« Madame la présidente, inutile, j’imagine, de vous exposer quelles options s’offrent à nous, déclara la kommodore Marphissa en y mettant le même formalisme exagéré que si elle prenait la parole pour un service funèbre.
— En effet », convint Iceni en s’efforçant de ne pas révéler par son maintien ni son expression la boule de glace qui se formait au creux de son estomac, alors qu’elle s’attendait à ce que son interlocutrice la trahît ouvertement ou exigeât un prix exorbitant pour lui garder sa loyauté. Elle n’avait toujours pas quitté le centre de commandement et savait que Drakon l’observait encore, non loin, même s’il ne pouvait pas entendre la conversation. « Que désirez-vous ? »
Dans la mesure où le vaisseau amiral de Marphissa (l’ex-croiseur lourd C-448 des Mondes syndiqués, rebaptisé Manticore) se trouvait sur une orbite proche de la planète, on n’avait conscience d’aucun délai dans la transmission. Néanmoins, la kommodore marqua une pause comme si elle hésitait à s’exprimer.
Le premier pas de géant vers la trahison est le plus difficile à franchir, songea amèrement Iceni. Ne te bile pas, ma fille. Ça devient plus facile ensuite. Mais la présidente ne s’attendait pas aux paroles suivantes de la kommodore.
« Je demande l’autorisation de rejoindre avec ma flottille les deux croiseurs lourds stationnés près de l’installation des forces mobiles gravitant autour de la géante gazeuse.
— Dans quel but ? » s’enquit Iceni sans chercher à dissimuler sa surprise. Ramener ses vaisseaux près de la géante gazeuse à cet instant de sa révolution rapprocherait considérablement Marphissa et sa flottille des Énigmas, mais beaucoup moins de Boyens et de sa formation.
« Défendre notre système stellaire, s’expliqua Marphissa. Et sa population. »
Iceni secoua la tête, autant pour marquer son étonnement que son désaccord. Cette femme s’est élevée jusqu’au niveau de cadre exécutif dans la hiérarchie syndic. Elle a dû apprendre à négocier plus habilement que cela. « Permettez-moi de mettre cartes sur table, kommodore. Je vous le répète, que désirez-vous ?
— Regrouper mes forces, madame la présidente.
— Même ainsi réunies, vos forces seraient incapables d’affronter la menace que pose un seul de nos adversaires présents dans le système. » Si elle voulait s’adjoindre les deux autres croiseurs lourds, il lui suffirait de leur ordonner de rallier sa flottille sur le chemin d’un des points de saut. Pourquoi donc refuse-t-elle d’exposer ses exigences ?
Mais la kommodore Marphissa se contenta de marquer son assentiment d’un signe de tête. « Oui, madame la présidente, c’est tout à fait exact. Nous ne pouvons guère espérer vaincre l’armada Énigma ni la flottille syndic. Mais, en combinant mes forces, j’aurai davantage de chances de leur porter quelques coups fatals avant l’anéantissement de mes vaisseaux. Nous nous battrons jusqu’au dernier moment. »
Déstabilisée par ces propos inattendus, Iceni se sentit cette fois hésiter. Pas d’exigences, pas même le baiser de Judas, juste un témoignage d’abnégation ? Ce n’est pas que du blabla ? Tu y crois sincèrement ? « Kommodore, commença-t-elle, bien décidée à jouer franc jeu, vous êtes consciente que je ne peux vous contraindre à prendre ce parti. Et que vous-même avez d’autres options. »
L’image de Marphissa hocha de nouveau la tête. « Bien sûr qu’il en existe d’autres, madame la présidente.
— En ce cas, pourquoi resteriez-vous pour combattre, kommodore ?
— Au nom du peuple, madame la présidente.
— Qu’est-ce que vous avez dit ? lâcha Iceni, persuadée d’avoir manqué la réponse de Marphissa et croyant n’avoir capté que la fin de la transmission.
— Je reste, comme cette flottille, pour défendre le peuple, madame la présidente. »
Iceni s’accorda de nouveau quelques secondes avant de répondre, le temps de chercher ses mots. « Pour défendre le peuple ? Vous comptez livrer un combat perdu d’avance pour des gens qui mourront de toute façon ? Pour un idéal ?
— La mort nous guette tous tôt ou tard, madame la présidente. Je préfère mourir pour un idéal que pour un profit, ou vivre en sachant que je n’ai pas fait tout ce qui était en mon pouvoir pour défendre ceux qui en sont incapables. Je sais que vous ne me posez la question que parce que vous voulez être certaine que j’y crois autant que vous, et que je suis prête à mourir pour ceux qui comptent sur moi. »
Cette fois, Iceni eut du mal à ne pas trahir sa stupeur. Mourir pour le peuple ? Me croit-elle à ce point naïve ?
J’ai repoussé le conseil de Togo m’avisant de fuir sans délai. Mais je l’ai fait parce que…
Pourquoi diable l’ai-je fait ?
Pour n’avoir pas l’air de faiblir aux yeux d’Artur Drakon. C’est sûrement pour cette raison.
Et, maintenant, elle devait s’inquiéter de l’image qu’elle donnait d’elle-même à la kommodore Marphissa, une des rares personnes de tout le système stellaire qui aurait peut-être une petite chance d’en réchapper, mais qui préférait rester pour livrer un combat désespéré.
Pour le peuple.
Les travailleurs de Marphissa – les gens de ses équipages, rebaptisés techniciens sur les ordres mêmes d’Iceni pour leur rendre une certaine fierté dans leurs tâches respectives – savaient eux aussi quels choix s’offraient à elle. Ces paroles leur inspireraient du courage, les aideraient à livrer un combat sans espoir. Mais la conduite de Marphissa, si utile qu’elle fût dans ce cas extrême, pourrait aussi créer des problèmes à l’avenir.
Si du moins il y avait un avenir pour eux tous, ce qui, pour l’heure, semblait extrêmement improbable. « Très bien, kommodore. Conduisez votre flottille à la géante gazeuse, unissez vos forces et défendez le système stellaire. »
Elle avait prononcé la sentence de mort de ces vaisseaux et de leurs équipages en éprouvant ce même serrement de cœur qu’elle avait depuis longtemps appris à dissimuler au plus profond d’elle-même au moment d’ordonner une exécution.
« À vos ordres, madame la présidente. » La kommodore marqua une pause. « Une dernière question, madame. Toute ma flottille ? Je pourrais laisser un aviso en orbite au cas où l’on en aurait besoin après la destruction de mes autres vaisseaux. »
Au cas où Iceni se verrait contrainte de fuir la planète et le système stellaire.
