa folie! L'homme n'est pas prêt à assumer le pouvoir de la Création. Dieu dans un tube à essai? Une gouttelette de liquide qui peut détruire une ville entière? Il fallait stopper Vetra!

Le camerlingue se tut, le regard fixé sur le feu. Il semblait peser ses choix.

Kohler leva son arme.

— Vous vous êtes confessé. Vous n'avez plus d'issue.

Le camerlingue rit tristement.

— Mais vous ne comprenez donc pas que la confession est en elle-même l'issue.

Il tourna son regard vers la porte.

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« Quand Dieu est de votre côté, il vous offre des possibilités qu'un homme comme vous ne peut

comprendre. »

Son plaidoyer à peine achevé, le camerlingue agrippa le col de sa soutane et le déchira violemment, exhibant sa poitrine nue.

Kohler sursauta, visiblement stupéfait.

— Que faites-vous?

Le camerlingue ne répondit pas. Il se tourna vers l'âtre et ramassa quelque chose dans les braises.

— Arrêtez! ordonna Kohler, son arme toujours pointée vers lui. Que faites-vous?

Quand le camerlingue se retourna, il tenait un fer rougeoyant.

Le Diamant des Illuminati. Les yeux de Carlo Ventresca reflétaient maintenant une profonde démence.

— J'avais l'intention de le faire seul. Mais maintenant... Je sais que Dieu a voulu que vous soyez présent. Vous êtes mon salut.

Avant que Kohler eût pu esquisser un geste, le camerlingue ferma les yeux, et plaqua le fer contre sa poitrine. Sa chair se mit à grésiller.

— Sainte Marie! Vierge bénie... Protège ton fils!

Il poussa un atroce hurlement de douleur.

On vit Kohler vaciller devant la caméra... se tenant maladroitement sur ses jambes, le revolver tremblant follement au bout de son bras.

Ventresca poussa un deuxième hurlement, plus terrible encore que le premier.

Le camerlingue s'effondra sur le sol en se tordant de douleur. Il jeta le fer aux pieds de Kohler.

La suite de la scène était très confuse.

Au moment où les gardes suisses firent intrusion dans la pièce, la caméra se mit à tressauter furieusement. Des coups de feu éclatèrent tout près du micro. Kohler projeté en arrière par une balle portait la main à sa poitrine ensanglantée et s'effondrait dans le fauteuil.

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— Non! criait Rocher à ses gardes pour les empêcher de faire feu sur Kohler.

Le camerlingue, toujours convulsé sur le sol, se tourna et désigna frénétiquement Rocher du doigt.

Illuminatus!

— Salaud! hurla Rocher en se ruant sur lui.

Chartrand l'interrompit en lui tirant trois balles dans le corps. Rocher s'écroula par terre, mort.

Puis les gardes se précipitèrent vers le camerlingue blessé et l'entourèrent. La caméra montra alors le visage décomposé de Robert Langdon, agenouillé près du fauteuil, fixant le diamant.

Puis l'image se remit à tressauter follement. Kohler avait repris connaissance et il détachait la petite caméra de son support, sous le bras du fauteuil. Il s'efforçait de la tendre à Langdon.

— D-donnez..., dit-il dans un souffle. D-donnez ceci...

aux médias.

Le film s'arrêtait là.

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Le camerlingue sentit les dernières vapeurs

d'émerveillement et d'excitation se dissiper. Alors que le garde suisse l'aidait à descendre l'Escalier royal vers la chapelle Sixtine, Carlo Ventresca entendit chanter sur la place Saint-Pierre et il sut qu'il avait déplacé des montagnes.

Merci, mon Dieu.

Il avait demandé la force nécessaire à Dieu et il avait été exaucé. Dans ses moments de doute, Dieu lui avait parlé. Tu as une Sainte mission à accomplir, lui avait dit le Seigneur. Je te donnerai la force. Mais sa force surnaturelle n'avait pourtant pas préservé le camerlingue de la peur. Les questions sur la justesse de sa voie revenaient sans cesse.

Si ce n'est pas toi, lui avait demandé Dieu en le mettant au défi, alors QUI?

Si ce n'est pas maintenant, alors QUAND?

Si ce n'est pas la juste voie, alors LAQUELLE?

Jésus, lui avait rappelé Dieu, les avait tous sauvés... de leur apathie. Deux actes avaient suffi à Jésus pour leur ouvrir les yeux. La crucifixion et la résurrection. L'horreur et l'espoir... Il avait changé le monde.

Mais cela s'était passé deux mille ans auparavant. Le temps avait érodé le miracle. Les hommes avaient oublié. Ils s'étaient tournés vers de fausses idoles — techno-divinités et miracles de l'intellect. Mais les miracles de l'âme?

Le camerlingue avait souvent imploré Dieu afin qu'il lui montre comment rendre la foi aux hommes. Mais Dieu avait gardé le silence. C'est quand le camerlingue avait touché le fond du désespoir que Dieu s'était adressé à lui. Oui, par une horrible nuit! Le camerlingue se voyait encore, étendu sur le sol, dans sa chemise de nuit en lambeaux, déchirant sa propre chair à pleines mains, essayant de purger son esprit de la douleur que lui avait causée la monstrueuse vérité qu'il venait d'apprendre.

Ce n'est pas possible! avait-il hurlé. Et maintenant, il savait que c'était possible. Cette trahison lui brûlait les entrailles

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comme un feu d'enfer. L'évêque qui l'avait recueilli, l'homme qui avait été un père pour lui, le vicaire du Christ à côté duquel Carlo Ventresca se tenait le jour où il était monté sur le trône de saint Pierre... cet homme n'était qu'un imposteur. Un vulgaire pêcheur. Prêt à mentir au monde sur une profanation si abominable que le camerlingue doutait que Dieu puisse lui pardonner un jour.

Votre serment! avait hurlé le camerlingue au pape. Vous avez trahi votre serment à Dieu! Vous, entre tous les hommes!

Le pape avait tenté de se justifier, mais le camerlingue ne voulait rien entendre. Il s'était enfui, avait erré au hasard dans les couloirs, complètement bouleversé. Il avait vomi, pleuré toutes les larmes de son corps. Il était revenu à lui ensanglanté, seul, allongé sur le sol glacé devant la tombe de saint Pierre.

Sainte Marie, que dois-je faire? Le camerlingue terrassé, trahi, s'était allongé dans la nécropole, implorant Dieu de le sauver de ce monde sans foi. Et Dieu lui était apparu.

La voix avait résonné dans sa tête comme un coup de tonnerre.

— As-tu prêté serment de servir ton Dieu?

— Oui! avait hurlé le camerlingue.

— Es-tu prêt à mourir pour ton Dieu?

— Oui, prends-moi maintenant!

— Es-tu prêt à mourir pour ton Église?

— Oui, délivre-moi, je t'implore!

— Mais es-tu prêt à mourir pour... l'humanité?

Dans le silence qui avait suivi, le camerlingue était tombé dans l'abîme. Il avait été entraîné, irrésistiblement, il avait perdu tout contrôle. Mais il tenait enfin sa réponse. Il l'avait toujours su.

— Oui! avait-il hurlé dans sa folie. Je mourrai pour les hommes! Comme Votre fils, je mourrai pour eux!

Plusieurs heures avaient passé, le camerlingue gisait toujours sur le sol, le corps parcouru de frissons. Il aperçut le visage de sa mère. Dieu a des projets pour toi, lui dit-elle. C'est alors que la raison du camerlingue avait définitivement sombré.

Ensuite, Dieu s'était de nouveau adressé à lui. Cette fois-ci en silence. Mais le camerlingue avait compris.

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Rend-leur la foi des premiers jours.

Si ce n'est pas moi... alors qui?

Si ce n'est pas maintenant... alors quand?

Quand les gardes déverrouillèrent la porte de la chapelle Sixtine, le camerlingue Carlo Ventresca se sentit habité par Sa puissance... exactement comme quand il était enfant. Dieu l'avait choisi. Depuis longtemps.

Que Sa volonté soit faite.

Le camerlingue se sentait renaître. Le garde suisse lui avait bandé la poitrine, l'avait baigné et l'avait vêtu d'une aube blanche. On lui avait aussi injecté une dose de morphine contre la douleur. Le camerlingue aurait préféré se passer d'analgésiques. Jésus avait enduré ses blessures trois jours entiers, avant de monter au ciel! Il sentait déjà les effets de la drogue, ses sensations devenaient cotonneuses, une légère griserie lui tournait la tête.

À son entrée dans la Chapelle, il ne fut pas étonné de voir tous les regards rivés sur lui, les yeux écarquillés.

Dieu inspire la crainte et l'émerveillement, se dit-il. À

travers moi, c'est Son œuvre qu'ils admirent. En remontant la travée centrale, il lut la fascination dans ces regards. Mais il y avait autre chose dans leurs yeux. Qu'était-ce donc? Le camerlingue avait essayé d'imaginer l'accueil qu'on lui réserverait ce soir-là. Joyeux? Déférent? Il essaya de percer les cœurs mais n'y lut aucun de ces deux sentiments.

C'est alors qu'il aperçut Robert Langdon près de l'autel.

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131


Le camerlingue Carlo Ventresca s'était immobilisé dans l'allée centrale de la chapelle Sixtine. Les cardinaux s'étaient tous regroupés près de l'autel, les yeux tournés vers lui. Robert Langdon se tenait à côté d'un téléviseur qui passait en boucle une scène que le camerlingue reconnut sans comprendre comment elle avait pu être filmée. Ventresca reconnut aussi Vittoria Vetra, les traits tirés, derrière l'Américain.

Le camerlingue ferma un moment les yeux, se demandant s'il hallucinait sous l'effet de la morphine. Quand il rouvrirait les yeux, la scène aurait changé. Mais ce ne fut pas le cas.

Ils savaient.

