Non. Vittoria. L'antimatière. Il faut qu'il parle d'abord.

Dans l'obscurité du fourgon, l'Assassin observait son agresseur, sans pouvoir se défendre d'une pitié amusée. Cet Américain était courageux, il en avait fait la preuve. Mais il manquait d'entraînement. Cela aussi, il l'avait prouvé. Sans compétence, la bravoure était suicidaire. Il y avait des règles de survie à respecter.

Des règles ancestrales, qu'il semblait ignorer.

Tu avais l'avantage, l'effet de surprise. Et tu n'as pas su l'exploiter.

Ce type était un indécis. . qui espérait probablement voir arriver des renforts. Ou que je lâche sans le vouloir un élément d'information.

Ne jamais lancer un interrogatoire avant d'avoir mis sa proie hors de combat. Un ennemi acculé est un ennemi mortel.

L'Américain parlait encore. Il sondait l'adversaire, il cherchait à gagner du temps.

L'Assassin avait envie de rire. On n'est pas à Hollywood... pas de longues discussions avant la fusillade finale. Nous y sommes. La voici.

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Sans quitter Langdon des yeux, il se releva et, toujours les bras en l'air, parcourut des mains le plafond de la camionnette, où il trouva ce qu'il cherchait.

Il reprenait l'avantage.

Le mouvement fut totalement inattendu. Langdon crut un instant que les lois de la physique n'existaient plus. Le tueur semblait suspendu en lévitation quand il lança ses jambes sous le corps du cardinal et le fit rouler à bas du camion d'un énergique coup de bottes. En tombant dans le bassin, le vieil homme fit jaillir un rideau de gouttelettes d'eau.

Le visage inondé, Langdon comprit trop tard ce qui se passait. Son adversaire s'était suspendu aux arceaux de sécurité de sa camionnette, et s'en était servi pour lancer ses jambes vers l'avant. Le tueur volait vers lui, les pieds devant.

Il appuya sur la détente et le silencieux cracha un projectile.

La balle percuta la pointe de la botte gauche du tueur. Au même moment, Langdon recevait en pleine poitrine un coup de pied qui le fit tomber à la renverse.

Les deux hommes s'affalèrent dans le bassin, en faisant jaillir des gerbes d'eau teintée de sang.

La première sensation de Langdon fut un éclair de douleur, avant que l'instinct de survie reprenne le dessus. Son arme lui avait échappé. Il plongea vers l'avant, fouillant le fond à tâtons.

Le seul métal qu'il trouva était celui des pièces de monnaie. Il ouvrit les yeux et scruta le fond de la fontaine éclairé par les projecteurs. L'eau tourbillonnait autour de lui comme celle d'un jacuzzi glacé.

Il aurait eu besoin de remonter à la surface pour respirer, mais la peur le maintenait sous l'eau. Toujours en mouvement, les mains en avant, ignorant de quel côté viendrait le prochain assaut. Il fallait à tout prix qu'il retrouve ce pistolet.

C'est toi qui as l'avantage, se disait-il. Tu es dans ton élément. Même tout habillé. Il était très bon nageur. L'Eau.

Mon élément.

Une de ses mains rencontra un objet métallique. Beaucoup plus gros qu'une pièce de monnaie. Reprenant espoir, il s'en empara et le tira vers lui. Il glissa et perdit l'équilibre. C'était un objet lourd.

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Avant même de distinguer le corps du cardinal, il se rendit compte qu'il était en train de tirer sur une des chaînes qui le maintenait au fond de l'eau. Il resta un instant cloué sur place par le visage terrifié qui le regardait.

Il tressauta en constatant que le vieil homme n'était pas mort. Il saisit les chaînes à deux mains pour le remonter à la surface. Le corps s'éleva lentement, comme l'ancre d'un navire. Langdon tira de toutes ses forces. En sortant de l'eau, le cardinal prit deux ou trois respirations affolées. Puis son corps retomba lourdement, et Langdon lâcha prise. Mgr Baggia coula à pic. Langdon plongea, les yeux ouverts, trouva les chaînes et tira. Elles s'écartèrent, laissant apparaître une nouvelle vision d'épouvante. Un mot gravé dans la chair brûlée.


L'instant d'après, deux bottes apparaissaient, dont l'une crachait du sang.

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103


Langdon était joueur de water-polo, il avait l'habitude des combats aquatiques. La sauvagerie qui régnait sous la surface de la piscine pendant les matchs, à l'abri du regard des arbitres, n'avait rien à envier aux pires séances de catch. Il avait reçu des coups de pied, il s'était fait griffer, ceinturer, et même mordre une fois, par un défenseur frustré qui n'avait jamais réussi à lui barrer le passage.

Mais il était loin du bassin de water-polo de Harvard. Il trébuchait dans une eau sale et glaciale, non pour gagner un match, mais pour sauver sa peau. Il n'y avait pas d'arbitre, il n'y aurait pas de revanche.

Et les deux bras qui lui enfoncèrent violemment la tête sous l'eau ne laissaient pas de doute sur les intentions de son agresseur.

Langdon pivota sur lui-même comme une torpille, pour lui faire lâcher prise. Mais l'autre resserra sa poigne. Il bénéficiait d'un avantage inconnu de tous les joueurs de water-polo — celui d'avoir les pieds sur la terre ferme, même glissante. Langdon se contorsionna pour essayer de faire passer ses jambes sous lui, mais le tueur le maintenait fermement.

Comprenant qu'il ne parviendrait pas à se dégager, Langdon prit la seule décision qui lui paraissait jouable. Il cessa de lutter. Si tu ne peux pas aller vers le nord, va vers le sud. Rassemblant ses dernières forces, il plongea, les deux bras en avant, en battant des pieds, en un disgracieux mouvement de papillon. Son corps fit un bond.

Ce changement brutal de direction sembla prendre l'assassin au dépourvu. Le mouvement latéral de Langdon déstabilisa son agresseur, qui faillit perdre l'équilibre. Il relâcha son étreinte et Langdon battit vigoureusement des pieds. Il eut l'impression qu'un câble de remorquage venait de céder. Il était libre. Crachant l'air vicié de ses poumons, il remonta vers la surface. Il n'eut le temps d'inspirer qu'une fois. L'Assassin s'abattit de nouveau sur lui de tout son poids, les paumes plaquées sur ses épaules. Langdon

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tenta à nouveau de poser les pieds sur le sol, mais l'autre lui scia les jambes d'un violent coup de genou.

Langdon replongea.

Ses muscles le brûlaient. Il cherchait désespérément le pistolet, mais l'eau était trouble et sa vision floue. Les bulles étaient plus denses à cet endroit, et la lumière aveuglante. Le tueur continuait à l'enfoncer vers un projecteur immergé au pied du rocher de la fontaine. Il tenta de s'y agripper. Il était brûlant. Il insista, mais le spot articulé tourna sur lui-même. L'effet de levier était impossible.

L'agresseur poussa encore vers le fond.

C'est alors que Langdon l'aperçut. Dépassant sous un tas de pièces de monnaie, un étroit cylindre noir. Le silencieux du pistolet d'Olivetti! Il tendit la main. Ce n'était pas du métal, mais du plastique. Quand il tira dessus, le tuyau se déroula comme un serpent, long d'une cinquantaine de centimètres et crachant des bul es d'air. C'était l'un des spumanti de la fontaine qui faisait mousser l'eau.

À quelques mètres de là, le cardinal Baggia sentait son âme prête à quitter son corps. Il s'était préparé à cet instant pendant toute sa vie, sans deviner que cela se produirait ainsi. Son enveloppe mortelle souffrait le martyre... brûlée, contusionnée, à bout de souffle et maintenue sous l'eau par un poids inamovible.

Il se rappela les souffrances du Christ, auprès desquelles les siennes n'étaient rien.

Il est mort pour mes péchés...

Le mourant entendait les remous de la bagarre qui se déroulait à côté. Le meurtrier allait encore tuer quelqu'un. . cet homme au regard doux qui avait essayé de le sauver.

La douleur devenait insupportable. Le cardinal était allongé sur le dos, les yeux ouverts, fixés sur le ciel à travers l'eau qui le recouvrait. Il crut un instant distinguer des étoiles.

L'heure était venue.

Rejetant le doute et la peur, il ouvrit la bouche et laissa échapper ce qu'il savait être son dernier souffle. Il regarda son âme monter vers la surface, et vers le ciel, sous la forme de bulles transparentes. L'eau s'engouffra dans son corps comme un poignard glacé. La douleur ne dura que quelques secondes.

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Ensuite... la paix.

Oubliant son pied qui le faisait souffrir, l'Assassin se concentrait sur l'Américain qu'il était en train de noyer. Finissons-en! Il resserra son emprise et appuya sur lui de toutes ses forces, certain qu'il ne survivrait pas à cette dernière pression. Comme il l'avait prévu, l'homme se débattait de moins en moins fort.

Puis il se raidit, avant d'être secoué par de violents spasmes.

Voilà! L'eau entre dans les poumons. Il en a pour environ cinq secondes.

L'Assassin en compta six.

Exactement comme il l'avait prévu, le corps de l'Américain se relâcha. Comme un ballon qui se dégonfle, il s'affala sur le fond du bassin. C'était fini. Il le maintint encore trente secondes, pour laisser aux poumons le temps d'achever de se remplir d'eau.

Le corps était totalement flasque. Il le lâcha. Une double surprise attendrait les médias dans la Fontaine des quatre fleuves.

Tabban! jura-t-il en sortant péniblement du bassin. Il regarda son pied gauche. La pointe de sa botte était déchiquetée et l'extrémité de son gros orteil était arrachée. Il déchira le revers de son pantalon et fourra le morceau de tissu dans le trou de sa botte.

La douleur lui traversa toute la jambe. Ibn alkalb! Il serra les poings et l'enfonça encore. Le saignement ralentit.

Bien décidé à ne plus penser qu'au plaisir, il monta au volant de sa camionnette. Il s'était acquitté de la tâche qu'on lui avait confiée. Il savait exactement ce qui pourrait calmer sa douleur. Vittoria Vetra l'attendait, offerte, sans défense. Malgré le froid et l'humidité, il sentit son sexe se durcir.

J'ai bien gagné ma récompense.

Vittoria reprenait conscience. Elle était étendue sur le dos. Tous ses muscles étaient durs comme du bois, tendus, crispés. Ses bras lui faisaient mal. Dès qu'elle remuait, ses épaules étaient paralysées par les crampes. Elle mit un moment à comprendre qu'elle avait les poignets attachés dans le dos. Elle était totalement désorientée.

Est-ce un cauchemar? Quand elle essaya de relever la tête, une douleur lancinante, à la base de la nuque, lui prouva qu'elle ne dormait pas.

La confusion céda à la peur. Elle était allongée sur un divan, dans une grande pièce agréablement meublée, éclairée

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par des torches fixées aux murs de pierre brute. Une grande salle médiévale. De vieux bancs de bois arrangés en cercle en occupaient un coin, non loin d'elle.

Une brise fraîche lui caressait les épaules. Elle provenait des deux doubles portes ouvertes sur un balcon. Dans les jours de la rambarde, elle aurait pu jurer qu'elle devinait le dôme de la basilique Saint-Pierre.

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104


Robert Langdon était couché à plat ventre sur un lit de pièces de monnaie, au fond de la Fontaine des quatre fleuves. Il avait toujours le tuyau de plastique dans la bouche. L'air qu'il rejetait dans l'eau était pollué par la pompe et lui brûlait la gorge. Mais il ne songeait pas à se plaindre. Il était vivant.

Il n'était pas certain que sa simulation de mort par noyade ait été parfaitement crédible. Mais il avait fait de son mieux, mettant à profit ses lectures et les récits qu'il avait entendus.

Vers la fin, il avait même vidé ses poumons et retenu son souffle, pour que le poids de sa masse musculaire le plaque sur le sol de la fontaine.

Dieu merci, son agresseur avait pris son manège pour argent comptant, et l'avait lâché.

Langdon avait attendu le plus longtemps possible, et il commençait à étouffer. Pour vérifier si l'assassin était parti, il prit au tuyau une longue aspiration qui lui racla la gorge et nagea sous l'eau vers le centre de la fontaine. Arrivé au rocher, il le contourna et fit surface par l'arrière, caché par les énormes statues de marbre blanc.

La camionnette n'était plus là.

C'était tout ce qu'il voulait savoir. Il absorba une grande bouffée d'air frais et se dirigea vers l'endroit où le cardinal s'était noyé. Il avait certainement perdu conscience, et les chances de le ranimer étaient très minces, mais il fallait essayer. Lorsqu'il trouva le corps, il planta solidement un pied de chaque côté et se pencha pour saisir des deux mains les lourdes chaînes. Une fois le cardinal hissé à la surface, il constata qu'il avait déjà les yeux révulsés. C'était mauvais signe. Il ne respirait pas, et son pouls s'était arrêté.

Sachant qu'il n'arriverait pas à le faire basculer pardessus bord, il le traîna vers le socle du rocher, où l'eau était moins profonde et l'allongea sur une saillie inclinée.

Et il se mit au travail. Il comprima d'abord la poitrine du vieil homme du plat des deux mains pour évacuer l'eau de ses poumons.

Puis il commença un bouche-à-bouche, en comptant attentivement.

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Il voulait éviter de souffler trop vite et trop fort. Pendant trois minutes, il tenta de le ranimer. Au bout de cinq minutes, il comprit que ses efforts étaient vains.

Celui qui aurait pu devenir pape. Mort sous ses yeux.

Prostré dans la pénombre, à demi submergé, le cardinal Baggia conservait une calme dignité. L'eau léchait sa poitrine, comme à regret. . comme pour se faire pardonner d'avoir causé sa mort...

comme pour laver la blessure de son nom qui meurtrissait le torse nu du vieil homme.

Langdon lui ferma doucement les yeux. Une boule lui monta dans la gorge. Pour la première fois depuis des années, il pleura.

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105


Langdon redescendit dans l'eau profonde et traversa le bassin, se forçant à secouer son émotion et sa fatigue. Après avoir failli s'évanouir tout à l'heure avec son tuyau dans la bouche, il retrouvait une nouvelle énergie. Maintenant, il était invincible. Muscles tendus, esprit en alerte, concentré sur la tâche urgente qui l'attendait.

Trouver le repaire des Illuminati. Libérer Vittoria.

Il jeta un dernier regard au centre de la fontaine, se forçant à espérer. Quelque part sur ce bloc de pierre tourmenté et foisonnant, se cachait l'indication clé, celle de l'étape finale du parcours. « Les anges guident votre noble quête. »

C'est une fontaine païenne, sans la moindre trace d'ange...

Ses yeux suivirent instinctivement le rocher jusqu'à son sommet, puis remontèrent le long de l'obélisque. Quatre jalons, répartis dans Rome en tracé cruciforme.

Il parcourut du regard tous les hiéroglyphes, se disant qu'il y trouverait peut-être un indice. Mais il abandonna vite cette idée. Les caractères égyptiens étaient bien antérieurs à l'époque du Bernin, où, de toute façon, ils n'avaient pas encore livré leurs secrets. À

moins que le sculpteur baroque n'y ait ajouté une inscription de sa main?

Reprenant espoir, il fit un tour complet de l'obélisque, sans y trouver la moindre trace d'une addition postérieure aux hiéroglyphes, ni quoi que ce soit qui ressemblât, de près ou de loin à un ange.

Il était exactement 23 heures. Des visions de l'assassin penché sur Vittoria commencèrent à lui traverser l'esprit. Il s'obligea à faire un nouveau tour de bassin, les yeux en l'air, sans résultat. Se sentant vaincu, il rejeta la tête en arrière et poussa un cri de frustration.

Sa voix s'étrangla dans sa gorge.

Son regard s'était arrêté sur le sommet de l'obélisque et sur la silhouette qui dépassait. Ce n'était certes pas un ange. Il l'avait vaguement remarquée en arrivant. C'est bien un pigeon?

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L'oiseau était toujours posé sur la pointe du monument.

Langdon distinguait clairement sa tête et son bec qui se détachaient sur le ciel étoilé, loin au-dessus de la bruine qui montait de la fontaine. Il n'avait pas bougé depuis un quart d'heure, la bagarre ne l'avait apparemment pas dérangé. Il était resté impassible, la tête tournée vers l'extrémité de la place.

Langdon plongea la main dans l'eau et ramassa une poignée de pièces de monnaie. Il les lança en l'air en direction du pigeon.

Elles rebondirent sur le sommet de l'obélisque et l'oiseau ne bougea pas. À la deuxième tentative, une pièce l'atteignit. Un bruit de métal frappant du métal.

Ce fichu pigeon est en bronze.

C'est un ange que tu cherches, pas un pigeon.

Mais il avait déjà fait le rapprochement. Il s'était trompé.

C'était une colombe.

Sans avoir pris le temps de réfléchir, il marcha vers le rocher central. Il entreprit de l'escalader, grimpant sur les jambes et les bras des immenses statues. Sa tête dépassait de la brume et il voyait plus clairement la silhouette de l'oiseau.

Sans l'ombre d'un doute, il s'agissait bien d'une colombe, noircie par la pollution. Il en avait vu deux semblables tout à l'heure, au Panthéon. Et une révélation le frappa brusquement. Si une paire de colombes ne signifiait rien, celle-ci était seule.

Le symbole païen équivalent de l'ange de la paix.

Le Bernin l'avait choisi pour pouvoir l'inclure dans sa fontaine païenne. « Les anges guident votre noble quête. » Quel meilleur emplacement que le sommet d'un obélisque pour le dernier jalon des Illuminati?

