Chapitre premier

La journée avait plutôt bien commencé, mais, à présent, il avait franchement l’impression que les quelques prochains jours verraient sa mort. Les questions les plus importantes qu’affrontait encore le général Artur Drakon avaient trait à l’identité exacte de celui qui appuierait sur la détente, la date précise à laquelle l’événement se produirait et le nombre de ceux qui l’accompagneraient dans la tombe.

« Deux cent vingt-deux vaisseaux extraterrestres », rapporta le colonel Bran Malin en témoignant un calme impressionnant. Au-dessus de Malin et un poil derrière lui, l’écran du centre de commande planétaire montrait l’ensemble du système stellaire de Midway et tous les vaisseaux qu’il abritait avec une précision déprimante. Les bâtiments de guerre de l’espèce Énigma se trouvaient à quatre heures-lumière et demie de distance. Ils venaient d’émerger au point de saut et arrivaient de l’étoile Pelé, dont ils avaient occupé le système plusieurs décennies plus tôt. « Nous affrontons une supériorité écrasante même si la flottille syndic du CECH Boyens se rallie à nos forces. »

Nos forces. Drakon concentra un instant son attention sur les icônes qui les représentaient en s’efforçant de ne pas afficher trop ouvertement sa morosité. Nombre de travailleurs étaient installés à leur console du centre de commandement, et tous, s’ils étaient sans doute censés se focaliser sur leur boulot, ne guettaient pas moins son plus léger témoignage d’affolement, sinon d’indécision.

Tout près de la planète orbitait le corps principal de ce qu’on appelait avec une certaine grandiloquence la « flottille de Midway ». Deux croiseurs lourds, quatre croiseurs légers et douze petits avisos. Une force certes pitoyable à l’aune des critères de la récente guerre entre l’Alliance et les Mondes syndiqués, mais les pertes syndics avaient été si épouvantables à la fin qu’elle se rangeait à présent parmi les flottes de taille convenable, du moins dans le territoire où régnait naguère en maîtresse absolue l’autorité des Mondes syndiqués. À une heure-lumière de distance environ, un cuirassé et deux autres croiseurs lourds orbitaient près d’un chantier spatial gravitant autour d’une géante gazeuse. Ce spectacle était sans doute plus impressionnant, sauf que le cuirassé, récemment baptisé Midway, avait aussi été construit récemment (et volé dans un autre chantier spatial contrôlé par les Syndics du système stellaire de Kane) et ne disposait encore d’aucune arme opérationnelle.

« Ce ne sont pas vraiment nos forces, déclara Drakon à Malin. La kommodore responsable de la flottille de Midway rend compte à la présidente Iceni. » Celle-ci pouvait sans doute se prévaloir de ce titre à ce jour, mais, voilà seulement quelques mois, Gwen Iceni n’était encore qu’une CECH syndic comme les autres, tout comme d’ailleurs Drakon lui-même. « Nous avons fait cause commune pour renverser l’autorité des Mondes syndiqués dans ce système stellaire avant que le Syndicat n’ait pu nous condamner à mort, mais vous savez comme il nous est difficile de nous fier l’un à l’autre.

— La présidente Iceni n’a pas cherché à vous doubler, fit observer Malin.

— Pas encore. Vous connaissez les termes qu’on emploie au sein du Syndicat pour qualifier les CECH qui se fient à leurs pairs. Stupides. Trahis. Morts. Êtes-vous bien sûr qu’elle n’a pas cherché à appeler Boyens pour conclure avec lui un pacte unilatéral ? » La flottille syndic commandée par Boyens se composait d’un cuirassé, de six croiseurs lourds, de quatre croiseurs légers et de dix avisos. Celle de Midway s’apprêtait à lui livrer un combat désespéré, probablement perdu d’avance, quand les extraterrestres de l’espèce Énigma, bénéficiant d’une supériorité numérique accablante, s’étaient pointés dans le système pour en menacer tous les occupants humains.

