Chapitre quatorze

« Des commandos ? » Les yeux de Rogero se reportèrent sur l’écran, en même temps qu’une giclée d’adrénaline fouettait son organisme. Tout son corps passait sans avertissement en mode de combat. « Je ne vois rien de… »

Bradamont secoua la tête. « Navettes furtives. Les meilleures de l’Alliance. Les senseurs de vos cargos ne les verraient même pas si elles décrivaient des boucles autour d’eux.

— L’amiral Timbal…

— … est en train de perdre le contrôle de la situation ! Il lui reste les unités de la flotte et les fusiliers placés sous ses ordres, mais les troupes terrestres et les forces aérospatiales du système n’obéissent qu’aux généraux qui sont à leur tête. Ébranlez ces cargos, pour l’amour de nos ancêtres ! »

Rogero pointa l’écran du doigt. Sa voix vibrait de colère et de dépit. « Il nous reste encore à embarquer plusieurs charretées de prisonniers. Devons-nous les abandonner ?

— Combien ? » Bradamont se fraya un chemin jusqu’aux commandes du cargo. « Laissez-moi une minute. » Ses mains se mirent à voleter sur les touches et l’écran.

« Elle est en train d’établir un plan de manœuvre », déclara Ito. Rogero se rendit subitement compte que Garadun et elle avaient suivi Bradamont jusqu’au poste de commande, de sorte qu’il était désormais comble. « Elle cherchait à arriver jusqu’ici et nos anciens codétenus lui bloquaient le passage dans les coursives, alors nous l’avons rejointe et nous leur avons ordonné à tous de la laisser passer. Que savez-vous d’elle ? Elle a une petite idée des forces mobiles ?

— Elle commandait un croiseur de combat.

— De l’Alliance, marmonna Ito. Lequel ?

— Le Dragon. »

Bradamont se tourna vers lui. « Vous pouvez y arriver. Dans la mesure où ces cargos sont capables d’une accélération à peu près équivalente à celle d’un glacier dévalant une colline par une belle journée ensoleillée, les navettes de l’Alliance peuvent encore poursuivre leur va-et-vient pendant plus d’une demi-heure. Elles pourront nous rattraper et décharger leurs passagers restants avant que nous n’ayons acquis assez de vélocité pour les obliger à dégager. La marge d’erreur est faible, mais on peut le faire. »

Rogero hésita néanmoins. Il pensait à toutes ces charretées de travailleurs, à ces gens qui risquaient de voir la liberté leur échapper à très haute vélocité alors qu’ils la touchaient presque du doigt.

Ito se propulsa à la hauteur de Bradamont et étudia l’écran en plissant les yeux. « Elle a raison. Je suis un peu rouillée, mais, si les navettes sont bien capables des performances qu’elle a entrées, ça peut marcher.

— Il faut partir tout de suite, insista Bradamont. Ça ne veut pas dire pour autant qu’on s’en tirera. J’ignore de quoi sont capables exactement celles des commandos. Il est peut-être déjà trop tard. Si nous ne déguerpissons pas sans délai, nous n’avons aucun espoir de les semer. Et si ces commandos nous rattrapaient, vos fusiliers n’auraient aucune chance contre eux. »

Fuir. À nouveau. « Ils ne trouveraient pas en mes soldats des adversaires négligeables », affirma-t-il. Lui-même perçut la raideur de sa voix. « Ils le paieraient très cher.

— Je n’en doute pas, mais vous perdriez malgré tout ! Vous n’êtes pas assez nombreux. Et combien de ceux que vous avez recueillis mourraient-ils, pris entre deux feux ? Je sais à quel point il est dur de tourner le dos à l’ennemi. Je le sais. C’est bien pour cette raison que vous êtes aux commandes, colonel. Parce que le général ne doutait pas que vous sauriez prendre des décisions difficiles si elles vous semblaient bonnes. »

Était-ce parce que ces arguments sortaient de la bouche de Bradamont, ou bien les aurait-il reconnus pour vrais indépendamment de l’identité de celui qui les avançait ? Toujours est-il que Rogero hocha brusquement la tête. « Très bien. Faisons comme cela. »

Ito enfonça quelques touches. « J’ai transmis le plan de manœuvre aux autres cargos. Vous, là ? Vous êtes bien le patron de celui-ci ? Mettez-le à exécution. Partons. »

Barchi entreprit de passer des instructions.

Rogero sentit le cargo s’ébranler, peut-être un peu trop doucement. « Lieutenant, ordonna-t-il, annoncez aux navettes de l’Alliance que nous devons partir dès maintenant. Si on pose des questions, répondez que c’est sur l’ordre de leur amiral. Demandez-leur de continuer jusqu’à ce qu’elles aient largué le dernier passager et ordonnez aux cargos d’embarquer les prisonniers deux fois plus vite. Dites à nos gens d’accélérer autant que possible le mouvement, même s’ils doivent empiler la dernière charretée dans les sas. »

Juste à côté de lui, Garadun scrutait l’écran. « Une chance que les cargos soient d’ores et déjà orientés dans la direction voulue. Les faire pivoter à cent quatre-vingts degrés aurait exigé une bonne demi-heure. Vous l’avait-elle aussi suggéré ?

— Oui, répondit Rogero en ne prenant conscience qu’à l’instant de la valeur de ce conseil.

— Elle s’y connaît en vaisseaux, concéda Garadun. Je dois lui reconnaître ça. Bizarre, non ? Vous venez de nous affirmer que la guerre était finie et nous voilà pourchassés par les commandos de l’Alliance.

— Il faut croire qu’ils n’auront pas reçu le mémo. » Une vieille plaisanterie. Comment pouvait-elle lui venir à l’esprit en un pareil moment ?

« Que fabrique-t-il ? demanda Ito à Bradamont en pointant l’écran. Ce destroyer de l’Alliance, je veux dire.

— Il venait déjà dans notre direction, déclara Rogero. Pour nous escorter jusqu’au point de saut vers Atalia.

— Il accélère », fit remarquer Ito d’un ton caustique.

La tension grimpa encore de plusieurs crans, et des regards méfiants se braquèrent sur Bradamont qui étudiait à l’écran les mouvements du vaisseau de l’Alliance.

Elle éclata brusquement de rire, s’attirant les regards indignés de l’assistance. « Le Bandoulière manœuvre de manière à obstruer le passage aux navettes des commandos. Regardez, il ne se contente pas d’accélérer, il infléchit légèrement sa trajectoire. Elle va sans doute le conduire un peu trop loin de nous, mais elle coupera aussi la route à tout ce qui pourrait venir sur nous d’Ambaru. Vous voyez ce croiseur léger ? Le Coupe fait tout pareil sauf qu’il vient de plus loin. Les navettes des commandos pourront sans doute les esquiver, mais les manœuvres supplémentaires les ralentiront un peu.

— Comment peuvent-ils savoir où sont les navettes furtives ? » s’enquit Garadun, sceptique.