Tenez-vous vraiment à ce que je « meure pour le peuple », jeune sotte ? demanda silencieusement Iceni à l’image de la kommodore. Quoi qu’il en fût, confrontée à la décision ultime, elle connaissait la réponse. Elle resterait. Renvoyer tous les vaisseaux, tous les moyens de décamper rapidement, impliquait un engagement authentique. Je suis peut-être devenue folle. Mais, bon sang, j’ai commencé à bâtir quelque chose ici ! C’est peut-être bancal et complètement cinglé, mais c’est à moi ! Je ne l’abandonnerai ni à Boyens ni aux Énigmas. Pas même à Drakon. Ça me revient. Ainsi qu’à ma timbrée de kommodore et à ses équipages qui foncent tête baissée vers un combat perdu au nom d’idéaux que les Mondes syndiqués formulaient du bout des lèvres mais qu’ils cherchaient à éradiquer par tous les moyens possibles.
Qui foncent vers la mort sur mon ordre, parce qu’ils me croient investie des mêmes idéaux. Dois-je m’en enorgueillir ou en avoir honte ? Toute mon expérience et ma formation au sein du Syndicat me soufflent que seul un imbécile pourrait éprouver l’une ou l’autre de ces deux émotions.
Il faut croire que je suis une imbécile.
Elle secoua encore la tête. « Non. Tous les vaisseaux doivent vous accompagner. Le général Drakon et moi-même resterons ici aux commandes.
— Nous nous doutions que telle serait votre réponse », affirma Marphissa en souriant. Elle posa le poing sur son sein gauche comme l’exigeait le salut syndic, mais elle conféra à ce geste routinier une sorte de cérémonieuse solennité. « Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »
Vous vous en doutiez ? Comment l’auriez-vous pu quand je ne le savais pas moi-même une minute plus tôt ? Au cours de sa longue et haïssable escalade jusqu’au rang de CECH, les mentors d’Iceni l’avaient presque tous prévenue contre les subordonnées qui présument trop ou se comportent de manière inexplicable.
Mais il était trop tard. La décision avait été prise. Et Marphissa avait rendu d’inestimables services par le passé. Elle resterait sans doute tout aussi précieuse tant que ses vaisseaux et elle continueraient d’exister.
Iceni désactiva son champ d’intimité et se tourna vers le général Drakon. « J’ai ordonné à la kommodore Marphissa de faire quitter l’orbite à tous ses vaisseaux pour retrouver les deux autres croiseurs lourds près de la géante gazeuse. Ainsi réunifiée, la flottille de Midway engagera… (elle déglutit en se demandant pourquoi elle avait brusquement la gorge aussi serrée) le combat avec l’ennemi jusqu’à son entière destruction », acheva-t-elle.
Un silence prolongé s’instaura, brisé par la voix empreinte de respect du colonel Malin. « Tous les vaisseaux, madame la présidente ?
— Oui, c’est effectivement ce que j’ai dit », aboya Iceni, non sans se demander pour quelle raison cette question la mettait en colère. Elle fit mine de ne pas remarquer la soudaine docilité qui s’empara de tout le centre de commandement, les travailleurs qui la dévisageaient avec reconnaissance et stupéfaction. Vous êtes heureux parce que je ne vous abandonne pas à votre mort annoncée ? Est-ce si facile d’acheter votre loyauté ?
Drakon s’avança à sa rencontre avec une calme et réconfortante assurance. Elle ne s’était pas rendu compte jusque-là à quel point le voir ainsi progresser à grandes enjambées, tout de marbre et d’acier, lui était agréable. Un roc, dans un monde où toutes les certitudes s’étaient évanouies. « Très bien, déclara-t-il comme si les paroles d’Iceni étaient le reflet d’un précédent conciliabule couronné par un consentement mutuel. Parlons un peu de nos plans pour défendre la planète.
— Certainement », répondit-elle. Voilà un homme qui soutient mes décisions sans aucune réserve mais réussit malgré tout à préserver son autorité ! Si seulement vous n’étiez pas un CECH, Artur Drakon… Je pourrais aimer un homme tel que vous si je pouvais me fier à lui.
Elle jaugea discrètement du regard le colonel Malin, en quête de tout signe d’hésitation dans son regard ou sa posture. Drakon ne se doutait pas que Malin, depuis des années, lui fournissait secrètement des informations sur son organisation interne, et, s’il avait projeté de la trahir, sans doute aurait-il inclus l’un de ses plus fidèles assistants dans ses projets. Mais aucune mise en garde n’émanait de Malin, de sorte qu’Iceni tourna les talons pour gagner, aux côtés de Drakon, une des salles de conférence sécurisées donnant sur le centre de commandement.
« Qu’a dit exactement votre kommodore ? » demanda le général dès que la porte fut hermétiquement scellée et que les petites diodes de sécurité de son linteau passèrent au vert pour confirmer que les contre-mesures de la salle étaient activées.
Elle lui en fit part.
« Bon sang ! s’exclama-t-il. C’est vraiment une idéaliste ! J’aurais juré qu’il n’en existait plus dans les Mondes syndiqués. Ni nulle part ailleurs.
— Il n’en restera probablement plus aucun, très bientôt, dans ce système stellaire, lâcha Iceni. Elle m’inquiète.
— Je vois parfaitement pourquoi. Mais, dans un tel combat, il vous faut quelqu’un comme ça.
— Et… une fois le combat terminé ?
— Plus fort est le cheval, plus il est dur à brider, déclara Drakon.
— Diable ! Ce qui veut dire ?
— Que les meilleurs subordonnés ont besoin d’être guidés plutôt qu’éperonnés, mais que, en cas de crise, ils en valent le plus souvent la peine. » Le général regarda autour de lui. Ses mains s’activaient comme si elles cherchaient une occupation. « Je vais garder mes troupes en activité. La majeure partie des manœuvres se dérouleront dans les villes et les cités, ce qui risque de contrarier les citoyens. Mais, si l’on en vient à une lutte à mort, mes soldats tiendront bien plus longtemps dans un environnement urbain, même si les Énigmas le pilonnent au point de n’en laisser que décombres. »
Iceni posa les mains sur la table qui occupait le centre de la salle. Elle en fixait la surface de corail synthétique, mais, dans son esprit, elle voyait en réalité la multitude d’îles qui parsemaient la planète. « Les extraterrestres sont encore à quatre heures-lumière et demie. Si les performances de leurs vaisseaux se conforment à celles des nôtres, il nous reste au moins trois ou quatre jours avant leur arrivée, selon leur destination. Serait-il absurde d’évacuer les villes ? De disperser tous les citadins dans les îles ?
— Y trouveront-ils à boire et à manger en quantité suffisante ?
— Oui, en puisant dans les océans. Les bateaux de pêche pourraient livrer leurs prises dans les îles, et il existe de nombreuses unités portatives de désalinisation. »
Drakon haussa les épaules d’un air contrit. « À vous de voir. Mais si vous envoyez les citoyens dans les îles, les Énigmas les repéreront aisément dès que leurs vaisseaux seront assez proches.
