« Aucune chance que les serpents prennent notre silence pour une réponse, déclara Marphissa à Bradamont, qui, avec le capitaine Diaz, s’était rendue dans la cabine de la kommodore sur sa convocation.
— En ce cas, on dirait bien que vous n’avez pas d’autre choix que de tenter votre coup de bluff, lâcha le capitaine de l’Alliance, l’air contrite.
— Rien de plus plausible ne vous vient à l’esprit ?
— De plus plausible ? Avec un serpent ? » Bradamont eut un rire sec. « En réalité, à ce que je sais d’eux et des autres bureaucrates, plus inepte est la directive, plus elle leur semble réaliste. Combien d’instructions parfaitement stupides avez-vous reçues au cours de l’année qui a précédé votre révolte contre les Mondes syndiqués ?
— Mieux vaut parler en jours plutôt qu’en années, répondit Diaz. Sinon les chiffres deviennent trop élevés.
— Ils sont donc censés croire d’autant plus légitime ce qui est insensé ? demanda Marphissa à Bradamont. C’est possible, voyez-vous. Parfaitement possible. Très bien, j’approuve ce message, dit-elle à Diaz. Transmettez, et, si vous croyez en une quelconque divinité, demandez-lui dans vos prières de convaincre les serpents de l’accepter à sa réception. »
Se rendormir était exclu. Marphissa tenta de travailler dans sa cabine, s’énerva, monta sur la passerelle, faillit arracher la tête d’un technicien qui, d’une voix un peu trop forte, venait de faire un commentaire amical à l’un de ses collègues, regagna sa cabine et, finalement, alla trouver Bradamont et s’assit avec elle pour discuter.
Une heure avant d’atteindre le point de saut pour Atalia, elle revint sur la passerelle du Manticore, consciente de sa mine défaite et de son humeur exécrable. « Aucune réponse des serpents ? demanda-t-elle à Diaz.
— Aucune, kommodore. » Diaz se frotta les yeux avec lassitude puis plaqua à son bras un de ces patchs stimulants que tout le monde appelait un « remontant ». « Aucune. »
Marphissa chercha à se rappeler la dernière fois où elle était montée sur la passerelle sans y trouver Diaz. Le kapitan était manifestement resté à son poste durant tout le transit. « Aucun signe non plus d’une alerte dans le système stellaire ? insista-t-elle. Pas trace d’une réaction ? Pas de vaisseaux hyper rapides fonçant brusquement vers le portail de l’hypernet comme s’ils étaient chargés d’un message urgent ?
— Non, kommodore. »
Que fabriquent-ils ? Marphissa fixa son écran d’un œil noir. Les serpents doivent à tout le moins nourrir des soupçons. Sont-ils en train de nous tendre un piège ? D’attendre le feu vert d’un CECH qui aurait strictement interdit qu’on le réveille à moins que Black Jack en personne et toute sa flotte ne fassent irruption dans le système ? « Poursuivons. Cap sur le point de saut et Atalia, quoi qu’il arrive dorénavant. »
À sa grande surprise, l’atmosphère parut considérablement se détendre sur la passerelle. Elle adressa à Diaz un regard inquisiteur.
« C’est cette incertitude, répondit-il à voix basse. Elle nous rend tous cinglés. Mais vous venez à l’instant de leur donner des assurances : nous continuons. Ils savent maintenant ce qui va suivre.
— Au moins dans l’heure qui vient, grommela-t-elle. Après, qui peut savoir ?
— Ça pourrait être pire. On pourrait porter encore le complet syndic, et un serpent prêter l’oreille à nos moindres paroles depuis le fond de la passerelle. » Il s’interrompit, en même temps que son visage se crispait. « Ça ferait vraiment suer !
— N’auriez-vous pas pris trop de médocs ? demanda Marphissa.
— Peut-être. » Diaz se renversa pour fixer le plafond. « Je n’aime pas Indras, il me semble. Ce serait sympa, non, si nous disposions d’un grand écran en surplomb qui nous montrerait les étoiles, un peu comme si nous étions de l’autre côté de la coque ou derrière une baie vitrée ?
— Kapitan Diaz, vous avez l’ordre de confier la passerelle à un autre officier dès que nous sauterons pour Atalia, de regagner votre cabine, de vous poser un patch de somnifère et de dormir au moins huit heures. Est-ce bien entendu ?
— Euh… Oui, kommodore.
— Je sais que vous vous sentez responsable de ce vaisseau parce que vous êtes son commandant, mais, à moins qu’il n’y ait pas d’autre choix, il ne sert à rien de rester à votre poste jusqu’à ce que vous soyez à moitié déconnecté de la réalité. Il faut au contraire que vous soyez assez dispos pour prendre les décisions correctes et être au mieux de votre forme au moment critique. Et, oui, je suis également consciente d’avoir moi-même piètrement réagi au cours des dernières heures. Je compte bien aller moi aussi me coucher dès notre entrée dans l’espace du saut.
— Arrivée d’un message, rapporta le technicien des trans. L’encryptage correspond à celui des serpents. Le même dont nous nous sommes servis. »
Marphissa ferma les yeux et expira lentement pour se calmer. « Que dit-il ? demanda-t-elle.
— “Nous comprenons”… C’est tout.
— Quoi ? Quoi exactement ?
— Ça s’arrête là, kommodore. C’est tout le message. Nous comprenons. »
Diaz se redressa pour fusiller le technicien du regard. « Sommes-nous certains qu’aucun virus, logiciel malveillant ou cheval de Troie n’était attaché à ce message ?
— Aucun, kapitan. Il n’y a pas de pièce jointe et il est trop peu volumineux pour contenir un logiciel hostile. Rien qu’un en-tête et ces deux mots. »
Marphissa exhala de nouveau, plus pesamment cette fois. « Ils savent. Ils jouent avec nous. Ils ont compris que nous ne sommes pas ce que nous prétendons. Mais ils ne savent sans doute pas qui nous sommes. Peut-être espèrent-ils que ce message nous incitera à le leur révéler, en insinuant qu’ils en savent plus long qu’ils ne le croient.