Bradamont secoua la tête. « Je ne vais pas vous communiquer par le menu la manière dont s’y prend l’Alliance pour pister son propre équipement. Je ne m’attendrais pas non plus à ce que vous me donniez des détails sur la méthode employée par les Mondes syndiqués. Mais vous savez comme moi que nous pouvons les uns et les autres repérer notre matériel.

— Ces vaisseaux cherchent à nous faire gagner du temps ? demanda Rogero.

— Un peu. Pas beaucoup, mais assez, espérons-le. »

Le colonel consulta les données portant sur le déchargement des navettes, qui s’opérait désormais avec une précipitation frénétique ; puis celles relatives au vecteur de ces patauds de cargos, qui, elles, les montraient gagnant progressivement de la vélocité pour s’éloigner de plus en plus de la station d’Ambaru et se rapprocher du point de saut pour Atalia. Mais d’autres questions continuaient de le tarauder. « Comment avez-vous su pour ces commandos ? demanda-t-il à Bradamont.

— L’amiral Timbal nous a avertis.

— Je ne comprends pas. Seriez-vous en train de me dire que les forces de l’Alliance opérant à Varandal s’opposeraient les unes aux autres ? Que certaines feraient preuve d’insubordination ? »

Bradamont hocha vigoureusement la tête. « Je vous l’ai dit. Elles n’obéissent pas à l’amiral Timbal. Les forces militaires de l’Alliance sont très divisées. On réduit énormément leurs effectifs et leurs subsides, et les différentes branches luttent pour s’attribuer la plus grosse part du peu qui reste. La flotte et les fusiliers ont un atout, celui d’être fermement alliés, tandis que les forces terrestres et l’aéronavale se méfient autant l’une de l’autre que des deux premiers. Pour l’heure, à Varandal, le commandement des forces terrestres et celui de l’aérospatiale ne travaillent plus la main dans la main avec l’amiral Timbal, qui, lui, commande à la flotte même s’il est censé les chapeauter toutes. J’ignore ce qu’ils savent de ce que nous faisons, mais on les a manifestement persuadés de nous en empêcher. »

Elle fixa Rogero d’un œil morne. « Vous savez ce que la guerre a fait aux Mondes syndiqués, n’est-ce pas ? Croyez-vous vraiment qu’elle ait coûté moins cher à l’Alliance ? Nous avons gagné, certes. Ça n’a pas ramené nos morts, effacé les destructions ni remboursé nos dépenses. Les pressions de la guerre ont réduit les Mondes syndiqués en lambeaux. J’ignore ce qu’elles risquent encore de faire subir à l’Alliance, mais l’armée n’est pas moins touchée que le reste. »

Les images de la révolte de Midway, unités syndics contre unités syndics, hantaient Rogero. « Faites-vous allusion à des combats ? Entre des forces antagonistes de l’Alliance ?

— Non ! » Cette supposition eut l’air de scandaliser Bradamont. « Je les vois mal s’entre-déchirer. Pas pour un tel enjeu. Pour aucun, au demeurant. Mais ça veut dire qu’elles ne tireront pas pour protéger vos cargos. Ces unités de la flotte s’efforcent de retarder les commandos sans engager le combat contre eux, et de telle manière qu’elles pourront ensuite crier à l’accident. Nous ne pouvons guère espérer mieux.

— Les défenses fixes, laissa amèrement tomber Garadun. L’Alliance doit en avoir beaucoup à Varandal. À qui obéissent-elles ?

— Aux forces terrestres ou à l’aérospatiale, répondit Bradamont. Mais même vos cargos peuvent esquiver des frappes tirées depuis une distance de sept minutes-lumière. Nous serions sans doute en danger si nous cherchions à gagner un site ainsi défendu, mais nous pouvons les éviter.

— Et un tir de barrage ? »

Bradamont haussa les épaules avec agacement. « Ce serait plus problématique. Nous ne pourrions que rentrer la tête dans les épaules.

— Nous ? s’étonna Ito.

— Je suis aussi à bord de ce vaisseau. »

Garadun adressa à Bradamont un regard appréciateur. « Tous ces cargos sont remplis de gens talentueux qui pourraient faire danser les forces mobiles au son de leurs violons. S’il le faut, nous montrerons à l’Alliance comment elle doit s’y prendre.

— Quand saurons-nous que nous avons échappé aux commandos ? s’enquit Rogero.

— Quand ils n’arriveront pas jusqu’à nous, répondit Bradamont. Si nous commençons à accélérer assez tôt et que nous faisons durer la poursuite assez longtemps, leurs navettes devront rebrousser chemin faute de carburant. Elles ne peuvent pas soutenir une très longue traque. Nous pourrons recommencer à respirer, j’imagine, si elles ne nous ont pas rejoints d’ici une heure. »

Rogero se tourna vers Foster. « Lieutenant, tous les soldats doivent rester sur le pied de guerre. Cuirasse bouclée et arme chargée à bloc. Ils doivent s’attendre à voir des commandos de l’Alliance débarquer de navettes furtives. Dès que la dernière navette de passagers se sera détachée, les sas de tous les cargos devront être hermétiquement scellés et gardés.

— Les commandos seront probablement aussi en cuirasse furtive, fit remarquer Bradamont. Et ils disposeront d’autres moyens que les sas pour s’introduire à bord. »

Rogero la fixa, surpris par sa voix éraillée, et il se rendit compte qu’elle avait l’air physiquement malade.

Elle croisa son regard. « Ils sont de l’Alliance », lâcha-t-elle à voix basse.

Bien sûr. Ses propres compatriotes. Bradamont l’aidait à se préparer à combattre ceux-là mêmes aux côtés de qui elle s’était battue. Si ces commandos les abordaient, certains mourraient sans doute, comme de nombreux soldats de Rogero. Sinon tous.

Et Rogero également, peut-être.

« Vous devriez regagner vos quartiers, dit-il. Vous y seriez davantage en sécurité.

— Pas question de m’y planquer, répliqua-t-elle. S’ils entrent dans ce poste de commandement, je serai là pour les attendre. »

Sachant qu’elle ne fléchirait pas, il ne pouvait que l’accepter.

Mais Ito lui adressa un coup d’œil sceptique avant de couler un regard vers Bradamont.

« Les cinq dernières navettes de l’Alliance s’accouplent avec les cargos pour terminer le transfert, déclara le lieutenant Foster. Les pilotes se plaignent de notre accélération.

— Dites-leur déjà de débarquer nos passagers, ordonna Rogero. Dès que le dernier sera à bord, ils pourront rentrer chez eux.

— Les navettes s’activent sacrément, ajouta Foster.

— Cette bonne vieille peur de la mort. Un fichu stimulant. Méthode syndic ! »

Tout le monde – sauf Bradamont – éclata de rire à cette vieille plaisanterie syndic, encore que l’hilarité générale trahît une nervosité certaine ; les yeux ne cessaient de se tourner vers l’écran comme si, miraculeusement, les navettes furtives de l’Alliance allaient soudain redevenir visibles.

« Une heure ? demanda Garadun à Bradamont, tout en consultant d’un air dégoûté le chiffre du taux d’accélération du cargo.

— Ce n’est qu’une estimation. Je ne peux pas l’affirmer.