— Et toutes seront alors la cible d’un bombardement, conclut Iceni. Petites, elles formeront des cibles bien plus concentrées que des villes. » Elle savait comment ça se passait. Elle avait participé à un certain nombre de bombardements planétaires durant la guerre contre l’Alliance et en avait gardé des souvenirs auxquels elle s’efforçait à présent de se soustraire, ainsi, de temps à autre, qu’à des cauchemars, en dépit des traitements qu’offrait la médecine moderne pour permettre à ceux qui avaient assisté à de tels spectacles – ou les avaient orchestrés – de continuer à vivre. « Il n’y a pas assez de terres émergées sur notre planète pour disperser toute la population.
— Non, renchérit Drakon. En effet.
— Et tout bombardement cinétique qui frapperait l’océan engendrerait des lames de fond qui submergeraient les îles les plus basses. Je vais faire de mon mieux pour maintenir le calme dans la population et procéder à une évacuation limitée. Les Énigmas hésiteront peut-être à massacrer des civils désarmés ne présentant manifestement aucun danger. » Iceni était consciente de prendre ses désirs pour des réalités. Drakon, de son côté, tentait de masquer son scepticisme sans réellement y parvenir, mais elle pouvait difficilement le lui reprocher.
« Nous ignorons ce qu’il est advenu des citoyens de systèmes stellaires investis par les Énigmas, fit remarquer le général.
— Nous savons en tout cas que nous n’avons jamais plus entendu parler d’eux par la suite. » Iceni prit une profonde inspiration, se redressa et chercha le regard de Drakon. « Je ferai de mon mieux pour continuer d’envoyer régulièrement des messages à Boyens et aux extraterrestres. Je négocierai avec qui y répondra.
— Quant à moi, je veillerai à ce que mes troupes soient prêtes pour l’arrivée des Énigmas. » Il lui adressa un salut plus ou moins ironique. « Avez-vous déjà visionné ces vieilles vidéos sur cet empire de l’Antiquité et ses combats à mort dans l’arène ?
— Les gladiateurs ? Oui. Ceux qui vont mourir te saluent. » Elle lui retourna le sien avec un sourire sardonique. « Allez-vous me trahir, Artur ? »
Il soutint son regard. Iceni ne vit naître aucun sourire sur sa bouche en guise de réponse. « Non. Vous me croyez ? »
J’aimerais bien. « Je crois que nous n’avons aucune chance de survivre, ni l’un ni l’autre, quoi que nous fassions. C’est assez agaçant, en vérité. J’ai toujours espéré que je serais en mesure de choisir ma mort. »
Drakon fixa le plancher d’un œil noir puis la dévisagea. « Pas d’un coup de poignard dans le dos. De ma part, en tout cas. »
Il avait l’air de parler sérieusement.
« Que diable font-ils ? » De dépit, Iceni pensait tout haut. « Ça fait douze heures qu’ils n’ont pas bougé d’un pouce ! »
Mehmet Togo était la seule autre personne présente dans le bureau du centre de commandement. L’espace d’un instant, il eut l’air de se demander si l’on s’attendait à ce qu’il répondît.
Iceni fusilla du regard la version bien plus petite de l’écran qui flottait au-dessus de la table de conférence et montrait le système stellaire de Midway. « Je sais ce que mijote Boyens. Il ne m’a pas répondu et sa flottille n’a pas bougé parce qu’il cherche à réduire ses propres risques. Il ne va strictement rien faire et feindra de se tenir prêt à charger les Énigmas pour venir à la rescousse des gens du système, alors qu’en fait il se préparera à gagner le portail de l’hypernet pour prendre la tangente.
— S’il fuit, le CECH Boyens devra se justifier auprès de ses supérieurs de Prime et leur expliquer pourquoi il n’a pas sauvé Midway des Énigmas, fit remarquer Togo sans s’émouvoir.
— Il est probablement en train de se forger des excuses en ce moment même, affirma Iceni d’un ton cinglant. Prime n’acceptera pas comme excuse leur supériorité numérique écrasante, surtout si Boyens affirme avoir fait tout ce qu’il a pu mais revient sans avoir souffert une seule égratignure après avoir affronté les Énigmas et nous-mêmes. Mais ses excuses n’ont pas besoin d’être recevables. Il suffit qu’elles tiennent debout. Je peux comprendre relativement bien Boyens et son comportement. Mais les Énigmas ? Que fabriquent-ils, eux ? »
Elle fixa son écran comme si, en l’intimidant, elle pouvait arracher à Togo la réponse qu’il était bien en peine de lui fournir. Les extraterrestres avaient commencé à s’enfoncer à l’intérieur du système, mais ils avaient freiné leur vélocité en arrivant à trente minutes-lumière seulement du point de saut pour Pelé, d’où ils avaient émergé. Leurs deux cent vingt-deux vaisseaux stationnaient là depuis, dans une position identique relativement au point de saut.
« Pour quelle raison peuvent-ils bien attendre ? Nous sommes à leur merci. Ils doivent le savoir. »
Iceni bondit sur ses pieds et jaillit du bureau en trombe, prête à demander au premier employé qu’elle croiserait de lui expliquer l’inexplicable.
La première personne sur qui ses yeux se posèrent fut le général Drakon, au milieu d’un petit groupe composé de Malin, de Morgan et de lui-même. Note à mon intention, se dit Iceni en s’efforçant de dissimuler sa réaction à la vue de la réapparition de Morgan. Si nous survivons à cet épisode, n’oublie pas d’avoir une longue discussion avec Drakon sur les raisons qui le poussent à garder à ses côtés cette punaise meurtrière. La loyauté envers les subordonnés est belle est bonne, et Togo m’en a appris assez long sur les compétences et la dangerosité de Morgan pour me permettre de comprendre pourquoi elle est si précieuse aux yeux de Drakon, mais cette fille est limite psychotique. Je me moque qu’elle le soit devenue à cause de ce que lui a fait le Syndicat en l’envoyant en mission dans le territoire Énigma. Ce n’est ni ma faute ni mon problème.
Et elle a couché avec ce stupide macho de Drakon quand il était trop ivre pour se méfier. Elle, en revanche, savait parfaitement ce qu’elle faisait. Je n’ai aucun doute à cet égard. Mais dans quel dessein ? Cette incartade n’a eu d’autre résultat que d’inciter Drakon à se promettre de ne plus jamais recommencer. Mais que cherchait Morgan ?
Et pourquoi est-ce que cela me perturbe à ce point ? Parce que ça prouve que Drakon, finalement, n’est jamais qu’un crétin de mâle comme les autres ? Ou bien parce que… ?
Non. Je ne suis pas si bête. Mélanger le plaisir et le travail, c’est le désastre garanti.
Le colonel Malin ne donnait toujours aucun signe prévenant discrètement Iceni de se mettre en garde et, au cours de la dernière journée, il n’avait pas eu recours non plus aux méthodes habituelles, passablement tortueuses, qui lui permettaient de transmettre des informations. Soit Drakon ne projetait rien contre elle, soit il avait maintenu Malin dans l’ignorance. Avait-il joué double jeu en lui passant des renseignements, tant et si bien qu’en de telles circonstances il pouvait à son tour la laisser dans le noir, la leurrer et l’inciter à se ramollir ? Ou bien Malin obéissait-il à ses propres priorités ? À quel jeu jouez-vous, colonel Malin ?