Bizarrement, il n'éprouva pas de peur. Montre-moi la voie, Seigneur. Donne-moi les mots dont j'ai besoin pour leur faire voir ce que tu m'as montré...

Mais il n'obtint pas de réponse.

Mon Père, nous sommes allés trop loin pour faillir maintenant.

Silence.

Ils ne comprennent pas ce que Nous avons fait.

Le camerlingue entendit une voix, dans son esprit, sans pouvoir la reconnaître, mais le message était sans appel.

Et la vérité te libérera...

C'est ainsi que le camerlingue Carlo Ventresca garda la tête haute en se dirigeant vers l'autel. À mesure qu'il approchait des cardinaux, même la lumière des cierges n'adoucissait pas leurs regards perçants. Explique-toi, lui disaient ces yeux. Montre-nous le sens de toutes ces aberrations. Dis-nous que nos craintes ne sont pas fondées!

La vérité, songea le camerlingue. Rien que la vérité. Trop de secrets étaient enfouis entre ces murs...

L'un de ces secrets était si terrible qu'il l'avait fait sombrer dans la folie. Mais de la folie avait jailli la lumière.

— Si vous aviez la possibilité de donner votre âme pour en sauver des millions, dit le camerlingue, le feriez-vous?

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Tous les regards étaient fixés sur lui. Personne ne répondit.

On entendait des chants joyeux sur la place.

— Quel est le plus grave des péchés? poursuivit-il. Tuer son ennemi? Ou rester inactif alors que le véritable amour est étouffé? Ils chantent sur la place Saint-Pierre!

Le camerlingue se tut et leva les yeux vers le plafond de la Chapelle. Le Dieu peint par Michel-Ange sur la voûte sombre veillait sur eux... Et il semblait heureux.

— Je ne pouvais plus rester les bras croisés, reprit le camerlingue.

Pourtant, en marchant vers eux, il ne distinguait aucune lueur de compréhension dans leurs regards. Ils ne voyaient donc pas la lumineuse simplicité de ses actes? L'urgence de la situation?

Tout avait été si pur.

Les Illuminati. La Science et Satan confondus. Ressusciter la peur ancestrale. Puis, l'annihiler. Horreur et Espoir. Rends-leur la foi.

Ce soir, la puissance des Illuminati s'était à nouveau déchaînée... et le résultat était inespéré. L'apathie s'était dissipée. La crainte s'était propagée à travers le monde comme une boule de lumière, pour unir les hommes. Et la majesté de Dieu avait vaincu les ténèbres.

Je ne pouvais pas rester les bras croisés!

L'inspiration était venue de Dieu – comme un flambeau dans la nuit du camerlingue. Oh, monde sans foi! Quelqu'un doit les libérer. Toi. Si ce n'est pas toi qui t'en charges, qui le fera? Tu as été sauvé pour une raison. Montre-leur les vieux démons. Ressuscite leurs peurs ancestrales. L'indifférence, c'est la mort. Sans ténèbres, il n'y a pas de lumière. Sans mal, il n'y a pas de bien. Donne-leur le choix. Les Ténèbres ou la Lumière. Qu'est devenue la sainte peur? Que sont les héros de jadis? Si ce n'est pas maintenant, alors quand?

Le camerlingue remonta l'allée centrale d'un pas décidé. Il se sentait comme Moïse devant cet océan de barrettes et d'écharpes rouges qui s'écartaient devant lui. Robert Langdon éteignit le téléviseur, prit la main de Vittoria et quitta l'autel. Si

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Langdon avait survécu, c'était la volonté de Dieu. Dieu avait sauvé Robert Langdon. Le camerlingue se demandait pourquoi.

La seule voix féminine de la Chapelle rompit le silence.

— Vous avez tué mon père? demanda-t-elle en s'avançant.

Quand le camerlingue rencontra le regard de Vittoria Vetra, il ne comprit pas son expression: la douleur soit, mais la colère? Avait-elle pu ne pas comprendre? Que le génie de son père était mortel. Qu'il fallait l'arrêter... pour le bien de l'Humanité.

— Il travaillait pour Dieu, dit Vittoria.

— Le travail de Dieu ne se fait pas dans un laboratoire. Mais dans le cœur.

— L'âme de mon père était pure! Et ses recherches prouvaient...

— Ses recherches prouvaient seulement que le cerveau humain progresse plus vite que son âme!

La voix du camerlingue était plus dure qu'il ne l'aurait souhaité.

« Si un homme aussi croyant que l'était votre père, reprit-il, était capable de créer l'arme que nous avons vue à l'œuvre ce soir, imaginez de quoi serait capable un homme ordinaire avec cette technologie. »

— Un homme comme vous?

Le camerlingue prit une profonde inspiration. Elle ne voyait donc pas? La morale de l'homme n'avançait pas aussi vite que sa science. L'humanité n'était pas assez évoluée spirituellement pour assumer la puissance qu'elle s'était arrogée. L'homme n'avait jamais créé une arme sans l'utiliser!

L'antimatière n'était qu'une arme supplémentaire dans un arsenal déjà pléthorique. L'homme avait déjà le pouvoir de détruire. Il avait appris à tuer, depuis longtemps. Et le sang de sa mère était retombé sur lui.

Mais le génie de Leonardo Vetra était également dangereux pour une autre raison.

— Voilà des siècles, répliqua le camerlingue, que l'Église laisse la science détruire à petit feu la religion, sans rien faire pour l'en empêcher. Les scientifiques démystifient les miracles.

Ils dressent le cerveau de l'Homme à dominer son cœur. Ils

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accusent la religion d'être l'opium du peuple, et Dieu de n'être qu'une hallucination – une béquille illusoire pour ceux qui sont trop faibles pour accepter la vanité de la vie humaine.

Comment pouvais-je rester le témoin impuissant de cette appropriation de la puissance divine? Vous parlez de preuves.

Tout ce que cela prouve, c'est que la science est ignorante! Qu'y a-t-il de mal à admettre l'existence d'une entité qui dépasse notre compréhension? Le jour où la science prouvera l'existence de Dieu en laboratoire, les hommes n'auront plus besoin de la foi! — Vous voulez dire qu'ils n'auront plus besoin de votre Église, riposta Vittoria en s'avançant vers lui. Votre dernier lambeau de pouvoir, c'est le doute qui habite l'esprit humain.

C'est lui qui fait venir les âmes vers vous. C'est leur besoin de savoir que la vie a un sens. C'est leur sentiment d'insécurité, leur quête d'un être éclairé, qui l'assure qu'il existe un plan d'ensemble. Or l'Église n'est pas la seule source d'éclaircissement de la planète! Nous sommes tous à la recherche de Dieu, mais par des chemins différents. De quoi avez-vous peur? Que Dieu se manifeste ailleurs que dans ces murs? Que les hommes et les femmes le découvrent au sein de leurs vies, et qu'ils rejettent vos rituels archaïques? Les religions évoluent! L'esprit trouve des réponses, le cœur entrevoit de nouvelles vérités.

« Mon père poursuivait la même quête que vous! Son chemin était parallèle au vôtre! Comment ne vous en êtes-vous pas rendu compte? Dieu n'est pas une autorité omnipotente qui nous regarde d'en haut, et menace de nous précipiter dans les flammes de l'enfer si nous ne lui obéissons pas. Dieu, c'est l'énergie qui circule dans les synapses de notre cerveau, et dans le tréfonds de nos cœurs. Dieu est partout! »

Sauf dans la science, cingla le camerlingue avec un regard de pitié. La science, par définition, n'a pas d'âme, pas de lien avec le cœur humain. Des miracles intellectuels comme celui de l'antimatière sont livrés au monde sans leur mode d'emploi éthique. Ce qui en soi est dangereux. Mais lorsque cette science se met à présenter ses recherches sans âme comme le chemin vers la lumière... Lorsqu'elle promet des réponses à des questions dont la

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beauté réside dans le fait qu'elles n'en ont pas... (Il secoua la tête.) Alors, je dis Non!

Le silence s'installa. Carlo Ventresca renvoya à Vittoria un regard aussi inflexible que le sien.

Brusquement, il se sentait épuisé. La situation se retournait contre lui. Est-ce-là l'épreuve finale que Dieu m'envoie? La voix de Mortati rompit le charme maléfique qui semblait s'être abattu sur la chapelle Sixtine:

— Les quatre cardinaux, murmura-t-il avec horreur. Baggia et les autres... Je vous en supplie, ne me dites pas que vous...

Le camerlingue se tourna vers lui, surpris par la souffrance qui faisait vibrer la voix du cardinal. Comment lui n'était-il pas capable de comprendre? Les titres des journaux annonçaient chaque jour un nouveau miracle de la science. Depuis combien de temps ne parlait-on plus de ceux de la foi? Des siècles?

La religion avait besoin d'un miracle! Qui vienne tirer le monde de son sommeil. Qui permette aux hommes de retrouver le chemin de la vertu. Qui les ramène à la foi. Et après tout, les cardinaux assassinés n'étaient pas des meneurs. C'étaient des rénovateurs – des progressistes, prêts à embrasser le monde moderne et à abandonner les traditions. Leur élimination représentait la seule solution possible. Il fallait à l'Église un nouveau chef. Jeune. Fort. Vibrant. Miraculeux. Morts, les preferiti serviraient beaucoup plus efficacement l'Église qu'ils n'auraient jamais pu le faire vivants.

L'Horreur, puis l'Espoir. Offrir quatre âmes à Dieu pour en sauver des millions.

Le monde se souviendrait d'eux à tout jamais, comme de martyrs. L'Église érigerait de glorieux monuments à leur mémoire. Combien de milliers sont morts pour la gloire de Dieu? Eux ne sont que quatre.

— Les quatre cardinaux, répéta Mortati.

