— Exact, approuva nerveusement Kohler, et pour l'Église cette faille constitue une preuve de l'intervention divine. Venez-en au fait. Vittoria se raidit.
— Au fait? Mon père a toujours fermement cru que l'intervention divine était à l'origine du big-bang. Et même si la
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science était incapable de comprendre l'aspect divin de la création, il était persuadé qu'un jour elle finirait bien par y parvenir.
Elle montra tristement un bristol punaisé au-dessus du bureau de son père sur lequel était imprimé en caractères gras SCIENCE ET RELIGION NE S'OPPOSENT PAS
LA SCIENCE EST ENCORE TROP JEUNE POUR
COMPRENDRE
— Mon père désirait élever la science à un niveau encore inconnu d'elle, où elle aurait englobé le concept de Dieu.
Elle passa une main dans sa longue chevelure, l'air soudain mélancolique.
« Il avait entrepris une recherche qu'aucun scientifique n'avait encore imaginée. Une expérience pour laquelle on n'avait jamais maîtrisé la technologie nécessaire. »
Elle s'arrêta, comme si elle hésitait sur les termes à utiliser.
« Il avait mis au point un protocole expérimental pour prouver la possibilité de la Genèse. »
Prouver la Genèse? se demanda Langdon. Que la lumière soit? De la matière à partir de rien?
« Mon père avait réussi à créer un monde. . à partir du néant. »
Kohler sursauta violemment.
— Quoi?
— Plus précisément il avait recréé le big-bang en laboratoire.
Kohler se dressa sur ses avant-bras comme s'il allait se lever.
Langdon semblait complètement perdu.
— Créer un univers? Recréer le big-bang?
— À une échel e extrêmement réduite bien entendu, reprit Vittoria qui s'animait en parlant. Le processus était remarquablement simple. Il a accéléré deux faisceaux de particules ultra-fins dans des directions opposées, dans le tube accélérateur. Les deux faisceaux sont entrés en collision à des vitesses énormes faisant fusionner leurs énergies en un point extrêmement concentré. Il est parvenu à obtenir une densité d'énergie extraordinaire.
Elle énuméra une série de chiffres et de termes techniques et Kohler écarquilla un peu plus les yeux.
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Langdon essayait de suivre. Ainsi, Leonardo Vetra était parvenu à recréer ce point d'énergie extrêmement concentré d'où est censé avoir surgi l'Univers...
— Le résultat, poursuivit Vittoria, fut absolument inouï. Quand nous le publierons, il fera vaciller toute la physique moderne sur ses bases.
Elle parlait lentement, maintenant, comme si elle savourait l'énormité de la nouvelle.
« À ce stade d'énergie hautement concentrée, surgissant de nulle part, des particules de matière sont apparues dans le tube. »
Kohler la regardait intensément, les yeux écarquillés.
« De la matière, répéta Vittoria. Surgie du néant. Un extraordinaire feu d'artifice de particules subatomiques.
L'éclosion d'un univers miniature. Mon père a prouvé non seulement que l'on peut créer de la matière à partir de rien, mais que le big-bang et la Genèse peuvent s'expliquer en supposant simplement la présence d'une énorme source d'énergie. »
— Vous voulez dire Dieu? demanda Kohler.
— Dieu, Bouddha, la Force ultime, Jehovah, le point d'unicité, quel que soit le nom qu'on lui donne, le résultat est le même. La science et la religion sont en fait d'accord sur un postulat: l'énergie pure est la matrice de la création.
Quand Kohler reprit la parole, sa voix était sombre.
— Vittoria, j'en ai la tête qui tourne. Vous êtes en train de me dire que votre père a créé de la matière.. à partir de rien?
— Oui.
Vittoria désigna les conteneurs.
« Et en voici la preuve. Dans ces conteneurs se trouvent quelques échantillons de la matière qu'il a créée. »
Kohler toussa et dirigea son fauteuil vers les conteneurs comme un animal méfiant qui tourne autour de quelque chose qu'il craint.
— Quelque chose a dû m'échapper, de toute évidence, commença-t-il. Comment imaginez-vous qu'un scientifique va admettre que ces conteneurs contiennent des particules de matière que votre père a réellement créées? Ce pourrait être des particules venues de n'importe où...
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— Justement pas, rétorqua Vittoria sur un ton confiant. Ces particules sont uniques. Il s'agit d'un type de matière qui n'existe nulle part ailleurs, du moins sur notre planète. Il faut donc bien qu'elles aient été créées!
L'expression de Kohler s'assombrit.
— Vittoria, que voulez-vous dire avec votre « type de matière
» ? Il n'existe qu'un seul type de matière et. . Kohler s'arrêta net.
Vittoria triomphait.
— Vous avez vous-même donné des conférences sur ce thème, monsieur le directeur. L'univers est constitué de deux types de matière, c'est un fait scientifiquement établi.
Vittoria se tourna vers Langdon.
« Monsieur Langdon, que dit la Bible à propos de la création? »
Langdon, interloqué, se demandait où voulait en venir la jeune femme.
— Mmm. . Dieu a créé la Lumière et les Ténèbres, le Ciel et la Terre...
— Exactement, reprit Vittoria. Il a tout créé par couple d'opposés. La symétrie, l'équilibre parfait. Elle se tourna vers Kohler.
« Et la science est arrivée à la même conclusion que la religion: que le big-bang a tout créé dans l'univers par couples d'opposés. »
— Y compris la matière, murmura Kohler, comme pour lui-même.
Vittoria acquiesça.
— Oui. Et quand mon père a mené son expérience, deux types de matière sont apparus.
Langdon se demanda de quoi elle parlait. Leonardo Vetra a créé l'opposé de la matière?
Kohler lui jeta un regard furieux.
— La substance dont vous parlez existe ailleurs dans l'univers. Certainement pas sur terre. Et peut-être même pas dans notre galaxie.
— Absolument exact, répartit Vittoria. Ce qui prouve que les particules que l'on trouve dans ces conteneurs ont bien été créées.
Les traits de Kohler se durcirent encore.
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— Vittoria, vous n'êtes pas en train de prétendre que ces conteneurs contiennent des échantillons de ce « type » de matière?
— Mais si, mon cher.
Elle promena un regard fier sur les conteneurs.
« Vous avez devant vous les premiers échantillons d'antimatière au monde! »
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Phase deux, songea l'Assassin, en avançant à grands pas dans le tunnel plongé dans l'obscurité. La torche dans sa main était un peu inutile, il le savait. Mais c'était pour l'effet. L'effet était primordial. La peur, il l'avait appris, était son alliée. La peur est l'arme la plus efficace, parce que la plus foudroyante.
Il n'y avait pas de miroir dans le tunnel et il ne pouvait admirer son déguisement mais il pressentait, aux ondulations de l'ombre de sa gandoura, qu'il était parfait. Se mêler aux autres faisait partie du plan. Un plan très étrange, à vrai dire. Dans ses rêves les plus fous, il n'aurait jamais imaginé jouer un tel rôle.
Deux semaines plus tôt, il aurait considéré comme impossible la tâche qui l'attendait au bout de ce tunnel. Une mission suicide.
Comme d'entrer nu dans la tanière d'un lion. Mais Janus avait changé la définition de l'impossible.
Les secrets que Janus avait partagés avec l'Assassin ces deux dernières semaines avaient été nombreux. . Ce tunnel lui-même était l'un d'eux. Ancien, mais encore parfaitement praticable.
En s'approchant de l'ennemi, l'Assassin se demanda si ce qui l'attendait là-bas serait aussi facile que Janus le lui avait promis.
Quelqu'un, à l'intérieur, devait faire le nécessaire pour que tout se passe bien. À l'intérieur? Incroyable. Plus il réfléchissait à la question, plus il réalisait qu'il s'agissait d'un jeu d'enfant.
Wahad... Tanthan... Thalatha... Arbaa, scandait-il en arabe, alors qu'il arrivait au bout du boyau. Un. . deux. . trois... quatre...
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— Je suppose que vous avez entendu parler de l'antimatière, monsieur Langdon?
Vittoria scrutait son interlocuteur. Son visage bronzé tranchait sur le fond blanc et brillant des murs du labo.
Langdon la regarda, soudain désemparé.
— Oui, plus ou moins.
Les lèvres de la jeune femme esquissèrent un fin sourire.
— Adepte de Star Trek?
Langdon rougit.
— Mes étudiants m'en parlent en tout cas...
Il fronça les sourcils. « L'Enterprise ne carbure-t-il pas à l'antimatière? »
Elle hocha la tête.
— La science-fiction de bonne qualité n'est jamais très éloignée de la science tout court.
— Alors l'antimatière existe?
— C'est une donnée naturelle. Tout ce qui existe a son contraire; les protons ont les électrons, les upquarks ont les down-quarks. Il y a une symétrie cosmique au niveau subatomique. L'antimatière est à la matière ce que le Yin est au Yang.
Le contrepoids nécessaire dans l'équation physique.
Langdon songea à la croyance galiléenne dans la dualité.
« Depuis 1918, poursuivit Vittoria, les scientifiques savent que le big-bang a créé deux types de matière. Tout d'abord, celle que nous voyons sur la terre, celle dont sont faits les rochers, les arbres, les gens. L'autre est son opposé. Un opposé identique à la matière en tout point, excepté que les charges de ses particules sont inversées. »
Kohler, soudain fragile, s'exprima comme quelqu'un qui lutte contre un vertige croissant:
— Mais il y a d'énormes barrières technologiques au stockage de l'antimatière. Et la neutralisation?
— Mon père a produit un vide à polarité inversée pour extraire les positrons d'antimatière de l'accélérateur avant qu'ils se décomposent.
Kohler se renfrogna.
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— Mais un tel vide extrairait aussi la matière, il serait, impossible de séparer ces particules.
— Il s'est servi d'un champ magnétique. La matière s'est placée à droite et l'antimatière à gauche. Ce sont des opposés polaires.
À cet instant le mur de scepticisme de Kohler commença de se lézarder. Il posa des yeux écarquillés d'étonnement sur Vittoria et puis, sans prévenir, fut secoué par une quinte de toux.
— In. .croya. .ble, fit-il en s'essuyant la bouche, et pourtant...
Sa logique résistait encore.
« Même si l'on arrivait à produire ce vide, ces conteneurs sont faits de matière. L'antimatière réagirait instantanément avec... »
— L'échantillon ne touche pas le conteneur, reprit Vittoria, qui s'attendait apparemment à cette question. L'antimatière est suspendue. Les conteneurs sont appelés « pièges à antimatière »
parce qu'ils piègent littéralement l'antimatière au centre du conteneur, à bonne distance de la paroi et du fond de celui-ci.
— Suspendu?... Mais comment?
— Entre deux champs magnétiques intersectés. Tenez, regardez...
Vittoria traversa la pièce et revint avec un grand appareil électronique qui ressemblait, se dit Langdon, à un pistolet à rayons X de dessin animé : un large fût en forme de canon, coiffé d'une sorte de lunette de visée. Toutes sortes d'instruments électroniques étaient suspendus en dessous. Vittoria aligna la lunette sur l'un des conteneurs, appliqua son œil à l'œilleton et ajusta diverses bagues. Puis elle s'écarta, invitant Kohler à prendre sa place.
Kohler était stupéfait.
— Vous voulez dire que vous en avez collecté une quantité suffisante pour qu'on puisse les voir...?
— Cinq mille nanogrammes, acquiesça Vittoria. Une dose de plasma liquide qui contient des millions de positrons.
— Des millions? Mais jusqu'à maintenant on n'a réussi qu'à détecter quelques particules...
— C'est du xénon, répondit Vittoria d'un ton neutre. Mon père a accéléré le faisceau de particules à travers une émission de xénon, faisant éclater les électrons. Il tenait absolument à garder secrète la
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procédure exacte, mais elle nécessitait d'injecter simultanément des électrons à l'état brut dans l'accélérateur.
Langdon se sentait perdu, plus très sûr de parler encore la même langue que Vittoria.
Kohler resta muet quelques instants, les sourcils toujours froncés, le front zébré de rides profondes. Soudain il inspira d'un coup bref et se redressa comme s'il venait d'être percuté par une balle.
— Techniquement, cela signifierait une quantité. .
Vittoria approuva d'un signe de tête.
— Oui, assez impressionnante...
Kohler tourna les yeux vers le conteneur posé devant lui. L'air hésitant, se contorsionnant un peu, il approcha son œil. Il demeura ainsi un long moment, à regarder sans rien dire. Quand il se renversa finalement en arrière dans son fauteuil, son front était couvert de sueur. Les rides qui creusaient son visage avaient disparu. Sa voix n'était plus qu'un murmure.
— Mon Dieu... Vous y êtes vraiment arrivés...
Vittoria acquiesça.
— Mon père y est arrivé.
— Je... je ne sais pas quoi dire.
Vittoria se tourna vers Langdon.
— Vous voulez jeter un coup d'œil?
Langdon, très intimidé, s'approcha à son tour de l'appareil. À
une distance de soixante centimètres, le conteneur semblait vide.
Ce qu'il contenait, s'il contenait quelque chose, était d'une taille infinitésimale. L'Américain plaqua son œil contre la lunette de visée. L'image ne se précisa qu'au bout de quelques secondes.
Puis il vit.
La chose ne se trouvait pas au bas du conteneur comme il l'aurait cru, mais elle flottait au centre, suspendue dans l'étroit espace. On aurait dit un globule scintillant de mercure liquide.
Flottant dans l'air, vibrant d'une légère oscillation. Des vaguelettes métalliques agitaient la surface de cette grosse goutte. Cette vision rappela à Langdon une vidéo qu'il avait vue autrefois et qui montrait une goutte d'eau en apesanteur. Tout en sachant qu'elle était microscopique, il apercevait les moindres ondulations, les
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moindres creusements de cette boule de plasma qui pivotait lentement sur elle-même.
— Elle... flotte, dit-il.
— Il vaut mieux qu'elle flotte, répliqua Vittoria. L'antimatière est extrêmement instable. D'un point de vue énergétique, l'antimatière est le miroir de la matière, si bien que tous deux se suppriment réciproquement quand ils entrent en contact. Tenir l'antimatière à distance de la matière est bien sûr une gageure, parce que tout, sur terre, est fait de matière. Les échantillons doivent donc être complètement préservés de toute forme de contact avec celle-ci, même l'air.
Langdon flottait sur un drôle de nuage. Une discussion sur un vide parfait renfermant un objet immatériel...
— Mais ces pièges à antimatière, intervint Kohler en promenant un index boudiné sur la paroi d'un de ces conteneurs, c'est votre père qui les a conçus?
— Non, ils sont mon œuvre.
Il lui jeta un coup d'œil surpris.
« Mon père a produit les premières particules d'antimatière, reprit la jeune femme avec modestie, mais il a buté sur le problème du stockage. Et c'est alors que je lui ai fait cette suggestion: des écrins hermétiques nanocomposites équipés d'électroaimants à chaque extrémité. »
— Le génial Leonardo dépassé par sa fille?
