— Les Illuminati! cria l'un d'eux. Je vous l'avais bien dit, qu'ils existaient encore, ces gars-là!
— C'est incroyable! Je croyais que c'était une légende pour jeux vidéo!
— Ils ont assassiné le pape, mon vieux, le pape!
— Putain! Combien de points ça peut faire gagner, un coup pareil?
Et ils quittèrent la pièce en riant.
Sylvie resta clouée sur place. Catholique convaincue travaillant avec des scientifiques, elle s'était habituée à leurs mauvaises blagues antireligieuses. Mais ces gamins-là semblaient totalement euphorisés par le meurtre du chef de l'Église. Comment peut-on se montrer aussi insensible?
Pourquoi cette haine?
L'Église représentait pour Sylvie une entité inoffensive, un espace de fraternité et d'introspection, quelquefois même un lieu où l'on pouvait tout simplement chanter de tout son cœur sans que les gens vous dévisagent. C'est dans une église qu'avaient eu lieu tous les moments clés de sa vie – les inhumations, les mariages, les baptêmes, les célébrations importantes. On ne vous y demandait rien en retour. Même le denier du culte n'était pas obligatoire. Chaque semaine, ses enfants rentraient grandis du catéchisme, désireux d'aider les autres et de devenir meilleurs. Que pouvait-il y avoir de négatif à cela?
Quand elle parlait avec ses collègues du CERN, Sylvie était toujours étonnée de voir tant d'esprits « brillants »
incapables de comprendre l'importance de la religion.
Croyaient-ils vraiment que les quarks et les mésons suffisaient à inspirer les êtres humains? Que des équations pouvaient combler leur aspiration au divin?
Hébétée, la jeune femme descendit le couloir en direction des autres salons. Là aussi, les postes de télévision étaient allumés, entourés de gens debout. Elle se demanda si le coup de
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fil qu'elle avait reçu de Kohler était lié à l'événement. Peut-être. Il arrivait parfois que le Vatican appelle le CERN, « par courtoisie
», avant d'émettre ses acerbes commentaires sur les résultats de telle ou telle recherche publiés par le Centre. La plus récente de ces déclarations vaticanes concernait des découvertes capitales en matière de nanotechnologie - un domaine dénoncé par l'Église à cause de ses implications en ingénierie génétique. Le CERN ne tenait jamais compte de ces interventions mais, invariablement, dans les minutes qui suivaient les diatribes pontificales, les appels des sociétés d'investissements désireuses de breveter la nouvelle découverte faisaient sauter le standard téléphonique. « Rien de tel qu'une mauvaise presse », disait toujours Kohler.
Sylvie aurait peut-être dû appeler son patron - où pouvait-il bien être? - pour lui dire de regarder la télévision. Est-ce que cela le préoccuperait? Avait-il déjà appris les nouvelles? Bien sûr, il était certainement au courant. Il devait même être en train d'enregistrer toute l'émission sur son curieux petit magnétoscope, souriant pour la première fois depuis un an.
Au bout du couloir, elle trouva enfin un salon où l'atmosphère semblait calme, presque mélancolique. Les scientifiques présents comptaient parmi les plus anciens et les plus respectés du CERN. Ils ne levèrent même pas les yeux sur Sylvie quand elle entra et s'assit dans un coin.
À l'autre extrémité du bâtiment, dans l'appartement frigorifié de Leonardo Vetra, Maximilien Kohler venait de terminer la lecture de l'agenda qu'il avait trouvé dans la table de nuit. Il regardait maintenant les informations télévisées. Après quelques minutes, il replaça le carnet dans son tiroir, éteignit le téléviseur et sortit de l'appartement.
Dans la chapelle Sixtine, le cardinal Mortati déposait le contenu d'un autre plateau dans la cheminée. Il y brûla les bulletins de vote. La fumée était noire.
Deuxième tour. Pas de pape.
L'éclairage des lampes torches n'était pas adapté à la basilique Saint-Pierre. L'immense obscurité pesait comme une nuit sans étoiles, et ce vide qui la cernait faisait à Vittoria l'impression d'un océan désolé. Elle suivait de près les gardes et le camerlingue. Au-dessus de leurs têtes, une tourterelle s'envola en roucoulant.
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Devinant son malaise, Ventresca ralentit le pas et lui posa la main sur l'épaule, comme pour chercher à lui donner la force nécessaire pour affronter l'épreuve qui les attendait.
Qu'allons-nous faire? C'est de la folie! se dit Vittoria.
Et pourtant, si sacrilège et atroce qu'elle fût, la tâche était inéluctable. Le camerlingue ne pourrait prendre la lourde décision d'interrompre le conclave qu'en pleine connaissance de cause, et l'information qui lui manquait était ensevelie dans un cercueil des grottes vaticanes. Que révélerait cette macabre visite? Les Illuminati ont-ils vraiment tué le pape? Leur puissance est-elle si grande? Vais-je être témoin de la première autopsie pratiquée sur un souverain pontife?
Paradoxalement, Vittoria trouvait la traversée de cette église obscure plus effrayante qu'un bain de minuit dans une mer peuplée de barracudas. Elle se sentait toujours en sécurité dans la nature, alors que les problèmes sociaux et spirituels la laissaient souvent désemparée. Elle tenta de se représenter la foule massée devant la basilique comme un banc de poissons tueurs. Les images obsédantes de corps marqués au fer rouge qu'elle venait de voir à la télévision réveillaient le souvenir de son père adoptif et il lui semblait entendre le rire satanique de l'assassin qui rôdait dans Rome. La peur fit place à la colère.
Levant la tête alors qu'ils contournaient un pilier plus large qu'un tronc de séquoia géant, Vittoria remarqua un halo orangé. La lumière semblait venir du sol, de l'endroit où se dressait l'autel pontifical. En approchant, elle se souvint du fameux sanctuaire enfoui sous le maître autel - le somptueux mausolée qui renfermait les reliques les plus sacrées du Vatican. En arrivant devant la grille d'enceinte, elle contempla le caisson doré qu'entouraient d'innombrables lampes à huile.
— Ce sont les reliques de saint Pierre? demanda-t-elle, par pure forme.
Ce n'était pas une question. Tous les visiteurs de la basilique le savaient.
— En fait, non, répondit le camerlingue. La méprise est courante.
Ce coffre ne contient pas des reliques, mais des palliums - les écharpes sacerdotales en laine blanche remises par le pape aux cardinaux récemment élus.
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— Mais je croyais...
— Comme tout le monde. Les guides touristiques l'appellent Tombe de saint Pierre », alors que le père de l'Église est enterré à deux niveaux au-dessous du sol. C'est dans les années 1940 que le Vatican a mis au jour son tombeau. Personne n'est autorisé à y accéder.
Vittoria n'en revenait pas. En s'éloignant de la zone éclairée pour retrouver l'obscurité, elle pensait aux pèlerins qui parcouraient des milliers de kilomètres pour venir contempler ce coffre, convaincus de se recueillir sur les restes du fondateur de l'Église.
— Mais le Vatican ne devrait-il pas préciser..., s'étonna-t-elle. — Le contact avec le sacré est toujours bénéfique, même s'il est imaginaire.
Elle ne pouvait contredire cette logique, elle qui avait lu de nombreux articles traitant de l'effet placebo de l'aspirine qui guérissait du cancer des personnes convaincues d'absorber un remède miracle. C'est la foi qui compte.
— Le changement, continua Ventresca, ne fait pas partie des habitudes du Vatican. La reconnaissance des fautes passées et la modernisation sont des démarches que nous avons toujours évitées. Sa Sainteté voulait changer cela. Se rapprocher du monde moderne, chercher de nouveaux chemins vers Dieu...
— La science, par exemple? demanda Vittoria.
— Pour être honnête, ce n'est pas un sujet pertinent.
— Pas pertinent?
De tous les maux dont on pouvait incriminer la science, elle ne s'attendait pas à celui-là.
— La science peut guérir, comme elle peut tuer. Tout dépend de l'âme de celui qui l'utilise. Et c'est l'âme qui m'intéresse.
— Quand avez-vous eu la vocation?
— Dès ma naissance.
Et comme Vittoria ouvrait des yeux ronds:
« Je reconnais que cela peut paraître étrange, mais j'ai toujours su que je vivrais pour servir Dieu. Dès que j'ai été capable de penser. Mais ce n'est que plus tard, quand j'étais militaire, que j'ai vraiment compris le but de ma vie. »
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— Vous avez servi dans l'armée?
— Pendant deux ans. Comme je refusais d'utiliser une arme, on m'a affecté à l'aviation. Je pilotais des hélicoptères du service de santé. Il m'arrive encore de voler, de temps à autre.
Vittoria essaya d'imaginer le père Ventresca aux commandes d'un hélicoptère. En fait, elle le trouvait tout à fait crédible dans ce rôle. Il avait du cran, ce qui semblait renforcer sa foi plutôt que la ternir.
— Et vous emmeniez le pape en hélicoptère?
— Mon Dieu, non! Nous préférions confier ce précieux passager à des professionnels. Mais Sa Sainteté m'a quelquefois permis de m'en servir pour aller à Castel Gandolfo.
Il s'interrompit et la regarda dans les yeux.
— Je vous remercie beaucoup pour votre aide, mademoiselle Vetra. Je suis très attristé de la mort de votre père. Sincèrement.
— Merci.
— Je n'ai jamais connu le mien. Il est mort avant ma naissance.
Et j'ai perdu ma mère à l'âge de dix ans.
— Vous êtes orphelin...
Elle éprouvait pour lui une solidarité soudaine.
— J'ai réchappé d'un accident, auquel ma mère n'a pas survécu.
— Qui vous a élevé?
— Dieu. Il m'a envoyé un père adoptif. Un évêque de Palerme, qui a surgi au pied de mon lit d'hôpital et m'a hébergé. Cela ne m'a pas surpris, à l'époque. J'avais toujours senti que la main de Dieu me protégeait. L'arrivée de cet évêque providentiel ne faisait que confirmer la conviction que Dieu m'avait choisi pour le servir, sans que je sache pourquoi.
Il n'y avait aucune vanité dans sa voix, seulement de la gratitude.
— Vous vous sentiez élu par Dieu?
— Oui, et je le crois toujours. J'ai travaillé sous la tutelle de l'évêque pendant de longues années. Puis il a été nommé cardinal. Mais il ne m'a jamais abandonné. Il est le seul père que j'ai connu.
Sous la lampe torche, le visage du camerlingue reflétait un réel chagrin. Un deuil.
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Ils arrivaient au pied d'un pilier majestueux. Les lampes torches convergèrent sur une ouverture dans le dallage, d'où partait un escalier plongeant dans le noir. Vittoria eut soudain envie de faire demi-tour, mais les gardes qui aidaient déjà le camerlingue à descendre lui tendaient la main à elle aussi.
— Et qu'est-il devenu, ce cardinal qui vous a élevé?
demanda-t-elle en s'efforçant de ne pas laisser trembler sa voix.
— Il a été appelé à d'autres fonctions, et il est malheureusement décédé.
— Condoléanze, fit-elle. Il y a longtemps?
Le camerlingue releva vers elle un visage douloureux.
— Il y a quinze jours exactement. C'est lui que nous allons voir maintenant.
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La lumière rouge des spots réchauffait l'atmosphère du box renfermant l'inventaire des actifs du Vatican. Il était plus petit que celui où Vittoria et Langdon avaient trouvé les manuscrits de Galilée. Moins d'air. Moins de temps. J'aurais dû demander à Olivetti d'allumer la ventilation centrale.
Langdon ne tarda pas à localiser la section intitulée Belle Arti.
Il était impossible de la manquer, car elle occupait huit rayonnages, pleins à craquer de livres de comptes. L'Église catholique possédait des milliers d'œuvres d'art dans le monde.
Langdon parcourut du regard les étagères, à la recherche de Gian Lorenzo Bernin, commençant sa recherche vers le milieu de la première rangée, où il pensait trouver la lettre B. Après un instant de panique à l'idée que le livre ait pu être sorti des archives, il se rendit compte, à son grand soulagement, que les documents n'étaient pas classés par ordre alphabétique. C'est curieux, mais cela ne m'étonne pas... , se dit-il.
Retournant vers le début de la collection et grimpant sur une échel e coulissante pour accéder à l'étagère supérieure, il finit par comprendre le système de classement. Perchés en équilibre instable tout en haut, on trouvait les livres les plus volumineux — ceux qui concernaient les grands maîtres italiens: Michel-Ange, Raphaël, Léonard de Vinci, Botticelli... Il s'agissait bien d'actifs, car les volumes étaient rangés dans l'ordre de la valeur financière des collections respectives. Coincé entre ceux de Raphaël et de Michel-Ange, Langdon trouva celui qui concernait les œuvres du Bernin. Il avait une bonne douzaine de centimètres d'épaisseur.
Le souffle déjà court, il descendit l'échelle avec son encombrant trophée. Puis, comme un enfant à qui l'on vient d'offrir une BD, il s'assit sur le sol et l'ouvrit.
Le volume était relié en pleine toile, et très dense. Chaque page, manuscrite, répertoriait une œuvre: description succincte en italien, date, emplacement, coût des matériaux employés, avec parfois un schéma grossier. En tout plus de huit cents pages. Le Bernin s'était révélé très prolifique.
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Lorsqu'il était étudiant en histoire de l'art, Langdon s'étonnait qu'un artiste puisse produire autant au cours d'une seule vie. Avant d'apprendre, à sa grande déception, que les grands maîtres n'avaient en fait réalisé eux-mêmes qu'un petit nombre des œuvres qui leur étaient attribuées. Ils dirigeaient des ateliers où leurs apprentis exécutaient leurs projets. Un sculpteur comme Le Bernin façonnait des miniatures en argile, que ses élèves reproduisaient dans le marbre. S'il avait fallu qu'il soit seul à travailler sur chacune de ses commandes, il y serait encore aujourd'hui...
— Voyons s'il y a un index, dit-il à voix haute pour s'encourager.
Il alla droit aux dernières pages du livre, pensant y trouver le mot fuoco à la lettre F. Là encore, il avait été naïf. Mais que peuvent avoir ces gens-là contre l'ordre alphabétique? songea-t-il. Les œuvres étaient répertoriées par ordre chronologique. En parcourant la liste, Langdon eut un pressentiment qui acheva de le décourager. Il était fort probable que le mot Feu ne figurerait pas dans le titre de l'œuvre qu'il cherchait. La statue d'Habacuc ne contenait pas le mot Terre, ni le West Ponente le mot Air.
Il passa une ou deux minutes à feuilleter le livre au hasard, espérant tomber sur un croquis qui pourrait évoquer le Feu. Il vit des dizaines d'œuvres dont il n'avait jamais entendu parler, mais aussi d'autres qu'il connaissait bien. Daniel et le Lion. . Apollon et Daphné... ainsi que de nombreuses fontaines - qui conviendraient parfaitement à l'élément Eau. Mais il espérait arriver à capturer le tueur avant qu'il n'en arrive là. Le Bernin avait édifié des dizaines de fontaines dans Rome, pour la plupart situées devant des églises.
Il se concentra à nouveau sur sa recherche. Le Feu. Vous connaissez les deux premières sculptures, avait dit Vittoria, celle-ci vous sera peut-être familière, elle aussi.
Il relut la liste des dernières pages, en ne s'arrêtant que sur les œuvres qu'il avait déjà vues en reproduction. Aucune allusion au Feu, ni de près ni de loin. Il feuilleta le volume plus rapidement, mais comprit vite qu'il n'aurait jamais le temps d'achever sa recherche avant de perdre connaissance. Il décida d'emporter le
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livre avec lui. Ce n'est pas un acte aussi sacrilège que celui de sortir un folio original de Galilée, se dit-il, en se promettant de restituer le précieux document qui était resté dans la poche de sa veste.
En saisissant le volume pour le refermer, son regard tomba sur un détail de la page à laquelle il était ouvert.
Une note indiquait que la célèbre Extase de sainte Thérèse avait quitté son emplacement d'origine au Vatican peu après son inauguration. Mais ce n'est pas cela qui avait arrêté son regard. Il connaissait l'histoire mouvementée de cette statue. Bien que considérée par beaucoup comme un chef-d’œuvre, sa connotation sexuelle trop explicite avait déplu au pape Urbain VIII, qui l'avait bannie du Vatican et l'avait fait remiser dans une obscure chapelle, à l'autre extrémité de la ville. Mais ce qui intéressait Langdon, c'est qu'elle était située dans l'une des cinq églises de sa liste. Qui plus est, la note précisait que le transfert avait été suggéré par Le Bernin lui-même: « Per suggerimento del artista. »
À la suggestion de l'artiste? Langdon était perplexe. Pourquoi Le Bernin aurait-il demandé que l'on aille cacher un de ses chefs-d’œuvre au fin fond d'une église inconnue, alors qu'elle trônait en si bonne place au Vatican?
À moins que...
Il n'osait même pas envisager cette possibilité. Le sculpteur aurait-il créé une statue tellement suggestive que le pape serait obligé de lui faire quitter l'enceinte de la Cité? Pour l'installer dans une petite église lointaine et sans gloire, choisie par l'artiste lui-même? Et située sur l'axe du vent qu'indiquait West Ponente?
Pour tenter de contrôler son excitation, Langdon rassembla ses souvenirs sur L'Extase de sainte Thérèse, se persuadant que l'œuvre n'avait rien à voir avec le Feu. Elle était peut-être érotique, mais aucun aspect de cette statue ne renvoyait à la science de l'époque. Un critique d'art anglais l'avait qualifiée « d'œuvre la plus impropre à figurer dans une église ». La controverse était certes compréhensible. L'impressionnante composition représentait sainte Thérèse à demi allongée sur le dos, en proie à un orgasme d'un réalisme saisissant — et tout à fait étranger aux traditions du Vatican.
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Langdon se reporta à la description de la statue. La vue du croquis le remplit d'espoir. Si la sainte avait en effet l'air de passer un moment inoubliable, il avait quant à lui oublié le deuxième personnage.
Un ange.
La légende lui revint en mémoire...