Elle ne saurait jamais si ces inquiétudes étaient légitimes ou si elles étaient le fruit du système syndic dans lequel elle avait grandi et pris du galon. La parano peut se comprendre quand tout le monde ou presque s’évertue à vous dégommer. Mais elle peut aussi vous paralyser, et Iceni se rendait compte que tel était bel et bien le but de la manœuvre. Un environnement entièrement fondé sur la méfiance mutuelle ne peut qu’entraver toute tentative d’alliance contre la férule du Syndicat.
Drakon la regardait s’approcher, un bref sourire aux lèvres, qu’il fit aussitôt disparaître.
Se pouvait-il qu’elle lui plût ? Question pour le moins intéressante.
« Les Énigmas ne vont nulle part », déclara-t-elle sans préambule, ignorant ostensiblement la présence des colonels Malin et Morgan, tout comme Drakon ignorait celle de Togo, légèrement en retrait à la gauche d’Iceni. Celui-ci avait changé de position quand ils avaient fait halte, de manière à garder de Morgan, si d’aventure elle esquissait un geste un tant soit peu menaçant, une vue bien distincte. Ni Drakon ni Iceni ne donnaient l’impression de l’avoir remarqué.
Le général accueillit le constat d’Iceni d’un hochement de tête, en affichant un dépit égal au sien. « Je l’avais remarqué. Qu’en déduisez-vous ?
— Aucune idée.
— Je peux au mieux émettre, à vue de nez, une hypothèse basée sur le comportement humain. » Drakon désigna d’un geste colérique le principal écran, où les images des vaisseaux Énigmas encore distants s’affichaient très nettement. « S’il s’agissait d’une armada humaine, la seule raison pour laquelle elle n’attaquerait pas serait l’ordre qu’elle aurait reçu d’attendre quelque chose ou quelqu’un.
— Attendre ? Quoi donc ?
— Je n’en sais rien. Mais, si ces êtres étaient des hommes, j’en conclurais qu’ils ont pour instruction de n’attaquer qu’à un moment bien précis, d’attendre que quelque CECH se présente pour endosser tout le mérite de la victoire, ou bien l’arrivée de renforts dont ils n’ont nullement besoin. »
Iceni fixa l’écran en plissant le front. « Ces raisons seraient logiques. Si les Énigmas étaient humains.
— Et je sais qu’ils ne le sont pas. » Drakon haussa les épaules. « Mais peut-être nous ressemblent-ils à cet égard.
— Se dire que nous ne sommes pas la seule espèce intelligente capable d’un comportement aussi écervelé serait sans doute réconfortant, lâcha Iceni. Mais, même si eux aussi sont stupides, il n’y a strictement rien que nous puissions faire.
— Si. Attaquer, répondit Drakon avec un sourire sardonique.
— Si c’est cela qu’ils espèrent, ils peuvent bien ronger leur frein. La kommodore Marphissa se dirige encore vers la géante gazeuse.
— Où ira-t-elle quand elle se sera adjoint les deux autres croiseurs ?
— Je lui ai ordonné d’attendre qu’il se passe quelque chose et qu’un camp se décide à agir afin que nous sachions qui il nous faudra affronter.
— Sage décision. Et qu’en est-il du cuirassé ? »
Au tour d’Iceni de hausser les épaules. « Il reste où il est. Pour l’instant.
— Pourquoi ne pas le faire sortir du système ? Militairement, il ne nous est d’aucune utilité. »
Iceni poussa un profond soupir. Depuis quand n’avait-elle pas dormi ? « Aux yeux de tous les observateurs, ce bâtiment est la meilleure défense dont dispose Midway. Il a toujours l’air d’un puissant vaisseau de guerre, même pour ceux qui ont accès à des senseurs leur montrant que ses armes ne sont pas opérationnelles. Qu’arriverait-il si tout le monde le voyait fuir ? »
Le colonel Morgan lui décocha un regard approbateur, comme surprise de constater qu’Iceni était assez finaude pour y avoir réfléchi. Ce coup d’œil condescendant fournit à la présidente une raison supplémentaire d’envisager l’assassinat de Morgan en dépit du marché qu’elle avait passé avec Drakon, selon lequel aucun des deux ne recourrait unilatéralement au meurtre. Cela étant, frapper un aide de camp de Drakon si proche de lui risquait de causer des problèmes monstrueux, si du moins on y parvenait. On n’éliminerait pas aisément Morgan, dût-on envoyer Togo s’en charger.
« Alors attendons aussi », se résolut Drakon. Cette perspective ne semblait guère l’enchanter davantage qu’Iceni. « Je me posais une certaine question à propos des Énigmas.
— Si vous espérez une réponse de ma part, ne vous attendez pas à ce que j’en sache plus long que tout autre.
— Il s’agit de leurs forces mobiles », précisa Drakon en se servant de l’ancien terme syndic pour désigner les vaisseaux et en pointant les icônes des bâtiments Énigmas. Ceux-ci ressemblaient beaucoup à des tortues dont les carapaces aplaties auraient formé la coque, tandis que leur sombre blindage brillait d’un éclat mat à la lumière de la lointaine Midway. « Je peux comprendre ce blindage incurvé. Les projectiles ricochent dessus plus facilement que sur une surface plane, et il est dépourvu d’angles et d’arêtes. »
Ses mains se déplacèrent pour désigner les silhouettes des vaisseaux humains apparaissant ailleurs sur l’écran et dont les fuselages de squales allaient des avisos et croiseurs légers élancés jusqu’aux bien plus robustes et massifs croiseurs lourds. Près de la géante gazeuse, le cuirassé Midway stationnait dans son bassin de construction, version plus pesante et trapue des croiseurs lourds. « Pourquoi les Énigmas n’ont-ils pas de cuirassés ? poursuivit Drakon. Leurs plus gros vaisseaux ne le sont guère plus que nos croiseurs lourds.
— Leurs bâtiments sont plus maniables que les nôtres, répondit Iceni. Et, de tous, nos cuirassés sont les moins agiles à cause de leur blindage, de leurs générateurs de boucliers et des armes qu’ils embarquent. Ils n’accélèrent et ne freinent que très lentement et doivent virer sur un très grand rayon pour modifier leur trajectoire. D’aussi lents bâtiments sont sans doute incompatibles avec la façon de combattre des Énigmas.
— Mais qu’en est-il des croiseurs de combat ? demanda Drakon. Ne sont-ils pas passablement maniables, eux ?