— Pas vraiment. J'avais emprunté l'idée à la nature. Plus exactement aux physalies, une espèce de méduse qui paralyse les proies qu'el e enserre dans ses tentacules en émettant des décharges nématocystiques. Le principe est le même, ici. Les deux électroaimants produisent des champs électromagnétiques opposés qui prennent l'antimatière en étau au centre du conteneur. Dans le vide. Langdon regarda le conteneur. L'antimatière flottait dans le vide sans aucun contact avec quoi que ce soit. Kohler avait raison: l'intuition de Vetra était tout simplement géniale.
— Mais la source d'énergie pour les aimants, où se trouve-t-elle? demanda Kohler.
Vittoria tendit la main vers un conteneur.
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— Dans le piédestal, sous le « piège à antimatière ». Les conteneurs sont reliés à des socles qui les alimentent en continu afin que les aimants ne s'interrompent jamais.
— Et si le double champ cesse de fonctionner?
— C'est évident. L'antimatière qui n'est plus maintenue en l'air tombe, entre en collision avec le fond du conteneur et l'on assiste à une annihilation.
Langdon dressa l'oreille.
— Une annihilation?
Le mot lui faisait froid dans le dos. Vittoria répondit d'un ton anodin:
— Oui. Si la matière et l'antimatière entrent en contact, toutes deux sont détruites instantanément. Les physiciens appellent ce processus « annihilation ».
Langdon hocha la tête et émit un simple « Oh. . ».
— C'est la réaction en chaîne la plus élémentaire: une particule de matière et une particule d'antimatière se combinent pour produire deux nouvelles particules appelées photons. Un photon n'est rien d'autre qu'une minuscule étincelle.
Langdon avait entendu parler des photons, des particules de lumière, la forme d'énergie la plus pure. Il décida de ne pas faire allusion aux torpilles à photons du capitaine Kirk et à l'usage qu'il lui arrivait d'en faire contre les Klingons.
— Alors si la particule d'antimatière tombe, nous verrons une petite étincelle?
Vittoria haussa les épaules.
— Tout dépend de ce qu'on entend par petite étincelle.
Tenez, une démonstration vaut mieux qu'un long discours.
Elle tendit la main vers un conteneur et se mit à le dévisser de son piédestal.
Soudain, Kohler laissa échapper un cri de terreur et se jeta sur elle, écartant ses mains d'un grand geste.
— Vittoria, vous êtes folle?
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Étrangement, Kohler resta debout un long moment, vacillant sur ses deux jambes atrophiées. Son visage était blême de frayeur.
— Vittoria! Vous n'y songiez pas sérieusement?
Langdon fixait la scène, sidéré par la soudaine panique de l'impassible Kohler.
« Cinq cents nanogrammes! reprit Kohler. Si vous désactivez le champ magnétique... »
— Monsieur Kohler. . (Le ton de Vittoria se voulait rassurant.) Il n'y a pas le moindre risque. Tous ces pièges sont équipés de sécurités: une batterie se déclenche automatiquement quand ils sont séparés de leur piédestal. Mon échantillon d'antimatière reste donc en suspension même si je soulève son habitacle.
Kohler ne semblait pas totalement convaincu. Mais il se rassit, non sans hésitation, sur son fauteuil.
« Ces batteries peuvent fonctionner vingt-quatre heures en cas de besoin; un réservoir de secours, en quelque sorte. »
Elle se tourna vers Langdon, comme si elle avait perçu son malaise.
« L'antimatière, monsieur Langdon, possède quelques étonnantes caractéristiques qui la rendent extrêmement dangereuse. Un échantillon de dix milligrammes — le volume d'un grain de sable — est censé contenir autant d'énergie que deux cents tonnes de carburant conventionnel pour fusée. »
Langdon eut le vertige.
« C'est la source d'énergie de l'avenir. Mille fois plus puissante que l'énergie nucléaire. Cent pour cent efficace, pas de déchets, pas de radiation, pas de pollution, quelques grammes suffisent à satisfaire les besoins énergétiques d'une grande ville pendant une semaine. »
— Quelques grammes? Langdon recula instinctivement.
— N'ayez crainte, monsieur Langdon, ces échantillons ne contiennent que quelques millionièmes de grammes. Pas bien méchant.
Elle tendit de nouveau la main vers le conteneur et le dévissa de son piédestal.
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Kohler tressaillit mais se garda d'intervenir. Quand le conteneur se sépara de son socle, un bip se fit entendre et, sur un écran à cristaux liquides, clignotèrent six caractères rouges, des chiffres, un compte à rebours:
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Langdon, qui ne parvenait pas à détacher ses yeux des caractères rouges, décida que ce cadran rappelait assez fâcheusement un détonateur électronique à retardement.
« La batterie, expliqua Vittoria, dispose donc d'une autonomie de vingt-quatre heures. Elle se recharge dès que l'on replace le conteneur sur son socle. Conçue comme une mesure de sécurité, elle présente aussi le grand avantage d'être aisément transportable. »
— Transportable? demanda Kohler frappé de stupeur. Il vous est arrivé d'emporter ces conteneurs hors du labo?
— Bien sûr que non, rétorqua Vittoria. Mais sa mobilité simplifie beaucoup le travail d'observation.
Vittoria conduisit Langdon et Kohler à l'extrémité du labo. La jeune femme tira un rideau qui découvrit une fenêtre qui donnait sur une grande pièce dont les murs, le sol et le plafond étaient entièrement recouverts de plaques d'acier. Cela rappela à Langdon le réservoir d'un pétrolier qui l'avait un jour emmené en Papouasie-Nouvelle-Guinée où il devait étudier les graffiti corporels des Hanta.
« C'est un réservoir d'annihilation », expliqua Vittoria.
Kohler la regarda, déconcerté.
— Vous voulez dire que vous avez pu observer des annihilations?
— Mon père était fasciné par la physique du big-bang: d'énormes quantités d'énergie dégagées par de minuscules particules de matière...
Vittoria ouvrit un tiroir d'acier sous la fenêtre. Elle plaça le conteneur dans le tiroir et le referma. Un instant plus tard, le conteneur réapparut de l'autre côté de la fenêtre, il roula doucement le long d'une sorte de toboggan en pente douce jusqu'au centre de la pièce où il s'immobilisa.
Vittoria eut un sourire tendu.
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— Vous êtes sur le point d'assister à votre première annihilation par collision matière-antimatière. Quelques millionièmes de grammes. Un échantillon d'une dimension dérisoire.
Langdon fixa le piège à antimatière qui gisait au centre de sa cage d'acier. Kohler se tourna aussi vers la fenêtre, hésitant.
« Normalement, reprit Vittoria, nous devrions attendre vingt autre heures, le temps pour la batterie de se décharger complètement. Mais cette chambre contient des aimants placés sous le plancher qui sont assez puissants pour annuler la force de ceux du piège et interrompre la suspension. Et quand matière et antimatière rentrent en contact... »
— L'annihilation! murmura Kohler.
— Une dernière chose, fit Vittoria. L'antimatière génère de l'énergie pure. L'intégralité de sa masse se transforme en photons. Ne regardez pas directement l'échantillon, protégez vos yeux.
Langdon, méfiant de nature, trouvait que Vittoria dramatisait. Ne regardez pas directement l'échantillon? Le conteneur se trouvait à plus de trente mètres derrière un épais mur de plexiglas teinté. Sans compter que cette poussière, dans le conteneur était invisible, microscopique...
Protéger mes yeux? songea Langdon. Quelle quantité d'énergie peut bien engendrer ce grain de poussière?
Vittoria enfonça le bouton.
Instantanément, Langdon fut aveuglé. Un point de lumière vive scintilla dans le conteneur avant d'exploser dans un flash de lumière qui irradia dans toutes les directions, venant frapper la vitre à la vitesse de l'éclair. La détonation assourdissante se répercuta sur la voûte tandis que la lumière, qui avait semblé tout absorber, régressait un instant plus tard jusqu'au point d'où elle était partie, se résorbait en une minuscule tache brillante pour disparaître purement et simplement. Langdon cligna de douleur, recouvrant lentement la vue. Il plissait les paupières pour voir à travers la fumée qui avait envahi le bunker expérimental. Le conteneur, sur le sol avait complètement disparu. Vaporisé. Plus une trace. Il contemplait le miracle, pantelant.
— Mon... mon Dieu!
Vittoria acquiesça tristement.
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— C'est précisément ce que disait mon père.
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Kohler fixait la chambre d'annihilation, encore sous le coup de la stupéfaction provoquée par le spectacle auquel il venait d'assister. Langdon, à côté, semblait encore plus abasourdi.
— Je veux voir mon père, exigea Vittoria. Je vous ai montré le labo. À présent, je veux voir mon père.
Kohler se tourna lentement, comme s'il ne l'avait pas entendue.
— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps, Vittoria? Vous et votre père auriez dû me parler sur-le-champ de cette découverte.
Vittoria lui adressa un regard perçant. Combien de raisons dois-je fournir?
— Mon cher directeur, nous parlerons de cela plus tard. Pour l'instant, je désire voir mon père.
— Entrevoyez-vous les conséquences de cette découverte?
— Bien sûr, des royalties substantielles pour le CERN, très substantielles. Maintenant, je voudrais. .
— Est-ce la raison de votre secret? demanda Kohler. Vous craigniez que le Conseil et moi ne décidions de concéder une licence d'exploitation du procédé?
— Il faut absolument que cette technologie soit exploitée, rétorqua aussitôt Vittoria, cédant à sa passion naturelle.
L'antimatière est une technologie importante. Mais elle est également dangereuse. Mon père et moi voulions avoir le temps de peaufiner les procédures et de les rendre plus sûres.
— En d'autres termes vous n'avez pas fait confiance au Conseil des directeurs pour faire passer la prudence scientifique avant la cupidité financière?
Vittoria fut surprise par le ton indifférent adopté par Kohler.
— D'autres problèmes se posaient également, répliqua-t-elle.
Mon père espérait avoir le temps de présenter ses découvertes sur l'antimatière sous un jour approprié.
— Ce qui signifie?
— À votre avis, monsieur Kohler? La matière née de l'énergie?
Quelque chose surgissant de rien? C'est pratiquement la preuve que la Genèse est une possibilité scientifique...
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— Alors il refusait que les conséquences religieuses de sa découverte soient évincées par la fièvre de la commercialisation...
— On peut le formuler de cette façon en effet.
Paradoxalement, les soucis de Vittoria étaient à l'opposé de ceux de son père. La commercialisation, pour toute nouvelle source d'énergie, était une étape indispensable. Si la technologie de l'antimatière recelait un potentiel formidable en tant que source d'énergie productive et non polluante, elle recelait aussi le risque, si on la divulguait prématurément, d'un dénigrement en règle de la part des politiciens, avec un fiasco à la clé, du même genre que ceux qui avaient tué dans l'œuf les énergies nucléaires et solaires.
Le nucléaire avait proliféré avant que la technologie soit devenue parfaitement sûre et il y avait eu des accidents. Le solaire avait proliféré avant d'être vraiment efficace et beaucoup de gens y avaient laissé des plumes. Les deux technologies avaient été critiquées et leur lancement avait fait long feu.
« J'avoue que la réconciliation, noble s'il en est, de la science et de la religion me laisse indifférente. »
— Et l'environnement?
— Une énergie illimitée, plus d'exploitation du sous-sol, plus de pollution. La technologie de l'antimatière pourrait sauver la planète.
— Ou la détruire, siffla Kohler. Cela dépend de la façon dont on l'utilise et des buts que l'on se donne. .
Vittoria sentit que le corps du directeur tassé sur son fauteuil était parcouru d'un frisson.
« Qui d'autre était au courant de cette découverte? »
— Personne, répondit Vittoria, je vous l'ai dit. .
— Alors quels étaient les mobiles de ceux qui ont supprimé votre père?
La mâchoire de Vittoria se contracta.
— Je n'en ai pas la moindre idée. Il avait des ennemis, ici, au CERN, vous le savez, mais tout rapport avec l'antimatière est exclu.
Nous nous étions juré l'un à l'autre de garder le secret encore quelques mois, jusqu'à ce que nous soyons prêts.
— Et vous êtes certaine que votre père a observé son vœu de silence?
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Cette ultime remarque fit sortir la jeune femme de ses gonds.
— Mon père n'était pas homme à se parjurer, monsieur Kohler, et il l'a montré.
— Et vous n'en avez parlé à personne?
— Bien sûr que non!
Kohler poussa un long soupir. Il marqua une pause comme s'il choisissait avec soin les mots à employer.
— Mais supposez que quelqu'un ait fini par découvrir la vérité.
Et que ce quelqu'un ait réussi à pénétrer dans votre laboratoire.
Qu'auraient-ils pu dénicher ici? Votre père conservait-il des notes sur son travail? Des descriptifs de ses recherches?
— Monsieur Kohler, je crois avoir fait preuve d'une grande patience. Maintenant, j'ai besoin que vous répondiez à mes questions. Vous ne cessez de parler d'effraction, mais vous avez vu le scanner rétinien: mon père avait pris toutes les précautions nécessaires concernant la sécurité et la confidentialité.
— Répondez à ma question! rétorqua Kohler, cassant.
Vittoria sursauta.
« Êtes-vous certaine que rien ne manque? »
— Je n'en sais absolument rien, fit la jeune femme, balayant du regard la salle où ils se trouvaient. Tous les échantillons d'antimatière étaient là. La zone de travail de son père semblait en ordre. Personne n'est entré ici, constata-t-elle. Rien n'a été dérangé à ce niveau.
Kohler lui jeta un regard effaré.
— À ce niveau?
Vittoria avait parlé sans réfléchir.
— Oui, dans le laboratoire supérieur...
— Vous utilisez le laboratoire du sous-sol?
— Uniquement comme entrepôt.
Kohler, repris d'une quinte de toux, manœuvra son fauteuil roulant pour s'approcher de la jeune femme.
— Vous entreposez des choses dans la chambre Haz-Mat?
Puis-je savoir quoi, au juste?
Des matières dangereuses, évidemment, quoi d'autre?
Vittoria était en train de perdre complètement patience.
— De l'antimatière.
Kohler, éberlué, se souleva sur les bras de son fauteuil.
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— Vous êtes en train de m'annoncer qu'il existe d'autres échantillons? Mais pourquoi ne me l'avez-vous pas dit avant?
— Mais parce que vous ne me laissez pas le temps de souffler avec toutes vos questions!
— Il faut vérifier que ces échantillons sont toujours là, déclara Kohler.
— Cet échantillon, corrigea Vittoria. Il n'y en a qu'un. Et il n'y pas à s'inquiéter, personne ne pourrait. .
— Qu'un seul? hésita Kohler. Mais pourquoi n'est-il pas ici avec les autres?
— Mon père préférait le conserver sous le soubassement rocheux, à titre de précaution. Il est plus gros que les autres.
Vittoria surprit le regard inquiet qu'échangèrent Langdon et Kohler. Ce dernier reprit d'une voix grave:
— Vous avez créé un échantillon de plus de cinq cents nanogrammes?
— C'était nécessaire, plaida Vittoria. Nous devions prouver que cette source d'énergie était rentable et ne présentait pas de risque.