— Je déteste être traqué par un ennemi invisible. » Les yeux de Garadun s’assombrirent, comme hantés par des souvenirs funestes. « Les Énigmas, par exemple. Comment Black Jack les a-t-il vaincus ?

— Nous avons découvert qu’ils avaient leurré vos senseurs, expliqua Bradamont. Les nôtres aussi, d’ailleurs. Des virus informatiques implantés dans nos systèmes contrôlaient les images que nous captions quand ils voulaient rester invisibles.

— Quelle sorte de virus informatiques pouvaient rester indétectables à nos diagnostics de sécurité ? questionna Ito.

— Ces vers répondaient à des algorithmes quantiques. Ne me demandez pas comment ils s’y prenaient. Je crois qu’aucun être humain ne serait en mesure de le comprendre. Mais nous avons trouvé le moyen de les éliminer.

— J’imagine que c’est encore Black Jack, lâcha Garadun, amer.

— Non. Le capitaine Cresida. Le commandant d’un de nos croiseurs de combat. » Bradamont ferma fugitivement les yeux. « Elle a trouvé la mort durant le combat contre votre flottille quand son vaisseau a été détruit. »

Personne ne souffla mot, car il n’y avait strictement rien à dire. On se contenta de fixer les écrans où les vecteurs des cargos s’étiraient avec une douloureuse lenteur, à mesure que ces lourdauds accéléraient à un train de sénateur, le plus vif dont ils fussent capables.

Ito finit par rompre le silence au bout de quelques minutes : « Pourquoi ces commandos nous pourchassent-ils ? Pourquoi cherchent-ils à nous reprendre vivants ? Les gardes de l’Alliance n’ont jamais fait mystère de leur furieuse envie de se débarrasser de nous.

— En partie parce que les circonstances de votre fuite leur déplaisent, avança Rogero. Mais aussi, vraisemblablement, parce qu’ils aimeraient me mettre la main dessus.

— Pourquoi ?

— Parce que je me suis rendu sur Ambaru et qu’on me sait le responsable de l’opération, répondit Rogero avec toute l’aisance d’un homme à qui le talon de fer du Syndicat a appris à mentir. Je ne m’en suis échappé que grâce à leur amiral Timbal. Ils tiennent donc à m’agrafer. Peut-être ont-ils aussi des enregistrements des quelques mois que j’ai passés dans un camp de travail syndic. J’appartenais à la direction du camp et sans doute cela fait-il de moi un criminel à leurs yeux. »

Garadun fronça les sourcils de rage. « Pas d’armes pour nous défendre, une capacité d’accélération et une maniabilité lamentables alors que l’Alliance, elle, nous dépêche ce qu’elle a de plus efficace. J’ai déjà combattu dans de meilleures conditions.

— Mon colonel ? interrogea le lieutenant Foster. Ne devrions-nous pas nous mettre en cuirasse ? »

Rogero secoua la tête. « Pas tant que les dernières navettes n’auront pas fini de décharger. Vous pourrez alors rejoindre votre unité. Je resterai ici.

— Mais…

— C’est moi qu’ils veulent, lieutenant. Il serait stupide de vouer tout le monde à la mort quand il me suffit de…

— Colonel Rogero, le coupa Bradamont, c’est sans doute vous qu’ils veulent, mais ils prendront tout le cargo en otage. Vous, tout le monde et tout ce qui se trouve à son bord. Ils ne se contenteront pas de vous arrêter et de le laisser repartir.

— Je peux prendre le module de survie et…

— Si vous étiez éjecté, ils en déduiraient que vous cherchez, pour on ne sait quelle raison, à détourner l’attention du cargo. Ils vous laisseraient voguer à la dérive dans votre module pour vous récupérer ensuite à leur guise et continueraient de traquer ce cargo et tous ceux qu’ils pourraient rattraper. » Bradamont inspira brièvement. « Je ne cherche pas seulement à sauver votre peau, colonel. Si les commandos nous attrapent, ils nous retiendront tous indéfiniment. Dans le meilleur des cas, cette mission aura échoué. À mon avis, il y a de fortes chances pour qu’ils montent à bord en tiraillant parce que quelqu’un dans leur chaîne de commandement aura décidé que votre histoire de système stellaire libre et indépendant n’est qu’une ruse, et que tous les occupants des cargos sont des Syndics masqués exécutant en sous-main une mission qui enfreint le traité de paix. Cessez de réfléchir à des moyens de vous sacrifier. Aucun ne nous avancerait.

— Et vous ? demanda Ito à Bradamont. Que vous arrivera-t-il si les cargos sont pris ? »

Bradamont eut un geste d’impuissance empreint d’exaspération. « Des ordres de l’amiral Geary justifient ma présence. Je serais néanmoins très étonnée qu’ils me soient utiles si je tombe entre les mains des forces terrestres ou de l’aérospatiale en de telles circonstances. » Elle se tourna vers Rogero et ils échangèrent un regard de connivence : ils ne pouvaient pas faire ouvertement allusion à certaines relations qu’ils avaient l’un et l’autre entretenues avec le SSI syndic ou le service du renseignement de l’Alliance.

Rogero ne voyait pas trop que répondre dans ces conditions, mais Ito vint à sa rescousse. « Je sais, moi, ce que me feraient les serpents s’ils me trouvaient à bord d’un vaisseau de l’Alliance en train de collaborer avec son équipage, laissa-t-elle tomber.

— La dernière navette a fini de décharger ses passagers ! » s’écria le lieutenant Foster avec soulagement. Cet éclat le laissa un tantinet embarrassé. « Elle est en train de se désarrimer. Nos détachements des autres cargos nous rapportent que tout le monde est désormais à bord, qu’on a scellé toutes les écoutilles et que tous les soldats sont parés au combat. »

Les navettes de l’Alliance s’écartèrent prestement et pivotèrent pour regagner Ambaru afin d’y refaire le plein. L’espace d’un instant, alors qu’elles accéléraient dans la direction opposée, on eut l’impression, illusoire, que les cargos eux-mêmes bondissaient brusquement et acquéraient de la vélocité, mais les écrans se chargèrent aussitôt de détromper tout le monde. La vélocité augmentait certes, mais à la même désespérante lenteur qu’auparavant.

« Lieutenant Foster, allez passer votre cuirasse et rejoignez votre unité », ordonna Rogero.

Foster quitta précipitamment la passerelle, mais il dut faire un crochet pour contourner la cohue qui encombrait encore cette zone confinée et lui barrait le passage. Bradamont le suivit des yeux puis ses mains volèrent de nouveau sur la console de commande. « Il y a encore autre chose que nous pourrions faire, colonel Rogero. Si les cargos se servaient de leurs propulseurs de manœuvre pour infléchir légèrement leur trajectoire, les navettes des commandos devraient altérer également leur vecteur d’interception. Si nous renversons ensuite le mouvement, ça les contraindra de nouveau à nous imiter.

— Et elles perdront du terrain ? demanda Rogero. Mais changer de direction ne nous ralentira pas ?