— J'ai partagé leurs souffrances, plaida Ventresca en montrant sa poitrine. Moi aussi, je serais prêt à mourir pour Dieu. Mais ma tâche ne fait que commencer. La foule chante sur la place Saint-Pierre!

Le camerlingue lut l'horreur dans les yeux de Mortati. Il se sentait à nouveau désorienté. Était-ce la morphine? Mortati le

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regardait comme s'il avait tué ces hommes lui-même, à mains nues. Pour Dieu, j'en aurais été capable, pensa-t-il. Mais il ne l'avait pas fait. Les meurtres avaient été perpétrés par l'Assassin

– une âme païenne, amenée par la ruse à croire qu'elle accomplissait l'œuvre des Illuminati. Je m'appelle Janus, lui avait dit le camerlingue. Je ferai la preuve de ma puissance. Et il avait honoré sa promesse. Ventresca avait instrumenté la haine de l'Assassin au service du Dieu des chrétiens.

— Écoutez-les chanter, dit-il avec un sourire réjoui. Rien ne réunit mieux les âmes que la présence du mal. Mettez le feu à une Église, et tous les membres de la communauté se dresseront, main dans la main. Ils relèveront le défi et reconstruiront leur sanctuaire, en chantant des hymnes.

Regardez la foule affluer ce soir sur la place. La peur leur a fait retrouver le chemin de la maison. Inventez pour l'Homme moderne de nouveaux démons. L'apathie est mortelle.

Montrez-leur le visage du Mal, celui des Satanistes qui nous ont infiltrés, qui contrôlent nos gouvernements, nos banques, nos écoles. Qui menacent d'effacer de la terre la Maison de Dieu, à l'aide de la science, qui se trompe. La perversion avance en profondeur, et l'Homme doit rester vigilant. Tous les moyens sont bons pour faire le bien. Devenez le bien!

Pendant le silence qui suivit, Ventresca espéra s'être enfin fait comprendre. Les Illuminati n'avaient pas refait surface. Ils avaient disparu depuis longtemps. Ils n'existaient plus que sous forme de mythe. S'il les avait ressuscités, c'était pour les utiliser comme un rappel à l'ordre. Ceux qui connaissaient leur histoire avaient revécu le mal qu'ils incarnaient. Les autres avaient appris une leçon et se demandaient comment ils avaient pu se montrer aussi aveugles. Ventresca avait fait resurgir des démons anciens pour réveiller un monde indifférent.

— Et les fers? demanda Mortati d'une voix outrée.

Le camerlingue ne répondit pas. Le cardinal ne pouvait pas savoir que le Vatican avait confisqué les instruments de torture des Illuminati plus d'un siècle auparavant. Ils avaient été mis sous clé, oubliés, couverts de poussière, dans la chambre forte pontificale – le reliquaire privé du pape –

profondément enfouis dans les appartements des Borgia. Dans

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une salle secrète où l'on conservait tout ce que l'Église jugeait trop dangereux pour être livré à la connaissance des fidèles.

Pourquoi avoir caché ce qui inspirait la peur? C'est la peur qui attire les gens vers la foi!

La clé de la chambre forte se transmettait d'un pape à l'autre. Le camerlingue Carlo Ventresca l'avait subtilisée, et il s'était introduit dans la salle interdite. La légende qui entourait son contenu le fascinait. Elle renfermait, entre autres, les manuscrits originaux des quatorze évangiles qu'on nommait Apocryphes, et des renseignements sur l'emplacement du tombeau de la Vierge. Mais le camerlingue y avait également trouvé la Collection des Illuminati: tous les secrets dévoilés par le Vatican après l'excommunication de la société secrète... la honteuse Voie de l'Illumination... la fourbe imposture du Bernin, l'artiste favori du Vatican... les moqueries antireligieuses des grands savants européens qui se réunissaient en secret dans le château Saint-Ange, sur les terres de la Cité vaticane. Ventresca y avait trouvé le coffret pentagonal renfermant tous les fers, et notamment le Diamant légendaire des Illuminati. Cette zone d'ombre de l'histoire du Vatican que les anciens préféraient oublier, Ventresca voulait la faire revivre.

— Mais l'antimatière..., demanda Vittoria. Vous avez pris le risque de détruire le Vatican!

— Il n'y a pas de risque quand on a Dieu à ses côtés, répliqua-t-il. Cette cause était la sienne.

— Vous êtes fou! siffla-t-elle entre ses dents

— J'ai sauvé des millions d'âmes.

— Vous avez tué des hommes!

— Tant d'autres ont trouvé le salut!

— Allez dire cela à mon père et à Max Kohler!

— L'arrogance du CERN devait être dénoncée. Une gouttelette de liquide capable de pulvériser un kilomètre carré? Et vous me traitez de fou?

Le camerlingue sentait la rage monter en lui. Pensaient-ils que sa mission était simple?

— Ceux qui croient endurent de grandes épreuves pour la gloire de Dieu, reprit-il. Il a demandé à Abraham de lui sacrifier son

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propre fils! Il a ordonné à Jésus de subir le supplice de la crucifixion! Et nous accrochons des croix sur nos murs - le symbole du Christ ensanglanté, douloureux, agonisant - pour nous rappeler le pouvoir du mal. Pour maintenir nos cœurs dans la vigilance. Les stigmates de Jésus sont les souvenirs vivants de la puissance des ténèbres! Mes stigmates le sont aussi! Le mal est vivant, mais il sera vaincu par la puissance divine!

Les cris du camerlingue retentirent contre le mur du fond de la chapelle Sixtine. Puis un profond silence emplit le sanctuaire. Le temps s'était arrêté. Le Jugement dernier de Michel Ange dressait derrière Ventresca sa composition menaçante. . Jésus jetant les pécheurs en enfer. Les yeux du cardinal Mortati se remplirent de larmes.

— Carlo! Qu'avez-vous fait? soupira-t-il.

Il ferma les yeux et une larme roula sur sa joue.

« Sa Sainteté! » murmura-t-il.

L'assemblée fit entendre un soupir de souffrance. Comme si les cardinaux s'en souvenaient tout à coup. Le pape. Empoisonné.

— C'était un vil menteur, dit le camerlingue.

Mortati était anéanti.

— Que dites-vous? Il était honnête! Il. .

vous aimait.

— Moi aussi je l'aimais.

Oh, comme je l'aimais! se dit-il. Mais quelle tromperie! Il avait trahi le serment qu'il avait fait à Dieu!

Le camerlingue savait qu'ils ne comprenaient pas maintenant, mais ils comprendraient. Quand il le leur dirait, ils verraient clair! Sa Sainteté était le plus vil imposteur que l'Église ait jamais connu.

Le camerlingue revoyait encore cette terrible nuit. Il rentrait de sa visite au CERN, porteur de l'effroyable nouvelle -

la Genèse de Leonardo Vetra et le pouvoir inimaginable de l'antimatière. Il était convaincu que le pape en verrait les dangers. Mais le Saint-Père ne lut que de l'espoir dans l'annonce de cette découverte sensationnelle. Il suggéra même que le Vatican finance le travail de Vetra, en signe de soutien à la recherche scientifique à vocation spirituelle. De la folie pure!

L'Église investissant dans des recherches qui menaçaient de la rendre obsolète? Un travail destiné à produire des armes de

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destruction massive? Comme la bombe qui avait tué la mère de Ventresca...

— Mais... vous ne pouvez pas faire cela! s'était-il exclamé.

— J'ai une lourde dette envers la science, avait répondu le pape. Une histoire que j'ai gardée secrète toute ma vie. La science m'a fait un cadeau quand j'étais jeune. Un cadeau que je n'ai jamais oublié.

— Je ne comprends pas. Que peut offrir la science à un homme de Dieu?

— C'est compliqué. Il me faudra du temps pour te le faire comprendre. Mais d'abord, il y a un simple fait que tu dois connaître. Je te l'ai caché pendant toutes ces années. Je crois qu'il est temps de t'en informer.

Alors, le pape lui avait appris l'accablante vérité.

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Le camerlingue était recroquevillé par terre, devant la tombe de saint Pierre, dans la poussière. La nécropole était glaciale, mais le froid coagulait le sang qui coulait des blessures qu'il s'était infligées. Sa Sainteté ne le trouverait pas ici.

Personne ne le trouverait...

La voix du pape résonnait encore dans son esprit :

— C'est assez complexe, j'aurais besoin de temps pour vous faire comprendre...

Mais le camerlingue savait que ce n'était pas une question de temps.

— Menteur! Je croyais en vous! DIEU croyait en vous!

D'une seule phrase, le pape avait pulvérisé le monde du camerlingue. Tout ce que Ventresca avait pensé de son mentor se disloquait sous ses yeux. La vérité lui avait percé le cœur avec une telle violence qu'il était sorti du bureau papal en chancelant et avait vomi un peu plus loin.

— Attendez! avait crié le pape derrière lui. S'il vous plaît, laissez-moi vous expliquer!

Mais le camerlingue avait repris sa course folle. Comment Sa Sainteté pouvait-elle croire qu'il puisse en endurer davantage? Oh, quelle affreuse dépravation! Et si quelqu'un d'autre apprenait ce qui se tramait ici? L'Eglise démystifiée, dépouillée de sa Sainteté! Le serment du pape n'avait-il donc aucune valeur?

Il avait senti la folie monter en lui, vociférer des imprécations, jusqu'à son réveil devant la tombe de saint Pierre.

Alors Dieu lui était apparu avec une violence impressionnante.


TON DIEU EST UN DIEU DE VENGEANCE!

Ils avaient dressé leurs plans ensemble. Ensemble, ils protégeraient l'Église. Ensemble, ils réinculqueraient la foi à ce monde sans âme. Le mal était partout. Et le monde avait fini par devenir indifférent! Tous les deux, ils allaient dévoiler les

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ténèbres et les mettre en lumière aux yeux des hommes.. . et Dieu vaincrait! Horreur et Espoir. Alors, le monde croirait!