Le problème récurrent des nouvelles sources d'énergie, elle le savait, était toujours celui du seuil de rentabilité. Et de l'investissement de départ: combien fallait-il dépenser pour exploiter l'énergie en question? Pas question de construire un pipeline pour un baril. Mais s'il y avait quelques millions de barils à la clé, les investisseurs étaient nombreux à répondre présents. Il en allait de même pour l'antimatière. Faire fonctionner un accélérateur de particules de vingt-quatre kilomètres et ses électroaimants pour créer un minuscule échantillon d'antimatière n'était pas rentable. Pour prouver la rentabilité de celle-ci, il avait bien fallu créer un échantillon plus important.
Certes, Vetra et elle avaient hésité avant de se décider à franchir le pas. Mais Vittoria avait insisté sans relâche. Pour que l'antimatière soit prise au sérieux, elle et son père devaient faire une double démonstration. Primo, il fallait prouver que l'énergie produite rivalisait avec les sources traditionnelles. Et secundo que l'on pouvait stocker cette énergie sans risques. Elle avait fini par arracher le morceau, et Vetra avait cédé à contrecœur. Mais il avait édicté de strictes consignes de sécurité: le secret et l'accès au labo
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devaient être préservés à tout prix. L'antimatière, avait insisté Vetra, serait stockée dans la chambre Haz-Mat, une cavité creusée dans le granit à vingt-cinq mètres de profondeur supplémentaires sous la terre. Pas question de mentionner à qui que ce soit l'existence de cet échantillon. Et seuls Vetra et Vittoria auraient le droit de pénétrer dans le labo.
— Vittoria, reprit Kohler avec insistance, quelle est la taille de l'échantillon que vous et votre père avez créé?
Vittoria ne put s'empêcher de jubiler intérieurement. Elle savait que ce qu'elle allait révéler allait frapper de stupeur le grand Maximilian Kohler lui-même..
Elle se représenta l'antimatière, en bas. Une vision étonnante.
Suspendue dans son conteneur, parfaitement visible à l'œil nu, ondoyait une minuscule sphère d'antimatière. Il ne s'agissait pourtant pas d'un point minuscule mais d'une gouttelette de la taille d'une chevrotine.
Vittoria inspira profondément.
— 250 milligrammes.
Kohler blêmit.
— Quoi? (Une quinte de toux convulsive lui déchira la gorge.) Un quart de gramme? Vous savez que cela représente un dégagement d'énergie de presque cinq kilotonnes?
Kilotonnes. Un vocable que Vittoria détestait. Son père et elle s'étaient toujours bien gardés de l'employer. Une kilotonne équivalait à mille tonnes de TNT. Un vocabulaire bon pour les militaires qui parlaient en « charge utile ». La puissance destructrice. Elle et son père parlaient en volts et joules électroniques, ils ne s'intéressaient qu'à l'aspect constructif de cette énergie.
— Mais une telle quantité d'antimatière suffirait à tout anéantir dans un rayon de deux cents mètres! s'exclama Kohler.
— Oui, si l'on désactivait le champ magnétique, rétorqua Vittoria, ce que jamais personne ne se risquerait à faire!
— Sauf un fou, et il y en a.. Il suffirait par ailleurs que votre système d'alimentation tombe en panne.. Kohler se dirigeait déjà vers l'ascenseur.
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— C'est la raison pour laquelle mon père l'avait entreposé dans la chambre Haz-Mat, avec un système d'alimentation et un accès totalement sécurisés.
Kohler se tourna, une lueur d'espoir dans les yeux.
— Vous aviez une deuxième sécurité sur l'accès à la Haz-Mat?
— Oui, un second scan rétinien.
— On descend. Tout de suite! déclara simplement Kohler.
Le monte-charge chuta comme une pierre. Vingt-cinq mètres plus bas sous terre.
Vittoria était sûre d'avoir senti de la peur chez les deux hommes alors que l'ascenseur s'enfonçait. Le visage ordinairement impassible de Kohler était tendu . Je sais, songea Vittoria, l'échantillon est énorme, mais les précautions prises sont...
Ils avaient atteint le fond. Les portes du monte-charge s'écartèrent et Vittoria précéda les deux hommes dans le couloir à peine éclairé. Tout au fond, une énorme porte d'acier. HAZ-MAT.
L'identificateur rétinien, placé à côté de la porte, était identique à celui d'en haut. Elle ralentit et aligna soigneusement son œil dans l'axe de la lentille.
Elle recula. Bizarre. La lentille en principe intacte était éclaboussée, maculée de quelque chose qui ressemblait à. . du sang?
Interdite, el e se retourna vers les deux hommes. Langdon et Kohler étaient plus pâles l'un que l'autre, les yeux fixés sur le sol à ses pieds.
Vittoria baissa les yeux, sans comprendre.
Sur le sol, il y avait quelque chose de très étrange et de très familier à la fois. Il lui fallut un instant pour saisir.
Puis, avec une vague de nausée, elle comprit. Gisant par terre comme un déchet, la pupille fixée sur elle... c'était un globe oculaire. Dont elle aurait reconnu la couleur noisette entre mille.
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Le technicien de sécurité retint sa respiration pendant que son chef, penché au-dessus de son épaule, passait en revue la console devant eux. Une minute s'écoula.
Le technicien avait prévu ce lourd silence, il s'y attendait. Le chef respectait toujours strictement les consignes. Ce n'était pas en réfléchissant après avoir parlé qu'il était devenu le chef de l'une des forces de sécurité les plus pointues de la planète.
Mais que pensait-il?
L'objet qu'ils voyaient sur l'écran était un mystérieux conteneur, un conteneur aux parois transparentes. Pas difficile à reconnaître. Mais quasi impossible d'en déduire quoi que ce soit de plus.
À l'intérieur du conteneur, comme en vertu d'un effet spécial, on pouvait apercevoir une gouttelette de liquide métallique qui semblait flotter... Elle apparaissait et disparaissait dans le clignotement rouge et cybernétique d'un affichage à cristaux liquides dont les chiffres décroissaient régulièrement, ce qui donnait la chair de poule au technicien.
— Pouvez-vous diminuer le contraste? demanda le chef à l'homme qui sursauta.
Il exécuta la consigne et l'image devint légèrement plus lumineuse. Le chef se pencha en avant en clignant des yeux, essayant de distinguer une forme qui venait juste d'apparaître à la base du conteneur.
Le technicien suivit le regard de son supérieur. À côté de l'écran à cristaux liquides on pouvait lire un acronyme. Quatre lettres en capitales qui luisaient par intermittence avec le clignotement rougeâtre.
— Ne bougez pas, intima le chef. Pas un mot. Je vais régler ça moi-même.
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Haz-Mat. Cinquante mètres sous terre.
Vittoria Vetra partit en avant et faillit buter contre le scan rétinien. Elle sentit l'Américain se précipiter vers elle pour la soutenir et l'empêcher de s'affaler sur elle-même. Sur le sol, à ses pieds, l'œil de son père continuait de la fixer. Elle expira lentement, toute sa cage thoracique était contractée. Ils lui ont arraché l'œil!
Tout l'univers basculait. Kohler, derrière elle, parlait; Langdon l'aidait à se redresser. Comme dans un rêve, elle se voyait positionnant son œil devant le scan rétinien. Le mécanisme émit un bip sonore.
La porte coulissa vers la gauche.
Il avait fallu affronter l'horreur de cet œil qui la poursuivait, mais une autre horreur l'attendait à l'intérieur, Vittoria le pressentait. Quand elle sonda la pièce du regard, malgré le brouillard qui feutrait ses sensations, elle comprit que le cauchemar ne faisait que commencer. Devant elle, le piédestal d'alimentation solitaire était vide.
Plus de conteneur. Ils avaient arraché l'œil de son père pour pouvoir le voler. Les conséquences de ce double crime se bousculaient dans son esprit. Leur tactique s'était retournée contre eux. L'échantillon qui était censé prouver que l'antimatière était une source d'énergie viable et sûre avait été dérobé. Alors que personne, sauf mon père et moi, n'était au courant de son existence! Pourtant la vérité était là sous ses yeux, irrécusable.
Quelqu'un avait su. Qui? Vittoria était incapable de le deviner.
Même Kohler, qui était généralement au courant de tout ce qui se passait au CERN, n'en avait visiblement pas eu vent.
Son père était mort; tué à cause de son génie.
La peine qui la tourmentait fit place à une nouvelle douleur, bien pire, écrasante. La culpabilité. Une culpabilité incontrôlable, qui la harcelait. C'était elle et personne d'autre qui avait poussé son père à produire cet échantillon. Alors qu'il était très réticent. Et il avait payé de sa vie cette décision.
Un quart de gramme...
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Comme toute technologie - le feu, la poudre, le moteur à explosion -, l'antimatière, entre les mains d'individus nuisibles, recelait un redoutable pouvoir meurtrier. Vraiment redoutable.
C'était l'arme létale par excellence. Dévastatrice et sans recours.
Un train à grande vitesse lancé sur sa cible était moins terrifiant.
Et quand le compte à rebours était déclenché...
Un éclair aveuglant. Un vrombissement de tonnerre. Une incinération à la vitesse de la lumière. Un formidable éclair et puis rien... Un cratère vide. Un énorme cratère vide.
L'image du génie bienfaisant de son père, utilisé comme une arme de destruction, était comme un poison dans son sang. Il avait créé l'arme terroriste ultime. Indétectable par les portiques de sécurité les plus perfectionnés - puisque ne recelant aucun élément métallique -, ni par les chiens - puisqu'elle n'avait pas de signature olfactive. Pas de détonateur à désactiver si les autorités localisaient le conteneur. Le compte à rebours avait commencé...
Ce fut le premier geste qui lui vint à l'esprit, faute de mieux. Langdon sortit son mouchoir de sa poche et le déposa sur le globe oculaire de Leonardo Vetra. Vittoria se tenait dans l'encadrement de la porte de la salle Haz-Mat, la mine défaite, à la fois par le chagrin et par une folle angoisse. Langdon avança d'un pas vers elle, mais Kohler l'interrompit.
— Monsieur Langdon? demanda-t-il, le visage impassible.
Il fit signe à Langdon d'approcher et, tandis que l'Américain se tournait vers lui, délaissant Vittoria qui ne l'entendait pas, il murmura d'une voix impérieuse:
« C'est vous le spécialiste! Je veux savoir ce que ces ordures d'Illuminati ont l'intention de faire de cette antimatière. »
Langdon essaya de se concentrer. Malgré la panique montante qu'il sentait autour de lui, sa première réaction fut logique: l'hypothèse de Kohler était indéfendable.
— Les Illuminati n'existent plus, monsieur Kohler, je suis formel. Ce crime peut être l'œuvre de n'importe qui, y compris celle d'un employé du CERN qui, ayant découvert ce que tramait Leonardo Vetra, a décidé que ce projet était trop dangereux pour le laisser faire.
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Kohler était stupéfait.
— Vous pensez qu'il s'agit d'un crime moral, monsieur Langdon? Cela est absurde! Les meurtriers de Leonardo ne voulaient qu'une chose: l'échantillon d'antimatière. Et il ne fait aucun doute qu'ils comptent l'utiliser!
— Vous songez à des terroristes?
— Évidemment.
— Mais les Illuminati n'étaient pas des terroristes.
— Allez dire ça à Leonardo Vetra.
L'argument ne manquait pas de pertinence, Langdon était obligé de l'admettre. Après tout, Vetra avait été marqué au fer rouge du nom des Illuminati. Resurgi d'où? Si l'on avait voulu égarer les soupçons, pourquoi aller déterrer un si improbable symbole? Il devait y avoir une autre explication.
Encore une fois, Langdon se contraignit à envisager l'invraisemblable. Si les Illuminati étaient toujours actifs et s'ils étaient à l'origine du vol de l'antimatière, quelles étaient leurs intentions? Quelle était leur cible? Le cerveau de Langdon lui envoya instantanément la réponse. Mais il l'écarta aussi vite. Les Illuminati avaient certes un ennemi évident, mais une attaque terroriste de grande envergure contre cet ennemi était inconcevable. Cela ne leur ressemblait pas du tout. Les Illuminati avaient bien tué des gens, mais toujours des individus, ils sélectionnaient soigneusement leurs cibles. Le massacre d'innocents ne faisait pas partie de leur stratégie, ce n'étaient pas des bouchers. Soudain une pensée perturbante lui traversa l'esprit, le geste auquel il pensait ne manquerait certes pas d'une majestueuse éloquence: l'antimatière, la suprême découverte scientifique utilisée pour anéantir...
Mais il repoussa la supposition. Grotesque.
— Il existe une autre explication logique que celle d'un groupe terroriste.
Kohler lui jeta un regard intrigué, dans l'expectative.
Langdon s'efforça de démêler ses pensées. Les Illuminati avaient toujours disposé d'un immense pouvoir à travers leurs réseaux financiers. Ils contrôlaient des banques, ils possédaient leurs propres réserves d'or. Selon la rumeur, ils possédaient aussi la
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pierre précieuse la plus coûteuse au monde, le diamant Illuminati, un énorme diamant sans défauts.
— L'argent, répliqua Langdon, le vol de l'antimatière pourrait être motivé par un mobile purement financier.
Kohler était incrédule.
— Une affaire juteuse? Encore faudrait-il trouver un acheteur pour une gouttelette d'antimatière...
— Ce n'est pas de l'échantillon que je parle mais bien de la technologie. C'est un gigantesque filon. Peut-être a-t-on dérobé l'échantillon pour l'analyser et le reproduire.
— De l'espionnage industriel? Mais la batterie de ce conteneur ne dispose que d'une durée de vie de vingt-quatre heures.. Les chercheurs qui se pencheraient sur le conteneur partiront en fumée avec lui avant d'avoir appris quoi que ce soit!
— Sauf s'ils parviennent à le recharger avant qu'il n'explose.
S'ils construisent un socle d'alimentation comme celui qui se trouve devant nous.
— En vingt-quatre heures? Vous n'y songez pas! Même s'ils ont volé les plans, il leur faudra des mois pour fabriquer et faire fonctionner un engin comme celui-ci!
— Kohler a raison, lança Vittoria d'une voix faible.
Les deux hommes se retournèrent. Vittoria s'avançait vers eux, d'une démarche aussi vacillante que ses inflexions de voix.
« Il a raison. Personne ne peut construire un système d'alimentation en si peu de temps. L'interface à elle seule leur prendrait des semaines. Les filtres de flux, les servo-coils, les alliages nécessaires à la transmission de l'énergie, tout cela ajusté au degré d'énergie spécifique de l'endroit... »
Langdon fronça les sourcils. Il avait pigé: un piège à antimatière n'était pas un objet que l'on pouvait se contenter de brancher sur une prise murale. Une fois sorti du CERN, le conteneur devenait un aller simple vers le néant, sous vingt-quatre heures.
Il ne restait donc plus qu'une conclusion. Une très douloureuse conclusion.
— Il faut appeler Interpol, déclara Vittoria. (Sa propre voix lui paraissait étrangement distante.) Il faut prévenir les autorités concernées. Tout de suite!
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Kohler secoua la tête.
— Absolument pas.
La jeune femme resta interloquée.
— Non? Que voulez-vous dire? reprit-t-elle.
— Que vous et votre père m'avez placé dans une position très délicate, ici.