Thérèse d'Avila devait sa sanctification à la visite qu'elle avait reçue d'un ange pendant son sommeil. On avait suggéré par la suite que cette rencontre était plus sensuelle que spirituelle. Langdon retrouva au bas de la page l'extrait d'un texte célèbre. Les paroles de la sainte laissaient peu de place au doute:
« ... sa longue lance dorée... pleine de feu... plongea en moi à plusieurs reprises... pénétrant mes entrailles... une douceur si extrême qu'il était impossible de souhaiter qu'elle s'interrompe. »
Langdon sourit. Si la métaphore sexuelle n'est pas limpide, je veux bien qu'on m'explique comment! La description de la statue était amusante, elle aussi. Le mot fuoco y apparaissait une demi-douzaine de fois:
« la lance de l'ange et sa pointe de feu... »
« la tête de l'ange d'où s'échappent des rayons de feu... »
« . . femme enflammée par le feu de la passion. . »
Il lui suffit de regarder le croquis pour se convaincre tout à fait.
La flèche brandie par l'angelot. . « Les anges guident votre noble quête. » Le personnage lui-même était judicieusement choisi.
C'était un séraphin, et « saraph » en hébreu signifie brûler.
Robert Langdon n'était pas homme à demander de confirmation divine à ses intuitions, mais lorsqu'il lut le nom de l'église où se trouvait la statue, il se demanda s'il n'allait pas se convertir.
Santa Maria della Vittoria.
On atteignait la perfection dans le double sens.
Il se releva avec difficulté, saisi d'un étourdissement. Levant les yeux vers l'échelle, il hésita à remettre le livre à sa place. Au Diable! se dit-il. Le père Jaqui s'en chargera. Il déposa soigneusement le volume au pied de l'étagère.
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En retrouvant son chemin vers la lueur provenant de la porte électronique, il respirait parcimonieusement, tout de même revigoré par sa bonne fortune.
Elle le quitta avant qu'il franchisse le seuil de la salle.
Sans avertissement, l'éclairage faiblit et le bouton lumineux de la porte s'éteignit. Puis, comme un énorme animal rendant son dernier souffle, le compartiment se retrouva plongé dans une obscurité totale. Quelqu'un venait de couper le courant.
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Les grottes vaticanes qui s'étendent sous la basilique Saint-Pierre abritent les tombeaux de tous les papes défunts.
Arrivée au bas de l'escalier en spirale, Vittoria pénétra dans un tunnel sombre qui lui rappela l'obscurité glaciale du grand collisionneur du CERN. La lueur des lampes torches lui conférait un aspect immatériel. Les deux parois étaient creusées de niches, où l'on devinait les formes massives de sarcophages.
Elle frissonna. C'est le froid, se dit-elle. Mais ce n'était vrai qu'en partie. Elle avait l'impression d'être surveillée. Non par un être en chair et en os, mais par des spectres tapis dans les ténèbres. Chacun des tombeaux était surmonté d'un gisant de marbre, revêtu de vêtements pontificaux, les bras croisés sur la poitrine. Les corps semblaient émerger de leurs cercueils de pierre, comme s'ils cherchaient à échapper aux chaînes de la mort.
Au passage de la procession des lampes, ces silhouettes prostrées jaillissaient de l'ombre avant de disparaître, comme dans une danse macabre en ombres chinoises.
Le groupe avançait dans un silence dont Vittoria se demandait s'il était plus craintif que respectueux. Le camerlingue marchait les yeux fermés, comme s'il connaissait chaque pas de ce parcours sinistre. Il devait avoir rendu de nombreuses visites au pape défunt, venant sans doute chercher conseil au pied de son tombeau.
« J'ai travaillé sous la tutelle de l'évêque pendant de longues années. Il est le seul père que j'aie connu. » Le cardinal avait pris le jeune orphelin sous son aile, et en avait fait son camerlingue lorsqu'il avait été promu au pontificat.
Cela explique bien des choses, pensait Vittoria. Douée d'une fine intuition, elle percevait les émotions des gens qu'elle rencontrait, et depuis ce matin elle sentait chez Ventresca une angoisse qui dépassait l'anxiété due à la menace de destruction du Vatican. Elle devinait derrière son calme d'homme de foi une personne en proie à des tourments intimes. Son instinct ne l'avait pas trompée. Il n'avait pas seulement perdu son maître, mais aussi
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son père, et c'est sans lui qu'il devait résoudre la crise la plus grave que l'Église romaine ait jamais connue. Il volait en solo...
Les gardes ralentirent leur marche, comme hésitant sur l'endroit où était enterré leur dernier pape. Le camerlingue avança d'un pas décidé vers un tombeau de marbre plus brillant que les autres. En reconnaissant le visage du gisant qu'elle avait si souvent vu à la télévision, Vittoria fut saisie d'une soudaine frayeur. Que sommes-nous en train de faire?
— Je sais que le temps presse, dit le camerlingue, mais je vous demande de respecter un instant de prière.
Tous les gardes suisses inclinèrent la tête et Vittoria les imita, le cœur battant. Le père Ventresca s'agenouilla devant le tombeau et pria à voix haute. Les yeux de la jeune femme se remplirent de larmes... elle aussi pleurait son père adoptif...
son mentor. Elle aurait pu faire siennes les paroles qu'elle entendait.
— Très Saint-Père, mon conseiller, mon ami. Quand j'étais enfant, tu me disais que la voix qui venait de mon cœur était celle de Dieu. Tu m'as appris à la suivre jusque dans ses chemins les plus escarpés. C'est cette voix qui me parle maintenant, exigeant de moi une tâche impossible. Donne-moi la force de lui obéir. Accorde-moi ton pardon. Ce que je vais faire... je le ferai au nom de la foi. Amen.
— Amen, murmurèrent les gardes à l'unisson. Amen, père, pensa Vittoria en s'essuyant les yeux. Ventresca se releva lentement et recula de quelques pas:
— Faites pivoter le couvercle sur le côté.
Les gardes hésitaient.
— Mon père, finit par dire l'un d'eux, la loi nous ordonne d'exécuter vos ordres. Nous ferons ce que vous nous demandez...
Le camerlingue avait lu dans ses pensées.
— Je vous demanderai un jour pardon de vous avoir imposé cette situation, mais aujourd'hui, vous devez m'obéir. Les lois du Vatican ont été instaurées pour la protection de l'Église, et c'est dans cet esprit que je vous ordonne de les enfreindre.
Après un long silence, le chef des gardes fit un geste, et les trois hommes posèrent leur lampe torche sur le sol, projetant
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leurs ombres sur la voûte au-dessus d'eux. Dans la lumière rasante, ils s'avancèrent vers le tombeau, agrippèrent à deux mains la pierre du couvercle à hauteur de la tête du gisant, et écartèrent légèrement les jambes pour assurer leur appui. Au signal donné par le chef, ils poussèrent tous en même temps. La lourde dalle ne bougea pas, et Vittoria se prit à souhaiter qu'ils n'y parviennent pas.
Une deuxième tentative, sans résultat.
— Ancora, ordonna le camerlingue.
Relevant les manches de sa soutane, il se glissa auprès des gardes.
— Ora !
Ils poussèrent la pierre tous les quatre, dans un même effort.
Vittoria allait leur proposer son aide quand le couvercle commença à glisser sur le tombeau. Ils poussèrent à nouveau, et dans un crissement de meule, la dalle pivota en travers du tombeau.
Les quatre hommes reculèrent.
Un garde se pencha pour ramasser sa lampe et, d'une main tremblante, la dirigea vers l'orifice dégagé. Il crispa la main sur sa torche et le faisceau lumineux se stabilisa. Vittoria sentit les gardes frémir dans l'obscurité. L'un après l'autre, ils se signèrent.
Secoué de frissons, le dos courbé, le camerlingue se pencha sur le tombeau. Il resta un long moment immobile avant de se détourner.
Vittoria craignait que la bouche du cadavre ne soit fermée, et qu'il ne faille fracturer les mâchoires pour l'ouvrir. Elle comprit que ce ne serait pas nécessaire. Les joues du pontife s'étaient complètement relâchées et sa bouche était béante.
Sa langue était noire comme du charbon.
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Obscurité totale. Silence complet.
Les Archives secrètes étaient devenues occultes.
La peur est un aiguillon efficace. Langdon se dirigea en tâtonnant vers la porte pivotante, trouva le bouton sur le mur et le frappa énergiquement du plat de la main. Rien. Une deuxième fois.
Aucune réaction.
Il appela de toutes ses forces, mais sa voix s'étrangla dans sa gorge. Le sentiment de danger se matérialisait rapidement.
L'adrénaline lui coupait le souffle, tout en accélérant son rythme cardiaque. Son plexus était bloqué comme s'il avait reçu un coup de poing dans le ventre.
Il se projeta de tout son poids contre la porte et crut un instant qu'elle avait bougé. Il recommença. Complètement sonné par le choc, il réalisa que ce n'était pas la porte qui tournait, mais toute la pièce autour de lui. Il recula de quelques pas et, trébuchant contre le montant d'une échelle, tomba brutalement en avant, se cognant le genou contre un rayonnage. Il se releva en jurant et saisit des deux bras les montants de l'échelle.
Elle n'était malheureusement pas en bois massif, mais en aluminium léger. Il la fit basculer à l'horizontale et s'élança vers la cloison de verre, armé de son bélier de fortune. Le mur était plus proche qu'il ne pensait. L'échelle heurta sa cible, et rebondit. Au bruit sourd de la collision, Langdon comprit qu'il lui faudrait bien plus que cela pour arriver à briser un verre aussi épais.
Il pensa soudain au semi-automatique que lui avait confié Olivetti - pour se rappeler aussitôt que le commandant le lui avait repris dans le bureau du pape, en expliquant qu'il ne voulait pas d'arme dans l'entourage du camerlingue. Sur le coup, cela paraissait logique.
Il poussa un deuxième hurlement, encore plus étouffé que le précédent.
Puis il se souvint du talkie-walkie que le garde avait laissé sur une table avant d'entrer dans le compartiment. Mais pourquoi ne l'ai-je pas apporté ici? Des points blancs commençaient à danser, devant ses yeux. Il se força à réfléchir. Cela t'est déjà arrivé. Tu as
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survécu à pire situation. Tu n'étais qu'un gosse et tu as trouvé le moyen de t'en sortir. Réfléchis!
Il s'allongea sur le dos, les bras le long du corps. La première chose à faire était de se détendre. Se détendre. Se ménager. Se contrôler.
Cesser de s'agiter. Les battements de son cœur ralentissaient déjà. Un truc qu'utilisent les nageurs de compétition pour oxygéner leur sang entre deux épreuves rapprochées.
Il y a tout ce qu'il faut comme oxygène ici, se dit-il.
Largement. Et maintenant, réfléchis. Il attendit un moment, espérant vaguement que la lumière allait revenir. Il n'en fut rien. Sa respiration s'améliorait et il se sentait bizarrement résigné. Paisible. Il lutta contre l'envie de se laisser aller.
Allez, mon vieux, agis!
Mais comment...?
La montre Mickey luisait à son poignet: 21 h 33. À peine une demi-heure avant le rendez-vous avec le Feu. Il avait eu l'impression d'avoir beaucoup plus de temps devant lui. Mais, au lieu de réfléchir au moyen de se sortir de ce piège à rats, son cerveau cogitait pour trouver une explication. Qui a coupé le courant? Rocher a-t-il décidé d'élargir les recherches du conteneur d'antimatière? Mais, dans ce cas, Olivetti l'aurait averti que j'étais ici! À ce stade, les réponses n'avaient plus d'importance.
Il ouvrit la bouche au maximum et renversa la tête en arrière pour respirer le plus profondément possible. Chaque inspiration était moins brûlante que la précédente. Ses idées s'éclaircissaient. Il força son cerveau à travailler.
Une paroi de verre, mais bougrement épaisse.
Il se demanda s'il n'y avait pas ici de grosses armoires ignifugées pour certains livres précieux. Il en avait vu dans d'autres centres d'archivage, mais pas dans cette salle. Et il perdrait un temps fou à en chercher une à tâtons. De toute façon, affaibli comme il l'était, il serait incapable de la déplacer.
La table de lecture? Il y en avait une, au centre des rangées d'étagères. Et alors? Il n'arriverait pas à la soulever non plus. Et
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même s'il arrivait à la traîner sur le sol, elle ne passerait jamais dans les allées séparant les rayonnages.
Les allées sont trop étroites...
Une idée surgit.
Mû par un accès de confiance subite, Langdon se leva beaucoup trop rapidement. Il chancela, pris de vertige. Tendit les bras en avant pour trouver quelque chose à quoi se raccrocher. Sa main heurta une étagère. Il attendit un instant pour reprendre son souffle. Il allait avoir besoin de toutes ses forces.
Il se plaça devant la bibliothèque, comme un joueur de foot à l'entraînement, et poussa le plus possible. Si j'arrive à la faire basculer.. Mais c'est à peine s'il la sentit bouger. Il se remit en position et recommença. Ses pieds glissaient vers l'arrière. Le métal grinça mais la bibliothèque tint bon.
Il lui fallait un levier.
Il retourna vers la paroi de verre tâtonnant pour trouver le fond du compartiment. Son épaule s'écrasa contre le mur.
Laissant échapper un juron, il se glissa derrière la première bibliothèque et la saisit des deux mains par les montants, à hauteur de sa tête. En appuyant un pied contre la cloison derrière lui, et l'autre sur l'étagère inférieure, il entreprit d'escalader les premiers rayons. Les livres dégringolaient, s'écrasaient ouverts au sol, mais c'était le cadet de ses soucis. L'instinct de survie avait pris le dessus sur le respect des archives. Comme l'obscurité perturbait son sens de l'équilibre, il ferma les yeux pour forcer son cerveau à ignorer les données visuelles pendant la suite de son ascension. Plus il montait, plus l'oxygène se raréfiait. Il atteignait les derniers rayonnages, prenant appui sur les livres pour projeter son corps vers le haut. Comme un alpiniste à l'assaut d'une paroi rocheuse, il saisit à deux mains les montants de la bibliothèque et se hissa le plus haut possible. Enfin, il tendit les jambes en arrière et fit monter à reculons ses pieds le long du mur de verre, jusqu'à ce que ses jambes se trouvent pratiquement à l'horizontale.
C'est maintenant ou jamais, Robert! Vas-y, comme si c'était la barre d'appui du gymnase de Harvard. Il appuya ses pieds contre la cloison, tendit les bras sur l'étagère et, la poitrine en avant, poussa de toutes ses forces. Sans le moindre résultat.
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Luttant contre l'étouffement, il se remit en position et fit une nouvelle tentative. L'étagère s'ébranla, très faiblement. Une autre poussée, et elle s'inclina de quelques centimètres vers l'avant, avant de retomber en place. Profitant du mouvement de bascule, il prit une grande inspiration qui lui parut vide d'oxygène, et projeta tout son poids sur le meuble, qui tangua plus nettement.
Maintiens ce rythme de balancier, en l'accentuant un peu plus chaque fois..., se dit-il.
Il continua ainsi, étirant de plus en plus les jambes à chaque poussée. Ses quadriceps chauffaient. Le pendule était lancé.
Encore trois coups...
Il n'en fallut que deux.
Il y eut un instant d'apesanteur incertaine. Puis, dans une bruyante dégringolade de livres, Langdon et l'étagère plongèrent vers l'avant.
A mi-course, le meuble heurta celui qui lui faisait face.
Pour le renverser lui aussi, Langdon projeta son poids vers l'avant, solidement agrippé aux montants du premier. Après un instant de panique immobile, il entendit le métal grincer et il plongea à nouveau.
Tels d'énormes dominos, les rayonnages s'effondrèrent l'un sur l'autre dans un claquement métallique. Les livres tombaient en désordre de tous côtés. Langdon poussait toujours son bouclier devant lui, comme le cliquet sur la roue dentée d'un mécanisme d'horlogerie. Combien y avait-il d'étagères jusqu'à la porte? Et quel pouvait être leur poids cumulé? La cloison de verre est sacrément épaisse...
Il était presque à plat ventre sur la première étagère quand il entendit ce qu'il espérait — loin devant, à l'autre extrémité de la crypte. Le son net et aigu du métal contre le verre. Toute la salle trembla sous le choc. La dernière bibliothèque, portant sur elle le poids de toutes les autres, avait heurté la porte. Ce qui suivit remplit Langdon d'effroi.
Le silence.
Aucun bruit de verre brisé, rien que l'écho sourd des murs répercutant le choc. Les yeux grands ouverts, immobile, à plat ventre sur son étagère renversée, il entendit soudain un
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craquement lointain. Il ne pouvait même pas retenir son souffle, il n'en avait plus.
Une seconde, puis deux....
Il était au bord de l'évanouissement lorsque le son d'une onde sourde parvint à ses oreilles. Et soudain, comme un coup de tonnerre, le verre explosa. Son étagère s'effondra.
Telle la manne bénie tombant sur le désert, une averse d'éclats de verre s'abattit sur le sol et l'air s'engouffra dans la crypte dans un vrombissement d'aspirateur.
Trente secondes plus tard, dans les grottes du Vatican, le crépitement d'un talkie-walkie fit sursauter Vittoria, qui ne pouvait détacher ses yeux du cadavre pontifical. Une voix essoufflée claironna dans le silence.
— « Ici Robert Langdon! Est-ce que quelqu'un m'entend? »
Vittoria releva brusquement la tête. Robert! C'est incroyable comme elle avait brusquement envie qu'il soit là.
Les gardes échangèrent des regards perplexes. Un gradé détacha la radio de sa ceinture.
— Monsieur Langdon? Vous êtes sur le canal trois. Vous trouverez le commandant Olivetti sur le canal numéro un.
— Je sais, bon Dieu! Ce n'est pas à lui que je veux parler!
Passez-moi le camerlingue. Le plus vite possible! Trouvez-le-moi tout de suite!
Debout dans le noir sur un tapis de verre brisé, Langdon reprenait lentement une respiration normale. Un liquide chaud s'écoulait de sa main gauche, du sang. La voix du camerlingue lui parvint immédiatement.
— Carlo Ventresca. Que se passe-t-il, monsieur Langdon?
Langdon appuya sur le bouton. Son cœur battait à tout rompre.
— Je crois qu'on vient d'essayer de me supprimer! Il y eut un silence. Langdon tenta de se calmer.
« Et je sais où aura lieu le prochain assassinat », ajouta-t-il.