La première épreuve de Dieu avait été moins atroce que le camerlingue ne se l'imaginait. . Se faufiler dans la chambre du pape.

Remplir la seringue... plaquer l'oreiller sur le visage de l'imposteur pendant les dernières convulsions de l'agonie. A la lueur du clair de lune, le camerlingue avait lu dans les yeux épouvantés du pape qu'il voulait lui dire quelque chose.

Mais il était trop tard.

Le pape en avait assez dit.

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Le pape a eu un enfant.

Le camerlingue se tenait immobile dans la chapelle Sixtine.

Cinq mots pour une révélation étonnante. L'assemblée tout entière sembla saisie d'un même mouvement de recul. Les expressions accusatrices des cardinaux se muèrent en regards frappés d'horreur, comme si tous espéraient que le camerlingue s'était trompé.

Le pape a engendré un enfant.

Langdon ressentit lui aussi l'onde de choc. La main de Vittoria, serrée dans la sienne, se contracta nerveusement, alors que Langdon, déstabilisé par toutes les questions restées sans réponses, s'efforçait de mettre de l'ordre dans ses idées.

Langdon comprit aussitôt que la déclaration du camerlingue resterait suspendue au-dessus du Sacré Col ège à jamais. Même dans le regard fou du camerlingue, il avait lu une conviction irrécusable. À

cet instant, Langdon aurait voulu fuir ce cauchemar grotesque et se réveiller dans un monde sensé.

— Ce ne sont que des mensonges! cria l'un des cardinaux.

— Je n'y croirai jamais! protesta un autre. Sa Sainteté était l'être le plus pieux qui soit!

Mortati prit la parole, d'une voix bouleversée.

— Mes amis. Ce que le camerlingue vient de vous apprendre est la pure vérité.

Tous les cardinaux sursautèrent comme si Mortati avait proféré une obscénité.

— Le pape a effectivement engendré un enfant.

Le camerlingue était assommé.

— Vous saviez? Mais... comment pouviez-vous le savoir?

Mortati soupira.

— Quand Sa Sainteté a été élue.... j'étais l'Avocat du Diable.

Tout le monde en eut le souffle coupé.

Langdon comprit. Cela signifiait que l'information était avérée. L'infâme « Avocat du Diable » était la référence suprême, dès qu'un scandale risquait de salir le Vatican. Pas question de cadavres dans le placard pontifical: avant chaque

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élection, une enquête secrète sur le passé du candidat était menée par un seul cardinal qui servait d'« Avocat du Diable ».

Lui seul pouvait s'opposer pour des raisons mystérieuses à l'élection d'un candidat au trône de saint Pierre. Nommé par le précédent pape, l'Avocat du Diable n'était pas censé révéler son identité. Jamais.

— J'étais l'Avocat du Diable, répéta Mortati. C'est pourquoi je connaissais la vérité.

Les vieux prélats restèrent bouche bée. Cette nuit était celle de toutes les transgressions...

Le cœur du camerlingue se remplit de colère..

— Et vous... ne l'avez dit à personne?

— J'en ai parlé à Sa Sainteté, dit Mortati. Et il s'est confessé.

Il m'a raconté toute l'histoire et m'a seulement demandé de laisser mon cœur guider ma décision: devais-je révéler son secret?

— Et votre cœur vous a dicté d'enterrer l'information?

— Il était de loin le favori pour la papauté. Les gens l'aimaient.

Le scandale aurait profondément blessé l'Église.

— Mais il a engendré un enfant! Il a trahi son vœu de célibat!

Le camerlingue hurlait maintenant. Il entendait la voix de sa mère. Une promesse faite à Dieu et la plus importante promesse de toutes. Ne la trahis jamais. Le pape a trahi son serment!

Mortati sembla saisi d'une extrême angoisse.

— Carlo, son amour.. était chaste. Il n'avait trahi aucun serment. Il ne vous l'a pas expliqué?

— Expliquer quoi? dit le camerlingue en se souvenant qu'il était sorti du bureau du pape en trombe sans l'écouter alors que le Saint-Père lui criait: Laissez-moi vous expliquer!

Doucement, tristement, Mortati raconta que des années auparavant, alors que le pape n'était qu'un prêtre, il était tombé amoureux d'une jeune moniale. Tous deux avaient fait vœu de célibat et ils n'auraient jamais osé trahir leur engagement devant Dieu. Mais alors que leur amour grandissait, bien qu'ils aient résisté au péché de chair, ils se prirent à désirer l'inespéré: un enfant. Ils voulaient participer au miracle suprême, celui de la Création. Leur enfant. Le désir devint irrésistible, surtout chez la jeune femme.

Mais Dieu passait en premier. Un an plus tard, alors que la

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frustration était devenue insoutenable, elle vint le voir, un jour, comme enfiévrée. Elle avait lu un article sur un nouveau miracle de la science — un procédé par lequel deux personnes, sans avoir de relations sexuelles, pouvaient avoir un enfant. Elle y voyait un signe de Dieu. Le prêtre, profondément ému par son regard rayonnant, accepta. Un an plus tard, elle eut un enfant par le miracle de l'insémination artificielle...

— Ça ne peut pas... être vrai, fit le camerlingue, paniqué, espérant que c'était la morphine qui brouillait ses sens.

Il devait entendre des voix...

Mortati avait maintenant les larmes aux yeux.

— Carlo, voilà pourquoi Sa Sainteté a toujours eu de l'affection pour la science. Il avait contracté une dette à son égard. La science lui avait accordé la joie de la paternité sans trahir son vœu de célibat. Sa Sainteté m'avoua qu'il n'avait aucun regret sauf un: que son statut de dignitaire de l'Église l'empêche de vivre avec la femme qu'il aimait et de voir son enfant grandir.

Le camerlingue Carlo Ventresca sentit monter un nouvel accès de délire. Il aurait voulu se jeter la tête la première contre un mur. Comment aurais-je pu deviner?

— Le pape n'a commis aucun péché, Carlo. Il était chaste.

— Mais... (Le camerlingue cherchait quelque explication rationnelle dans son esprit fébrile.) Pensez au risque que nous faisaient courir ses actes. (Sa voix se radoucit.) Que se serait-il passé si sa putain était venue ici? Ou bien, ce qu'à Dieu ne plaise, son enfant? Imaginez la honte pour notre Église!

Mortati avait des trémolos dans la voix.

— L'enfant est venu ici, Carlo.

Une chape de plomb s'abattit sur le Sacré Collège.

— Carlo...? (Mortati vacilla.) L'enfant de Sa Sainteté... c'est vous!

À cet instant précis, le camerlingue sentit le feu de la foi s'éteindre dans son cœur. Debout, tremblant, sur l'autel, devant Le Jugement dernier de Michel-Ange, il eut une vision fugitive de l'enfer. Il s'y trouvait déjà. Il ouvrit la bouche pour parler, mais ses lèvres bougeaient sans émettre aucun son.

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— Vous comprenez? insista Mortati. Voilà pourquoi Sa Sainteté est venue vous voir à l'hôpital de Palerme quand vous étiez petit. Voilà pourquoi elle vous a recueilli et élevé.

La nonne qu'il aimait s'appelait Maria... c'était votre mère.

Elle a quitté le couvent pour vous élever, mais elle est toujours restée entièrement dévouée à Dieu. Quand le pape a appris qu'elle avait été victime d'un attentat, et que vous aviez miraculeusement survécu... il a juré devant Dieu qu'il ne vous laisserait plus jamais seul. Carlo, vos parents étaient tous les deux vierges. Ils n'ont pas trahi Dieu. Ils ont quand même trouvé le moyen de vous mettre au monde. Vous étiez l'enfant du miracle.

Le camerlingue se boucha les oreilles, pour ne plus rien entendre. Il était cloué sur place, sur l'autel. Puis il tomba lourdement à genoux et poussa un gémissement désespéré.

Des secondes. Des minutes. Des heures.

On avait perdu la notion du temps dans la Chapelle. Vittoria se sentait peu à peu libérée de la paralysie qui avait saisi tout le monde. Elle lâcha la main de Langdon et se dirigea vers les cardinaux. A son approche, les dignitaires sortirent peu à peu de leur accablement. Certains se mirent à prier. D'autres à pleurer. D'autres encore se tournèrent vers elle, montrant un visage menaçant à mesure qu'elle approchait de la porte. Elle les avait presque tous dépassés quand une main la saisit par le bras, délicatement mais résolument. Elle fit face à un cardinal au visage desséché. Il suait l'effroi.

— Non, murmura l'homme. Vous ne pouvez pas faire ça.

Vittoria se figea, incrédule.

Un autre renchérit.

— Nous devons réfléchir, d'abord.

— Cette souffrance pourrait causer...

Vittoria était maintenant encerclée. Elle les regarda, stupéfiée.

— Mais ces actes aujourd'hui, ce soir... Le monde doit absolument savoir!

— Mon cœur est d'accord, dit le cardinal ridé, sans lâcher toujours son bras, mais ce sera un chemin de non-retour.

Pouvons-nous ignorer tous les espoirs que nous allons briser?

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Le cynisme triomphant? Comment, après cela, les gens pourront-ils croire à nouveau?

D'autres cardinaux firent bloc devant elle. Elle était cernée par un mur de soutanes noires.

— Écoutez les gens sur la place, fit l'un d'eux. Nous leur briserions le cœur! Nous devons être prudents.

— Il nous faut un peu de temps pour réfléchir et prier, enchaîna un autre. Nous devons agir avec circonspection. Les répercussions que pourrait avoir...

— Il a tué mon père! rétorqua Vittoria. Il a aussi tué son propre père!

— Je suis sûr qu'il paiera pour ses péchés, dit tristement le cardinal qui lui tenait le bras.

