Drakon dut marquer une pause, stupéfait. « Le cuirassé ?
— Bien entendu, affirma Iceni d’une voix sourde. Nous nous sommes efforcés de garder le secret sur son état, mais il n’y a probablement pas une âme dans notre système stellaire ni dans les systèmes voisins pour ignorer qu’il ne dispose encore que d’une équipe réduite et qu’il n’est toujours pas opérationnel, loin s’en faut. Ils comptent fondre sur le chantier naval, embarquer le cuirassé et le tracter jusqu’à chez eux pour le terminer.
— Ce que nous avons d’ailleurs fait nous-mêmes à Kane pour nous en emparer. »
Iceni lui décocha un regard agacé. « Je compte bien que notre propre raid sur ce cuirassé soit le dernier couronné de succès. Si le CECH suprême Haris cherche à devenir un potentat local, il aura besoin de davantage de puissance de feu, et il semble qu’il s’efforce de l’acquérir par les mêmes moyens que nous, en la confisquant à d’autres moins bien préparés pour la défendre. Comment a-t-il eu son croiseur de combat ?
— Avons-nous une petite chance de les vaincre avec ce qui nous reste ? » s’enquit Drakon.
Iceni secoua la tête avec impatience. « Même si la flottille de récupération n’avait pas embarqué la moitié de nos unités, triompher d’une force construite autour d’un croiseur de combat aurait été très épineux.
— Des suggestions ? demanda Drakon à Malin.
— Rien de bon, mon général, répondit le colonel. Nos forces mobiles sont tout bonnement surclassées. Nous pourrions tenter d’envoyer le cuirassé ailleurs et de l’y laisser jusqu’au départ de la flottille de Haris.
— Ne pourrions-nous pas le conserver à Midway tout en évitant sa flottille ?
— Aucun cuirassé ne saurait battre un croiseur de combat à la course, répondit Iceni. Il aurait tôt fait de le rattraper. Pareil si nous dépêchions le Midway dans un autre système stellaire. Tout le monde verrait en lui un atout formidable et rêverait de se l’arroger.
— Auquel cas la meilleure option qui s’offrirait encore à nous serait peut-être d’attirer le croiseur de combat près du cuirassé, puis de faire sauter le cuirassé en même temps que le croiseur, suggéra Malin.
— Ce n’est pas une option ! fulmina Iceni, le visage rouge de colère. Nous avons besoin de ce cuirassé.
— Madame la présidente, s’il n’existe aucun autre moyen d’empêcher Haris de s’en emparer, s’en servir pour éliminer son croiseur de combat lui interdirait au moins de nous menacer.
— Et quel profit en retirerions-nous si le Syndicat nous envoyait une autre flottille ? »
Malin hésita un instant puis secoua la tête. « Aucun, madame la présidente.
— Faire exploser ces deux vaisseaux serait sans doute une décision regrettable, mais quel autre choix avons-nous ? » demanda Drakon.
Iceni retourna sa fureur contre lui. « À vous de me le dire ! C’est vous le stratège expérimenté, général ! J’ai sans doute une modeste expérience des forces mobiles, mais ce n’était pas ma vocation.
— Je n’ai que celle des forces terrestres, fit remarquer Drakon en s’efforçant de s’exprimer d’une voix égale. Je suis déjà passé par cette situation où tous les choix qui s’offrent à vous sont défavorables. Il s’agit alors d’opter pour le moindre mal. Mais nous n’y pouvons rien changer. »
Elle le foudroya du regard puis détourna les yeux et se contraignit à respirer plus lentement pour se maîtriser. « Vous ne voyez aucun moyen ? »
Drakon eut le plus grand mal à dissimuler la surprise que lui valait son désappointement. L’aurait-il déçue ? Se serait-elle attendue à ce qu’il sorte d’autres forces mobiles de son chapeau pour sauver Midway ? « Je connais quelques principes de base sur les méthodes de combat. L’un d’eux affirme qu’opposer sa faiblesse, ou même sa puissance, à la force de l’ennemi est une erreur, et qu’il est toujours préférable d’opposer sa puissance à la faiblesse de l’ennemi.
— Comment cela pourrait-il s’appliquer ici ?
— Pas moyen. Des forces terrestres ne sauraient affronter des forces mobiles que si celles-ci se présentaient à elles et s’offraient à leurs tirs, et il n’y a aucune raison pour… » Il s’interrompit et chercha pourquoi cette dernière déclaration lui semblait si importante.
« Général ? interrogea Iceni en le scrutant.
— Madame la présidente, répondit Drakon en articulant très lentement tout en s’efforçant de mettre mentalement le doigt sur une idée qui s’obstinait à lui échapper, comment s’y prendra ce croiseur de combat pour tenter de s’emparer de notre cuirassé ?
— Il n’y a qu’une seule méthode, répondit Iceni. Envoyer une équipe d’abordage. Assez forte pour venir à bout de l’équipage restreint du cuirassé.
— Au moyen de navettes ?
— Non. Un croiseur de combat ne possède que quelques navettes. Elles ne suffiraient pas à convoyer assez d’assaillants. En outre, si le cuirassé disposait d’au moins quelques armes opérationnelles, ces navettes feraient des cibles faciles.
— Nous nous sommes pourtant servis de navettes pour capturer le cuirassé à Kane, fit observer Drakon.
— Et nous redoutions déjà qu’elles ne fussent détruites à leur approche, ajouta Iceni en frappant le dessus de la table de l’index pour ponctuer ses paroles. Nous nous en sommes servis parce que c’était nécessaire, mais nous savions aussi que nous risquions de les perdre. Je n’aurais certainement pas choisi cette méthode si j’avais été en mesure de lancer une attaque depuis mes vaisseaux plutôt qu’avec quelques navettes.
— Il faut donc une force capable de submerger très vite l’ennemi ?
— Oui. Exactement. Est-ce si différent des opérations des forces terrestres ?