Ce n'est pas Ventresca qui lui répondit. La voix du commandant Olivetti retentit dans l'appareil:
— Pas un mot de plus, monsieur Langdon!
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87
La montre de Langdon, tachée de sang, affichait 21 h 41. Sa main ne saignait plus, mais la douleur était toujours présente. Il traversa en courant la cour du Belvédère et s'arrêta près d'une fontaine, devant le centre de sécurité de la Garde suisse. Il eut l'impression que tout le monde fonçait sur lui au même moment: Vittoria, Ventresca, Olivetti, Rocher plus une poignée de gardes.
Vittoria se précipita sur lui:
— Robert! Vous êtes blessé!
Sans lui laisser le temps de répondre, Olivetti se planta devant lui.
— Monsieur Langdon, je suis soulagé de vous voir sain et sauf.
Croyez bien que je suis navré de ce malheureux quiproquo.
— Quel quiproquo? Vous saviez très bien que. .
Le capitaine Rocher s'avança, l'air contrit.
— C'est ma faute. J'étais à cent lieues de me douter que vous étiez dans la salle des Archives. L'alimentation électrique de ce bâtiment dépend d'une zone blanche où je souhaitais entamer les recherches.
C'est moi qui ai fait couper le courant. Si j'avais su...
Vittoria prit la main de Langdon entre les siennes, pour examiner sa blessure.
— Le pape est mort empoisonné, par les Illuminati.
C'est à peine s'il enregistra l'information. Son cerveau était totalement vidé. La seule chose dont il avait conscience, c'était la tiédeur des mains de Vittoria.
Le camerlingue sortit de la poche de sa soutane un mouchoir de soie qu'il tendit à Langdon. Sans dire un mot. Son regard vert brûlait d'un feu étrange.
— Robert, demanda Vittoria d'une voix pressante. Vous avez dit que vous saviez où le prochain meurtre devait avoir lieu...
— Oui. C'est...
— Non! coupa Olivetti. Monsieur Langdon, quand je vous ai demandé tout à l'heure de vous taire, c'est que j'avais une raison.
Il se tourna vers le groupe de gardes:
— Excusez-nous, messieurs...
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Les hommes s'éclipsèrent pour entrer dans le centre de sécurité.
Sans manifester la moindre susceptibilité. Docilement.
Le commandant se retourna vers ses compagnons. Une souffrance véritable se lisait sur son visage.
— Malgré ce qu'il m'en coûte de le dire, le meurtre du Saint-Père n'a pu être perpétré qu'avec des complices au sein même du Vatican. Pour le bien de tous, il convient désormais de ne faire confiance à personne, y compris aux membres de la Garde.
— Une complicité interne, cela signifie..., dit Rocher d'une voix anxieuse.
— En effet. Elle compromet l'efficacité des recherches. Mais c'est un pari qu'il nous faut prendre. Continuez les fouilles.
Rocher ouvrit la bouche pour parler, mais sembla se raviser.
Il s'éloigna.
Le camerlingue prit une profonde inspiration. Il n'avait pas encore prononcé une parole. Mais Langdon sentait en lui une résolution nouvelle, comme s'il avait franchi un point de non-retour.
— Commandant! déclara-t-il enfin d'une voix maîtrisée. Je vais suspendre le conclave.
Olivetti fit une moue sévère.
— Je vous le déconseille, mon père. Il nous reste plus de deux heures.
— C'est très court.
— Que comptez-vous faire? demanda Olivetti d'un ton de défi.
Faire évacuer les cardinaux tout seul?
— Mon intention est de sauver l'Église, avec les faibles pouvoirs que Dieu m'a conférés. Quant à ma façon de procéder, elle ne relève plus de votre compétence.
Olivetti se raidit.
— Je sais que je n'ai aucune autorité pour vous empêcher de faire quoi que ce soit. Surtout après mon échec évident en tant que chef de la sécurité. Je vous demande seulement d'attendre un peu. Vingt minutes. . jusqu'à 22 heures. Si les renseignements de M.
Langdon sont exacts, j'ai peut-être encore une chance d'arrêter l'assassin. Et vous de maintenir le protocole et l'étiquette.
Le camerlingue laissa échapper un rire étranglé.
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— L'étiquette? Il y a longtemps que nous n'en sommes plus là, commandant. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous sommes en guerre...
Un garde sortit du centre de sécurité en appelant Ventresca:
— Mon père? Nous avons réussi à mettre la main sur le reporter de la BBC.
— Faites-le venir devant la chapelle Sixtine, ainsi que sa collègue.
— Que dites-vous? s'exclama Olivetti en ouvrant des yeux ronds.
— Vous avez vingt minutes, commandant. C'est tout ce que je vous accorde, lança le camerlingue en s'éloignant.
L'Alfa Romeo d'Olivetti sortit en trombe de la Cité du Vatican, sans escorte cette fois. Sur la banquette arrière, Vittoria soignait la main de Langdon, avec la trousse à pharmacie qu'elle avait trouvée dans la boîte à gants.
— Alors, monsieur Langdon, demanda Olivetti, les yeux fixés droit devant lui. Où allons-nous?
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Malgré la sirène qui hurlait sur son toit, l'Alfa Romeo conduite par Olivetti fila inaperçue sur le pont menant vers le centre de Rome. Toutes les voitures roulaient dans l'autre sens, comme si le Saint-Siège était soudain devenu la plus grosse attraction de la vie nocturne romaine.
Une foule de questions se bousculaient dans la tête de Langdon.
S'ils parvenaient à arrêter le tueur, serait-il prêt - ou capable - de leur dire où était le conteneur d'antimatière? Ou serait-il déjà trop tard? Dans combien de temps le camerlingue avertirait-il la foule massée sur la place Saint-Pierre du danger qui la menaçait? Et cet incident dans la salle des Archives. Était-il vraiment dû à une simple erreur?
Olivetti n'appuya pas une seule fois sur la pédale de frein. La voiture se faufilait à toute allure dans la circulation. Langdon se serait évanoui de frayeur s'il n'était encore anesthésié par sa laborieuse évasion. Seule la plaie de sa main lui rappelait où il était.
La sirène retentissait au-dessus de sa tête. Quelle mauvaise idée d'annoncer notre arrivée!. . Mais elle leur permettait de maintenir une moyenne inespérée. Sans doute Olivetti la débrancherait-il en arrivant dans le quartier de Santa Maria della Vittoria.
La nouvel e de l'empoisonnement du pape était enfin parvenue à la conscience de Langdon. Pour inconcevable qu'il fût, cet assassinat lui semblait parfaitement logique. L'infiltration avait toujours fait partie de la stratégie des Illuminati, un moyen de manipuler le pouvoir de l'intérieur. Et ce n'était pas la première fois qu'un pape était assassiné. Les rumeurs de trahisons et de meurtres n'avaient pas manqué dans l'Histoire, sans qu'on ait jamais pu les confirmer, faute d'autopsie. Récemment encore, un groupe d'universitaires avait obtenu l'autorisation de radiographier le tombeau du pape Célestin V, dont on prétendait que c'était Boniface VIII, son zélé successeur, qui l'avait supprimé. Les chercheurs espéraient que les rayons X révéleraient une trace quelconque d'un acte criminel, ne serait-ce qu'une fracture osseuse. Et on avait
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trouvé, planté dans le crâne pontifical, un clou de vingt-cinq centimètres de long!
Langdon se souvint également d'une série de coupures de presse que lui avait envoyées un groupe de mordus des Illuminati.
Croyant d'abord à un canular, il avait commencé par faire expertiser les articles en question au centre de microfilms de Harvard. À sa grande surprise, ils étaient authentiques. Il les avait alors exposés sur le tableau d'affichage de son bureau, pour illustrer la naïveté de certains organes de presse tout à fait respectables, dès qu'il s'agissait d'évoquer les complots des Illuminati. Les soupçons soulevés par ces journaux lui paraissaient aujourd'hui nettement plus fondés. Il les avait encore clairement en tête:
BRITISH BROADCASTING CORPORATION
14 juin 1998
« Le pape Jean Paul Ier, décédé en 1978, aurait été victime d'un complot de la loge maçonnique P2. . La société secrète aurait décidé de le supprimer en apprenant l'intention manifestée par le nouveau pontife de remplacer Mgr Marcinkus à la présidence de la Banque du Vatican. L'institution financière se trouvait en effet impliquée dans des tractations douteuses avec la loge maçonnique... »
NEW YORK TIMES
24 août 1998
« Pourquoi le défunt Jean Paul Ier portait-il une chemise de jour lorsqu'on l'a retrouvé mort dans son lit? Pourquoi cette dernière était-elle déchirée? Les questions ne s'arrêtent pas là. Aucun examen médical n'a eu lieu. Le cardinal Villot se serait opposé à l'autopsie, cet acte médico-légal étant interdit sur la personne d'un souverain pontife. Et les médicaments que prenait le pape avaient mystérieusement disparu de sa table de chevet, ainsi que ses lunettes, ses pantoufles et son testament. »
LONDON DAILY MAIL
27 août 1998
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«... un complot impliquant une puissante loge maçonnique, illégale et dangereuse, dont les tentacules s'étendaient jusqu'au sein du Vatican. »
Le téléphone portable de Vittoria sonna dans sa poche, tirant Langdon de ses réflexions.
Il reconnut à distance la voix mécanique de l'interlocuteur.
— Vittoria? Ici Maximilian Kohler. Avez-vous trouvé l'antimatière?
— Max? Vous allez bien?
— J'ai vu les informations télévisées. On n'y parlait pas de l'antimatière ni du CERN. C'est une bonne chose. Où en êtes-vous, de votre côté?
— Ils n'ont pas encore mis la main sur le conteneur. La situation est complexe. Robert Langdon s'est révélé une aide précieuse. Nous avons une piste sérieuse pour l'assassin des cardinaux. En ce moment même, nous sommes...
Olivetti l'interrompit:
— Vous en avez assez dit, mademoiselle Vetra.
Elle plaqua une main sur le téléphone et répondit avec irritation:
— Commandant, c'est le directeur du CERN. Il me semble qu'il a le droit...
— Son seul droit serait d'être ici à gérer la crise. Vous utilisez une ligne de téléphone ouverte. Je vous demande de ne pas en dire plus.
Vittoria respira un grand coup.
— Max?
— J'ai sans doute une information pour vous. Sur votre père... Je pense savoir à qui il a parlé de l'antimatière.
Le visage de Vittoria s'assombrit.
— Mon père m'a dit qu'il n'en avait parlé à personne!
— J'ai bien peur que ce ne soit faux. Mais je dois d'abord vérifier les rapports de sécurité. Je vous rappellerai dès que possible.
La liaison fut interrompue.
Blanche comme un linge, Vittoria remit son portable dans sa poche.
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— Un problème? demanda Langdon.
Elle secoua la tête, mais ses mains tremblaient.
Olivetti débrancha la sirène et vérifia l'heure à sa montre:
— L'église Santa Maria della Vittoria est proche de la Piazza Barberini. Nous avons neuf minutes.
En apprenant où se trouvait L'Extase de sainte Thérèse, le nom de la place avait rappelé quelque chose à Langdon, sans qu'il pût dire quoi. Le souvenir revenait maintenant. Elle abritait une station de métro dont la construction avait été très contestée une vingtaine d'années auparavant. Les archéologues contestaient la construction d'une gare souterraine, craignant que les travaux ne provoquent la chute du lourd obélisque situé au centre de la place. Et les urbanistes avaient décidé de déplacer le monument, pour le remplacer par la fontaine du Triton.
À l'époque du Bernin, il y avait un obélisque sur cette place!
Si Langdon avait encore des doutes quant au troisième jalon des Illuminati, voilà qui les dissipait définitivement.
Avant le dernier pâté de maisons précédant la place, Olivetti s'engagea dans une petite ruelle où il gara brutalement la voiture. Il enleva sa veste, remonta ses manches et chargea son arme.
— On vous a vus tous les deux à la télévision, vous ne pouvez pas prendre le risque qu'on vous reconnaisse. Vous allez vous poster discrètement au fond de la place et vous surveillerez l'entrée de la façade de l'église. Je vais y entrer par l'arrière. Tenez, au cas où...
Il sortit de sa poche le pistolet et le tendit à Langdon, qui le glissa dans sa poche de poitrine en faisant la moue. Il s'aperçut alors qu'il avait oublié de laisser aux Archives le texte original de Galilée et imagina la crise cardiaque qui terrasserait le conservateur des Archives du Vatican, s'il apprenait que ce document inestimable se baladait comme un plan de Rome dans la poche d'un touriste. Mais en se rappelant l'indescriptible chaos de livres épars et de verre brisé qu'il avait laissé derrière lui, il se dit que le conservateur aurait bien d'autres soucis. Si tant est, d'ailleurs, qu'il y ait encore des archives après minuit...
En sortant de la voiture, Olivetti leur montra du doigt l'extrémité de la ruelle:
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— La place est par-là. Ouvrez grands les yeux sans vous faire remarquer. Mademoiselle Vetra, refaisons le test d'appel automatique.
Vittoria sortit son portable de sa poche et appela le numéro qu'elle avait mémorisé au Panthéon. Le vibreur d'Olivetti se déclencha.
— Parfait, fit le commandant. Informez-moi du moindre détail insolite. Je ferai le guet dans l'église, et je ne le raterai pas, ce sauvage, ajouta-t-il en armant son semi-automatique.
Au même moment, un autre téléphone portable sonnait non loin de là. L'Assassin répondit:
— Parlez.
— C'est moi, dit la voix. Janus.
— Bonsoir, Maître.
— Ils savent où vous êtes. Ils viennent vous capturer.
— Ils arriveront trop tard. J'ai déjà pris mes dispositions ici.
— Très bien. Sortez-en vivant. Votre tâche n'est pas achevée.
— Tous ceux qui se dresseront en travers de mon chemin mourront.
— Ce sont des gens bien informés.
— Vous parlez du savant américain...
— Vous êtes au courant? s'étonna la voix.
L'Assassin laissa échapper un petit rire:
— Il a du sang-froid, mais il est naïf. Il m'a parlé au téléphone ce soir. La femme qui l'accompagne est très différente.
Il ne put réprimer son excitation en évoquant le tempérament fougueux de la fille de Leonardo Vetra.
Il y eut un silence sur la ligne. C'était la première fois que le Maître des Illuminati hésitait avant de parler. Puis Janus reprit la parole:
— Vous les éliminerez si nécessaire.
— Comptez sur moi, répondit le tueur en souriant. (Un frisson d'excitation lui parcourut l'échine.) Quoique je me réserve la femme comme trophée personnel.
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Sur la place Saint-Pierre, l'affolement était indescriptible.
Une véritable frénésie s'était emparée des médias. Les camions de radio et de télévision se garaient en rangs serrés, comme des chars à l'assaut de têtes de pont. Les reporters déployaient leur matériel électronique comme des soldats s'équipant pour le front. Les cadreurs des grandes chaînes de télévision avaient investi tout le périmètre de la place et se bousculaient pour dresser aux meilleurs endroits leurs écrans vidéo géants, les armes suprêmes de la guerre médiatique.
Les grands panneaux étaient montés sur les toits des camions ou sur des échafaudages mobiles. Ils assuraient ainsi la publicité de la chaîne, en affichant son logo surdimensionné pendant les séquences de reportage. Si le dispositif était bien positionné -
devant le lieu de l'action, par exemple - les chaînes concurrentes ne pouvaient filmer la scène sans inclure le logo dans leur image.
Mêlé à ce capharnaüm médiatique, le site était envahi par une foule immense, digne des grandes heures de l'histoire pontificale. Les badauds affluaient de partout. Sur la gigantesque esplanade, l'espace vital devenait une denrée rare et précieuse. Les gens s'agglutinaient autour des écrans géants, suivant les reportages en direct avec autant d'excitation que de stupéfaction.
À l'abri des murs de la basilique, l'ambiance était beaucoup plus calme. Le lieutenant Chartrand et trois gardes suisses progressaient lentement dans l'obscurité. Equipés de lunettes de vision nocturne, ils s'étaient déployés en éventail dans la grande nef, brandissant leur détecteur devant eux, d'autant plus attentifs que la fouille des autres zones blanches n'avait rien révélé de suspect.
— Enlevez vos lunettes par ici, dit l'un des gardes.
Chartrand avait déjà retiré les siennes. Ils approchaient de la Niche des Palliums, creusée au centre de la basilique, où la lumière des lampes à huile leur aurait brûlé les yeux.
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Le lieutenant se détendit la nuque en descendant dans la fosse. C'était la première fois qu'il entrait dans ce superbe espace baigné de lumière dorée.
Depuis qu'il travaillait au Vatican, il avait l'impression de découvrir chaque jour un nouveau mystère, et la vision de ces quatre-vingt-dix-neuf lampes à huile toujours allumées le fascina.
Selon la tradition, des membres du clergé veillaient à les remplir régulièrement, pour qu'aucune ne vienne à s'éteindre. Elles étaient censées brûler jusqu'à la fin des temps.
En tout cas, au moins jusqu'à ce soir minuit, pensa Chartrand, la bouche sèche.
Il balaya le secteur des lampes à huile de son détecteur. Rien de caché par ici. Pas étonnant, puisque la sécurité vidéo indiquait que l'antimatière était située dans un endroit sombre.
En avançant dans la niche, il arriva devant une grille qui recouvrait une ouverture dans le sol. On devinait, s'enfonçant dans l'obscurité, un étroit escalier souterrain. Il avait entendu des histoires sur ce qu'on trouvait en bas. Dieu merci, ils n'auraient pas besoin d'y descendre ce soir. Les ordres du capitaine Rocher étaient clairs: « Ne fouillez que les zones ouvertes au public. »
Une enivrante odeur sucrée envahissait la niche.
— Qu'est-ce que ça sent? demanda-t-il en se tournant vers ses hommes.
— Les fumées des lampes à huile, répondit un garde.
— On dirait de l'eau de Cologne, plutôt que du kérosène..., rétorqua Chartrand.
— Il n'y a pas de kérosène. Comme elles sont très proches de l'autel pontifical, on y verse un mélange spécial. De l'éthanol, du sucre, du butane, plus un parfum.
— Du butane? s'étonna Chartrand d'une voix inquiète.
— Parfaitement. Mieux vaut éviter de les renverser. Parfum céleste, mais feu d'enfer.