— Mais monsieur Kohler, nous avons besoin d'aide! Il faut retrouver ce conteneur et le rapporter ici avant qu'il ne fasse des dégâts. C'est notre devoir!
— Notre devoir, mademoiselle Vetra, c'est d'abord de réfléchir, répliqua sèchement Kohler. Cette situation pourrait avoir de très graves répercussions pour le CERN.
— Vous me parlez de la réputation du CERN? Mais vous imaginez la catastrophe si ce conteneur explose dans un environnement urbain? Tout serait effacé de la carte dans un rayon de un kilomètre. Tout un quartier anéanti!
— Sans doute auriez-vous dû envisager les conséquences de vos actes avant de mettre tous les deux au point cet échantillon.
Vittoria eut l'impression d'être poignardée.
— Mais nous avions pris toutes les précautions. .
— Apparemment, elles n'étaient pas suffisantes!
— Mais personne n'était au courant pour l'antimatière...
Elle comprit aussitôt l'absurdité de cet argument. De toute évidence, quelqu'un avait su. Les recherches de son père avaient été percées à jour.
Vittoria n'en avait parlé à personne. Ce qui ne laissait le choix qu'entre deux explications: soit son père avait mis quelqu'un dans la confidence sans lui en parler — ce qui était absurde parce que c'était précisément Vetra qui lui avait fait jurer le secret. Deuxième hypothèse: elle et son père avaient été surveillés. Le téléphone portable? Elle se souvint des quelques conversations avec son père pendant le voyage. En avaient-ils trop dit? Possible. Ou encore leur messagerie électronique. Pourtant ils avaient été d'une absolue discrétion, non? Le système de sécurité du CERN était peut-être en cause? Avait-on pu les placer sous surveillance sans qu'ils s'en rendent compte? Plus rien de tout cela n'a d'importance maintenant, se dit-elle. Mon père est mort.
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Cette pensée la décida à agir. Elle sortit son téléphone mobile de la poche de son short.
Kohler manoeuvra son fauteuil roulant vers la jeune femme, pris d'une violente quinte de toux. Ses yeux lancèrent des éclairs furieux.
— Qui... appelez-vous?
— Le standard, ils peuvent nous connecter à Interpol.
— Réfléchissez! éructa Kohler en pilant devant elle. Êtes-vous naïve à ce point? À présent, ce conteneur peut se trouver n'importe où sur la planète! Pas un service de renseignements n'est capable de mobiliser assez de moyens pour le retrouver à temps,
— Alors vous suggérez de ne rien faire, c'est ça?
Vittoria éprouvait des scrupules à défier un homme à la santé si fragile mais le directeur paraissait tellement braqué qu'elle n'en tenait plus compte.
— Je suggère d'agir intelligemment, fit Kohler. De ne pas risquer de ruiner la réputation du CERN en avertissant des autorités qui seront de toute façon impuissantes devant cette situation. Pas encore, en tout cas, pas avant d'avoir bien réfléchi.
Vittoria reconnaissait une certaine logique à l'argument de Kohler, mais logique et responsabilité morale ne coïncidaient pas toujours, elle le savait aussi. Son père avait voué son existence à la responsabilité morale, une pratique scientifique rigoureuse, la fiabilité, la foi dans la bonté intrinsèque de l'être humain.
Vittoria croyait aussi dans ces notions, mais sous l'angle du karma des bouddhistes. S'écartant de Kohler, elle ouvrit d'un geste preste son téléphone portable.
— Vous ne pouvez pas téléphoner, lança Kohler.
— Essayez donc de m'en empêcher!
Kohler ne bougea pas.
Un instant plus tard, Vittoria comprit pourquoi. À une telle profondeur son portable ne captait pas. Elle se dirigea vers l'ascenseur en fulminant.
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L'Assassin se trouvait maintenant à l'entrée du tunnel de pierre.
Sa torche brûlait toujours d'un vif éclat et sa fumée se mêlait aux odeurs de mousse et de renfermé. Tout était silencieux autour de lui.
La porte d'acier qui lui barrait le passage semblait aussi vieille que le tunnel lui-même. Elle paraissait très solide malgré la rouille qui la recouvrait partiellement. Confiant, il attendit dans l'obscurité.
L'heure était proche.
Janus avait promis que quelqu'un ouvrirait la porte, de l'intérieur. L'Assassin était stupéfait que Janus ait réussi à acheter un employé du Vatican. Il aurait attendu la nuit entière devant cette porte pour accomplir sa tâche, mais il sentait que cela ne serait pas nécessaire. Il travaillait pour des hommes déterminés.
Quelques minutes plus tard, exactement à l'heure dite, il entendit le tintement sonore de clés métalliques qu'on enfonçait dans la serrure, de l'autre côté de la porte. L'un après l'autre, trois énormes verrous s'ouvrirent. Ils grincèrent comme s'ils n'avaient pas servi depuis des siècles. Ouverts.
Un silence.
L'Assassin attendit patiemment, cinq minutes, exactement comme on le lui avait dit. Puis, tendu à craquer, il poussa la porte qui s'ouvrit toute grande.
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— Vittoria, je ne le permettrai pas!
Kohler avait le souffle de plus en plus court à mesure que le monte-charge grimpait.
Vittoria le repoussa. Elle avait tant besoin d'un sanctuaire, un lieu familier dans cet endroit qui n'avait plus rien de familier, ni d'accueillant. Pourtant, elle allait devoir y renoncer. Il lui fallait ravaler sa douleur et agir. Trouver un téléphone.
Robert Langdon, à son côté, était toujours aussi silencieux.
Vittoria avait renoncé à comprendre qui il était exactement. Un spécialiste? Kohler n'avait pas été plus précis. M. Langdon peut nous aider à retrouver l'assassin de votre père. Langdon ne lui avait été d'aucune aide, en fait. Sa chaleur et sa gentillesse semblaient sincères, mais, de toute évidence, il cachait quelque chose.
Kohler revint de nouveau à la charge.
— En tant que directeur du CERN, j'ai une responsabilité directe dans l'avenir de la science. Si vous faites de cet incident un scandale international et que le CERN en pâtisse...
L'avenir de la science? Vittoria se tourna vers lui.
— Vous projetez vraiment de vous soustraire à vos responsabilités en refusant d'admettre que l'antimatière provenait du CERN? Vous avez l'intention d'ignorer les vies des gens que nous mettons en danger?
— Pas nous, objecta Kohler. Vous et votre père.
Vittoria détourna le regard.
« Et, à propos de vies humaines, pourquoi ne pas parler de la vie, puisque c'est ce dont il s'agit? Vous savez que la technologie de l'antimatière recèle d'énormes implications pour la vie sur cette planète. Si le CERN est démantelé, détruit par le scandale, tout le monde sera perdant. L'avenir de l'homme est entre les mains de savants comme vous et votre père, de tous ces gens qui travaillent pour aider les générations futures à résoudre les problèmes qu'elles rencontreront. »
Vittoria connaissait les idées de Kohler à propos de la science comme nouvelle divinité, et elle n'y avait jamais adhéré. Après
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tout, c'était la science elle-même qui avait créé une bonne part des problèmes qu'elle s'efforçait à présent de régler... Le « progrès »
n'était que la dernière malice inventée par cette bonne vieille Mère Nature.
— Les avancées de la science comportent forcément des risques, plaida Kohler. Depuis toujours. Les programmes spatiaux, la recherche génétique, la médecine ont accumulé les erreurs. Mais la Science doit survivre à ses faux pas. À tout prix. Le salut de l'humanité en dépend.
Vittoria était sidérée de l'aptitude que montrait Kohler à résoudre les problèmes moraux avec son habituel détachement scientifique. Comme si son intelligence glaciale avait définitivement pris le dessus sur sa conscience morale.
— Vous croyez le CERN tellement essentiel pour le destin de l'humanité, que cela vous dispense de toute responsabilité morale...
— Vittoria, je n'ai pas de leçons de morale à recevoir de vous.
Vous avez franchi la ligne jaune, le jour où vous avez entrepris de créer cet échantillon, vous avez mis en danger le Centre et ceux qui y travaillent. Je n'essaie pas seulement de protéger les emplois des trois mille scientifiques qui travaillent ici, mais aussi la réputation de votre père. Pensez à lui. Il ne faut pas que l'on garde de lui le souvenir du créateur de l'arme la plus destructrice de l'histoire.
L'argument avait atteint sa cible, Vittoria était défaite: c'est moi qui l'ai convaincu de créer ce spécimen. Tout est de ma faute!
Quand la porte s'ouvrit, Kohler parlait toujours. Vittoria sortit de l'ascenseur, sortit son portable et composa le numéro.
Toujours pas de tonalité. Zut! Elle se dirigea vers la porte.
— Vittoria, arrêtez-vous! jeta Kohler, d'une voix asthmatique tout en essayant de la rattraper. Attendez-moi. Il faut que nous parlions.
— On a assez parlé!
— Pensez à votre père, insista Kohler. À ce qu'il aurait fait...
Elle ne ralentissait pas.
« Vittoria, il y a des choses que je vous ai cachées. »
La jeune femme accusa le coup.
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« Je ne sais pas pourquoi, j'essayais surtout de vous protéger.
Dites-moi simplement ce que vous voulez. Il faut absolument que nous collaborions dans cette affaire. »
Vittoria stoppa net mais sans se retourner. Ils étaient à mi-chemin du labo.
— Je veux retrouver l'échantillon d'antimatière, et je veux découvrir qui a tué mon père.
Elle attendit. Kohler soupira.
— Vittoria, nous savons déjà qui a tué votre père. Je suis désolé...
Cette fois, Vittoria fit demi-tour.
— Quoi?
— Je ne savais pas comment vous l'apprendre, c'est une difficile...
— Vous connaissez l'identité des assassins de mon père?
— Nous disposons d'indices assez précis, en effet. L'assassin a laissé une sorte de carte de visite. C'est la raison pour laquelle j'ai appelé M. Langdon. Il connaît bien le groupe qui a signé ce crime.
— Le groupe? Un groupe terroriste?
— Vittoria, ils ont volé un quart de gramme d'antimatière...
Vittoria regarda Robert Langdon, de l'autre côté de la pièce. Le puzzle commençait à prendre forme. Voilà pourquoi tout est resté top secret. Elle était étonnée de ne pas y avoir songé plus tôt.
Kohler avait bien appelé les autorités. Ou du moins une autorité. Un super-agent. Évidemment. Robert Langdon était américain, propre sur lui, sérieux comme un pape - ou un agent secret -, avec une intelligence très affûtée. Qui d'autre? Vittoria aurait dû deviner dès le début. Elle se sentit rassérénée en le regardant de nouveau.
— Monsieur Langdon, je veux savoir qui a tué mon père. Et je veux savoir si l'Agence peut retrouver l'antimatière.
— L'Agence...? fit Langdon, interloqué.
— Vous n'êtes pas de la CIA?
— Non... pas du tout.
— M. Langdon est professeur d'histoire de l'art à Harvard, intervint Kohler.
Cette présentation fit l'effet d'une douche froide à la jeune femme.
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— Professeur d'histoire de l'art?
— Spécialiste de symbologie religieuse, soupira Kohler.
Vittoria, nous avons des raisons de croire que votre père a été victime d'adeptes d'une secte satanique.
Secte satanique. Vittoria entendit l'expression mais sans parvenir à la comprendre.
— Le groupe qui a revendiqué le meurtre s'appelle les Illuminati.
Vittoria regarda Kohler puis Langdon et se demanda s'il s'agissait d'une sorte de canular particulièrement cruel.
— Les Illuminati? Vous voulez dire comme les Illuminati de Bavière?
Stupéfait, Kohler demanda:
— Vous avez entendu parler d'eux?
Vittoria sentit des larmes de frustration prêtes à couler. Les Illuminati de Bavière: le Nouvel Ordre mondial...
— Le jeu de Steve Jackson? La moitié des mordus d'ici y jouent, sur Internet.
Sa voix se mit à trembler.
« Mais je ne vois pas... »
Kohler jeta un regard confus à Langdon. Celui-ci hocha la tête. — Un jeu très populaire. Une ancienne confrérie prend le contrôle de la planète. Semi-historique. Je ne savais pas qu'on le trouvait aussi en Europe.
Vittoria était abasourdie.
— Mais de quoi parlez-vous? Les Illuminati? C'est un jeu vidéo!
— Vittoria, rétorqua Kohler, il s'agit du groupe qui a revendiqué l'assassinat de votre père!
Vittoria rassembla toute l'énergie qui lui restait pour s'empêcher de fondre en larmes. Elle se força à tenir bon et à raisonner logiquement. Mais plus el e se concentrait, moins elle comprenait de quoi il s'agissait. Son père avait été tué. Le CERN s'était fait voler un de ses plus précieux trésors. Quelque part dans le monde, un compte à rebours était enclenché, une bombe allait exploser et elle était responsable de cette situation. Et Kohler avait
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fait appel à un professeur d'histoire de l'art pour l'aider à retrouver une confrérie de satanistes plus ou moins mythique.
Vittoria se sentit soudain très seule. Elle se tourna pour partir, mais Kohler lui barra le passage. Il fouilla dans sa poche et en tira quelque chose, un papier froissé, un fax, qu'il lui tendit.
Vittoria chancela en découvrant la photo.
— Ils l'ont brûlé au fer rouge, sur la poitrine, fit Kohler.
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Sylvie Baudeloque était au bord de la panique. La secrétaire de Maximilian Kohler piétinait dans le bureau vide de son patron en se répétant à elle-même : Mais où peut-il bien être?
Et que faire?
La journée avait été passablement bizarre. Si chaque journée de travail avec Maximilian Kohler pouvait tourner au bizarre, aujourd'hui, le patron s'était surpassé.
— Trouvez-moi Leonardo Vetra! avait-il ordonné à Sylvie dès l'arrivée de celle-ci.
La jeune femme s'était aussitôt employée, par pager, téléphone et messagerie électronique, à contacter le grand savant italien.
Sans le moindre résultat.
Tant et si bien que Kohler, très contrarié, était parti -
apparemment pour dénicher lui-même Vetra. Quand il était revenu, quelques heures plus tard, Kohler n'avait pas une mine plus avenante que le matin... Il était souvent d'une humeur exécrable, mais ce jour-là, il avait l'air particulièrement en rogne. Il s'était enfermé dans son bureau et Sylvie l'avait entendu faire fonctionner modem, fax et téléphone, discuter. Puis Kohler avait de nouveau filé sur son fauteuil. Depuis, elle ne l'avait pas revu.
Elle avait décidé d'ignorer les grimaces excédées de son patron qui n'était pas à un mélodrame près. Mais quand elle avait constaté que Kohler n'était pas rentré en temps et heure pour ses injections quotidiennes, elle avait commencé à s'inquiéter. L'état de santé du directeur du CERN exigeait des soins constants et, quand il oubliait ses rendez-vous avec l'infirmière, le résultat n'était pas joli à voir: quintes de toux, détresse respiratoire et appels d'urgence à l'infirmerie. Parfois, Sylvie se demandait si Maximilian Kohler n'était pas suicidaire...