— Non. Pas de manière si modique. Nous sommes dans l’espace. Nous n’en changerons que pour obliger ces navettes à altérer leur trajectoire. Elles devront donc couvrir plus de distance pour nous rattraper, ce qui exigera davantage de temps, même si ça ne les ralentit pas plus que nous.

— Et, si elles sont près de nous, ça détraquera leur approche finale, ajouta Garadun. Cinq degrés ? proposa-t-il.

— Sept », suggéra Ito.

Bradamont opina. « Sept devraient convenir, même pour ces cargos, puisque nous n’avons pas à nous inquiéter de l’ampleur du virage. Vers le haut et bâbord. Cela devrait amplifier leur changement de vecteur.

— Et ce destroyer de l’Alliance ? s’enquit soudain le patron Barchi. Comment va-t-il réagir au nôtre ?

— Nous n’allons pas virer assez loin pour menacer quoi que soit à Varandal, lui répondit sèchement Bradamont. Ni très longtemps. Et il aura reçu de l’amiral Timbal l’ordre de nous protéger. Tout ira bien.

— Exécution », ordonna Rogero.

Les ordres furent transmis aux autres cargos et, quelques secondes plus tard, une légère pression signalait que les propulseurs de manœuvre du cargo s’allumaient en même temps que ceux de ses pareils.

Est-ce que le subterfuge opérait ? Les vecteurs des cargos s’altéraient à une lenteur exaspérante, mais ni Rogero ni personne n’aurait su dire si les navettes des commandos réagissaient comme prévu.

« Vingt minutes ? demanda Ito en adressant sa question à Bradamont plutôt qu’à Rogero.

— C’est une évaluation qui en vaut une autre, répondit son interlocutrice. Étiez-vous pilote de croiseur de combat, vous aussi ?

— Affirmatif. » Ito tourna vers Rogero un regard empreint de supériorité. « Nous sommes les meilleures. »

Le colonel hocha la tête pour toute réponse. Il se rendit compte un peu tardivement qu’Ito incluait Bradamont dans ce « nous ». Partager les mêmes dangers a le don d’abattre les barrières.

Le cargo fit une légère embardée qui incita Rogero à refermer le poing comme s’il tenait à la main l’arme rangée dans son étui de hanche. Nous y voilà. Nous n’avons pas réussi. Cette embardée signifie sans doute qu’une vedette furtive a opéré le contact avec la coque de notre cargo. Combien de temps encore avant que les commandos ne fassent irruption dans le poste de commandement ?

Ses camarades devaient se poser la même question, sauf le patron du cargo qui semblait tendre l’oreille. « Nous avons récupéré les coms internes », annonça Barchi. Son ton enjoué choqua tout le monde.

« Merveilleux, grommela Garadun.

— Colonel, pourriez-vous ordonner à vos gens de ne pas déplacer tous les passagers en masse ? le pria le patron. Ces bâtiments ne sont pas faits pour qu’on change sans arrêt leur cargaison de place. »

Comprenant mal l’apparente insouciance de cet homme, Rogero le fixa en plissant le front. « Que voulez-vous dire ?

— L’embardée ? Vous ne l’avez pas ressentie ? Mes travailleurs me rapportent que vos gens ont entassé dans deux compartiments tout un tas de passagers embarqués. Ça fait une masse à déménager d’un seul coup.

— L’embardée… ? » À la vue de tous ceux qui fleurissaient sur les visages voisins, Rogero se fendit à son tour d’un grand sourire. « C’était donc ça ?

— Oui, répondit le patron Barchi en lui décochant un regard intrigué. Vous trouvez ça drôle ?

— Non. Pas drôle. Plutôt positif. »

Tendue et rigide un instant plus tôt, Bradamont s’était affalée contre la console de commandes. « Plus que cinq minutes et on se retourne.

— Pour nous faufiler ? » Le patron se gratta la tête. « On n’allume pas les propulseurs sans une bonne raison. C’est jeter l’argent par les fenêtres.

— On a une bonne raison, répliqua Rogero.

— Voilà le croiseur », annonça Ito.

Le croiseur de l’Alliance Coupe se glissa derrière la poupe des cargos, tel un requin fuselé derrière un troupeau de baleines poussives. Rogero le regarda les dépasser sur l’écran en se demandant s’il était aussi proche qu’il y paraissait. C’était apparemment le cas.

Ito secoua la tête. « Si ce croiseur s’est interposé entre les navettes et nous, elles sont fichtrement trop près.

— Oui, reconnut Bradamont. Il est temps de virer de bord. »

Les ordres furent de nouveau transmis, et le mouvement tendanciel des cargos vers le haut et bâbord se ralentit, s’interrompit puis fut remplacé par une froide oscillation vers le bas et tribord.

Cinq minutes. Dix. Vingt. « Encore combien de temps avant d’être à l’abri ? demanda Rogero.

— Je n’en sais rien, répondit Bradamont.

— Le croiseur revient », prévint Ito.

Tous les regards se reportèrent sur l’écran, où le Bandoulière arrivait juste derrière les cargos. Mais, au lieu de les dépasser, le destroyer décélérait : ses unités de propulsion principale luttaient pour le placer au point mort par rapport aux cargos, et non loin de leur poupe.

« Qu’est-ce qu’il f… ? » lâcha Bradamont.

Les propulseurs de manœuvre du Bandoulière s’allumèrent. Le croiseur était passablement plus agile et maniable que ces balourds de cargos, si bien que sa coque se mit presque aussitôt à pivoter, sans s’éloigner pour autant des poupes des cargos. Sa proue se releva et se retourna, et le vaisseau tout entier décrivit les trois cent soixante degrés d’un cercle, comme la grande aiguille d’une horloge antique.

« Il s’efforce ostensiblement de gêner l’approche des navettes, n’est-ce pas ? » fit remarquer Garadun. Il regardait Rogero comme s’il n’arrivait pas à décider s’il devait admirer la manœuvre ou s’en amuser en dépit de sa tension nerveuse. « Il est très proche de notre poupe, à l’échelle des distances spatiales en tout cas.

— Les navettes furtives aussi, autrement dit, convint Bradamont, dont la tension n’était pas moins tangible. Quoi que fasse ensuite le Bandoulière, ça nous apprendra si cette dernière manœuvre d’obstruction aura lancé les navettes dans une poursuite impossible. »

La proue du destroyer de l’Alliance achevait de décrire un cercle complet.

Rogero se rendit compte qu’il assistait à ce spectacle en retenant son souffle ; il attendait la suite.

Au lieu de continuer à se retourner, le Bandoulière tangua et roula de côté, pour se retrouver bientôt orienté dans la même direction que les cargos.

Bradamont hocha la tête avec lassitude. « Terminé. Ils se contentent maintenant de nous escorter. Le Coupe va probablement revenir se joindre au Bandoulière. »

La même impression de fatigue accabla Rogero lorsqu’il se détendit enfin. « Ils vont rester derrière nous jusqu’au point de saut ?

— Quand les navettes furtives auront renoncé à nous poursuivre, il y a de bonnes chances pour que le Bandoulière et le Coupe nous contournent afin d’adopter une position différente par rapport aux cargos, et de compliquer ainsi la tâche aux défenses fixes qui s’aviseraient de nous bombarder de cailloux, car elles risqueraient de les toucher ce faisant. C’est du moins ce que je ferais à leur place.