La tête de la colombe était tournée vers l'ouest. Langdon reprit son ascension pour bénéficier d'un point de vue dégagé. Une citation de saint Grégoire de Nysse lui revint en mémoire: « En découvrant la lumière... l'âme prend la belle forme d'une colombe. »

Il grimpait toujours. Il avait l'impression de voler. Arrivé au sommet du rocher, il comprit qu'il n'avait pas besoin de monter plus haut. La ville de Rome s'étendait à ses pieds.

Sur sa gauche, la forêt de projecteurs installés devant la basilique Saint-Pierre. Sur sa droite, la coupole encore fumante

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de Santa Maria della Vittoria. Devant lui, la Piazza del Popolo.

Sous ses pieds, le quatrième et dernier jalon de la Voie de l'Illumination. Le dernier point de la croix géante reliant les quatre obélisques.

Il leva les yeux vers la colombe, se retourna pour suivre le regard de l'oiseau, scruta l'horizon.

En un instant, il eut sa réponse.

Tellement évidente. Tellement claire. Subtile, mais tellement simple.

Langdon ne parvenait pas à croire que le repaire des Illuminati ait pu rester secret si longtemps. La ville entière semblait s'effacer devant le gigantesque bâtiment de pierre qui se dressait en face de lui, sur l'autre rive du Tibre. Un des plus célèbres monuments de Rome, adjacent au Vatican. Un donjon circulaire massif, cerné d'un carré d'épaisses murailles. Et tout autour, un parc en forme de pentagramme.

Les puissants projecteurs installés autour des remparts éclairaient, au sommet du donjon, un gigantesque ange de bronze, pointant son épée vers le bas, au centre de l'édifice.

Comme si cela ne suffisait pas, l'entrée de la forteresse était située en face du Ponte Sant'Angelo, dont le tablier traversait le Tibre encadré par douze anges, sculptés par... Le Bernin.

La Voie de l'Illumination reliait les quatre obélisques en traçant dans Rome une croix parfaite, dont le bras principal passait exactement au centre du Ponte Sant'Angelo, qu'il partageait en deux parties égales.

Langdon ramassa sa veste de tweed, remonta dans la voiture volée, démarra et, de son pied droit trempé, enfonça la pédale d'accélérateur.

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106


Il était 23 h 07. Langdon descendait en trombe Lungotevere Tor Di Nona, qui longeait le Tibre. Sa destination se dressait sur sa droite, de l'autre côté du fleuve.

Castel Sant' Angelo. Le château Saint-Ange.

Sans aucune pré-signalisation, la bifurcation vers l'étroit Ponte Sant'Angelo apparut brusquement sur sa droite.

Langdon écrasa la pédale de frein avant de prendre le tournant. Mais l'accès était fermé. La Citroën dérapa sur trois ou quatre mètres et heurta violemment une rangée de bornes en pierre qui barrait la chaussée. L'arrêt brutal projeta Langdon vers l'avant. Il avait oublié que le pont avait été transformé en voie piétonne pour assurer sa conservation.

Il sortit de la voiture accidentée, regrettant de n'avoir pas pris un autre itinéraire. Il enfila sa veste sur sa chemise trempée. La solide doublure de sa veste Harris maintiendrait au sec le précieux Diagramma. Il s'élança à toutes jambes vers le château.

De chaque côté, comme des militaires alignés pour l'inspection, les deux rangées d'anges du Bernin ponctuaient son parcours. « Les anges guident votre noble quête. » Tandis que Langdon avançait, le donjon s'élevait devant lui, plus impressionnant encore que la basilique Saint-Pierre. Il courait sans quitter du regard l'ange gigantesque qui le dominait.

L'endroit paraissait désert. Langdon savait qu'au cours des siècles l'ancien mausolée d'Hadrien avait servi au Vatican de tombeau, de forteresse, d'abri pontifical d'urgence, de prison pour les ennemis de l'Église, et enfin de musée. Il avait apparemment d'autres locataires — les Illuminati — ce qui n'était pas dénué de sens. Si le château était la propriété du Vatican, il n'était utilisé que de façon sporadique. D'autre part, Le Bernin y avait effectué de nombreuses rénovations successives. La légende lui attribuait des dizaines de portes, de chambres et de passages secrets. Langdon n'avait aucune peine à croire que l'ange du sommet, comme les remparts en pentagone aient été l'œuvre du Bernin.

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Arrivé devant la gigantesque double porte d'entrée, il ne s'étonna pas de la trouver fermée. Il ne se donna même pas la peine d'essayer les deux marteaux de métal accrochés à hauteur d'homme. Reculant de quelques pas, il parcourut du regard la muraille abrupte, qui avait subi les assauts des armées des Berbères, des Wisigoths et des Maures. Comment pouvait-il espérer la franchir?

Vittoria, êtes-vous là-dedans?

Il courut le long du rempart. Il doit bien y avoir une autre entrée!

En contournant le deuxième rempart ouest, il arriva sur un petit parking donnant sur Borgo Sant'Angelo. Un pont-levis conduisait à une porte, mais il était dressé à la verticale. Langdon balaya à nouveau la muraille des yeux.

Le seul éclairage était celui des projecteurs illuminant le château de l'extérieur. Aucune lumière n'était allumée dans le château, si ce n'est au sommet, à trente mètres au-dessus de Langdon. Deux portes-fenêtres donnant sur un balcon, exactement à la verticale de l'épée de l'ange. Une lueur vacillante, comme celle d'une torche, flottait au-dessus de la rambarde de marbre.

Langdon frissonna dans ses vêtements trempés. Avait-il aperçu une ombre? Il attendit, tendu. La silhouette reparut sur le balcon.

Des fourmillements lui parcoururent la colonne vertébrale. Il y a quelqu'un là-haut!

— Vittoria! appela-t-il malgré lui.

Sa voix se perdit dans la formidable rumeur du Tibre. Il piétinait sur place. Que faisaient les gardes suisses? Avaient-ils seulement reçu son message?

Un gros camion de télévision était garé au fond du parking.

Langdon se précipita. Dans la cabine, un homme ventripotent, les écouteurs sur les oreilles, manipulait les commandes d'une console.

L'arrivée de Langdon en vêtements trempés le fit sursauter. Il arracha ses écouteurs.

— Qu'est-ce qui se passe, mon gars? demanda-t-il avec un fort accent australien.

— J'ai besoin d'un téléphone, répondit Langdon.

L'homme haussa les épaules.

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— Pas de tonalité. J'ai essayé toute la soirée. Tous les circuits sont saturés.

Langdon laissa échapper un juron.

— Est-ce que vous avez vu quelqu'un entrer dans le château?

— Oui. Il y a une camionnette noire qui n'a pas arrêté d'entrer et de sortir toute la soirée...

Langdon sentit son estomac se nouer.

— Il a bien de la chance, ce salaud! commenta l'Australien.

Il doit avoir une vue géniale de là-haut! Je n'ai pas réussi à me faufiler dans les embouteillages de la place Saint-Pierre, alors j'essaie de filmer d'ici...

Langdon ne l'écoutait plus. Il réfléchissait.

— Qu'est-ce que vous en pensez, vous, de cette histoire de bon Samaritain de la onzième heure? demanda l'Australien.

— Pardon?

— Vous n'avez pas entendu? Le capitaine de la Garde suisse a reçu un coup de fil d'un type qui prétend détenir des infos de première main. Il doit arriver en avion d'une minute à l'autre.

Tout ce que je sais, c'est que s'il sauve la situation, on peut dire adieu à l'audimat!

Langdon était perplexe. Un individu qui arrivait à la rescousse? Quelqu'un qui saurait où on avait caché l'antimatière? Pourquoi n'aurait-il pas donné les détails au téléphone? Pourquoi venir en personne? Il y avait quelque chose de bizarre dans cette histoire, mais il n'avait pas le temps de s'y attarder.

— Mais dites-moi, fit l'Australien en le regardant de plus près. Vous n'êtes pas le type qu'on a vu à la télévision? Celui qui essayait de sauver la vie du cardinal sur la place Saint-Pierre?

Langdon ne répondit pas. Il avait le regard fixé sur un dispositif installé sur le toit du camion — une antenne parabolique, montée sur un support articulé. Il leva les yeux vers le château. Le rempart devait s'élever à plus de quinze mètres de hauteur, et le donjon était beaucoup plus haut. Mais s'il arrivait à passer le premier obstacle...

Il se retourna vers le journaliste en désignant le toit du camion:

— Ça monte à quelle hauteur, ce truc-là?

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— Euh, une quinzaine de mètres... Pourquoi?

— J'ai besoin de votre aide. Allez garer votre camion au pied du mur d'enceinte.

— Mais qu'est-ce qui vous prend?

Langdon se contenta d'une explication rapide. L'Australien ouvrit des yeux ronds.

— Vous êtes fou? Ça vaut deux cent mille dollars, ce truc-là.

Ce n'est pas une échelle!

— Si c'est l'audimat qui vous intéresse, je vais vous fournir le scoop de votre carrière.

— Une info à deux cent mille dollars?

Langdon lui fit miroiter des révélations qui valaient largement son camion.

Quatre-vingt-dix secondes plus tard, Langdon était perché au sommet de l'antenne parabolique, à quinze mètres au-dessus du sol. Il empoigna à deux mains le rebord du rempart, se hissa dessus, et se laissa retomber de l'autre côté.

— Et votre promesse? protesta l'Australien. Où est-il, ce cardinal?

Langdon eut un peu honte de monnayer ainsi le pauvre cardinal, mais il avait conclu un marché. Et l'assassin ne tarderait pas à contacter la presse.

— Piazza Navona! cria-t-il. Dans la Fontaine des quatre fleuves!

Le journaliste replia son antenne et démarra en trombe.

Dans la grande salle aux murs de pierre, l'Assassin enleva ses bottes mouillées et banda son orteil blessé. La douleur ne l'empêcherait pas de savourer sa récompense.

Il se tourna vers la femme.

Elle était recroquevillée sur le divan, bâillonnée, les poings toujours liés derrière le dos. Il s'avança. Elle était réveillée, et ça lui plaisait. Il s'étonna de ne pas lire de peur mais de la fureur dans ses yeux.

La peur ne tarderait pas à venir.

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107


Robert Langdon courait le long du rempart extérieur, sous la lueur bienvenue des projecteurs. La cour, en contrebas du donjon, ressemblait à un musée d'histoire de la guerre: un impressionnant arsenal d'artillerie et d'armes anciennes avec catapultes, boulets et canons soigneusement alignés. Le château était en partie ouvert aux touristes et la cour intérieure avait été plus ou moins restaurée dans son état d'origine.

Langdon scruta en détail le rempart circulaire de la citadelle centrale, qui s'élevait à plus de trente-trois mètres, jusqu'aux pieds de l'ange de bronze. Au sommet de l'édifice, le balcon luisait toujours dans la nuit. Mais il n'était pas question d'appeler. Il fallait trouver une entrée.

Il regarda sa montre.

23 h 12.

Il descendit à toutes jambes la rampe en pierre adossée au rempart et pénétra dans la pénombre de la cour. Contournant la forteresse dans le sens des aiguil es d'une montre, il passa devant trois grands portails, tous fermés. Par où le tueur est-il entré? Il reprit sa course et longea deux portes plus modernes, cadenassées de l'intérieur.

Il avait pratiquement fait un tour complet du donjon lorsqu'il croisa une allée de gravier qui traversait la cour en face de lui. Un pont-levis conduisait à l'intérieur de l'ancien mausolée, l'accès disparaissant sous un tunnel. Il traforo ! La célèbre rampe intérieure en spirale qui permettait aux gardes d'accéder à cheval au sommet du donjon. L'assassin est monté là-haut en camionnette! La grille du tunnel était ouverte, et Langdon s'y engouffra. Mais en arrivant à l'intérieur, une nouvelle déception l'attendait.

La rampe descendait.

Fausse route. Cette section du traforo devait conduire aux oubliettes.

Langdon hésita en haut de la pente qui disparaissait dans le noir en une spirale sans fin. Il aurait juré qu'il avait aperçu quelqu'un

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sur le balcon tout là-haut. Prends une décision, Robert! Faute d'alternative, il amorça la descente du tunnel.

Une trentaine de mètres plus haut, l'Assassin était penché sur sa proie. Il lui caressa le bras. La perspective d'explorer les trésors charnels que renfermait cette peau douce et lisse l'emplissait d'ivresse. Combien de fois pourrait-il la violer? Et de quelles façons?

Il méritait cette femme. Il avait bien servi Janus. Elle était sa prise de guerre. Et quand il en aurait fini avec elle, il la forcerait à s'agenouiller au pied du divan. Devant lui. Et elle lui prodiguerait encore ses services. L'ultime soumission. Enfin, au moment où il atteindrait l'extase, il lui trancherait la gorge.

Ghayat assa'adah, disaient-ils. Le plaisir suprême.

Pour finir, il irait se reposer sur le balcon, savourant sa victoire et le triomphe des Illuminati... une revanche attendue depuis si longtemps...

Langdon amorça la descente. L'obscurité s'épaississait à chaque mètre.

Après un tour complet sous terre, il avançait dans le noir. La pente s'aplanissait. Il ralentit. L'écho de ses pas résonnait différemment. Il devait `être entré dans un espace plus vaste. Il crut deviner, en face de lui, une sorte de miroitement, un reflet de lumière. Les mains en avant, il s'avança et heurta un gros objet lisse.

Du verre et du chrome? Un véhicule. Parcourant à tâtons la carrosserie, il identifia une portière, et l'ouvrit.

Le plafonnier était allumé. Reculant d'un pas, il reconnut immédiatement la camionnette noire de la Piazza Navona. Il resta un moment figé sur place, frissonnant de dégoût, avant d'entrer dans le fourgon, qu'il fouilla fébrilement à la recherche d'une arme. En vain. Il trouva, en revanche, le téléphone portable de Vittoria, fracassé sur le plancher. Il pria le ciel qu'il ne soit pas déjà trop tard.

Langdon passa la main vers l'avant pour allumer les phares.

Une salle nue se matérialisa autour de lui. Une ancienne écurie, ou une armurerie, pensa-t-il. Et un cul-de-sac.

Voie sans issue. Je me suis trompé!

Découragé, il inspecta les quatre murs de la salle. Pas de porte, ni de grille. Il revoyait l'ange de bronze pointant son épée

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vers le centre du donjon, juste au-dessus du balcon éclairé. Ce ne serait qu'une coïncidence? Impossible! Le tueur l'avait prévenu: « Elle est dans le Temple de l'Illumination... elle y attend mon retour. » Langdon était trop près du but pour abandonner maintenant. Son cœur battait à tout rompre. La haine et la frustration commençaient à le paralyser.

Quand il remarqua des taches de sang sur le sol, sa première pensée fut pour Vittoria. Mais en les suivant des yeux, il s'aperçut qu'il s'agissait de traces de pieds, séparés par de longs intervalles... Un pied ensanglanté. Le pied gauche de l'assassin!

Intrigué mais confiant, il suivit cette piste, précédé par son ombre de moins en moins visible. Les marques ensanglantées disparaissaient au coin de la pièce. La perplexité du limier céda devant l'émerveillement de l'historien d'art.

La dalle de granit angulaire n'était pas carrée comme les autres. Elle avait la forme parfaite d'un pentagramme dont une pointe occupait le coin. Ingénieusement cachée par un chevauchement des deux murs, Langdon repéra une ouverture verticale suffisante pour livrer le passage à un homme. Il s'y glissa. Il se trouvait à l'entrée d'un passage souterrain. Devant lui, les vestiges d'une barrière de bois qui avait dû, en d'autres temps, fermer ce boyau.

Au bout du tunnel, il y avait de la lumière.

Langdon escalada la barrière et courut. Il déboucha dans une autre salle, plus grande que la première, et tout aussi sinistre. Une unique torche était allumée. Il ne devait pas y avoir d'électricité dans cette partie du donjon. Aucun touriste n'y venait jamais.

La prigione. Les geôles du château Saint-Ange.

Une douzaine de petites cellules étaient creusées dans les murs, leurs barreaux rongés par la rouille. Une autre, plus grande, était encore intacte, et le cœur de Langdon s'arrêta net à la vue des soutanes noires et des écharpes rouges qui jonchaient le sol. C'est ici qu'il a emprisonné les quatre cardinaux!

Contiguë à ce grand cachot, une porte de fer entrouverte laissait deviner un autre passage. Il s'y précipita, mais s'arrêta net après quelques pas. Les traces de sang s'étaient

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interrompues. Il comprit pourquoi en lisant les mots inscrits au-dessus de la porte.

Il passetto.

Langdon était abasourdi. De nombreuses lectures lui avaient appris l'existence de ce passage secret, sans toutefois préciser exactement où il débouchait. Il passetto – le petit passage – était un couloir étroit, de quatre cents mètres de long reliant le Vatican au Castel Sant'Angelo. Il avait permis aux papes de s'y réfugier lors des sièges du Vatican, mais aussi à certains pontifes de rendre visite à leur maîtresse ou de superviser les tortures infligées à leurs ennemis. Les deux entrées de ce passage secret étaient en principe scellées, verrouillées par de grosses serrures dont les clés étaient conservées quelque part dans la Cité. Langdon réalisa que c'est en empruntant le passetto que l'assassin avait enlevé les cardinaux. Qui avait ainsi trahi le Vatican de l'intérieur, en subtilisant les clés? Olivetti? Un membre de la Garde suisse?