— Non. » Drakon réfléchit un instant, le regard dans le vague. « Je n’ai jamais participé à un abordage. Continuez de me guider. Comment réagira le croiseur de combat ? »
Iceni haussa les épaules. « C’est assez simple en l’occurrence. Le cuirassé ne dispose ni d’armes opérationnelles ni d’un équipage assez nombreux pour le manœuvrer. Fuir serait stupide puisque le croiseur de combat le rattraperait sans peine. Le croiseur se rangera donc le long de son flanc et épousera tous ses mouvements, de sorte que les deux vaisseaux seront immobiles l’un par rapport à l’autre. Puis une équipe d’abordage franchira d’un bond l’écart qui les sépare, investira simultanément plusieurs des écoutilles principales, pénétrera dans le cuirassé par ces sas et submergera ses défenses. Le kapitan-levtenant Kontos et son équipage pourront certes se terrer dans les citadelles défensives de la passerelle, de la propulsion et de l’armement, mais les assaillants seront équipés de moyens permettant de les enfoncer en un très bref délai.
— Très près ? questionna Drakon. De quelle largeur, cet espace entre les deux bâtiments ?
— Une cinquantaine de mètres. Voire une centaine, selon la disposition du commandant du croiseur de combat à prendre des risques.
— Et de quelle importance l’équipe d’abordage ? »
Iceni écarta les bras. « Tout dépend. L’équipage d’un croiseur de combat se compose d’environ quinze cents personnes. La doctrine syndic en la matière fixe sans doute la composition d’une équipe d’abordage en fonction de la cible et de son état mais limite son nombre à la moitié de celui de l’équipage.
— Sept cents ? Huit cents au maximum ?
— Si du moins Haris se conforme au manuel. »
Malin avait compris où Drakon voulait en venir. Il afficha un mince sourire. « Sept cents commandos des forces mobiles en combinaison de survie et équipés d’armes de poing ?
— Ouais, fit Drakon. Dont peut-être quelques-uns des forces spéciales, mais ça ne représenterait au plus que deux pelotons.
— Un seul, rectifia Iceni. Et plus vraisemblablement des serpents de Haris que des soldats des forces spéciales. À quoi songez-vous, général ?
— Je suis en train de me dire, madame la présidente, que, si ça devait se solder par une opération d’abordage, nous aurions alors affaire à une situation où les forces terrestres pourraient bien rétablir l’équilibre. » Drakon se pencha. « Si ce cuirassé avait fait le plein en personnel des forces mobiles, nous ne pourrions pas y entasser des gens des forces terrestres en cuirasse de combat. Mais il est pratiquement désert. Il y a de la place pour des soldats. Et, si ce croiseur de combat peut faire franchir l’espace entre les deux vaisseaux à son équipe d’abordage, mes fantassins peuvent parfaitement faire de même en sens inverse.
— Ce n’est pas simple. » Iceni se mordit les lèvres, le regard calculateur. « Mais ça reste jouable. Les gens de mes forces mobiles peuvent exposer aux vôtres les défenses dont disposerait un croiseur de combat dans le cas d’une telle contre-attaque. Il faudrait également que ce soit une surprise complète. Le croiseur de combat devra ignorer qu’un grand nombre de nos soldats les guettent sur le cuirassé.
— Six jours. » Drakon se tourna vers Malin. « Ça peut se faire ? Pouvons-nous embarquer un nombre conséquent de fantassins à bord du cuirassé avant que la flottille de Haris ne s’en approche assez pour observer nos préparatifs ? »
Malin effectua mentalement quelques opérations, le regard voilé, puis il hocha la tête. « Je vais devoir obtenir la confirmation de mon évaluation, mon général, mais nous devrions y arriver, du moins si nous réussissons à placer assez vite nos gens en orbite. Un cargo aménagé en transport de passagers se prépare à partir en ce moment même. Si les vaisseaux de la présidente voulaient bien lui signifier de retarder son départ, nous pourrions l’utiliser. »
Iceni se tourna vers Togo. « Préviens le centre de contrôle orbital que le cargo doit rester en orbite. » Elle pivota de nouveau vers Drakon. « Vous n’avez aucune expérience des opérations d’abordage, n’est-ce pas ?
— Aucune. M’est avis pourtant que nous devrions tenter ce stratagème et m’en laisser malgré tout le commandement. »
Iceni baissa la tête, les coudes en appui sur la table et le front reposant contre ses poings. Elle garda le silence un instant. « Parce que c’est notre dernière chance ou parce que ça pourrait marcher ? finit-elle par lui demander.
— Ce n’est pas notre seule option. Comme l’a fait observer le colonel Malin, nous pourrions encore faire exploser les deux vaisseaux. Mais il me semble qu’une manœuvre destinée à contrecarrer l’abordage pourrait réussir. Si ce que vous m’avez dit de la façon dont s’y prendrait le croiseur de combat est exact, ça vaut la peine d’essayer.
— Et si Haris cherche seulement à détruire notre cuirassé ? »
Drakon rumina la question. La perspective ne l’enchantait guère. « Nous serions cuits.
— Nous le perdrions, avec tous ceux qui seraient à bord. L’équipage, les fantassins et leur commandant sur le terrain. Nous ne pouvons pas nous permettre de vous perdre, général. »
Drakon se radossa à son siège en arquant les sourcils. « Était-ce là un nous de majesté ?
— Si vous préférez le voir ainsi. » Elle lui fit les gros yeux. « Si vous périssiez là-bas, qui se substituerait à vous en tant que commandant des forces terrestres ? Et de codirigeant ? Je ne suis pas stupide, général. Je sais que tous ceux qui vous sont fidèles ne me suivraient pas. Quelqu’un d’autre doit commander cette opération.
— Ça fait chaud au cœur de savoir que vous ne tenez pas à ce qu’il m’arrive malheur, mais de là à me donner des ordres…
— Je ne peux pas vous faire entendre raison ni non plus vous contraindre à m’obéir, mais je sais que ce ne sera pas nécessaire. » Elle le désigna d’un coup de menton. « Vous êtes assez intelligent pour comprendre que j’ai raison. »
Drakon détourna les yeux en fronçant les sourcils. Brillant. Elle fait l’éloge de mon intelligence quand je tombe d’accord avec elle, de sorte que si je me rebiffe je passe pour un crétin.
Le colonel Malin s’éclaircit la voix. « Mon général, le colonel Gaiene a mené au moins une opération d’abordage.
— Vraiment ? » Drakon y réfléchit, reconnaissant à Malin de lui avoir offert cette porte de sortie. « Il serait dans son élément. Ses qualités y feraient merveille.
— Le colonel Gaiene ? s’enquit Iceni, glaciale. Ses qualités ? Cette opération exigerait-elle l’absorption d’énormes quantités d’alcool et la subornation de la première femme qui passerait à la portée du commandant ? »
Drakon la dévisagea en secouant la tête. « Conner Gaiene sait se fixer des limites. Il correspond aussi très exactement à ce qu’exige cette opération.