Elle hésita à le biper pour lui rappeler son rendez-vous, mais elle avait appris à ménager l'orgueil d'un patron qui ne supportait pas la moindre manifestation de pitié à son égard. La semaine précédente, il avait été tellement agacé par un confrère de
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passage qui lui avait montré une compassion tout à fait inopportune qu'il s'était dressé sur ses jambes et lui avait jeté une écritoire à la figure. Le roi Kohler pouvait se montrer étonnamment agile quand il était excédé.
Pour l'instant, les inquiétudes de Sylvie au sujet de la santé du directeur étaient éclipsées par un problème bien plus pressant.
Une standardiste du CERN, apparemment nerveuse, avait appelé cinq minutes plus tôt:
— Un appel urgent pour le directeur!
— Il n'est pas disponible, avait répondu Sylvie. C'est alors que la standardiste lui avait donné le nom du personnage qui appelait.
Sylvie avait réprimé un début de fou rire.
« Tu plaisantes, non? »
Mais elle avait rapidement changé de ton, abasourdie par la réponse de sa collègue:
« Et tu as la confirmation électronique...? Ah, OK... Tu peux lui demander l'objet de... Non, je comprends. Demande-lui de patienter, je vais essayer de localiser Kohler tout de suite. Oui, je comprends, je me dépêche. »
Mais Sylvie n'avait pas réussi à localiser le directeur. Elle avait appelé son portable à trois reprises et s'était entendu répondre chaque fois que son correspondant ne pouvait être joint.
Pas joignable. Mais où est-il donc passé? se demandait-elle à présent. Sylvie avait alors bipé Kohler. Deux fois. Pas de réponse.
Cela ne lui ressemblait pas du tout. Elle avait même envoyé un email sur son ordinateur portable. Sans résultat. Comme s'il avait purement et simplement disparu.
Et maintenant, je fais quoi?
Hormis le faire chercher par des vigiles dans tout le complexe, Sylvie savait qu'il ne restait qu'un seul autre moyen d'attirer l'attention du directeur. Un moyen que Kohler n'apprécierait sûrement pas, mais la personne qui patientait au téléphone n'était pas de celles que l'on pouvait se permettre de faire attendre. Et le monsieur en question ne semblait pas d'humeur à accepter que Kohler restât introuvable.
Étonnée de sa propre audace, Sylvie prit sa décision. Elle entra dans le bureau de Kohler et fonça vers le placard métallique situé
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sur le mur du fond. Elle ouvrit la porte, parcourut la console et trouva le bouton qu'elle cherchait.
Puis elle inspira profondément et s'empara du micro.
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Vittoria ne se rappelait pas comment ils étaient parvenus jusqu'à l'ascenseur principal, mais ils s'y trouvaient. L'ascenseur grimpait, Kohler respirait de plus en plus difficilement derrière elle. Le regard inquiet de Langdon la traversait sans l'atteindre. Il lui avait repris le fax des mains et l'avait fourré dans la poche de sa veste sans qu'elle le voie, mais l'image demeurait gravée à l'acide dans sa mémoire.
L'ascenseur montait toujours mais le monde qui avait été celui de Vittoria sombrait dans un puits sans fond. Papa! Elle essayait désespérément de l'atteindre. Pendant un instant de grâce, dans l'oasis de sa mémoire, Vittoria le retrouva. Elle avait neuf ans, il l'avait emmenée en Suisse pour les vacances, elle dévalait une colline parsemée d'edelweiss.
— Papa! Papa!
Leonardo Vetra, rayonnant, riait de bon cœur, à côté d'elle.
— Quoi, mon ange?
— Papa! s'esclaffait-elle en venant se serrer contre lui. Pose-moi une question!
— Une question?
— Oui, demande-moi ce qui ne fonctionne pas.
— Mais, ma chérie, pourquoi te poserais-je une tel e question?
— Pose-la-moi, tu verras bien.
Il haussa les épaules.
— Qu'est-ce qui ne fonctionne pas?
Elle éclata aussitôt de rire.
— Qu'est-ce qui ne fonctionne pas? Il n'y a rien qui ne fonctionne pas. Les rochers, les arbres, les atomes, même les marmottes, tout fonctionne!
Il rit de plus belle.
— Mon petit Einstein...
Elle fronça les sourcils.
— Il a l'air d'un hippie, j'ai vu sa photo.
— Mais il a une expression intelligente. Je t'ai parlé de ses découvertes, non?
Les yeux de la petite fille s'écarquillèrent de crainte.
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— Papa, non! Tu avais promis!
— E = MC2! (Il la taquina d'un ton joyeux:) E = MC2!
— Pas de maths, je te l'ai déjà dit, je déteste ça!
— Et j'en suis très heureux parce que, de toute façon, les filles n'ont pas le droit de faire des maths.
Vittoria se figea sur place.
— Comment ça, pas le droit?
— Bien sûr que non. Tout le monde sait ça. Les filles, ça joue avec des poupées. Ce sont les garçons qui font des maths. Pas de maths pour les filles, je ne devrais même pas t'en parler.
— Quoi? Mais c'est pas juste!
— C'est comme ça. Pas de maths pour les petites filles.
Vittoria prit un air horrifié.
— Mais les poupées, c'est ennuyeux!
— Je suis désolé, ma chérie, je pourrais te parler des maths, mais si je me fais pincer...
Il jeta des regards nerveux autour de lui.
Vittoria semblait de plus en plus intriguée.
— Bon d'accord, alors tu n'as qu'à parler tout doucement.
Une vibration de l'ascenseur la ramena au présent. Vittoria ouvrit les yeux. Il n'était plus là. La réalité referma sur elle ses griffes glacées. Elle regarda Langdon. Sa compassion paraissait sincère, il projetait une aura chaleureuse, comme celle d'un ange gardien, qui neutralisait efficacement la dureté métallique de Kohler.
Une pensée revenait, entêtante, inquiétante. Où se trouve l'antimatière?
La réponse, terrifiante, était toute proche.
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« M. Maximilian Kohler est prié de rappeler son bureau immédiatement. M. Maximilian Kohler... »
Quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, Langdon fut ébloui par le soleil. Avant que la voix ait fini de résonner dans les haut-parleurs, tous les appareils électroniques, téléphone, email, pager, de Kohler se mirent à sonner, biper et bourdonner simultanément. Kohler cligna les yeux, ne sachant où donner de la tête.
« M. Maximilian Kohler est prié de rappeler son bureau... »
Le fait d'entendre son nom surprit visiblement le directeur du CERN. Il jeta alentour des coups d'œil d'abord irrités, puis presque aussitôt inquiets. Le regard de Langdon croisa le sien et celui de Vittoria. Tous trois restèrent immobiles un instant, comme si toute la tension qui les avait opposés avait été effacée et remplacée par un pressentiment qui les unissait.
Kohler saisit son téléphone portable et composa un numéro en luttant contre une énième quinte de toux. Vittoria et Langdon attendirent.
— Ici Maximilian Kohler, fit-il d'une voix sifflante. Oui? J'étais au sous-sol, injoignable.
Il écarquilla les yeux.
« Qui? Oui, passez-le-moi. Maximilian Kohler à l'appareil... À
qui ai-je l'honneur de parler? »
Vittoria et Langdon observaient en silence le vieux savant.
« Il serait imprudent, répondit-il enfin, de parler de cela au téléphone. Je viens tout de suite. »
Il fut repris d'une quinte de toux.
« Retrouvez-moi à l'aéroport Leonardo da Vinci dans quarante minutes. »
Kohler semblait complètement essoufflé. Incapable d'arrêter de tousser, il parvint d'extrême justesse à articuler quelques mots:
« Localisez le conteneur immédiatement. . J'arrive. » Puis il raccrocha.
Vittoria se précipita vers le vieil homme mais il ne pouvait plus articuler un seul mot. Elle appela aussitôt l'infirmerie du
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CERN. Langdon assistait à ce spectacle, tel un navire provisoirement épargné par l'œil du cyclone, il était à la fois remué et détaché. Il entendait résonner en lui les paroles de Kohler: « Retrouvez-moi à l'aéroport Leonardo da Vinci. »
La brume opaque qui enveloppait Langdon depuis le matin se dissipa instantanément et il sentit un déclic s'opérer au fond de lui. Comme s'il venait de franchir un seuil mystérieux.
L'ambigramme. L'assassinat du prêtre, homme de science.
L'antimatière. Et maintenant, la cible. L'aéroport Leonardo da Vinci, cela ne pouvait signifier qu'une seule chose. Dans un moment de lucidité, Langdon sut que le déclic venait de se produire. Fiat Lux.
Cinq kilotonnes. Que la lumière soit.
Deux infirmiers en blouse blanche surgirent et coururent vers Kohler. Ils s'agenouillèrent à côté de lui, lui appliquèrent un masque à oxygène sur le visage. Quelques scientifiques qui passaient dans le hall s'arrêtèrent.
Kohler prit deux longues inspirations, écarta le masque et, malgré sa suffocation, articula « Rome », en regardant Langdon et Vittoria.
— Rome? demanda Vittoria. L'antimatière se trouve à Rome? Qui vous a appelé?
Le visage de Kohler était crispé par la souffrance, ses yeux gris mouillés de larmes.
— Les Suisses...
Il s'étrangla et les infirmiers lui reposèrent le masque à oxygène sur le visage. Au moment où ils allaient l'emmener, Kohler prit le bras de Langdon. Langdon acquiesça.
Il avait compris.
— Allez-y, siffla Kohler sous son masque. Allez-y et appelez-moi. Et les infirmiers l'entraînèrent.
Vittoria resta figée sur place, le regardant partir. Puis elle se tourna vers Langdon.
— Rome? Mais il m'avait semblé qu'il était question de la Suisse?
Langdon posa une main sur son épaule, et murmura d'une voix à peine audible:
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— Les gardes suisses, les gardiens de toujours du Vatican.
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L'engin spatial X-33 vira dans un vrombissement de réacteurs et se dirigea vers le Sud. Destination Rome. Langdon se taisait. Il avait vécu le dernier quart d'heure dans une sorte de rêve éveillé. Il avait tout dit à Vittoria des Illuminati et de leur serment de vengeance contre le Vatican. Tout à coup, il commençait à prendre conscience de la situation.
Qu'est-ce que je fais là, nom d'un chien! pesta-t-il intérieurement. J'aurais dû rentrer chez moi quand j'en avais l'occasion. Mais, tout au fond de lui, il savait que cette occasion ne s'était pas présentée.
La sagesse lui soufflait de rentrer dare-dare à Boston. Mais sa curiosité professionnelle l'en avait dissuadé. Tout ce qu'il avait toujours cru sur la disparition des Illuminati s'était soudain révélé une brillante imposture. Une part de lui réclamait des preuves, une confirmation. Se posait aussi une question de conscience: vu l'état de Kohler et la détresse de Vittoria, Langdon savait que, si ses compétences historiques pouvaient être utiles, il avait l'obligation morale de les aider.
Et puis, une autre raison avait joué. Langdon aurait sans doute refusé de l'admettre, mais l'effroi qu'il avait éprouvé en apprenant où se trouvait le conteneur d'antimatière n'était pas seulement lié aux risques que la bombe faisait courir aux êtres humains.
Il y avait aussi les œuvres d'art. La plus grande collection de chefs-d’œuvre du monde était désormais en sursis. Dans ses mille quatre cent sept salles, les musées du Vatican abritaient plus de soixante mille chefs-d’œuvre inestimables. Michel-Ange, Vinci, Le Bernin, Botticelli... Tous ces trésors pouvaient-ils être évacués en cas de besoin? Langdon savait bien que cela était impossible. Pour une raison simple: nombre d'entre eux étaient des sculptures qui pesaient plusieurs tonnes. Et puis les plus précieux de ces trésors étaient architecturaux: la chapelle Sixtine, la basilique Saint-Pierre, le célèbre escalier hélicoïdal de Bramante menant aux Musei Vaticani, autant de
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testaments inestimables du génie créateur de l'homme.
Langdon se demanda combien de temps il leur restait.
— Merci de m'accompagner, fit Vittoria d'une voix calme.
Langdon émergea de son rêve éveillé et regarda autour de lui. Vittoria était assise de l'autre côté de la travée. Même sous la vive lueur des néons de la cabine il émanait d'elle une aura de sérénité, un rayonnement presque magnétique d'intégrité. Sa respiration semblait plus profonde à présent, comme si son sens inné de l'auto-préservation et son immense amour filial avaient allumé au fond de son cœur un flamboyant désir de justice.
Vittoria n'avait pas eu le temps de changer son short et son petit haut sans manches, et la climatisation de l'avion lui donnait la chair de poule. Instinctivement, Langdon ôta sa veste et la lui tendit.
— Galanterie américaine?
Elle accepta, le remerciant silencieusement d'un regard.
Langdon se sentit brusquement en danger: le X-33
traversait une zone de turbulences. La cabine sans hublots lui parut soudain exiguë et il essaya de s'imaginer ailleurs que dans ce cercueil volant. Drôle de réflexe, se dit-il. Après tout, quand il était tombé au fond de..., il se trouvait en pleine nature.
Dans le noir, certes. De l'histoire ancienne, tout cela.
Vittoria le regardait.
— Vous croyez en Dieu, monsieur Langdon?
La question le fit sursauter. L'extrême sérieux de Vittoria était encore plus désarmant que sa requête.
— Si je crois en Dieu? Il aurait sans doute préféré un sujet de conversation plus léger pour passer le temps.
Une énigme spirituelle, songea Langdon. C'est ainsi que m'appellent mes amis. Il avait beau avoir étudié l'histoire religieuse pendant des années, Langdon n'était pas un homme de foi. Il respectait le pouvoir de celle-ci, la bienveillance des Églises, la force que leur foi conférait à tant de croyants... mais, pour un esprit universitaire comme le sien, le manque d'esprit critique qu'impliquait toute démarche religieuse s'était toujours révélé être un infranchissable obstacle.
— J'aimerais croire, s'entendit-il répondre.
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Vittoria répliqua sans la moindre nuance de reproche ou de défi:
— Mais alors, pourquoi ne croyez-vous pas?
Il partit d'un petit rire de gorge.
— Eh bien, ce n'est pas si simple que cela. Pour avoir la foi, il faut faire un saut. Un saut dans la foi. Admettre la possibilité de miracles, l'immaculée conception, l'intervention de Dieu dans notre vie, tout cela suppose cet étrange saut. Et puis il y a les codes de conduite. La Bible, le Coran, les textes sacrés bouddhistes. Tous édictent des prescriptions, et des sanctions, similaires. On m'assure que, si je ne me soumets pas à ce code de conduite, j'irai en enfer. Je ne parviens pas à imaginer un Dieu qui gouverne de cette façon.
— J'espère que vous ne laissez pas vos étudiants répondre à côté de la question de façon aussi flagrante! lui lança la jeune femme.
Ce commentaire le prit par surprise.
— Quoi?
— Monsieur Langdon, je ne vous ai pas demandé si vous croyiez en ce que l'homme a dit de Dieu, je vous ai demandé si vous croyiez en Dieu. Il y a une différence. Les Saintes Écritures se composent de contes et de légendes qui reflètent la volonté de l'homme de comprendre son propre besoin de sens. Je ne vous demande pas un jugement sur la littérature religieuse. Je vous demande si vous croyez en Dieu. Quand vous plongez le regard dans les profondeurs d'un ciel étoilé, éprouvez-vous la présence du divin? Sentez-vous dans vos tripes que vous contemplez l'œuvre de Dieu?