Les gardes avaient terminé la fouille de la Niche des Palliums et traversaient la nef de la basilique, quand les vibreurs de leurs talkies-walkies se déclenchèrent à l'unisson.
Ils écoutèrent l'appel général avec stupéfaction.
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Après de nouvelles informations apparemment
préoccupantes, mais qu'on ne pouvait diffuser par radio, le camerlingue avait décidé d'enfreindre la tradition et de pénétrer dans la chapelle Sixtine pour s'adresser aux cardinaux.
On n'avait jamais enregistré dans l'histoire une telle violation de la règle. Il faut dire que c'est la première fois que le Vatican abrite dans ses murs l'équivalent dernier cri d'une mini ogive nucléaire, se dit Chartrand.
Il se sentait rassuré de savoir le camerlingue aux commandes. Ventresca était la personne qui lui inspirait le plus de respect au sein du Vatican. Certains gardes le qualifiaient de beato, de fanatique religieux chez qui l'amour de Dieu tournait à l'obsession. Mais même ceux-là reconnaissaient que, dès qu'il s'agissait de combattre les ennemis de Dieu, il était le seul capable de prendre le commandement et de frapper fort.
Les gardes suisses avaient travaillé en contact étroit avec lui toute la semaine, pour la préparation du conclave. Tous avaient remarqué qu'il se montrait un peu brutal de temps à autre, et que ses yeux verts brillaient plus qu'à l'accoutumée. « Rien de surprenant à cela », avait-on commenté. La lourde responsabilité de l'organisation du conclave coïncidait avec la perte de son père spirituel.
Peu de temps après son entrée au service du pape, on avait raconté à Chartrand l'histoire de la bombe qui, sous ses yeux d'enfant, avait tué la mère du camerlingue. L'explosion avait eu lieu dans une église. . et voilà que le même danger menaçait aujourd'hui. Les autorités n'avaient jamais retrouvé les ignobles auteurs de l'attentat. Probablement une secte satanique, avait-on dit, et l'affaire était tombée dans l'oubli. Le lieutenant comprenait pourquoi le camerlingue méprisait tant l'indifférence et l'apathie.
Deux ou trois mois auparavant, par un après-midi paisible dans la Cité du Vatican, Chartrand avait failli entrer en collision avec le camerlingue qui traversait les jardins. Ventresca savait apparemment que le jeune garde était là depuis peu de temps, et il l'avait invité à l'accompagner dans sa promenade. Ils avaient parlé de tout et de rien et le jeune homme s'était senti immédiatement à l'aise.
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— Mon père, avait-il demandé, puis-je me permettre de vous poser une question bizarre?
— Seulement si je peux y répondre de la même manière, avait souri le camerlingue.
— Je l'ai posée à tous les prêtres que j'ai rencontrés, et je ne comprends toujours pas.. , avait expliqué le jeune garde en se moquant de lui-même.
Ventresca marchait devant, d'un pas rapide et court, donnant des coups de pied dans sa soutane à chaque enjambée. Ses chaussures noires à semelles de crêpe usées étaient à son image... modestes et modernes à la fois.
— Dites-moi ce qui vous tracasse.
Chartrand avait pris une profonde inspiration avant de se lancer:
— Je ne comprends pas cette histoire de Dieu tout-puissant et bienveillant.
Le camerlingue avait souri.
— Vous lisez les Écritures...
— J'essaie.
— Et c'est cette description de Dieu dans la Bible qui vous trouble.
— Exactement.
— Tout-puissant et bienveillant signifie simplement qu'il a tous les pouvoirs, mais qu'il veut aussi notre bien.
— Je comprends le concept. Mais c'est que... je trouve qu'il y a une contradiction.
— Je vois. Les hommes qui souffrent, ceux qui meurent de faim, les guerres, les maladies...
Chartrand savait que le camerlingue comprendrait.
— C'est cela! s'était-il écrié. Toutes ces choses affreuses qui se passent dans le monde, les tragédies humaines qui semblent prouver que Dieu ne peut pas être à la fois tout-puissant et bienveillant. S'il nous aimait vraiment, tout en ayant le pouvoir de changer notre sort, il me semble qu'il empêcherait la souffrance, non?
— Vous pensez?
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Chartrand était mal à l'aise. Avait-il franchi une limite interdite? Sa question faisait-elle partie de celles qu'on ne pose pas? — Mais... s'il est à la fois aimant et tout-puissant, il doit absolument nous protéger. On a l'impression... qu'il est soit indifférent, soit incapable de nous aider...
— Vous avez des enfants, lieutenant?
— Non, mon père, avait-il répondu en rougissant.
— Imaginez que vous ayez un fils de huit ans... Vous l'aimeriez?
— Bien sûr.
— Vous feriez tout ce qui est en votre pouvoir pour lui éviter de souffrir?
Évidemment.
— Le laisseriez-vous faire du skate-board?
Chartrand marqua un temps d'arrêt. Le camerlingue se montrait toujours étonnamment « dans le coup » pour un prêtre.
— Je crois. Oui, bien sûr, je le laisserais faire, mais je lui dirais de faire attention.
— Donc, en tant que père de cet enfant, vous lui donneriez quelques bons conseils de base, avant de le laisser faire ses propres erreurs?
— J'essaierais de ne pas trop le dorloter, si c'est ce que vous voulez dire...
— Mais s'il tombe et qu'il s'écorche la peau du genou?
— Il apprendrait à être plus prudent.
Le camerlingue sourit.
— Donc, même si vous aviez le pouvoir d'intervenir pour l'empêcher de se blesser, vous préféreriez lui montrer votre amour en le laissant faire ses propres expériences?
— Bien sûr. C'est comme ça qu'on grandit, qu'on apprend.
— Vous y êtes! avait répliqué le camerlingue en hochant la tête.
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90
Dans l'ombre de la petite ruelle qui débouchait à l'ouest de la Piazza Barberini, Langdon et Vittoria surveillaient de loin le dôme de l'église, dont les contours indistincts émergeaient d'un groupe d'immeubles cachant l'édifice. La nuit était tombée, apportant avec elle une fraîcheur bienvenue. Langdon s'étonna d'abord que la place soit à ce point déserte mais, par les fenêtres ouvertes, on entendait par bribes les télévisions qui lui rappelèrent pourquoi les habitants restaient cloîtrés chez eux. «... toujours aucun commentaire en provenance du Vatican...
l'assassinat de deux cardinaux par les Illuminati... présence satanique dans la Ville éternelle... spéculations sur d'autres infiltrations éventuelles... »
Les nouvelles s'étaient propagées comme une traînée de poudre et Rome était figée par la peur, comme le reste du monde.
Langdon se demandait si Vittoria, Olivetti et lui réussiraient à stopper ce train de la mort. Son regard embrassa toute la Piazza Barberini, au tracé remarquablement elliptique, malgré l'emprise des immeubles modernes. Un énorme néon clignotait sur le toit d'un hôtel de luxe, en parfait accord avec le thème de la soirée.
HOTEL BERNINI
— 21 h 55, dit Vittoria, sans quitter la place des yeux.
Elle avait à peine prononcé ces mots qu'elle saisissait Langdon par le bras pour l'entraîner en arrière. Elle lui montra du doigt le centre de la place.
Langdon suivit son geste, et se raidit.
Sous un réverbère, deux silhouettes sombres traversaient la place, la tête couverte d'une cape noire, comme les veuves catholiques traditionnelles. Langdon aurait cru volontiers qu'il s'agissait bien de femmes mais, dans l'obscurité il n'aurait pu le jurer. L'une semblait plus âgée que l'autre et avançait avec peine, le dos courbé. La deuxième, plus grande et plus forte, l'aidait à marcher.
— Passez-moi le pistolet, intervint Vittoria.
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— Mais vous ne savez même pas...
Avec l'agilité d'un prestidigitateur, elle avait déjà sorti l'arme de la poche de Langdon. Sans faire un bruit, comme si ses pieds ne touchaient pas le pavé, elle commençait à contourner la place sur la gauche, pour s'approcher des deux femmes par l'arrière.
Langdon resta d'abord pétrifié, avant de la rejoindre prestement, honteux de son réflexe de lâcheté.
Le curieux duo progressait lentement et, au bout de trente secondes, Langdon et Vittoria marchaient dans son sillage.
Vittoria cachait son arme entre ses bras négligemment croisés, prête à la sortir en un quart de seconde. Elle avançait à grands pas et l'écart se rétrécissait. Langdon la suivait tant bien que mal. Il heurta du pied une pierre, qui ricocha sur le pavé, et elle se retourna pour le foudroyer du regard. Mais les deux femmes encapuchonnées continuaient à avancer en parlant.
À dix mètres de distance, Langdon perçut le murmure de leurs voix. Vittoria accéléra le pas en desserrant les bras. Le canon du pistolet pointa. Ils étaient à six mètres des deux femmes. Les voix se firent plus distinctes, l'une d'elles était très sonore. Une voix de vieille femme mécontente. Bourrue. Androgyne. Il prêta l'oreille, mais c'est celle de Vittoria qui rompit le silence:
— Mi scusi!
Langdon arrêta de respirer. Les deux femmes se retournèrent. Vittoria se précipita vers elles pour ne pas leur laisser le temps de réagir. Langdon n'avançait plus. Il la vit brandir son pistolet. Et, par-dessus son épaule, il découvrit un visage, éclairé par un réverbère. Pris de panique, il fonça:
— Vittoria! Non!
Elle avait réagi avant lui. D'un geste aussi rapide que naturel, elle avait fait disparaître son arme et se courbait en deux, comme pour se protéger du froid. Langdon la rejoignit, manquant heurter les deux femmes.
— Buona sera, bredouilla Vittoria en tremblant.
Langdon poussa un soupir de soulagement. Les deux vieilles se renfrognèrent sous leurs capes. Soutenue par sa compagne, la plus âgée tenait à peine debout. Elles serraient toutes les deux un chapelet entre leurs doigts.
Vittoria leur adressa un sourire gêné.
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— Dov'e la chiesa di Santa Maria della Vittoria? Où est l'église...
Les deux femmes montrèrent d'un même geste la silhouette massive d'un bâtiment au coin de la rue qui débouchait en biais sur la place.
— E la!
Grazie, fit Langdon en saisissant doucement les épaules de Vittoria pour la faire reculer.
Ils avaient failli agresser deux vieilles dames.
— Non si puo entrare, dit la plus jeune. E chiusa.
— Elle ferme plus tôt? s'étonna Vittoria. Perche?
Les deux femmes se lancèrent ensemble dans une explication courroucée, dont Langdon ne comprit que des bribes. El es y étaient apparemment allées prier Dieu qu'il vienne en aide au Vatican, lorsqu'un homme était venu leur dire que l'église fermait un quart d'heure plus tôt que d'habitude.
— Lo conoscevate? demanda Vittoria d'une voix pressante.
Vous le connaissiez?
Les deux femmes secouèrent la tête. C'était un straniero maleducato, il avait forcé tous les fidèles à sortir, même le jeune curé et son sacristain, qui avaient menacé d'appeler la police. Mais l'étranger s'était contenté de leur rire au nez et de leur conseiller de ne pas oublier leurs caméras.
— Des caméras? répéta Langdon.
Les deux vieilles femmes repartirent en grommelant contre le bar-arabo qui les avait délogées de leur lieu de prière.
— Bar-arabo? demanda Langdon à Vittoria. Un barbare?
— Pas exactement, répondit-elle d'une voix tendue. C'est un mauvais jeu de mots raciste. Arabo signifie arabe.
Langdon frissonna et se retourna vers l'église. Son regard fut attiré par l'un des vitraux. Une vision lui glaça le sang.
Sans dire un mot, il saisit le bras de Vittoria et lui montra d'une main tremblante les fenêtres de l'église. Elle poussa un cri étouffé.
À travers le vitrail, perçait la lueur diabolique d'un début d'incendie.
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Langdon et Vittoria se ruèrent vers l'entrée principale de l'église. Le portail en bois était fermé. Vittoria tira trois coups de feu avec le semi-automatique d'Olivetti, et l'antique serrure vola en morceaux.
Il n'y avait pas de narthex, et tout l'espace intérieur de l'édifice s'offrit à leurs yeux lorsqu'ils poussèrent la porte. Le spectacle était tellement inattendu, tellement bizarre que Langdon cligna des yeux pour s'assurer qu'il ne rêvait pas puis il contempla la scène.
Dans une somptueuse décoration baroque, illuminant les dorures des murs et des autels, un bûcher impressionnant, fait de bancs d'église empilés sous la coupole du transept, brûlait un feu d'enfer. Le regard de Langdon remonta vers le haut de l'étrange échafaudage, et l'horreur de la scène le cloua sur place.
Au-dessus de sa tête, deux câbles d'encensoir détournés de leur fonction étaient tendus d'un bout à l'autre du plafond. Le corps d'un homme y était suspendu.
Nu, les bras en croix. Les poignets attachés à chacun des deux câbles, il avait été hissé le plus haut possible, à la limite de l'écartèlement sur une croix invisible, vieil oiseau décharné, crucifié en plein vol.
Paralysé par l'épouvante, Langdon découvrit alors le comble de l'abomination. Le vieillard était vivant, ses yeux terrifiés imploraient de l'aide. Sur sa poitrine, un motif charbonneux, imprimé au fer rouge dans sa chair. Sans pouvoir le distinguer, Langdon devinait ce qu'il représentait. Les flammes du bûcher commençaient à lécher les pieds du supplicié, qui poussa un hurlement, le corps secoué de tremblements.
Poussé par une force surnaturelle, Langdon remonta la nef en courant. Ses poumons s'emplissaient peu à peu de fumée. À trois mètres de l'incendie, la chaleur insupportable l'arrêta comme un mur. Il sentit roussir la peau de son visage et recula, les mains devant les yeux. Il tomba brutalement sur le dallage de marbre. Il se releva et s'élança de nouveau, se protégeant le visage des deux mains. Pour s'arrêter presque aussitôt.
Il ne pourrait pas avancer plus près du brasier.
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Reculant à nouveau, il parcourut du regard les murs de l'église, à la recherche d'une grande tapisserie. Si j'arrivais à étouffer les flammes...
Réfléchis un peu, Robert! Oublie les tapisseries! Tu es dans une église baroque, pas dans un château médiéval! Il se força à lever les yeux vers le vieil homme.
Les flammes et la fumée tourbillonnaient sous la coupole. Les câbles qui serraient les poignets du cardinal, passés dans deux poulies fixées au plafond, redescendaient le long des murs où ils étaient fixés par des taquets métalliques. Langdon les observa. Ils étaient rivés relativement haut, mais s'il pouvait en atteindre un seul et libérer le câble, le cardinal basculerait en dehors du bûcher.
Le feu s'emballait. Les flammes montèrent brusquement et il entendit un cri perçant au-dessus de sa tête. Les pieds du vieillard commençaient à se couvrir de cloques. Il allait brûler vif.
Langdon se précipita vers le taquet le plus proche.
Agrippée au dossier d'un banc au fond de l'église, Vittoria tentait de reprendre son souffle, se forçant à ne pas regarder l'horrible spectacle. Fais quelque chose! Mais où était passé Olivetti? Avait-il vu l'assassin? L'avait-il arrêté? Elle commençait à remonter la nef pour aller aider Langdon quand un bruit la figea sur place.
Une vibration métallique, qui couvrait presque le crépitement des flammes. Tout près d'elle. Une pulsation régulière qui semblait provenir des bancs sur sa gauche. Un cliquetis rapide, un peu comme une sonnerie de téléphone, mais plus sourd, plus rauque.
Serrant le pistolet dans la main droite, elle s'engagea à gauche entre deux rangées de bancs. La vibration venait de plus loin. Du bascôté de la nef, au-delà de la rangée de bancs. Vittoria s'aperçut alors qu'elle tenait quelque chose dans la main gauche. Son téléphone portable. Elle avait oublié qu'elle avait appelé Olivetti juste avant d'entrer dans l'église. Elle le porta à son oreille. Il sonnait toujours. Le commandant n'avait pas répondu. La peur au ventre, elle comprit l'origine du bruit qu'elle entendait. Elle s'avança, tremblante.
Le sol se déroba sous ses pieds quand elle vit le corps d'Olivetti sans vie allongé sur le dallage. Il ne saignait pas, il ne portait pas de trace de coups. Rien que l'atroce orientation de la
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tête... retournée à 180 degrés. Des images de son père adoptif mutilé lui jaillirent à l'esprit.
Le téléphone d'Olivetti vibrait sur le marbre à côté de lui.
Vittoria éteignit le sien et la sonnerie s'arrêta. Un autre son parvint alors à ses oreilles. Celui d'une respiration toute proche, dans son dos. Elle fit volte-face, pistolet levé, mais elle savait qu'il était trop tard. Un rayon laser brûlant lui traversa le corps, du haut du crâne à la plante des pieds, quand le coude du tueur s'abattit sur sa nuque.
Elle eut le temps d'entendre sa voix:
— Maintenant, tu es à moi.
Et tout devint noir.
Perché sur un banc posé en équilibre sur plusieurs autres, Langdon essayait d'attraper le taquet où s'enroulait le câble d'encensoir. Il était encore à deux mètres au-dessus de lui. Ces mécanismes, que l'on trouvait couramment dans les églises, étaient en général placés très haut, hors de portée des mains des fidèles et des touristes. Pour les atteindre, les prêtres montaient sur des échelles en bois. Le tortionnaire en avait forcément utilisé une pour hisser sa victime sous la coupole. Mais qu'a-t-il fait de l'échelle? Langdon scruta le sol au-dessous de lui. Il avait le vague souvenir d'en avoir vu une quelque part. Mais où? Il se tourna vers le bûcher. C'est là qu'elle était, au sommet, déjà dévorée par les flammes.
Du haut de sa plate-forme instable, il balaya toute l'église du regard, y cherchant désespérément quelque chose qu'il pourrait utiliser pour monter plus haut. Il prit soudainement conscience que quelque chose clochait.
Où est Vittoria? Elle avait disparu. Pour chercher de l'aide? Langdon cria son nom, mais personne ne répondit. Et Olivetti, où peut-il bien être?
Un cri déchirant retentit au-dessus de lui. Craignant qu'il ne soit déjà trop tard, il leva les yeux vers le vieillard, ne pensant plus qu'à une chose: de l'eau. Des litres et des litres d'eau.