— Une vieille ruse du SSI, convint Diaz.
— Et ils ignorent aussi pour quelle raison nous nous rendons à Atalia. Ils ne se doutent pas un instant que nous comptons gagner ensuite l’espace de l’Alliance, je parierais ma vie là-dessus. Ils ont probablement des agents qui travaillent en sous-main à Atalia, et ils trouveront le moyen d’obtenir d’eux qu’ils les informent de nos activités sur place. » Elle tourna vers Diaz un regard triomphant. « Mais, si les informations du capitaine Bradamont sont encore pertinentes, nous y disposerons d’une puissance de feu supérieure à tout ce qu’on pourrait nous opposer, et nous pourrons donc interdire à quiconque de quitter Atalia pour Indras, du moins jusqu’à ce que les cargos soient revenus de Varandal et que nous ayons sauté. Les serpents n’apprendront ce que nous mijotions qu’à notre retour à Indras, et il sera alors trop tard pour nous en empêcher. »
J’espère, en tout cas.
Quarante minutes plus tard, la flottille de récupération atteignait le point de saut. « À toutes les unités, sautez ! » ordonna Marphissa. C’est à peine si elle ressentit l’espèce de secousse électrique qu’imprime au cerveau l’entrée dans l’espace du saut, si elle remarqua qu’à la noirceur constellée de l’espace conventionnel se substituait sa sempiternelle et uniforme grisaille, et si elle nota au passage qu’une des étranges lueurs, toujours inexpliquées, qui s’y allument et s’y éteignent aléatoirement s’était épanouie sur le flanc même du Manticore. « Je vais aller dormir un peu. Et vous aussi, kapitan Diaz. Veillez à ce qu’on me prévienne en cas d’urgence », ajouta-t-elle à l’intention du technicien des opérations avant de quitter la passerelle pour gagner sa cabine.
Il leur fallait traverser Kalixa pour gagner Atalia. Kalixa avait été naguère un système passablement opulent, hérissé de défenses et hébergeant une population de plusieurs millions d’âmes.
Puis les Énigmas avaient provoqué l’effondrement de son portail dans l’espoir de déclencher une escalade de représailles entre l’Alliance et les Mondes syndiqués.
« Il n’en reste rien, souffla le kapitan Diaz, sidéré, en contemplant les vestiges calcinés du système stellaire. L’étoile elle-même est devenue instable.
— On aperçoit encore des ruines sur ce qui était jadis la seule planète habitable, ajouta sombrement Marphissa. La couche d’atmosphère n’est plus assez dense pour nous les cacher. Si le plan des Énigmas avait réussi, nombre de systèmes appartenant à l’Alliance ou aux Mondes syndiqués seraient maintenant dans le même état. »
On ne pouvait pas, avec les cargos, traverser précipitamment Kalixa, mais au moins couvrit-on aussi vite que possible la distance séparant la flottille du point de saut ; tous poussèrent un soupir de soulagement lorsque la grisaille de l’espace du saut succéda enfin aux vestiges de ce système.
Les informations du capitaine Bradamont relatives à Atalia étaient toujours pertinentes.
Marphissa se détendit en voyant son écran se remettre à jour pour lui offrir le spectacle d’un unique aviso orbitant près de la principale planète habitée du système, tandis qu’une estafette isolée de l’Alliance stationnait à proximité du point de saut pour Varandal. Émerger de l’angoissant et floconneux isolement de l’espace du saut pour retrouver un espace conventionnel à nouveau constellé d’étoiles scintillantes est toujours un soulagement. Mais un répit auquel l’anxiété apporte une certaine tension : qu’est-ce qui les guettait au sortir du point de saut ?
« Voilà, déclara-t-elle à Bradamont, qui était montée sur la passerelle pour assister à leur émergence, au cas où d’autres vaisseaux de l’Alliance se seraient trouvés à Atalia. Nous allons vous transférer sur le cargo. Je vais laisser le Manticore et le Kraken près du point de saut pour Kalixa, à charge pour eux d’interdire qu’on reparte vers Indras rapporter aux serpents ce qui se passe ici. Les croiseurs légers et nos avisos escorteront vos cargos jusqu’au point de saut pour Varandal puis attendront votre retour.
— Mon retour et celui de vos matelots, corrigea Bradamont.
— Si c’est faisable, vous y arriverez », affirma Marphissa. Alors qu’elle l’accompagnait à sa navette, elle eut la surprise d’entendre le technicien des opérations interpeller Bradamont.
« Bonne chance, kapitan !
— Oui, renchérit un de ses collègues. Un gars de la flottille de réserve me doit du fric. J’espère que vous le ramènerez. »
L’officier de l’Alliance sourit, agita la main puis suivit Marphissa hors de la passerelle.
« Plutôt surprenant, marmonna Marphissa pendant qu’elles cheminaient vers le sas.
— Ils doivent s’habituer à moi, suggéra Bradamont. Et ils vous idolâtrent…
— Ne dites pas de bêtises !
— Mais si ! Alors, puisqu’ils vous voient me faire confiance, ça doit déteindre sur eux. » Elles avaient atteint l’écoutille et Bradamont marqua le pas. « Si l’amiral Geary est déjà à Varandal, ce sera du gâteau.
— Sinon, vous disiez que cet amiral Timbal pouvait vous arranger le coup, avança Marphissa. Soyez prudente. Je ne veux pas vous perdre. Et tâchez de bien vous tenir, Rogero et vous, quand vous vous retrouverez à bord du même vaisseau. Pas question de vous défiler pour une sieste crapuleuse. »
Bradamont éclata de rire. « Peu probable. Vous êtes la seule autre personne de cette flottille au courant de ma liaison avec Donal Rogero. Lui affirme que ses soldats le prendraient bien, mais nous ne tenons pas à nous créer de trop gros problèmes avec les rescapés de la flottille de réserve qui embarqueront avec nous.