— Merci, capitaine Bradamont, laissa tomber Rogero. Je vais ordonner aux soldats des autres unités de se mettre au repos et tâcher de localiser le lieutenant Foster pour lui annoncer qu’on peut se détendre à bord. Il ne serait pas mauvais que vous regagniez le compartiment des trans, où vous pourrez vérifier si l’amiral Timbal n’aurait pas envoyé d’autres messages. »

Bradamont opina avec un petit sourire, se mit au garde-à-vous et salua.

Conscient qu’ils ne se seraient jamais tirés d’affaire sans elle, Rogero lui retourna impeccablement le geste.

Garadun fit signe à Ito. « Puisque les forces de l’Alliance nous escortent, nous allons nous aussi fournir une escorte à son officier. Seule dans les coursives de cette unité, elle n’est pas en sécurité. Maintenant que le cargo est bourré de vétérans de la flottille de réserve, vous devriez affecter quelques soldats des forces terrestres à sa protection.

— Merci. C’est promis. »

Bradamont avait fait halte, les yeux rivés à l’écran. Était-ce un effet de son imagination ou bien ses yeux brillaient-ils effectivement d’une lueur d’envie ? Elle avait renoncé aux vaisseaux de l’Alliance pour ce poste d’officier de liaison et, à présent, ne pouvait plus qu’en imaginer d’autres qui arpentaient leurs ponts et les regarder manœuvrer.

Elle le surprit à l’observer et détourna le regard. Non, il ne se trompait pas sur ses sentiments.

« Merci », répéta-t-il, ne s’adressant cette fois qu’à elle. Il avait la certitude qu’elle le savait, il ne lui exprimait pas seulement sa gratitude pour l’aide qu’elle avait apportée lors du dernier incident. « Je vais vous accompagner aussi. C’est sur mon chemin. »

Bradamont, Garadun, Ito et lui quittèrent le poste de commandement pour emprunter les coursives désormais bondées de rescapés de la flottille de réserve. L’uniforme de la flotte de l’Alliance attirait à Bradamont des regards surpris, qui, presque aussitôt, viraient à la colère haineuse. On entendait s’élever des vociférations, des mains se tendaient pour frapper et bousculer, mais Garadun et Ito ripostaient du poing et de la voix. L’année de détention de ces ex-prisonniers de guerre n’avait en rien effrité la discipline de fer inculquée par l’entraînement syndic. Hommes et femmes répondaient aux ordres d’un sous-CECH et d’un cadre supérieur en reculant et en se mettant au garde-à-vous, le visage blême.

Et Ito, à tout le moins, avait pleinement endossé son personnage de cadre supérieur : sa voix tonnait dans les coursives et portait assurément à bonne distance. « Veuillez prêter l’oreille ! Tous les travailleurs et superviseurs de ligne et tous les cadres subalternes devront traiter cet officier de l’Alliance en bras droit du colonel Rogero. Tous les propos qui lui seront adressés devront se conformer à ce statut, et tout acte de violence intenté à son encontre sera regardé comme une voie de fait délibérée sur un supérieur. Est-ce bien clair ? »

Chacun dans la coursive laissa s’écouler les deux secondes de battement requises avant de répondre. « Oui, chef ! »

Le reste du trajet jusqu’au petit compartiment des trans s’effectua dans le silence ; la nouvelle précédait le petit groupe plus vite qu’il ne pouvait progresser, et tout le monde se plaquait contre la cloison pour le laisser passer. Au moment de quitter Rogero, Bradamont lui fit signe de se rapprocher. « Le traitement qu’on me faisait subir l’a-t-elle vraiment scandalisée à ce point ?

— Je crois qu’il a sincèrement contrarié le cadre Ito. Mais c’est à cause de vos dernières initiatives. Elle voit désormais en vous une égale autant qu’une ex-ennemie. Ce qui l’a réellement offusquée, c’est de voir des travailleurs et des superviseurs se conduire aussi grossièrement avec quelqu’un dont le grade équivaut à celui de cadre supérieur, et l’insubordination dont ces gens ont fait preuve devant le sous-CECH Garadun et elle-même.

— Je vois. » Bradamont eut un sourire désabusé. « Quelles que soient ses raisons, je devrais sans doute lui en être reconnaissante.

— Je vais laisser deux soldats ici avant votre départ. Vous aurez dorénavant une escorte.

— Il semble qu’on se plie aux directives d’Ito », fit-elle remarquer.

Rogero observa un bref silence : il prenait soudain conscience du peu qu’elle savait des méthodes du Syndicat. Certes, on pouvait difficilement voir en Bradamont un agneau innocent, mais, quand on en venait aux coulisses de l’existence syndic, elle était pratiquement ignare, en dépit de l’attentat contre le général Drakon survenu peu après son arrivée. « Vous avez pourtant compris la nécessité de la présence de gardes du corps à la surface, n’est-ce pas ?

— Oui. La tentative de meurtre de votre général, tout de suite après mon débarquement, l’a amplement démontrée. Mais cela se passait dans un environnement bien moins contrôlé que celui-ci. J’ai pu constater que ces gens étaient très disciplinés. »

Comment le lui faire comprendre ? « Un contrôle très rigide peut dissimuler, voire engendrer bon nombre d’agissements insoupçonnés, déclara-t-il. Il y a ce qui se passe à la surface et ce qui se passe en dessous. Je m’endors régulièrement avec une arme à portée de la main parce que les assassinats n’ont rien d’extraordinaire. Différends personnels, rivalités professionnelles, opportunités d’avancement, dénonciations possibles d’un concurrent qu’on accuse de ce forfait ou d’un autre… les mobiles sont légion. Les querelles se vident au moyen de stratagèmes qui ne voient jamais le jour. Les règles sont faites pour être tournées, les méthodes pour les contourner, sans que personne jouissant de quelque autorité le reconnaisse. Tout ce à quoi on peut échapper est méritoire et, si l’on se fait prendre ou si l’on vous accuse, ne vous attendez à aucune pitié, sauf si vous êtes protégé par un parrain suffisamment puissant. C’était ainsi qu’on pratiquait dans la société syndic, à tous égards. C’est aussi contre cela que se sont révoltés la présidente Iceni et le général Drakon. »

Bradamont le fixa sombrement. « Le général Drakon m’a tenu le même discours. Les serpents et le SSI n’étaient pas un élément hétérogène, mais un symptôme.

— C’est malheureusement vrai. C’est bien pourquoi tous ont commencé à se rebeller contre le Syndicat dès qu’il s’est un tant soit peu affaibli. Attendez l’arrivée de votre escorte avant de repartir. » Il dégaina son arme de poing et la lui tendit. « Et gardez ça à portée de main. Ne vous inquiétez pas. J’en ai un autre. »

La prévision de Bradamont se révéla exacte. Le destroyer et le croiseur léger de l’Alliance furent rejoints un peu plus tard par un deuxième destroyer ; les trois vaisseaux ne cessaient de louvoyer entre les cargos, changeant fréquemment de position, sans doute au grand désespoir des défenses fixes de Varandal. Les canons électromagnétiques des nombreux sites défensifs éparpillés dans le système stellaire ne les arrosèrent pas de projectiles ; cela étant, il eût été malaisé de déterminer s’ils s’en gardaient parce qu’on le leur avait ordonné ou parce qu’ils n’avaient pas obtenu une solution de tir correcte.

