Chapitre dix-huit

Nul ne broncha pendant quelques secondes, encore que Togo donnât l’impression de s’être téléporté entre Iceni et Malin, une main passée sous sa veste.

Iceni finit par prendre la parole d’une voix courroucée. « Un autre de vos officiers a dégainé son arme en ma présence, général. Que signifie ?

— Colonel Malin ? interrogea Drakon en s’assurant que son ton témoigne de son attente d’explications sérieuses de sa part.

— C’est un serpent, affirma Malin, d’une voix aussi paisible que s’il s’était livré à un briefing de routine. Examinez sa paume droite. Prudemment, sans la toucher. »

La main d’Ito se crispa et les muscles de son bras se tendirent pour tenter de l’arracher à l’étau de fer de celle de Malin, mais celui-ci la paralysait.

Iceni fit un geste à Togo. « Vas-y. »

Sans rien trahir de ce que lui inspirait la réaction de Malin, Togo s’avança pour inspecter la paume d’Ito à l’aide d’un instrument qui venait d’apparaître dans sa main gauche, puis il baissa la tête pour l’étudier de plus près. « Poison, affirma-t-il. Poison par contact. Il se diffuse à travers la peau.

— Comment peut-elle en avoir sur sa paume ? demanda Rogero, l’air sidéré.

— Il y a une mince pellicule protectrice dessous. » Togo sortit un couteau et, de la lame, entreprit d’ouvrir délicatement le talon de la paume d’Ito. La lame glissa puis ressortit, emportant avec elle ce qui ressemblait à une fine couche d’épiderme translucide. « Quiconque aurait été effleuré par sa paume serait mort presque aussitôt d’un infarctus foudroyant. »

Drakon examina la paume d’Ito, que Malin maintenait toujours d’une poigne ferme de manière à la tendre vers lui. « Comment as-tu su ? » demanda le général.

Malin n’avait pas bougé d’un iota et son arme était toujours collée au crâne d’Ito. « J’ai traqué longtemps des serpents, mon général, comme vous me l’avez ordonné en insistant sur la mission de débusquer leurs agents opérant en sous-marin dans les forces mobiles et terrestres. Le cadre supérieur Ito avait déjà attiré mon attention avant le départ de la flottille de réserve, car le nombre des superviseurs de son vaisseau soumis à des interrogatoires ou tout bonnement arrêtés par des serpents était plus élevé que la moyenne. Mes investigations m’ont appris qu’Ito elle-même avait fait des déclarations critiquant le gouvernement. Malgré tout, elle n’avait jamais été appréhendée.

— Une provocatrice », lâcha Morgan d’une voix dégoulinante de mépris.

Drakon hocha la tête, conscient de fixer lui-même Ito d’un œil noir. Ces gens-là présentaient l’image d’une oreille compatissante dans le seul but d’extorquer à leur interlocuteur des commentaires « subversifs », puis ils les livraient aux serpents.

« Une seconde ! protesta Rogero. Le sous-CECH Pers Garadun m’a appris qu’Ito avait tué le chef des serpents de son propre vaisseau avant qu’il n’atteigne le module de survie, colonel Malin, et d’autres témoins ont corroboré ses dires ! »

Le pistolet de Malin ne vacilla pas. « Bien entendu, répondit-il. À qui aurait-elle rendu compte à bord de son vaisseau ? Et qui aurait bien pu la dénoncer dans le camp de prisonniers de l’Alliance sinon son chef lui-même ? Il savait ce qu’il adviendrait de lui s’il tombait aux mains des matelots et s’il ne disposait pas d’une monnaie d’échange pour sauver sa peau. Ito, elle, se savait cette monnaie d’échange. Son seul moyen d’assurer sa survie et de cacher qui elle était, c’était précisément de tuer son chef. Elle l’a donc réduit au silence et elle a veillé à ce que votre ami en soit témoin, afin que tous se persuadent qu’elle haïssait les serpents encore plus qu’eux. »

Un des nouveaux levtenants sortit des rangs et fixa Ito d’un œil horrifié. « Dans le camp de l’Alliance, elle a désigné deux autres officiers et nous a affirmé que c’étaient des serpents. Tous les deux juraient le contraire, mais Ito nous a présenté des preuves irréfutables. Nous les avons jugés coupables. Nous les avons… exécutés. Je ne… Non. Je ne peux pas… »

Ito avait enfin recouvré la voix : « Je n’ai aucune idée de la manière dont ça s’est retrouvé sur ma paume. On m’a piégée. Je…

— La ferme ! lui fit nonchalamment Malin en ponctuant ses propos d’une pression accentuée de son pistolet sur sa tempe. Colonel Rogero, quand la foule s’en est prise au capitaine Bradamont à bord du cargo, qui a été le premier superviseur présent sur les lieux ?