« Absolument certain, mon général. Si la présidente Iceni et vous-même ne vous faites pas vraiment confiance, aucun de vous deux ne se fierait non plus au CECH Boyens pour honorer un marché auquel il aurait consenti, martela Malin. Même s’il daignait lui-même la jouer réglo, les serpents de sa flottille exigeraient votre mise à mort et celle d’Iceni pour vous punir d’avoir dirigé la rébellion. »

Drakon voyait parfaitement l’ironie de la situation. « Je devrais en remercier le service de la sécurité interne syndic : c’est grâce à lui qu’Iceni ne me livrera pas à Boyens. C’est sans doute la première fois que les serpents m’inspirent un certain sentiment de sécurité.

— Oui, mon général. Mais, pour l’heure, Boyens et sa flottille ne sont plus qu’un problème relativement mineur. Il se pourrait d’ailleurs très bien qu’il accepte de se rallier à vos forces et à celles de la présidente Iceni pour combattre les Énigmas. »

Drakon secoua la tête. « Que non pas. Il n’y a aucune chance qu’il se joigne à nous. Il est venu ici sous les ordres des Syndics pour nous anéantir et reprendre Midway, mais, maintenant que les Énigmas ont déboulé, tous les humains de ce système sont probablement condamnés. Pourquoi risquerait-il de se faire tuer en livrant une bataille perdue d’avance dans le seul but de nous sauver ?

— Il ne le fera pas », répondit la présidente Iceni en se portant à la rencontre de Drakon. Tant son maintien que le timbre de sa voix, soigneusement contrôlés l’un et l’autre, cherchaient à véhiculer une sereine assurance qui, compte tenu des circonstances, aurait paru ridicule chez quelqu’un de moins imposant.

Cela dit, dut reconnaître Drakon en son for intérieur, Iceni pouvait se le permettre.

« Le CECH Boyens est un homme pragmatique, poursuivit Iceni. C’est sans espoir pour nous ici », ajouta-t-elle sur un ton prosaïque qui s’accordait parfaitement avec ses paroles.

Drakon se tourna vers elle. « Vous avez déjà parlementé avec les Énigmas par le passé. Existe-t-il une petite chance de conclure un accord avec eux ? »

Iceni secoua la tête. Plutôt que la peur, son visage affichait une expression calculatrice. À l’instar de Drakon, elle avait conscience qu’il était interdit aux dirigeants de montrer leur frayeur. Ce serait faire preuve de faiblesse et, dans le système syndic, tout CECH réputé veule devenait aussitôt la proie de ses pairs et subordonnés. À voir leurs chefs ouvertement effrayés, les subalternes risquaient de décider qu’ils avaient de meilleures chances de survivre s’ils les remplaçaient au moyen de l’assassinat, et les travailleurs de paniquer, voire, croyant la situation désespérée, de se soulever eux-mêmes, en dernier recours, pour se venger sur leurs supérieurs de leurs souffrances passées.

« Les Énigmas ne parlementent pas avec nous, ils ordonnent, reprit Iceni. Quand ils daignent s’adresser à nous, c’est pour nous imposer leurs exigences et ils ne réagissent à aucune de nos réponses sauf à notre acceptation. Je serais surprise qu’ils se donnent seulement la peine de communiquer avant de nous anéantir.

— Est-ce la faute de Black Jack ? Ne les aurait-il pas excités comme nous le craignions ?

— C’est possible. » Le regard d’Iceni se porta sur l’écran principal flottant au milieu du centre de commandement. « Black Jack avait promis de défendre Midway contre les Énigmas.