Mais cela n'avait plus beaucoup d'importance.

Les traces rougeâtres traversaient la salle des cachots, jusqu'à une grille rouillée sur laquelle étaient suspendues des chaînes. Elle était entrouverte, la serrure arrachée. Au-delà, un escalier hélicoïdal, aux marches étroites et hautes. Au pied de la première, un autre bloc de pierre en forme de pentagramme. Langdon se demanda si Le Bernin avait lui-même tenu le ciseau pour le tailler. Au-dessus de la grille, un petit chérubin était sculpté dans le plafond de la voûte.

Les taches de sang montaient l'escalier.

Nous y sommes.

Il lui fallait une arme. Près des cellules, un barreau de fer rouillé de plus d'un mètre de long, érodé à l'une de ses extrémités, gisait à terre. Il était horriblement lourd mais Langdon n'avait pas le choix. Il comptait sur l'effet de surprise et sur la blessure du tueur pour prendre l'avantage. Avant tout, il espérait ne pas arriver trop tard.

Les marches de l'escalier étaient déformées par l'usure.

Langdon monta sans bruit, tendant l'oreille. Silence. La main gauche tendue vers le mur, pour se guider dans l'obscurité, il imaginait l'ombre de Galilée grimpant ces mêmes marches,

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impatient de partager sa vision du paradis avec d'autres hommes de science et de foi.

Langdon était encore épaté que les Illuminati aient osé élire domicile dans un bâtiment appartenant au Vatican. Tandis qu'on fouillait les maisons et les caves de tous les savants de Rome, ils se réunissaient ici, pratiquement sous le nez du pape.

L'idée lui parut soudain absolument parfaite. Le Bernin dirigeait les opérations de rénovation du Vatican. Il avait donc, mieux que quiconque, libre accès au Castel Sant'Angelo, qu'il pouvait remodeler à sa convenance sans avoir de comptes à rendre. Combien d'entrées secrètes y avait-il ajoutées? Combien de décorations balisaient subtilement le terme du parcours de ses adeptes?

Le Temple de l'Illumination. Langdon en était tout proche, il le savait.

L'escalier se rétrécissait, les parois du tunnel semblaient se resserrer autour de lui, il croyait entendre des ombres séculaires chuchoter dans le noir. Un rayon de lumière filtra sous le seuil d'une porte à hauteur de ses yeux: un palier. Il gravit les dernières marches sur la pointe des pieds.

Sans pouvoir estimer sa position exacte, il se savait toutefois assez près du sommet du donjon. Il soupçonnait même le colossal ange de bronze de se trouver juste au-dessus de sa tête.

Protège-moi! l'implora-t-il en resserrant ses doigts sur le barreau rouillé.

Vittoria avait les bras endoloris. En reprenant conscience, elle avait essayé de les détendre suffisamment pour pouvoir détacher les liens de ses poignets. Mais elle n'en avait pas eu le temps. Le monstre était revenu. Il était maintenant debout devant elle, son torse puissant dénudé, couvert de cicatrices. Ses yeux n'étaient que deux fentes noires. Elle le devinait en train d'imaginer les ignobles performances qu'il se préparait à lui faire subir. Comme pour la torturer à l'avance, il défit lentement la boucle de sa ceinture trempée et la jeta sur le sol. La gorge serrée par l'horreur et la nausée, elle ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, il brandissait un couteau à cran d'arrêt qu'il déplia d'un geste sec sous son nez.

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La lame d'acier lui renvoya le reflet de son visage terrorisé.

Il promena le métal froid sur son ventre. Avec un regard plein de mépris, il glissa sa lame sous son short. Elle inspira. Il descendait et remontait, doucement, plongeant de plus en plus.

Puis il se pencha sur elle et son haleine chaude lui souffla à l'oreille:

— C'est cette lame qui a énucléé ton père... Elle comprit qu'il allait la tuer.

Retournant la lame de son couteau, il entreprit de découper son short de bas en haut.

S'arrêtant net, il leva la tête. Il y avait quelqu'un d'autre dans la pièce.

— Lâchez-la! gronda une voix grave depuis la porte.

Une voix que Vittoria reconnut. Robert! Il est vivant!

À l'expression sidérée de l'Assassin, on aurait juré qu'il avait vu un fantôme.

— Vous devez avoir un ange gardien, monsieur Langdon.


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En un quart de seconde, Langdon se rendit compte qu'il venait de pénétrer dans un lieu sacré. Les ornements défraîchis de la pièce oblongue regorgeaient de symboles familiers. Carrelage en pentagramme, planètes au plafond, colombes, pyramides.

Le Temple de l'Illumination. Rien de moins. Il avait atteint son but.

L'assassin des cardinaux lui faisait face, le torse nu, debout devant Vittoria, pieds et poings liés, mais bien vivante. Le regard de la jeune femme croisa le sien, déclenchant un afflux d'émotions contradictoires - soulagement, gratitude, fureur, regret.

— Nous nous retrouvons donc! fit le tueur. Il regarda la barre de fer que Langdon tenait à la main et se mit à rire:

« Et cette fois-ci, c'est avec ça que vous comptez m'abattre? »

— Détachez-la!

— Je vais la tuer, rétorqua l'autre en plaquant la lame de son couteau sur la gorge de Vittoria.

Langdon ne doutait pas qu'il en fût capable. Il s'efforça de parler sur un ton calme:

— Il me semble qu'elle serait soulagée, étant donné l'alternative...

L'insulte fit sourire l'adversaire.

— Vous avez raison. Ce serait du gâchis. Elle a beaucoup à offrir.

Langdon s'avança, dirigeant vers lui la pointe de son barreau rouillé.

— Libérez-la!

L'Assassin eut l'air de réfléchir un instant à cette possibilité.

Il soupira, les épaules basses, comme s'il se rendait. Mais son bras se redressa immédiatement en une brusque torsion, et la lame d'un couteau traversa la pièce en direction de la poitrine de Langdon.

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Par instinct ou par épuisement, l'Américain plia les genoux et la lame lui frôla l'oreille gauche avant de tomber à ses pieds.

Son agresseur resta imperturbable. Il sourit à Langdon qui, à genoux, n'avait pas lâché sa barre de fer, et marcha vers lui comme un lion sur sa proie.

Langdon se releva, brandissant son barreau, soudain à l'étroit dans ses vêtements trempés. À demi nu, l'autre semblait plus souple et plus rapide. Sa blessure au pied ne le ralentissait pas le moins du monde. Il devait être dur au mal.

Langdon regretta vraiment de ne pas avoir de pistolet.

L'Assassin faisait le tour de la pièce en direction du couteau, toujours le sourire aux lèvres, hors d'atteinte. Langdon lui barra le passage. Le tueur repartit en direction de Vittoria. Langdon se précipita pour se mettre entre eux:

— Il est encore temps, tenta-t-il. Dites-moi où est l'antimatière. Le Vatican vous paiera dix fois ce que les Illuminati peuvent vous offrir.

— Vous êtes naïf.

Langdon lui envoya un coup de barre, que l'autre évita. Il contourna un banc, pour essayer de le coincer. Mais cette fichue salle ovale n'a pas de coins! Curieusement, l'assassin ne paraissait disposé ni à attaquer, ni à s'enfuir. Il jouait le jeu de Langdon. Il attendait son heure.

Mais qu'est-ce qu'il attend? L'Assassin continuait à tourner autour de lui, trouvant toujours des positions inaccessibles. La tige de fer commençait à peser et Langdon comprit la stratégie de son adversaire. Il veut m'épuiser. Et ça marchait. L'adrénaline ne suffisait plus à vaincre la fatigue. Il fallait agir vite.

Le tueur sembla lire dans ses pensées. Il se déplaçait continuellement, comme s'il cherchait à attirer Langdon vers la table qui occupait le centre de la pièce. Il y avait quelque chose dessus, qui brillait à la lumière des torches. Une arme? Sans quitter l'assassin des yeux, Langdon se rapprocha progressivement de la table. L'Arabe la fixait ostensiblement des yeux. Bien que conscient qu'il s'agissait d'une manœuvre, Langdon se laissa dominer par sa réaction instinctive et ses yeux se posèrent sur la table. Le mal était fait.

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Ce n'était pas une arme, mais un objet qui le cloua un instant sur place.

Un coffret en cuivre pentagonal, de facture rudimentaire, couvert de vert-de-gris. Le couvercle ouvert. À l'intérieur, logés dans cinq compartiments capitonnés, cinq gros fers, munis d'un manche en bois. Langdon les connaissait tous.


ILLUMINATI, EARTH, AIR, FIRE, WATER.

Il redressa immédiatement la tête, craignant un coup en douce. L'autre attendait sans bouger, semblant prendre plaisir à ce petit jeu. Langdon se ressaisit, soutenant son regard, brandissant son arme de fortune. Mais ce coffret l'obsédait. Si les fers eux-mêmes étaient fascinants, c'est autre chose qui le tracassait, un détail qui suscitait chez lui un pressentiment funeste. Il jeta un nouveau coup d'œil sur la table.

Les cinq compartiments étaient répartis sur le pourtour de la boîte, mais il y en avait un autre, au centre. Vide, et clairement destiné à accueillir un sixième fer. . beaucoup plus grand, et parfaitement carré.

L'assaut se fit dans une sorte de brouillard.

Le tueur fondit sur lui comme un oiseau de proie. Langdon essaya de contre-attaquer, mais le barreau était lourd comme du plomb. Sa parade ne fut pas assez rapide et la brute l'esquiva, tout en s'emparant à deux mains de l'extrémité pointue de la tige.

Les deux hommes luttèrent violemment. L'Assassin était costaud, son bras blessé ne semblait pas le gêner. Langdon sentit la barre de fer lui échapper, déchirant la paume de sa main. L'instant d'après, c'est lui qui se trouvait menacé. De chasseur, il était devenu gibier.

Il eut l'impression qu'un cyclone s'abattait sur lui. L'Assassin tournait autour de la pièce, forçant Langdon à reculer contre le mur. — La curiosité est un vilain défaut, comme on dit chez vous...

Langdon était furieux d'avoir perdu l'avantage. Mais cette histoire de sixième fer le préoccupait toujours. Cela n'avait pas de sens.

— Je n'ai jamais rien lu sur le sixième fer des Illuminati, lâcha-t-il malgré lui.

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— Cela m'étonnerait, ricana l'Arabe en le poursuivant le long du mur courbe.

Langdon était interloqué, et vexé. Les Illuminati n'avaient jamais utilisé que cinq fers... Il se plaqua contre le mur, cherchant désespérément un objet qui pourrait lui servir d'arme.

— L'union parfaite des anciens éléments, continua l'autre. Le dernier fer est le plus génial de tous, mais j'ai bien peur que vous ne le voyiez jamais.

Langdon sentait en effet qu'il n'avait plus le temps de voir grand-chose.

— Et vous l'avez vu, ce sixième fer? demanda-t-il, cherchant à gagner du temps.

— Peut-être aurai-je un jour cet honneur, quand j'aurai fait mes preuves.

Il lançait des petits coups de barre vers Langdon, comme un picador cherchant à exciter son taureau.

Langdon recula encore. Son adversaire le promenait le long du mur, vers une destination inconnue. Laquelle? Il ne pouvait pas se permettre de regarder derrière lui.

— Où est-il, ce sixième fer?

— Pas ici. C'est Janus qui le détient. Lui seul sait où il se trouve.

Ce nom ne disait rien à Langdon.

— Janus?

— Le chef des Illuminati. Il ne va pas tarder.

— Il va venir ici?

— Oui, pour le dernier marquage.

Langdon jeta un regard effrayé à Vittoria. Elle avait l'air étonnamment calme, les yeux fermés au monde qui l'entourait, respirant lentement... profondément. Serait-ce elle la dernière victime? Ou lui-même?

— Vous êtes bien vaniteux! railla l'Assassin. Elle et vous ne comptez pas. Vous allez mourir, c'est certain. Mais la dernière victime des Illuminati est un ennemi véritablement dangereux.

Langdon s'efforça de décoder la menace. Un ennemi vraiment dangereux? Le pape était mort, les quatre cardinaux aussi, tous éliminés par la société secrète. La réponse se lisait dans les yeux du tueur.

Le camerlingue.

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Le père Ventresca était le seul espoir qui restait à l'Église dans cette terrible crise. Ce soir-là, il était allé plus loin dans la condamnation des Illuminati que personne ne l'avait fait depuis longtemps. Ils lui en feraient payer le prix.

— Vous n'arriverez jamais à vous emparer de lui.

— Moi pas. C'est à Janus que revient cet honneur.

Langdon continuait à longer le mur sous la menace de la pointe rouillée.

— C'est le chef des Illuminati qui marquera au fer le camerlingue?

— Le privilège du pouvoir...

— Mais personne ne peut entrer dans le Vatican ce soir!

— Sauf sur rendez-vous...

La seule personne attendue était ce fameux bon Samaritain de la onzième heure — celui dont Rocher pensait qu'il avait des informations...

Langdon s'arrêta net. Mon Dieu!

Le tueur afficha un sourire satisfait, visiblement réjoui par la découverte effrayante de Langdon.

— Moi aussi, je me suis demandé comment Janus pourrait pénétrer dans l'enceinte. Et puis j'ai écouté la radio dans ma camionnette... Le Vatican se prépare à l'accueillir à bras ouverts.

Langdon faillit perdre l'équilibre. Le mystérieux visiteur n'est autre que Janus! Quelle supercherie inimaginable! On le conduirait en grande pompe jusqu'aux appartements pontificaux.

Mais comment avait-il réussi à duper Rocher? À moins que le capitaine ne soit complice? Langdon frissonna. Depuis sa captivité inexplicable dans la salle des Archives, il n'avait en Rocher qu'une confiance modérée. L'Assassin lui piqua le flanc de sa lance.

Furieux, Langdon recula d'un bond.

— Votre Janus n'en sortira pas vivant!

— Il est des causes qui valent qu'on meure pour elles.

Le tueur ne plaisantait pas. La visite de Janus au Vatican était une mission suicide. Une question d'honneur? Langdon reconstitua mentalement le cercle infernal de cette histoire. Le prêtre que les Illuminati avaient mis au pouvoir en assassinant le pape était devenu leur adversaire. Et sa destruction par leur chef constituerait l'apothéose de leur vengeance.

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Brusquement, Langdon ne sentit plus le mur derrière lui. Une bouffée d'air frais lui balaya le dos. Il reculait dans l'obscurité. Le balcon! Voilà son objectif!

Il devinait le précipice qui s'ouvrait dans son dos, la chute de trente mètres dans la cour du donjon. Sans perdre une seconde, l'Assassin fonça brutalement sur lui, la barre de fer dirigée sur son estomac. Langdon sauta d'un pas vers l'arrière et la pointe l'effleura. À la deuxième attaque, il recula encore. Son dos heurta la balustrade. Certain que le prochain coup serait le bon, il paria sur l'absurde. Il se tourna sur le côté et saisit la barre de fer d'une main

— sa main blessée. Et il tint bon.

L'Assassin ne broncha pas. Ils s'affrontèrent tous les deux, chacun tenant une extrémité du barreau rouillé. L'haleine fétide du tueur effleurait les narines de Langdon. La barre commençait à lui glisser des mains. Il ne pouvait rivaliser avec la force de son adversaire. En désespoir de cause, il lança une jambe en avant et tenta d'écraser sous le sien le pied blessé de l'agresseur.

L'homme était un professionnel du combat, il recula sa jambe gauche à temps.

Langdon venait de jouer sa dernière carte. Et il avait perdu.

La brute lui arracha des mains la tige de fer, s'en saisit par les extrémités et la lui plaqua sur la poitrine pour le faire reculer contre la rambarde. Langdon sentit le vide s'ouvrir dans son dos. La rampe de pierre lui arrivait juste au-dessous des fesses. Le tueur s'avança sur lui. Langdon se pencha à la renverse au-dessus de l'abîme.

Ma'assalamah! Monsieur Langdon. Adieu!

Avec un regard glacial, l'Assassin porta son dernier coup.

Les pieds de Langdon décollèrent du sol. Avant de tomber, il s'agrippa des deux mains à la rambarde. Sa main gauche glissa et lâcha prise, mais la droite tenait bon. Il se retrouva suspendu au-dessus d e la cour d'enceinte.

Penché sur lui, l'assassin leva la barre de fer pour lui écraser la main. Elle commençait à descendre lorsque Langdon eut une apparition. Peut-être une de ces visions qui accompagnent parfois l'approche de la mort, ou un aveuglement provoqué par la terreur. Une aura lumineuse, irréelle, entourait

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le corps du tueur, comme une boule de foudre arrivant de nulle part. L'Assassin poussa un hurlement de douleur et lâcha la barre, qui tomba dans la nuit. Il pivota sur lui-même, et Langdon découvrit sur son dos nu la marque profonde d'une large brûlure. Il se hissa tant bien que mal sur la rambarde. Les yeux pleins de fureur, Vittoria faisait face à son ravisseur.

Elle brandissait une torche devant elle. Son visage fulminant luisait derrière les flammes. Par quel miracle avait-elle bien pu réussir à se libérer, Langdon n'en avait cure. Il entreprit d'escalader la balustrade.

Hurlant de rage, l'Assassin se précipita sur Vittoria. Elle essaya de l'esquiver, mais il ne la rata pas. Il empoigna la torche et la secoua violemment pour tenter de la lui arracher des mains. Le sang de Langdon ne fit qu'un tour. Il bondit en avant et enfonça son poing serré dans la brûlure boursouflée.