— Ito, répondit Rogero d’une voix plate.

— La plus proche de la scène et la première à se pointer. La première aussi à voir qui restait en vie. Exactement comme si elle avait lâché elle-même les meneurs et s’était attardée pour vérifier si son plan opérait. Qui a interrogé ensuite les travailleurs pour obtenir des informations sur l’instigateur ?

— Ito, lâcha encore Rogero, l’air écœuré. Elle a dit qu’un des blessés était mort avant d’avoir pu parler.

— Je n’en doute pas, déclara Malin. Mais, colonel, vous avez certainement appris à vous montrer suspicieux quand des gens qui auraient pu savoir quelque chose meurent avant d’avoir eu le temps de vous renseigner, non ?

— Effectivement. » Rogero fusilla Ito du regard. « Garadun vous avait dit, à Jepsen et vous, d’expliquer à tout le monde sur les cargos que l’Alliance n’était pas responsable du désastre de Kalixa, et qu’elle n’avait pas commis cette atrocité. Vous avez ordonné à Jepsen de s’abstenir, en lui affirmant que vous vous en chargeriez. Mais vous n’en avez jamais rien fait, n’est-ce pas ? »

Ito resta coite.

« Vous comptiez assassiner d’abord le général Drakon, lança Malin à Ito sur le ton de la conversation. À l’occasion d’un rassemblement où seraient présents la présidente Iceni et un important personnel de ses forces mobiles. Les soupçons seraient tombés sur la présidente, n’est-ce pas ? Et quand, par la suite, vous auriez trouvé le moyen de la liquider, on aurait forcément pensé à des représailles des forces terrestres. Tout le système stellaire aurait alors versé dans la guerre civile, de sorte que les rescapés seraient devenus des proies faciles pour le Syndicat.

— Le cadre supérieur Ito semble avoir de nouveau perdu l’usage de la parole, fit remarquer Iceni d’une voix glaciale.

— Nous verrons bien ce qu’elle aura à dire pendant l’interrogatoire, affirma Drakon.

— Non. » La voix d’Ito s’était brusquement altérée, désormais aussi dénuée d’émotion que son masque. Bonne humeur et camaraderie s’étaient envolées, remplacées par une terrifiante indifférence. « Croyez-vous vraiment que j’aie envie de connaître la mort que vous me réservez ? Lentement, en hurlant et en implorant grâce, de la main de gens comme vous. Je ne serai pas la dernière. Je ne trahirai pas le Syndicat. On se reverra en enfer.

— Togo ! » s’écria Iceni. Un éclair de lucidité brilla dans ses yeux en même temps qu’elle pointait Ito de l’index. « Arrête-l… ! »

Ito se raidit puis devint toute flasque et s’affala mollement. Malin la laissa tomber par terre et la toisa d’un œil impavide.

Togo avait instantanément plongé vers elle, mais il s’interrompit en plein élan pour s’agenouiller près du corps et le scanner. « Morte, déclara-t-il. J’ignore la cause du décès.

— Un dispositif de suicide ? avança Iceni. Mais elle a été inspectée. L’Alliance aussi a dû s’en charger quand elle a été faite prisonnière. »

Malin s’était lentement agenouillé de l’autre côté du cadavre, les yeux braqués sur lui. « Un dispositif indétectable, alors. Il faut découvrir de quoi il retourne.

— Ce n’est pas la seule chose qu’il nous faut découvrir, lâcha Morgan, acerbe. Je dois vous parler, mon général. »

Iceni ouvrit légèrement les mains. « À votre aise. » En dépit de la fermeté de sa voix, elle n’était pas loin de trembler quand elle se tourna vers Togo. « Je veillerai à ce qu’on pratique une autopsie complète. Et je saurai pourquoi cette femme a réussi à échapper à une inspection qui aurait dû repérer ce qu’elle était. Ne serrez plus aucune main pour l’instant, général.