— Bonne idée. » Marphissa hésita un instant. Elle se sentait bizarrement intimidée. « Que dit-on chez vous ? Que les étoiles vous gardent ? Quelque chose comme ça ?
— Pas loin. Puissent les vivantes étoiles veiller sur vous. »
Ce n’est que lorsque Bradamont eut refermé l’écoutille derrière elle que Marphissa se rendit compte qu’elle n’avait pas seulement prononcé la formule correcte, mais qu’elle avait aussi fait ce vœu en son nom propre. Bonne chance, racaille de l’Alliance. Reviens-nous entière.
Quelques heures plus tard, Bradamont rappelait Marphissa depuis le cargo où elle avait embarqué. Les transports et leurs escorteurs avaient laissé les deux croiseurs lourds derrière eux et filaient (du moins à la vélocité maximale autorisée à des cargos) vers le point de saut pour Varandal.
Bradamont avait l’air contrariée. « L’estafette de l’Alliance nous a confirmé que l’amiral Geary n’avait pas encore ramené la flotte à Varandal via Atalia. Ça n’a rien de surprenant dans la mesure où il devait se rendre à Sobek puis sauter de système en système à de nombreuses reprises avant d’arriver, mais ça veut dire que nous atteindrons Varandal avant lui. Nous ne pouvons non plus trop nous y attarder, parce que l’amiral pourrait encore mettre des jours, voire des semaines, à tracter le supercuirassé bof, à côté duquel les cargos ont l’air de yachts de course, jusqu’à Varandal. Nous poursuivons vers Varandal. »
Black Jack met plus de temps que prévu à rentrer ? songea Marphissa. On s’y attendait. Mais ça m’inquiète. Le Syndicat tient à ce qu’il passe par Sobek et le Syndicat ne joue jamais franc jeu. Ha ! Mais écoute-toi donc ! Voilà que tu te fais de la bile pour une flotte de l’Alliance.
Assurément. Les temps ont changé.
Le colonel Rogero avait pris soin d’observer envers Bradamont une attitude aussi professionnelle et impersonnelle que possible. Mais, dès qu’ils se retrouvèrent seuls dans son étroite cabine, après qu’elle eut envoyé son message à Marphissa, il lui adressa un regard soucieux. « Tu es inquiète.
— Je suis un officier de l’Alliance que tu viens seulement de rencontrer, n’oublie pas. Vous n’êtes pas censé me tutoyer, colonel, ajouta Bradamont en souriant.
— Et pourtant je le fais, Honore. T’attends-tu à des problèmes à Varandal ?
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. Il ne devrait pas y en avoir. Sauf que. Ces cargos ont été construits par les Mondes syndiqués. Tes soldats et toi-même êtes d’anciens Syndics. On pourrait nous mettre des bâtons dans les roues.
— Pourquoi ne le dis-tu toujours pas ? insista le colonel.
— Oh, et flûte, pourquoi est-ce que j’essaie de te mentir ? » Elle s’assit sur le seul siège de la cabine encombrée. « C’est toi l’officier supérieur. Tu devras peut-être signer pour la libération des prisonniers. Et tu es…
— Un homme auquel les gens de ton service du renseignement pourraient bien s’intéresser ? »
Bradamont hocha la tête avec contrition. « S’ils disposent de dossiers rattachant le colonel Roger à un informateur de l’Alliance connu sous le nom de code de Sorcier Rouge, ils risquent en effet d’insister pour te coller au placard. Ils ne le présenteront pas ainsi, mais c’est bel et bien ce qu’ils feront.
— Et toi ? Quel nom te donnait le service du renseignement de l’Alliance ? »
Bradamont riboula des yeux. « Sorcière Blanche.
— Sérieusement ?
— Pas… de… plaisanterie !
— Je m’en serais bien gardé, protesta Rogero. Mais ça veut dire qu’il s’intéressait aussi beaucoup à toi, non ?
— Si. » Elle fit la grimace. « Je vais avoir besoin de communiquer avec l’amiral Timbal. L’amiral Geary m’a fourni certains codes spéciaux dont je peux me servir pour y parvenir. Mais il serait prudent d’éviter de faire savoir à Varandal que je participe à cette expédition. Si le bruit en atteignait de mauvaises oreilles, nous nous retrouverions agrafés et sous les verrous, toi et moi, sans doute en même temps que les passagers des six cargos. Ça risque d’être passionnant, Donal. Et, bien que nous soyons sur le même vaisseau, je ne peux même pas te toucher.
— Nous avons longtemps vécu sur nos rêves. Un peu plus, un peu moins, quelle différence ? Crois-tu vraiment que le Renseignement de l’Alliance et les serpents peuvent nous abattre maintenant que nous sommes réunis ? »
Bradamont sourit et lui rendit nonchalamment son salut à la mode de l’Alliance. « Non, colonel. On va mener cette mission à bien. »
Abandonner les croiseurs légers et les avisos avant de sauter pour Varandal avec les cargos fut une épreuve difficile. Après tout, on n’allait pas seulement gagner un système stellaire contrôlé par l’Alliance, mais encore une place forte hérissée de défenses. Même si les superviseurs et l’équipage de ces cargos n’appartenaient pas à l’armée et regardaient d’ordinaire les forces mobiles syndics comme supérieures d’un cran aux vaisseaux de l’Alliance en matière de rapacité et de dangerosité, la perspective de débouler à Varandal sans aucune escorte les laissait considérablement ébranlés.
Le colonel Rogero écouta attentivement les conversations qui se tenaient autour de lui durant les quatre jours de transit par l’espace du saut nécessaires d’Atalia à Varandal. Il chercha bien à parler de la technologie du saut avec les patrons des cargos, mais ceux-ci ne connaissaient pas grand-chose de la théorie qui la sous-tendait ni même des sauts eux-mêmes. C’étaient des gens prosaïques, qui savaient sans doute tenir leur matériel en état de fonctionner et connaissaient ses capacités, mais ils ignoraient si l’espace du saut différait réellement de l’univers normal, pourquoi étoiles et planètes ne s’y étaient jamais formées et pourquoi les distances y étaient beaucoup plus courtes. Ils se contentaient de le traverser pour gagner du temps, sans chercher plus loin.