Langdon s'absorba un long moment en lui-même.
« Je suis indiscrète », reprit Vittoria.
— Non, j'essaie juste...
— Il doit certainement vous arriver de débattre des questions de foi avec vos élèves...
— Continuellement.
— Et vous vous faites l'avocat du diable, j'imagine. Vous relancez sans cesse la discussion...
Langdon sourit.
— Vous devez enseigner, je suppose.
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— Non, mais j'ai appris avec un maître. Mon père pouvait démontrer que le ruban de Moebius comporte bien deux faces...
Langdon éclata de rire et songea aux représentations du ruban de Moebius. Un anneau de papier auquel on appliquait une torsion d'un demi-tour pour qu'il n'ait plus qu'une face. Langdon avait découvert le premier spécimen de cette figure dans les œuvres de M.C. Escher.
— Puis-je vous poser une question, mademoiselle Vetra?
— Appelez-moi Vittoria, « Mademoiselle Vetra » me donne l'impression que je suis une vieille dame.
Il soupira intérieurement, se rappelant soudain que ses vingt ans étaient loin derrière lui.
— Alors appelez-moi Robert.
— Vous aviez une question?
— Oui. Vous, Vittoria, en tant que scientifique et fille de prêtre catholique, quelle est votre position à l'égard de la religion?
Vittoria ramena machinalement une boucle de cheveux derrière une oreille avant de répondre.
— La religion ressemble au langage ou aux coutumes vestimentaires, on se définit par rapport à l'éducation que l'on a reçue. Mais, en fin de compte, nous proclamons tous la même chose: que la vie a un sens. Que nous sommes reconnaissants envers la puissance qui nous a créés.
Langdon fronça les sourcils.
— Vous êtes en train de me dire que le fait d'être chrétien ou musulman dépend simplement de l'endroit où l'on est né?
— N'est-ce pas évident? Il suffit de considérer la diffusion des grandes religions à travers le monde. .
— Alors la foi est un simple produit du hasard?
— Certainement pas. Le phénomène religieux est universel.
En revanche, les méthodes dont nous disposons pour les comprendre sont arbitraires. Certains d'entre nous prient Jésus, d'autres se rendent à La Mecque, d'autres encore étudient les particules subatomiques. Mais, au bout du compte, nous cherchons tous la vérité, c'est-à-dire un X, un quelque chose qui nous transcende.
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Langdon aurait aimé que ses étudiants s'expriment aussi clairement que Vittoria. Lui-même, en fait, n'était souvent pas aussi clair!
— Et Dieu, croyez-vous en Dieu?
Vittoria resta silencieuse un long moment.
— La science me souffle que l'existence de Dieu est incontournable. Mon esprit m'explique que je ne comprendrai jamais Dieu. Et mon cœur me suggère que ce n'est pas ma vocation de le comprendre.
— Quelle concision! songea Langdon.
— Alors vous croyez que Dieu est un fait mais que nous ne le comprendrons jamais?
— Que nous ne la comprendrons jamais. Les Indiens d'Amérique avaient vu juste à ce sujet...
Langdon eut un petit rire. La déesse Terre... Gaia. La planète est un organisme. Chacun de nous est une cellule de cet organisme avec un rôle spécifique. Et pourtant nous sommes entremêlés. Au service de nos semblables et au service du tout.
En la regardant, Langdon sentit un trouble s'insinuer en lui, un trouble qu'il n'avait pas éprouvé depuis longtemps. Il était ensorcelé par les yeux clairs de la jeune femme. Par la pureté dans sa voix. Il était hypnotisé.
— Monsieur Langdon, puis-je vous poser une autre question?
— Robert, dit-il. Monsieur Langdon me donne l'impression d'être vieux... , se dit-il, et en plus ce n'est pas une impression!
— Ma question, est peut-être indiscrète, mais comment avez-vous connu les Illuminati?
Il fouilla dans ses souvenirs.
— Pour des raisons d'argent en fait.
Vittoria eut l'air déçu.
— D'argent? Vous voulez dire qu'ils ont fait appel à vos compétences?
Langdon éclata de rire, comprenant le malentendu.
— Non, pas du tout, je parle de l'argent au sens le plus concret: du billet de banque.
Il plongea la main dans la poche de son pantalon et en tira quelques coupures. Il choisit une coupure de un dollar.
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— La secte a commencé à me fasciner le jour où j'ai découvert que le billet américain est couvert de symboles créés par les Illuminati.
Vittoria plissa les yeux, se demandant visiblement si elle devait ou non le prendre au sérieux.
Langdon lui tendit le billet.
— Regardez au dos. Vous voyez le grand sceau sur la gauche?
Vittoria retourna le billet d'un dollar.
— Vous voulez dire la pyramide?
— La pyramide. Vous pouvez me dire le rapport avec l'histoire des États-Unis?
Vittoria haussa les épaules.
« Exactement, reprit Langdon, il n'y en a absolument aucun. »
Vittoria fronça les sourcils.
— Mais alors, pourquoi est-ce le symbole central de votre Grand Sceau?
— C'est une histoire assez étrange. La pyramide est un symbole occulte représentant une convergence ascendante, vers la source suprême de l'illumination. Vous voyez ce qu'il y a au-dessus?
Vittoria scruta de nouveau le billet.
— Un œil dans un triangle.
— On l'appelle le trinacria. Avez-vous déjà vu cet œil dans un triangle ailleurs?
Vittoria chercha en silence.
— Il me semble que oui, mais je ne sais plus...
— Il figure sur les emblèmes des loges maçonniques du monde entier.
— Il s'agirait d'un symbole maçonnique?
— Justement pas. Il vient des Illuminati. Ils l'appelaient leur «
Delta resplendissant ». C'est un appel au progrès, à l'illumination.
L'œil représente la capacité des Illuminati de tout infiltrer et de tout surveiller. Le triangle brillant représente les lumières ainsi que la lettre grecque delta, qui est le symbole mathématique du...
—... changement, de la transition.
Langdon sourit.
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— J'oubliais que je parlais à une scientifique.
— Alors vous me dites que le Grand Sceau américain est un appel à l'illumination, à une mutation par la révélation?
— On pourrait aussi l'appeler un Nouvel Ordre mondial.
Vittoria sembla impressionnée par cette démonstration. Elle examina de nouveau le billet. Les mots, sous la pyramide: Novus... Ordo...
— Novus Ordo Seclorum, fit Langdon. Cela signifie « nouvel ordre séculier ».
— Séculier, c'est-à-dire non religieux, n'est-ce pas?
— En effet, c'est bien le sens de ce mot. La formule ne définit pas seulement l'objectif des Illuminati, mais elle contredit aussi de manière flagrante la formule qui est placée dessous: In God We Trust, « Nous croyons en Dieu ».
Vittoria semblait troublée.
— Mais comment tous ces symboles ont-ils pu se retrouver sur l'une des plus puissantes devises du monde?
— La plupart des spécialistes pensent que nous le devons au vice-président Henry Wallace. C'était un des hauts responsables de la franc-maçonnerie et il était sans doute lié aux Illuminati.
Était-il membre de la secte ou était-il innocemment tombé sous leur influence? Nul ne le sait. Toujours est-il que c'est Wallace qui a persuadé le Président de faire imprimer cette étrange composition.
— Mais comment? Comment le président des États-Unis a-t-il pu accepter...
— Le Président en question était Franklin D. Roosevelt.
Wallace lui a simplement dit « Novus Ordo Seclorum signifie New Deal » (« nouveau pacte social »).
— Et Roosevelt n'a demandé à personne d'autre de vérifier ce symbole avant de le faire imprimer? demanda Vittoria, sceptique.
— Pas nécessaire. Wallace et lui s'entendaient comme les doigts de la main.
— Comment ça?
— Vérifiez dans une bonne bio de Roosevelt. Il était notoirement franc-maçon.
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Langdon retint sa respiration tandis que le X-33 descendait en spirale vers l'Aéroport international Leonardo da Vinci. Vittoria était assise en face de lui, les yeux fermés comme si elle tentait de reprendre le contrôle de la situation. L'avion atterrit et roula vers un hangar.
— Désolé d'avoir lambiné en route, déclara le pilote en émergeant du cockpit. J'ai dû retenir le fauve à cause des lois contre les nuisances sonores au-dessus des zones à forte densité de population.
Langdon jeta un coup d'œil à sa montre. Le vol avait duré en tout et pour tout trente-sept minutes.
Le pilote fit basculer la porte extérieure.
— Est-ce que je peux savoir ce qui se passe?
Le silence de Vittoria et Langdon était assez éloquent.
« Très bien, reprit-il en s'étirant. Je vais rester dans le cockpit avec la clim. et ma musique. »
En sortant du hangar ils furent éblouis par la lumière rasante de la fin d'après-midi. Langdon portait sa veste de tweed sur l'épaule. Vittoria tourna son visage vers le ciel et inspira profondément comme si les rayons du soleil devaient lui instiller une mystérieuse énergie.
Ah ces Méditerranéennes! s'amusa intérieurement Langdon, déjà en nage.
— Vous n'avez plus vraiment l'âge des dessins animés, vous ne croyez pas? s'enquit Vittoria sans ouvrir les yeux.
— Je vous demande pardon?
— Votre montre. Je la regardais dans l'avion.
Langdon s'empourpra légèrement. Il avait l'habitude qu'on le chambre sur sa montre Mickey. Un véritable objet de collection, maintenant. Un cadeau de ses parents. Depuis qu'il était tout gosse c'était la seule montre qu'il ait jamais portée. Cela ne l'empêchait pas de s'interroger de temps à autre sur le bon goût de ce personnage qui se contorsionnait, les bras pointés vers les heures et les minutes. Étanche et phosphorescente, elle était parfaite pour enchaîner des
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longueurs de bassin ou pour traverser, tard le soir, un campus plongé dans l'obscurité. Quand les étudiants de Langdon le questionnaient sur cet étrange objet-fétiche, il leur expliquait que Mickey lui rappelait chaque jour qu'il fallait garder un cœur jeune.
— Il est 18 heures, dit-il.
Vittoria acquiesça, les yeux toujours fermés.
— Je crois que notre chauffeur est là.
Langdon perçut le vrombissement lointain, leva les yeux et sentit son estomac se nouer. Venant du nord, volant à basse altitude, un hélicoptère approchait. Langdon avait gardé un mauvais souvenir de son dernier voyage en hélicoptère. Il s'était rendu dans la vallée de la Palpa, au Pérou, pour examiner des fresques Nazca. Une guimbarde tout juste bonne pour la casse... Après une matinée passée dans différents engins volants, l'universitaire avait espéré que le Vatican enverrait une voiture.
Espoir déçu.
L'hélico ralentit, s'immobilisa en l'air quelques instants et plongea vers la piste d'atterrissage juste devant eux. Les portes arboraient les armes de la papauté: deux clés se croisant sur un écusson, surmontées de la tiare pontificale. Il connaissait bien ce symbole. C'était celui du gouvernement du Saint-Siège, littéralement le trône sacré de saint Pierre.
— Et maintenant le saint-hélico. ., ronchonna Langdon en regardant l'appareil se poser.
Il avait oublié que les dignitaires du Vatican avaient modernisé leurs moyens de transport et que le pape ne se déplaçait plus qu'en hélicoptère, que ce soit pour se rendre à l'aéroport ou à sa résidence d'été de Castelgandolfo. Langdon aurait de loin préféré une limousine.
Le pilote sauta du cockpit et traversa le tarmac à leur rencontre.
À présent, c'était Vittoria qui paraissait mal à l'aise.
— C'est ça notre pilote?
Langdon partageait sa perplexité.
— Voler ou ne pas voler, telle est la question...
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Car le pilote avait tout d'un personnage de Shakespeare, avec sa tunique bouffante et moirée à rayures verticales bleu rouge et or, sans oublier la culotte, les bas et les mocassins noirs limite ballerine. Plus le béret en feutre noir.
— C'est l'uniforme traditionnel des gardes suisses, expliqua Langdon. Dessiné par Michel-Ange en personne.
Comme le pilote arrivait à portée de voix, Langdon baissa le ton: « Il faut bien reconnaître que ce n'est pas son chef-d’œuvre... »
Malgré l'attirail pittoresque du pilote, Langdon comprit tout de suite qu'il avait affaire à un pro rigoureux. Il s'avança vers eux avec toute la raideur et la dignité d'un marine américain. Langdon avait souvent entendu parler des conditions très strictes qui présidaient à l'embauche de ce corps d'élite: les candidats, de sexe masculin, devaient provenir d'un des quatre cantons suisses de confession catholique, avoir entre dix-neuf et trente ans, mesurer au moins un mètre soixante-quatorze, avoir effectué leur service militaire et être célibataires.
— Vous êtes envoyés par le CERN? demanda le garde d'une voix métallique.
— Oui monsieur, répondit Langdon.
— Vous avez fait très très vite, reprit l'homme en jetant un regard médusé au X-33.
Il se tourna vers Vittoria.
« Avez-vous apporté une autre tenue, madame? »
— Je vous demande pardon?
L'homme désigna ses jambes.
— Les shorts ne sont pas autorisés dans la Cité du Vatican.
Langdon fronça les sourcils et jeta un regard contrarié sur Vittoria. Il avait oublié — au Vatican, ni les hommes, ni les femmes ne doivent montrer leurs jambes au-dessus du genou. Par respect pour la chaste Cité de Dieu.
— Mais je n'ai rien emporté d'autre, nous sommes partis dans l'urgence!
Le garde acquiesça, visiblement contrarié. Il se tourna vers Langdon.
— Transportez-vous des armes?
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Des armes? pensa Langdon. Je n'ai même pas pris un slip de rechange!
Il secoua la tête.
Le garde s'accroupit devant Langdon et entreprit de le palper, en commençant par les chaussettes. Pas très confiant, le Suisse. . les mains qui remontaient vigoureusement le long des cuisses passèrent un peu trop près de l'entrejambe de Langdon à son goût.
Finalement, après avoir palpé torse et épaules, le garde suisse apparemment satisfait se tourna vers Vittoria. Il se mit à scruter attentivement ses jambes et sa poitrine...
Vittoria lui jeta un regard courroucé.
Ce n'est même pas la peine d'y songer!
À ce coup d'œil de défi, le garde répondit par un regard sévère, visiblement destiné à intimider la jeune femme. Qui ne céda pas.
« Qu'est-ce que c'est que ça? » fit le garde en désignant une petite bosse sur l'une des poches du short de Vittoria.
Celle-ci en sortit un téléphone cellulaire ultra-mince.
Le garde le prit, cliqua sur le bouton vert, attendit la tonalité et, apparemment rassuré, le rendit à la jeune femme qui le replongea dans sa poche.
— Tournez-vous, s'il vous plaît , ordonna le garde. Vittoria obtempéra, et fit un tour complet sur elle-même, bras levés.
Le Suisse l'examina attentivement. Langdon avait déjà décidé que le short et le chemisier ajustés de Vittoria ne présentaient pas la moindre bosse suspecte. Le garde arriva à la même conclusion.