Vittoria en était sûre aussi, et elle avait bien l'intention d'y veiller. Elle tenta de se frayer un chemin vers la porte, mais les cardinaux, terrorisés, lui barrèrent le passage.

— Qu'allez-vous faire? interrogea-t-elle. Me tuer?

Les vieillards blêmirent et elle regretta aussitôt ses paroles. Elle savait que ces hommes étaient des purs. Ils avaient eu leur compte de violence pour ce soir. Ils ne voulaient pas se montrer menaçants. Ils étaient seulement pris au piège. Paniqués.

Déboussolés.

— Je veux. ., dit le cardinal ridé,. . faire ce qui est juste.

— Alors, vous devez la laisser sortir, déclara une voix forte derrière eux.

Le ton était calme mais assuré. Langdon s'approcha d'elle et lui prit la main.

— Mlle Vetra et moi-même allons sortir de la Chapelle. Sur-le-champ.

Hésitant, les cardinaux commencèrent à s'écarter.

— Attendez!

C'était Mortati. Il descendit la travée centrale dans leur direction, laissant le camerlingue seul et vaincu sur l'autel. Mortati paraissait soudain plus vieux, envahi de lassitude. Courbé par la honte, aussi. Il posa une main sur l'épaule de Langdon et l'autre sur celle de Vittoria. Elle sentit la vibrante sincérité de ce vieillard défait aux yeux remplis de larmes.

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— Bien entendu, vous êtes libres de partir, dit Mortati. Bien sûr.

(Il s'arrêta, accablé de chagrin.) Je ne demande qu'une chose...

Il fixa ses pieds un long moment puis se tourna vers Langdon et Vittoria.

— Laissez-moi l'annoncer moi-même. J'irai sur la place. Je leur dirai. Je ne sais pas encore comment... mais je trouverai.

L’Eglise doit elle-même confesser ses péchés. C'est à nous de publier nos erreurs.

Mortati jeta un regard triste vers l'autel.

— Carlo, vous avez mis l'Église dans une position catastrophique.

Il y eut un bruissement de soutane et le claquement d'une porte refermée.

Le camerlingue avait disparu.

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L'aube blanche du camerlingue Ventresca qui fuyait la chapelle Sixtine ondulait dans le large couloir. Les gardes suisses étaient restés perplexes en le voyant sortir de la Chapelle. Il leur avait dit qu'il avait besoin de se recueillir seul. Mais ils avaient obéi et l'avaient laissé s'éloigner.

Quand il eut passé le coin et se sut hors de vue, le camerlingue sentit un maelstrom d'émotions presque inhumain le submerger.

Il avait empoisonné l'homme qu'il appelait « Saint Père », cet homme qui l'appelait « mon fils ». Le camerlingue avait toujours pensé que les mots « père » et « fils » avaient des connotations religieuses, mais il savait maintenant la vérité — ces mots étaient à prendre au sens littéral.

Le camerlingue sentit son esprit basculer dans les ténèbres comme lors de cette nuit fatidique.

Un employé du Vatican avait frappé à la porte du camerlingue un matin pluvieux, le tirant d'un sommeil agité. Le pape, avaient-ils dit, n'ouvrait pas sa porte et ne répondait pas aux appels téléphoniques. Son entourage était très inquiet. Le camerlingue était la seule personne qui pouvait entrer dans les appartements du pape sans être annoncé.

En entrant, le camerlingue avait trouvé le pape dans la même position que la veille, mort, enroulé dans ses couvertures. Le visage de Sa Sainteté était celui de Satan. Sa langue était noire. Le diable en personne dormait dans le lit du pape.

Le camerlingue n'éprouvait aucun remords. Dieu avait parlé.

Personne ne s'apercevrait de la supercherie... pas encore.

Plus tard.

Il annonça la terrible nouvelle — Sa Sainteté était morte d'une attaque. Puis le camerlingue s'attaqua à la préparation du conclave.

La voix de sa mère murmurait à son oreille.

— Ne trahis jamais ta promesse envers Dieu.

— Je t'entends, mère, répondit-il. Ce monde est sans foi. Je dois les ramener sur le chemin de la vertu. Horreur et Espoir. C'est le seul moyen.

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— Oui, dit-elle. Si ce n'est pas toi. . alors qui? Qui sortira l'Église des ténèbres?

Certainement pas un des cardinaux pressentis. Ils étaient vieux... déjà presque morts... c'étaient des libéraux qui suivraient la voie frayée par le défunt pape et feraient acte de soumission à la science en mémoire de lui. Ils essaieraient dérisoirement d'attirer de nouveaux fidèles en jetant aux orties les cérémonials de toujours. Des vieillards complètement dépassés prétendant pathétiquement qu'ils ne l'étaient pas. Le monde n'était qu'une étape, un mirage transitoire. L'Église n'avait que faire de changer, elle devait seulement rappeler au monde son utilité! Le Mal existe!

Dieu vaincra!

L'Église avait besoin d'un chef. Les Vieillards n'inspiraient pas les fidèles! Jésus si! Jeune, vibrant, puissant... MIRACULEUX.

— Voilà votre thé, dit le camerlingue aux quatre cardinaux, en les laissant dans la bibliothèque privée du pape avant le conclave.

Votre guide va bientôt arriver.

Les cardinaux le remercièrent, ravis de la chance qu'on leur offrait d'entrer dans le fameux passetto. C'était plutôt extraordinaire! Le camerlingue en les quittant avait fermé la porte menant au passetto, puis il l'avait ouverte à l'heure dite et un prêtre, dont le visage ne leur était pas connu, muni d'une torche, les avait guidés à l'intérieur.

Les cardinaux n'étaient jamais ressortis.

Il représenteront l'Horreur. Je serai l'Espoir. Non... Je suis l'horreur.

Le camerlingue avançait en titubant dans la basilique Saint-Pierre plongée dans la pénombre. D'une certaine façon, à travers la culpabilité et l'absurdité, les images de son père, la souffrance et la révélation, les effets de la morphine, aussi... il avait fini par trouver la clarté. Le sens de sa destinée. Je connais mon but, pensa-t-il, effrayé par sa propre clairvoyance.

Depuis le début, rien ne s'était exactement passé comme il l'avait prévu. Des obstacles imprévus avaient surgi, mais il s'était adapté, avec audace. Pourtant il n'aurait jamais imaginé que l'épreuve se terminerait ainsi... mais maintenant il percevait la majesté du plan divin, tout était écrit d'avance.

Et ne pouvait finir autrement.

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Oh, quelle terreur il avait éprouvée dans la chapelle Sixtine, quand il se demandait si Dieu l'avait abandonné! Quels actes étranges avait-Il ordonnés! Le camerlingue était tombé à genoux, submergé par le doute, tendant l'oreille pour entendre la voix de Dieu mais ne percevant que le silence. Il avait espéré un signe. Une lumière. Une direction. Était-ce la volonté de Dieu? L'Église anéantie par le scandale et l'abomination?

Non! Dieu avait souhaité les actes du camerlingue! N'est-ce pas?

Puis il l'avait vu. Sur l'autel. Un signe. Une communication divine — une chose ordinaire éclairée d'une aura extraordinaire.

Le crucifix. Humble, en bois. Jésus sur la croix... le camerlingue n'était pas seul.... Il ne serait jamais seul.

C'était Sa volonté... Son interprétation.

Dieu avait toujours demandé beaucoup de sacrifices à ceux qu'il aimait le plus. Pourquoi le camerlingue avait-il été si lent à réagir? Était-il trop peureux? Trop humble? Cela ne faisait aucune différence. Dieu avait trouvé une voie et le camerlingue comprenait même pourquoi Robert Langdon avait été sauvé. Il devait apporter la vérité. L'obliger à cette fin.

C'était la seule voie pour le salut de l'Église!

Le camerlingue se sentait flotter en descendant vers la Niche des Palliums. La montée de la morphine était irrésistible, mais il savait que Dieu le guidait.

Il entendait la clameur confuse des cardinaux sortant de la Chapelle, donnant des ordres aux gardes suisses.

Mais ils ne le retrouveraient jamais. En tout cas, pas à temps.

Le camerlingue se sentait attiré vers le fond... il accéléra en descendant l'escalier menant à la salle où brillaient les quatre-vingt-dix-neuf lampes à huile. Dieu le renvoyait à la Terre Sainte. Le camerlingue se dirigea vers la grille recouvrant le trou qui menait à la nécropole. C'est là que la nuit finirait. Dans l'obscurité sacrée, tout en bas. Il prit une lampe, et se prépara à descendre.

Mais il s'arrêta net. Un malaise diffus l'empêchait de continuer.

Ses plans servaient-ils vraiment Dieu? Cette fin solitaire et silencieuse? Jésus avait souffert aux yeux du monde entier. Cette mort obscure ne traduisait sûrement pas la volonté de Dieu! Il tenta d'entendre Sa voix mais il ne perçut qu'un bourdonnement dû aux antalgiques.

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— Carlo! (C'était sa mère.) Dieu a des projets pour toi.

Étonné, le camerlingue continua son chemin.

Et soudain, sans prévenir, Dieu lui apparut.

Le camerlingue s'arrêta net, les yeux écarquillés. La lumière des lampes à huile projetait son ombre sur le marbre du mur.

Gigantesque, redoutable. Une forme indécise cernée d'un halo d'or. Entouré de bougies scintillantes, le camerlingue ressemblait à un ange montant au ciel. Il se figea, leva ses bras en croix et observa son reflet. Puis, il se tourna et continua à monter.

Le message de Dieu était clair.

Depuis trois minutes, la plus grande confusion régnait dans le vestibule de la chapelle Sixtine et personne n'avait réussi à retrouver le camerlingue. Comme s'il s'était évaporé dans la nuit.

Mortati était sur le point d'exiger une fouille minutieuse de la Cité du Vatican quand un rugissement de joie retentit sur la place Saint-Pierre. Une célébration spontanée et tumultueuse de la foule. Les cardinaux se regardèrent interloqués.