Les effectifs de ses forces terrestres n’étaient pas très élevés sur chaque cargo : à peine un peloton. Il fallait en effet garder autant de place disponible que possible pour y installer plus tard les prisonniers libérés. Les soldats de Rogero se méfiaient de Bradamont, mais, conscients qu’elle avait été affectée à cette mission par le général Drakon en personne, ils étaient enclins à tolérer à leur bord la singulière présence d’un officier de l’Alliance en liberté.
Elle s’était d’ailleurs débrouillée pour dévoiler « accidentellement » devant certains d’entre eux le tatouage syndic, encore visible sur son bras, qui trahissait sa détention dans un camp de travail. Quiconque était passé par là et y avait survécu se gagnait automatiquement un fort capital de sympathie de la part de soldats qui, comme ceux de Rogero, avaient vécu sous le Syndicat.
Mais cette longue attente touchait maintenant à sa fin. Rogero avait accompagné Bradamont jusqu’à la passerelle étriquée du cargo, où son patron attendait leur émergence de l’espace du saut avec une anxiété mal dissimulée.
« Ils ne vont pas tirer ? demanda-t-il pour la troisième fois à Bradamont, bien qu’elle lui eût déjà répondu à deux reprises par la négative.
— Probablement pas. » Elle n’avait d’ailleurs pas l’air de s’en inquiéter. « S’ils en décident autrement, nous pourrons sans doute gagner le module de survie avant l’explosion du cargo. On n’y entrera pas tous, alors j’espère que vous courez vite. »
Derrière le patron, Rogero adressa un grand sourire à Bradamont, mais elle resta de marbre.
L’irruption du cargo hors de l’espace du saut coupa le sifflet à son patron, si toutefois il avait l’esprit de l’escalier.
Deux destroyers de l’Alliance guettaient à cinq secondes-lumière du point de saut.
Rogero retint son souffle ; affûté par une existence entière consacrée à guerroyer, son instinct le prévenait d’un danger sérieux.
Mais Bradamont pointa l’émetteur du cargo de l’index en lui adressant une mimique d’encouragement. Très bien. Voyons un peu si je sais causer aux gens de l’Alliance. « Ici le colonel Rogero du système stellaire indépendant de Midway. Nous venons en paix, à l’invitation de l’amiral Geary, pour récupérer les prisonniers de guerre appartenant à la flottille de réserve du Syndicat. Veuillez, je vous prie, prévenir l’amiral Timbal que nous détenons des informations relatives à l’amiral Geary et au succès de son expédition, et que nous aimerions nous entretenir avec lui. »
Bradamont le mit en garde d’un geste discret de la main et il réussit à s’abstenir de prononcer les mots par lesquels il comptait conclure son laïus. Il se contenta donc de : « Rogero, terminé.
— J’aurais dû vous avertir plus tôt, dit-elle. Un “Au nom du peuple” vous aurait désigné comme Syndic.
— Ils nous classent probablement parmi les fidèles du Syndicat de toute façon, fit remarquer le colonel. Mais, avec un peu de chance, ces informations sur Black Jack auront assez éveillé leur curiosité pour les retenir de nous détruire.
— Ils savent que l’amiral Timbal au moins voudra en prendre connaissance. Et ils ne tiennent pas à le mettre en colère. »
Rogero regarda l’écran relativement limité du cargo se remettre à jour et afficher précipitamment la liste apparemment interminable d’une multitude de vaisseaux de guerre, bâtiments auxiliaires, appareils civils, stations de radoub et autres installations défensives. « Black Jack n’est même pas encore là, murmura-t-il. Et regardez-moi toute cette ferraille. »
Bradamont avait entendu. « Il n’y a pas beaucoup de vaisseaux de guerre et ce sont au mieux des croiseurs.
— Bien assez gros pour nous inquiéter », grommela le patron du cargo.
Moins de trente secondes s’écoulèrent avant qu’une réponse ne leur parvînt d’un des destroyers.
« Ici le lieutenant Baader, commandant du destroyer de l’Alliance Saï. Nous ignorons encore votre statut et votre allégeance, colonel Rogero. Votre vaisseau et vous-même nous faites l’effet de Syndics. »
Bradamont l’encouragea du geste et le colonel tapota de nouveau ses commandes. « Je suis un colonel des forces terrestres du système stellaire libre et indépendant de Midway. Mon allégeance va à notre présidente, Gwen Iceni, et au général Drakon. Nous ne sommes plus soumis au Syndicat. Il est désormais notre ennemi. Nous sommes en paix avec l’Alliance et nous avons combattu côte à côte avec votre amiral Geary à Midway. »
Cette fois, il se passa près d’une minute avant que l’image du lieutenant Baader ne réapparaisse à l’écran. « Nous avons transmis votre message à l’amiral Timbal, colonel Rogero. Vos cargos devront rester sur cette orbite jusqu’à ce que nous ayons reçu l’autorisation de vous laisser avancer.
— Devons-nous encore attendre ? s’enquit Rogero.
— En effet, répondit Bradamont. Ils ont repassé la patate chaude à leurs supérieurs. C’est sûrement ce qu’ils avaient de mieux à faire. »
La lumière traversa en rampant, aller puis retour, les énormes distances séparant les vaisseaux de l’Alliance de la massive installation orbitale hébergeant le QG de l’amiral Timbal. Arraché à un sommeil agité par le patron du cargo, Rogero regagna la passerelle après avoir embarqué Bradamont au passage.