— Si. Ils sont même très rapides puisqu’ils disposent de la capacité de propulsion d’un cuirassé pour un blindage moins massif, et d’armes et de boucliers moins puissants. » Iceni observa les vaisseaux extraterrestres en secouant la tête. « J’ignore pourquoi les Énigmas n’ont rien d’aussi gros que nos croiseurs de combat. Mais Black Jack a peut-être découvert la réponse à cette question. »
Le visage de Drakon se durcit. « En menant sa flotte à l’anéantissement et en incitant les extraterrestres à nous attaquer de nouveau, voulez-vous dire ? »
Iceni se surprit à prendre la défense de l’amiral de l’Alliance, si absurde qu’elle eût trouvé cette idée un an plus tôt. « Nous ne savons pas si les Énigmas ne seraient pas revenus de toute façon, ni même si la flotte de Black Jack a effectivement été détruite. »
Malin venait de recevoir un rapport sur son unité de com et il se tourna vers Drakon en fronçant les sourcils. « Mon général, un de nos satellites vient de frôler un étroit faisceau de transmission visant la flottille Énigma depuis la planète. »
Iceni aurait sans doute dû feindre de porter ailleurs ses soupçons, mais elle ne put s’empêcher de tourner la tête vers Drakon. Elle se rendit compte qu’il la fixait. Est-ce toi qui as envoyé ce message ? semblaient demander leurs deux regards méfiants.
Drakon répondit à cette question muette en secouant la tête. « Les serpents doivent encore avoir des agents en activité à la surface.
— Certainement, convint Iceni. Cette transmission ne provenait d’aucune source connue de mes services. Avez-vous localisé son origine exacte ?
— Non, madame la présidente, répondit Malin. Le contact a été trop fugitif, puis on a coupé le faisceau. C’était une transmission en rafale, de sorte que celui qui l’a émise aurait aussi bien pu envoyer toute une encyclopédie durant sa brève activation.
— Nous devrions pourtant avoir au moins quelques indications sur sa provenance », insista Morgan.
Malin lui adressa un regard sans expression. « La première analyse l’a réduite à une moitié de cet hémisphère.
— Et tu te satisfais de ce niveau d’incompétence, j’imagine ? rétorqua Morgan, dont la voix se faisait plus féroce.
— J’accepte volontiers de me soumettre aux restrictions de la réalité, mais en aucun cas de me satisfaire de la faiblesse de cette analyse », répondit Malin en conservant le même visage de marbre, sans doute conscient qu’il exaspérait encore davantage Morgan.
Drakon eut un geste infime et les deux colonels se turent, bien que Morgan s’apprêtât visiblement à répliquer vertement. « Allez vérifier tous les deux les données captées par notre satellite, ordonna-t-il. Faites-le séparément et tâchez de vous faire une idée plus précise de la provenance du signal. »
Les deux aides de camp saluèrent, puis Malin gagna un terminal voisin tandis que Morgan quittait d’un pas vif le centre de commandement.
« Quoi ? demanda Drakon en constatant qu’Iceni la dévisageait.
— Je vous ai regardé régler cette affaire, déclara-t-elle. J’avoue m’être demandé pourquoi vous gardiez ces deux assistants en dépit de leurs indubitables talents personnels. Puis j’ai vu comment vous vous serviez de leur rivalité. Si quelqu’un réussit à réduire le champ des investigations jusqu’à découvrir l’origine du signal, ce sera l’un de ces deux-là parce qu’ils sont très doués et qu’aucun ne tient à voir l’autre réussir là où il aura échoué.
— C’est grosso modo l’idée générale, admit Drakon. Mais ils me corrigent aussi et se corrigent l’un l’autre. S’il existe une paille dans un de mes plans, Malin ou Morgan la repérera et me l’indiquera avant l’autre. Si l’un des deux passe à côté de quelque chose, l’autre s’en apercevra. Ça peut parfois virer au drame, mais ils savent tous les deux s’arrêter.
— Les deux, vraiment ? » s’enquit Iceni.
Quelque chose dans sa voix devait sans doute trahir qu’elle faisait plus spécifiquement allusion à Morgan car Drakon rougit légèrement. « Personne n’est parfait », marmonna-t-il avant de se tourner vers l’écran principal pour l’étudier de nouveau attentivement.
Iceni se demanda s’il parlait de Morgan, d’elle-même ou de sa propre personne. Les dernières paroles de Drakon étaient-elles une apologie déguisée de Morgan, une critique d’Iceni ou une autodéfense ?
Pourquoi t’en soucier ? N’as-tu pas de plus graves sujets d’inquiétude ?
Sur l’écran, la flottille syndic et l’armada Énigma observaient toujours la même passivité et ne donnaient aucune indication sur leurs intentions. Bizarre qu’on eût tant de peine à composer avec l’inaction.
Vingt-quatre heures après l’irruption de la force Énigma, de nouvelles alertes retentirent au centre de commandement. Il était près de minuit dans cet hémisphère, mais Iceni ne mit que quelques instants à gagner la salle principale. Drakon s’y trouvait déjà.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle en s’efforçant de concilier les symboles qui s’affichaient sur l’écran et ses propres attentes. Mais ils refusaient obstinément de faire sens, du moins jusqu’à ce que Drakon éclate d’un rire rauque.
« Votre héros est de retour. Black Jack. »
Iceni cligna des paupières. Les symboles se réorganisèrent brusquement dans son esprit et prirent enfin un sens. « La flotte de l’Alliance. Les Énigmas ne l’ont donc pas anéantie, finalement.
— Ils l’ont sacrément réduite, en tout cas, grommela Drakon en désignant l’écran d’une main. Je ne vois que croiseurs de combat, croiseurs légers et destroyers, en nombres inférieurs à ceux avec lesquels il a quitté Midway. »
Iceni scruta les données, depuis les totaux jusqu’aux symboles désignant chaque vaisseau pris individuellement. « Aucun cuirassé ? Ni croiseur lourd ? Les Énigmas ont fichtrement décimé cette flotte. »
Drakon se rembrunit. « Comment une force mobile pourrait-elle ne perdre que ses cuirassés et ses croiseurs lourds ?
— En fuyant », expliqua Iceni d’une voix dont elle-même se rendait compte qu’elle était glacée, alors que sa mémoire évoquait les sombres souvenirs d’événements dont elle avait été témoin durant son service dans les forces mobiles syndics. « Les cuirassés sont plus lents, mais massifs. Ils forment une arrière-garde chargée de retenir d’éventuels poursuivants. Dans le pire des cas, ils se sacrifient pour permettre aux vaisseaux plus rapides de s’échapper et de revenir un jour combattre. Les croiseurs lourds ont dû rester avec eux.
— Malédiction ! » L’anathème de Drakon revêtait son sens le plus lourdement tragique. « Je sais comment ça se passe pour les forces terrestres. Demander à des gens de se sacrifier, de se battre jusqu’à la mort pour que d’autres puissent survivre, c’est effroyable. »
Iceni secoua la tête sans quitter l’écran des yeux. « Les auxiliaires aussi brillent par leur absence.
— Les auxiliaires ?
— Les bâtiments servant à l’entretien et aux réparations qui accompagnent les flottes de l’Alliance. Et les transports de troupes ne sont pas là non plus. Les Énigmas ont dû les éliminer aussi, parce qu’ils n’étaient pas assez rapides pour s’échapper.
— N’interprétons-nous pas de travers ? demanda Drakon.