— J’ai du mal à le croire.
— Vous savez ce qui a fait de lui ce qu’il est. Et comment il s’est comporté à Taroa. » Drakon posa le poing entre eux sur la table. « Je ne l’écarterai pas. »
Iceni le fixa longuement. « Parce qu’il ne survivrait pas longtemps privé des responsabilités qui le rattachent encore plus ou moins à l’homme qu’il était naguère ? » finit-elle par demander.
Drakon hésita un instant puis esquissa un geste délibérément vague. « Parce qu’il en est capable, qu’il est le plus apte à mener cette mission à bien.
— Si le colonel Rogero était là, je vous contredirais peut-être. Qu’en est-il du colonel Kaï ?
— Kaï n’a aucune expérience en matière d’opérations spatiales », répondit Malin.
Iceni contempla le pont quelques secondes puis hocha la tête. « Très bien. Gaiene, donc. » Elle se pencha, les yeux braqués sur Drakon, et reprit à voix basse : « Vous avez trop d’accidentés de la vie dans vos rangs, général.
— C’est souvent l’effet de la guerre sur les gens, répondit-il de la même voix sourde.
— Sur vous aussi ?
— Hélas oui ! »
Elle se rassit sans le quitter du regard. « À moi d’en décider, donc.
— Pourquoi ?
— Il s’agit des forces mobiles. Si nous nous y résolvons, l’opération impliquera sans doute beaucoup de vos gens, mais, en dernière analyse, elle restera une intervention des forces mobiles. Nécessairement sous ma responsabilité. »
Drakon eut un sourire torve. « Ce n’est certainement pas en vous élevant dans la hiérarchie des CECH syndics que vous l’aurez appris.
— À assumer la responsabilité des décisions que je prends ? Non. Je n’ai effectivement pas appris cela du Syndicat. » Elle poussa un soupir. « Marchons comme ça. »
Drakon se tourna à nouveau vers Malin. « Contacte le colonel Gaiene. Annonce-lui qu’une bonne partie de sa brigade doit se préparer à décoller pas plus tard qu’hier. Cuirasse de combat intégrale, vivres et fournitures pour deux semaines. De combien de transports de troupes disposons-nous ?
— Nous avons beaucoup de navettes, répondit Malin.
— A-t-on demandé au cargo de rester en orbite ? demanda Iceni à Togo.
— Oui, madame la présidente. » Pas moyen de dire ce que Togo pensait du plan qu’on venait d’arrêter. « Il était censé partir pour Kahiki dans une heure, mais on lui a ordonné de repousser son départ. Le patron du cargo a déposé une plainte.
— Oh, le pauvre chou ! Une plainte. » Iceni éclata de dire. « Annonce à ce patron que son cargo vient d’être réquisitionné et qu’il peut l’accepter de bonne grâce, avec une chance de récompense à la clef, ou bien… »
Togo faillit sourire. « Ce patron comprendra certainement les conséquences que pourrait lui valoir un refus d’une offre présidentielle.
— Mon général, reprit Malin en relevant les yeux de sa tablette de données, si nous finissons de charger le cargo en moins de huit heures, il devrait pouvoir atteindre la géante gazeuse avec un jour d’avance.
— Alors voyons combien nous pouvons y entasser de fantassins en huit heures, ordonna Drakon. Et débarque de son bord tout le matériel et le personnel dont nous n’aurons pas l’usage. »
Une fois Malin parti transmettre les ordres, Drakon brandit une main comminatoire pour retenir Iceni. « Pouvons-nous parler en privé ? »
Elle regarda Togo puis montra la porte. Togo hésita mais finit par opiner et sortir. « Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda-t-elle.
— J’aimerais savoir ce qui se passe depuis quelques jours. Quelqu’un vous aurait-il dit que j’ai fixé moi-même cette bombe sous votre bureau ? »
Iceni eut un sourire dénué de toute gaîté. « Naturellement, répondit-elle. Toutefois, je ne dispose d’aucune preuve permettant d’étayer cette accusation.
— Vous avez l’air d’y ajouter foi, déclara Drakon d’une voix plus rogue qu’il ne l’aurait souhaité.
— Je… Pourquoi dites-vous ça ?
— À cause de votre comportement envers moi, répondit-il brutalement. Écoutez, que vous ne m’aimiez pas, je peux encore comprendre. Si ça doit se passer comme ça, tant pis. Mais je croyais que nous pouvions au moins travailler ensemble. »
Iceni soutint son regard, perplexe. « Vous croyez que je ne vous aime pas ?
— Je ne suis pas débile.
— Nous pourrions être furieusement en désaccord sur ce point, général.
— Quoi ? »
Iceni soupira puis leva les yeux au ciel comme pour quêter l’aide des divinités auxquelles on leur avait appris à ne pas croire, avant de reporter le regard sur son vis-à-vis. « Je ne vous hais pas.
— Quoi ? répéta Drakon. Vous ne me haïssez pas ?
— C’est ce que je viens de dire.
— Pourriez-vous m’expliquer ce que cela signifie ?
— Que nous pouvons travailler ensemble, affirma Iceni, l’air exaspérée. Vous ne pouvez tout de même pas être aussi bête, Artur ! »
Essaierait-elle de me mettre en colère ? Un déclic se produisit dans la tête de Drakon. « Minute ! Si vous ne me haïssez pas…
— Ô mes ancêtres, sauvez-moi ! » s’écria Iceni en levant de nouveau les yeux au ciel. Elle fusilla Drakon du regard. « Je dois être encore plus bête que vous ! »
La fureur de Drakon s’exacerbait en réaction à celle d’Iceni. « De quoi diable voulez-vous parler ?
— Peut-être en prendrez-vous conscience quand nous serons morts tous les deux ! Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, nous avons un cuirassé à sauver ! »
Elle sortit en trombe, l’abandonnant à sa stupeur.
« Ç’aurait dû me revenir, se plaignit Morgan.
— Gaiene s’en sortira parfaitement, déclara Drakon.
— Lui et ce morveux sur le cuirassé ? »
Drakon la dévisagea, le flanc gauche de son menton plaqué à son poing fermé. « Tu n’aimes pas Kontos ? J’avais cru comprendre que tu entretenais avec lui de longues conversations. »
Au lieu d’adopter une mine penaude, Morgan se borna à sourire. « Je flirte seulement avec lui comme une folle.