L'écho du hurlement dut se répercuter jusqu'au Vatican.

Le dos arqué sous la douleur, le tueur lâcha la torche.

Vittoria la lui plaqua sur l'œil gauche, dans un grésillement de chair carbonisée. Il hurla à nouveau, portant la main à son visage.

— Œil pour œil! siffla Vittoria.

Elle agitait sa torche devant son ravisseur. Lorsqu'elle l'atteignit à nouveau, il avait reculé jusqu'à la rambarde du balcon. Langdon aida Vittoria à le soulever et à le balancer dans le vide. Il plongea dans la nuit, sans un cri. On n'entendit que le bruit sec de ses os disloqués lorsqu'il atterrit les bras en croix sur un tas de boulets de canons.

Langdon se tourna vers Vittoria et la dévisagea, éberlué.

Les cordes dénouées pendaient à sa taille et à ses épaules. Son regard lançait des éclairs.

— Houdini avait appris le yoga, expliqua-t-elle.

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Sur la place Saint-Pierre, les gardes suisses formaient un mur humain, criant des ordres et gesticulant pour repousser les badauds et dégager un espace devant la basilique. Mais la foule était trop dense et semblait attacher beaucoup plus d'importance à la destruction imminente du Vatican qu'à sa propre sécurité. Les chaînes de télévision retransmettaient sur leurs écrans géants le compte à rebours de l'explosion de l'antimatière, directement alimentées par le réseau de surveillance de la Garde suisse que le camerlingue leur avait gracieusement offert. Les photos du conteneur menaçant ne faisaient malheureusement rien pour disperser les hordes de badauds amassées sur la place, et qui ne mesuraient pas le danger. Les horloges électroniques indiquaient un peu moins de quarante-cinq minutes avant la détonation, ce qui laissait largement le temps d'assister au spectacle.

Les gardes suisses trouvaient tous très astucieuse l'idée qu'avait eue le camerlingue de révéler au monde la vérité, et de fournir aux médias les images concrètes de l'effroyable complot des Illuminati. Les membres de la société secrète avaient certainement compté sur la réserve habituelle des autorités du Vatican devant l'adversité. Rompant avec la tradition, le camerlingue était ce soir un chef à la hauteur de la situation.

Dans la chapelle Sixtine, le cardinal Mortati commençait à s'agiter. Il était plus de 23 h 15. La plupart des cardinaux priaient toujours. Certains s'étaient toutefois rassemblés près de la sortie, visiblement inquiets de l'heure avancée. Ils étaient même deux ou trois à marteler la porte à coups de poing.

Dans le vestibule, Chartrand ne savait que faire. Il regarda sa montre, C'était l'heure d'ouvrir la porte. Mais le capitaine Rocher avait spécifié qu'on ne fasse pas sortir les cardinaux avant qu'il en ait donné l'ordre explicite. Les coups s'intensifiaient et le lieutenant était bien embarrassé. Le capitaine aurait-il oublié? Il est vrai que, depuis ce mystérieux appel téléphonique, il se comportait de façon incohérente.

N'y tenant plus, le jeune homme sortit son talkie-walkie.

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— Mon capitaine? Ici Chartrand. L'heure est passée. Dois-je ouvrir les portes de la chapelle?

— Ces portes doivent rester fermées. Je crois vous l'avoir déjà précisé.

— En effet, mon capitaine, mais...

— Notre visiteur est attendu d'un moment à l'autre. Prenez quelques hommes avec vous et allez monter la garde devant le bureau du pape. Le camerlingue ne doit en sortir sous aucun prétexte.

— Pardon?

— Vous ne m'avez pas compris?

— Si, mon capitaine. Nous arrivons.

Dans le bureau pontifical, Carlo Ventresca méditait devant le feu de bois. Mon Dieu, donnez-moi la force. Faites un miracle. Il tisonna la braise, se demandant si cette nuit serait sa dernière.

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23 h 23.

Sur le balcon du château Saint-Ange, les yeux remplis de larmes, Vittoria était parcourue de tremblements. Elle aurait voulu serrer Langdon dans ses bras, mais son corps était anesthésié. Il lui fallait un peu de temps pour réaliser, pour faire le point. L'assassin de son père adoptif gisait trente mètres plus bas. Il avait bien failli la tuer, elle aussi.

La main de Langdon se posa sur son épaule et sa chaleur la ramena à la vie. Le brouillard se leva comme par magie. Elle se secoua et se tourna vers lui. Il était dans un état lamentable.

Les vêtements trempés, les cheveux emmêlés, plaqués sur son crâne. Il avait visiblement traversé le purgatoire avant de la sauver de l'enfer.

— Merci..., murmura-t-elle.

Il esquissa un sourire fatigué et lui rappela que c'était à lui de la remercier. C'était son talent de contorsionniste, sa faculté de se disloquer les épaules qui leur avait sauvé la vie à tous les deux. Elle s'essuya les yeux. Elle aurait pu rester ici avec lui éternellement. Mais ce moment de répit ne devait pas durer.

— Il faut que nous sortions d'ici, fit Langdon.

Vittoria avait l'esprit ailleurs. Elle fixait des yeux le Vatican.

Le plus petit État du monde était tout proche, blafard sous la lumière des projecteurs. Elle s'aperçut avec épouvante que la place Saint-Pierre était encore noire de monde. Les gardes suisses n'avaient apparemment réussi à la dégager que sur une cinquantaine de mètres devant la basilique – moins d'un tiers de sa surface. La foule était compacte, les gens continuaient à affluer. Ils étaient trop près!

— J'y retourne! déclara Langdon.

— Au Vatican?

Il l'informa de la visite du prétendu bon Samaritain, lui expliquant que ce n'était qu'une imposture. C'était en réalité le chef des Illuminati, un certain Janus, qui devait venir en personne, et qui marquerait au fer le camerlingue, pour signifier la victoire finale des Illuminati sur l'Église.

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— Personne n'est au courant. Je n'ai aucun moyen de contacter le Vatican. Et ce type va débarquer d'une minute à l'autre. Il faut avertir les gardes avant qu'ils ne le laissent entrer.

— Mais vous n'arriverez jamais à passer dans cette foule!

— Il y a un autre moyen.

Elle lut dans ses yeux qu'une fois encore, il savait quelque chose qu'elle ignorait.

— Je viens avec vous.

— Non. Pourquoi risquer deux...

— Il faut absolument trouver un moyen d'évacuer tous ces gens. Ils sont en danger...

À ce moment précis, le sol du balcon se mit à trembler sous leurs pieds. Un grondement assourdissant résonnait dans le château, et une clarté éblouissante s'élevait de la place Saint-Pierre. Vittoria s'arrêta de respirer. Oh mon Dieu!

L'antimatière, déjà!

Mais au lieu de l'explosion qu'elle attendait, c'est une immense acclamation qui s'éleva de la foule. Clignant des yeux sous la lumière fulgurante, elle eut l'impression que les projecteurs des médias s'orientaient maintenant vers le Castel Sant'Angelo! De nombreux badauds le montraient du doigt en poussant des cris de joie.

— Mais qu'est-ce que c'est? s'écria Langdon totalement dérouté.

Le rugissement s'amplifiait.

L'hélicoptère du pape surgit soudain à moins de vingt mètres au-dessus de leurs têtes, tout près du donjon. Il filait en droite ligne vers le Vatican, scintillant sous le flot de lumière des projecteurs. Après son passage, le balcon se retrouva plongé dans la pénombre.

Vittoria se rongeait d'inquiétude. Robert et elle arriveraient trop tard. Elle regarda le gros hélicoptère ralentir et s'immobiliser au-dessus de la place Saint-Pierre. Soulevant un nuage de poussière, il atterrit sur la section dégagée qui séparait la foule de la basilique, au pied des escaliers de Saint-Pierre.

— Voilà ce qu'on appelle une arrivée en fanfare, s'écria-t-elle.

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Une silhouette descendait les marches de marbre blanc à la rencontre de l'appareil. Sans le béret rouge qui le coiffait, Vittoria n'aurait pu le reconnaître.

— C'est Rocher, fit Langdon. Il sort le protocole des grands jours...

Il tapa du poing sur la balustrade.

— Il faut le prévenir!

Et il rentra dans la salle.

— Attendez! hurla Vittoria.

Elle n'en croyait pas ses yeux. Elle tendait un bras tremblant vers l'hélicoptère. Même de loin, il n'y avait pas d'erreur possible. Un seul homme pouvait descendre la passerelle de cette manière. Tout en restant assis, il accéléra vers les marches de la basilique sans le moindre signe d'effort.

Un roi. Sur un trône électronique.

C'était Maximilian Kohler.

La somptueuse richesse de la galerie du Belvédère avait pour Kohler quelque chose d'écœurant. La pellicule d'or qui recouvrait le plafond de l'entrée aurait financé à elle seule une année de recherche sur le cancer. Rocher le précédait sur la rampe d'accès pour handicapés qui conduisait, après de nombreux détours, au palais pontifical.

— Il n'y a pas d'ascenseur? demanda Kohler.

— Nous avons coupé l'électricité, répondit le capitaine en montrant du doigt les bougies allumées. Pour faciliter nos recherches.

— Lesquelles ont dû échouer...

Rocher hocha la tête.

Kohler fut saisi d'une quinte de toux qui, pensa-t-il, pourrait bien être l'une de ses dernières. Cette perspective ne lui paraissait pas forcément fâcheuse.

Une fois arrivés à l'étage supérieur, ils s'engagèrent dans un couloir qui menait au bureau du pape. Quatre gardes suisses se précipitèrent à leur rencontre.

— Que faites-vous ici, mon capitaine? s'étonna l'un d'eux. Je croyais que vous deviez vous entretenir avec ce monsieur...

— Notre hôte ne veut parler qu'au père Ventresca.

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Les gardes reculèrent, l'air méfiant.

— Dites au camerlingue, ordonna Rocher, que le directeur du CERN, M. Maximilian Kohler, lui demande un entretien.

Sur-le-champ.

— Très bien, mon capitaine!

Le garde repartit en courant vers le bureau pontifical. Les trois autres bloquaient le passage, observant l'homme en fauteuil roulant.

— Un instant, mon capitaine. Nous allons d'abord annoncer votre visiteur.

Mais Kohler ne s'arrêta pas. Il manœuvra sa voiture et les contourna.

Les sentinelles couraient à ses côtés.

Si fermi, per favore! Monsieur! Arrêtez!

Kohler n'éprouvait que de la répugnance. Même l'élite des forces de sécurité n'était pas blindée contre la pitié pour un infirme. S'il marchait sur ses deux jambes, ils l'auraient saisi à bras-le-corps. Les infirmes n'ont aucun pouvoir... , pensa-t-il.

C'est du moins ce qu'on croit.

Le directeur du CERN avait très peu de temps pour accomplir sa mission. Il y risquait sa vie, et il était surpris de s'en soucier si peu. La mort était un prix qu'il était prêt à payer. Il avait assez souffert dans sa vie pour ne pas laisser détruire son œuvre par un camerlingue.

Signore! criaient les gardes. Arrêtez-vous!

L'un d'eux sortit son arme.

Kohler s'immobilisa.

Rocher s'avança vers lui, l'air contrit.

— Excusez-nous, monsieur Kohler. C'est l'affaire d'un instant. Personne n'est admis dans le bureau du pape avant d'avoir été annoncé.

Kohler comprit à son regard qu'il lui fallait se soumettre.

— Très bien. Attendons.

Les gardes l'avaient cruellement intercepté devant un miroir en pied. La vision de sa silhouette déformée le dégoûtait.

Mais une rage ancienne lui revint à l'esprit. Elle lui redonnait le pouvoir. Il était passé du côté de l'ennemi. C'étaient ces gens-là qui lui avaient dérobé sa dignité physique. C'est à cause d'eux

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qu'il n'avait jamais connu les caresses d'une femme... qu'il n'avait jamais pu se lever pour recevoir une médaille. Qu'est-ce donc que cette vérité qu'ils possèdent? Quelles preuves peuvent-ils avancer? Un livre bourré de fables archaïques?

Des promesses de miracles à venir? La science en produit chaque jour!

Il fixait son regard dur dans la glace. Je vais peut-être mourir ce soir, sous les coups de la religion, mais ce ne sera pas la première fois.

Il avait à nouveau onze ans. Cloué au lit dans la maison de ses parents, à Francfort. Ses draps tissés dans le meilleur lin d'Europe étaient trempés de sueur. Le jeune Max se sentait brûler, dévoré par une douleur inimaginable. Agenouillés près de son lit depuis deux jours, son père et sa mère priaient.

Au fond de la chambre, trois des meilleurs médecins de la ville se tenaient dans l'ombre.

— Je vous supplie de réfléchir encore! dit l'un d'eux.

Regardez-le! La fièvre est en train de monter. Cet enfant souffre le martyre. Et il est en danger!

Max connaissait la réponse de sa mère avant même qu'elle l'ait prononcée:

Gott wird ihn beschützen !

C'est vrai, se disait l'enfant. Dieu me protégera. La foi de sa mère lui redonnait de la force. Dieu me protège.

Une heure plus tard, il avait l'impression que son corps était écrasé sous une voiture. Il ne respirait même pas assez pour pouvoir crier.

— Votre fils endure des souffrances terribles, expliqua le deuxième docteur. Laissez-moi au moins le soulager. J'ai ce qu'il faut ici, une simple piqûre de...

Ruhe, bitte! ordonna le père de Max sans ouvrir les yeux.

Il continuait à prier.

Max essaya de hurler.

— Père, je t'en prie! Dis-leur de me faire la piqûre!

Mais sa voix s'étouffa dans une quinte de toux. Encore une heure. La douleur avait empiré.

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— Votre fils peut rester paralysé! tempêta un médecin. Il va peut-être mourir! Nous avons des médicaments pour l'en empêcher!

M. et Mme Kohler refusaient toujours. Ils ne croyaient pas à la médecine. Qui étaient-ils pour contrarier les plans de Dieu?

Ils redoublèrent de prières. Si Dieu leur avait accordé un fils, pourquoi le reprendrait-Il Sa mère lui chuchotait à l'oreille de rester fort et courageux. Elle lui expliqua que Dieu le mettait à l'épreuve, comme il l'avait fait pour Abraham. Il éprouvait sa foi. Max essayait de garder confiance, mais la douleur était insoutenable.

— Je ne peux pas cautionner cela! s'écria un médecin en quittant la chambre.

Quand l'aube se leva, Max était à peine conscient. Ses muscles n'étaient plus que crampes. Où est Jésus? se demandait-il. Est-ce qu'il ne m'aime pas? Il sentait la vie s'écouler de son corps.

Sa mère s'était endormie à côté de lui, les mains jointes sur les siennes. Son père était debout à la fenêtre, à regarder le jour naissant. Il avait l'air en transe. Max entendait le murmure de sa voix implorant la pitié de Dieu.

C'est alors qu'il sentit quelqu'un se pencher sur lui. Un ange?

Sa vue était troublée, ses yeux gonflés. La silhouette murmurait à son oreille. Ce n'était pas la voix d'un ange. C'était celle d'un des docteurs, celui qui n'avait pas quitté la chambre depuis deux jours. Celui qui suppliait ses parents de le laisser lui administrer un nouveau médicament venu d'Angleterre.

— Si je ne le fais pas, je ne me pardonnerai jamais, chuchota le médecin. Je regrette seulement de ne pas l'avoir fait plus tôt.

Il souleva doucement le bras sans force de Max, qui ne sentit qu'une petite pointe de feu, noyée dans l'océan de douleur qui le submergeait.

Le docteur rangea son sac en silence. Il posa la main sur le front de l'enfant.

— Cette piqûre va te sauver la vie. J'ai foi en la médecine.

Au bout de quelques minutes, Max sentit une vague miraculeuse se répandre dans ses muscles. Une chaleur

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bienfaisante, qui endormait la douleur sur son passage. Pour la première fois depuis trois jours, il s'endormit.

Quand la fièvre fut retombée, ses parents proclamèrent que c'était un miracle du Seigneur. Mais en apprenant que leur fils resterait paralysé, leur joie s'évanouit. Ils le roulèrent en petite voiture jusqu'à l'église et supplièrent le curé de les recevoir.

— Seule la grâce de Dieu a permis qu'il survive, déclara le prêtre.

Max écoutait sans rien dire.

— Mais il ne peut plus marcher! s'écria Mme Kohler en sanglotant.

Le curé hocha tristement la tête.

— Il semble en effet que Dieu ait voulu le punir d'avoir manqué de foi en Lui.

— Monsieur Kohler?

Le garde gradé revenait du fond du couloir.

— Le camerlingue va vous accorder une audience.

Avec un grognement, Kohler fit démarrer sa voiture.

— Il dit être surpris de votre visite.

— Je n'en doute pas. Je souhaite le voir seul.

— C'est impossible. Personne ne peut...

— Lieutenant! aboya Rocher. L'entretien se déroulera selon le souhait de M. Kohler.

Le garde resta cloué sur place.

Devant la porte du bureau, le capitaine Rocher laissa ses hommes soumettre Kohler au protocole de sécurité. Le détecteur de métaux ne résista pas aux innombrables équipements électroniques transportés par la chaise roulante. Gênés par son infirmité, les gardes le fouillèrent sans insister. Ils ne décelèrent pas le revolver caché sous son siège. Pas plus qu'un autre objet... qui devait mettre un terme à cette série d'événements.