— Ne vous inquiétez pas. J’ai l’impression que je vais porter des gants pendant un bon bout de temps. »

Il prit la tête vers la sortie, suivi de Morgan, Rogero et Malin. Atterrés, les officiers fraîchement émoulus gardaient le silence tout autour, en se demandant certainement ce qu’il adviendrait d’eux si d’aventure la sempiternelle question de leur culpabilité par association dans les crimes du Syndicat était aussi soulevée.

Ce n’est qu’une fois à l’intérieur d’une chambre sécurisée voisine que Morgan se retourna pour affronter Rogero. « Il me semble que quelqu’un ici doit fournir des réponses. »

Drakon brandit une paume péremptoire. « À quelles questions ?

— Qui donc a ramené ce serpent ? Qui est passé à côté d’indices manifestes de sa véritable identité ? Qui s’est à ce point entiché d’un officier de l’Alliance pour négliger d’interroger personnellement les travailleurs qui ont pris part à l’émeute à bord du cargo ? »

Rogero s’était rembruni, mais sa voix restait contrôlée. « Ito a dupé des gens avec qui elle a vécu des années durant.

— Qu’en est-il de l’interrogatoire, colonel Rogero ? insista Morgan.

— De cela je suis effectivement coupable, admit calmement le colonel. J’étais trop secoué par cette tentative de meurtre pour me concentrer sur ma tâche, et j’ai malencontreusement délégué à un autre ce que j’aurais dû faire moi-même.

— Parce que la cible était Bradamont ? s’enquit Drakon.

— Oui, mon général. J’ai laissé des considérations personnelles me distraire de mon devoir. J’ajouterai un élément que nous n’avons pas abordé là-bas. Après le départ de Bradamont, quand nous étions encore dans l’espace du saut, Ito a tenté de nouer avec moi une relation intime.

— Elle a tenté ? s’étonna Drakon. Vous l’avez repoussée ?

— Oui, mon général.

— C’est tout à votre honneur, au moins. Autre chose ?

— Non, mon général.

— Très bien. Nous reviendrons plus tard sur cette affaire. Rien d’autre de votre côté non plus, colonel Morgan ? »

Confrontée à l’aveu de Rogero, qui venait de reconnaître brutalement sa faute, Morgan le foudroyait du regard. « Mon général, un tel manquement…

— Fera ultérieurement l’objet d’un entretien entre le colonel Rogero et moi… En privé.

— Mon général, on ne peut pas le laisser s’en tirer à cause de sa relation personnelle avec…

— Suffit, colonel Morgan ! lâcha Drakon, dont la voix avait gagné en volume. Je n’exige pas la perfection de mes officiers. J’évaluerai avec soin les erreurs commises par le colonel Rogero et je prendrai ma décision quant aux ajustements à y apporter, mais je garderai aussi à l’esprit que nous sommes tous capables d’en faire.

— Pas moi, mon général, insista Morgan.

— Pas toi ? » Le regard que Malin porta sur Morgan était à la fois dur et atone. « Tu serais surprise d’apprendre quelques-unes de celles que tu as commises.

— Si tu sais quoi que ce soit… commença Morgan d’une voix furibonde, en agrippant le poignet de Malin, un peu comme lui-même avait broyé celui d’Ito dix minutes plus tôt.

— Suffit ! » répéta Drakon.

Estomaquée par cet éclat de voix, Morgan relâcha son étau, se mit au garde-à-vous et salua. « À vos ordres, mon général. Avec votre permission. » Elle fit demi-tour, ouvrit la porte et sortit en trombe.

« Je n’aurais pas cru qu’elle me détestait autant, lâcha Rogero.

— Elle déteste tout le monde, affirma Malin. Mais vous n’y êtes pour rien. Morgan est furieuse parce que c’est moi, et pas elle, qui ai démasqué Ito. Elle a été prise au dépourvu, mal préparée, quand Ito a failli tuer le général Drakon, parce qu’elle nous regardait, vous et moi, au lieu de la surveiller.

— Bran, fit Drakon non sans une certaine véhémence, je te suis très reconnaissant de ce que tu as accompli, mais il n’était pas nécessaire d’énerver Morgan à cet égard.