— Flirt est un mot bien innocent, fit remarquer Drakon.
— Peut-être est-ce un poil plus poussé. Je veux que ce gamin s’intéresse à moi, qu’il se plie à tous mes desiderata, comme à tous les vôtres, pour manœuvrer ce cuirassé.
— Chercherais-tu à retourner Kontos contre Iceni ? » Quelque part en son for intérieur, là où il regardait la dure réalité et ses exigences en face, il voyait sans doute l’avantage d’une telle tactique. Mais l’homme en lui qui connaissait et fréquentait Gwen Iceni repoussait fiévreusement l’idée de saper son autorité en manipulant un officier de ses forces mobiles.
D’un autre côté, si Morgan y parvenait, il faudrait en informer Gwen. Elle se conduisait à la fin de la discussion comme si je l’agaçais, mais elle n’en a pas moins besoin de mon soutien comme moi du sien.
« Comment se déroule ton plan ? » demanda-t-il.
Morgan eut un geste indécis de la main. « Il est encore en chantier. Si j’arrive à me retrouver seule à seul avec lui, je me crois parfaitement capable de faire oublier Sa Royale Majesté la présidente à ce jeune garçon innocent. »
Drakon secoua la tête en s’efforçant de dissimuler la réaction que lui inspiraient ces paroles. « Ces stratagèmes me mettent toujours mal à l’aise.
— En réalité, Kontos n’aura droit à rien, poursuivit Morgan en souriant. Ce n’est qu’en leur faisant miroiter cet espoir qu’on peut obtenir des hommes qu’ils commettent les pires âneries. » Comme si elle se rendait compte que Drakon risquait d’y voir une allusion ironique à ce qui s’était passé à Taroa, le sourire de Morgan s’effaça brusquement. « En outre, je ne suis pas une Marie-couche-toi-là, quoi qu’ait pu vous en dire cette vermine de Malin.
— Le colonel Malin est absent de cette conversation et il n’a jamais proféré de telles accusations. » Compte tenu de son inimitié envers Morgan, il n’en reste pas moins étrange qu’il n’ait jamais sous-entendu qu’elle était une traînée, encore que Malin ne me paraît pas homme à se servir sans preuves d’une arme aussi nauséabonde contre une femme. Peut-être a-t-il tenté de la tuer lors de cet incident survenu en orbite, si, comme il le prétend et en dépit de l’invraisemblance d’un tel comportement de sa part, il ne l’a pas plutôt sauvée d’un autre assassin, mais jamais il ne l’a traitée de catin. Il faut croire que sa maman l’a bien élevé. « Même si tu ne fais qu’agiter sous son nez une promesse que tu n’as pas l’intention de tenir, ce subterfuge m’évoque un peu trop les méthodes qu’employaient les serpents pour piéger les gens. »
Morgan haussa les épaules. « Devrait-on se priver d’une tactique intelligente au prétexte que l’ennemi l’a initiée ? Obtenir le contrôle effectif de ce cuirassé nous serait formidablement utile, mon général. Vous ignorez encore qui a lâché des assassins sur vous, et peut-être aussi sur moi, mais vous ne pouvez pas exclure la possibilité que notre présidente cherche à réduire le nombre de ses rivaux. Si vous tenez absolument à ce que Gaiene dirige cette opération, ça me va très bien. Mais permettez-moi de l’accompagner pour me livrer sur Kontos à des… euh… manœuvres rapprochées, et à l’intéresser à nos véritables objectifs.
— Sans vouloir te vexer, Roh, cette tactique n’a pas été très payante quand tu l’as essayée sur Black Jack. »
Morgan eut un ricanement méprisant. « Ce pot de colle de Malin était là pour me mettre des bâtons dans les roues. Et aussi cette bonne femme avec qui Black Jack couche de toute évidence. Sans Malin, j’aurais séduit Black Jack. Sa pétasse de l’Alliance n’avait rien de spécial. »
Drakon éclata de rire. « C’était le commandant d’un croiseur de combat. Et son épouse.
— Sa femme ? » Morgan arqua un sourcil. « Quand est-ce arrivé ?
— Il n’y a pas très longtemps, j’imagine.
— Il finira par s’en lasser. Bon ! Et pour le petit Kontos, on fait quoi ? »
Ça ne me plaît pas, et je ne tiens nullement à aggraver encore les soupçons que Gwen nourrit déjà à mon encontre. Je dois donc formuler ma réponse en termes que Morgan puisse comprendre. « Voici ce qu’on va faire, colonel. Si tu fais à Kontos des avances explicites et qu’il ne mord pas à l’hameçon, mais qu’il va au contraire rapporter à ses supérieurs, où est-ce que ça nous mène ? Tu seras sur son vaisseau. Il pourra enregistrer tout ce que tu diras et feras, même si vous vous retrouvez ensemble dans un compartiment soi-disant sécurisé. »
Morgan se rembrunit. « Il pourrait effectivement s’y résoudre. Rien que pour se protéger. Si ça arrivait, nos plans seraient dévoilés.
— J’ai pourtant besoin de toi là-bas, ajouta Drakon. Tu as raison de dire qu’il faut absolument débusquer l’instigateur de l’attentat qui a failli nous éliminer tous les deux. Tu es la mieux placée pour mener cette mission à bien.
— Et comment ! Mais le commanditaire a fichtrement bien effacé sa piste. » Radoucie par l’éloge de Drakon, Morgan salua allègrement. « Mais je le retrouverai, quel qu’il soit.
— Et tu viendras ensuite m’informer de son identité, afin que nous décidions de ce que nous allons faire de lui. Entendu ?
— Entendu, mon général, répondit Morgan en souriant de nouveau.
— Surtout si tu crois que le colonel Malin ou la présidente Iceni ont trempé dans cet attentat, insista Drakon en lui décochant son plus dur regard. Rien ne doit arriver à la présidente. »
Le sourire de Morgan ne vacilla pas. « Non, mon général. »
« Madame la présidente, on a remonté la piste des explosifs militaires utilisés dans la bombe qu’on a trouvée dans votre bureau jusqu’à l’armurerie d’une sous-unité de la brigade commandée par le colonel Rogero de la division du général Drakon, rapporta Togo sans s’émouvoir.
— Quelqu’un a bien dû les fournir », fit remarquer Iceni. Ils se trouvaient dans son bureau, assez bien sécurisé pour qu’on pût y parler. L’écran montrait une traînée de navettes s’élevant d’un des camps de Drakon vers un cargo en orbite.