« Ici l’amiral Timbal. » Timbal semblait à la fois pensif et méfiant, ce qui parut un bon signe à Rogero. « Nous serons naturellement très heureux de rapatrier les prisonniers syndics encore détenus chez nous, et plus encore les représentants d’un système stellaire qui a rejeté le joug du Syndicat. Mais, à la lumière du passé commun de nos deux peuples, c’est là une question délicate. Je vais devoir demander conseil aux autorités supérieures. Vos vaisseaux devront patienter jusqu’à ce que je reçoive une réponse, qui pourrait exiger un délai d’au moins deux semaines. »
Rogero se tourna vers le capitaine Bradamont, qui fit la grimace. « C’est le pire des scénarios, admit-elle. Mais nous disposons au moins, à présent, de l’identité d’un interlocuteur à qui répondre. L’équipement de ce cargo peut-il émettre sur un faisceau étroit sécurisé, réservé à son seul destinataire ?
— Il ne le pouvait pas avant, mais nous avons procédé à quelques améliorations avant la mission pour Taroa, répondit Rogero. Son matériel de transmission n’est pas standard. Mais, pour recourir à cet équipement modernisé, nous devons nous rendre dans un compartiment spécialement aménagé à cet effet. »
Il prit la tête pour la guider dans les coursives du cargo, pratiquement désertes à cette heure, jusqu’à une écoutille ouvrant sur un petit compartiment. L’odeur qui régnait à l’intérieur trahissait encore sa destination précédente : il servait naguère à stocker patates et oignons. Un soldat de Rogero montait la garde devant l’équipement qui, pourtant, ne risquait guère de recevoir des transmissions visant ses paramètres actuels. « Comptez-vous l’envoyer en clair ? » demanda Rogero à Bradamont.
Elle montra une disquette de stockage de données. « Ceci contient les codes de l’Alliance requis. L’amiral Geary me les a fournis au cas où il me faudrait envoyer un message crypté par vos canaux.
— Très bien. » Rogero fit signe à l’opérateur des trans. « Disposez ! »
L’opérateur se leva, salua et quitta le compartiment sans piper mot.
« Tes gens ne sont guère enclins à poser des questions, fit remarquer Bradamont en s’asseyant devant la console.
— La hiérarchie syndic voit d’un très mauvais œil les travailleurs trop curieux, répondit Rogero en fermant et verrouillant l’écoutille. S’agissant de mes soldats, c’est une leçon apprise durant toute leur vie et à laquelle ils se soustraient difficilement. »
Elle l’observa longuement puis se fendit d’un sourire fugace. « Tu n’as pas l’air de l’avoir retenue, toi.
— Non, et tu vois où ça m’a mené. On m’a affecté au personnel d’un camp de travail et je me suis retrouvé à deux doigts de faire partie des résidents d’un second. Sans le général Drakon, j’y serais probablement mort.
— Moi aussi, lâcha-t-elle en reportant le regard sur le matériel de transmission. Avant que tu ne me l’apprennes, je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait suggéré lui-même aux serpents de tirer parti de notre liaison. S’il ne l’avait pas fait, ils n’auraient jamais laissé filtrer l’information de mon transfert vers un autre camp de travail. »
Rogero hocha la tête. « C’est un homme bon. Il n’y croit plus lui-même, mais moi si. »
Nouveau bref silence pendant qu’elle le scrutait. « Et pourquoi ? Pourquoi Drakon a-t-il une si mauvaise opinion de lui-même ?
— C’était un CECH. Atteindre cet échelon et survivre dans un tel système exige de chacun des pratiques qui ont de quoi lui ronger l’âme. J’ai connu trop de CECH qui ne semblaient guère s’inquiéter de perdre la leur. Le général Drakon a réussi à garder la sienne pratiquement intacte. » Rogero se tapota la poitrine du poing. « Mais ça veut aussi dire qu’il reste conscient des torts qu’il a faits.
— L’ignorance est une bénédiction, marmonna Bradamont. Cette guerre a été une horreur. Mais quelle guerre ne l’est pas ? Nous en gardons tous les cicatrices intérieures.
— Ce n’était pas seulement la guerre, Honore. C’était le régime lui-même. Le système syndic. C’était dévorer les autres ou être dévoré par le système. »
Elle hocha la tête, cette fois sans le regarder. « Mais tu as fait une croix sur ces pratiques. Tu vas t’y prendre plus correctement. Du moins si le général Drakon et la présidente Iceni ne sabotent pas tout. » Bradamont se rejeta en arrière et se passa la main dans les cheveux. « Tout est prêt pour la transmission. De quoi ai-je l’air ?
— Plus belle que jamais. »
Elle éclata de rire. « Heureusement que nous sommes seuls.
— Et dommage que nous ne puissions pas le rester plus longtemps là-dedans, d’autant qu’on y est à l’étroit.
— C’est sans doute un bien pour un mal. Bon. Recule le plus possible. Nous devons nous assurer qu’on ne te verra pas dans l’image. »
Rogero se recroquevilla autant qu’il le pouvait et attendit.
Bradamont appuya sur une touche, le regard braqué sur l’objectif. « Amiral Timbal, ici le capitaine Honore Bradamont, ex-commandant du Dragon. L’amiral Geary m’a détachée de la flotte lorsqu’elle a regagné le système de Midway et m’a affectée aux fonctions d’officier de liaison auprès de son gouvernement et de ses autorités militaires. Midway est dorénavant complètement indépendant des Mondes syndiqués. Il dispose d’un gouvernement stable, qui emprunte une voie bien plus démocratique et qui a aidé les systèmes voisins à se débarrasser de la tutelle syndic. Ses vaisseaux ont épaulé notre flotte lors de la dernière bataille contre les Énigmas qui s’est déroulée sur place. Midway a besoin du personnel de sa flottille de réserve pour armer ses vaisseaux en chantier et se défendre contre les tentatives des Syndics pour le reconquérir.
» L’amiral Geary est de retour de Midway pour Varandal, mais il a été retardé par une intervention syndic. J’ignore sur quoi il est tombé exactement, mais nous avons appris que Prime disposait maintenant d’un moyen de bloquer provisoirement son hypernet. Cette mesure a contraint l’amiral à conduire sa flotte à Sobek. Il rentrera assurément chez lui depuis ce système, mais peut-être, en dépit du traité de paix, aura-t-il rencontré entre-temps une certaine opposition syndic. La flotte a essuyé des dommages considérables dans l’espace Énigma, alors qu’elle s’y frayait un chemin en combattant, puis lors d’une bataille avec une deuxième espèce extraterrestre et, encore après, à l’occasion d’une nouvelle agression de Midway par Énigma. Elle est également extrêmement alourdie par la présence d’un vaisseau de guerre extraterrestre arraisonné qu’elle ramène dans l’espace de l’Alliance, et de six autres bâtiments appartenant à une troisième espèce extraterrestre qui, elle, cherche à nouer avec nous des relations amicales.