L’amiral Timbal avait envoyé à Bradamont un dernier message les exhortant à poursuivre leur chemin, puis il avait coupé la communication afin de se protéger.

D’ailleurs, personne ne les appelait. Les six cargos auraient aussi bien pu se trouver dans une bulle les isolant de toute espèce de communication s’ils n’avaient pas capté les bulletins d’informations de l’Alliance qui saturaient l’espace interplanétaire.

Leur thème le plus récurrent semblait être : Où est Black Jack ?

« Ces gens sont malheureux », fit remarquer le sous-CECH Garadun dans le petit réfectoire confiné du cargo qui était devenu leur mess. Il était assis à la petite table, face à Rogero. « Je les imaginais plutôt se pavanant de leur victoire, du moins s’ils ont véritablement gagné. Mais ça n’a pas l’air de faire leur bonheur.

— Je me demande s’il y a vraiment eu un vainqueur, répondit Rogero. Les Mondes syndiqués ont perdu la guerre, mais l’Alliance l’a-t-elle gagnée ? Ou bien n’a-t-elle connu qu’une défaite moins sévère ?

— Sans Black Jack…

— Oui. Il a sans doute fait la différence en intervenant au moment où l’on avait le plus besoin de lui, comme le proclamaient les légendes de l’Alliance. » Rogero rendit à Garadun son regard interrogateur. « Selon la population de l’Alliance, ce serait l’œuvre des vivantes étoiles.

— Plus vraisemblablement une coïncidence.

— Une sacrée coïncidence, alors », fit observer Rogero.

Garadun le dévisagea en arquant un sourcil. « N’auriez-vous pas un peu trop côtoyé les travailleurs, Donal ? Prêté l’oreille à leurs mythes et légendes sur les ancêtres, les étoiles et autres puissances mystiques qui s’intéressent à nos faits et gestes ? Quelle politique Midway observe-t-elle à cet égard ? Le décourage-t-on toujours ? »

Rogero secoua la tête, tout en fixant le plateau élimé et décoloré de leur table. « Non. On ne l’encourage pas non plus, au demeurant. Si les citoyens veulent croire en quelque chose, ça les regarde. » Il soutint de nouveau le regard de Garadun. « Le Syndicat nous a appris à ne croire en rien. Il s’y est si bien pris qu’on ne croit plus en lui.

— C’est déjà ça. » Garadun reposa sa boisson, une poche de complément liquide vitaminé des forces terrestres, parfum citron (ne contient pas de citron), et il lui retourna son regard. « J’y ai réfléchi. Je ne vous reproche certainement pas de vous être révoltés contre les serpents ni de les avoir balayés de votre système stellaire. Bon sang, j’en suis même heureux pour vous. Mais Midway n’est pas ma planète natale. Je dois rentrer à Darus.

— Nous ignorons tout de ce qui se passe à Darus. Et vous pouvez nous être utile. Midway est en train d’étoffer sa flottille. Mais c’est à vous de choisir.

— Comptez-vous larguer les loyalistes à Atalia ?

— Je n’en sais rien, répondit Rogero. Peut-être là-bas, peut-être à Indras. Tout dépendra de la kommodore Marphissa. Probablement à Atalia, car nous pourrons disposer de davantage de place à bord des cargos, mais Atalia est désormais un système indépendant. Sans doute n’y appréciera-t-on pas qu’on leur laisse un millier de loyalistes syndics sur les bras.

— Je ne peux guère me flatter de loyalisme, poursuivit Garadun, mais… écoutez, Donal. Je sais que vous vous entendez bien avec cet officier de l’Alliance, mais, pour ma part, j’ai le plus grand mal à l’accepter. Si Midway est un système où l’Alliance a désormais voix au chapitre… alors ça m’est encore difficilement tolérable. Le passé, la douleur sont encore trop prégnants pour que je sois partie prenante.

— Je comprends. Mais l’officier dont vous parlez est précisément la voix de l’Alliance à Midway. Elle est seule et ne dispose que de l’autorité et de l’influence que nous lui accordons.

— Hummm. Malgré tout, elle a derrière elle Black Jack et sa flotte. La flotte dont Midway a besoin pour se protéger.

— La présidente Iceni est consciente d’avoir un puissant moyen de pression à sa disposition puisque Black Jack a lui aussi besoin de Midway. Si j’en crois ce que m’a confié le général Drakon, elle joue bien son jeu. » Rogero tapota la petite table du doigt. « L’Alliance ne tient pas au retour des Énigmas. Et ce n’est que par Midway que l’Alliance peut avoir accès aux deux espèces extraterrestres découvertes par Black Jack. »

Garadun le dévisagea. « Deux autres ? Différentes de l’espèce Énigma ?

— Très différentes.

— Comment connaissez-vous leur existence ?

— Black Jack nous en a parlé. » Rogero se renversa autant que le lui permettait son siège étroit. « C’est bizarre. Savez-vous ce que m’a appris le capitaine Bradamont ? Black Jack était en sommeil de survie pendant la guerre. Pendant toute sa durée, jusqu’à ce qu’on le retrouve assez récemment. Il ne l’a pas connue. Il n’a pas vieilli dans la haine des Syndics, n’a jamais su non plus combien de ses amis et parents avaient trouvé la mort au combat. Il a donc moins de peine à comprendre qu’on puisse s’entendre avec nous. Pas avec le Syndicat. Avec nous. Pour lui, ça ne prend pas un tour affectif. Il peut encore croire à la paix. »

Garadun rumina ce que venait de dire Rogero et ne répondit qu’au bout d’un instant. « Je ne peux pas y croire, moi, finit-il par dire. Pas encore. Pas même après ce qu’a fait Bradamont pour nous tirer avec brio de ce mauvais pas. Je lui reconnais des compétences professionnelles, je les accepte et même je les admire. Mais ce n’est pareil que de l’accepter, elle. »

Tant de gens sont de cet avis. Je l’aime. Mais, autour de moi, au mieux on se méfie d’elle. Ils voient une ennemie où, moi, je ne vois que la femme. Est-ce que ça changera un jour ? Mais Rogero se garda bien de dévoiler ces pensées. « Vous n’êtes pas le seul dans ce cas, loin s’en faut. Nous n’arrivons pas à oublier. Ne serait-ce que parce que nous devons bien honorer la mémoire de ceux qui sont morts pour nous. Mais, si nous permettons au passé de nous gouverner, nous serons voués à une guerre éternelle et à une interminable agonie, et nous savons tous l’effet que ça fait.

— Que trop bien, renchérit Garadun. Que savons-nous exactement de ces deux nouveaux groupes d’extraterrestres ? Vous en avez vu ?