Togo faisait face à la table de travail ; il hocha la tête. « Des interrogatoires sont en cours pour déterminer l’identité de ceux qui les ont livrés et sous quel prétexte. Cela étant, un sergent du matériel a été retrouvé mort dans ses quartiers avant le début des interrogatoires. Son décès serait dû à une overdose d’une drogue illicite connue sous le nom d’extase.
— Une overdose ? Avant qu’on le questionne ? Bien commode pour certains, non ? Qui pouvait savoir qu’on allait procéder à l’interrogatoire de ce personnel ?
— Le bureau du général Drakon a été prévenu vingt minutes avant que notre équipe n’arrive à l’armurerie, répondit Togo.
— Vingt minutes ? Qui a bien pu avertir de cette descente si longtemps à l’avance ? s’enquit Iceni. Dois-je superviser moi-même les plus simples interventions des services de sécurité ?
— Le personnel chargé des interrogatoires a été retardé par une panne de son véhicule, expliqua Togo, toujours aussi impassible. J’assume toute la responsabilité de ce fiasco.
— Ça ne nous ramènera pas ce sergent ni ce qu’il savait. » Iceni se rejeta en arrière et se frotta la bouche de la main pendant qu’elle réfléchissait. « Mais peut-être ne savait-il strictement rien. N’oublie pas que j’ai une certaine expérience des forces mobiles. En dépit des contrôles les plus sévères, il est toujours possible de se procurer par des moyens licites la petite quantité d’explosifs nécessaire à la confection de cette bombe. Il suffit d’en retirer plus que de besoin en vue d’entraînement ou de démonstration. »
Le sous-CECH qui lui avait enseigné de tels subterfuges pour éliminer ses rivaux était un homme charmant qui s’était autoproclamé son mentor et avait cherché à la mettre dans son lit plutôt par la ruse que par la force. Sans doute serait-il parvenu à ses fins si sa propre femme ne les avait pas fait exploser, lui et sa couche, à cause d’une autre femme. Au final, il avait inculqué à Gwen plus de leçons qu’il ne l’avait prévu.
« Le fait demeure, madame la présidente, insista Togo. La piste des explosifs remonte jusqu’aux services du colonel Rogero, un fidèle du général Drakon.
— Et tu ne trouves pas ça suspect ? demanda Iceni d’une voix glaciale. Aucun de ces deux hommes n’est stupide. » Encore que tu ne pourrais certainement pas le déduire de la conduite évaporée de Drakon dans certaines affaires personnelles. « Se procurer des explosifs à une source permettant de remonter directement jusqu’à eux ? Le plus bas du front des hommes de main serait assez avisé pour éviter de laisser pointer dans sa propre direction un tel doigt accusateur.
— Peut-être était-ce précisément le but de la manœuvre, suggéra Togo au terme d’un bref silence. Ils savaient que vous y verriez un amateurisme indécrottable, de sorte qu’en se débrouillant pour que ces preuves les désignent ils vous convaincraient de leur innocence. »
Iceni éclata d’un rire sarcastique. « On ne trouve ces machinations-là que dans les mauvais romans policiers. Drakon est un commandant chevronné. Il sait qu’il est insensé de baser ses plans sur la présomption que l’adversaire réagira exactement comme on l’espère et que, plus vos espérances sont alambiquées, moins il y a de chances pour qu’il prenne les décisions qu’on attend de lui. Que peux-tu me dire encore du déclencheur de cette bombe ?
— Comme je vous l’ai dit, madame la présidente, il était syntonisé sur vos caractéristiques biométriques et dirigé sur votre fauteuil de bureau. »
Elle se redressa en fixant Togo d’un œil dur. « Alors comment as-tu pu la détecter depuis la porte ? »
Il n’hésita pas une seconde : « Une fuite du guide d’ondes. Pas plus grosse qu’une pointe d’épingle, mais permettant à un signal d’irradier vers l’arrière et latéralement.
— Je vois. Quelle chance ! Y a-t-il d’autres indices accusant le général Drakon de cet attentat ou laissant entendre que l’officier de l’Alliance en était également la cible ?
— Non, madame la présidente. La plupart des partisans de La Parole au Peuple ont donné la preuve qu’ils n’étaient pas avertis des actions entreprises par les plus radicaux de leurs complices. D’autres ont disparu, bien que les restes attribués à quelques-uns semblent indiquer qu’ils ont été victimes de leur ceinture d’explosifs. Trois des cadavres étaient dus à l’injection de nanos.
— Les mêmes qui ont tué celui qu’avait capturé le colonel Morgan ? »
Togo s’était manifestement tendu à l’énoncé de ce dernier nom, mais sa voix resta égale : « Oui, madame la présidente.
— Je m’attends à de meilleurs résultats dans les deux cas, et le plus tôt possible. Il faut absolument éliminer ces menaces internes. Nous avons déjà assez de menaces extérieures sur les bras. » Son regard se reporta sur l’écran : les navettes atteignaient l’orbite ou retombaient vers la surface.
« Madame la présidente, reprit Togo, puis-je suggérer que l’attentat visant le général Drakon avait été mis en scène ? Qu’il ne doit sa survie qu’à l’ordre donné à ses agresseurs de l’épargner ?
— Entends-tu par là qu’il l’aurait organisé lui-même ? Qu’on voulait réellement tuer l’officier de l’Alliance et elle seulement ?
— Ce n’est pas exclu. Le capitaine Bradamont avait déjà travaillé avec la kommodore Marphissa et pouvait donc être regardée comme appartenant à votre bord. En outre, vos liens étroits avec Black Jack sont de notoriété publique.
— Qu’est-ce que ça… Et si cet attentat n’avait visé que le colonel Morgan ? » Nous n’allons pas débattre de ma vie personnelle. Quant au reste, c’est toi qui as ouvert cette boîte de Pandore. Dis-moi où tu crois que ça nous mène.
Togo marqua une pause de quelques secondes. « Si tel avait été le cas, madame la présidente, alors il est bien dommage qu’il ait échoué, pour ne parler strictement que de votre sécurité personnelle. »
Iceni faillit sourire, mais elle se reprit à temps. « Si tu trouves autre chose, fais-le-moi savoir aussitôt. »
Togo parti, elle se remit à observer les navettes. Moins de six jours pour organiser tout ça ! Le cargo devrait normalement quitter l’orbite dans l’heure.