» Je peux vous fournir de plus amples informations sur les succès remportés par l’amiral Geary durant cette mission, mais il s’agit d’un sujet extrêmement sensible. En outre, compte tenu de mon affectation à Midway, je ne tiens pas à ce qu’on soit informé de mon passage à Varandal. Le QG annulerait certainement l’ordre de l’amiral Geary, mettrait un terme à mes fonctions d’officier de liaison et m’ordonnerait de me présenter au rapport pour lui fournir tous les renseignements que je détiens, sans considération pour la manière dont l’amiral Geary voudrait qu’ils lui soient présentés à son retour.
» Je reste bien entendu à vos ordres. Mais mon interprétation des instructions de l’amiral Geary m’incite à faire tout mon possible pour rapatrier ces prisonniers de guerre à Midway et, ensuite, continuer de surveiller ce qui s’y passe afin de transmettre aux autorités de l’Alliance tous les renseignements que je pourrai leur fournir. Je demande respectueusement l’autorisation d’entreprendre le plus tôt possible le transfert des prisonniers de guerre syndics sur les cargos placés sous le commandement du colonel Rogero.
» Capitaine Bradamont, terminé. »
Rogero attendit qu’elle eût coupé la communication pour réagir : « Ça devrait largement suffire à éveiller son attention quand il le recevra.
— Ouais, j’imagine. »
Il la scruta encore quelques secondes en se demandant s’il devait poser la question qui lui brûlait les lèvres, et il finit par s’y résoudre. « Tu y crois vraiment ? À ce que tu as dit sur la présidente Iceni et le général Drakon ? »
Elle soutint son regard. « J’ai dit quoi ? Que votre gouvernement était stable et qu’il entreprenait des réformes démocratiques ? C’est la vérité, autant que je sache.
— Que penses-tu réellement de la présidente Iceni ?
— Serais-tu en train de me tirer les vers du nez pour ton patron ? » persifla Bradamont. Le ton était léger, mais une lueur de défi brillait dans ses yeux.
« Non. Je veux seulement savoir ce que tu en penses. Je ne le répéterai à personne. »
Elle marqua une pause, se renfrogna légèrement puis le fixa. « Je pense que c’est une garce assez coriace. Et ça n’a rien de péjoratif.
— Rien de péjoratif ? Tu crois donc sincèrement qu’elle va faire quelque chose pour le peuple ?
— Ouais, j’en suis sûre. Ne te mets surtout pas en travers de son chemin. J’ai l’impression que ceux qui s’y risquent le regrettent ensuite amèrement.
— Et son premier assistant ? Ce type, là, Togo ? »
Bradamont secoua la tête. « Pour moi, il reste une énigme. Je n’en sais pas assez sur lui. Maintenant, donne-moi ton avis sur les deux aides de camp de ton général. »
Rogero éclata de rire. « Quel tandem, hein ? Mais ils sont très doués dans leur domaine, Honore. Pris individuellement, chacun est très impressionnant. À eux deux, ils fournissent au général autant de soutien qu’une brigade entière, sinon plus.
— Ils se détestent autant qu’ils en ont l’air ?
— Bien davantage. Morgan était déjà là depuis plusieurs années quand Malin est apparu. Ils se ressemblent trop, si tu veux mon avis.
— Ils se ressemblent ? Ces deux-là ?
— Bien sûr. Seulement, ils ne gèrent pas les problèmes de la même façon. Morgan te mettrait une balle dans le crâne comme qui rigole. Pour peu qu’elle croie avoir une bonne raison. Malin, lui, regretterait sans doute un peu de t’avoir abattue de sang-froid pour une raison qui lui aurait paru justifiée. Mais, dans un cas comme dans l’autre, tu serais morte. Je leur prête des projets ambitieux. Des projets très différents, mais qui les placent au centre de tout. »
Rogero marqua une pause. « Ils ont pris part tous les deux à une opération exigeant qu’ils investissent une plate-forme orbitale. C’était juste après qu’on a éliminé les serpents. Il s’est trouvé que la femme qui commandait cette plate-forme était un serpent opérant en sous-marin. À l’instant critique, Malin a tiré un coup de feu dans le dos de Morgan, et il l’a manquée de si peu qu’on a bien cru qu’il avait raté là une bonne occasion de mettre un terme définitif à leur inimitié. Mais le général ne l’a pas viré parce que ce même tir a bazardé la vipère juste avant qu’elle ne descende Morgan. Marrant, non ? Si Malin tentait de la tuer, il lui a plutôt sauvé la vie. S’il cherchait à lui sauver la vie… eh bien, il a réussi ! Et elle-même a failli l’abattre tout de suite après, persuadée qu’il l’avait visée. Seuls les inhibiteurs des armes de Morgan ont sauvé Malin de ce “tir amical”.
— Je n’aimerais pas me la mettre à dos, dit Bradamont.
— L’univers entier est dans le collimateur de Morgan, expliqua Rogero. Je ne connais pas tous les détails. Une mission spéciale dans sa jeunesse, qui l’aurait fichtrement secouée. Il n’y a qu’une seule personne à qui elle voue une loyauté indéfectible et c’est le général Drakon, qui lui a donné sa chance quand plus personne ne voulait d’elle.
— Elle a été aimable avec moi, déclara Bradamont. Respectueuse. Ça fiche un peu la trouille. »
Rogero fut pris lui aussi d’un frisson. « Morgan ne feint l’amabilité que pour de bonnes raisons. Si elle prend avec toi ce parti, c’est qu’elle te prête de l’importance. À toi ou à Drakon, ce qui revient peut-être au même dans son esprit.