— Tout ce que je dis serait regardé par elle comme un moyen de la narguer, mon général. Je peux vous promettre que sa rage vient de ce qu’elle n’a su repérer avant moi le danger qui vous menaçait. Elle ne supporte pas que je réussisse là où elle a échoué.

— Tâchez de rester professionnels tous les deux. Tenez-vous-le pour dit. » Drakon se demandait si leur rivalité n’était pas désormais assez exacerbée pour qu’il soit nécessaire de les séparer, en dépit de l’efficacité de leur tandem et de leur apparente loyauté à son endroit.

« Il est bien dommage qu’Ito soit morte avant d’avoir pu nous mener aux autres serpents opérant encore en sous-main à Midway », fit remarquer Rogero d’une voix neutre.

Malin secoua la tête. « Je commence à croire qu’il n’y a pas d’autres serpents dans notre système stellaire.

— Pas d’autres serpents ? s’étonna Drakon. Qui donc alors aurait été derrière les agressions, l’espionnage et tout ce que nous avons encore connu ?

— Je m’efforce de l’apprendre, mon général. Et nous ne pouvons certainement pas écarter l’hypothèse de la présence de serpents parmi les survivants de la flottille de réserve. Mais j’ai découvert que toutes ces tentatives que nous avons subies contreviennent fréquemment aux méthodes habituelles des serpents, sauf lorsqu’elles sont si maladroites qu’on peut avoir la certitude de les détecter. Auquel cas les procédures des serpents sont suivies à la lettre.

— Par des gens qui cherchent à se faire passer pour eux ? interrogea Rogero.

— Oui. » Malin se tourna vers Drakon. « Non, je ne soupçonne nullement Morgan en l’occurrence. Il y a de multiples joueurs dans cette partie, ce qui tend à brouiller indéfiniment les pistes. Je sais par exemple que jamais Morgan ne vous viserait. Aucun signe non plus ne laisse entendre qu’elle pourrait s’en prendre à Bradamont. Mais quelqu’un tente de se livrer sur elle à une surveillance préalable à une agression, et la dernière tentative d’assassinat qui vous a visé était mortellement sérieuse. »

Rogero dévisagea Malin. « Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenu ?

— Parce que je ne dispose toujours pas d’éléments suffisants pour avoir une certitude, ni sur la prochaine tentative ni sur l’identité de son instigateur, expliqua Malin. Et le capitaine Bradamont se montre désormais très soucieuse de sa sécurité personnelle.

— Oui, reconnut à contrecœur Rogero. L’émeute du cargo l’a mise sur ses gardes : un environnement prétendument sécurisé n’est pas forcément synonyme d’absence de danger.

— Qui donc me prendrait pour cible, en ce cas ? demanda Drakon. Cette tentative d’assassinat par les gens de La Parole au Peuple porte indubitablement l’empreinte des serpents, n’est-ce pas ?

— Je n’en suis pas si sûr, mon général, s’expliqua Malin. On nous a induits à le croire, mais j’ai réfléchi depuis. » Il se dirigea vers le mur, où était accrochée une illustration du système de Midway qui faisait à la fois office de décoration et d’utilitaire, et il pointa la représentation de la planète. « L’agression qui vous visait s’est traduite par une intervention des services de sécurité qui a effectivement balayé l’organisation La Parole au Peuple de la surface de la planète. Les meneurs ont été abattus ou contraints de se retirer, leurs partisans les plus zélés ont été tués durant l’assaut et la plupart des autres, éparpillés, ont rejoint des mouvements moins radicaux. Tout le programme de La Parole au Peuple a été discrédité par son implication dans cet attentat contre vous. Si vous étiez un serpent et que vous cherchiez à déstabiliser politiquement notre système, ne préféreriez-vous pas voir une telle organisation renforcée plutôt qu’éliminée ? La voir se consolider pour défier votre autorité, à la présidente Iceni et à vous-même ? »

Drakon vint se placer près de Malin et réfléchit en plissant les yeux, tout en fixant l’image de la planète. « C’est un excellent argument, en effet. Ces gens de La Parole au Peuple avaient déjà passablement désorganisé la planification des élections. Leur élimination nous a profité, à la présidente et à moi. » Il décocha un long regard à Malin. « Mais elle aurait aussi bien pu impliquer ma propre mort. Suggérerais-tu que la présidente Iceni était derrière tout cela ? »

— Que non pas, mon général. J’ai la certitude du contraire, affirma Malin avec véhémence. Mais ça n’exclut pas quelqu’un de son camp.