Lorsque le directeur du CERN entra dans le bureau pontifical, il trouva le camerlingue en prière devant un feu mourant. Ventresca n'ouvrit pas les yeux.

— Monsieur Kohler, dit-il, êtes-vous venu faire de moi un martyr ?

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Langdon et Vittoria s'engouffrèrent à toutes jambes dans le passetto. Talonné par Vittoria, Langdon ouvrait la marche dans l'atmosphère humide d'un étroit tunnel au plafond bas, la lumière de sa torche ne les précédant que de quelques mètres.

Le souterrain descendait en pente raide à la sortie du château Saint-Ange, avant de remonter sous l'édifice de pierre aux allures d'aqueduc romain. Il s'aplanissait en arrivant sous le territoire du Vatican.

En courant, un kaléidoscope de questions tournoyait dans la tête de Langdon. Si Kohler était Janus, qui était l'assassin des cardinaux? Quel rôle jouait Rocher? Et qu'en était-il de ce sixième fer?

« Le plus génial de tous! avait dit le tueur. Je suis sûr que vous en avez entendu parler... » Langdon était persuadé que non. Même dans le folklore le plus débridé qui gravitait autour du complot des Illuminati, il n'avait jamais rencontré de référence à cet instrument de torture, réel ou imaginaire. On parlait de lingots d'or et d'un diamant sans défaut, mais jamais d'un sixième fer.

— Ce Janus, c'est impossible que ce soit Kohler! s'écria soudain Vittoria derrière lui.

Impossible. Un mot que Langdon n'employait plus depuis quelques heures.

— Je ne sais pas, répondit-il. Il a de bonnes raisons d'en vouloir au Vatican, et c'est de plus un homme très influent...

— Toute cette histoire fait passer le CERN pour une organisation criminelle. Jamais Max ne ferait quoi que ce soit qui puisse nuire à la réputation du Centre!

Il est vrai que le CERN en avait pris pour son grade ce soir.

Et tout cela en raison de l'insistance des Illuminati à médiatiser la crise. Et pourtant, Langdon ne pouvait s'empêcher de douter que le centre de recherches en ait réellement souffert. Les critiques en provenance du Vatican n'étaient pas une nouveauté. En fait, plus il y songeait, plus il se disait que cette crise pourrait finalement se révéler bénéfique pour le CERN.

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Du seul point de vue de la publicité, le tapage médiatique sur l'antimatière serait un véritable jackpot. Le monde entier n'avait que ce mot-là à la bouche.

— Savez-vous ce que disait Barnum, le directeur du cirque?

lança Langdon par-dessus son épaule: « Peu m'importe ce que vous racontez sur moi, du moment que vous épelez correctement mon nom! » Je parie que les boîtes sont déjà en train de harceler le CERN pour décrocher la licence d'exploitation de l'antimatière. Et quand ils auront constaté à minuit de quoi elle est capable...

— Erreur de logique, contesta Vittoria. Ce n'est pas en démontrant leur pouvoir de destruction qu'on assure une bonne publicité aux découvertes scientifiques... Croyez-moi, cette histoire est une véritable catastrophe pour l'antimatière!

La torche de Langdon donnait des signes de faiblesse.

— Ou alors, reprit-il, les choses sont encore beaucoup plus simples que cela. Kohler aurait parié sur le fait que le Vatican étoufferait l'affaire, pour éviter de renforcer le pouvoir des Illuminati. Il comptait probablement sur leur mutisme légendaire, et c'est le camerlingue qui a changé les règles du jeu.

Vittoria ne répondit pas. Le tunnel descendait. Langdon commençait à y voir clair dans le scénario.

— C'est bien ça! Kohler ne pouvait pas s'attendre à la réaction de Ventresca, qui a rompu la loi du silence en se produisant dans tous les grands médias. Il a fait preuve d'une honnêteté remarquable en parlant de l'antimatière à la télévision. C'était une réaction assez géniale. Kohler a été pris de court. Et l'ironie de tout cela, c'est que l'attaque des Illuminati s'est retournée contre eux. Ils ont involontairement suscité un nouveau leader pour l'Église. Et Kohler est ici pour le tuer!

— Max est peut-être un salaud, mais ce n'est pas un criminel.

Jamais il n'aurait participé à l'assassinat de mon père.

Mais Langdon entendait ce que Kohler lui avait dit le matin: « Leonardo Vetra avait de nombreux ennemis dans le monde scientifique, même ici, au sein du CERN. Ils estimaient que mettre la physique analytique au service de principes religieux revenait à trahir la science. »

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— Il y a peut-être des semaines que Kohler est au courant de l'antimatière. Il aura redouté les implications religieuses que votre père associait à sa découverte...

— Et donc il l'a assassiné? C'est une hypothèse ridicule! De plus, il est absolument impossible que Max ait été informé du projet.

— Pendant que vous étiez en voyage, votre père a peut-être craqué... et il aura demandé conseil à Kohler. Vous dites vous-même qu'il était très préoccupé des conséquences morales de sa découverte.

— À Kohler? Des conseils moraux? Cela m'étonnerait beaucoup! rétorqua-t-elle en ricanant.

Le passage virait légèrement vers l'ouest. Plus ils couraient vite, plus la lueur de la torche de Langdon faiblissait. Il préférait ne pas envisager qu'elle puisse s'éteindre...

— Et si Kohler était responsable de cette affaire, continuait Vittoria, pourquoi vous aurait-il appelé ce matin pour vous demander de l'aide?

— Pour se couvrir. En me faisant venir, il était certain qu'on ne lui reprocherait pas son inaction face à la crise. Et il ne pensait sans doute pas que notre enquête nous conduirait aussi loin. L'idée d'avoir été manipulé par Kohler mettait Langdon en rage. La participation d'un universitaire spécialiste des sociétés secrètes n'avait fait qu'ajouter de la crédibilité aux Illuminati.

Les médias avaient passé la soirée à citer ses titres et travaux. Si absurde qu'elle soit, la présence au Vatican d'un professeur de Harvard n'avait fait qu'aggraver le délire paranoïde des Illuminati, tout en persuadant les sceptiques du monde entier que cette confrérie ne relevait pas de l'histoire ancienne, qu'elle représentait une menace réelle avec laquelle il fallait compter.

— Ce reporter de la BBC, dit-il, est convaincu que le CERN est le nouveau repaire des Illuminati...

Vittoria trébucha avant de se remettre à courir.

— Quoi? Il a dit ça?

— Oui, à la fin de son reportage. Il a comparé le centre de recherches à une loge maçonnique. Une organisation ayant pignon sur rue et abritant des membres d'une société secrète.

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— Oh mon Dieu! Ces propos-là vont sonner le glas du CERN.

Langdon n'en était pas si sûr. Mais quoi qu'il en soit, la théorie du journaliste ne lui paraissait plus aussi farfelue. Le CERN était pour les scientifiques le nec plus ultra de la recherche. Il rassemblait les plus grands spécialistes de plus d'une dizaine de nationalités. Il bénéficiait d'investissements privés sans limites. Et Maximilian Kohler en était le directeur...

C'est lui Janus, pensa-t-il.

— Si votre patron n'est pas impliqué, reprit-il, que fait-il au Vatican ce soir?

— Il tente de mettre fin à cette folie. De manifester son soutien. Comme le bon Samaritain! Il a peut-être découvert qui était au courant du projet de l'antimatière... et il est venu faire part de ses renseignements.

— L'Assassin prétendait qu'il venait tuer le camerlingue, après l'avoir marqué au fer rouge.

— C'est absurde! Ce serait suicidaire. Il ne sortirait jamais vivant du Vatican!

Langdon réfléchit. Justement. C'était peut-être là son but.

Ils distinguaient devant eux les contours d'une grille d'acier qui barrait le passage. Le cœur de Langdon se serra. Il s'en approcha, découragé, mais constata que la vieille serrure était ouverte. Ils poussèrent la porte sans effort.

Il laissa échapper un soupir de soulagement. Comme il le suspectait, le passetto était encore utilisé. Il l'avait été récemment. Très récemment. Il ne faisait plus de doute que c'est par là que le tueur avait acheminé les quatre cardinaux jusqu'au château Saint-Ange.

Vittoria et lui couraient toujours. On entendait un grondement assourdi derrière la paroi de gauche. La place Saint-Pierre. Ils étaient presque arrivés.

Ils tombèrent face à une autre grille, plus lourde, mais déverrouillée elle aussi. Le murmure venant de la place s'amenuisait derrière eux. Ils avaient dû franchir le mur extérieur de la Cité. Où le tunnel pouvait-il bien aboutir? Dans les jardins? Dans la basilique? Dans la résidence pontificale?

Le passetto se terminait en cul-de-sac.

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Une porte massive en fer riveté leur bloquait le passage. À la lueur vacillante de sa torche presque éteinte, Langdon constata qu'elle était absolument lisse - pas de poignée, pas de bouton, pas de trou de serrure ni de charnières. Un mur de métal.

C'était une porte senza chiave, qui n'ouvrait que dans un sens. Celle-ci ne s'actionnait que de l'intérieur.

Le moral de Langdon commençait à tourner au noir...

comme la torche qu'il tenait à la main.

Il regarda sa montre.

23 h 29.

Il poussa un cri de rage et; laissant tomber son flambeau, il tambourina des deux poings sur la porte.

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113


Quelque chose clochait.

Devant la porte du bureau du pape, le lieutenant Chartrand devinait la même inquiétude chez le garde à côté de lui. Selon le capitaine Rocher, l'entretien des deux hommes pouvait sauver le Vatican de la destruction. Pourquoi les deux gardes ne se sentaient-ils pas rassurés? Et pourquoi Rocher avait-il ce comportement bizarre?

Décidément, quelque chose clochait.

Debout à droite de Chartrand, Rocher regardait dans le vide, l'air étonnamment absent. Le lieutenant ne reconnaissait plus son supérieur. Il se montrait imprévisible depuis une heure. Ses décisions n'avaient pas de sens.

L'entretien devrait se dérouler en présence d'un tiers!

se disait Chartrand. Il avait entendu Kohler verrouiller la porte derrière lui. Pourquoi Rocher l'a-t-il laissé faire?

Mais un autre souci, tout aussi grave, préoccupait le jeune lieutenant. Les cardinaux. Ils étaient encore enfermés dans la chapelle Sixtine. C'était de la folie pure. Le camerlingue avait demandé qu'on les évacue, il y avait de cela plus d'un quart d'heure. Mais Rocher avait désobéi sans l'en informer. Et quand Chartrand avait exprimé son inquiétude, le capitaine avait éclaté. On ne contestait pas les ordres de la hiérarchie au sein de la Garde suisse.

Encore une demi-heure, pensait Rocher en consultant discrètement sa montre à la lueur des candélabres. Dépêchez-vous!

Chartrand aurait tellement voulu savoir ce qui se passait derrière la porte. Et pourtant, il savait que le camerlingue s'en tirerait mieux que quiconque. Il avait largement fait ses preuves au cours de cette soirée. Sans flancher un seul instant. Il avait attaqué le problème de front, avec une honnêteté et une sincérité exemplaires.

Chartrand se sentait fier d'appartenir à l'Église catholique. Et les Illuminati avaient commis une grave erreur en s'attaquant au père Ventresca.

Un bruit inattendu le tira en sursaut de ses réflexions.

Quelqu'un frappait, quelque part au fond du couloir. Les coups

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étaient distants, étouffés, mais persistants. Rocher releva la tête et se tourna vers Chartrand. Le lieutenant comprit; immédiatement. Il alluma sa lampe torche et s'engagea dans le couloir.

Les coups s'intensifiaient, de plus en plus pressants. Chartrand parcourut une trentaine de mètres dans le corridor, jusqu'à une intersection. Le bruit semblait venir du fond d'une aile, au-delà de la Sala Clementina. Il était embarrassé, car il n'y avait là qu'une seule pièce — la bibliothèque pontificale. Elle était fermée depuis la mort du pape. Personne ne pouvait...

Il descendit en courant le deuxième couloir, suivit un embranchement et se précipita vers la porte de la bibliothèque.

Bien que relativement petite, elle surgissait dans l'obscurité comme une sentinelle redoutable. C'était bien de là que venaient les martèlements. Chartrand hésitait. Il n'était jamais entré dans la bibliothèque. Les gardes suisses n'y étaient en général pas admis.

Personne n'y pénétrait sans escorte, et uniquement sur ordre du pape lui-même.

Il risqua une main timide vers la poignée. Comme il s'y attendait, la porte était verrouillée. Il tendit l'oreille. On cognait plus fort. Et il discernait des voix. Il y a quelqu'un qui appelle!

Sans distinguer les mots, il devina la panique au travers des cris.

Quelqu'un était-il enfermé dans la bibliothèque? Les gardes suisses n'auraient pas évacué toutes les pièces avant de les fermer à clé? Le lieutenant hésita un instant à appeler Rocher. Et puis la barbe! On lui avait appris à prendre des initiatives, c'était l'occasion. Il sortit son arme et tira un seul coup dans la serrure. La porte s'ouvrit d'elle-même, dans une giclée d'éclats de bois.

La bibliothèque était plongée dans l'obscurité totale. Il la balaya du rayon de sa lampe. C'était une grande pièce rectangulaire, aux murs couverts d'étagères en chêne. Tapis d'Orient au sol, canapés de cuir brun, grande cheminée de marbre. On avait dit à Chartrand qu'elle renfermait trois mille livres anciens, ainsi que tous les périodiques contemporains que Sa Sainteté pouvait avoir besoin de consulter. Sur une table basse s'entassaient des revues scientifiques et politiques.

Les coups étaient plus nets. Chartrand dirigea sa lampe vers l'endroit d'où ils provenaient. Sur le mur du fond, derrière le coin salon, se dressait une grosse porte métallique, comme celle d'un

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énorme coffre fort, garnie de quatre serrures. Il s'approcha. Au centre du panneau, une inscription gravée en toutes petites lettres le fit frissonner.


IL PASSETTO

La sortie de secours secrète des papes! Dieu sait si Chartrand en avait entendu parler! Une rumeur disait même qu'il y avait une entrée dans la bibliothèque privée du pape, mais que le passage n'était plus utilisé depuis des siècles. Comment pouvait-il y avoir quelqu'un de l'autre côté?

Le lieutenant frappa un petit coup sec sur la porte avec sa lampe. Des cris de joie étouffés lui parvinrent. Les coups s'étaient arrêtés, et les voix criaient plus fort.

Kohler... mensonge... camerlingue!

— Qui est là? demanda Chartrand.

—...ert Langdon... toria Vetra!

Je les croyais morts!

— La porte! hurla une voix de femme. Ouvrez-nous!

Il faudrait une charge de dynamite pour venir à bout de toutes ces serrures.

— Impossible! cria-t-il. Elle est trop épaisse!!

— entretien... arrêter... lingue... danger...

Oubliant tout de sa formation sur la gestion des situations de crise, Chartrand fut saisi de panique en entendant les derniers mots. Le cœur battant, il se retourna, prêt à filer vers Rocher — et s'immobilisa. Son regard s'était posé sur la porte...

sur des objets encore plus invraisemblables que la présence de Langdon et Vittoria. Il y avait une clé dans chacune des quatre serrures. Il n'en croyait pas ses yeux. N'étaient-elles pas censées être conservées dans un coffre? Le passage n'avait pas été utilisé depuis des centaines d'années!

Laissant tomber sa lampe, il tourna la première clé. Le mécanisme était un peu rouillé, mais il fonctionnait. Il avait été actionné récemment. Il en fut de même pour le deuxième, le troisième et le quatrième. Quand il vit glisser le quatrième verrou, il tira la porte vers lui. La cloison métallique s'ouvrit en grinçant. Il ramassa sa lampe et éclaira le passage.

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Deux étranges apparitions entrèrent en titubant dans la bibliothèque. En vêtements sales et déchirés, les cheveux en bataille, mais bien vivants. Le professeur américain et la jeune Italienne de Genève.

— Que se passe-t-il? D'où venez-vous? demanda-t-il, éberlué.

— Où est Maximilian Kohler? s'exclama Langdon.

— Il est en entretien privé avec le camer...

Le bousculant au passage, Langdon et Vittoria traversèrent la bibliothèque en courant et se précipitèrent dans le corridor.

Instinctivement, Chartrand se retourna et les mit en joue. Il abaissa immédiatement son arme et partit en courant derrière eux. Le capitaine Rocher les avait apparemment entendus, car il attendait devant le bureau du pape, jambes écartées, arme au poing.

— Halte!

— Le camerlingue est en danger! hurla Langdon, les bras en l'air. Ouvrez la porte! Maximilian Kohler est venu pour le tuer!

Rocher avait l'air furibond. Il ne bougea pas.

— Ouvrez cette porte! ordonna Vittoria. Dépêchez-vous!

Mais il était trop tard.

Un cri épouvantable s'échappa du bureau. C'était la voix du camerlingue.

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La confrontation ne dura que quelques secondes.

Le camerlingue hurlait toujours quand, devançant Rocher, Chartrand fit exploser la serrure d'un coup de pistolet. Les gardes s'engouffrèrent dans le bureau, Langdon et Vittoria sur leurs talons.

La scène qui s'offrit à leurs yeux était ahurissante.