— Pourquoi la garde-t-il dans son entourage ?
— Parce qu’il veut l’aider. Parce que le général Drakon ne jette pas les gens. Et aussi parce que, s’il la virait ou l’éloignait, elle mourrait avant un mois. Peut-être en emportant toute une planète avec elle dans la tombe, mais le fait est qu’elle ne survivrait pas très longtemps sans les conseils et le soutien de Drakon.
— Dur-dur, lâcha Bradamont. J’imagine que, si on le lui disait, elle deviendrait folle furieuse.
— Sans aucun doute. Ne t’y risque pas.
— Merci de la mise en garde. » Bradamont se leva et le fixa un instant languissamment. « Maintenant, ouvre-moi cette écoutille avant que je la verrouille et que je ne m’occupe de toi, sinon tes soldats devront l’enfoncer pour t’arracher à mes griffes.
— Hélas, je peux m’affranchir du Syndicat, mais jamais je ne me libérerai de toi », fit Rogero en ouvrant le sas.
La première réponse au message de Bradamont leur parvint d’un destroyer de l’Alliance.
« Suivez le vecteur joint menant à proximité de la station d’Ambaru vers l’intérieur du système, les avisait le capitaine de corvette Baader. Les six cargos devront se conformer à la trajectoire et à la vélocité indiquées. Le Saï et l’Assegai escorteront vos vaisseaux pour veiller à ce qu’ils épousent ce vecteur. Baader, terminé.
— Procédez, ordonna Rogero au patron de son cargo. Assurez-vous que les cinq autres vous imitent.
— Ces destroyers de l’Alliance ne nous escortent pas, ils restent juste assez près pour nous réduire en miettes si nous dérogeons aux consignes.
— Alors gardez le cap. »
Bradamont se pointa à l’entrée de la passerelle et lui fit signe. « Votre technicien des trans affirme qu’un message qui se sert de l’encodage de l’Alliance vient d’arriver.
— Voyons un peu ce que ça dit. » Rogero la suivit jusque dans le petit compartiment encombré, attendit que le planton de faction eût quitté les lieux puis verrouilla l’écoutille. L’étroitesse du compartiment l’obligeait à frôler Bradamont, mais l’épreuve n’était pas franchement insurmontable.
« Capitaine Bradamont, ici l’amiral Timbal. Je suis… surpris, inutile de vous le préciser. » Timbal la fixait de l’écran comme s’il la voyait en temps réel. « L’annonce du retour prochain de l’amiral Geary, au terme d’une mission réussie, est une très bonne nouvelle. En revanche, que les Syndics soient en mesure de faire joujou avec leur hypernet est bien plus regrettable. J’aimerais apprendre de votre bouche tout ce que vous savez des péripéties de la flotte et de l’amiral Geary depuis leur départ de Varandal. Ai-je bien compris qu’ils auraient découvert trois espèces intelligentes ? C’est tout à fait remarquable.
» Vous m’avez fourni toutes les raisons dont j’avais besoin pour vous remettre ces prisonniers. Je cherche à m’en débarrasser depuis un bon moment, mais personne n’en veut. » Timbal se gratta la joue en jetant un regard de côté. « J’ai ici quatre mille deux cent cinquante et un prisonniers à votre disposition. La plupart appartenaient à la flottille de réserve, mais quelques centaines d’entre eux ont une origine différente. Pourrez-vous les embarquer tous ? Faites-le-moi savoir le plus vite possible. S’il nous faut trier les seuls rescapés de la flottille de réserve, ça risque de prendre un certain temps.
» Maintenant, le plus difficile : il doit y avoir un transfert concret de la prise en charge, insista Timbal en tapotant son bureau de l’index pour marquer le coup. Aucune exception n’est tolérée en de telles circonstances. Quelqu’un doit se voir transmettre la proposition et y donner légalement son accord en ma présence. Inutile de vous dire que je ne peux pas le demander aux Syndics, mais plutôt au peuple de Midway. Dans la mesure où il évoque encore beaucoup les Syndics, le symbole risque d’être très mal perçu. Quelqu’un de Midway, un officier supérieur, devra venir nous trouver à Ambaru afin que nous nous conformions physiquement aux exigences requises par le transfert.
— Malédiction ! marmonna Bradamont.
— Moi, en l’occurrence, déclara Rogero. Puis-je me fier à Timbal ?
— Oui. Il n’approuverait certainement pas qu’on vous tende un piège, d’autant que vous êtes là sur l’instigation de l’amiral Geary. Il me préviendrait discrètement que tout n’est pas au top.
— Je suis conscient des risques que cela entraîne pour le colonel Rogero, poursuivait Timbal. Au fait, qu’ils aient cessé de se servir des titres de l’encadrement syndic et autres CECH au profit de grades militaires a beaucoup influé sur ma décision. Néanmoins, légalement, je dois couvrir mes arrières pour ce transfert, faute de quoi les responsables de la conformité des protocoles pourraient élever des obstacles qui l’interdiraient, et qui sait pour combien de temps ? Nous devrons aussi faire en sorte que la rencontre reste aussi discrète que possible, ce qui ne sera pas facile. La rumeur pourrait filtrer, surtout parmi les civils du secteur des soutes lorsqu’elle aura lieu, mais je dispose là-bas d’une quantité de fusiliers qui pourront assurer la sécurité.
— On ne peut guère exiger mieux, laissa tomber Bradamont.
— Des fusiliers de l’Alliance ? interrogea Rogero. La perspective d’être environné de fusiliers de l’Alliance est-elle censée me rassurer ?
— Ce sont de formidables combattants, Donal !