— Merci. Par ici, s'il vous plaît.
Vittoria embarqua la première dans l'hélicoptère de Sa Sainteté, comme une professionnelle entraînée, ralentissant à peine sous les pales qui tournoyaient. Langdon hésita une seconde.
— Alors décidément, pas de limousine? lança-t-il, avec un rire jaune, au garde qui ne daigna pas répondre.
Vu la conduite imprévisible des Romains au volant, Langdon savait que l'hélicoptère était sans doute le moyen de transport le plus sûr. Il prit une profonde inspiration et embarqua, non sans s'être prudemment incliné au passage des pales.
Au moment où le garde allumait les moteurs, Vittoria lui cria:
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— Vous avez localisé le conteneur?
Le garde lança un coup d'œil surpris par-dessus son épaule.
— Le quoi?
— Le conteneur. Vous avez appelé le CERN au sujet d'un conteneur...
L'autre haussa les épaules.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. On a été très occupé aujourd'hui. Mon chef m'a demandé de venir vous chercher, c'est tout ce que je sais.
Vittoria sembla troublée par cette réponse.
— Bouclez vos ceintures s'il vous plaît, fit le pilote en faisant rugir l'engin.
Langdon s'attacha soigneusement. La cabine, à peine plus large qu'une boîte de sardines, semblait rétrécir encore. Puis, avec un vrombissement inquiétant, l'hélico s'arracha du sol et vira serré vers le nord et la capitale italienne.
Rome, songea Langdon, siège d'un pouvoir jadis immense, celui de César, Rome où saint Pierre avait été crucifié. . Le cœur de la civilisation moderne, un cœur qui battait désormais au rythme d'une effroyable bombe à retardement.
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Rome vue d'avion est un labyrinthe, un lacis de ruelles enchevêtrées sinuant autour d'immeubles, de fontaines et de ruines sans âge.
L'hélicoptère fendit à basse altitude l'épais Smog produit par les embouteillages romains et prit vers le nord-ouest. Langdon jeta un coup d'œil en bas, aux motos, aux cars de touristes et aux innombrables Fiat miniatures qui empruntaient les ronds-points et filaient dans toutes les directions. Koyaanisqatsi, songea-t-il, en se rappelant le terme Hopi qui signifie « vie déséquilibrée ».
Vittoria, sur le siège voisin, affichait un visage silencieux et résolu.
L'hélicoptère vira brutalement.
Le cœur au bord des lèvres, Langdon s'efforça de poser son regard sur l'horizon, où il aperçut les murailles du Colisée. Depuis toujours l'Américain estimait que ce monument était l'un des plus énormes paradoxes de l'histoire: cet amphithéâtre, considéré comme le symbole d'une civilisation à son apogée, avait été construit pour accueillir des fêtes sanguinaires et barbares: on y applaudissait alors des lions dévorant des prisonniers, des armées d'esclaves se battant à mort... Autre paradoxe: penser que le Colisée avait servi de prototype architectural au stade de football de Harvard. Étonnant? Très pertinent, au contraire, songea Langdon, puisque, après tout, les anciennes traditions de sauvagerie y sont ressuscitées chaque automne et que des hordes de fans avides de sang hurlent à la mort contre leurs ennemis de...
Yale.
Alors que l'hélicoptère poursuivait sa route, Langdon aperçut le Forum, le cœur de la Rome pré-chrétienne. Ses temples branlants avaient évité, on se demandait comment, de se faire avaler par la métropole qui le cernait.
À l'ouest, le large bassin du Tibre déroulait ses énormes méandres dans la ville. Il devait être très profond, même à vue d'oiseau, Langdon le devinait. Il apercevait les traînées brunâtres, des courants chargés de limon et d'écume à cause des violentes averses des jours précédents.
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— Droit devant! fit le pilote en prenant un peu d'altitude.
Langdon et Vittoria, les yeux fixés sur le hublot, suivirent du regard la direction indiquée. C'est alors qu'ils l'aperçurent.
Surplombant la capitale embrumée, la colossale coupole de la basilique Saint-Pierre, se dressait au loin, telle la cime d'une montagne.
— Voici la plus magnifique réussite de Michel-Ange!
s'exclama Langdon, enthousiaste.
L'Américain n'avait jamais vu la basilique du ciel. La façade en marbre scintillait de mille feux, comme un incendie dans la lumière déclinante de l'après-midi.
Ornée de cent quarante statues de saints, de martyrs et d'anges, cet édifice pouvait accueillir soixante mille fidèles, se rappelait l'Américain. Plus de cent fois la population de la Cité du Vatican qui était le plus petit Etat du monde.
Et pourtant même une citadelle de cette ampleur ne parvenait pas à écraser complètement la place qu'elle dominait, l'immense esplanade de granit - un espace réservé aux piétons dans cette capitale envahie d'automobiles, un Central Park de l'âge classique en quelque sorte. En face de la basilique, bordant la grande piazza ovale, deux cent quatre-vingt-quatre colonnes se répartissaient sur quatre arcs de cercle concentriques dont le diamètre allait en diminuant... ce trompe-l'œil architectural renforçait la sensation d'immensité du site.
En contemplant ce magnifique sanctuaire, Langdon se demandait ce qu'en aurait pensé saint Pierre, s'il avait pu le voir. Le saint, crucifié la tête en bas à cet endroit même, avait connu une mort atroce. Il reposait à présent dans la plus sacrée des tombes, au plus profond des cryptes souterraines et à l'aplomb de la coupole centrale de la basilique.
— La Cité du Vatican, annonça le pilote, d'un ton qui n'avait rien de particulièrement engageant.
Langdon jeta un coup d'œil aux imposants édifices de pierre qui se dressaient devant lui, impénétrables fortifications entourant le complexe. . une défense étrangement profane pour un monde spirituel de secrets, de puissance et de mystère, se dit-il.
— Regardez! s'exclama soudain Vittoria, en serrant le bras de Langdon.
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Elle désignait fébrilement la place Saint-Pierre, juste au-dessous d'eux. Langdon plaqua son visage contre la vitre et regarda.
« Là-bas! insista-t-elle. »
Sur une des extrémités de la place, aménagée pour l'occasion en parking, étaient stationnés une dizaine de semi-remorques, surmontés d'énormes antennes satellite pointées vers le ciel. Sur les grandes paraboles blanches, on lisait des noms familiers: CNN, BBC, TF1, RAI, etc.
Langdon éprouva soudain un certain embarras, se demandant si la nouvelle de la disparition de l'antimatière avait déjà filtré.
Brusquement, Vittoria semblait plus tendue.
— Pourquoi les médias sont-ils ici? Que se passe-t-il?
Le pilote se tourna à moitié et lui jeta un drôle de regard pardessus l'épaule.
— Comment ça? Vous n'êtes pas au courant?
Non! rétorqua-t-elle sèchement.
— Le conclave! reprit-il. Il commence dans une heure. Le monde entier attend.
Le conclave.
Le mot résonna longtemps aux oreilles de Langdon avant de tomber, telle une brique, au fond de son estomac. Le conclave!
Comment avait-il pu oublier? Il avait entendu la nouvelle aux infos tout récemment...
Quinze jours plus tôt, après un pontificat extrêmement populaire de douze ans, le pape était mort. Les journaux du monde entier avaient repris la nouvelle: il avait succombé à une attaque cérébrale survenue dans son sommeil. Une disparition soudaine et inattendue qui avait suscité son lot de rumeurs et de soupçons. Mais en ce jour, conformément à la tradition sacrée, quinze jours après le décès du Saint Père, le Vatican convoquait le Sacré Collège, pour une cérémonie au cours de laquelle les cent soixante-cinq cardinaux du monde se réunissaient pour élire son successeur.
Tous les cardinaux du monde sont là aujourd'hui, songea Langdon tandis que l'hélicoptère survolait la basilique. L'élite de la chrétienté au grand complet se trouvait rassemblée là, sous l'hélicoptère.
L'Église catholique siégeait sur une bombe à retardement...
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Le cardinal Mortati leva les yeux vers le plafond de la chapelle Sixtine et tenta de réfléchir sereinement. Les murs couverts de fresques résonnaient des voix des cardinaux venus du monde entier. Les prélats jouaient des coudes dans la chapelle éclairée à la chandelle, bavardaient avec animation, mais à voix basse, et se consultaient les uns les autres dans toutes les langues, mais surtout en anglais, italien ou espagnol.
La lumière qui baignait la Sixtine était d'ordinaire sublime: de longs rayons de soleil, comme lancés du ciel, en illuminaient les profondeurs obscures. Mais aujourd'hui, comme le voulait la tradition, au nom du sacro-saint secret, toutes les baies étaient obstruées par de lourds rideaux de velours noir. Une façon d'empêcher que quiconque puisse envoyer du dehors des signaux ou qu'un cardinal communique d'une manière ou d'une autre avec le monde extérieur. Il régnait donc dans la Sixtine une profonde obscurité seulement démentie, çà et là, par quelques chandeliers qui conféraient aux hommes réunis en ce lieu une apparence surnaturelle, de fantômes... ou de saints.
Quel privilège pour moi, songea Mortati, d'avoir été désigné pour superviser ce saint événement. Les cardinaux âgés de plus de quatre-vingts ans étaient exclus d'office du conclave, et la chance avait voulu qu'à soixante-dix-neuf ans Mortati soit le doyen des cardinaux. C'était à ce titre qu'il avait été choisi pour diriger les débats et surveiller le vote.
Conformément à la tradition, les cardinaux s'étaient retrouvés sur place deux heures avant le conclave pour discuter et réfléchir une dernière fois au candidat idéal. À 19 heures, le Camerlingue du défunt pape arriverait, prononcerait une prière et se retirerait. C'est alors que les gardes suisses apposeraient les scellés sur les portes, enfermant tous les cardinaux à l'intérieur de la Chapelle. C'est alors que commencerait le rituel politico-religieux le plus ancien et le plus secret du monde. Les cardinaux n'auraient plus le droit de sortir jusqu'à ce qu'ils aient choisi parmi eux celui qui allait être le prochain pape.
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Le nom lui-même traduisait une volonté intransigeante de secret: Conclave, en latin, signifie en effet fermé à clé. Aucun contact avec le monde extérieur, ni par téléphone, ni par écrit, pas le plus léger chuchotement ne devait filtrer de la Sixtine. Le conclave se déroulerait dans un isolement inviolable pour échapper à toute influence profane: Dieu devait rester l'unique objet des pensées et des regards des hommes en rouge, Solum Deum prae oculis...
À l'extérieur, les médias aux aguets spéculaient sur le nom de celui des papabile à qui échoirait la responsabilité de gouverner les catholiques du monde entier –environ un milliard d'êtres humains. Les conclaves se déroulaient dans une atmosphère dramatique, chargée de passions et d'arrière-pensées politiques. Au cours des siècles, empoisonnements, règlements de comptes à coups de poing, meurtres même, avaient couramment profané ce sanctuaire. De l'histoire ancienne, se dit Mortati. Le conclave d'aujourd'hui sera uni, joyeux et surtout... bref.
Du moins, tel était son vœu le plus cher.
Mais voilà qu'avait surgi un aléa tout à fait imprévu: pour une mystérieuse raison quatre cardinaux manquaient à l'appel.
Toutes les issues du Vatican étaient gardées et les absents n'avaient pas pu aller bien loin, mais à moins d'une heure de l'ouverture du conclave, cet incident ne laissait pas de l'inquiéter. Car les quatre cardinaux manquants n'étaient pas n'importe qui; c'étaient les plus importants.
En tant qu'organisateur du conclave, Mortati avait déjà averti la Garde suisse de l'absence des quatre prélats. Il comptait bien en avoir des nouvelles rapidement. Leur absence avait été remarquée et l'on échangeait, ici et là, des murmures anxieux. De tous les cardinaux, ceux-là auraient dû se montrer particulièrement ponctuels! Le cardinal Mortati commençait à craindre que la soirée ne soit plus longue que prévu. Il ne savait pas jusqu'à quel point.
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L'héliport du Vatican se trouve, pour des raisons de sécurité et de nuisances sonores, à l'extrême nord-ouest de la cité pontificale, aussi loin que possible de la basilique Saint-Pierre.
— Nous voici arrivés! annonça le pilote au moment de l'atterrissage.
Il sauta à terre et ouvrit la porte pour Langdon et Vittoria.
Langdon descendit de l'appareil et se tourna pour aider la jeune femme, qui avait déjà bondi à terre sans le moindre effort. Chaque muscle de son corps était désormais tendu vers un unique objectif: trouver l'antimatière avant que le pire ne se produise.
Après avoir tendu un pare-soleil sur le cockpit, le pilote les conduisit vers une sorte de grosse voiturette de golf qui attendait près de l'héliport. La voiturette les emmena silencieusement le long de la frontière ouest du Vatican, un rempart d'une quinzaine de mètres d'épaisseur qui aurait arrêté une attaque de blindés. Le long du mur, postés à intervalles de cinquante mètres, les gardes suisses surveillaient attentivement les lieux. La voiturette vira brusquement à droite, empruntant la Via del Osservatorio. On apercevait des panneaux partout:
PALAZZlO del GOVERNATORIO,
COLLEGIO ETIOPICO,
BASILICA DI SAN PIETRO,
CAPPELLA SISTINA.
Leur chauffeur accéléra sur la route d'une propreté impeccable et longea un immeuble sur le fronton duquel Langdon lut RADIO
VATICANA. À son grand étonnement, il se rendit compte qu'il s'agissait là du siège de la radio qui diffusait les programmes les plus écoutés au monde, l'écho fidèle de la parole divine pour des millions d'auditeurs de la planète.
— Attention! lança le pilote en s'engageant à vive allure sur un rond-point.
En découvrant la vue qui s'offrait à lui, Langdon eut peine à en croire ses yeux: les Jardins du Vatican. Le cœur de la cité
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pontificale. Juste derrière la basilique, un éden interdit aux simples mortels. À droite, le Palais du Tribunal, la splendide résidence papale avec laquelle seul Versailles pouvait rivaliser. Le sévère édifice du Gouvernement qui abritait la curie romaine se trouvait maintenant derrière eux, tandis qu'un peu plus loin sur la gauche, ils apercevaient l'édifice massif des Musées du Vatican. Langdon savait qu'il n'aurait pas une seconde à consacrer à sa visite...
— Où sont-ils tous passés? demanda Vittoria en scrutant pelouses et allées désertes.
Le pilote jeta un coup d'œil à sa montre-chrono au look militaire, quelque peu anachronique sous sa manche bouffante.
— Les cardinaux sont réunis dans la chapelle Sixtine, le conclave commence dans un peu moins d'une heure.
Langdon acquiesça, se rappelant vaguement que les cardinaux consacraient ces deux dernières heures avant le conclave en réflexions et en discussions avec leurs pairs du monde entier. Ce moment, employé à renouer des liens souvent très anciens, devait garantir une atmosphère des plus sereines au scrutin.
— Et les autres résidents, les employés, que deviennent-ils?
— Ils sont bannis du Vatican jusqu'à la fin du conclave pour raisons de sécurité et de confidentialité.