Elle reporta les yeux sur le portail de l’hypernet proche des marges du système. Marphissa et sa flottille devaient encore être en route pour Indras. Elles n’en reviendraient que lorsque le problème de la flottille de Haris aurait été résolu, n’apprendraient qu’à leur retour si le cuirassé Midway était encore là pour accueillir ces milliers de matelots tant attendus de l’ancienne flottille de réserve. Pourvu toutefois que la flottille de récupération atteigne Varandal sans encombre, parvienne à convaincre les autorités de l’Alliance de lui remettre les prisonniers et regagne ensuite Midway en un seul morceau.
Tandis qu’ici même, quelqu’un (ou quelques-uns) avait tenté de les assassiner séparément, le général Drakon et elle, ou, au moins, de faire accroire qu’on s’était efforcé de les éliminer tous les deux, voire qu’ils cherchaient à se liquider l’un l’autre.
« Madame la présidente ? » L’appel provenait de son canal de com habituel. « Les équipes des médias sont arrivées pour recueillir votre déclaration concernant les élections aux fonctions politiques subalternes. On risque de vous poser des questions. »
Iceni soupira et transmit sa réponse. « Parfait. Faites-les entrer et dites-leur bien que je ne répondrai qu’à celles que je jugerai acceptables. »
Si scabreuses qu’elles fussent, ces questions le seraient sûrement moins que celles qui la hantaient.
« Je n’aime pas ça », se plaignit le kapitan Stein. Son visage n’était pas moins contrit que sa voix. Son croiseur lourd (un des deux qui orbitaient autour de la géante gazeuse pour protéger le cuirassé Midway et l’installation orbitale à laquelle il était amarré) ne se trouvait qu’à deux secondes-lumière du chantier spatial où se tenait Gaiene, de sorte que la conversation ne souffrait d’aucun retard.
Le colonel Conner Gaiene haussa les épaules comme pour s’excuser, en même temps qu’il montrait les paumes, geste traditionnel signifiant depuis toujours « qu’est-ce qu’on y peut ? » « Vous faites seulement mine de fuir.
— Si nous n’en avions pas reçu l’ordre de la présidente en personne, le Griffon et le Basilic resteraient près de l’installation pour combattre ! »
Avait-il jamais été aussi exalté que cette kapitan Stein ? Gaiene avait le plus grand mal à se le rappeler. À l’instar de nombreux officiers des forces mobiles, elle était très jeune pour son grade. Les plus anciens des gradés avaient souvent connu un sort douloureux lors de la rébellion de Midway contre le Syndicat. « Ne partez pas trop loin. Nous aurons peut-être besoin de vous pour chasser les quatre avisos qui escortent le croiseur de combat.
— Nous ne ferons pas que les chasser, promit Stein. Ne vous laissez pas circonvenir par Kontos, ajouta-t-elle.
— Bon, je sais bien que le kapitan-levtenant a été promu rapidement, kapitan, mais n’est-ce pas notre cas à tous ? »
Stein sourit. « Pas vous, des forces terrestres. Vous auriez dû supprimer davantage de vos supérieurs.
— J’en faisais partie, lui rappela Gaiene. Et ma place dans la chaîne de commandement me convient parfaitement. Si jamais vous descendez à la surface, faites-moi signe et on en discutera devant un verre. »
Stein afficha un instant une expression interloquée, façon serait-il en train de me draguer ? puis elle décida visiblement que Gaiene ne parlait pas sérieusement. « À notre position actuelle, en orbite autour de la géante gazeuse, le saut jusqu’à nous depuis Mauï est de deux heures-lumière et demie. Nous attendrons au moins trois heures après avoir vu arriver la flottille ennemie, qui, à ce moment-là, devrait avoir adopté un vecteur indiquant clairement qu’elle se dirige dans cette direction, puis nous feindrons de détaler et de vous abandonner à votre triste sort.
— Ne cherchez surtout pas à vous en prendre à ce monstre en mon nom, l’avisa Gaiene. Je ne tiens pas à prononcer un discours dans le style Hélas, pauvre Griffon ! »
Stein s’esclaffa, soit parce qu’elle avait compris la plaisanterie, soit parce qu’elle était polie. Il avait remarqué qu’au fil des ans les jeunes femmes s’étaient mises à le traiter poliment, ce qui est très mauvais signe pour un homme aux arrière-pensées libidineuses. Au moins, se dit Gaiene alors que Stein mettait fin à la communication, n’en sont-elles pas encore à rire de moi. Il est encore temps, avant d’en arriver là, de mourir honorablement au combat ou de périr d’une mort déshonorante des mains d’un mari enragé. Dans quel délai cesserai-je enfin de m’inquiéter de la fin qui m’est réservée ?
« Ils sont là. » Le lieutenant-colonel Safir, qui avait été promue commandant en second de la brigade quand le lieutenant-colonel Lyr s’était vu attribuer le commandement du chantier spatial de Taroa, appuya sur une touche pour activer un écran proche.
Le colonel Gaiene inclina légèrement la tête de côté comme pour étudier soigneusement l’image. « Rien que quelques taches de lumière.
— Je peux zoomer dessus. » Les minuscules points lumineux grossirent et s’épanouirent en ces silhouettes fuselées de squales que les forces terrestres avaient appris à craindre et à haïr. Un requin plus volumineux ouvrait la route à quatre formes plus petites, qui suivaient dans son sillage comme autant de rémoras.
« Notre cible, lâcha Gaiene. Pourquoi me suis-je porté volontaire pour cette mission ?
— Jamais de la vie, fit remarquer Safir. Aucun de nous n’est volontaire. On nous l’a ordonné, voilà tout.
— Vous êtes sûre ? »
Safir sourit. Son badinage ne la troublait pas : elle savait reconnaître quand Gaiene était sérieux et quand il cherchait à réprimer ses émotions, et elle lui avait bien fait comprendre qu’elle n’était nullement intéressée par une relation plus intime avec lui si d’aventure il osait enfreindre les ordres de Drakon lui intimant de se tenir à l’écart de ses subordonnées. Tout bien pesé, Safir faisait un second très estimable.
« Quand ce cargo est-il parti ? demanda-t-il.
— Ça fait six heures. » Elle pointa la partition de l’écran montrant l’espace environnant. « Il se contente de caboter comme s’il n’était qu’un transport de fret rentrant chez lui. On a embarqué en douce le dernier soldat et la dernière pièce de matériel il y a cinq heures.