Mortati ferma les yeux.

— Dieu nous aide.

Pour la deuxième fois de la soirée, le Sacré Collège au complet traversa la place, entraînant Langdon et Vittoria dans leur sillage.

Les lumières et les caméras des journalistes étaient braquées sur la basilique. Et soudain, surgissant sur la balcon papal situé au centre des tours, le camerlingue apparut, les bras tendus vers le ciel. Même de loin, il était la pureté incarnée. Une statue. Tout de blanc vêtu. Nimbé de lumière.

L'énergie qui couvait sur la place grossit rapidement et soudain les barrières de la Garde suisse s'écartèrent, incapables de retenir la vague. La masse déferla vers la basilique en un torrent d'humanité euphorique. La vague monta, un tohu-bohu extraordinaire de gens qui pleuraient, chantaient, d'appareils photo surmontés de flashes crépitant à qui mieux mieux. On aurait cru que rien ne pouvait arrêter ce raz de marée humain.

Pourtant quelque chose le stoppa.

Tout là-haut, le camerlingue fit un geste, un geste insignifiant.

Il joignit ses mains et baissa la tête pour prier en silence. Un par

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un, puis par dizaines, puis par centaines, les gens baissèrent la tête. Sur la place régnait le silence.... comme si la foule venait d'être envoûtée.

Dans les prières du camerlingue, défilaient tous les espoirs et les chagrins d'une vie.

Pardonnez-moi mon Père... Mère... pleine de grâce... vous êtes l'Église... puissiez-vous comprendre le sacrifice de votre fils unique. Oh, Jésus... sauve-nous des flammes de l'enfer...

conduis toutes ces âmes au Paradis, surtout celles qui ont particulièrement besoin de Ta pitié...

Le camerlingue n'ouvrit pas les yeux sur la multitude à ses pieds, les caméras de télévision, et le monde entier qui le regardait. Il le sentait au fond de son âme. Même dans son angoisse, la communion de ce moment était contagieuse.

Comme si un réseau de connexions invisibles avait en un instant enveloppé la planète tout entière. Le monde priait à l'unisson, devant la télévision, à la maison, dans la voiture. Comme les synapses d'un cœur géant parcourues d'une seule onde électrique, les gens tendaient leurs mains vers Dieu, dans des dizaines de langues différentes, sur les cinq continents. Les mots qu'ils prononçaient étaient tout neufs et pourtant aussi familiers que leur propre voix... des vérités anciennes, gravées dans leur esprit depuis toujours, ressuscitaient.

L'écho de cette prière semblait devoir résonner éternellement.

Et alors que les têtes se relevaient et que les chants s'élevaient à nouveau, Carlo Ventresca comprit que l'heure était venue.

Très Sainte Trinité, je vous offre le Corps, le Sang et l'Âme les plus précieux... en réparation des outrages, des sacrilèges et des indifférences...

La douleur avait déjà commencé son œuvre. Elle courait sur sa peau comme une épidémie, lui donnant envie de s'écorcher vif, comme lors de la première apparition de Dieu, quelques semaines plus tôt. N'oublie pas que Jésus a souffert sur la croix.

Il sentit les premières fumées lui brûler la gorge. Même la

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morphine ne pouvait plus rien contre la morsure qui le déchirait.

J'ai accompli ma mission.

Il faisait sienne l'horreur. Et leur laissait l'Espoir.

Dans la Niche des Palliums, le camerlingue avait suivi la volonté de Dieu et avait oint son corps. Ses cheveux. Son visage.

Sa robe de lin. Sa chair. Il était maintenant imbibé des huiles sacrées contenues dans les lampes. Elles sentaient bon, comme sa mère, mais elles brûlaient. Son ascension à lui serait une délivrance. Miraculeuse et rapide. Et il ne laisserait aucun scandale derrière lui... mais une nouvelle force et un nouvel espoir.

Il glissa sa main dans la poche de sa soutane et sentit le petit briquet doré qu'il avait pris dans l'incendiario du Pallium.

Il murmura un verset du Jugement Dernier. Et quand la flamme s'éleva vers le ciel, l'ange de Dieu monta dans la lumière.

Il plaqua son pouce sur la molette.

Ils chantaient sur la place Saint-Pierre...

Personne ne devait jamais oublier la vision qui suivit.

Là-haut sur le balcon, comme une âme se libérant de son enveloppe corporelle, une colonne de feu jaillit du corps du camerlingue. Les flammes montèrent l'enveloppant instantanément. Il ne cria pas. Il leva les bras au-dessus de sa tête et regarda vers le ciel. L'incendie le dévora dans un rugissement sourd, transformant son corps en une colonne de lumière. Le feu sembla durer une éternité, avec le monde entier pour témoin. La lumière s'intensifia. Puis, les flammes diminuèrent progressivement. Le camerlingue n'était plus. On n'aurait pu dire s'il était tombé ou s'il s'était évaporé. Il n'en resta bientôt plus qu'un panache de fumée qui monta en spirale vers le ciel de Rome.

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L'aube se fit attendre sur Rome. Une averse matinale s'était abattue sur la foule massée sur la place Saint-Pierre. Les journalistes étaient restés, s'abritant sous des parapluies ou dans des camionnettes, commentant les événements de la soirée. Les églises du monde entier étaient pleines à craquer.

C'était l'heure de la réflexion et de la discussion... pour toutes les religions. Les questions abondaient mais les réponses soulevaient d'autres questions. Jusque-là, le Vatican ne s'était pas manifesté et s'était abstenu de toute déclaration.

Au fond des Grottes du Vatican, le cardinal Mortati s'agenouilla devant le sarcophage ouvert. Il entra et ferma la bouche noircie du vieil homme. Sa Sainteté reposait en paix maintenant. Pour l'éternité.

Aux pieds de Mortati, était posée une lourde urne dorée remplie de cendres. Mortati les avait recueillies lui-même et rapportées ici.

— Une chance de pardon, dit-il à Sa Sainteté en déposant l'urne dans le sarcophage, à côté du pape. Il n'y a pas d'amour plus grand que celui d'un père pour Son fils.

Mortati camoufla l'urne sous la soutane papale. Il savait que cette grotte sacrée était réservée aux reliques des papes, mais son geste était juste, il en était sûr.

— Éminence? dit quelqu'un en entrant dans la grotte.

(C'était le lieutenant Chartrand accompagné de trois gardes suisses.) Ils vous attendent pour le conclave.

Mortati acquiesça.

— Un moment. (Il jeta un dernier regard sur le sarcophage derrière lui et se leva. Il se tourna vers les gardes.) Il est temps pour Sa Sainteté de prendre un repos bien mérité.

Les gardes s'avancèrent et remirent péniblement le couvercle du sarcophage en place. Il se referma dans un bruit de tonnerre assourdi.

Mortati traversa seul la cour Borgia en direction de la chapelle Sixtine. Une brise humide souleva sa soutane. Un

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cardinal émergea du Palais apostolique et le rejoignit à grandes enjambées.

— Puis-je avoir l'honneur de vous accompagner au conclave, éminence?

— Tout l'honneur est pour moi.

— Éminence, dit le cardinal un peu ému. Le Sacré Collège vous doit des excuses pour la nuit dernière. Nous étions aveuglés par...

— Je vous en prie, répondit Mortati. Il arrive que ce que voit l'âme exprime surtout ce que désire le cœur.

Le cardinal garda le silence.. Puis il reprit la parole:

— Vous êtes au courant? Vous n'êtes plus notre Grand Électeur, désormais?

Mortati sourit.

— Oui. Je remercie Dieu pour ses petites faveurs.

— Le Sacré Collège a insisté pour que vous soyez éligible.

— Il semblerait que l'amour du prochain existe encore au sein de l'Église.

— Vous êtes un homme avisé. Vous ferez un bon guide.

— Je suis un vieil homme. Je ne vous guiderai pas bien longtemps.

Ils partirent d'un rire complice.

Le cardinal hésita en atteignant le fond de la cour Borgia. Il se tourna vers Mortati, troublé par un mystère, comme si la crainte révérencieuse de la veille reprenait possession de son cœur.

— Saviez-vous, murmura-t-il, que nous n'avons trouvé aucun reste sur le balcon?

Mortati sourit.

— La pluie les a peut-être fait disparaître.

L'homme regarda le ciel nuageux.

— Oui, peut-être...

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Le ciel était couvert de nuages quand en milieu de matinée la cheminée de la chapelle Sixtine cracha le panache de fumée blanche. Les volutes s'enroulaient vers le firmament et se dissipaient lentement.

Plus loin, sur la place Saint-Pierre, le journaliste Gunther Glick contemplait la scène en réfléchissant. Le chapitre final...

Chinita Macri s'approcha par-derrière et hissa la caméra sur son épaule.

— C'est à nous, dit-elle.

Glick acquiesça d'un air morne. Il se tourna vers elle, lissa ses cheveux, et prit une profonde inspiration. Mon dernier direct, pensa-t-il. Un petit groupe de badauds s'était assemblé autour d'eux.

— Direct dans soixante secondes, annonça Macri.

Glick regarda le toit de la chapelle Sixtine par-dessus son épaule.

— As-tu filmé la fumée?

Macri opina patiemment.

— Je sais cadrer, Gunther.

Glick comprit la bêtise de sa question. Bien sûr qu'elle savait. Les performances de Macri derrière sa caméra la veille auraient pu lui valoir un prix Pulitzer. Sa performance à lui, en revanche... il préférait l'oublier. Il était certain que la BBC

accepterait sa démission avec soulagement. Il ne faisait aucun doute qu'ils avaient eu quelques problèmes avec quelques-uns des puissants de ce monde.

À commencer par le CERN, et George Bush.