La pièce n'était éclairée que par quelques chandelles et les braises du feu mourant. Près de la cheminée, Kohler se tenait maladroitement debout, adossé à son fauteuil roulant. Il brandissait un pistolet en direction du camerlingue, qui se tordait de douleur à ses pieds. Découverte sous sa soutane déchirée, la poitrine du prêtre était noire et fumante. Langdon ne pouvait lire le symbole depuis la porte, mais un gros fer carré à manche de bois était posé près de Kohler, encore rouge.

Sans hésiter, deux gardes suisses ouvrirent le feu. Les balles s'écrasèrent dans la poitrine de Kohler, qui s'écroula sur son fauteuil. Son arme tomba à terre.

Langdon était cloué sur place près de la porte.

Paralysée par la surprise, Vittoria murmura dans un souffle

— Max...

Ventresca roula aux pieds du capitaine Rocher. Les yeux luisants de terreur, il pointa son index vers lui en criant un seul mot:

ILLUMINATUS

— Espèce d'ignoble salaud moralisateur! répliqua Rocher.

Cette fois, ce fut Chartrand qui réagit instinctivement et tira trois balles dans le dos de son supérieur. Le capitaine tomba le nez sur le dallage où il glissa, sans vie, dans une mare de sang.

Chartrand et ses hommes se précipitèrent auprès du camerlingue, qui se contorsionnait de douleur.

Les gardes laissèrent échapper des exclamations d'horreur en découvrant la brûlure qui lui barrait la poitrine. L'un d'eux, qui

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l'avait lue à l'envers, recula d'effroi. Les yeux pleins d'épouvante, Chartrand rabattit la soutane sur la plaie.

Langdon traversa la pièce à demi conscient, tentant désespérément de comprendre la folie et la violence de cette scène macabre. Un savant infirme, animé d'un ultime sursaut de domination, s'était fait conduire au Vatican pour y torturer le plus haut responsable de l'Église. « Il est des causes qui valent qu'on meure pour elles », avait déclaré l'Assassin. Mais comment un homme aussi handicapé avait-il réussi à maîtriser le jeune et robuste camerlingue? Il était armé, c'est vrai. D'ailleurs peu importait la manière dont il avait procédé. Il avait accompli sa mission.

Les gardes s'occupaient de Ventresca. Langdon s'avança vers le fer fumant. Le sixième. Parfaitement carré, il provenait visiblement du compartiment central du coffret de cuivre qu'il avait vu sur la table du repaire du tueur. « Le plus génial de tous », avait-il précisé.

Langdon s'agenouilla et saisit le fer encore brûlant par son manche de bois. Il n'aurait su dire à quoi il s'attendait, mais certainement pas à cela.

Perdu en conjectures, Langdon resta agenouillé sans bouger pendant un long moment. Rien de tout cela n'avait de sens.

Pourquoi les gardes avaient-ils poussé des cris d'horreur en voyant ce symbole carbonisé sur la poitrine de Ventresca? Le plus génial de tous? Ce n'était qu'un charabia indéchiffrable. Symétrique, certes

— il venait de le vérifier en le retournant, mais incompréhensible.


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Une main se posa sur son épaule et il se retourna, espérant celle de Vittoria. Mais cette main était couverte de sang. C'était celle de Maximilian Kohler.

Langdon laissa tomber le fer et se releva à la hâte. Il n'est pas mort!

Affaissé dans son fauteuil roulant, le directeur du CERN

respirait faiblement, secoué de halètements chaotiques. Le regard qui croisa celui de Langdon était encore plus dur que ce matin: on y lisait une haine et une intransigeance surprenantes.

Son corps déformé tremblait. Il paraissait vouloir se redresser.

Tous les gardes étaient penchés sur le camerlingue mais Langdon ne parvenait pas à les appeler, comme hypnotisé par l'énergie de cet homme en train de mourir. Dans un ultime et pitoyable effort, Kohler leva le bras et sortit un petit objet de l'accoudoir de son fauteuil. Il le tendit à Langdon d'une main tremblante. Ce n'était pas une arme.

— D-donnez, murmura-t-il. D-donnez cela... aux médias.

Il s'affaissa. La petite boîte métallique retomba sur ses genoux inertes.

C'était un appareil électronique, portant l'inscription SONY.

Langdon reconnut une caméra vidéo ultra miniaturisée. Le culot de ce type! Kohler avait dû enregistrer une sorte de message final, pour le faire diffuser par la presse. Sans doute un sermon sur les bienfaits de la science et les dangers de la religion. Langdon trouvait qu'il en avait fait assez aujourd'hui pour cet homme-là.

Avant que Chartrand ne le voie, il glissa la mini caméra au fond d'une de ses poches. Qu'il aille se faire voir avec son testament spirituel!

La voix du camerlingue rompit le silence. Il essayait de s'asseoir.

— Les cardinaux! souffla-t-il au lieutenant.

— Ils sont toujours dans la chapelle Sixtine! répondit Chartrand. Le capitaine Rocher avait donné l'ordre de...

— Qu'on les fasse sortir! Tous. Immédiatement. Chartrand dépêcha un garde qui partit en courant. Le camerlingue grimaçait de douleur:

— L'hélicoptère... sur la place... emmenez-moi à l'hôpital.

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115


Sur la place Saint-Pierre, le pilote de la Garde suisse prit place dans le cockpit de l'hélicoptère de Sa Sainteté et se massa les tempes. Le vacarme qui régnait autour de lui était si infernal qu'il couvrait le bruit des pales tournant au ralenti. C'était loin d'être une veillée solennelle aux chandelles. Il était surpris qu'une émeute n'ait pas encore éclaté. Moins de vingt-cinq minutes avant minuit, les gens étaient toujours attroupés, certains priant, d'autres pleurant sur le sort de l'Église, d'autres encore proférant des obscénités et proclamant que c'était ce que l'Église méritait, d'autres enfin entonnant des versets apocalyptiques de la Bible.

Le pilote ressentit de violents élancements à la tête lorsque les flashes des journalistes crépitèrent autour de son pare-brise.

Il jeta un coup d'œil mauvais vers la foule hurlante. Des bannières ondulaient au-dessus des têtes.


L ' A N TI M A T I È R E E S T L' A N T É C H R I S T!

SCIENTIFIQUES = SUPPÔTS DE SATAN

OÙ EST DONC VOTRE DIEU MAINTENANT?

Le pilote gémit, son mal de tête empirait. Il fut sur le point de remonter la protection en vinyle du pare-brise pour ne pas être témoin de ce spectacle, mais le décollage n'était plus qu'une question de minutes. Le lieutenant Chartrand venait de lui envoyer un message radio annonçant la terrible nouvelle. Maximilian Kohler avait agressé le camerlingue et l'avait grièvement blessé.

Chartrand, l'Américain et la femme l'évacuaient vers un hôpital.

Le pilote se sentait personnellement responsable de cette agression. Il s'en voulait de ne pas avoir fait confiance à son instinct. Un peu plus tôt, en allant chercher Kohler à l'aéroport, il avait été troublé par le regard vide du physicien. Il ne pouvait définir clairement son inquiétude, mais il avait éprouvé un certain malaise. Finalement, il avait fait taire ses doutes. C'était Rocher qui dirigeait l'opération et il l'avait rassuré. Rocher avait apparemment commis une erreur.

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Une nouvelle clameur monta de la foule et le pilote jeta un coup d'œil vers une procession de cardinaux qui sortait solennellement du Vatican en direction de la place Saint-Pierre.

Le soulagement des cardinaux à s'éloigner de la bombe fut rapidement dissipé par le spectacle stupéfiant qu'offrait la foule massée près de la basilique.

Les acclamations s'intensifièrent. Le pilote avait l'impression que sa tête allait exploser. Il lui fallait une aspirine.

Deux, trois. Il détestait avoir recours aux médicaments, mais entre les cachets et ce mal de tête persistant, il choisirait le moindre mal. Il tendit machinalement la main vers la trousse de premiers secours, rangée dans une boîte de transport entre les deux sièges avant, parmi les cartes et les manuels. Il essaya vainement la boîte qui était verrouillée. Il chercha la clef autour de lui et y renonça. Il n'avait décidément pas de chance ce soir. Résigné, il se massa de nouveau les tempes. À l'intérieur de la basilique plongée dans la pénombre, Langdon, Vittoria et les deux gardes hors d'haleine avançaient non sans mal vers la sortie principale. N'ayant pas trouvé de civière, ils transportaient le corps inerte du camerlingue sur une table étroite qui oscillait à chacun de leurs pas. À l'extérieur, la clameur confuse de la marée humaine devenait maintenant perceptible. Le camerlingue sombrait peu à peu dans le coma.

Le temps était compté.

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Il était 23 h 39 quand Langdon, Vittoria et les gardes sortirent de la basilique Saint-Pierre. L'éclat de la lumière aveugla Langdon. Le marbre blanc de la place, illuminé par les flashes des journalistes ressemblait à la surface enneigée d'une steppe inondée de soleil. Langdon grimaça, et chercha refuge derrière les énormes piliers de la façade, mais la lumière baignait les moindres recoins. Devant lui, de gigantesques écrans vidéo se dressaient au-dessus de la foule.

L'Américain, tel un comédien pris de trac au moment d'entrer sur scène, demeurait immobile au sommet du somptueux escalier menant à la Piazza. Il entendit au loin un hélicoptère ralentir et le rugissement de la foule s'intensifier. Sur la gauche, des cardinaux en procession étaient évacués vers la place. Ils s'arrêtèrent, troublés, pour assister à la scène qui se déroulait maintenant sur l'escalier.

« Attention! » intima Chartrand concentré, alors que le groupe descendait l'escalier et se dirigeait vers l'hélicoptère.

Langdon eut la sensation d'être emporté par un torrent. Le poids du camerlingue et de la table avait rendu ses bras douloureux. Il se demandait si la solennité du moment pouvait être moins intense. Il eut la réponse quand il aperçut deux reporters de la BBC traversant la place en direction de la foule.

Mais, surpris par la rumeur, ils firent rapidement demi-tour. Glick et Macri se dirigeaient vers eux en courant. Macri souleva sa caméra et la mit en marche. Les vautours arrivent, pensa Langdon.

— Halte! hurla Chartrand. Reculez!

Mais les reporters avançaient toujours. Langdon était sûr que les autres chaînes n'hésiteraient pas dix secondes avant de retransmettre ce glorieux scoop de la BBC. Il était loin du compte.

Il ne fallut que deux secondes. Comme reliés par une conscience universelle, tous les écrans de la place coupèrent le compte à rebours et interrompirent les experts du Vatican pour retransmettre la même image — les escaliers du Vatican. Quel que soit l'endroit où se posait le regard de Langdon, il voyait le corps du camerlingue en gros plan à l'écran.

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Quelle erreur! pensa-t-il. Il aurait voulu dévaler les marches et intervenir mais c'était impossible. De toute façon, cela n'aurait servi à rien. Étaient-ce les rugissements de la foule ou bien la douceur de l'air nocturne, Langdon ne le saurait jamais, mais le miracle se produisit.

Comme un homme qui s'éveille d'un cauchemar, le camerlingue ouvrit grand les yeux et s'assit bien droit. Surpris par ce changement de position, Langdon et les autres furent déséquilibrés. La table pencha en avant. Le camerlingue commença à glisser. Ils tentèrent de rétablir la situation en posant la table par terre, mais il était trop tard. Le blessé se redressa. Mais, bizarrement, il ne tomba pas. Ses pieds touchèrent le marbre et il tituba. Il resta debout, vraisemblablement désorienté, et, avant que quelqu'un ne puisse intervenir, il descendit les marches en vacillant en direction de Macri.

— Non! hurla Langdon.

Chartrand se précipita pour maîtriser le camerlingue. Mais celui-ci se tourna vers lui, le regard furieux et cria:

— Laissez-moi!

Chartrand recula d'un bond.

La situation allait de mal en pis. La soutane déchirée du cardinal, dont Chartrand avait entouré ses épaules, commença à glisser le long de son corps. Langdon pensa qu'elle ne descendrait pas plus loin, mais si. La soutane découvrit ses épaules puis son torse.

Des exclamations stupéfaites montèrent de la foule. Les caméras tournaient et les flashes crépitaient. Tous les écrans, sans oublier le moindre détail, projetaient l'image de la poitrine stigmatisée du camerlingue, dominant la foule. Sur certains on pouvait même voir l'image pivoter à 180 degrés.

La victoire définitive des Illuminati.

Langdon fixa la cicatrice immortalisée sur les écrans. Bien qu'il ait eu l'empreinte de la marque carrée un peu plus tôt entre les mains, le symbole prenait maintenant tout son sens. Un sens parfait. Le pouvoir terrifiant du symbole frappa Langdon de plein fouet.

La position. Langdon avait négligé le principe de base du symbolisme. Quand un carré n'est-il plus carré? Il avait aussi oublié que les signes, tout comme les tampons, n'avaient jamais la même

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apparence que leurs empreintes. Celles-ci étaient inversées.

Langdon avait vu l'envers des marques! Alors que la rumeur s'amplifiait, une ancienne citation des Illuminati lui revint en mémoire et prit tout son sens: « Un diamant sans défauts, création parfaite née des anciens éléments ne peut qu'émerveiller ceux qui l'admirent. »

Langdon réalisait que le mythe était une réalité. La Terre, l'Air, le Feu, l'Eau.

Le diamant des Illuminati.

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Le chaos et l'hystérie régnant en cet instant précis sur la place Saint-Pierre, Langdon n'en doutait pas, dépassaient tout ce dont le Vatican avait pu être témoin dans le passé.

Batailles, crucifixions, pèlerinages, miracles... non, rien en deux mille ans d'histoire du lieu saint ne pouvait égaler le caractère poignant du drame qui était en train de se jouer.

Étrangement, Langdon se sentait comme spectateur, comme si, du haut des marches, à côté de Vittoria, il planait au-dessus des événements. L'action intemporelle atténuait lentement la folie du moment...

Le camerlingue stigmatisé... délirant aux yeux du monde entier...

Le Diamant des Illuminati... dévoilant son esprit diabolique...

Le compte à rebours indiquant les vingt dernières minutes de l'histoire du Vatican...

Mais le drame n'en était qu'à son début.

Le camerlingue en transe, comme possédé du démon, irradiait soudain toute sa puissance. Il se mit à chuchoter à l'oreille d'invisibles esprits, en prenant Dieu à témoin, les bras levés vers le ciel.

— Parle! hurla le camerlingue aux cieux. Oui, je t'entends!

Tout à coup, Langdon comprit. Son cœur battait à tout rompre.

Vittoria aussi avait tout saisi. Elle blêmit.

— Il est en état de choc, dit-elle. Il a des hallucinations. Il croit parler à Dieu!

Quelqu'un doit arrêter ça, songea Langdon. Ce dénouement est pitoyable. Emmenez cet homme à l'hôpital!

Au bas de l'escalier, Chinita Macri filmait la scène calmement, ayant apparemment trouvé l'angle idéal. Les images qu'elle enregistrait étaient simultanément transmises sur les écrans géants situés sur la place... à la manière d'un interminable sitcom qui repasserait inlassablement la scène clé.

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Le camerlingue revêtu d'une soutane déchirée, un stigmate roussi gravé sur sa poitrine, ressemblait à un martyr franchissant enfin les portes de l'enfer après avoir eu la Révélation. Il braillait vers les cieux.

Ti sento, Dio! J'entends, Seigneur!

Chartrand recula, le regard empli de crainte révérencieuse.

La foule respecta un silence immédiat et absolu. Comme si toute la planète observait ce calme. . Chacun, l'œil rivé sur son petit écran, communiant dans un même souffle.

Le camerlingue, du haut des marches tendait les bras à la face du monde. Il ressemblait presque au Christ nu et meurtri. Les bras levés, il implora les cieux.

Grazie! Grazie, Dio! s'exclama-t-il.

La foule restait muette de stupeur.

Grazie, Dio! répéta le camerlingue. (Son visage s'illumina comme un rayon de soleil déchirant les nuages.) Grazie, Dio!

Merci, Seigneur? se demanda Langdon.

Sa funeste métamorphose achevée, le camerlingue rayonnait.

Il saluait toujours le ciel avec ferveur.

— Sur cette pierre, je bâtirai mon église! cria-t-il vers les cieux.

Langdon connaissait cette parole, mais il ne voyait pas pourquoi le camerlingue se l'appropriait. Il mugit de nouveau dans la nuit.

— Sur cette pierre, je bâtirai mon église! (Puis, il se mit à rire bruyamment) Grazie, Dio! Grazie! répéta-t-il.

Il devenait complètement fou.

Tout le monde le regardait, médusé.

Mais personne ne s'attendait au dénouement. Transporté d'allégresse, le camerlingue tourna les talons et se précipita dans la basilique Saint-Pierre.

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23 h 42.

Langdon n'aurait jamais pensé accompagner et encore moins conduire le convoi délirant qui retournait dans la basilique pour retenir le camerlingue... Mais il se trouvait près de la porte et il avait réagi instinctivement.

Il va mourir, songeait-il, franchissant rapidement le pas de la porte et s'engageant dans le noir.

— Monseigneur! Arrêtez!

L'obscurité était totale. Ses pupilles dilatées par la vive lumière de l'extérieur l'empêchaient de voir à plus de quelques mètres. Il dérapa en tentant de s'arrêter. Devant lui, il entendait le bruissement de la soutane du camerlingue qui courait aveuglément dans la nuit.

Vittoria et les gardes suivaient de près. Les lampes de poche ne semblaient même plus en mesure de sonder les profondeurs de la basilique. Les faisceaux lumineux balayaient l'espace d'avant en arrière, dévoilant des piliers et un sol nu. Le camerlingue était introuvable.