Éteindre le feu. Au moins rabattre les flammes.
— Apportez-moi de l'eau, bon Dieu! cria Langdon.
— Ce sera pour le prochain! rugit une voix venant du fond de l'église.
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Il se retourna brutalement et faillit tomber de son échafaudage de bancs.
Une silhouette noirâtre et monstrueuse remontait la nef dans sa direction. Les yeux noirs luisaient dans la lumière de l'incendie. L'homme tenait à la main le pistolet qui venait de la poche de Langdon. Celui que portait Vittoria en entrant dans l'église.
Langdon était assailli par des peurs multiples. D'abord Vittoria. Qu'est-ce que ce monstre avait pu lui faire subir? Était-elle blessée? Ou pire? Au même instant, les cris du supplicié s'amplifièrent. Le cardinal allait mourir, et il n'aurait pas réussi à le secourir. Et lorsqu'il vit l'assassin pointer son arme sur sa poitrine, son système nerveux saturé céda à la panique.
Quand le coup partit, il plongea instinctivement en avant, vers le monceau de bancs de bois à ses pieds.
L'atterrissage fut plus brutal qu'il ne s'y attendait. Après avoir heurté les planches, il roula sur le sol de marbre, qui amortit sa chute avec la douceur de l'acier trempé. Les pas se rapprochaient sur sa droite. Il pivota vers le chœur et s'enfuit en rampant.
Sous la coupole, le cardinal Guidera endurait ses derniers moments de torture et de conscience. Abaissant les yeux sur son corps dénudé, il voyait la peau de ses jambes grésiller et noircir.
Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? Je suis en enfer.
C'était certainement vrai, car en regardant sa poitrine... le mot qu'il y lisait à l'envers était on ne peut plus clair:
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Troisième tour. Pas de pape.
Le cardinal Mortati priait Dieu qu'il fasse un miracle.
Seigneur, faites que les quatre cardinaux reviennent! Tout délai raisonnable était passé. Un seul cardinal manquant à l'appel, c'était compréhensible. Mais quatre à la fois! L'élection n'aboutirait jamais.
Sans une intervention de la divine Providence, il serait impossible d'obtenir la majorité des deux tiers qui validerait le scrutin.
Au grincement des verrous de la chapelle Sixtine, tous les membres du Sacré Collège tournèrent les yeux vers l'entrée. Les cardinaux savaient qu'il n'y avait que deux raisons pour qu'elles s'ouvrent avant la fin du conclave: l'évacuation d'un prélat malade ou l'arrivée tardive d'un candidat.
Les quatre cardinaux arrivent!
Le moral de Mortati remonta en flèche. L'élection était sauvée!
Mais aucun murmure de joie ne salua celui qui arrivait.
Mortati le fixa d'un regard incrédule. Pour la première fois dans l'histoire du Vatican, un camerlingue venait de franchir le seuil sacré du conclave, alors qu'il en avait lui-même fait verrouiller les portes.
Se rend-il compte de ce qu'il fait?
Carlo Ventresca marcha à grands pas vers l'autel et s'adressa aux prélats abasourdis:
— Mes frères, j'ai retardé ce moment aussi longtemps que je l'ai pu. Mais vous êtes maintenant en droit d'apprendre ce que j'ai à vous dire.
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Langdon n'avait aucune idée de l'endroit où le menait sa fuite à quatre pattes. L'instinct de survie était sa seule boussole. Coudes et genoux en feu, il rampait sous les bancs de l'église, sans faiblir. Une petite voix lui disait de tourner à gauche. Si tu peux rejoindre l'allée centrale, tu pourras filer à toutes jambes vers la sortie. Mais c'était impossible. L'allée centrale est barricadée par un mur de flammes! Faute d'alternative, il continuait d'avancer. Sur sa droite, les pas se rapprochaient. Il fut brusquement pris au dépourvu. Il pensait avoir encore trois mètres à parcourir avant d'arriver près du mur sud, mais l'amoncellement protecteur des bancs s'interrompait avant. Il se figea un instant, la moitié du corps à découvert. Dans une chapelle située légèrement sur sa gauche, en contre-plongée, se dressait l'objet de sa visite, qu'il avait temporairement oublié. Sainte Thérèse en extase s'exhibait voluptueusement dans une niche à la décoration luxuriante...
La sainte était à demi allongée, le dos arqué, la bouche ouverte dans un gémissement de plaisir. Au-dessus d'elle, un ange brandissait une flèche enflammée.
Un coup de feu résonna, une balle vint se ficher dans un banc qui le protégeait. Il sentit son corps se redresser comme un sprinter dans les starting-blocks. À peine conscient de ce qu'il faisait, électrisé par un torrent d'adrénaline, il traversa en courant le bas-côté, courbé en deux, tête baissée, sous une grêle de balles sifflantes. Il dérapa sur le marbre et replongea en avant, avant de s'affaler comme une masse contre la rambarde d'une niche creusée dans le mur sud.
C'est alors qu'il l'aperçut. Un petit tas informe au fond de l'église. Vittoria! Ses jambes nues étaient repliées sous elle, mais il avait l'impression qu'elle respirait. Et il n'avait pas le temps d'aller la secourir.
L'instant d'après, son poursuivant contournait la rangée de bancs et fonçait vers lui. Dans une seconde, tout serait fini. Le tueur leva son arme et Langdon saisit la dernière possibilité qui lui restait. Il plongea par-dessus la rampe. En retombant de
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l'autre côté, il entendit les colonnes de marbre de la balustrade vibrer sous un déluge de coups de feu.
Comme un animal traqué, il se précipita en rampant vers le fond de la niche. Elle abritait — ironie du sort — un unique sarcophage. Le mien, sans doute, pensa-t-il. Le cercueil de pierre semblait adapté à sa situation. C'était un modeste coffre de marbre. Un mausolée de troisième classe. Il était surélevé par deux blocs de pierre et Langdon se demandait s'il arriverait à se glisser dans l'interstice.
Les pas se rapprochaient.
Ne trouvant pas d'autre solution, il s'aplatit sur le dallage et rampa vers le sarcophage. Empoignant les deux supports à pleines mains, et tirant de toutes ses forces, il parvint à glisser son torse sous le tombeau. Un nouveau coup de feu résonna dans la niche.
Pour la première fois de sa vie, Langdon sentit la mort le frôler. Un sifflement, ou un claquement de fouet. La balle le rata d'un cheveu et s'écrasa sur le marbre dans une gerbe de poussière. Galvanisé, l'Américain ramena ses jambes sous son abri de fortune et se glissa jusqu'au fond.
Impasse.
Il avait le nez contre le fond de la niche. Ce minuscule espace lui servirait sûrement de tombeau. Et sans tarder, se dit-il en voyant le canon du fusil, à travers l'ouverture sous le sarcophage, pointé directement sur son estomac.
Un coup impossible à manquer.
Un réflexe d'autoconservation s'empara de son cerveau à demi conscient. En se contorsionnant, il réussit à se mettre à plat ventre.
Les paumes des mains à plat sur le sol, il poussa son corps vers le haut, insensible à la plaie de sa main qui se rouvrait. Il rentra le ventre à l'instant même où le coup partit. Il sentit la balle siffler sous lui avant d'aller s'écraser dans le travertin poreux qui garnissait le fond de la niche. Il ferma les yeux et, luttant contre l'épuisement, pria comme un enfant pour que cela s'arrête.
Sa prière fut exaucée.
Il n'entendit que le clic de la chambre vide d'un revolver.
Il ouvrit lentement les yeux, craignant presque le bruit que feraient ses paupières. Ignorant la douleur de sa plaie, il garda la
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même position, tel un chat qui faisait le gros dos. Il n'osait plus respirer, guettant le moindre indice annonçant le départ de son poursuivant, pensant à Vittoria, qu'il brûlait de secourir.
Un rugissement inhumain, guttural et prolongé, rompit le silence. Un cri qui traduisait un effort physique exténuant.
Le tombeau se souleva sur un côté et se mit à osciller dangereusement. Langdon se plaqua au sol de son mieux, terrorisé par la masse de plusieurs centaines de kilos qui menaçait de l'écraser. La pesanteur l'emporta, et c'est le couvercle qui chuta le premier, glissant sur son support et s'écroulant avec fracas tout près de l'Américain. Suivant le mouvement, le cercueil basculait déjà sur son piédestal de marbre et commençait à se renverser, la gueule ouverte, sur Langdon.
S'il n'était pas enseveli vivant sous le sarcophage retourné, ses os seraient broyés sous une de ses arêtes. Il se roula en position fœtale et plaqua les bras le long de son corps. Puis il ferma les yeux et attendit.
Le dallage trembla sous lui et le rebord supérieur du sarcophage atterrit à quelques millimètres du sommet de son crâne. Langdon n'avait jamais serré les dents aussi fort. Son bras droit, qu'il était certain de retrouver brisé, semblait miraculeusement intact. Il ouvrit les yeux sur un rai de lumière rasante. Encore en partie appuyé sur les supports de pierre, le montant droit du cercueil n'était pas tout à fait tombé sur le dallage.
Il leva les yeux pour découvrir une tête de mort qui le dévisageait.
L'occupant d'origine du tombeau était suspendu au-dessus de lui. Il avait adhéré au fond de son tombeau, comme cela arrive fréquemment pour les corps en décomposition. Le squelette resta un instant immobile au-dessus de l'Américain, tel un amant timide, avant de céder, lui aussi, aux lois de la pesanteur. Se décollant de son lit de pierre, il tomba les bras ouverts sur Langdon, lui emplissant les yeux et la bouche de poussière d'os en décomposition.
Avant qu'il puisse réagir, un bras se glissait dans la fente et fouillait l'espace à l'aveuglette comme un python affamé. Il continua à fourrager jusqu'à ce qu'il rencontre le cou de
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Langdon, qu'il enserra de sa main. Langdon se débattit pour se dégager de la poigne de fer qui lui écrasait le larynx, mais la manche droite de sa chemise était coincée sous le bord du cercueil. Avec un seul bras disponible, il n'avait aucune chance.
Il projeta ses deux pieds vers le haut, dans le peu d'espace libre qui lui restait – le fond du cercueil, puis il se recroquevilla, les plantes des pieds calées en l'air, genoux pliés. La main qui l'étranglait se resserrait. Fermant les yeux, il détendit brusquement les jambes. Le tombeau se déplaça de quelques millimètres, mais ce fut suffisant.
Le cercueil glissa en grinçant sur les blocs de marbre et retomba sur le dallage. L'une des parois s'écrasa sur le bras du tueur, qui étouffa un cri de douleur. La main lâcha le cou de Langdon et se contorsionna désespérément. Quand le bras réussit à se libérer, le sarcophage retomba sur le sol de marbre avec un bruit sourd.
L'obscurité totale. Une nouvelle fois.
Et le silence.
Pas de coups de poing désespérés sur les parois. Pas de mugissement traduisant un effort physique. Rien. Gisant dans le noir parmi les ossements, Langdon lutta contre cette obscurité oppressante en tournant ses pensées vers Vittoria.
Vittoria. Es-tu vivante?
S'il avait su la vérité, s'il avait deviné l'horreur qui attendrait la jeune femme à son réveil, il lui aurait souhaité d'être déjà morte.
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Assis dans la chapelle Sixtine parmi ses collègues médusés, le cardinal Mortati s'efforçait d'assimiler les paroles qu'il venait d'entendre. Il tremblait encore après l'épouvantable histoire de haine et de trahison que le camerlingue venait de leur raconter à la lueur des cierges. Ventresca avait parlé de l'enlèvement des quatre cardinaux, de brûlures au fer rouge, d'assassinats. Il avait évoqué la réapparition des Illuminati – un mot qui faisait revivre des terreurs oubliées – et leur vœu de vengeance contre l'Église romaine. D'une voix étranglée par les larmes, il leur avait appris qu'ils avaient empoisonné le pape défunt. Et, pour finir, il avait mentionné le nom d'une nouvelle découverte scientifique, mortellement dangereuse, une molécule d'antimatière qui menaçait de détruire toute la Cité du Vatican d'ici à deux heures.
À la fin de son récit, on aurait dit que le Démon lui-même avait vidé la chapelle de son oxygène. Les cardinaux ne bougeaient pas, comme asphyxiés par les paroles du camerlingue, qui semblaient flotter encore dans la pénombre.
Le seul son qu'on entendait était le bourdonnement d'une caméra de télévision. Une présence électronique inadmissible au sein d'un conclave, mais imposée par Carlo Ventresca. À la totale stupéfaction des membres du Sacré Collège, il était entré dans la chapelle Sixtine accompagné de deux reporters de la BBC — un homme et une femme — et annoncé que sa déclaration solennelle serait retransmise en direct au monde entier.
Il s'exprimait maintenant directement face à la caméra.
— Aux Illuminati, commença-t-il d'une voix plus grave encore, et à tous les défenseurs de la science, je voudrais dire ceci: vous avez gagné la guerre.
Un silence pesant s'installa jusqu'aux confins dans la chapelle.
Mortati entendait les battements accélérés de son cœur.
— Le processus était enclenché depuis très longtemps, reprit le camerlingue. Votre victoire était inévitable. Elle n'a jamais été aussi évidente qu'aujourd'hui. Le nouveau Dieu, c'est la science.
Mortati en avait le souffle coupé. Qu'est-ce qui lui arrive? Il est devenu fou! Et il est en train de parler à la télévision...
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— Les progrès de la médecine, les communications électroniques, les voyages dans l'espace, les manipulations génétiques. . voilà les miracles que nous racontons à nos enfants et petits-enfants. Voilà les merveilles que nous saluons déjà comme les réponses de la science aux interrogations humaines. Les vieilles histoires d'immaculée conception, de buisson ardent et de mer qui s'ouvre en deux ne riment plus à rien. Dieu est démodé. La science l'a emporté sur Lui. Et nous nous avouons vaincus.
Des murmures d'inquiétude et de stupéfaction parcoururent l'assemblée. La voix du camerlingue se fit plus sonore:
— Mais la victoire de la science nous a beaucoup coûté, à tous!
Un silence.
— Car si elle soulage les souffrances de la maladie, si elle allège l'effort du travail, si elle présente aux hommes un vaste étalage de gadgets qui leur rendent la vie plus facile et plus distrayante, elle leur lègue un monde dénué d'émerveillement. Elle a réduit nos couchers de soleil à des calculs de longueurs d'ondes et de fréquences, elle a décomposé en équations la complexité de l'univers. Elle a détruit jusqu'à notre confiance en nous-mêmes et en l'humanité, en proclamant que la planète Terre et ses habitants ne sont qu'un grain de poussière dans l'immensité du système universel. Un accident cosmique.
Il marqua une pause avant de reprendre:
— Et quant à la technologie qui promettait de nous rassembler, elle n'a fait que nous diviser. Chacun d'entre nous, relié au monde entier par l'électronique, se sent de plus en plus seul. Nous sommes bombardés d'images de violences, de conflits, de trahisons. Le scepticisme est une vertu, le cynisme et l'exigence de preuves sont devenus une forme de pensée éclairée. Doit-on s'étonner que les hommes se sentent aujourd'hui plus déprimés et vaincus qu'ils ne l'ont jamais été de toute leur histoire? La science leur réserve-t-elle une part de sacré? Elle cherche à nous répondre en sondant les corps des enfants qui ne sont pas encore nés. Elle prétend même pouvoir réorganiser notre ADN. Dans sa quête de sens, elle fait voler le monde créé par Dieu en éclats de plus en plus infimes.. et tout cela pour nous placer devant de nouvelles énigmes.
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Avec un mélange d'admiration et de crainte, Mortati contemplait le camerlingue, qui semblait parler sous hypnose. Il avait une voix vibrante de conviction et de tristesse. Jamais le cardinal n'avait assisté devant un autel du Vatican à un tel déploiement d'énergie et d'éloquence.
— La guerre séculaire entre la science et la religion vient de prendre fin. Et c'est vous qui l'avez gagnée. Mais votre victoire n'a pas été acquise loyalement, en apportant des réponses à l'humanité. Vous l'avez remportée en manipulant la société d'une manière si radicale que les vérités qui lui servaient de repères lui semblent désormais dénuées de pertinence. La religion ne peut pas suivre ce rythme. La progression de la science est exponentielle. Elle se nourrit d'elle-même, comme un virus. Chaque nouvelle avancée en annonce une autre. Il a fallu à l'humanité des milliers d'années pour progresser de la roue à l'automobile. Mais, en quelques décennies, elle est passée de la voiture à la fusée spatiale. Le rythme du progrès scientifique se mesure aujourd'hui en semaines. L'homme est incapable de le maîtriser. Le fossé se creuse entre les hommes et, sans le secours de la religion qu'ils ont abandonnée, ils se perdent dans un vide spirituel. Nous réclamons un sens à nos vies. Et nous le réclamons à grands cris. Nous voyons des ovnis, nous nous lançons dans la communication avec les extraterrestres, le spiritisme, les voyages hors du corps, les quêtes spirituelles et les expériences parapsychiques... Toutes ces pratiques ésotériques revêtent des apparences scientifiques pour mieux masquer leur irrationalité. Elles expriment l'appel au secours de l'âme humaine, solitaire et désespérée, paralysée par son savoir et son incapacité de donner un autre sens que scientifique à tout ce qui est.
Mortati s'avança involontairement sur son siège. Comme les autres cardinaux, et comme les téléspectateurs du monde entier, il était suspendu à chacune des paroles du camerlingue.
Ventresca parlait sans artifices rhétoriques, sans agressivité.
Sans aucune référence aux Écritures ni à Jésus-Christ. Il employait un vocabulaire moderne, un langage simple, sans fioritures. Curieusement, Mortati avait l'impression que c'était Dieu qui s'exprimait par sa bouche, un Dieu contemporain,
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porteur de l'ancien message. Le cardinal comprenait pourquoi le défunt pape éprouvait tant d'affection pour ce jeune homme ardent. Dans un monde apathique, cynique, soumis aux défis de la technologie, des hommes de cette trempe, réalistes mais capables de toucher les âmes, incarnaient pour l'Église un espoir unique, peut-être la planche de salut.