— Tu passes bien à l'image..., lui dit Chinita, d'un ton qui se voulait rassurant, l'œil collé à la caméra. Je me demande si je peux te donner...

Elle hésita, retenant ses paroles.

— Un conseil?

Macri soupira.

— J'allais seulement te dire qu'il n'était pas nécessaire de partir en claquant la porte.

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— Je sais, dit-il. Tu veux un commentaire tout simple.

— Le plus simple de l'histoire. Je te fais confiance.

Glick sourit. Un commentaire tout simple? Pour qui me prend-elle? Une histoire comme celle de la nuit dernière méritait vraiment mieux. Un angle inattendu. Une bombe finale. Une révélation imprévue qui allait secouer les masses.

Heureusement, Glick leur gardait un chien de sa chienne...

— À l'antenne dans... cinq... quatre... trois...

Chinita perçut une lueur sournoise dans l'œil de Glick. J'ai été folle de le laisser faire, pensa-t-elle. Où avais-je la tête?

Mais il n'était plus temps de se raviser. Ils étaient en direct.

— En direct de la Cité du Vatican, annonça Glick en donnant le signal. Ici Gunther Glick. (Il adressa un regard solennel à la caméra alors que, derrière lui, la fumée s'échappait de la chapelle Sixtine.) Mesdames et Messieurs, c'est maintenant officiel. Le cardinal Saverio Mortati, âgé de soixante-dix-neuf ans, vient d'être élu pape. Cet improbable candidat a pourtant été élu à l'unanimité du Sacré Collège, un fait sans précédent dans l'histoire de l'Église.

Macri commençait à se décontracter en le regardant.

Glick semblait étonnamment professionnel aujourd'hui.

Presque austère. Pour la première fois de sa vie, Glick ressemblait à un vrai journaliste.

— Et comme nous vous l'avons appris un peu plus tôt, ajouta Glick, sur un ton plus incisif, le Vatican n'a jusqu'à maintenant aucune déclaration à faire concernant les événements miraculeux de la nuit dernière.

Bien. La nervosité de Chinita se dissipa Jusque-là, tout va bien.

Glick adopta ensuite un ton affligé.

— Et bien que la nuit dernière ait été une nuit de miracles, elle a aussi été tragique. Quatre cardinaux ont trouvé la mort dans les événements d'hier, ainsi que le commandant Olivetti et le capitaine Roger, deux officiers de la Garde suisse, morts dans l'exercice de leurs fonctions. On déplore également la mort de Leonardo Vetra, physicien renommé du CERN et pionnier de la technologie de l'antimatière, ainsi que celle de Maximilian Kohler, directeur du CERN, lequel était apparemment venu

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prêter main-forte au Vatican. La mort de M. Kohler n'a pour l'instant fait l'objet d'aucun commentaire officiel, mais on suppose que son décès serait la suite de complications survenues après une longue maladie.

Macri acquiesça. Un commentaire sans le moindre dérapage.

Tel qu'ils l'avaient préparé.

— Et à la suite de l'explosion survenue au-dessus du Vatican la nuit dernière, la technologie de l'antimatière du CERN est devenue un brûlant sujet de controverse dans le monde scientifique. Une déclaration de Sylvie Baudeloque, l'assistante de M. Kohler à Genève, nous a appris ce matin que le Conseil scientifique du CERN, bien qu'enthousiaste au sujet de l'antimatière, avait décidé de suspendre toutes les recherches jusqu'à ce que des enquêtes plus approfondies confirment la possibilité d'un développement complètement sécurisé de cette technologie.

Excellent, pensa Macri. Et maintenant, la dernière ligne droite.

— Le professeur Langdon, de Harvard est malheureusement absent de nos écrans ce soir, poursuivit Glick. Cet éminent spécialiste en symbolique religieuse était venu apporter au Vatican son expertise sur les Illuminati. Porté disparu après l'explosion de l'antimatière, nous avons appris qu'il était revenu sain et sauf sur la place Saint-Pierre après l'explosion. Nous ne connaissons pas encore les détails exacts de l'histoire mais le représentant de l'Hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu où le savant américain a été soigné, nous a certifié avoir vu M. Langdon tomber du ciel dans le Tibre un peu après minuit. (Glick leva les sourcils vers la caméra.) Et si cette information est confirmée, alors on pourra affirmer que c'était effectivement la nuit de tous les miracles.

Une fin parfaite! Macri affichait un large sourire. Un commentaire nickel! Maintenant, termine!

Mais Glick n'entendait pas en rester là. Il demeura silencieux un moment et se tourna vers la caméra, un mystérieux sourire aux lèvres.

— Mais avant de conclure...

Non!

—... Je tiens à vous présenter un invité.

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Les mains de Chinita serrèrent convulsivement la caméra.

Un invité? se demanda-t-elle. Bon sang mais qu'est-ce qu'il fait? Quel invité? Termine! Mais elle savait qu'il était trop tard. Glick remettait ça!

— L'homme que je vais vous présenter, reprit le journaliste, est américain. Il s'agit d'un célèbre professeur.

Chinita hésita. Quand Glick se tourna vers le petit groupe et fit un signe à son invité d'avancer, elle retint sa respiration.

Elle pria en silence. S'il te plaît, dis-moi qu'il a réussi à retrouver Robert Langdon... et pas je ne sais quel cinglé qui va remettre ça avec le complot des Illuminati.

Mais quand l'invité de Glick se présenta, Macri sentit son sang se glacer. Ce n'était absolument pas Robert Langdon mais un homme chauve vêtu d'un jean et d'une chemise de flanelle. Il tenait une canne et portait des lunettes épaisses. Macri crut devenir folle. Un cinglé!

— Je vous présente, annonça Glick, le célèbre professeur Joseph Vaneck de l'université De Paul de Chicago, éminent spécialiste du Vatican.

Macri eut un instant d'hésitation en voyant l'homme arriver.

Ce n'était pas un mordu du complot, Macri avait déjà entendu parler de lui.

— Dr Vaneck, poursuivit Glick, vous avez, je crois, quelques informations à nous communiquer au sujet du dernier conclave.

— Oui, en effet, fit Vaneck. Après une nuit si riche de surprises, il est difficile de croire que d'autres étonnements nous attendent... et pourtant....

Il s'arrêta.

Glick sourit.

— Et pourtant ce conclave n'est pas au bout de ses rebondissements?

Vaneck acquiesça.

— Oui. Si bizarre que cela puisse paraître, je crois que le Sacré Collège a élu sans le savoir deux papes ce week-end.

Macri faillit lâcher sa caméra.

Glick eut un sourire malicieux.

— Deux papes, dites-vous?

Le professeur acquiesça.

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— Oui. Je dois d'abord vous dire que j'ai consacré l'essentiel de ma carrière à étudier les lois qui régissent l'élection pontificale. Le droit des conclaves est extrêmement complexe, et on tend à l'oublier ou à ne plus en tenir compte. Même le Grand Électeur ne sait sans doute pas ce que je vais vous révéler. Cependant... selon les lois, aujourd'hui oubliées, que détaille le Romano Pontifici Eligendo, Numero 63... le vote n'est pas la seule méthode pour élire un pape. Il en existe une plus divine. On l'appelle « Acclamation par Adoration ». Il marqua une pause. Et c'est ce qui s'est produit la nuit dernière.

Glick jeta un regard interrogateur vers son invité.

— Continuez s'il vous plaît.

— Comme vous le savez, poursuivit le professeur, la nuit dernière quand le camerlingue Carlo Ventresca se tenait sur la terrasse de la basilique, tous les cardinaux ont hurlé son nom à l'unisson.

— Oui, je m'en souviens.

— En gardant cette image en tête, permettez-moi de vous lire un passage des anciennes lois électorales.

L'homme retira quelques feuilles de sa poche, se racla la gorge, et commença à lire.

« L'Election par Adoration a lieu quand... tous les cardinaux, inspirés par le Saint-Esprit, librement et spontanément, unanimement et fort, proclament un nom. »

Glick sourit.

— Vous êtes donc en train de dire que la nuit dernière, quand les cardinaux chantaient les louanges de Carlo Ventresca, ils étaient en fait en train d'élire un pape?

— C'est exactement cela. De plus, le texte stipule que l'Élection par Adoration concerne non seulement les cardinaux mais permet à tout homme d'Église, prêtre, évêque ou cardinal -

d'être élu. Ainsi le camerlingue était parfaitement qualifié pour l'élection papale selon cette procédure.

Le Dr Vaneck fixait maintenant la caméra.

— Les faits peuvent donc se résumer ainsi: Carlo Ventresca a été élu pape la nuit dernière. Il a régné moins de dix-sept minutes. Et s'il n'avait pas miraculeusement disparu dans un

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nuage de fumée, il serait à l'heure qu'il est, enterré dans les grottes du Vatican auprès des autres papes.

— Merci, docteur. (Glick se tourna vers Macri àvec un regard espiègle.) Extrêmement éclairant!

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En haut des marches du Colisée, Vittoria riait et l'appelait.

— Robert, dépêche-toi! Décidément, j'aurais dû épouser un homme plus jeune!

Son sourire était enchanteur.

Il essayait désespérément d'avancer, mais ses jambes étaient aussi lourdes que des blocs de pierre.

— Attends-moi, supplia-t-il. S'il te plaît...

Il sentait des coups de marteau dans sa tête. Robert Langdon s'éveilla en sursaut.

Il faisait noir.

Il resta allongé un long moment dans la douceur du lit étranger, incapable de se souvenir de l'endroit où il se trouvait. Les oreillers en plume d'oie étaient gigantesques et moelleux à souhait. Une odeur de pot-pourri flottait dans l'air. De l'autre côté de la chambre, deux baies vitrées donnaient sur un large balcon où une brise légère faisait onduler les arbres sous un ciel peuplé de nuages derrière lesquels brillait un intense clair de lune.