— Seulement quelques images et des enregistrements fournis par l’Alliance. » Rogero s’interrompit en se remémorant son premier aperçu de l’astronef extraterrestre, à l’arrivée de la flotte de Black Jack à Midway. « Une de ces deux espèces est dangereuse et l’autre amicale. Elle nous a même aidés. Elle a arrêté un bombardement cinétique de notre planète principale…

— Vous voulez rire ?

— Absolument pas. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur elle, en dehors du fait qu’elle nous a permis de sécuriser Midway contre toutes les entreprises du gouvernement syndic de Prime. Vous êtes bien certain de ne pas vouloir nous épauler ?

— Moins certain qu’un peu plus tôt. » Garadun regardait droit devant lui, comme absorbé dans ses pensées. « Quand j’étais jeune, je voulais devenir éclaireur. Explorateur. Petit garçon, je rêvais d’être celui qui découvrirait la première espèce intelligente extraterrestre. L’existence des Énigmas était encore un secret bien gardé, de sorte que je pouvais me monter le bourrichon. Mais il n’y avait aucune opportunité d’emploi. On n’avait pas besoin d’explorateurs. Chacun devait soutenir l’effort de guerre. On n’allait pas gâcher des ressources en vaines expéditions et, de surcroît, la frontière était fermée pour des raisons à ce point classifiées que nul ne se serait seulement hasardé à les qualifier de secrètes. Je me suis engagé dans les forces mobiles pour suivre une formation, avec le vague espoir de me servir un jour de ces compétences, quand la guerre serait finie, pour aller explorer de nouveaux systèmes stellaires. » Attristé à ce souvenir, il poussa un gros soupir. » J’ai renoncé voilà beau temps à ce rêve. Il s’est un peu plus effiloché après chaque décision bureaucratique inhumaine à laquelle je devais me prêter et chaque bataille qu’il me fallait livrer dans tel système ou tel autre. »

Garadun tripota un instant sa poche de breuvage vitaminé avant d’adresser à Rogero un regard perplexe. « Mais peut-être mes rêves, comme Black Jack lui-même, ne sont-ils pas entièrement morts. Peut-être se sont-ils seulement endormis et étaient-ils si profondément assoupis que je ne me rendais plus compte qu’ils étaient encore vivants. Je dois rendre visite à ma famille à Darus. Mais, par la suite, si un ex-sous-CECH parvient à regagner Midway – avec sa famille, qui sait ? – y aura-t-il encore là-bas de la place pour lui ?

— J’en suis persuadé. » Rogero eut un geste vague. « Ou à Taroa, si vous préférez. Ne m’avez-vous pas dit une fois que vous aimiez bien ce système ?

— Taroa ? Certainement. Très belle planète. Que s’y est-il passé ?

— Une insurrection. Le peuple y est au pouvoir, mais pas la chienlit. Il s’est donné un gouvernement que nous soutenons. Les Taroans ont eux aussi perdu beaucoup de monde pendant la rébellion et ils ont besoin d’immigrants. Surtout s’ils sont déjà formés et compétents, ajouta Rogero.

— J’y réfléchirai, promit Garadun.

— Qu’en est-il d’Ito ? Avez-vous une idée de ce qu’elle ressent ?

— Posez-lui la question. » Garadun but une gorgée et sourit. « Il lui faudra au moins un croiseur lourd.

— Je ne sais pas si je puis lui faire une telle promesse.

— Dites-lui simplement que vous essaierez. Il lui faut juste un prétexte pour la décider. La plupart des ex-prisonniers vous suivront aussi. Point tant qu’ils aiment leurs superviseurs… (il s’esclaffa à cette idée) mais ils croient que nous prendrons soin d’eux et voient en Midway une patrie. Beaucoup y ont d’ailleurs de la famille ; et, dans la mesure où nous nous sommes déjà passés des serpents pendant un bon bout de temps, ils s’y sont habitués et ont même apprécié. Malgré tout, ils ont besoin d’être fermement tenus en main. Ito pourra s’en charger. » Il éclata encore de rire. « Un des serpents de notre vaisseau a réussi à gagner sa capsule de survie. J’ai vu Ito l’abattre avant qu’il n’atteigne le sas. Elle vous suivra. » Il se fendit d’un nouvel éclat de rire, accompagné d’un coup d’œil à la dérobée en direction de Rogero. « Ito m’a dit qu’elle vous croyait mordu de ce capitaine de l’Alliance. Vous imaginez un peu ? Les femmes voient ça partout.

— J’imagine », répondit Rogero en espérant ne pas s’être trahi. Il opta pour changer sans tarder de sujet de conversation. « Êtes-vous sûr qu’il ne reste ni serpents ni agents des serpents parmi les travailleurs et superviseurs que nous avons recueillis ? »

Garadun haussa les épaules. « Autant qu’on peut l’être. Vous savez comme moi combien de serpents des unités des forces mobiles frappées à mort ont mystérieusement échoué à atteindre leur module de survie. Quand nous avons été ramassés par l’Alliance, il n’y avait pas de serpents notoirement connus parmi nous. De temps à autre, un prisonnier était dénoncé comme tel par ses camarades. Nous organisions un procès, à l’insu des gardes de l’Alliance, cela va sans dire, et, si ces accusations s’avéraient, on liquidait le serpent puis on remettait son cadavre aux gardes avec l’excuse habituelle : il a dégringolé les escaliers ou il est tombé du haut d’un immeuble. » Il adressa cette fois à Rogero un regard entendu. « La facilité avec laquelle les travailleurs peuvent inventer ce genre d’excuses est certes un tantinet inquiétante. Je ne jurerais pas qu’il n’existe plus dans nos rangs aucun serpent œuvrant à couvert. Je ne le pense pas. Mais ils sont parfois très difficiles à repérer.

— Je sais, convint Rogero. Combien de ceux que nous avons recueillis demanderont à être déposés, selon vous ?

— Comme ça, de tête ? Environ quinze cents. Pas davantage. La plupart ne sont pas plus loyalistes que moi. Il y aura aussi des gens qui voudront retrouver leur famille ailleurs qu’à Midway, ou qui ne supporteront pas que l’Alliance intervienne dans vos projets, ou vice-versa. Dans quel délai sautons-nous ? »

Rogero consulta sa tablette de données. « Dans environ cinq heures si rien n’arrive d’ici là.

— En ce qui me concerne, le plus tôt sera le mieux. » Garadun se tourna vers l’écoutille donnant sur une coursive où les travailleurs étaient assis en rang d’oignons, adossés à la cloison. « Je n’aurais jamais cru partir d’ici un jour, sinon sur un transport de passagers à l’occasion d’un transfert vers un autre camp de prisonniers, quelque part au cœur même de l’Alliance. Ni même, d’ailleurs, imaginé que je rentrerais chez moi pour revoir les miens et goûter de nouveau à la vie. Et voilà que… » Il souffla bruyamment. « Si cet officier de l’Alliance en est réellement aussi responsable que vous l’affirmez, eh bien, un de ces quatre, il faudra que je la regarde dans le blanc des yeux et que je lui parle sans lui cacher le fond de ma pensée. »

Rogero veilla à se trouver dans le poste de commandement quand le petit convoi arriva enfin à proximité du point de saut pour Atalia. Les six cargos avançaient poussivement, sans doute assez proches les uns des autres mais n’évoquant en rien les formations strictement ordonnées qu’adoptaient toujours les unités des forces mobiles.