— Quelqu’un qui voudrait vous faire croire qu’elle est derrière tout cela, suggéra Rogero.

— Ou qui voudrait lui faire croire que vous cherchez à la doubler. »

Le rire de Drakon se réduisit à un reniflement amer. « Je vois. Nous n’en avons toujours aucune idée. Mais, si tu prétends que les serpents ne sont jamais les instigateurs de ces incidents, quels qu’ils soient, alors il faut en informer la présidente Iceni. Je m’en charge. Colonel Rogero, allez trouver le capitaine Bradamont et faites-lui savoir qu’on veut encore s’en prendre à elle. Et mettez-la aussi au courant pour Ito.

— Et moi, mon général ? demanda Malin.

— Tâche simplement d’éviter Morgan pendant quelque temps. »

Gwen Iceni offrit à Drakon un siège derrière son bureau, en même temps que sa main tendue pour le lui indiquer esquissait fugacement un signe dont elle espérait qu’il le reconnaîtrait.

On les écoutait peut-être.

Tous deux se trouvaient certes dans son bureau, sans doute le lieu le plus sécurisé placé sous son autorité personnelle, mais son instinct lui soufflait que, même ici, parler trop librement risquait d’être dangereux. Cette impression lui était jusque-là inconnue, mais la conviction ne cessait de s’en imposer à elle. S’agissait-il d’une prudence justifiée ou d’une authentique paranoïa ?

Drakon s’assit sans la quitter des yeux. Ses premières paroles la rassurèrent : il avait vu et reconnu le signe. « Il y a de nombreux sujets dont nous ne devrions pas débattre, j’en suis conscient, commença-t-il sur le ton de la conversation. Parce que nous ne pouvons nous fier à personne.

— En effet, convint Iceni. À personne.

— Mais je me méfie davantage de certains. » Il jeta un regard vers la fenêtre virtuelle qui s’ouvrait derrière le bureau de la présidente et affichait pour l’heure la vue d’une plage de la planète ; des vagues venaient sans relâche se drosser puis refluer sur le sable. « Ça ne montrait pas une vue de la cité, avant ?

— Je l’ai changée, répondit Iceni. Il m’arrive parfois d’apprécier ce à quoi je ne m’attendais pas. »

Il reporta le regard sur elle et la scruta un instant avant de reprendre la parole. Si seulement je pouvais savoir ce que tu penses vraiment, Artur Drakon.

« Je suis venu vous dire que, même si j’ai été la cible des deux derniers attentats, il y a de bonnes raisons de croire qu’on continue de vous viser », déclara le général.

Au lieu de la peur, Iceni ressentit une sorte de lassitude. « Bien sûr. Est-ce que ça finira jamais ?

— Franchement, ça me dépasse. Je ne sais pas non plus qui nous prend pour cibles, mais mon état-major est persuadé qu’il y a plusieurs partis en présence avec des objectifs différents.

— Intéressant. » Malin m’a déjà donné cette information ce matin. Je me demandais ce qu’il dirait à Drakon, mais que celui-ci la partage avec moi ne me surprend plus. J’aimerais assez savoir pourquoi il le fait. « Qui d’autre à part les serpents ? »

Drakon fit non de la main. « Je l’ignore. »

Pas de serpents ? Malin lui avait aussi fait part de la même conclusion. Mais c’était avant qu’Ito ne tente de tuer le général, et Ito transpirait le serpent par tous ses pores. « Vous vous êtes excusé une fois de n’avoir pas partagé avec moi vos informations. À mon tour de… devoir m’excuser. » Elle avait eu le plus grand mal à articuler ce dernier mot. « Mes gens étaient censés avoir éliminé toutes les menaces. Au lieu de cela, j’ai laissé une meurtrière vous approcher. »

Comment Togo avait-il pu se montrer si négligent ? Iceni avait pris l’habitude de se reposer sur son impitoyable efficacité. Un peu trop peut-être.

Mais pourquoi Malin ne lui avait-il rien dit des soupçons qu’il nourrissait à propos d’Ito ? Pourquoi se livrer à une telle démonstration publique de l’insuffisance de Togo et de sa propre efficience ?