Langdon essaya de rassembler ses souvenirs. Comment était-il arrivé ici... et où était-il?

Des bribes de souvenirs lui revenaient peu à peu...

Un bûcher mystique... un ange qui se matérialisait au milieu de la foule... sa douce main prenant la sienne et le guidant dans la nuit... menant son corps las, fourbu, à travers les rues...

l'emmenant jusqu'ici... cette suite... lui faisant prendre, à moitié endormi, une douche tiède... le conduisant dans ce lit... et le regardant sombrer dans le sommeil.

Dans la pénombre, il distingua un second lit, vide, aux draps froissés. Il entendait le bruit d'une douche venant d'une pièce voisine.

En regardant le lit de Vittoria, il vit un nom brodé sur la taie d'oreiller. HOTEL BERNINI. Langdon sourit. Vittoria avait bien choisi. Le luxe de l'Ancien Monde surplombant la Fontaine du Triton, du Bernin... le plus pertinent des choix.

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Langdon entendit un autre bruit et comprit que c'était ce qui l'avait éveillé. Quelqu'un frappait à la porte. Un peu plus fort. Étonné, Langdon se leva. Personne ne sait que nous sommes là, pensa-t-il, soudain mal à l'aise. Enfilant le somptueux peignoir de l'hôtel, il sortit de la chambre et se dirigea vers l'entrée. Il ouvrit la lourde porte de chêne.

Un homme solidement bâti dans une magnifique tenue pourpre et jaune le toisait.

— Je suis le lieutenant Chartrand, de la Garde suisse.

Langdon l'avait parfaitement reconnu.

— Comment... Comment nous avez-vous trouvés?

— Je vous ai vus quitter la place la nuit dernière. Je vous ai suivis. Je suis soulagé que vous soyez toujours là.

Langdon sentit une subite bouffée d'inquiétude en se demandant si les cardinaux avaient envoyé Chartrand pour l'escorter, lui et Vittoria, au Vatican. Après tout, ils étaient les seuls, en dehors des cardinaux, à connaître la vérité. Ils représentaient un risque potentiel.

— Sa Sainteté m'a demandé de vous donner ceci, dit Chartrand, en tendant une enveloppe portant le sceau du Vatican.

Langdon l'ouvrit et lut la lettre manuscrite.

Monsieur Langdon et mademoiselle Vetra,

Bien que je désire que vous gardiez le plus grand secret au sujet de ce qui s'est passé ces dernières vingt-quatre heures, je ne puis vous en demander plus que vous n'avez déjà donné. Je vous prierai donc humblement de laisser votre cœur vous guider dans cette affaire. Le monde semble meilleur aujourd'hui; peut-être les questions sont-elles plus puissantes que les réponses...

Ma porte vous sera toujours ouverte,

Sa Sainteté, Saverio Mortati.

Langdon lut deux fois le message. Le Sacré Collège avait assurément choisi un guide noble et généreux.

Avant que Langdon n'eût pu dire quoi que ce fût, Chartrand lui tendit un petit paquet.

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— De la part de Sa Sainteté, en témoignage de gratitude.

Langdon prit le paquet. Il était lourd, enveloppé dans un papier marron.

— Par décret de Sa Sainteté, annonça Chartrand, cet objet, qui provient du Caveau sacré de la papauté, vous est remis à titre de prêt pour une durée indéfinie. Le seul souhait de Sa Sainteté est que vous veilliez, lors de la rédaction de votre testament, à ce qu'il retrouve sa place au Vatican.

Langdon débal a le paquet et resta muet de surprise. C'était la marque. Le Diamant des Illuminati.

Un sourire se dessina sur le visage de Chartrand.

— Que la paix soit avec vous.

Il se tourna pour partir.

— Je vous... remercie, articula Langdon en bredouillant, ses mains tremblantes enserrant le précieux cadeau.

Le garde eut un instant d'hésitation.

— Monsieur Langdon, puis-je vous poser une question?

— Bien entendu.

— Mon équipe et moi-même nous nous interrogeons.

Pendant les toutes dernières minutes... que s'est-il exactement passé dans l'hélicoptère?

L'anxiété revint avec cette question. C'était le moment fatidique - celui de la vérité. Il en avait discuté avec Vittoria la nuit précédente lorsque l'hélicoptère du Vatican les avait emmenés. Ils avaient pris leur décision. Avant même de recevoir la lettre du pape.

Le père de Vittoria avait secrètement espéré que la découverte de l'antimatière entraînerait un réveil spirituel. Il n'aurait jamais pu imaginer les événements qui s'étaient produits la nuit dernière, mais une chose était sûre...

Aujourd'hui, le monde entier jetait un regard différent sur Dieu.

Combien de temps cela durerait-il, ils n'en avaient aucune idée, mais ils ne voulaient pas abîmer cet enthousiasme en suscitant le scandale et le doute. Les voies de Dieu sont impénétrables, se dit Langdon, se demandant avec ironie si peut-être... cette fameuse journée de la veille n'avait pas été la volonté de Dieu... après tout.

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— Monsieur Langdon? insista Chartrand. Je vous demandais pour l'hélicoptère?

Langdon sourit tristement.

— Oui, je sais... (Les paroles venaient de son cœur et non plus de son esprit.) C'est peut-être le choc de la chute... mais ma mémoire... semble-t-il... est un peu brouillée...

Chartrand sursauta.

— Vous ne vous souvenez de rien?

Langdon soupira.

— J'ai bien peur que tout ceci ne reste un mystère à jamais.

Quand Robert Langdon revint dans la chambre, une vision de rêve le figea sur place. Vittoria était adossée à la balustrade du balcon, les yeux rivés dans les siens. C'était une vision surnaturelle... une silhouette auréolée par la lumière de la lune.

Elle ressemblait à une déesse romaine, enveloppée dans un peignoir blanc. La ceinture serrée autour de sa taille mettait en valeur ses courbes gracieuses. Derrière elle, une brume pâle dessinait un halo au-dessus de la Fontaine du Triton du Bernin.

Langdon ressentit un désir violent pour cette femme.

Avec précaution, il posa le Diamant des Illuminati et la lettre du pape sur la table. Il serait bien temps de lui expliquer, plus tard. Il s'approcha d'elle.

Vittoria était heureuse de le voir.

— Tu es réveillé..., dit-elle avec une timidité feinte. Enfin.

Langdon sourit.

— La journée a été longue.

Elle passa une main dans son opulente chevelure, entrouvrant légèrement le décolleté de son peignoir.

— Et maintenant... je suppose que tu attends ta récompense.

Langdon resta interloqué.

— Pardon?

— Nous sommes adultes, Robert. Tu en as envie. Tu le sais bien. Je le vois dans tes yeux. Une faim charnelle inassouvie.

(Elle sourit.) Moi aussi. Et je crois que nous allons bientôt assouvir cet appétit!

— C'est vrai?

Il s'enhardit et tenta un pas vers elle.

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— Absolument. (Elle brandit un menu.) J'ai commandé tout ce qu'il y a sur la carte.

Le festin fut somptueux. Ils dînèrent au clair de lune...

assis sur le balcon... dégustant roquette, truffes et risotto. Ils discutèrent longtemps en sirotant un divin montepulciano.

Langdon n'avait pas besoin d'exercer ses talents de symbologue pour décrypter les signes que Vittoria lui envoyait.

Au cours du dessert, composé d'un savoyard à la crème de framboise et arrosé d'un cappuccino, Vittoria frotta sa jambe nue contre la sienne, lui jetant des regards enflammés. Elle avait envie qu'il lâche sa fourchette et qu'il la porte jusqu'au lit.

Mais Langdon ne bougea pas. Il restait impassible, en parfait homme du monde. Il lui jeta un regard narquois, moi aussi je peux jouer à ce petit jeu!

À la fin du repas, Langdon s'assit au bord du lit, s'extasiant sur la symétrie parfaite du Diamant des 111uminati qu'il retournait entre ses mains. Vittoria le dévisageait et la frustration se lisait sur son visage.

— Tu sembles trouver cet ambigramme passionnant?

Langdon acquiesça.

— Fascinant.

— Serait-ce la chose la plus intéressante dans cette pièce?

Langdon se gratta la tête en faisant semblant de réfléchir à la question.

— Eh bien, il y a bien une chose qui m'intéresserait davantage.

Elle sourit et se rapprocha de lui.

— Et cette chose?

— Comment as-tu réfuté la théorie d'Einstein en utilisant un thon?

Vittoria, agacée, leva les bras au ciel.

Dio mio! Arrête avec ce thon! Je te préviens, ne te moque pas trop de moi!

Langdon grimaça.

— Peut-être pourrais-tu étudier les carrelets et prouver que la terre est plate lors de ta prochaine expérience...?

Vittoria enrageait, mais sa déception fit place à un sourire excédé.

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— Pour votre information, cher professeur, ma prochaine expérience fera date dans l'histoire de la Science. J'ai l'intention de prouver que les neutrons ont une masse.

— Les neutrons, à la messe? interrogea Langdon en lui lançant un regard ahuri. Je ne savais même pas qu'il étaient catholiques!

Elle fut sur lui d'un saut de chat et le renversa sur le lit.

— J'espère que vous croyez dans l'au-delà, Robert Langdon.

Elle l'enfourcha en riant et l'immobilisa, le regard brillant d'une flamme mystérieuse.

— À vrai dire, répliqua-t-il en s'étranglant de rire, j'ai toujours eu beaucoup de mal à imaginer quoi que ce soit dans l'au-delà...

— Vraiment? Tu n'as donc jamais eu d'expérience religieuse?

Un moment d'extase parfaite?

Langdon secoua la tête.

— Non, et je doute fort être le genre de type à avoir un jour une expérience religieuse.

Vittoria enleva son peignoir.

— Tu n'as jamais couché avec un maître de yoga, n'est-ce pas?


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