— Il n’y a qu’une seule façon de s’en assurer. » Iceni fit quelques pas vers la principale console de contrôle. « Présentez-nous un plan rapproché de ces vaisseaux de l’Alliance », ordonna-t-elle à son opérateur.
De larges fenêtres virtuelles s’ouvrirent devant Drakon et elle ; le détail de ces vaisseaux éloignés y était pleinement visible. Ils se trouvaient à quatre heures-lumière et demie et avaient émergé du même point de saut que l’armada Énigma. Chaque heure-lumière représentant un peu plus d’un milliard de kilomètres, la flotte de l’Alliance s’en trouvait donc à quatre milliards cinq cents millions. Mais les systèmes optiques orbitant autour de la planète voyaient dans le vide avec une netteté cristalline. Ils distinguaient donc parfaitement tous les détails de la flotte de l’Alliance ; la définition de ces images était même si bonne qu’il était difficile de se rappeler qu’on ne voyait que la lumière d’objets si distants.
« Observez les dommages infligés à nombre de ces vaisseaux, fit remarquer Iceni. Ils se sont très durement battus. » Elle marqua une pause. « Voyons un peu où ils vont. Où ils allaient, plutôt », rectifia-t-elle. Ces images des vaisseaux de l’Alliance dataient déjà de quatre heures et demie. Qu’avaient-ils fait ensuite ? Black Jack avait-il directement conduit les vestiges de sa flotte au portail de l’hypernet pour un retour rapide à la maison ? Ou bien la flotte de l’Alliance allait-elle rallier un des autres points de saut qu’offrait Midway ? Si elle visait le portail, il lui faudrait passer devant les Énigmas… « C’est cela qu’ils attendaient !
— Quoi donc ? demanda Drakon.
— Les Énigmas, s’expliqua Iceni. Vous aviez raison. Ils attendaient Black Jack. Ils stationnent entre notre portail et le point de saut pour Pelé. Pour atteindre le portail, la flotte devra les combattre au passage.
— Les extraterrestres savaient que les vaisseaux de Black Jack allaient émerger ? » Drakon secoua lentement la tête. « Ils veulent l’achever avant de nous affronter. Mais, si l’on se fie aux vecteurs qu’affiche cet écran, la flotte de l’Alliance fonce droit sur eux. Elle cherche à engager le combat.
— Si elle fuyait vers le territoire de l’Alliance, ça n’aurait aucun sens, n’est-ce pas ? Cela dit, nul n’a jamais taxé les vaisseaux de l’Alliance de poltronnerie.
— Non, en effet. » Le regard de Drakon s’était fait lointain, comme s’il était témoin d’événements passés et non de ceux qui se déroulaient présentement. « Leurs forces terrestres étaient même sacrément vaillantes, quoi qu’en ait dit à l’époque la propagande syndic. La flotte a peut-être été taillée en pièces, mais elle n’est pas vaincue. » Il fixait Iceni droit dans les yeux et son regard avait recouvré toute sa netteté. « Allons-nous les aider ?
— Nous n’avons pas grand-chose à leur offrir », répondit la présidente, consciente d’éluder la question.
Le colonel Malin avait reparu entre-temps ; il se chargea d’y répondre : « Si nous choisissons d’épauler Black Jack dans cette bataille, ce geste aura une immense portée symbolique. Il saura que nous nous tiendrons à ses côtés même quand nos chances seront quasiment nulles. Si en revanche nous restons neutres, si nous nous croisons les bras, la portée en sera sans doute équivalente mais négative. »
Iceni était consciente que Malin avait raison, pourtant elle hésitait. Je peux compter sur si peu de vaisseaux. Les engager tous pourrait se solder par leur perte irrémédiable, et mes quelques croiseurs et avisos ne suffiront pas à faire pencher la balance en faveur de Black Jack. Par-dessus le marché, ces dernières vingt-quatre heures passées à attendre, impuissants, que les Énigmas se décident à frapper et à annihiler toute présence humaine dans notre système ont amplement démontré que je ne peux pas me permettre de compter sur l’Alliance pour sauver les meubles.
Même si nous menons à bien l’idée de travailler avec Taroa à l’achèvement d’un deuxième cuirassé, il ne sera pas disponible avant plusieurs mois. Nous avons besoin de nos vaisseaux. Mais, si je ne les engage pas, je prends le risque de perdre mon allié le plus puissant de tout l’espace colonisé par l’homme.
Drakon avait sans doute compris son dilemme car, au bout de quelques instants, il reprenait la parole sur un ton mesuré. « Si nous aidions Black Jack, nous pourrions l’emporter. Si nous ne faisons rien, nous perdons quoi qu’il arrive, quel que soit le vainqueur, de Black Jack ou des Énigmas. »
Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle repoussait le moment d’arrêter une décision dont tout pouvait dépendre ensuite. Le plus sûr serait sans doute d’attendre. De voir ce qu’allait faire le CECH Boyens. Nul doute à cet égard.
Plus sûr à court terme.
Iceni aurait pu attendre avant de mettre son projet de rébellion contre le gouvernement syndic à exécution. Elle aurait pu repousser les coups de sonde de Drakon, les jugeant par trop prématurés, et éviter de faire tout ce qui l’aurait condamnée aux yeux des serpents du SSI. Et, quand ceux-ci avaient reçu l’ordre de ramener certains CECH à Prime pour des contrôles de sécurité – ce qu’ils avaient fait –, elle se serait retrouvée désarmée.
À certaines occasions, les risques les plus démentiels restent la seule option viable.
« Vous avez raison, finit-elle par répondre à Drakon. Black Jack ne nous pardonnerait pas de n’être pas intervenus. » Elle fit signe au superviseur du centre de commandement. « Ouvrez-moi un canal avec la kommodore Marphissa à bord du Manticore. »
Deux secondes plus tard, le superviseur saluait de nouveau Iceni. « Nous sommes prêts à transmettre, madame la présidente. »
Mentalement, Iceni se décrivit Marphissa sur la passerelle du Manticore : la kommodore faisait de son mieux pour afficher vaillance et détermination à l’intention d’un équipage qui devait sans doute perdre un peu plus courage à chaque seconde qui passait, à mesure qu’il prenait conscience de ses maigres chances de l’emporter. Comment ces matelots avaient-ils réagi à l’apparition de la flotte de l’Alliance, dont l’expérience de toute une vie leur soufflait qu’elle n’était pas moins leur ennemie que l’armada Énigma ? « Kommodore, faites changer de cap autant que nécessaire à votre flottille pour vous porter à la rescousse des forces de… » Elle avait failli dire « de l’Alliance ». Mais ça ne serait pas passé. Même à présent, quand ces forces combattaient un ennemi commun. On n’effaçait pas aussi aisément un siècle de guerre – un siècle de haine. « Pour porter assistance aux forces qui, commandées par Black Jack, s’apprêtent à défendre notre système stellaire, se reprit-elle. Placez-vous sous ses ordres et obéissez à toutes ses instructions tant qu’elles ne contreviennent pas à vos responsabilités envers moi.