— Bien joué ! » Gaiene se fendit d’une extravagante révérence. « Nos nouveaux amis d’Ulindi n’y verront que du feu.
— Rien qu’un cuirassé pas encore opérationnel, pratiquement désert et mûr pour la cueillette, tempéra Safir en reluquant Gaiene d’un œil sceptique. Quelles sont nos chances, selon vous ?
— Si l’ennemi est en confiance ? Pas mauvaises du tout. Et nous lui avons donné toutes les raisons de se montrer confiant, d’autant que, même si nous avions été prévenus un ou deux jours à l’avance, cette confiance aurait encore été justifiée et le cuirassé serait perdu. » Gaiene fit la moue, pensif. « Il n’empêche qu’il nous faudra agir prudemment et veiller à dispatcher convenablement nos gens, de manière à fournir à nos invités un accueil correct à leur arrivée. À quelle vélocité progressent-ils ?
— 0,1 c. Les forces mobiles trouvent ça normal.
— C’est leur terrain de jeu, après tout. » Gaiene reporta le regard sur les silhouettes fuselées et les données concernant leurs vecteurs qui s’affichaient dessous. « S’ils n’altèrent pas leur vélocité, il nous restera plus d’un jour standard pour nous y préparer. » Safir sourit derechef.
« Ça fait bizarre de regarder l’ennemi fondre ainsi sur vous pendant vingt-quatre heures. Comme s’il était pris dans la gélatine et ne se mouvait que très lentement.
— Alors qu’en réalité il est dans le vide et progresse très rapidement. » Gaiene se tourna vers Safir. « Vous n’avez jamais participé à une manœuvre d’abordage, n’est-ce pas ?
— Une seule. J’étais encore cadre subalterne. Ça fait un bail.
— Ç’a duré beaucoup trop longtemps pour nous tous », déclara Gaiene en feignant la tristesse. Le sous-entendu à peine voilé arracha un sourire à Safir. « Mais nous parlions d’opérations militaires, pas de problèmes personnels. Dans le vide, nous autres des forces terrestres ne sommes pas dans notre élément. L’espace est trop grand, tout s’y passe trop vite et de manière par trop singulière par rapport aux opérations au sol, que ce soit sur une planète, un astéroïde ou une installation orbitale. Nous allons donc réduire au minimum le temps que nous y passerons durant l’engagement. Nous combattrons d’abord ici, sur ce vaisseau, puis là-bas sur l’autre. Simple comme bonjour.
— Sauf que tout ce qui est simple est très difficile{Allusion à une citation connue de Clausewitz.}. »
Gaiene hocha la tête d’un air approbateur. « Vous avez lu vos classiques. Très bien. Comptez-vous commander cette brigade ? »
Safir sourit de nouveau, mais lentement. « Commandant en second me va très bien.
— C’était aussi mon cas. » L’ex-commandant de la brigade était mort au cours de la même opération que… Gaiene sentit de nouveau les ténèbres s’abattre sur son esprit et s’efforça de changer de sujet de conversation. « Revenons au moment où tout le monde devra prendre position à bord de cette vaste unité mobile. Je veux que toute la brigade soit prête une heure avant que l’ennemi ne frappe à la porte.
— À vos ordres, mon colonel. » Safir afficha sur son écran un plan en coupe du cuirassé et ils se mirent au travail.
L’équipage d’un cuirassé se compose d’ordinaire d’un millier de personnes. Voilà peu, il ne s’en trouvait encore que deux cents à bord du Midway, dont une majorité d’équipementiers et de techniciens de la construction. Sans doute auraient-ils pu opposer une certaine résistance à l’équipe d’abordage que risquait de leur dépêcher un croiseur de combat, mais sans aucune chance de succès.
Cela étant, un vaisseau de guerre capable d’abriter un équipage de mille personnes pouvait parfaitement héberger deux mille soldats, et cela sans qu’ils eussent besoin de trop se tasser.
« Les derniers équipementiers ont quitté le Midway pour se mettre à l’abri dans la station orbitale, annonça au colonel Gaiene un kapitan-levtenant Kontos à l’apparence décidément juvénile. Si le croiseur de combat se livre bien à la manœuvre que j’attends, en freinant brutalement à haute vélocité, il devrait se retrouver à nos côtés dans un peu moins d’une heure. »
Comme ses soldats, Gaiene était en cuirasse de combat et attendait en position à l’intérieur du cuirassé. Il soupesa le jeune kapitan-levtenant Kontos d’un œil approbateur, que ne venait teinter aucune trace de nostalgie ni de mélancolie. Lui aussi avait été naguère aussi jeune et exalté. Ça faisait une éternité, lui semblait-il, mais, de temps en temps, quelqu’un de la trempe de Kontos le lui remettait en mémoire. « Les équipementiers ont-ils joué la panique de façon convaincante ? demanda-t-il.
— Si je n’avais pas su que c’était une comédie, j’y aurais cru moi-même, répondit gaiement Kontos. Entre nous, j’en soupçonne quelques-uns de s’être réellement affolés.
— Vous ne vous trompez sans doute pas.
— Le Griffon et le Basilic ne sont qu’à deux minutes-lumière. Ils ont vraiment l’air de guetter le premier prétexte venu pour détaler à toutes jambes. Ces deux croiseurs ont reçu du CECH suprême Haris une proposition les exhortant à se rallier à ses troupes, assortie de promesses d’enrichissement, d’avancement et de bonheur dépassant tout ce dont on peut rêver. »
Gaiene sourit encore mais seulement du bout des lèvres. Quiconque aurait sondé son regard se serait rendu compte que rien ne venait l’égayer. « Ça paraît tentant.
— M’étonnerait que ça tente Griffon et Basilic, répondit Kontos le plus sérieusement du monde. Le personnel des forces mobiles encore à bord du Midway s’est désormais retranché dans ses citadelles. Nous les fermerons hermétiquement dès que le croiseur de combat approchera. » Kontos semblait en plein désarroi. « J’aimerais pouvoir épauler davantage votre action, mais, si nos quelques armes opérationnelles s’avisaient de faire feu, elles risqueraient de toucher vos soldats.
— Et le croiseur de combat riposterait, affirma Gaiene. Nous ne tenons pas à voir démolir votre joli vaisseau tout neuf. Notre présidente n’aimerait pas ça et je tiens à rester dans ses petits papiers.