Le camerlingue adopta un ton plus vigoureux:
— C'est la science, dites-vous, qui nous sauvera? Moi, je dis qu'elle nous a détruits. Depuis l'époque de Galilée, l'Église tente de freiner sa marche implacable. Souvent par des moyens peu judicieux, mais toujours dans un esprit de bienveillance. Mais voilà, la tentation du progrès était trop forte pour que l'homme puisse y résister. Je tire le signal d'alarme. Regardez autour de vous. La science n'a pas tenu ses promesses. Vos assurances d'efficacité et de clarté n'ont engendré que chaos et pollution.
L'espèce humaine est affolée, divisée... elle glisse sur la pente de sa propre destruction.
Il s'arrêta un long moment, avant de jeter vers la caméra un regard perçant.
— Qu'est cette science que l'on érige au rang de divinité? Et quel est ce dieu qui octroie une telle puissance à l'Homme, sans lui donner la charpente morale nécessaire pour l'employer?
Qui donne le feu à un enfant sans l'avertir de ses dangers? Le langage de la science est exempt d'indicateurs de bien et de mal.
Les livres scientifiques nous apprennent à déclencher une réaction nucléaire, mais on n'y trouve pas de chapitre nous disant si c'est une bonne ou une mauvaise idée.
« Je m'adresse aux scientifiques: l'Église n'en peut plus.
Nous sommes las de tenter de fournir des repères aux hommes dans la course où les entraîne votre quête aveugle de l'efficacité.
La question n'est pas de savoir pourquoi vous refusez de vous maîtriser vous-mêmes, mais bien plutôt comment vous le pourriez. Votre monde avance tellement vite que si vous vous arrêtiez, ne serait-ce qu'un instant, pour envisager les conséquences de vos actes, vous seriez aussitôt dépassé avant d'avoir eu le temps de comprendre. Et donc, vous continuez d'avancer. La science provoque la prolifération des armes de destruction massive, mais c'est le pape qui parcourt le monde
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pour persuader les dirigeants de les limiter. La science clone des êtres vivants, tandis que l'Église rappelle aux scientifiques les implications morales de leurs inventions. Vous encouragez les gens à « l'interaction » par téléphone, par écran vidéo et par ordinateur, mais c'est l'Église qui leur ouvre ses portes et les incite à communiquer de personne à personne, comme la nature elle-même nous y pousse. Vous assassinez des enfants à naître, au nom des vies que la recherche est censée sauver. Et là encore, l'Église est la seule à relever l'absurdité d'un tel raisonnement. »
« Et pendant ce temps-là, vous taxez l'Église d'ignorance.
Mais qui donc est le plus ignorant? Celui qui ne sait pas définir ce qu'est la foudre, ou celui qui refuse d'en voir les dangers?
Cette Église vous tend la main. Elle tend la main au monde entier. Mais plus elle tente de se rapprocher de vous, plus vous la repoussez. « Donnez-nous la preuve que Dieu existe », dites-vous. Je vous réponds de regarder le ciel avec vos télescopes et de me dire pourquoi Il ne pourrait pas exister? »
Les yeux du camerlingue se remplirent de larmes.
— Vous nous demandez à quoi ressemble Dieu. Et moi je vous demande d'où vous vient cette question. Il n'y a qu'une réponse à ces deux interrogations. Ne voyez-vous pas Dieu dans votre science? Comment son existence peut-elle vous échapper?
Vous proclamez qu'une infime différence dans la pesanteur ou le poids d'un seul atome aurait fait de notre univers un brouillard sans vie, au lieu de la sublime diversité de créatures qui nous entoure. Et pourtant vous refusez d'y voir la main de Dieu... Est-il tellement plus facile de croire que nous n'avons fait que choisir une carte dans un paquet qui en contenait des milliards? Sommes-nous tombés dans une telle faillite spirituelle que nous préférions croire à une impossibilité mathématique, plutôt qu'à la puissance d'un être qui nous dépasse?
« Que vous croyiez ou non en Dieu, reprit-il sur le ton de la réflexion, comprenez au moins ceci: lorsque l'espèce humaine perd sa confiance en une puissance qui lui est supérieure, elle perd aussi son sens de la responsabilité. La foi... toutes les religions... nous avertissent qu'il existe quelque chose que nous ne comprenons pas, et à quoi nous sommes redevables... La foi nous rend responsables envers nous-mêmes, envers les
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autres, envers une vérité supérieure. Si la religion est défaillante, c'est seulement parce que l'homme est imparfait.
Si le monde pouvait voir cette Église comme je la vois... par-delà ses rituels surannés, il y verrait un miracle moderne... une fraternité d'âmes simples et imparfaites, dont la seule vocation, face à un monde à la dérive, est de lui apporter la compassion. »
Le camerlingue fit un large geste en direction des cardinaux assemblés, que la cadreuse suivit instinctivement, en plan panoramique.
— Sommes-nous obsolètes? demanda-t-il. Ces hommes sont-ils des dinosaures? Et moi comme eux? Ne faut-il pas qu'il y ait au monde une voix pour parler au nom des pauvres, des faibles, des opprimés, des embryons? N'avons-nous pas besoin d'âmes comme celles-ci qui, malgré leurs imperfections, passent leur vie à nous implorer de suivre les repères que nous offre la morale pour nous éviter de nous perdre?
Ventresca venait de réussir un coup de maître. En dirigeant la caméra sur les cardinaux, il personnalisait l'Église. Le Vatican n'était plus une Cité politique ou administrative. Il représentait des êtres qui, comme le camerlingue, consacraient leur vie à l'amour de Dieu et des hommes.
— Ce soir, reprit-il, nous sommes au bord du précipice.
Aucun de nous ne peut se permettre de rester apathique. Que l'on donne à ce mal le nom de Satan, de corruption ou d'immoralité... sa force insidieuse est en action, chaque jour un peu plus funeste. Ne la méconnaissez pas.
Le camerlingue baissa la voix et la caméra le saisit en gros plan.
— Pourtant, malgré sa puissance, cette force n'est pas invincible. Le Bien peut prévaloir sur elle. Écoutez votre cœur.
Prêtez l'oreille à Dieu. Ensemble, nous pouvons éviter de sombrer dans l'abîme.
Mortati avait compris. Voilà pourquoi le camerlingue avait transgressé les règles du conclave. Il n'avait que ce moyen pour lancer au monde un appel au secours désespéré. S'adresser à son ennemi comme à ses amis, les suppliant dans une même prière de regarder la lumière et d'interrompre le cours de cette folie. Son
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discours démontrait l'absurdité du complot, et ne manquerait pas de susciter un élan pour le déjouer.
Ventresca s'agenouilla devant l'autel.
— Priez avec moi.
Tous les cardinaux l'imitèrent. Sur la place Saint-Pierre comme sur toute la surface du globe. . un monde stupéfait se joignait à eux.
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L'Assassin installa sa proie sans connaissance dans la camionnette et prit le temps de contempler le jeune corps étendu.
Elle n'était pas aussi belle que les femmes qu'il achetait, mais il trouvait excitante la force animale qui émanait d'elle, sa peau éclatante, humide de transpiration, son odeur de musc.
Le spectacle lui fit oublier la douleur lancinante dans son bras. Comparé à la récompense étendue devant lui, l'hématome causé par la chute du sarcophage n'était rien. Et l'Américain qui lui avait infligé cette blessure était probablement déjà mort.
Savourant à l'avance sa récompense, il glissa une main sous le chemisier de la jeune femme. Les seins étaient parfaitement moulés sous sa paume. Oui, murmura-t-il en souriant, tu vaux bien cette peine. Luttant contre le désir de la posséder tout de suite, il referma la porte et alla s'asseoir au volant.
Nul besoin d'annoncer ce meurtre-ci aux médias... les flammes du bûcher s'en chargeraient.
Sylvie Baudeloque restait clouée sur son fauteuil devant le poste de télévision. Jamais elle n'avait été aussi fière d'être catholique, ni aussi honteuse de travailler pour le CERN. En remontant le couloir de l'aile du personnel, elle ne croisa que des visages sombres et hébétés. Elle ouvrit la porte du bureau de Kohler où les sept téléphones sonnaient en même temps. Les appels en provenance des médias n'étaient jamais transmis au patron. Ceux-ci ne pouvaient avoir qu'une seule provenance.
Geld. L'argent. Des propositions d'industriels.
La technologie de l'antimatière avait déjà trouvé preneur.
Gunther Glick sortit de la chapelle Sixtine sur les pas du camerlingue. Il marchait sur un nuage. Chinita et lui venaient de terminer le direct du siècle. Et quel reportage! Le camerlingue s'était montré tout simplement envoûtant.
Une fois les portes refermées derrière eux, Ventresca se retourna vers les deux journalistes.
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— J'ai demandé aux gardes suisses de rassembler pour vous des photos des cardinaux marqués au fer rouge ainsi que celles de feu le pape. Je dois vous avertir qu'elles sont pénibles à regarder. Les brûlures sont épouvantables. Et la langue noircie... Mais je souhaite qu'elles soient diffusées.
Décidément, quelle aubaine, pensa Glick. Il me confie une photo inédite du pape!
— Vraiment? demanda-t-il en tentant de cacher son excitation.
Le camerlingue hocha la tête.
— Les gardes vous remettront également une cassette de la vidéosurveillance du conteneur d'antimatière.
Glick écarquillait les yeux comme un gamin devant son gâteau préféré.
— Les Illuminati, déclara Ventresca, ne vont pas tarder à se rendre compte qu'ils sont allés trop loin.
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Langdon se retrouvait plongé dans une obscurité suffocante.
Les crises de claustrophobie étaient décidément un leitmotiv dans l'orchestration démoniaque de cette journée.
Pas de lumière, pas d'air, pas d'issue.
Piégé sous le tombeau retourné, il sentait son esprit à deux doigts de sombrer. Pour forcer ses pensées à triompher de l'angoisse, il chercha à se concentrer sur un processus logique, mathématique ou musical, peu importait. Mais son cerveau refusait d'obéir et s'affolait. Je ne peux pas bouger! Je ne peux pas respirer!
La manche de sa veste s'était heureusement libérée lors de la chute du sarcophage et il avait enfin les deux bras libres. Mais en les arc-boutant sur le plafond de sa cage, il fut incapable de la soulever d'un millimètre, et il regretta bizarrement le petit filet d'air qu'aurait laissé passer sous la pierre l'épaisseur de sa veste de tweed.
Il leva les deux bras pour pousser son plafond de pierre, et les manches de sa veste retombèrent, révélant une lueur familière à son poignet gauche. Le petit Mickey de sa montre semblait se moquer de lui.
Il chercha en vain une autre trace de lumière. Les parois du tombeau adhéraient parfaitement au sol. Satanés perfectionnistes d'Italiens! jura-t-il. Il allait mourir à cause de l'excellence artistique qu'il s'efforçait de faire admirer à ses étudiants... arêtes impeccables, angles droits parfaits, le tout évidemment appliqué à l'homogénéité et à la résistance du marbre de Carrare le plus pur. La précision est parfois étouffante.
— Soulève-moi ce fichu couvercle! dit-il à voix haute en poussant de toutes ses forces.
Le sarcophage se déplaça légèrement. Il serra les mâchoires et recommença. Cette fois-ci, il décolla de plus d'un centimètre.
Un rayon de lumière fugitif filtra un instant, et le caisson retomba avec un bruit sourd. À bout de souffle, Langdon essaya de pousser son plafond de marbre avec les deux jambes, mais il n'avait même plus la place de déplier les genoux.
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L'angoisse montait, il avait l'impression que les murs du tombeau se resserraient autour de lui. Luttant contre la panique, il s'efforça d'appliquer ses neurones à une pensée rationnelle.
— Sarcophage, déclara-t-il en simulant un maximum de sérieux universitaire, est un mot qui vient du grec ancien. Sarx signifie chair et phagein manger. Je suis piégé dans un coffre avaleur de chair.
Des images de viande dévorée par les vers surgissaient devant ses yeux, lui rappelant qu'il était couvert de restes humains.
Il frissonna sous la nausée. Mais une idée lui vint brusquement.
En tâtonnant autour de lui, il trouva un éclat d'os. Un morceau de côte? Il s'en moquait. Tout ce qu'il lui fallait, c'était un objet pouvant servir de cale. S'il arrivait à soulever le sarcophage un tant soit peu, et à glisser l'os dans l'interstice, peut-être que l'air pourrait passer suffisamment pour...
Il se plia vers l'avant et insinua sa cale de fortune dans l'interstice entre le dallage et la paroi, en poussant sur le plafond de l'autre main. Rien ne bougea. Même pas légèrement. Il essaya une nouvelle fois. Un léger tremblement, mais aucun mouvement.
Les miasmes fétides et le manque d'oxygène étaient venus à bout de ses forces. Langdon se rendit compte qu'il ne lui restait plus de souffle que pour un ultime effort physique. Et qu'il aurait besoin de ses deux bras.
Rassemblant ce qui lui restait d'énergie, il enfonça sous la paroi le morceau d'os par son bout le plus effilé, en le poussant d'une épaule. Prenant bien soin de le maintenir en place, il plaqua ses deux mains sur le sommet du sarcophage. Il commençait à étouffer et la panique le gagnait. Pour la deuxième fois de la journée. Il laissa échapper un rugissement et poussa comme un forcené. Le tombeau s'écarta du sol un instant très court, mais suffisant pour que la cale se glisse dans l'orifice, avant de se faire écraser par la pierre qui retombait. Mais un petit rayon de lumière pénétrait par l'interstice.
Langdon s'effondra, totalement épuisé. Il attendit que la sensation d'étouffement s'estompe. Mais elle ne fit que se renforcer. Le peu d'air qui passait par la fente était imperceptible.
Suffirait-il à le maintenir en vie? Et pour combien de temps? S'il
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perdait connaissance, qui se rendrait compte à temps qu'il était piégé sous ce tombeau renversé?
Il releva son bras gauche, lourd comme du plomb, pour regarder sa montre: 22 h 12. Il la manipula maladroitement, de ses doigts tremblants. Conscient de jouer sa dernière carte, il activa l'un des petits cadrans et appuya sur un bouton.
Il perdait lentement conscience, les murs se refermaient autour de lui. Ses vieilles terreurs refaisaient surface. Il se força à imaginer, comme il l'avait si souvent fait dans le passé, qu'il marchait dans la campagne. Mais ses efforts furent vains. Le cauchemar qui le hantait depuis son enfance reprenait le dessus...
On dirait les fleurs d'un tableau, pensait l'enfant, qui courait en riant dans la prairie. Il aurait aimé que ses parents soient avec lui.
Mais ils étaient occupés à monter les tentes pour la nuit.
— Ne t'en va pas trop loin, avait dit sa mère.
Il avait fait semblant de ne pas entendre et s'était enfui dans le sous-bois.
Il traversait maintenant une prairie fleurie. Il passa devant un tas de pierres et pensa que c'étaient les fondations d'une ancienne maison. Mais il ne s'en approcherait pas, il n'était pas si bête.
D'ailleurs, il avait aperçu autre chose — un sabot de Vénus —, la fleur de montagne la plus belle et la plus rare du New Hampshire. Il ne l'avait vue que dans des livres.
Il alla la regarder de près, plein d'excitation. Il s'agenouilla. La terre était humide et molle. Sa fleur avait trouvé un terrain fertile. Elle s'était enracinée dans un morceau de bois pourri.
Se réjouissant à l'avance de l'offrir à ses parents, il tendit les deux mains vers la fleur.
Il ne la cueillit jamais.
La terre céda sous lui, dans un craquement sinistre.
Dans les trois secondes de terreur qui accompagnèrent sa chute vertigineuse, le petit garçon comprit qu'il allait mourir. La tête en bas, il se prépara au choc qui lui fracasserait le crâne. Mais il ne ressentit aucune douleur. Rien qu'une grande douceur.
Et le froid.
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Il plongea dans l'eau sombre la tête la première. Après une série de contorsions affolées, en se cognant aux murs qui l'entouraient, il finit par refaire surface en crachotant.
Il voyait de la lumière.
Une faible lumière. Au-dessus de lui. À des kilomètres.
Ses bras battaient l'eau, cherchant un creux dans le mur auquel il pourrait s'agripper. Mais la pierre était lisse. Il était passé au travers du couvercle pourri d'un puits abandonné. Il appela à l'aide, mais les parois de l'étroit boyau ne lui renvoyèrent que l'écho de ses cris. Il appela sans relâche, jusqu'à s'égosiller. Au-dessus de lui, la lumière faiblissait.
La nuit tomba.
Dans l'obscurité la perception du temps changeait complètement. Il s'engourdit peu à peu mais sans cesser de crier, terrifié par d'affreuses visions où les parois du puits se refermaient sur lui. Ses bras épuisés lui faisaient mal. Plusieurs fois, il crut entendre des voix. Il hurla à pleins poumons, aucun son ne sortait. .
comme dans un cauchemar.
La nuit durait, le puits se creusait, les parois se rapprochaient.
Le petit garçon tentait de les repousser. Il faillit abandonner la lutte. Mais l'eau le portait, calmant ses peurs, ankylosant ses muscles.
Quand l'équipe de secours arriva, ils trouvèrent l'enfant à demi inconscient. Il avait surnagé pendant cinq heures. Le surlendemain, le Boston Globe publiait à la une un article intitulé: « Le vaillant petit nageur. »
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Quand sa camionnette pénétra dans l'édifice colossal qui dominait le Tibre, l'Assassin avait le sourire aux lèvres. Il transporta son butin dans l'escalier en spirale, qui montait interminablement - soulagé que sa charge soit une femme mince.
Jusqu'à la porte.
Il exultait. Le Temple de l'Illumination. L'antique salle de réunion des Illuminati. Qui aurait pu imaginer qu'elle serait logée dans cette enceinte?
Il entra et déposa la jeune femme sur un divan somptueux. Avec le plus grand soin, il lui attacha les bras derrière le dos et lui lia les chevilles. La satisfaction de son appétit devrait attendre qu'il ait accompli sa dernière tâche. L'Eau.
Il pouvait toutefois s'autoriser un instant de plaisir. Il s'agenouilla au pied du divan et caressa la peau lisse de sa cuisse.
Plus haut. Ses doigts bruns se glissèrent sous le revers du short.
Plus haut. Le désir montait.
Il retint sa main. Patience, le travail n'est pas terminé.