» Au nom du peuple, Iceni, terminé. »
Ce n’est qu’après avoir articulé ces derniers mots (au nom du peuple) qu’Iceni se rendit compte qu’elle avait mis l’accent sur eux au lieu de débiter mécaniquement cette expression si longtemps privée de son sens. Depuis la rébellion conduite par Drakon et elle-même, on ne la prononçait plus sur le même ton. Ceux qui la prenaient au pied de la lettre étaient sans doute animés de bonnes intentions, mais ils risquaient aussi de décider que « le peuple » en question se porterait mieux s’il se choisissait d’autres dirigeants. Et pourtant je viens moi aussi de lui accorder un sens. Et si Marphissa avait raison ? L’attitude de mes travailleurs ne serait-elle pas en train de déteindre sur moi ?
Drakon la dévisageait sans mot dire. Malgré tout, elle aurait pu lire dans ses pensées. « Je cherchais seulement à motiver le plus efficacement possible la kommodore Marphissa, marmotta-t-elle si bas que lui seul pouvait l’entendre. Cette façon de les éperonner dont vous avez parlé. »
Drakon fut assez avisé pour se borner à lui répondre d’un hochement de tête.
Iceni survola du regard le centre de commandement en s’efforçant de déceler un changement de l’atmosphère qui y régnait. Quelque chose avait basculé. L’appréhension et l’angoisse qui couvaient derrière le masque stoïque des travailleurs depuis l’arrivée de la flottille de Boyens et de l’armada Énigma avaient cédé la place à quelque chose d’autre. L’inquiétude était toujours là, mais s’y ajoutait maintenant une sorte de singulière résolution qu’Iceni n’avait pas l’habitude de sentir émaner de ses travailleurs.
Le colonel Malin prit la parole d’une voix sourde. « L’Alliance est là. Ils ne tiennent pas à faire mauvaise figure devant elle. Ceux des forces mobiles et des forces terrestres y sont habitués, mais pas l’homme de la rue, le travailleur moyen. Vous leur avez insufflé une grande fierté en ce qu’ils sont et ce qu’ils font, madame la présidente. Ils ne flancheront pas devant l’Alliance.
— Dommage que je n’aie pas songé plus tôt à ces stimuli », répliqua Iceni sur le même registre. En réalité, j’y ai bel et bien songé. Mais le système syndic ne m’aurait pas permis de tenter de telles expériences. Plutôt voir l’univers s’effondrer que de laisser quiconque risquer de compromettre la docilité des travailleurs.
« Nous devrions envoyer un message à Black Jack, intervint Drakon. Vous et moi.
— Conjointement ?
— Oui.
— Très bien. De mon bureau personnel, alors. »
Drakon l’y suivit puis attendit que la porte se fût refermée sur eux pour reprendre la parole. « Vous avez cédé facilement.
— Vraiment ? Il m’avait semblé naturel de m’adresser seule aux Énigmas puisque je l’avais déjà fait et pas vous. Mais vous êtes en droit d’exiger de parler à Geary en même temps que moi. » Et, même si je ne l’admettrai jamais, en dépit de toute mon indépendance d’esprit, je ne répugne pas à partager au moins une partie de mon fardeau avec un homme qui ne m’a pas encore trahie ouvertement.
« J’ai moi aussi exigé de parler à Boyens de la même façon, déclara Drakon. Mais Boyens a pris le pli de voir en vous le CECH principal de ce système stellaire. De sorte que je n’ai vu aucun inconvénient non plus à vous laisser vous entretenir seule avec lui. »
Iceni se tourna vers lui et soutint son regard. « Général Drakon, il m’est apparu clairement, dès notre première rencontre, que vous vous regardiez comme un militaire. Vous portiez votre complet de CECH comme s’il s’agissait d’un cilice destiné à vous mortifier et vous humilier.
— Je n’aurais pas cru que ça se voyait à ce point.
— Guère plus qu’un pulsar de taille moyenne inondant de radiations l’espace alentour sur un rayon de plusieurs années-lumière, persifla Iceni. Je puis comprendre que, face à un autre chef militaire, vous teniez à vous présenter comme mon égal. Que Black Jack sache que vous jouez un rôle aussi important que le mien vous tient à cœur. » Elle eut un sourire torve. « C’est bien ce qui vous préoccupe, n’est-ce pas ? Parce que, si vous préférez vous présenter à lui comme l’homme qui est aux manettes, nous allons devoir en discuter sérieusement. »
Drakon haussa les épaules. « L’égalité me convient parfaitement. Depuis le tout début. Vous avez raison. Je tiens à ce que Black Jack en sache plus long sur ce que je suis réellement. Si la moitié de ce qu’on raconte sur lui est vraie, je veux le rencontrer personnellement.
— Vous allez devoir vous résigner aux communications à longue distance, déclara Iceni en montrant la console. Asseyons-nous côte à côte pour souligner le… »
Malin fit irruption en trombe dans le bureau. Togo le marquait à la culotte, constata Iceni, prêt à intervenir s’il devenait menaçant. Mais le colonel se contenta d’éructer quelques mots : « Mon général, on signale une nouvelle arrivée dans le système stellaire… »
Drakon se rembrunit en le voyant hésiter. « Qui donc ? demanda-t-il. D’autres Syndics ? Encore des Énigmas ? Davantage de vaisseaux de l’Alliance ?
— Non, mon général.
— Non, mon général, quoi ? »
Malin secoua la tête, l’air confondu. « Ces nouveaux arrivants n’appartiennent ni aux Syndics, ni aux Énigmas ni à l’Alliance. Ils ne ressemblent à rien de ce que nous connaissons. » Il s’avança jusqu’aux commandes de la console et afficha les images à l’écran. « Ils sont au nombre de six, en tout cas. »
Iceni fixait l’écran, consciente que Drakon l’observait, guettant un quelconque témoignage de reconnaissance de sa part. « Quelle est l’échelle ? » demanda-t-elle à Malin, qui procéda à quelques réglages sous les yeux de Togo, lequel foudroyait du regard le colonel : l’autre était bel et bien en train d’usurper son rôle légitime d’assistant de la présidente.
« Vous ne les reconnaissez pas non plus ? interrogea Drakon.
— Non. » La présidente se mordit les lèvres puis inspira profondément. « Des ovoïdes parfaitement lisses. Ou presque. Accompagnent-ils la flotte de Black Jack ou la pourchassent-ils ?
— Pourquoi Black Jack fuirait-il devant six vaisseaux de cette taille ? s’étonna Drakon. Ils correspondent peu ou prou à nos croiseurs légers.
— Nous n’avons aucune idée de leur armement, fit remarquer Malin. Ni de ce qu’ils abritent. »
Drakon s’abstint de répondre. Du coin de l’œil, Iceni se rendait compte qu’il continuait de l’observer. « Quelque chose vous a sauté aux yeux, finit-il par lâcher.