À moins que ce ne soit précisément le but de la manœuvre ?

« Il faudra qu’on en reparle plus tard, déclara-t-elle. Je dois procéder à certaines vérifications.

— Très bien. » Drakon se leva. « Gwen… Soyez prudente.

— Ne me la faites pas au sentiment, général. Je finirais par me poser des questions sur ce que vous méditez.

— J’aimerais assez le savoir moi-même. »

Drakon n’était pas sorti du bureau sécurisé d’Iceni que son unité de com se mettait à bourdonner avec insistance. De façon très pressante. « J’aimerais m’entretenir tout de suite avec vous dans votre bureau, mon général, lui dit Morgan.

— De quoi s’agit-il ?

— D’une menace vous concernant. Toute proche de vous.

— Morgan, il vaudrait mieux que…

— Vous vouliez une preuve. Je l’ai. »

Drakon marqua une pause. « Très bien. J’arrive. »

Ses pensées durant le bref trajet jusqu’à son bureau furent cacophoniques. Morgan avait-elle réellement trouvé des preuves tangibles contre Malin ? Ou bien s’était-elle finalement un peu trop avancée sur une voie qu’elle menaçait de prendre depuis un bon moment ? Je regrette sincèrement de n’en pas savoir davantage sur cette dispense médicale qu’elle a obtenue au retour de la mission qui l’a tant traumatisée. Il ne peut pas s’agir d’un parrain qui aurait tiré les ficelles en sa faveur. C’est donc qu’on avait de bonnes raisons de la déclarer apte au service. Mais je m’en suis étonné plus d’une fois, surtout dernièrement.

Morgan l’attendait déjà dans son bureau à son entrée.

Distrait par ses pensées taraudantes, Drakon n’avait pas remarqué que Malin lui avait emboîté le pas sans se soucier de ce qui s’était produit auparavant. Il ne s’en rendit compte que lorsque celui-ci prit la parole, dès que la porte se referma, sur le ton le plus coutumier du monde. « Mon général, je…

— Je t’ai enfin démasqué ! glapit Morgan. Je sais qui tu es vraiment. »

À la surprise de Drakon, Malin dégaina son arme en un clin d’œil et, le visage blême et tiré, la braqua sur le crâne de Morgan.

Celle-ci ne fut pas moins prise de court, mais sa stupeur ne dura qu’un instant : les lèvres retroussées en un rictus effrayant, elle changea aussitôt de posture, les mains prêtes à administrer un de ces coups mortels qui avaient déjà tué maintes fois, et qui tueraient Malin tout aussi sûrement si elle s’en prenait à lui.

« Arrêtez, tous les deux ! » hurla Drakon.

Malin n’eut pas l’air d’avoir entendu : le visage crispé, il continuait de braquer son arme droit sur la tête de Morgan sans la quitter une seconde des yeux.

Prête à bondir, irradiant la haine et le mépris, elle soutenait son regard sans ciller.

« Colonel Malin, baissez votre arme, reprit le général d’une voix qu’il maîtrisait sans doute davantage, mais qu’il avait chargée de tout le poids de son autorité. Colonel Morgan, vous êtes priée de ne pas l’attaquer quand il l’aura lâchée, ou je vous abats moi-même. Maintenant, vous allez obtempérer tout de suite tous les deux ou vous regretterez d’être nés. »

Malin prit une longue et profonde inspiration, cligna des paupières comme s’il sortait d’une transe et recula d’un pas en même temps qu’il abaissait sa main armée, l’air de l’avoir oubliée.

Les yeux de Morgan se reportèrent fugacement sur Drakon, le temps de prendre la mesure de la férocité qui brillait dans ceux du général. Elle baissa à son tour les bras, qui vinrent baller le long de ses flancs, et elle battit en retraite.

« Si jamais ça se reproduit, reprit Drakon d’une voix qui ne sonnait plus tout à fait comme la sienne, vous dégagez d’ici tous les deux. C’est bien compris ? De ce QG, de cette planète, de ce système stellaire, et ce dans un rayon de cent années-lumière. Est-ce clair ?

— Oui, mon général, répondit Malin d’une voix désormais posée et égale.