Il sortit un instant sur le balcon de la grande salle. La brise fraîche du soir calma lentement le feu qui l'embrasait. À ses pieds, le Tibre coulait à gros bouillons noirâtres. Il leva les yeux vers le dôme de Saint-Pierre qui s'élevait à un kilomètre de là, sous la lumière aveuglante des centaines de projecteurs des chaînes de télévision.
— C'est votre dernière heure, murmura-t-il, en se rappelant les milliers de Musulmans massacrés pendant les Croisades. À minuit, vous avez rendez-vous avec Dieu.
La femme bougea derrière lui. L'assassin se retourna. Fallait-il la laisser se réveiller? Lire la terreur dans ses yeux serait le meilleur des aphrodisiaques. .
Mais il opta pour la prudence. Il était préférable qu'elle reste inconsciente pendant son absence. Ses liens étaient solidement attachés et elle ne pourrait certes pas s'échapper, mais il ne voulait pas la trouver à son retour totalement épuisée après s'être longtemps débattue. Garde tes forces pour moi...
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Lui soulevant légèrement la tête il glissa une main sous sa nuque, localisa le creux situé juste au-dessous de son crâne. Il enfonça violemment le pouce dans le cartilage mou. Il le sentit céder sous la pression et la femme retomba, inerte. Dans vingt minutes, se dit-il.
Quel formidable apogée après un sans-faute pareil! Une fois qu'elle lui aurait servi, et qu'elle en serait morte, il assisterait depuis le balcon au feu d'artifice du Vatican.
Laissant sa victime inconsciente, il descendit l'escalier jusqu'au donjon éclairé par des torches. L'arme de la tâche finale.
S'approchant de la table centrale, il saisit le lourd objet de métal qu'on y avait déposé à son intention.
Water, le dernier.
Il sortit une torche de son support mural et, comme il l'avait déjà fait trois fois, l'approcha du fer. Une fois l'extrémité chauffée à blanc, il transporta son instrument de torture vers la cellule voisine.
Un homme s'y tenait debout, en silence. Âgé, solitaire.
— Monseigneur Baggia, avez-vous recommandé votre âme à Dieu?
— J'ai surtout prié pour la vôtre! répondit le vieil homme sans manifester la moindre frayeur.
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Les six pompiers appelés sur l'incendie de Santa Maria della Vittoria éteignirent le bûcher à coups d'explosions de gaz halogène. Plus coûteux que l'extinction au jet d'eau, le procédé évitait que la vapeur ne détruise les fresques de la chapelle. Bien que témoins quasi quotidiens de tragédies, les pompiers n'oublieraient jamais le supplicié de Santa Maria della Vittoria, crucifié et brûlé vif. Une scène de cauchemar sortie du plus lamentable des films d'épouvante satanique.
Malheureusement, la presse était arrivée, comme d'habitude, huant les secours, et les cameramen de télévision s'en étaient donné à cœur joie avant qu'on évacue l'église.
Quand les pompiers décrochèrent la victime et l'étendirent sur le sol, son identité ne faisait aucun doute.
— Cardinale Guidera, murmura l'un d'eux. Di Barcelona.
Le prélat était nu. La peau de ses membres inférieurs était d'un cramoisi noirâtre, du sang suintait des crevasses de ses cuisses, ses tibias n'avaient plus de peau. Un pompier alla vomir derrière un pilier. Un autre sortit prendre l'air sur le parvis.
Mais la véritable horreur, c'était le symbole marqué au fer rouge sur la poitrine du vieillard. Frappé de terreur, le chef de la brigade fit le tour du cadavre. Lavoro del diavolo, se disait-il.
C'est Satan qui a fait ça. Il se signa, ce qu'il n'avait pas fait depuis son enfance.
— Un altro corpo! cria quelqu'un.
Un autre pompier avait découvert un autre cadavre.
Le gradé reconnut immédiatement le corps. Le sévère commandant de la Garde suisse était connu de tous les policiers et pompiers de Rome, qui ne l'appréciaient guère. Le brigadier appela immédiatement le Vatican, mais toutes les lignes étaient occupées. Cela n'avait d'ailleurs plus beaucoup d'importance. La Garde suisse l'apprendrait très vite par la télévision.
Il fit le tour de l'église pour évaluer les dégâts et essayer de comprendre le scénario de ce carnage. Il remarqua alors, dans le mur d'un bas-côté, une niche criblée de trous de balles. Un tombeau de pierre était tombé à la renverse sur le dallage. Ce
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sera à la police et au Saint-Siège de s'en occuper, se dit-il en s'éloignant.
Mais il revint sur ses pas. Un bruit s'échappait du sarcophage. Un bruit que les pompiers n'aiment pas.
— Bomba! hurla-t-il à ses hommes. Tutti fuori! Tout le monde dehors!
Lorsqu'ils roulèrent le tombeau sur le côté, les pompiers médusés découvrirent la source du bip sonore.
— Un medico! cria le chef. Un medico!
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— Des nouvelles d'Olivetti? demanda le camerlingue d'une voix épuisée à Rocher qui le raccompagnait dans le bureau du pape.
— No, monsignore. Et je crains le pire.
En arrivant devant la porte, la voix de Ventresca s'assombrit encore:
— Je crois qu'il n'y a plus rien que je puisse faire, capitaine.
J'ai peur d'avoir déjà dépassé la mesure aujourd'hui. Je vais me retirer dans ce bureau pour prier. Je souhaite qu'on ne me dérange pas. L'avenir est entre les mains de Dieu.
— Entendu, mon père.
— Le temps presse, capitaine. Il faut que vous trouviez ce conteneur.
— Les recherches continuent, mon père.
Rocher hésita avant de poursuivre:
« Mais il semble qu'il est trop bien caché... »
Le camerlingue fit une grimace, comme s'il refusait de le croire.
— À 23 h 15 précises, s'il s'avère que le Vatican est toujours en danger, vous évacuerez les cardinaux de la chapelle Sixtine. Je vous confie leur sécurité. Je ne vous demande qu'une chose: qu'on ne les prive pas de leur dignité. Vous les ferez sortir sur la place Saint-Pierre, et vous les alignerez sur le parvis, à la face du monde. Je ne veux pas que la dernière image laissée par l'Église soit celle d'une bande de vieux prélats terrorisés qui s'enfuient par une porte dérobée.
— Très bien, mon père. Et vous-même? Dois-je venir vous chercher également à 23 h 15?
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Mais.. mon père...?
— J'agirai quand l'Esprit me l'ordonnera.
Rocher se demanda si Ventresca ne voulait pas disparaître avec le Vatican, comme un capitaine refusant de quitter son navire en train de couler.
Le camerlingue ouvrit la porte du bureau et entra.
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— Un instant... Il y a encore une chose...
— Oui, mon père?
— Il fait un peu froid dans ce bureau. . Je grelotte.
— Le chauffage est éteint. Je vais vous allumer un feu dans la cheminée.
— Merci, fit Ventresca avec un sourire fatigué. Merci infiniment.
Le capitaine Rocher quitta le bureau du pape où il avait laissé le camerlingue en prière au coin du feu, devant une petite statue de la Sainte Vierge. C'était une scène sinistre que l'ombre noire de la soutane agenouillée devant la lueur des flammes vacillantes. En descendant le couloir, Rocher croisa un garde qui courait. À la lueur des bougies, Rocher reconnut le jeune et vif lieutenant Chartrand.
Il tenait à la main un téléphone portable.
— Mon capitaine! J'ai l'impression que le discours du camerlingue a porté ses fruits. Nous avons quelqu'un au téléphone, qui prétend détenir des renseignements qui peuvent nous aider. Il nous a appelés sur une ligne privée. Je ne sais pas comment il a pu trouver le numéro...
— Quoi?
— Il n'accepte de parler qu'au supérieur hiérarchique.
— On a des nouvelles d'Olivetti?
— Non, mon capitaine.
Rocher s'empara du téléphone:
— Ici le capitaine Rocher. Je suis responsable de la Garde suisse.
— Rocher, dit la voix, je vais vous expliquer qui je suis. Ensuite, je vais vous dicter les mesures à prendre.
Quand son interlocuteur raccrocha, le capitaine était abasourdi. Il savait maintenant à qui il devait obéir.
Au CERN, dans le bureau de Maximilian Kohler, Sylvie Baudeloque essayait désespérément de faire face au flot des demandes de brevet qui arrivaient par e-mail ou sur le répondeur téléphonique de son patron. Lorsque la ligne privée de Kohler se mit à sonner, elle bondit de sa chaise. Personne ne connaissait ce numéro. Elle décrocha:
— Oui?
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— Mademoiselle Baudeloque? Ici Kohler. Prévenez le pilote.
Mon avion doit être prêt dans cinq minutes.
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En reprenant connaissance, Robert Langdon se demanda où il était. Il ouvrit les yeux sur une coupole couverte de fresques baroques. L'air était empli de fumée. Il était bâillonné. Un masque à oxygène. Il l'arracha. Une puanteur effroyable lui emplit les narines — une odeur de chair brûlée.
Le sang battait dans ses tempes. En grimaçant, il essaya de s'asseoir. Un homme en blanc était agenouillé près de lui.
— Stia tranquillo! fit-il en aidant Langdon à se rallonger.
Sono il paramedico.
Langdon se laissa faire. Sa tête tournait autant que les spirales de fumée au-dessus de lui. Mais que s'est-il passé? Les terribles moments d'angoisse lui revenaient par bribes.
— Sorcio salvatore, dit l'infirmier. La souris t'a sauvé!
Une souris? Langdon écarquilla les yeux. L'homme désigna sa montre Mickey. Sa mémoire lui revenait. Il se rappela qu'il avait branché la fonction réveil. Il regarda l'heure. 22 h 28.
Il se redressa brutalement.
Et il se souvint de tout.
Debout près du maître autel, Langdon était entouré de pompiers qui l'assaillaient de questions. Il n'écoutait pas. Il avait d'autres préoccupations. Malgré son corps endolori, il savait qu'il devait agir vite.
Un pompier s'avançait dans la nef.
— J'ai encore vérifié, monsieur. Nous n'avons que deux corps, ceux du cardinal Guidera et du commandant de la Garde suisse. Aucune trace de femme...
— Grazie, fit Langdon, ne sachant s'il devait être soulagé ou épouvanté.
Il se rappelait avoir vu Vittoria inconsciente sur le dallage.
Elle avait disparu. La seule explication possible était loin d'être rassurante. Le tueur ne s'était pas montré très subtil au téléphone. « Vous êtes une femme pleine de cran. Palpitant.
Peut-être vous trouverai-je avant la fin de la nuit. Et alors... »
Il regarda autour de lui.
— Où sont les gardes suisses?
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— Nous n'arrivons pas à les contacter. Les lignes sont saturées.
Langdon était accablé. Et seul. Olivetti était mort, le cardinal aussi. Vittoria, Dieu sait où. Trente minutes précieuses venaient de lui échapper.
Il entendait au-dehors le brouhaha des journalistes qui se bousculaient. Les images de la mort atroce du troisième cardinal ne tarderaient pas à être diffusées, si ce n'était déjà fait. Il espérait que le camerlingue avait déjà prévu le pire et pris les mesures nécessaires. Évacuez-moi ce Vatican! Assez joué! La partie est perdue!
Il se rendit compte que les raisons qui l'avaient poussé à agir – sauver la Cité pontificale, voler au secours des quatre cardinaux, affronter une société secrète qu'il étudiait depuis des années – cela avait perdu toute importance. Cette guerre-là était perdue. Un seul souci l'habitait maintenant. Simple, brut, impérieux.
Retrouver Vittoria.
Il avait souvent entendu dire que des situations dramatiques peuvent tisser entre deux personnes des liens que des décennies de vie commune ne seraient pas parvenues à créer. Il en était maintenant fermement convaincu. Séparé de Vittoria, il ressentait une solitude qu'il n'avait pas connue depuis des années. Et cette souffrance lui donnait des ailes.
Il chassa de son esprit toutes les autres préoccupations, pour se concentrer sur cette seule question, espérant que l'assassin ferait passer les affaires avant le plaisir. Faute de quoi, Langdon arriverait trop tard. Non, se dit-il, tu as encore le temps. Le ravisseur de Vittoria avait un dernier travail à accomplir. Il devait se manifester encore une fois avant de disparaître.
Le dernier autel de la science. La Terre, l'Air, le Feu... L'Eau.
Il regarda sa montre. Trente minutes. Il se dirigea vers la chapelle Cornaro, qui abritait L'Extase de sainte Thérèse. Cette fois-ci, en regardant l'indice laissé par Le Bernin, il n'avait aucun doute quant à son objectif.
« Les anges guident votre noble quête. »
Au-dessus de la sainte allongée, se détachant sur un arrière-plan de flammes dorées, l'ange tenait dans la main droite une flèche de
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feu. Langdon suivit des yeux la direction qu'elle indiquait; elle décrivait un arc de cercle vers la droite de l'église. Le regard de Langdon buta sur le mur. Il le scruta en vain. Mais il savait que la destination était plus lointaine. Quelque part dans la nuit romaine.
— Quelle est cette direction? demanda-t-il au chef des pompiers avec détermination.
Le chef regarda le bras de Langdon.
— Par là? Je crois que c'est l'ouest...
— Qu'y a-t-il comme église, à l'ouest d'ici? Le pompier semblait de plus en plus déconcerté.
— Des églises? Il y en a des dizaines. Pourquoi?
Évidemment, pensa Langdon en se renfrognant.
— Trouvez-moi un plan de Rome. Tout de suite.
Le gradé fit signe à l'un de ses hommes, qui partit en courant. Langdon se retourna vers la statue. La Terre, l'Air, le Feu, Vittoria.
L'Eau. Une statue du Bernin. Le tout dans une église située vers l'ouest. Une aiguille dans une botte de foin.
Il passa en revue toutes les œuvres du Bernin qu'il connaissait. Un hommage à l'Eau...
En un éclair, il entr'aperçut d'abord la fontaine du Triton -
le monstre marin à corps d'homme, la divinité marine des Grecs anciens - non, trop proche, trop à l'est aussi... à éliminer. Quelle autre figure aurait pu choisir le sculpteur pour glorifier l'élément Eau? Neptune et Apollon? Cette statue-là était exposée au Victoria & Albert Museum de Londres.
Le pompier revenait, un plan de Rome à la main.
Langdon le déplia sur l'autel. Exactement ce qu'il lui fallait.
Jamais il n'avait vu un plan aussi détaillé de la Ville éternelle. Il situa rapidement la place Barberini et se retourna vers la flèche de l'ange pour vérifier qu'elle indiquait bien l'ouest. Tous ses espoirs s'effondrèrent en un clin d'œil. En prolongeant sur le plan la direction indiquée, son doigt ne rencontrait que des petites croix noires. Des églises. Innombrables. Il continua plus loin, vers les faubourgs, et recula d'un pas en soupirant. C'est fichu!
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Mais il bénéficiait à présent d'une bonne vue d'ensemble de la ville. Il localisa sur le plan les emplacements des trois premiers meurtres. La chapelle Chigi, la place Saint-Pierre, Santa Maria della Vittoria. Alors qu'il les avait imaginés éparpillés au hasard dans Rome, les trois points semblaient en fait correspondre aux sommets d'un grand triangle. Il vérifia du doigt. Il ne se trompait pas.
— Un stylo! demanda-t-il sans lever les yeux.
Quelqu'un lui tendit un stylo bille. Le cœur battant, Langdon entoura d'un cercle les trois emplacements. Le triangle est parfaitement symétrique!
La première image qui lui vint à l'esprit fut le Grand Sceau qui figurait sur le dollar américain, la pyramide à l'œil omniscient. Mais il la rejeta aussitôt. Où qu'il place le quatrième lieu, le triangle serait détruit. À moins qu'il ne soit situé à l'intérieur, au centre? Il chercha des yeux sur le plan: pas d'église à cet endroit. De toute façon, cette idée n'était pas satisfaisante. Les quatre éléments de la science étaient tous égaux, l'Eau n'avait pas préséance sur les autres. Il n'y avait aucune raison pour qu'elle occupe une position centrale.
Et pourtant, il sentait instinctivement que le tracé du Bernin ne pouvait pas être accidentel. Je pars d'une hypothèse inexacte.
Une seule alternative: il ne s'agit pas d'un triangle, mais d'une autre figure.
Peut-être un carré? Mais la symétrie manquerait de sens symbolique. Il posa un doigt sur le quatrième point qui transformerait la figure en carré, et constata d'emblée l'impossibilité géométrique. Le triangle d'origine aurait cédé la place à un quadrilatère informe.
En étudiant les possibilités d'un quatrième angle, il fit une découverte inattendue. L'un des points se trouvait exactement sur la ligne qu'il avait tracée dans le prolongement de la flèche de l'ange.
Il l'entoura d'un trait de stylo. Prenant un peu de recul, il devina la silhouette d'un losange asymétrique, en forme de cerf-volant.
Langdon fronça les sourcils. Le losange n'était pas non plus un symbole lié aux Illuminati. Sauf si...
Il pensa au fameux Diamant des Illuminati. Mais c'était une idée ridicule. Le losange tracé sur le plan était beaucoup trop étiré,
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en contradiction totale avec l'impeccable symétrie qui faisait la réputation du trésor de la société secrète.
Il se pencha pour regarder de plus près l'endroit où il avait marqué le quatrième point. En plein centre de la Piazza Navona.
Une église célèbre s'y trouvait, mais il l'avait déjà éliminée parce qu'elle n'abritait aucune œuvre du Bernin. Il s'agissait de Santa Agnese in Agone, dédiée à la jeune Romaine martyre, immolée pour avoir refusé d'abjurer la foi chrétienne.
Il doit y avoir quelque chose de significatif dans cette église.
Il ferma les yeux pour rassembler ses souvenirs. Rien n'y évoquait le Bernin, ni l'Eau. Et le tracé du losange continuait à le tracasser. Trop précis pour n'être qu'une pure coïncidence, mais pas assez pour fonder une certitude. On dirait un cerf-volant. . Il y a quelque chose qui m'échappe!
Il mit trente secondes à trouver la réponse, qui le transporta d'allégresse... Dans toute sa carrière de sémiologue, il n'avait jamais ressenti une telle euphorie.