— Je sais ! Je me suis battu contre eux ! Pourquoi l’idée d’être cerné par ces gusses ne me rassure-t-elle pas ? »
Timbal arrivait au bout son laïus. « Il faudra un bon moment à vos boîtes de conserve pour se rapprocher d’Ambaru. Pas trop près, d’ailleurs, notez bien. Nul ne tient à ce que des cargos originellement syndics stationnent à portée de cette station. Mais le laps de temps exigé par votre trajet me permettra d’y ramener les prisonniers et de nous préparer, eux et moi, à vous les renvoyer par navette. Timbal, terminé. »
Bradamont coula vers Rogero un regard interrogateur. « Puis-je lui répondre que nous sommes d’accord ?
— Parce que nous sommes d’accord ? C’est moi qui devrai poser le pied sur cette station. Que fera le service du renseignement de l’Alliance s’il apprend que le colonel Donal Rogero est quasiment en train de frapper à sa porte ?
— Tout d’abord, il lui faudrait comprendre que le colonel Rogero et le sous-CECH Donal Rogero des forces syndics ne sont qu’une seule et même personne. Ensuite, même s’il s’en rend compte, les fusiliers seront là. En troisième lieu, si jamais le Renseignement de l’Alliance posait les mains sur toi, je me rendrais personnellement à Ambaru et je te ramènerais par tous les moyens. Je ne permettrai pas qu’on te traite comme j’ai été moi-même traitée par les Syndics, même si, pour ce faire, je dois prendre des initiatives que ni l’amiral Timbal ni l’amiral Geary n’approuveraient. »
Rogero la dévisagea et s’aperçut qu’il souriait. « Comment as-tu décrit la présidente Iceni, déjà ?
— Quoi ? Pourquoi cette question ?
— Aucune raison. Dis à ton amiral Timbal que je viendrai. »
Elle lui adressa un autre regard, méfiant cette fois, puis appuya sur la touche ENVOI. « Merci, amiral Timbal. Je vais vous fournir par le truchement de ce message toutes les informations que je pourrai sur l’amiral Geary et nos activités dans l’espace contrôlé par les extraterrestres. Avant d’entrer dans le vif du sujet, sachez que le colonel Rogero a donné son consentement : il sera physiquement présent sur Ambaru à l’occasion du transfert des prisonniers de guerre. Je lui ai assuré qu’il ne courrait aucun danger dans la mesure où vous avez promis d’assurer sa sécurité. Je dois toutefois vous avertir : il est probable que son dossier de notre système du renseignement est marqué d’un carton rouge. Il s’agit d’une question de contre-espionnage qui n’a rien à voir avec ses activités pendant la guerre. Vous avez ma parole à cet égard, amiral. Il ne s’agit absolument pas de crimes de guerre.
» À présent, voici un résumé des découvertes qu’a faites la flotte de l’amiral Geary dans… »
Au terme d’un long et laborieux périple (le mieux que pouvaient permettre les cargos en dépit de toute leur bonne volonté), ils se retrouvèrent enfin à quelques secondes-lumière de la station d’Ambaru, assez proches d’elle pour que le délai dans les transmissions fût quasiment imperceptible. « Croyez-moi si vous voulez, capitaine Bradamont, mais rendre certains de ces Syndics à la population de Midway ne manque pas de me valoir des états d’âme. Quelques-uns d’entre eux sont à coup sûr d’indécrottables tenants des Mondes syndiqués. Qu’en feront les autorités de Midway ?
— Y a-t-il des serpents parmi eux, amiral ? demanda Bradamont en échangeant un regard avec Rogero.
— Des serpents ?
— Des gens du service de sécurité interne.
— Oh, ceux-là ! Non. Aucun n’entre dans cette catégorie. »
Rogero intervint : « Amiral Timbal, seuls des agents du SSI seraient en danger entre nos mains, et cela parce qu’ils ont sur les leurs le sang de nos parents et amis. Une petite unité de nos forces terrestres assure la sécurité à bord de chacun de nos cargos, de sorte que nous n’avons pas à redouter les entreprises de loyalistes syndics. Nous larguerons en chemin, avant d’arriver à Midway, tous ceux qui refuseront de se rallier à nous. »
Timbal réfléchit un instant puis s’exprima pesamment. « Vous les “larguerez” ? L’amiral Geary a eu sur moi une certaine influence, colonel. Si je vous remettais des prisonniers qui finissaient par la suite dans le vide, expulsés par les sas de vos vaisseaux, j’aurais leur mort sur la conscience. »
Rogero secoua fermement la tête. « Jamais nous ne ferions cela. Ordre de l’amiral Drakon.
— Pardon ?
— Nous avons reçu l’ordre de ne pas exécuter les prisonniers. Nous nous y plierons, amiral. Tous ceux qu’on nous remettra et qui ne voudraient pas se joindre à nous seront confiés, sains et saufs, aux systèmes stellaires encore contrôlés par les Syndics que nous traverserons sur le trajet de retour. »
Timbal scruta Rogero puis hocha la tête. « Très bien, colonel. La première navette est en chemin vers votre cargo. Elle vous ramènera vers moi et nous en finirons. Ne vous inquiétez pas, je n’attendrai pas que vous soyez physiquement présent pour commencer à vous envoyer des charretées de prisonniers. Assurez-vous simplement que vos cargos sont prêts à les recevoir rapidement.
— Y a-t-il lieu de s’inquiéter, amiral ? s’enquit Bradamont avec méfiance. Une quelconque menace ?
— Je n’ai pas la haute main sur toutes les unités de ce système stellaire, capitaine. Loin s’en faut. Jusque-là, je vous ai fourni un compte rendu acceptable de tout ce qui allait se produire. Mais, à n’importe quel moment, certaines forces militaires de l’Alliance qui ne répondent pas à mon commandement pourraient recevoir d’un autre officier supérieur des ordres les exhortant à prendre des initiatives que ni le colonel Rogero ni vous n’apprécieriez, surtout si l’on prend en compte ce que vous m’avez dit sur l’intérêt que les services du renseignement de l’Alliance pourraient porter à Rogero. Plus vite nous en aurons fini, mieux ça vaudra.
— Pas de très bon augure, laissa tomber Rogero quand Timbal eut raccroché.
— Non, convint Bradamont. Entre, ressors et reviens en un seul morceau.
— Je ferai de mon mieux. »