— Oui, général Drakon, marmonna Morgan.

— Le Syndicat s’apprête à agresser de nouveau Midway. L’attaque pourrait se produire à tout moment. Nous devons nous y préparer et concentrer tous nos efforts là-dessus plutôt que sur des rivalités internes et un comportement à ce point déplacé que je me demande encore pourquoi je vous accorde une seconde chance. Mais vous n’en aurez pas d’autre. Maintenant, rompez avant que je vous fasse arrêter tous les deux, et, pendant les deux jours qui viennent, ne vous approchez pas à moins de cent mètres l’un de l’autre. »

Morgan secoua la tête. « Je suis ici pour une bonne raison, mon général. Une raison de première importance. » Elle toisa de nouveau Malin d’un œil méprisant. « Le colonel Malin doit répondre à certaines questions et, une fois que vous aurez lu ceci… (elle brandit une disquette) vous tiendrez assurément à les lui poser.

— À quel propos, ces questions ? s’enquit Drakon, peu disposé à lui céder.

— D’ADN, répondit Morgan. L’ADN actuel du colonel Malin, que je me suis procuré récemment en prélevant un échantillon sur son poignet quand je l’ai agrippé, ne correspond pas à l’ADN référencé dans le dossier officiel du colonel Bran Malin, dit-elle sur le ton et la cadence d’un juge prononçant la sentence d’un condamné. N’est-ce pas ? défia-t-elle son collègue.

— C’est tout ? fit Malin. Ils ne correspondent pas ?

— C’est bien suffisant. Vous êtes un imposteur, un usurpateur qui se fait passer pour Bran Malin. »

Drakon brandit la main. « Passe-moi cette disquette, Morgan. Si jamais tu as forgé de fausses preuves…

— Vous pouvez vous procurer à l’instant un autre échantillon de son ADN, mon général, et le comparer à celui de son dossier. »

Drakon s’empara de la disquette que Morgan lui tendait d’un air satisfait et se tourna vers Malin. « Bran ? Tu as quelque chose à dire ?

— Oui, mon général. Je répondrai à toutes vos questions à votre entière satisfaction, mais… (il désigna Morgan de la main) j’exige fermement que le colonel Morgan ne soit pas présente.

— Pourquoi ?

— Vous comprendrez quand j’aurai répondu à vos questions, mon général.

— Vous n’avez rien à exiger, colonel Malin, ou qui que vous soyez, lui cracha Morgan au visage.

— Tais-toi ! » ordonna Drakon. Il continua de fixer ses deux officiers dans le silence qui venait de s’installer. Il les scrutait en se remémorant tout ce qu’il avait exigé de chacun d’eux et ce qu’ils avaient fait pour lui par le passé. Que leur devait-il présentement ? « Colonel Morgan, si votre disquette contient bien ce renseignement, votre présence n’est pas requise. Je vais donc exaucer la requête du colonel Malin. Si ses réponses ne me satisfont pas pleinement, je vous ferai convoquer ultérieurement. »

Morgan fronça les sourcils, mais elle ravala ce qu’elle s’apprêtait à dire et se tourna vers Malin. « Tu ne pourras pas t’en sortir cette fois par le mensonge. Tu n’en aurais pas eu besoin si tu avais eu les tripes de me tuer avant que je ne te dénonce au général, mais tu as toujours été un cloporte. Je suis sûre que le général Drakon saura gérer la situation si tu fais le mariolle, et je sais aussi ce qu’il fera quand il aura pris connaissance de mes preuves. Bon séjour en enfer ! »

Malin se contenta de lui retourner son regard sans ciller. « Je t’y garderai une place. Bien au chaud. »

Il relâcha lentement sa prise sur son arme de poing et la tendit à Drakon.

Le général la posa sur le bureau à portée de sa main. « Vous pouvez disposer, colonel Morgan. Puisque le colonel Malin exige un certain secret, regagnez vos quartiers, s’il vous plaît, pendant que je m’entretiens avec lui. »

Morgan dénuda ses dents en un rictus haineux puis salua. « À vos ordres, mon général. »

Elle sortit lentement, le dos délibérément tourné, en faisant étalage de sa vulnérabilité, comme pour narguer Malin le temps de ces quelques secondes.