Le génie des Illuminati était loin d'être éteint.
Les quatre points n'étaient pas censés représenter le losange que Langdon venait de former en reliant les points adjacents.
Pour les Illuminati, ce sont les contraires qui comptent! D'une main tremblante, il traça au stylo deux lignes connectant les points opposés. C'est une Croix! Les quatre éléments de la science ancienne se déployaient sous ses yeux, comme une croix gigantesque posée sur la ville.
Le premier vers du poème lui revint à l'esprit, chargé d'une signification nouvelle:
« Cross Rome, the mystic elements unfold...
« À travers Rome, vous dévoilerez... »
À travers... et non pas autour.
Le brouillard se dissipait. La réponse était sous ses yeux depuis le début de la soirée. Le poème des Illuminati indiquait jusqu'au plan de répartition des quatre temples dans la ville.
Le choix de la croix illustrait le dualisme suprême des Illuminati. Un symbole religieux suggéré par les quatre éléments de la science. Galilée avait fait de la Voie de l'Illumination un hommage aux deux idéologies opposées.
Tous les morceaux du puzzle se mirent aussitôt en place.
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Piazza Navona.
En plein centre de cette place, en face de l'église Santa Agnese, Le Bernin avait installé l'une de ses sculptures les plus célèbres, bien connue des touristes.
La Fontaine des quatre fleuves.
Hommage parfait à l'Eau, elle représentait sous forme d'allégories les quatre grands fleuves des continents connus: le Nil, le Gange, le Danube et le rio de la Plata.
Water. La dernière étape.
Et pour couronner le tout, la fontaine du Bernin était surmontée d'un obélisque.
Plantant là les pompiers interloqués, Langdon traversa l'église en courant, en direction du cadavre d'Olivetti.
22 h 31. J'ai tout mon temps. Pour la première fois de la journée, il avait l'impression de devancer les événements.
Il s'agenouilla devant la dépouille du commandant et, caché par la rangée de bancs, s'empara de son semi-automatique et de son talkie-walkie. Il aurait peut-être dû demander aux pompiers de l'accompagner, mais il opta pour la prudence. L'emplacement du dernier autel de la science devait rester secret pour le moment. L'arrivée en fanfare sur la Piazza Navona des sirènes de pompiers et des camions de télévision ne l'aiderait certainement pas à coincer le tueur...
ni à récupérer Vittoria.
Langdon sortit discrètement par la porte de la façade, en contournant la horde de journalistes qui s'engouffrait dans l'église. Il traversa la Piazza Barberini avant d'essayer d'appeler le Vatican sur le talkie-walkie. Il n'obtint qu'un crachouillis d'électricité statique. Soit il était trop loin, soit l'utilisation du transmetteur exigeait un code d'accès. Il tripota en vain tous les boutons de l'appareil. Soudain conscient que son plan pouvait très bien échouer, il se tourna de tous côtés à la recherche d'une cabine téléphonique. Pas une seule en vue.
De toute façon, les lignes du Vatican étaient certainement saturées.
Il était seul.
Son assurance commençait à flancher. Et sa forme physique n'était pas des meilleures. Il était couvert de poussière d'os,
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blessé à la main, épuisé au-delà de toute expression, et il avait l'estomac dans les talons.
Il regarda la façade de l'église. De la fumée s'échappait de la coupole, éclairée par les spots de télévision et les phares des voitures de pompiers. Fallait-il qu'il retourne demander de l'aide? Son instinct lui disait que non, les pompiers ne feraient que lui compliquer la tâche. Si l'assassin les voit...
Il pensait à Vittoria. Agir seul était sa seule chance de trouver son ravisseur.
Piazza Navona. Il y arriverait à temps pour surveiller les lieux. Il chercha des yeux un taxi, mais les rues étaient pratiquement désertes. Même les chauffeurs de taxi avaient abandonné leurs voitures pour regarder la télévision... Il était à moins de deux kilomètres de la Piazza Navona, mais il disposait de trop peu de temps pour s'y rendre à pied. Et s'il demandait aux journalistes ou aux pompiers de lui prêter un véhicule?
Non!
Il était en train de gaspiller des minutes précieuses, et les options étaient fort limitées. Il prit alors une décision. Tirant de sa poche le pistolet d'Olivetti, il se prépara à commettre un acte qui lui ressemblait tellement peu qu'il se demanda si son âme n'était pas possédée par le démon. Il partit en courant vers une Citroën qui attendait devant un feu rouge et pointa son arme par la vitre ouverte sur le chauffeur:
— Fuori! cria-t-il.
L'homme sortit en tremblant. Langdon s'assit au volant et démarra en trombe.
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Assis sur un banc de la cellule de sécurité des gardes suisses, Gunther Glick priait tous les dieux de la terre. Faites que ce ne soit pas un rêve! Il avait décroché le scoop de sa vie. Tous les reporters du monde rêvaient d'être à sa place en ce moment. Tu ne dors pas, se disait-il, et tu es une star. Dan Rather va en faire une jaunisse.
Chinita Macri était assise à côté de lui, passablement sonnée. Il y avait de quoi. Elle venait de filmer en exclusivité tout le sermon du camerlingue et de retransmettre au monde entier les épouvantables photos des cardinaux et du pape — une langue noire à faire peur! — ainsi qu'une vidéo montrant un conteneur d'antimatière sur le point d'exploser. Incroyable!
Tout ça, bien sûr, sur ordre du camerlingue lui-même.
Comment expliquer, alors, qu'ils se retrouvent enfermés tous les deux dans cette cellule? Certes, les gardes n'avaient pas apprécié le commentaire de Glick à la fin du reportage. Gunther savait pourtant qu'il n'était pas censé entendre la conversation qu'il avait rapportée à l'antenne. Mais il avait saisi sa chance au vol, une occasion en or! Un autre scoop de Gunther Glick!
— Le bon Samaritain de la onzième heure! persifla Chinita.
— C'était brillant, non?
— Brillamment idiot, oui!
Elle est jalouse.
Juste après le discours du camerlingue, Glick s'était une fois de plus trouvé au bon endroit au bon moment. Il avait entendu Rocher donner des ordres à ses hommes. Le capitaine avait apparemment reçu l'appel téléphonique d'un mystérieux individu qui disposait d'informations cruciales sur l'affaire. Rocher semblait convaincu que cette personne leur serait d'une aide précieuse, et il demandait aux gardes de se préparer à le recevoir.
L'information était évidemment secrète, mais Glick avait réagi comme n'importe quel reporter dynamique — sans s'embarrasser de scrupules. Il avait entraîné Chinita dans un
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coin mal éclairé, lui avait demandé de zoomer sur lui, et il avait balancé l'information.
« Du nouveau dans la crise du Vatican », avait-il commencé, en plissant les yeux pour soigner son effet.
Et il avait annoncé l'arrivée imminente d'un invité surprise, censé sauver la situation. Il l'avait surnommé le bon Samaritain de la onzième heure — une appellation à la double inspiration biblique, qui convenait parfaitement à cet individu sans nom, surgissant au dernier moment pour accomplir une bonne action. Les autres réseaux de télévision avaient tous repris la formule, et Glick savourait sa gloire.
— Je suis génial. Peter Jennings a dû aller se jeter dans le Potomac.
Glick ne s'était évidemment pas arrêté là. Le monde entier l'écoutait, il en avait profité pour placer son propre commentaire sur la théorie du complot.
— Génial. Absolument génial.
— Tu nous as ridiculisés, tempêta Chinita. Tu as tout fait foirer.
— Comment ça? J'ai été excellent!
Elle le dévisagea, incrédule:
— L'ex-Président Bush, un membre des Illuminati?
Glick afficha un sourire entendu. C'était évident! Tout le monde savait que George Bush senior était un franc-maçon du trente-troisième degré. Et qu'il était à la tête de la CIA quand l'agence de renseignements avait refermé le dossier des Illuminati, faute de preuves. Et tous ses discours évoquant les
« mille points lumineux » et le « nouvel ordre mondial ». C'était un membre des Illuminati, voilà tout.
— Et ces insanités que tu as racontées sur le CERN?
grogna Chinita. Tu peux t'attendre à trouver une ribambelle d'avocats devant ta porte...
— Le CERN? Écoute! C'est évident, ça aussi! Réfléchis un peu! Les Illuminati ont disparu de la surface de la terre pendant les années 1950, au moment de la création du CERN.
Le centre de recherches est un repaire de génies. Il regorge de fric, d'investissements publics et privés. Ils viennent de mettre au
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point une arme de destruction fantastique et crac!... Ils la perdent!
— Et toi, tu expliques à l'antenne que le CERN est le nouveau refuge des Illuminati...
— Bien entendu! Les sociétés secrètes ne disparaissent pas comme ça! Il fallait bien qu'ils se regroupent quelque part, et le CERN était une planque rêvée. Je ne dis pas que tous les employés du CERN en font partie. Ça fonctionne probablement comme une loge maçonnique, où les types de la base ne sont pas impliqués, mais où les huiles...
— Tu as déjà entendu parler de procès en diffamation?
— Et toi, tu sais ce que c'est que le vrai journalisme?
— Parce que tu appel es ça du journalisme? Tu n'as fait que débiter une série d'inepties à l'antenne. J'aurais dû arrêter de tourner... Et cette stupide histoire de logo du CERN qui serait un symbole satanique? Tu as perdu la tête?
Glick sourit. La jalousie de Chinita était décidément flagrante.
Ce commentaire était justement sa meilleure trouvaille de la soirée. Depuis le discours du camerlingue, tous les networks parlaient de la découverte de l'antimatière par des savants du CERN. Et certains affichaient son logo à l'arrière-plan. Un symbole anodin à première vue: deux cercles imbriqués censés représenter deux accélérateurs de particules, et cinq tangentes qui figuraient des tubes d'injection. Le monde avait ce dessin sous les yeux, mais c'est Glick qui, le premier, y avait lu un symbole caché des Illuminati.
— Qu'est-ce que tu connais en symboles? objecta Chinita. Tu n'es qu'un sale opportuniste. Tu aurais pu laisser ça au prof de Harvard...
— Il n'a pas fait le lien, lui...
La référence aux Illuminati est tellement claire dans ce logo!
Glick jubilait. Le CERN possédait des tas d'accélérateurs, mais n'en montrait que deux. Le principe de dualité des Illuminati.
Et la plupart de ces équipements n'avaient qu'un tube d'injection. Le logo en représentait cinq. Le pentagramme des Illuminati. Et c'est là qu'il s'était montré génial. Il avait fait remarquer que l'une des lignes jointe à l'un des cercles dessinait un grand « 6 ». Et lorsqu'on le faisait pivoter, un
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autre 6 apparaissait, puis un autre encore. Trois six! 666! Le chiffre du Démon! La marque de la Bête!
Génial.
Chinita l'aurait giflé.
Cet accès de jalousie finirait par passer. Les pensées de Glick se tournèrent vers un autre sujet. Si le CERN était le siège des Illuminati, était-ce là qu'ils cachaient leur diamant tristement célèbre? Il avait lu des articles sur Internet. « Un diamant d'une pureté parfaite, issu des quatre éléments, et qui laissait sans voix tous ceux qui le voyaient. »
La cachette de cette merveille! Peut-être un nouveau mystère qu'il aurait la chance de dévoiler cette nuit.
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Piazza Navona. La Fontaine des quatre fleuves.
Les nuits de Rome peuvent être étonnamment fraîches, même après une journée très chaude. Tapi dans un coin de la place, Langdon se recroquevillait dans sa veste de tweed. Une cacophonie de sons télévisés se mêlait au bruit plus lointain de la circulation. Il regarda sa montre. Quinze minutes d'avance. Il n'était pas fâché d'avoir un peu de temps devant lui.
La place était déserte. L'imposante fontaine du Bernin gargouillait avec une vigueur impressionnante, presque magique. Elle éclaboussait le sol à la ronde et projetait dans l'air une brume éclairée par les projecteurs immergés. L'atmosphère était froide, électrique.
Ce qui frappait le plus dans ce monument, c'était sa hauteur. Le motif central s'élevait à plus de six mètres — un rocher déchiqueté en travertin creusé de grottes et de cavernes qui crachaient des jets d'eau. Ce monticule était flanqué de quatre dieux païens représentant les grands fleuves du monde. Au sommet se dressait un obélisque de plus de treize mètres. On devinait l'ombre d'un pigeon perché au sommet.
Le dernier autel de la science, la quatrième extrémité de la croix qui traverse Rome. Il y a seulement quelques heures, Langdon arrivait devant le Panthéon, persuadé que la Voie de l'Illumination avait été effacée par les siècles, et qu'il ne parviendrait jamais à retrouver les jalons des quatre éléments. Mais elle était restée intacte et il l'avait suivie... du début jusqu'à la fin.
Pas tout à fait jusqu'à la fin, se corrigea-t-il. Il y avait une cinquième étape. La Fontaine des quatre fleuves devait le guider vers le repaire secret de la confrérie, vers le temple de l'Illumination. Existait-il encore? Était-ce là que l'Assassin avait emmené Vittoria?
Il étudia en détail les quatre énormes statues qui flanquaient le rocher de marbre. « Les anges guident votre noble quête. »
Une certitude troublante l'envahit immédiatement: il n'y avait pas d'anges sur ce monument, du moins depuis l'endroit où il se trouvait.. pas plus que dans son souvenir, d'ailleurs. La fontaine
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du Bernin était une œuvre païenne: dieux anthropomorphes, animaux, monstres, marins et terrestres. On y trouvait même un tatou maladroitement représenté. Tout personnage un tant soit peu chrétien y sauterait aux yeux comme une anomalie.
Me suis-je trompé d'endroit? Mais non, le plan cruciforme du parcours entre les quatre obélisques était parfaitement équilibré.
L'autel de l'Eau était certainement ici.
Il n'était que 22 h 46 lorsqu'une camionnette noire déboucha d'une ruelle, à l'opposé de la place. Langdon ne l'aurait pas remarquée si elle ne roulait pas tous feux éteints.
Comme un requin sillonnant une baie éclairée au clair de lune, le véhicule parcourut tout le périmètre de la place.
Langdon s'accroupit derrière l'escalier de Santa Agnese in Agone. Son pouls s'accélérait.
Après deux tours complets, la camionnette vira brusquement vers la fontaine du Bernin. Elle la contourna avant de se garer latéralement contre le bassin, la porte coulissante à quelques centimètres de l'eau bouillonnante, face à Langdon. La visibilité était cependant troublée par la brume qui montait.
Est-ce lui?
Langdon s'était imaginé que l'assassin des cardinaux traverserait la place à pied avec sa dernière victime, comme il l'avait fait place Saint-Pierre. S'il avait changé les règles du jeu, il serait plus difficile de l'atteindre.
La porte latérale s'ouvrit.
Sur le plancher de la camionnette, un homme nu se tordait de douleur. Plusieurs mètres de lourdes chaînes étaient enroulés autour de son corps. Il se débattait et cherchait à crier, mais un gros maillon lui barrait la bouche comme le mors d'un cheval. Une deuxième silhouette, debout derrière le prisonnier, semblait s'affairer dans le fond du fourgon.
Langdon n'avait que quelques secondes pour agir.
Il s'empara de son arme et se débarrassa de sa veste, qu'il laissa tomber par terre. Elle ne ferait que le gêner et il ne voulait pas risquer d'abîmer le précieux manuscrit de Galilée.
Courbé en deux, il se déplaça sur sa droite et alla se poster derrière la fontaine, en face de la camionnette ouverte que lui
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masquait le rocher central. Espérant que le bruit de l'eau couvrirait celui de ses pas, il s'approcha du bord et entra dans le bassin.
L'eau glacée lui arrivait à la taille. Il traversa la pièce d'eau en serrant les dents. Le fond était recouvert d'une vase glissante, et d'une couche traîtresse de pièces de monnaies porte-bonheur jetées par les touristes. Il se demandait si c'était le froid ou la peur qui faisait trembler le pistolet dans sa main.
Arrivé au pied du rocher, il en fit le tour par la gauche en s'agrippant à toutes les aspérités qu'il rencontrait au passage.
Caché derrière un énorme cheval, il jeta un coup d'œil vers la camionnette. Le ravisseur de Vittoria, accroupi sur le plancher, les mains sous le corps du cardinal, s'apprêtait à le faire rouler dans la fontaine par la porte ouverte.
Langdon le mit en joue et émergea du bassin, dégoulinant, tel un cow-boy — aquatique — décidé à faire justice.
— Ne bougez pas!
Sa voix était plus ferme que sa main.
Le tueur leva la tête. Il sembla un instant décontenancé, comme s'il venait de voir apparaître un fantôme. Puis ses lèvres se tordirent en un méchant rictus et il leva les bras en l'air.
— Si vous le demandez...
— Descendez de votre camionnette.
— Vous m'avez l'air trempé.
— Vous êtes en avance, rétorqua Langdon en braquant son pistolet sur lui.
— J'ai hâte d'aller retrouver mon butin.
— Je n'hésiterai pas à tirer sur vous.
— Vous avez déjà hésité.
Langdon mit le doigt sur la détente. Le cardinal ne bougeait plus. Il agonisait.
— Détachez-le! ordonna Langdon.
— Que vous importe? C'est pour la femme que vous êtes venu. Ne prétendez pas le contraire...
Langdon lutta contre son envie d'en finir tout de suite.
— Où est-elle?
— En sûreté quelque part. Elle attend mon retour. Elle est vivante.
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Une lueur d'espoir.
— Dans le Temple de l'Illumination?
L'assassin sourit.
— Vous ne le trouverez jamais.
Le Temple existe toujours. Langdon n'en croyait pas ses oreilles.
— Dites-moi où il est, ordonna-t-il en le mettant en joue.
— L'endroit est resté secret pendant des siècles. Je n'ai moi-même été informé que très récemment de son emplacement. Je mourrai plutôt que de le révéler.
— Je le trouverai sans vous.
— Vous êtes bien arrogant!
— Je suis arrivé jusqu'ici, répliqua Langdon en montrant la fontaine.
— Vous n'êtes pas le premier. L'étape finale est plus périlleuse.
Langdon s'approcha. Ses pieds glissaient sur la mousse. Le tueur restait remarquablement calme, les bras en l'air, toujours accroupi derrière sa victime. Langdon visa sa poitrine.