— La présidente Iceni est un grand leader », répondit Kontos.
Il y croit sincèrement. Peut-être a-t-il raison. Ce qu’il ne voit pas, sans doute par manque d’expérience, c’est que même les grands leaders peuvent conduire un peuple au désastre. Heureusement, ce ne sera pas le cas de celle-ci. La présidente Iceni est une femme intelligente. Dommage qu’elle ne m’ait jamais fait d’avances. De mon côté, je ne m’y risquerais pas. Si elle ne me tuait pas, Drakon s’en chargerait. « Elle est effectivement impressionnante, renchérit-il à haute voix.
— Oui. » La voix de Kontos trahissait son respect.
Il vénère cette femme. Le pauvre garçon. J’espère que la collision avec la dure réalité ne laissera pas en lui un cratère trop profond.
« J’ai reçu une autre transmission du croiseur de combat », rapporta Kontos. Sa voix avait repris un rythme boulot-boulot.
« Pour vous offrir à votre tour richesse, promotion et… ?
— Non. Je n’ai reçu aucune proposition de cette sorte, sans doute parce que le commandant ennemi sait que je ne trahirai jamais notre présidente. »
Ou peut-être parce qu’il ne voit pas l’intérêt de t’offrir quoi que ce soit, puisqu’il voit en ce cuirassé un fruit mûr qu’il ne lui reste plus qu’à cueillir. « Que dit le message, alors ?
— Il exige que j’accuse réception de leur ultime exhortation à nous rendre.
— Refusez. Répondez que vous défendrez le cuirassé jusqu’à votre dernier souffle. »
L’image de Kontos plissa les yeux, perplexe. « Ils devraient s’attendre à une très forte résistance ?
— Il faut leur faire croire que vous résisterez aussi fort que vous le pourrez, expliqua patiemment Gaiene. Ce qui devrait rester relativement modéré, bien sûr, compte tenu du nombre restreint de gens qu’abrite selon eux ce cuirassé. Mais la perspective d’une résistance déterminée de la part de votre faible contingent devrait les inciter à composer une équipe d’abordage assez puissante pour submerger très vite votre équipage réduit. Et, quand cette équipe se pointera, mes hommes l’anéantiront et n’auront plus à affronter par la suite qu’un équipage amputé d’autant à bord du croiseur de combat.
— Oh, je vois ! Je dois donc feindre la détermination ? Le désespoir ?
— Absolument. » Gaiene réussit à adresser un sourire contraint au jeune kapitan-levtenant.
« J’y arriverai, dit Kontos d’une voix plus calme. Je sais l’effet que ça fait. J’ai vécu ça à Kane. Sur la passerelle de ce cuirassé, à attendre jour après jour que les serpents fassent une percée. »
Gaiene le regarda brusquement d’un autre œil. Ce garçon en a vu de toutes les couleurs. Oublier est chose facile. Il ne laisse pas souvent voir ses cicatrices, mais elles sont bel et bien là, n’est-ce pas, petit ? Elles s’effacent parfois avec le temps. Quand on a de la chance. « Vous avez fait un travail exceptionnel à Kane, kapitan-levtenant Kontos. Après avoir connu cela, cette petite opération devrait vous sembler un jeu d’enfant. Soit tout se passera très vite et nous pourrons fêter ça, soit nous échouerons lamentablement et nous mourrons tout aussi vite. »
Kontos répondit par un sourire assorti d’un hochement de tête, sans quitter Gaiene des yeux. « Il en est ainsi. Je vais tâcher de distraire le commandant du croiseur de combat et de retenir son attention. Si je puis faire quelque chose pour vous assister, n’hésitez pas à me le faire savoir.
— Contentez-vous de boucler hermétiquement vos citadelles. Cette fois, nous nous chargerons du reste. »
Kontos salua respectueusement mais sans servilité, puis une vue extérieure se substitua à son image.
« Un peu moins d’une heure, déclara Gaiene aux fantassins de sa brigade sur le canal de commandement. Soyez pleinement parés au combat dans une demi-heure. »
Au cours des quarante-cinq minutes qui suivirent, il regarda le croiseur de combat piquer lentement sur eux : d’abord un infime brasillement qui marquait la position de ses unités de propulsion cherchant à rattraper le cuirassé pour se positionner parallèlement à lui en immobilité relative, puis, sa taille grossissant spectaculairement en même temps qu’il réduisait sa vélocité, le bâtiment massif donnait l’illusion de se dilater à un rythme de plus en plus lent à mesure qu’il se rapprochait.
« Je n’ai jamais aimé ces manœuvres d’abordage », laissa tomber le lieutenant-colonel Safir depuis sa position personnelle à bord du cuirassé. Les quelque mille soldats qu’on avait embarqués se dispersaient dans les quatre vastes soutes du cuirassé espacées le long de sa coque. En dépit de la dimension de ces compartiments, disposer près de deux cent cinquante fantassins cuirassés dans chacun d’eux de manière à leur permettre d’engager presque tous en même temps le combat avec les assaillants avait exigé des soins bien particuliers. « Je n’ai participé qu’à une seule et je n’en garde pas de très bons souvenirs.
— Nous prendrons davantage de plaisir qu’eux à celle-là », affirma Gaiene. À ses yeux, l’univers avait longtemps été un abîme glauque, uniquement éclairé, de temps à autre, par ces moments forts que sont le combat, l’alcool et les femmes. Les souvenirs fournissaient sans doute davantage de clarté et de couleurs, mais avec eux venait la douleur, de sorte qu’il les refoulait de son mieux.
L’anneau qu’il portait à la main gauche était caché par le gantelet de sa cuirasse de combat, mais il restait toujours conscient de sa présence. Rien d’autre que lui ne subsistait.
Son esprit ressentit cette élévation qu’apporte toute bataille imminente et, l’espace d’un instant, Gaiene oublia le vide qu’il combattait jour après jour et les souvenirs qu’il cherchait sans trêve à réprimer.
La connexion avec les senseurs extérieurs du cuirassé montrait à présent le croiseur de combat dangereusement proche et énorme. « Cinq minutes. » La voix du kapitan-levtenant Kontos venait de retentir sur le système d’annonce générale du cuirassé. « Griffon et Basilic viennent de transmettre au croiseur de combat de Haris qu’ils acceptent sa proposition de reddition, et ils altèrent leur trajectoire pour le rejoindre. »