— Monseigneur! hurlait Chartrand. Attendez-nous!

Monsignore!

Un brouhaha près de la porte attira tous les regards.

Le corps charpenté de Chinita Macri se frayait un passage à l'entrée. La petite lumière rouge de la caméra posée sur son épaule indiquait qu'elle était toujours en train de filmer. Glick courait derrière elle, son micro à la main, la suppliant de ralentir.

Langdon n'en croyait pas ses yeux. Ce n'est vraiment pas le moment! se dit-il.

— Sortez! ordonna Chartrand. Ce n'est pas un spectacle pour vous!

Mais Macri et Glick continuaient d'avancer.

— Chinita! souffla Glick peureusement. C'est du suicide! Je refuse d'y aller!

Macri l'ignora. Elle actionna un interrupteur sur sa caméra et une lumière aveuglante inonda l'église.

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Langdon se protégea les yeux et se détourna ébloui. Bon sang! Mais quand il les ouvrit, l'église était illuminée sur plusieurs dizaines de mètres.

Au même moment, la voix du camerlingue s'éleva dans l'obscurité.

— Sur cette pierre, je bâtirai mon église!

Macri dirigea sa caméra vers l'écho. Au bout du rayon lumineux, flottait une étoffe noire qui s'enfuyait vers l'aile principale de la basilique.

Il y eut un moment d'hésitation avant que tout le monde ne saisisse le sens de cette apparition étrange. Puis ils se ruèrent tous dans sa direction. Chartrand dépassa Langdon en le bousculant, suivi des gardes et de Vittoria. Macri fermait la marche, éclairant le chemin et transmettant la poursuite funèbre sur les écrans du monde entier. Glick, réticent et terrifié, maudit ses compagnons mais suivit le mouvement en maugréant.

Les calculs de Chartrand l'avaient conduit à la conclusion que l'aile principale de la basilique Saint-Pierre était plus longue qu'un terrain de football olympique. Mais, cette nuit-là, elle lui paraissait deux fois plus étendue. Le jeune officier lancé à la poursuite du camerlingue se demandait quel pouvait bien être le but de ce dernier. Après l'horrible agression dont il avait été victime dans le bureau du pape, le camerlingue était choqué, traumatisé et en plein délire.

Au loin dans la pénombre, la voix exaltée du camerlingue résonna de nouveau.

— Sur cette pierre, je bâtirai mon église!

Chartrand supposait qu'il citait l'évangile de saint Mathieu verset 16-18. « Sur cette pierre, je bâtirai mon église! » Une référence complètement déplacée — alors que l'Église menaçait de s'écrouler. Le camerlingue était devenu fou.

Ou bien alors?

Pendant un court instant, Chartrand hésita. Les apparitions et les messages divins lui avaient toujours semblé illusoires —

produits de l'imagination d'esprits zélés qui entendaient ce qu'ils voulaient bien entendre —, Dieu n'intervenait jamais directement!

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Mais quelques instants plus tard, comme si le Saint-Esprit en personne était descendu persuader Chartrand de Sa Toute-Puissance, il eut une vision.

À une cinquantaine de mètres devant lui, au milieu de l'Église surgit un fantôme. . Une silhouette diaphane et lumineuse. Cette forme pâle était celle du camerlingue à moitié nu. Un spectre transparent auréolé de lumière. Chartrand s'arrêta brutalement, pétrifié. Le camerlingue brûle! Le corps semblait briller davantage.

Puis, l'apparition s'estompa... jusqu'à disparaître comme par enchantement dans les profondeurs du sol.

Langdon avait lui aussi vu le fantôme. Il crut être également victime d'une hallucination. Mais dès qu'il dépassa Chatrand médusé de terreur, et courut vers l'endroit où le camerlingue avait disparu, il comprit ce qui s'était passé. Le camerlingue avait atteint la Niche des Palliums — une chambre enterrée éclairée par quatre-vingt-dix-neuf lampes à huile. Les lampes de la niche l'éclairaient par en dessous, le nimbant de lumière. Et, plus le camerlingue descendait les marches, plus il paraissait disparaître sous terre. Langdon arriva essoufflé au bord de la chambre souterraine. Il regarda l'escalier d'un air dubitatif. En bas, éclairé par les lumières dorées des lampes à huile, le camerlingue se ruait dans la chambre en marbre vers les portes vitrées qui conduisait à la pièce contenant le fameux coffret en or. Que fait-il? se demanda Langdon. Il ne croit tout de même pas que le coffret...

Le camerlingue ouvrit brutalement les portes et se précipita à l'intérieur. Curieusement, il passa rapidement près du coffret sans s'y arrêter. A cinq mètres du coffret, il tomba à genoux et s'acharna à soulever une grille métallique scellée dans le sol.

Langdon horrifié comprit ce que le camerlingue avait en tête. Mon Dieu, non! se dit-il en se ruant dans l'escalier. Non, Père! Ne faites pas ça! Quand Langdon ouvrit les portes vitrées, et parvint à sa hauteur, le camerlingue continuait de tirer sur la grille. Soudain, celle-ci sortit de ses gonds et fit un vacarme assourdissant en retombant sur le sol, révélant un puits étroit et un escalier raide qui s'enfonçait dans le noir. Quand Ventresca

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s'approcha du trou, Langdon agrippa ses épaules nues et le tira en arrière. Sa peau, humide de transpiration, glissait entre ses mains, mais Langdon réussit à le retenir.

Le camerlingue se retourna, l'air surpris.

— Que faites-vous!

Quand leurs regards se croisèrent, Langdon fut étonné de constater que Ventresca n'avait plus l'œil vitreux d'un homme en transe. Ses yeux étaient au contraire vifs et pleins de détermination. Le bourrelet de chair sur sa poitrine était hideux.

— Mon père, fit Langdon aussi calmement que possible, vous ne pouvez pas descendre. Nous devons évacuer le bâtiment.

— Mon fils, répondit le camerlingue d'une voix étrangement sereine. J'ai reçu un message divin. Je sais...

— Monseigneur!

C'étaient Chartrand et les autres. Ils arrivaient en bas des marches éclairés par la caméra de Macri. Quand Chartrand aperçut la grille ouverte, ses yeux s'emplirent de terreur. Il se signa et lança à Langdon un regard reconnaissant d'avoir sauvé le camerlingue. Langdon comprit; il avait assez étudié l'architecture du Vatican pour savoir ce qui se trouvait sous cette grille. C'était l'endroit le plus sacré de la chrétienté. Terra Santa. La Terre Sacrée. Certains l'appelaient la nécropole.

D'autres les Catacombes. Selon le récit de quelques membres du clergé qui s'étaient succédé au cours des années, la nécropole était un sombre dédale de cryptes souterraines; un visiteur égaré pouvait y disparaître à jamais. Chartrand n'avait nullement l'intention de poursuivre le camerlingue dans ce dédale.

Monsignore, supplia Chartrand. Vous êtes en état de choc.

Nous devons quitter cet endroit. Vous ne pouvez pas descendre. C'est du suicide!

Stoïque, le camerlingue sortit et posa une main apaisante sur l'épaule de Chartrand.

— Merci de vous inquiéter et merci pour votre aide. Je ne peux vous dire comment, je ne parviens pas à comprendre moi-

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même, mais j'ai eu une révélation. Je sais où se trouve l'antimatière.

Tout le monde retenait son souffle.

Ventresca se tourna vers le groupe.

« Sur cette pierre, je bâtirai mon église. » C'était le message.

L'interprétation est très claire.

Langdon ne saisissait toujours pas la certitude du camerlingue d'avoir parlé à Dieu, et encore moins d'avoir décrypté le message. Sur cette pierre je bâtirai mon église?

C'étaient les mots qu'avait utilisés Jésus en choisissant Pierre comme premier apôtre. Que pouvaient-ils signifier d'autre?

Macri s'approcha pour faire un gros plan de la scène.

Glick, traumatisé, ne prononçait plus un mot. Le camerlingue parlait maintenant très vite.

— Les Illuminati ont posé leur arme de destruction sur la pierre angulaire de cette église – au moment de la fondation.

(Il désigna le bas de l'escalier.) Sur la première pierre qui a servi à construire cette église. Et je sais où se trouve cette pierre.

Langdon était convaincu que le temps jouait contre le camerlingue et ébranlait sa raison.

Si lucide qu'il puisse paraître, le prêtre débitait des inepties.

Une pierre? La première pierre de la fonda tion? L'escalier devant eux ne conduisait pas aux fondations, il menait à la nécropole!

— La référence à la pierre n'est qu'une métaphore! suggéra-t-il. Il n'y a aucune pierre!

Le camerlingue le considéra tristement.

— Il y a une pierre, mon fils. (Il montra le trou.) Pietro é la pietra.

Langdon fronça les sourcils. Il n'y avait plus aucune équivoque.

La solution lui parut si simple qu'il en frissonna. Alors qu'il se tenait debout avec les autres, fixant l'escalier, il comprit qu'il y avait bien une pierre enterrée sous cette église.

Pietro é la pietra. Pierre avec un P majuscule, bien sûr!

La foi de Pierre était si inébranlable que Jésus l'avait choisi: Pierre serait « la pierre » – le disciple inflexible sur les

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épaules duquel le messie construirait son église. L'endroit même, pensa Langdon, sur la colline du Vatican, où Pierre avait été crucifié et enterré. Les premiers chrétiens avaient érigé un petit sanctuaire au-dessus de sa tombe. Celui-ci avait peu à peu grandi jusqu'à la construction de la basilique colossale lorsque l'hégémonie de la chrétienté avait été établie. La foi catholique s'était fondée, au premier sens du terme, sur saint Pierre.

— L'antimatière se trouve sur la tombe de saint Pierre, fit le camerlingue d'une voix claire.

En dépit de l'origine un peu surnaturelle de l'information, Langdon y décelait une logique implacable. Il semblait malheureusement plus que plausible que l'antimatière ait été placée sur la tombe de saint Pierre. Les Illuminati, dans un acte de défi symbolique, avaient caché l'antimatière au cœur de la chrétienté, au sens propre et figuré du terme.

— Et si vous avez tous besoin de preuves matérielles, reprit soudain le camerlingue, exaspéré, je viens de trouver cette grille ouverte. (Il montra la cloison ouverte sur le sol.) Elle est toujours fermée. Quelqu'un est descendu... récemment.

Tous les regards se tournèrent vers le trou.

Quelques instants plus tard, le camerlingue, avec une agilité déconcertante, pivota sur lui-même, s'empara d'une lampe à huile et se dirigea vers l'ouverture.

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L'escalier en pierre s'enfonçait profondément dans la terre.

Je vais mourir ici, pensait Vittoria, tandis qu'elle suivait les autres dans l'étroit passage, en s'agrippant à la lourde corde qui servait de rampe. Langdon avait esquissé un geste pour arrêter le camerlingue, mais Chartrand l'avait retenu. Apparemment, le jeune garde était maintenant persuadé qu'il savait ce qu'il faisait.

Après une brève algarade, Langdon s'était libéré de son étreinte et poursuivait le camerlingue au côté de Chartrand.

Instinctivement, Vittoria s'était précipitée sur leurs talons.

À présent, elle dévalait tête baissée une pente vertigineuse sur laquelle le moindre faux pas aurait provoqué une chute mortelle.

Vittoria apercevait devant elle le reflet doré de la lampe à huile du camerlingue. Loin derrière, elle entendait les journalistes de la BBC

qui s'efforçaient de suivre tant bien que mal. La lumière de la caméra jetait des ombres fantomatiques dans le boyau, éclairant par intermittence Chartrand et Langdon. Vittoria ne supportait pas l'idée que le monde entier soit témoin de cette folie. Éteignez cette fichue caméra! Puis elle comprit que c'était grâce au projecteur incorporé que le petit groupe pouvait s'orienter.

Alors que cette étrange chasse à l'homme continuait, les pensées de Vittoria défilaient et se bousculaient. Quel but pouvait bien viser le camerlingue? Même s'il trouvait l'antimatière? Il ne restait plus assez de temps!

Vittoria fut surprise de voir que son intuition au sujet du camerlingue était juste. Placer l'antimatière trois étages sous terre semblait un choix noble et miséricordieux. Profondément enfouie sous terre – plutôt que dans un quelconque laboratoire

– l'annihilation de l'antimatière serait partiellement contenue.

La chaleur de la déflagration serait contenue dans le sous-sol, ainsi que la multitude d'éclats qui auraient fait des ravages sur la place, en haut... elle ouvrirait juste une faille où s'engloutirait une superbe basilique.

Kohler avait-il voulu épargner des vies en enfouissant ainsi sa bombe à retardement? Vittoria ne parvenait toujours pas à saisir la logique du directeur. Elle pouvait admettre sa haine

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pour la religion... mais elle n'arrivait pas à l'impliquer dans cette terrifiante conspiration. La répugnance indéniable de Kohler pouvait-elle inspirer de tels actes? Anéantir purement et simplement le Vatican? Engager un assassin, pour supprimer son père, le pape et quatre cardinaux? Cela paraissait impensable. De plus, comment aurait-il pu faire aboutir son projet au sein même du Vatican? Grâce à Rocher? Rocher était l'homme de Kohler, se dit Vittoria. Il devait appartenir aux Illuminati. Il ne faisait aucun doute que le capitaine Rocher possédait toutes les clés – les appartements du pape, le passetto, la nécropole, le tombeau de saint Pierre... Il avait pu placer l'antimatière sur la tombe de saint Pierre – lieu strictement réservé – et ordonner à ses gardes de ne pas perdre de temps à chercher la bombe dans les zones protégées du Vatican. S'assurer ainsi que personne ne trouverait le conteneur.

Mais il n'avait pas prévu le message divin reçu par Carlo Ventresca.

Le message. Vittoria ne parvenait pas à croire à ce qu'elle venait de voir. Dieu s'était-il vraiment adressé au camerlingue?

Son instinct lui soufflait que non, mais la science, la physique notamment, n'avait-elle pas révélé des connexions jusque-là insoupçonnées? Chaque jour, elle était témoin de transmissions d'informations « miraculeuses » – des œufs de tortues de mer siamoises séparés et placés en laboratoire à des milliers de kilomètres l'un de l'autre, éclosant en même temps... des centaines de méduses émettant des pulsations parfaitement synchronisées, comme commandées par un même esprit. Il existe des lignes de communications invisibles partout, pensat-elle.

Mais entre Dieu et l'homme?

Vittoria aurait souhaité avoir son père près d'elle pour qu'il lui insuffle sa foi. Il lui avait déjà expliqué la communication divine en termes scientifiques, et elle y avait cru. Elle se souvenait encore du jour où elle l'avait vu prier.

— Père, lui avait-elle demandé, pourquoi t'obstines-tu à prier? Dieu ne peut te répondre.

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Leonardo Vetra était sorti de sa méditation, un sourire aux lèvres.

— Ma fille la sceptique. Alors comme ça, tu ne crois pas que Dieu parle à l'homme? Laisse-moi te l'expliquer avec tes mots.

(Il prit la maquette d'un cerveau humain sur une étagère et la plaça devant elle.) Comme tu le sais certainement, Vittoria, les êtres humains n'utilisent qu'une infime partie du potentiel de leur cerveau. Cependant, si tu les mets en situation de choc émotionnel – un traumatisme physique, une joie ou une peur intense, une méditation profonde –, tu t'aperçois que tout à coup leurs neurones se déchaînent, et qu'ils font preuve, alors, d'une lucidité exacerbée.

— Et alors? fit Vittoria. Penser plus clairement ne suppose pas parler à Dieu.

— Tu crois? s'exclama Vetra. Et pourtant, de remarquables solutions à des problèmes apparemment insolubles surgissent souvent pendant ces moments de clarté. C'est ce que les gourous appellent la « conscience spirituelle ». Les biologistes nomment cela les « transformations d'énergie ». Les psychologues ont inventé l'expression « d'hyper réceptivité ». (Il s'arrêta.) Et les chrétiens disent que c'est une « prière exaucée ». (Un large sourire aux lèvres, il ajouta:) Parfois, révélation divine signifie tout simplement éveiller le cerveau à percevoir ce que le cœur sait déjà.

Alors qu'elle se précipitait tête baissée dans le noir, Vittoria sentait que son père avait peut-être raison. Était-il si difficile d'accepter que le traumatisme du camerlingue ait pu rendre son cerveau capable de localiser intuitivement l'antimatière?

« Chacun de nous est Dieu, avait dit Bouddha. Chacun d'entre nous sait tout. Nous devons seulement ouvrir notre esprit pour écouter notre sagesse. »

Vittoria, soudain plus concentrée, sentit s'ouvrir son propre esprit... sa sagesse intuitive. Elle comprit subitement les intentions du camerlingue. Cet éclair entraîna une terrible crise de panique.

— Non, Monseigneur! cria t-elle. Vous ne comprenez pas!

(Vittoria se représenta la foule massée autour de la Cité du Vatican, et son sang se glaça d'effroi.) Si vous remontez l'antimatière à la surface... tout le monde mourra!

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Langdon qui descendait les marches quatre à quatre avait déjà atteint le fond. Le passage était étroit, mais il dominait sa claustrophobie. Une angoisse bien plus importante éclipsait sa vieille peur.

— Monseigneur! (Langdon se rapprochait de la tache de lumière.) Vous devez laisser l'antimatière où elle est! Il n'y a pas d'autre choix!