La porte se referma sur elle. Malin attendit que les diodes de sécurité fussent passées du rouge au vert au-dessus de la porte pour signaler qu’aucun dispositif de surveillance ne pouvait plus entrer dans le bureau, puis il se tourna vers Drakon. « Vous devriez jeter un coup d’œil à ce que Morgan vous a apporté, mon général. »

Drakon indiqua une chaise devant son bureau. « Asseyez-vous. »

Ce n’était pas un témoignage de courtoisie mais un ordre, et Malin en était conscient. Assis, il serait handicapé s’il tentait de prendre la fuite ou d’agresser son supérieur, d’autant que cette chaise était ciblée par plus d’une arme dissimulée et équipée de divers senseurs chargés de déterminer si la personne qui l’occupait disait la vérité telle qu’elle la connaissait.

Pendant qu’il prenait place, le général inséra la disquette dans le lecteur de sa console. Deux images d’ADN standardisées s’affichèrent sous forme de codes-barres : celui provenant des états de service du colonel Bran Malin et celui correspondant à l’échantillon prélevé sur le Malin assis en face de lui.

Un segment de chacun des deux profils était surligné en rouge. « Vous avez dit que vous répondriez à mes questions, commença Drakon. Savez-vous ce que montrent ces deux images ?

— Oui, mon général. »

Drakon fronça les sourcils en se demandant pourquoi son interlocuteur avait l’air soulagé. « C’est-à-dire ?

— Que les ADN mitochondriaux ne correspondent pas. »

Drakon consulta son écran. « C’est exact.

— L’échantillon de mon dossier a été falsifié. » Malin leva lentement et prudemment le bras pour éviter toute attitude menaçante. « L’ADN de la puce implantée qui contient mes données personnelles est exact. Toute variation avec le mien aurait été repérée depuis longtemps.

— Vous avez falsifié celui de vos états de service ? Pourquoi ? »

Malin poussa un soupir contrit. « Il le fallait. Sinon, on aurait pu établir une relation à partir de mes états de service lors des contrôles génétiques de routine.

— Une relation ? Avec quoi ? » Malin aurait-il espionné depuis toujours pour le compte de l’Alliance ? Ou bien y avait-il un lien avec les Énigmas ? Voire, si impossible que ça pût paraître, avec les serpents ?

« L’ADN mitochondrial, mon général, laissa tomber Malin. Il permet d’identifier la génitrice de tout individu.

— Vous cherchiez à cacher l’identité de votre mère ? » Drakon secoua la tête, mystifié. « C’était un médecin chef syndic. Les serpents eux-mêmes n’auraient rien pu trouver d’incriminant dans son dossier. Elle est morte il y a… quoi… huit ans ?

— Oui, mon général. » Sous la tension, la voix de Malin n’était plus qu’un filet. « Le médecin chef Flora Malin est morte il y a huit ans de complications consécutives à une exposition à certains matériaux lors de recherches imposées par le Syndicat. Elle m’a donné le jour. Elle m’a élevé. Mais ce n’est pas ma mère biologique.

— Bon sang, les gens qui ont un passé familial compliqué sont légion ! Nous venons de vivre une guerre d’un siècle ! Pourquoi dissimuler l’identité de votre mère biologique ? C’était un serpent ?

— Non, mon général. » Malin pointa l’écran. « Lancez une recherche comparative avec l’échantillon d’aujourd’hui, mon général. Celui que le colonel Morgan a prélevé sur moi. Vous trouverez une correspondance.

— Votre mère biologique est encore à Midway ?

— Vous pouvez limiter la recherche au personnel de votre QG, mon général. » Le visage de Malin était aussi blanc que s’il s’était vidé de son sang, mais sa voix restait égale.

Les senseurs de sa chaise n’enregistraient aucun signe de tromperie. Drakon lança la recherche, le front plissé de perplexité, non sans se demander qui, parmi les soldates affectées à son QG, pouvait bien être la mère biologique de Malin.

Il fixa longuement la réponse. Il déchiffrait sans doute les mots, mais leur signification persistait à lui échapper. Il ne pouvait croire à ce qu’il avait sous les yeux.

La voix du colonel Malin lui parvint comme étouffée par la distance. « Ainsi que le prouve clairement, j’en suis sûr, la correspondance de nos deux ADN, ma mère biologique est le colonel Roh Morgan. »

Загрузка...