Les trois vaisseaux de l’Alliance avaient ralenti et creusé la distance qui les séparait des six cargos. Jamais ils n’avaient communiqué avec eux, au demeurant, et ils ne semblaient guère enclins non plus à dire au revoir. Rogero se demanda s’il devait leur adresser un message.

Bradamont se présenta au poste de commandement. Son regard se porta aussitôt sur l’écran où les trois vaisseaux de guerre progressaient encore non loin.

« Devrions-nous leur parler ? interrogea Rogero. Les remercier de leur aide ? Leur dire tout bonnement adieu ?

— Non. » La voix de Bradamont était creuse. « On ne peut pas admettre officiellement qu’ils nous ont épaulés. Ça leur vaudrait des ennuis.

— Mais tout le monde le sait. Ça crève les yeux.

— Oui, tout le monde le sait, mais personne ne le reconnaît. »

Rogero haussa les épaules. « D’accord, mais ça évoque un peu trop les méthodes du Syndicat.

— Épargnez-moi ce discours. » Elle n’appréciait manifestement pas la plaisanterie.

Il l’observa et surprit son regard au moment où ils s’apprêtaient à quitter l’espace de l’Alliance pour abandonner derrière eux ses trois vaisseaux de guerre et tout ce que la jeune femme connaissait et chérissait. Tout sauf lui. Et tout ce à quoi elle avait renoncé, autant pour lui que pour obéir aux ordres.

« Prêts, annonça le patron du cargo.

— Et les cinq autres ? demanda Rogero.

— Eux aussi. Vous voyez ces lumières sur l’écran ? Nos instructions de saut sont liées. Quand je saute, tout le monde saute.

— Eh bien, faites donc ! »

Les étoiles disparurent.

La grisaille infinie de l’espace du saut emplit l’écran.

Le capitaine Bradamont quitta la passerelle.

Au bout d’une longue minute, Rogero l’imita. Le transit vers Atalia durerait quatre jours. L’avantage, c’était que tout s’y déplaçait à la même vélocité et que les cargos atteindraient leur destination aussi vite que le plus rapide des croiseurs de combat.

Au terme de deux jours de saut, Rogero se sentait déjà mal à l’aise. Cela dit, c’était la norme. Les êtres vivants n’ont pas leur place dans cet univers-là, et, plus longtemps ils y restent, plus leur malaise s’aggrave. Mais, d’ordinaire, il faut davantage de temps à cet inconfort pour s’installer. Il y avait un autre facteur.

Il arpentait inlassablement les coursives du cargo, devait enjamber les innombrables travailleurs qui s’y étaient établis parce qu’il n’y avait pas assez de place pour eux ailleurs. L’air sentait déjà le renfermé, car les supports vitaux n’étaient pas conçus pour autant de passagers. Ça ne deviendrait pas dangereux, du moins durant le bref laps de temps où il leur faudrait s’en accommoder, mais l’odeur empirerait et les migraines se feraient de plus en plus fréquentes.

Rogero s’aperçut que ses pas l’avaient conduit dans les quartiers occupés par Honore Bradamont. Il se renfrogna légèrement, conscient que c’était là la cause réelle de son malaise. Pourquoi ? Depuis qu’ils étaient entrés dans l’espace du saut, Honore s’était recluse à l’intérieur du petit compartiment, hors de vue des travailleurs, peu désireuse de révéler sa présence à des gens qui voyaient toujours en elle une ennemie. Les deux plantons que Rogero avait mis de faction devant sa porte étaient sur le qui-vive. Alors, qu’est-ce qui pouvait bien le perturber ainsi ?

Il se dirigea vers les soldats, qui se mirent aussitôt au garde-à-vous et le saluèrent. « Tout se passe bien ? » demanda-t-il.

On apprend aux soldats syndics à ne pas poser de questions, à ne pas fournir spontanément d’informations, à obéir aux ordres et à plus ou moins s’en tenir là. Les hommes de Rogero, comme beaucoup de ceux appartenant aux forces du général Drakon, avaient reçu au cours des dernières années un entraînement différent. Observez. Réfléchissez. Si quelque chose vous semble anormal, informez-en vos supérieurs.

De sorte que, lorsqu’il leur posa cette question, les soldats comprirent qu’il attendait une réponse.

Le plus ancien se mâchonna la lèvre un moment. « On nous surveille, mon colonel. »

L’autre hocha la tête.

« Qui donc ? C’est fréquent ?

— Assez, mon colonel. C’est juste une impression. Des gens nous observent. Comme sur le champ de bataille, quand les senseurs vous affirment qu’il n’y a rien mais que vous sentez malgré tout comme une mire posée sur vous. Mais ils font profil bas. Tant de travailleurs passent sans arrêt qu’ils peuvent aisément se fondre dans la foule. »

Le second planton opina derechef. « Surtout pendant la relève, mon colonel, quand on change de quart. Ceux qui nous surveillent s’intéressent encore plus à nous à ce moment-là.

— Mais vous n’avez remarqué personne en particulier ?

— Non, mon colonel. Rien qu’une impression. Tous ceux qui ont monté la garde ici en ont parlé, mon colonel. »

Inquiétant. Très inquiétant. Les vétérans apprennent à ressentir ces choses-là. C’est comme un sixième sens, récemment acquis, ou bien archaïque, assoupi depuis que l’homme a appris à se servir d’outils et qui se serait brusquement réveillé.

Il ne pouvait s’agir d’une seule personne qui aurait surveillé tout le temps ces soldats. C’était donc un effort collectif. Quelqu’un chercherait-il à s’en prendre à Bradamont ? Les deux plantons pourraient certes arrêter un ou deux agresseurs, mais s’ils étaient davantage ? Si une troupe nombreuse de travailleurs dévalait la coursive pour se venger de cette femme qui représentait encore l’ennemi à leurs yeux et se trouvait à leur portée.

Il examina la porte. La porte intérieure d’un cargo, un simple panneau de bois mince et léger, servant plus à préserver l’intimité qu’à autre chose. Comme la plupart de celles des quartiers d’habitation, on ne pouvait même pas la fermer à clef.

Honore se retrouverait piégée à l’intérieur.

Mais il n’existait rien de plus sûr à bord de ce bâtiment et Rogero était trop avisé pour lui proposer de partager sa cabine. Elle refuserait dans ces conditions et, si d’aventure elle acceptait, éventualité fort improbable, le contrecoup serait monstrueux : tout le monde se liguerait contre lui à bord du cargo.

Il y avait forcément une solution. La vague impression d’une menace se renforça. Si je ne trouve pas très vite un autre moyen de protéger Honore, elle risque de ne pas arriver jusqu’à Atalia. Il faut qu’une idée me vienne et le plus tôt possible.

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