Tout en prononçant ces paroles, Langdon n'y croyait pas lui-même. Non seulement il avait accepté la révélation divine signalant au camerlingue l'endroit où se trouvait l'antimatière, mais en plus il insistait pour que s'accomplisse la destruction de la basilique Saint-Pierre — ce chef-d’œuvre universel!

Mais pour tous ces gens dehors... C'est la seule solution.

Paradoxalement, sauver des vies équivalait à détruire l'Église. Langdon s'imaginait les Illuminati amusés par ce symbole.

L'air provenant du tunnel était doux et humide. Non loin de là se trouvait la nécropole sacrée... tombeau de saint Pierre et de nombreux autres chrétiens. Langdon frissonna, espérant secrètement que cette mission n'était pas suicidaire.

Soudain, la lumière du camerlingue s'immobilisa. Langdon le rejoignit rapidement.

La fin de l'escalier se dessina dans l'ombre. Une porte en fer forgé ornée de trois crânes en relief bloquait le bas des marches. Le camerlingue tirait la porte pour l'ouvrir. Langdon bondit, referma la porte et lui bloqua le passage. Les autres arrivèrent dans un fracas assourdissant, tels des fantômes blafards éclairés par les projecteurs de la BBC... Glick était plus livide que jamais.

Chartrand agrippa Langdon.

— Laissez passer le camerlingue!

— Non! cria Vittoria, essoufflée. Nous devons partir immédiatement! Vous ne pouvez pas sortir l'antimatière d'ici! Si vous la remontez, dehors tout le monde mourra!

La voix de Carlo Ventresca était étrangement calme:

— Vous tous ici. . Nous devons croire. Nous avons très peu de temps.

— Vous ne comprenez pas! dit Vittoria. Une explosion au niveau du sol provoquera des dégâts plus gigantesques!

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Les yeux verts du camerlingue la considérèrent avec sérénité.

— Qui a parlé d'une explosion au niveau du sol? Vittoria le regarda fixement.

— Vous allez le laisser ici?

La fascination du camerlingue était communicative.

— Il n'y aura pas d'autres morts ce soir.

— Mais, mon père...

— S'il vous plaît... ayez la foi. (La voix du camerlingue était d'un calme implacable.) Je n'oblige personne à m'accompagner.

Vous êtes tous libres de partir. La seule chose que je vous demande c'est de ne pas contrarier Sa Volonté. Laissez-moi accomplir ce qu'Il m'a demandé. (Il les dévisagea avec intensité.) Je suis celui qui sauvera l'Église. Je le peux. Je le jure sur ma vie.

Le silence qui suivit résonna comme un coup de tonnerre.

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23 h 51

Nécropole signifie littéralement Cité des Morts.

Rien de ce que Robert Langdon avait lu à ce sujet ne l'avait préparé à la vision de cette colossale caverne souterraine emplie de mausolées en ruine, comme autant de maisonnettes effondrées. L'air sentait la mort. D'étroits passages serpentaient entre les monuments funéraires délabrés faits de briques recouvertes de plaques de marbre.

D'innombrables piliers s'élevaient de la terre battue, supportant un ciel noirâtre, bas et lourd dans les ténèbres.

La Cité des Morts, pensa Langdon, hésitant entre l'émerveillement et l'aversion. Ils s'enfoncèrent un peu plus profondément sous les courants d'air glacials. Ai-je fait le mauvais choix? se demanda-t-il.

Chartran avait été le premier à tomber sous le charme de Carlo Ventresca; il lui avait ouvert spontanément la porte, lui manifestant une confiance absolue. Glick et Macri, à la demande du camerlingue, avaient noblement accepté d'éclairer le chemin mais les bénéfices qu'ils en tireraient à leur retour jetaient une ombre suspecte sur leurs motivations.

Quant à Vittoria, son scepticisme, qui ressemblait fort à une défiance typiquement féminine, n'avait pas échappé à Langdon.

Il est trop tard pour reculer maintenant, songea-t-il, alors que tous hâtaient le pas. Nous avons une mission à remplir.

Vittoria gardait le silence, mais Langdon savait qu'elle pensait comme lui. Neuf minutes ne suffiraient pas pour s'échapper du Vatican si le camerlingue s'était trompé.

Tandis qu'ils traversaient les mausolées, Langdon ressentit des élancements aux jambes et comprit qu'ils gravissaient une côte escarpée. Il en saisit la raison et frissonna. La topographie était identique à celle de l'époque du Christ. Il avait souvent entendu des spécialistes certifier que le tombeau de saint Pierre se trouvait au sommet de la Colline du Vatican, et il s'était toujours demandé d'où provenaient leurs

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affirmations. Il comprenait maintenant. Ce fichu sommet existe toujours, en conclut-il.

Langdon avait l'impression de parcourir les pages de l'histoire. Devant lui se trouvait le tombeau de saint Pierre – la relique chrétienne. Il était difficile d'admettre que la tombe d'origine n'ait été qu'un modeste sanctuaire. Les stèles successives érigées au fil des siècles avaient grandi avec le prestige de Pierre pour atteindre bientôt quatre cent quarante pieds, hauteur du dôme de Michel-Ange, point culminant situé juste à l'aplomb de la tombe, à quelques centimètres près.

Ils progressaient toujours dans le boyau sinueux. Langdon regarda l'heure. Huit minutes. Il commençait à se demander si cette nécropole n'allait pas être leur tombe, à Vittoria et lui.

— Attention! cria Glick derrière eux. Des nids-de-poule!

Langdon s'en aperçut à temps. Une multitude de petits trous criblaient le chemin. Il les évita en sautant.

Vittoria fit de même. Elle paraissait mal à l'aise en courant.

— Des nids-de-poule?

— Des garde-manger miniatures, rectifia Langdon. Vous pouvez me croire. En effet, il s'agit de chambres à libation. Les premiers chrétiens croyaient en la réincarnation et utilisaient ces ouvertures pour « nourrir les morts », au sens propre du terme, en répandant du lait et du miel dans les cryptes souterraines.

Les forces du camerlingue s'amenuisaient.

Il rassemblait toute son énergie pour accomplir son devoir envers Dieu et les hommes. J'y suis presque, pensait-il. Il souffrait terriblement. L'esprit peut être plus douloureux que le corps. Il se sentait complètement épuisé. Mais le temps était compté.

Père, je sauverai votre Église. Je le jure.

Malgré l'éclairage dispensé par la caméra de la BBC, il ne s'était pas séparé de sa lampe à huile. « Je vous guiderai dans les ténèbres. Je suis la lumière. » Pendant qu'il se hâtait, l'huile de sa lampe se répandait sur le sol et il craignait de provoquer un incendie. Il avait eu son compte de corps enflammés.

Trempé de sueur, il n'arrivait quasiment plus à respirer.

Mais quand il parvint au sommet de la côte, Ventresca se sentit

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revivre. Il chancela sur cette terre qu'il avait si souvent foulée.

Le chemin s'arrêtait là. La nécropole se terminait par un mur de terre abrupt. On pouvait lire sur une minuscule pancarte: Mausoleum S.

La tomba di San Pietro.

Une ouverture était pratiquée dans le mur devant lui, à hauteur de poitrine. Il n'y avait aucune inscription dorée. Pas de fioriture. Une petite niche creusée dans le mur laissait voir une grotte minuscule et un simple sarcophage lézardé. Brisé de fatigue, le camerlingue regarda par le trou et retrouva le sourire.

Il entendait les autres derrière lui. Il posa sa lampe et s'agenouilla pour prier.

— Merci Seigneur. J'y suis presque.

À l'extérieur, sur la place, le cardinal Mortati, aussi abasourdi que les cardinaux qui l'entouraient, suivait sur les écrans de télévision le drame qui se jouait dans la crypte. Il ne savait plus à quel saint se vouer. Le monde avait-il été témoin de ce qu'il avait vu? Dieu avait-il parlé au camerlingue? Allait-on trouver l'antimatière sur la tombe de saint Pierre...

— Regardez!

Un murmure montait de la foule.

— Là! (Tout le monde montrait l'écran.) C'est un miracle!

Mortati leva les yeux. L'image de la caméra était instable mais assez claire. Elle devait rester à jamais gravée dans sa mémoire.

On voyait le camerlingue de dos agenouillé sur le sol.

Devant lui un trou taillé dans le mur. A l'intérieur de la cavité, parmi les décombres, un cercueil en terre cuite. Bien que Mortati n'ait vu ce cercueil qu'une seule fois, il savait ce qu'il renfermait.

San Pietro.

Mortati n'était pas naïf au point de penser que les cris de joie et de stupeur qui s'élevaient de la foule correspondaient à l'émerveillement provoqué par la découverte des reliques les plus sacrées de la chrétienté. La vue de la tombe de saint Pierre n'était pas la raison pour laquelle tous tombaient en extase et priaient. C'était l'objet qui se trouvait sur la tombe qui les fascinait.

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Le conteneur renfermant l'antimatière. Elle était là... elle s'y était trouvée toute la journée... cachée dans la pénombre de la nécropole. Brillante. Impitoyable. Mortelle. Le camerlingue n'avait pas rêvé.

Mortati regardait le cylindre transparent avec émerveillement. La grosse gouttelette de liquide en suspension. La lumière rouge clignotait, marquant le compte à rebours des cinq dernières minutes.

Au-dessus de la tombe, à quelques centimètres du conteneur, la caméra de sécurité de la Garde suisse filmait également la scène.

Mortati se signa. Il n'avait jamais connu une angoisse pareille. Mais le pire restait à venir.

Carlo Ventresca se leva d'un seul coup, s'empara du conteneur et se tourna vers les autres. Tout son visage exprimait une résolution inébranlable. Il les bouscula et dévala la pente en direction de la nécropole.

La caméra s'arrêta sur Vittoria Vetra, pétrifiée.

— Où allez-vous! Monseigneur! Je croyais que vous disiez...

— Ayez la foi! s'exclama-t-il en courant.

Vittoria bondit vers Langdon.

— Qu'allons-nous faire?

Robert Langdon tenta d'arrêter le camerlingue mais Chartrand, toujours sous l'emprise du saint homme, s'interposa.

L'image à l'écran n'était plus qu'une suite de montagnes russes, tortueuses, de visages grimaçant d'effroi qui se précipitaient vers la sortie de la nécropole.

Sur la place, Mortati laissa échapper un cri de terreur.

Va-t-il le remonter ici?

Sur les écrans de télévision du monde entier, le camerlingue, tel un surhomme, courait vers la sortie de la nécropole avec l'antimatière entre les mains!

— Il n'y aura pas d'autres morts ce soir!

Mais le camerlingue se trompait.

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À exactement 23 h 56, le camerlingue franchit les portes de la basilique Saint-Pierre. Il tituba sous la lumière éblouissante des projecteurs, portant l'antimatière comme une offrande. Il reconnut son corps mutilé, son torse nu, sur les écrans géants de la place. Dans la rumeur qui montait de la foule se mêlaient les pleurs, les cris, les chants, les prières...

Jamais le camerlingue n'avait entendu de plainte aussi poignante.

— Délivre-nous du mal, murmura-t-il.

Il était harassé par sa course dans la nécropole. On avait frôlé le désastre. Robert Langdon et Vittoria Vetra avaient voulu l'arrêter, pour jeter le conteneur dans le souterrain, et s'échapper. Pauvres fous!

Le camerlingue comprit subitement qu'il ne serait jamais allé au bout de cette course un soir ordinaire. Mais ce soir, Dieu le soutenait. Robert Langdon, sur le point de l'immobiliser, avait été retenu par Chartrand, qui croyait en lui et respectait ses appels à la foi. Les journalistes, bien sûr, étaient enchantés et de toute façon trop encombrés par leur matériel pour intervenir.

Les voies de Dieu sont impénétrables.

Le camerlingue entendait les autres derrière lui... Il les voyait se rapprocher sur les écrans. Rassemblant ses dernières forces, il brandit l'antimatière au-dessus de sa tête. Puis, bombant le torse, en arborant le stigmate sur sa poitrine pour défier les Illuminati, il se précipita dans l'escalier.

C'était l'un des actes ultimes.

À la grâce de Dieu, pensa-t-il. À la grâce de Dieu. Quatre minutes...

En sortant de la basilique, Langdon fut ébloui par le flot de lumière des projecteurs. Il ne distingua que vaguement la silhouette du camerlingue qui descendait l'escalier juste devant lui.

Resplendissant dans le halo de lumière, il paraissait surnaturel, tel un dieu moderne. Sa soutane enveloppait sa poitrine comme un suaire. Son corps avait été torturé par ses ennemis, mais il

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persévérait. Il continuait de courir, très droit, proclamant sa foi à la face du monde, en brandissant son arme d'apocalypse vers la foule.

Langdon le suivit dans l'escalier. Que fait-il? Il va tous les tuer! se demandait-il.

— Œuvre de Satan, hurla le camerlingue, tu n'as pas ta place dans la Maison de Dieu!

Il se précipitait vers la foule terrifiée.

— Mon père! vociféra Langdon derrière lui. Vous ne pouvez aller nulle part!

— Regardez les cieux! Nous avons oublié de regarder vers le ciel! À ce moment précis, Langdon comprit où le camerlingue se dirigeait. Bien qu'il ne puisse pas tout distinguer à cause des lumières trop vives, il saisit que leur salut se trouvait au-dessus de leurs têtes.

Le salut ne pouvait venir que du ciel.

L'hélicoptère que le camerlingue avait commandé pour l'emmener à l'hôpital était stationné sur la pelouse de l'héliport, le pilote prêt à décoller dans le cockpit, les pales vrombissant, moteur au point mort. Quand le camerlingue s'en approcha, Langdon sentit une bouffée d'allégresse l'envahir.

Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête...

Il imagina d'abord l'étendue infinie de la Méditerranée. À

combien de kilomètres se trouvait-elle? Dix kilomètres? Quinze? Il savait que la plage de Fiumicino se trouvait à sept minutes de train.

Mais par hélicoptère, à trois cent vingt kilomètres heure.. S'ils pouvaient emmener le conteneur assez loin et le larguer dans la mer. . Il s'imagina d'autres solutions et se sentit des ailes. Le Cave Romane! Les carrières de marbre situées au nord de la Cité se trouvaient à moins de cinq kilomètres. Quelle taille avaient-elles? Trois kilomètres carrés? Elles étaient probablement désertes à cette heure-ci! Y larguer le conteneur...

— Reculez tous! hurla le camerlingue. (Sa poitrine était en feu.) Sauvez-vous! Maintenant!

Le garde suisse était posté tranquillement près de l'hélicoptère. Le camerlingue s'en approcha.

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— En arrière! aboya le prêtre.

Les gardes reculèrent.

Au vu et au su du monde entier, le camerlingue contourna l'hélicoptère et ouvrit violemment la porte du cockpit côté pilote.

— Dehors, mon fils! Tout de suite!

Le pilote sauta hors de la cabine.

Le camerlingue jaugea la hauteur du siège et sut que, dans un tel état d'épuisement, il devait avoir les mains libres pour s'y hisser. Il se tourna vers le pilote terrorisé et y déposa le conteneur entre les mains.

— Tenez ceci. Et rendez-le-moi dès que je serai monté.

Alors qu'il grimpait dans l'appareil, il entendit Langdon crier en s'approchant de l'hélicoptère. Vous avez enfin compris, songea le camerlingue. Vous avez la foi!

Installé dans l'hélicoptère, il régla plusieurs manettes et se tourna vers la fenêtre pour récupérer le conteneur.

Mais le garde avait les mains vides.

Le camerlingue se sentit défaillir.

— Qui l'a pris?

— Lui! répondit le garde en désignant Langdon.

Ce dernier était surpris par le poids du conteneur. Il fit le tour de l'hélicoptère et sauta à l'arrière, à l'endroit même où ils s'étaient installés avec Vittoria quelques heures auparavant. Il laissa la porte ouverte et boucla sa ceinture. Puis il hurla à l'attention du camerlingue

— Décollez, mon père!

Ventresca tourna un visage livide vers Langdon.

— Que faites-vous?

— Allez, décollez! Je le jetterai! aboya Langdon. Il n'y a pas une minute à perdre! Faites voler cet hélicoptère!

La surprise figea le camerlingue sur place, les lumières des spots éclairant l'intérieur du cockpit creusaient les rides de son visage.

— Je peux le faire tout seul, murmura-t-il. Je dois le faire seul.

Mais Langdon ne l'écoutait plus.

— En route! s'entendit-il crier. Je suis là pour vous aider!

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Il jeta un coup d'œil vers le conteneur et se sentit défaillir en découvrant le voyant lumineux.

— Trois minutes, mon père! Il ne nous reste que trois minutes!

Le chiffre fit revenir le camerlingue à la réalité. Sans plus d'hésitation, il actionna les commandes. L'hélicoptère s'éleva en vrombissant.

Langdon aperçut Vittoria à travers un nuage de poussière.

Leurs regards se rencontrèrent, puis elle disparut de son champ de vision.

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Dans l'hélico, le vrombissement des moteurs et le vent s'engouffrant par la porte ouverte assourdissaient Langdon. Il se cala fermement contre son siège alors que l'engin prenait de l'altitude. La place Saint-Pierre illuminée s'estompa peu à peu jusqu'à devenir un point bril ant dans l'océan de lumières de la capitale.

Le conteneur pesait lourd dans les bras de Langdon. Il le serrait si fortement que le sang s'était retiré de ses mains moites. À

l'intérieur, la gouttelette d'antimatière continuait sa rotation sur elle-même au rythme du compteur à cristaux liquides.

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