— Oui. La formation des vaisseaux de l’Alliance. Elle est orientée vers l’avant, comme pour faire face aux Énigmas. Ces nouveaux vaisseaux doivent aussi arriver de Pelé, de sorte que ceux de l’Alliance les ont certainement vus avant de sauter vers Midway. Mais la flotte n’a pas l’air de s’inquiéter de ce qui rapplique sur ses arrières. Seraient-ce des alliés ? se demanda-t-elle à haute voix. Black Jack aurait-il trouvé une nouvelle espèce extraterrestre ? Autre que celle des Énigmas ?
— Il les a conduits chez nous, affirma Togo sur un ton accusateur. Quels qu’ils soient, ils savent désormais où est Midway.
— Espérons que ce sont des alliés, en ce cas », répondit Iceni en se demandant comment elle pourrait tourner cela à l’attention du grand public. Nul ne devrait faire allusion à ces nouveaux vaisseaux en dehors du centre de commandement. Les employés qui y travaillaient observeraient sans doute, apprendraient ce qu’ils pourraient et attendraient les instructions. Mais elle connaissait les travailleurs. Ils avaient déjà dû faire passer le mot à leurs amis et connaissances sur une bonne moitié de la planète. Et quiconque ayant accès à des informations sur cette région de l’espace, quiconque disposerait du matériel adéquat et regarderait dans cette direction avait déjà dû apercevoir aussi ces six vaisseaux. « Ce sont des alliés », affirma-t-elle avec assurance.
Drakon la scruta puis hocha la tête. « Oui. Des alliés. Bien sûr. » Il avait saisi, tout comme elle, la nécessité d’interdire à cette nouvelle d’ébranler les défenseurs de Midway.
Elle se leva de la console pour regagner le centre de commandement. « Découvrez tout ce que vous pourrez sur ces six nouveaux vaisseaux, ordonna-t-elle. Black Jack a ramené des alliés pour nous épauler, nous et lui, contre les Énigmas. Nous devons absolument savoir de quoi ils sont capables. »
Elle se retourna en témoignant une visible assurance et regagna à grands pas le bureau où l’attendaient Drakon, Malin et Togo.
Drakon regarda entrer Iceni : son maintien et tous ses gestes projetaient une confiante sérénité. La présidente Iceni est encore plus douée pour le mensonge que je ne le croyais.
« Nous ferions mieux de passer cet appel à Black Jack, affirma-t-il. Colonel Malin, pendant que les techniciens du centre de commandement étudient les six nouveaux vaisseaux et cherchent à en apprendre le plus possible sur eux, j’aimerais que vous plongiez dans nos archives pour voir si nous ne disposerions pas d’indications laissant entendre que des bâtiments de ce type auraient déjà été aperçus. Les dossiers confidentiels que nous avons confisqués aux serpents contiendront peut-être des infos qu’ils auraient tenues secrètes.
— À vos ordres, mon général. » Malin salua et prit congé d’un seul mouvement fluide.
La présidente prit place derrière le bureau et, de la main, désigna la chaise à sa droite. L’espace d’une seconde, Drakon envisagea de s’asseoir à sa gauche pour bien souligner qu’elle n’avait pas à lui dicter sa conduite, mais son sens commun lui souffla très vite de renoncer à cette initiative. Garde ça pour une occasion plus importante, de manière à ne pas passer pour versatile et mesquin.
Il s’assit donc à sa droite tandis que Togo réglait le champ pour la transmission. « Que comptez-vous lui dire ? » demanda Iceni.
Ce que je veux lui dire ? Qu’il ne s’agit encore que d’un affrontement spatial, du moins jusqu’à ce que quelqu’un tente de faire débarquer des troupes, et que l’espace n’est pas le terrain de jeu d’Iceni. En outre, il s’agit de Black Jack. Je ne tiens pas à passer pour un imbécile à notre première entrevue. « Je vais me borner à me présenter. Chargez-vous du reste.
— Vraiment ? » Elle se pencha légèrement. « Se pourrait-il que vous commenciez à me faire confiance, général Drakon ? » le taquina-t-elle.
Mais Drakon restait conscient que derrière ce commentaire apparemment amusé se dissimulait un monde de sous-entendus. Et, dans la mesure où deux groupes de puissants ennemis au moins se disputeraient l’honneur de l’éliminer dans les heures qui suivraient, il décida brusquement de renoncer aux petits jeux auxquels il était contraint de jouer depuis tant d’années. « Oui… Gwen. »
Iceni se contenta de lui rendre son regard sans abaisser sa garde, l’air sceptique, avant de légèrement lui sourire. « Merci… Artur. » Elle s’installa plus confortablement dans son fauteuil et fit un signe de tête à Togo. « Commençons.
» Ici la présidente Iceni du système stellaire indépendant de Midway. » Elle s’interrompit.
Drakon imprima à sa voix un ton brusque tout militaire. « Ici le général Drakon, commandant en chef des forces terrestres de Midway. » Voilà. Il sait maintenant qui je suis. Ça suffit pour l’instant.
« Nous sommes heureux d’accueillir de nouveau votre flotte dans notre système stellaire, reprit Iceni dès qu’elle fut certaine que Drakon avait terminé. Particulièrement en ces circonstances et compte tenu de notre accord préalable. Nous défendrons de notre mieux notre système contre les envahisseurs et nous vous demandons seulement de nous assister dans cette tâche jusqu’à ce que la population de Midway soit de nouveau en sécurité. La kommodore Marphissa, commandante en chef de notre flottille, a reçu l’ordre de se plier à vos instructions à moins qu’elles n’entrent en conflit avec son devoir de défendre le système.
» Sachez que le cuirassé stationné dans nos chantiers navals dispose d’unités de propulsion fonctionnelles mais pas de boucliers ni d’un armement opérationnels pour l’instant, et qu’on ne peut donc pas compter sur lui pour défendre Midway.
» Ici la présidente Iceni, au nom du peuple, terminé. »
La transmission achevée, Drakon se détendit. « Quand nous recevrons sa réponse, les combats auront déjà fait rage.
— En effet. Cela nous permettra peut-être d’assister aux prouesses de ces six vaisseaux.
— Nous avons mobilisé notre propre flottille, de sorte que Black Jack ne pourra pas douter de notre résolution. Je me demande comment Boyens va réagir à son irruption et à celle de ces nouveaux venus. »
Avant qu’Iceni eût pu répondre, Malin revenait presque aussi vite que la première fois. « Mon général… madame la présidente… mes recherches sur ces six nouveaux vaisseaux ont été interrompues par les résultats de mes tentatives de localisation de la provenance de ce faisceau très étroit de transmission en rafale dirigée vers la flottille syndic. Sa source se trouve dans un rayon de deux kilomètres. »
Drakon fixa Malin sans ciller, tout en réfléchissant aux implications de cette nouvelle et à sa signification quant à la femme assise à ses côtés. Avait-elle constamment joué en sous-main ? « Hors du centre ou depuis le centre de commandement ?
— Je ne peux pas statuer à cet égard, mon général. »