— Et quand le conclave se termine-t-il?
Le garde haussa les épaules.
— Dieu seul le sait.
La pertinence de ces paroles résonna de façon curieuse.
Après avoir garé la voiturette sur la grande pelouse qui s'étendait à l'arrière de la basilique, le garde suisse, suivi de ses deux hôtes, gagna une place dallée de marbre à l'arrière de la basilique. Ils longèrent le mur, traversèrent une petite cour triangulaire, puis la Via Belvedere. Puis ils suivirent une série d'immeubles étroitement serrés les uns contre les autres.
Langdon comprenait assez l'italien pour déchiffrer les écriteaux: typographie vaticane, laboratoire de restauration des tapisseries, bureau des postes vaticanes, église Sainte-Anne... Ils traversèrent une autre petite place et arrivèrent enfin à destination.
La caserne de la Garde suisse est située dans l'immeuble adjacent au Corpo di Vigilanza, au nord-est de la basilique. Deux
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gardes étaient postés de part et d'autre de l'entrée, immobiles comme des statues.
Dans son for intérieur, Langdon se dit qu'ils n'avaient rien de folklorique. Malgré leur uniforme bleu et or, ils portaient tous deux la traditionnelle hallebarde de deux mètres quarante, à la pointe affûtée comme un rasoir. Une arme qui, dit-on, avait servi plus d'une fois, durant les croisades du XVe siècle, à décapiter des hordes de musulmans.
À l'approche de Langdon et Vittoria, les deux gardes avancèrent d'un pas, hallebardes croisées, pour bloquer l'entrée. L'un d'eux se tourna vers le pilote embarrassé:
— Le short..., commença-t-il en indiquant Vittoria.
Le pilote eut un geste de refus agacé.
— Le commandant veut les voir sur-le-champ!
Fronçant les sourcils, les gardes s'écartèrent à contrecœur.
Dans l'immeuble, l'air était frais. Rien à voir avec le style anonyme d'une administration policière ordinaire. Partout des meubles, des dorures, des tableaux de maîtres que n'importe quel musée du monde aurait été heureux d'accrocher dans sa galerie principale.
Le pilote indiqua un escalier qui descendait.
— Par ici, s'il vous plaît.
Langdon et Vittoria suivirent la balustrade de marbre blanc ornée de statues d'hommes nus au sexe masqué par une feuille de vigne d'un ton plus clair.
La Grande Castration, songea Langdon.
L'une des pires mutilations infligées à l'art de la Renaissance: en 1857, le pape Pie IX avait décrété que la représentation d'organes sexuels masculins pouvait inciter à la luxure. Armé d'un burin et d'un maillet, il avait donc entrepris de faire disparaître tous les sexes masculins visibles dans l'enceinte du Vatican. Des dizaines de statues avaient été soumises à son implacable vindicte. Et, pour masquer les dégâts, on avait apposé sur les émasculés des feuilles de vigne en plâtre. Langdon s'était parfois demandé s'il y avait une grande armoire dans laquelle on conservait tous les pénis arrachés...
— C'est ici! annonça le garde.
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Arrivés au bas des marches, ils avancèrent jusqu'à une lourde porte d'acier. Le garde composa un code sur un petit clavier mural et la porte s'ouvrit. Le spectacle que Langdon et Vittoria découvrirent alors défiait l'imagination.
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Ils se trouvaient dans le Commandement de la Garde suisse pontificale.
Langdon, immobile sur le pas de la porte, contemplait un incroyable télescopage de siècles. La salle était une magnifique bibliothèque Renaissance, ornée de rayonnages en marqueterie, de tapis orientaux et d'admirables tapisseries. Pourtant, au beau milieu de ce décor somptueux, se trouvaient rassemblés les derniers équipements de communication high-tech: consoles vidéo, télécopieuses dernier cri, cartes électroniques de la Cité du Vatican et moniteurs branchés sur CNN. Les employés, tous vêtus de l'uniforme bigarré mais coiffés de casques audio futuristes, étaient occupés à pianoter frénétiquement sur leur clavier d'ordinateur ou à dialoguer avec d'invisibles interlocuteurs.
— Attendez ici, enjoignit le garde.
Il se dirigea vers un athlète d'une impressionnante stature, revêtu d'un uniforme bleu foncé qui parlait sur son téléphone mobile. Il se tenait si droit qu'il penchait presque vers l'arrière.
Le garde lui murmura quelque chose et le géant jeta un regard vers Langdon et Vittoria. Il acquiesça puis leur tourna le dos et reprit sa conversation téléphonique.
Le garde revint vers eux.
— Le commandant Olivetti va vous recevoir dans un instant.
— Merci.
L'Américain examina le commandant Olivetti et songea qu'il s'agissait en fait du commandant en chef des forces armées d'un pays à part entière. Vittoria et Langdon attendirent, observant le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux. Des gardes en grande tenue hurlaient des ordres en italien:
Continuate a cercare! ordonnait l'un.
Avete controllato nei musei? demandait un autre.
Nul besoin de parler couramment l'italien pour comprendre que tous ces hommes cherchaient fébrilement quelque chose.
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C'était une bonne nouvelle; la mauvaise, c'était qu'ils n'avaient de toute évidence pas encore trouvé l'antimatière.
— Ça va? demanda Langdon à Vittoria.
Elle haussa les épaules et esquissa un sourire las.
Olivetti raccrocha enfin et s'avança vers eux. Il paraissait encore plus imposant de près. Très grand lui-même, Langdon n'avait guère l'habitude d'être toisé par plus haut que lui. Mais le commandant Olivetti était de ceux qui prennent d'emblée l'avantage sur leurs semblables. Un visage hâlé, des mâchoires volontaires, des cheveux bruns en brosse, la physionomie de cet homme en disait long sur son caractère et le lot de tempêtes qu'il avait dû affronter. Son regard respirait une détermination inébranlable, fruit de nombreuses années d'entraînement et d'expériences accumulées. Il avançait avec une exactitude toute militaire. Avec son oreillette il évoquait plus un membre du Secret Service américain qu'un garde suisse.
Olivetti s'adressa à ses hôtes en anglais. Pour un si grand homme, il était doué d'une voix étrangement peu sonore, quasi inaudible, avec une pointe d'efficacité, de raideur militaire.
— Bonjour, je suis le commandant Olivetti, commandant de la Garde suisse, commença-t-il avec un fort accent. C'est moi qui ai appelé votre directeur.
Vittoria leva les yeux vers lui.
— Merci d'avoir accepté de nous recevoir, monsieur Olivetti.
Sans répondre, le commandant leur fit signe de le suivre et leur ouvrit une porte ménagée dans un mur latéral.
— Après vous, dit-il en s'effaçant pour les laisser passer.
Langdon et Vittoria entrèrent dans une salle de contrôle plongée dans la pénombre au fond de laquelle un mur de moniteurs vidéo diffusait des images en noir et blanc des divers bâtiments de la Cité pontificale. Un jeune garde les observait attentivement.
— Laissez-nous! ordonna Olivetti.
Le garde salua et sortit aussitôt.
Olivetti pointa son doigt sur l'un des écrans et se tourna vers ses hôtes.
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« Cette image est retransmise par une caméra cachée quelque part dans la Cité du Vatican. Je dois vous demander des explications. »
Langdon et Vittoria regardèrent l'écran et poussèrent un même soupir. Ce qu'ils voyaient ne laissait pas place au doute.
C'était bien le conteneur volé au CERN. A l'intérieur, éclairée par le clignotement du voyant lumineux, ils apercevaient la sinistre gouttelette métallique suspendue dans le vide. Étrangement, le lieu où se trouvait ce conteneur était presque entièrement plongé dans le noir, comme s'il s'agissait d'un placard ou d'une pièce obscure.
Tout en haut de l'écran des surtitres indiquaient: caméra 86, retransmission en direct.
Vittoria lut les chiffres sur l'horloge digitale du conteneur.
— Il nous reste moins de six heures, annonça Vittoria à Langdon, tendue.
Langdon regarda sa montre.
— Alors nous avons jusqu'à...
Il s'arrêta, la gorge serrée d'angoisse.
— Minuit, reprit Vittoria, atterrée.
Minuit, songea Langdon. Un sens théâtral aigu.
Apparemment, celui qui avait volé le conteneur la veille avait minuté son acte. Un sombre pressentiment s'empara de lui quand il comprit qu'il se trouvait sur le site même de l'explosion.
Le murmure d'Olivetti se mua en sifflement.
— Cet objet appartient-il au CERN?
Vittoria aquiesça.
— Oui, monsieur. Il nous a été dérobé. Il contient une substance extrêmement combustible que nous appelons antimatière.
— J'ai une certaine habitude des pyromanes, mademoiselle Vetra, mais c'est la première fois que j'entends ce mot.
— Il s'agit d'une nouvelle technologie. Nous devons localiser immédiatement ce conteneur ou il faudra évacuer le Vatican.
Olivetti ferma lentement les yeux et les rouvrit, comme si cette mimique agacée pouvait effacer les dernières paroles de la jeune femme.
— Evacuer le Vatican. Mais êtes-vous seulement au courant de ce qui se passe ici ce soir?
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— Parfaitement, monsieur. Et je vous certifie que les vies des cardinaux sont menacées. Nous avons environ six heures devant nous. Avez-vous progressé dans la recherche du conteneur?
Olivetti secoua la tête.
— Nous n'avons même pas commencé à chercher.
Vittoria tressaillit.
— Quoi? Mais nous venons d'entendre vos gardes crier qu'ils cherchaient le...
— Qu'ils cherchent, c'est clair, rétorqua Olivetti. Mais pas votre conteneur. Mes hommes cherchent autre chose, quelque chose qui ne vous regarde pas.
Vittoria insista d'une voix étranglée:
— Vous n'avez même pas commencé les recherches?
Olivetti leva les yeux aux ciel avant de poursuivre, le regard aussi détaché que celui d'un insecte:
— Mademoiselle Vetra, laissez-moi vous expliquer quelque chose. Le directeur du CERN a refusé de nous communiquer la moindre information par téléphone sur cet objet. Il m'a simplement précisé que je devais le retrouver sur-le-champ.
Nous sommes extrêmement occupés et je n'ai pas d'hommes en surnombre à affecter à une mission de ce genre, avant qu'on ne m'en ait clairement expliqué les raisons.
— Il n'y a qu'une seule raison, monsieur, reprit Vittoria en soupirant, mais de poids: dans six heures, cet engin anéantira le Vatican tout entier.
Olivetti ne cilla pas.
— Mademoiselle Vetra, il y a quelque chose que vous devez savoir.
Son ton se fit condescendant:
« Malgré son archaïsme de façade, la Cité du Vatican est bien gardée: toutes les entrées, publiques comme privées, sont équipées des outils de détection les plus sophistiqués qui existent. Si quelqu'un essayait de pénétrer ici avec quelque engin incendiaire que ce soit, il serait aussitôt détecté. Nous disposons de scanneurs à isotopes radioactifs et de filtres mis au point par le DEA pour détecter les plus discrètes traces olfactives de produits chimiques ou de toxines. Enfin, nous
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possédons les détecteurs de métaux et les scanneurs à rayons X
les plus performants. »
— Très impressionnant, répliqua Vittoria, d'un ton qui se voulait aussi froid que celui d'Olivetti. Mais voilà, commandant, l'antimatière n'est pas radioactive, sa signature chimique est celle de l'hydrogène pur et le conteneur est en plastique. Aucun de vos appareils n'a donc pu détecter quoi que ce soit.
— Et la source d'énergie que l'on voit sur le conteneur? fit Olivetti en pointant l'écran à cristaux liquides du compteur. Les traces de nickel-cadmium les plus infimes seraient...
— Les batteries sont également en plastique.
Olivetti était à bout de patience.
— En plastique?
— Électrolyte de gel polymère et teflon, pour être plus précis.
Olivetti se pencha vers Vittoria comme pour accentuer leur différence de taille.
— Signorina, le Vatican est l'objet d'une dizaine de menaces d'attentats à la bombe chaque semaine. Je forme personnellement chaque garde suisse à la technologie des explosifs modernes. Je sais parfaitement qu'il n'existe aucune substance sur terre assez puissante pour produire les effets que vous décrivez, à moins qu'il ne s'agisse d'une tête nucléaire de la taille d'un ballon de base-ball!
Vittoria lui décocha un regard perçant et rétorqua:
— La nature est encore loin de vous avoir révélé tous ses mystères, commandant.
Olivetti se pencha un peu plus.
— Puis-je vous demander qui vous êtes exactement? Quelle est votre position au CERN?
— J'appartiens au conseil scientifique et j'ai été mandatée pour résoudre cette crise.
— Excusez ma brutalité, mais s'il s'agit bien d'une crise, pourquoi est-ce avec vous et pas avec votre directeur que je suis en train de parler? Et permettez-moi d'ajouter que le fait d'exhiber vos jambes n'ajoute rien à votre crédibilité, en tout cas au Vatican.
Langdon soupira bruyamment. Comment, dans des circonstances pareil es, ce responsable de haut rang pouvait-il user
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de pareils arguments... Puis il réalisa que, dans un endroit pareil, si des pénis en marbre étaient susceptibles d'attiser des désirs coupables chez les évêques, Vittoria en short représentait une véritable menace pour la sécurité nationale.
Langdon s'interposa résolument pour éviter que la prise de bec ne tourne au vinaigre.
— Commandant, je m'appelle Robert Langdon, je suis américain et je suis professeur d'histoire des religions. Je ne travaille pas pour le CERN. En revanche, j'ai assisté à une démonstration de la puissance de l'antimatière et je puis vous certifier que Mlle Vetra n'affabule pas: cette substance est d'une extrême dangerosité. Nous avons des raisons de croire que ce conteneur a été caché au cœur du Vatican par une secte anticatholique qui cherche à empêcher la tenue de votre conclave.
Olivetti tourna un regard peu amène vers Langdon.
— D'un côté, une jeune femme en short m'annonce qu'une mystérieuse gouttelette de je ne sais quoi va anéantir le Vatican et, de l'autre, un professeur américain m'explique que nous sommes la cible d'une secte! Mais enfin qu'attendez-vous de moi, tous les deux?
— Cherchez le conteneur! Tout de suite! Et retrouvez-le!
explosa Vittoria.
— Impossible. Ce truc peut se trouver n'importe où; la Cité du Vatican est plus grande que vous ne semblez le croire...
— Vos caméras ne sont donc pas équipées de systèmes GPS?
— Si, mais en général on ne les vole pas. Localiser cette caméra nous prendra plusieurs jours.
— Plusieurs jours? Pas question, il ne nous reste que six heures, trancha catégoriquement Vittoria.
— Six heures avant quoi, mademoiselle Vetra? Il pointa l'image à l'écran et reprit d'une voix soudain plus véhémente :
« Jusqu'à ce que ce compteur affiche quatre zéros et que le Vatican se volatilise? Croyez-moi, je n'ai aucune complaisance envers ceux qui seraient tentés d'introduire clandestinement des bombes au sein du Vatican. Et je n'apprécie guère que de mystérieux engins fassent brusquement irruption dans une enceinte si protégée. Je prends tout cela très au sérieux et c'est mon travail.