— Je ne vois sa flotte nulle part, déclara Drakon d’une voix âpre. Et je n’ai pas le sentiment qu’ils seront très impressionnés si nous leur rappelons sa promesse. Black Jack a emmené la flotte de l’Alliance dans le territoire Énigma, il y a déchaîné l’enfer et s’est probablement fait tailler en pièces, et maintenant ces extraterrestres sont sans doute venus finir le boulot qu’ils ont entamé il y a plusieurs mois. »

Drakon ne prit pas la peine d’ajouter que, contrairement à la fois précédente, la flotte de l’Alliance placée sous le commandement du légendaire amiral John « Black Jack » Geary n’était pas là pour s’opposer aux Énigmas. Une douzaine de mois plus tôt, on croyait encore Geary mort depuis un siècle, mais il était réapparu pour faire des ravages parmi les forces des Mondes syndiqués et mettre un terme à une guerre dont tout le monde s’était persuadé qu’elle n’aurait jamais de fin. Ce faisant, Geary avait aussi pulvérisé toute prétention du gouvernement des Mondes syndiqués à se poser en système politique prééminent en anéantissant la grande majorité de ses vaisseaux de guerre, lesquels avaient beaucoup contribué à assurer la domination du Syndicat sur les systèmes tombés sous sa coupe.

Mais Geary avait aussi emmené sa flotte en territoire Énigma pour tenter d’en apprendre davantage sur la première espèce extraterrestre intelligente rencontrée par l’humanité. Aucune des incursions syndics dans leur espace n’en était jamais revenue.

« La situation… (Iceni marqua une pause avant de reprendre d’une voix songeuse) est épineuse.

— Pour le moins », convint Drakon, surpris lui-même de laisser transparaître une trace d’humour dans sa voix en un pareil moment. Bon sang, elle est impressionnante ! « Toutes mes forces terrestres dans le système sont parées au combat, mais elles n’ont aucune chance contre les Énigmas s’ils décident de nous bombarder depuis l’orbite.

— Toutes mes forces mobiles sont également en état d’alerte, enchaîna Iceni. Celles qui se trouvent près de la géante gazeuse ont assisté à l’irruption des extraterrestres une heure avant nous et nous venons de recevoir une remise à jour de leur statut. Elles sont aussi prêtes qu’il est possible.

— Dommage que nous n’ayons pas eu le temps de rendre ce cuirassé opérationnel.

— Certes. Il aurait pu nous être utile, ajouta-t-elle, colossal euphémisme. À part tenter de bluffer les Énigmas, il ne nous reste plus qu’un seul subterfuge : établir une trêve avec la force syndic.

— Vous venez tout juste d’admettre que Boyens ne fusionnerait pas avec nous, fit brutalement remarquer Drakon.

— Je n’ai pas parlé de fusion mais de trêve. Notre seule chance, infime, de les bluffer et de les inciter à se retirer serait légèrement meilleure si Boyens donnait l’impression d’appartenir à nos forces défensives plutôt qu’à celles d’un autre envahisseur. Et il a de bonnes raisons de collaborer à cette tromperie. Ses maîtres de Prime veulent récupérer Midway. Si les Énigmas reprenaient ou anéantissaient le système, il aurait échoué dans sa mission. » Un coin de la bouche d’Iceni se retroussa pour dessiner un demi-sourire privé de toute gaieté. « Comme nous l’avons douloureusement appris tous les deux, le gouvernement syndic ne laissera pas l’impossibilité d’un succès de Boyens face aux extraterrestres influer sur sa décision quant à l’échec qu’il aura subi ni sur le choix du châtiment qu’il lui réservera. »

Le colonel Roh Morgan était arrivée entre-temps et saluait à présent Drakon. Ses yeux luisaient d’un éclat étrange, comme si la perspective d’un combat désespéré l’excitait. « Les colonels Rogero, Gaiene et Kaï rapportent que leurs brigades respectives sont prêtes à passer à l’action et haranguent les locaux à s’endurcir. »

Drakon hocha la tête, mais sa bouche se tordit d’agacement. « Les locaux sont fébriles, j’imagine ?

— Ce n’est pas comme si l’on pouvait s’enfuir ailleurs », déclara Morgan. Elle se rapprocha du général à presque le toucher. Sa voix n’était guère plus qu’un murmure, mais elle restait distincte en dépit du brouhaha d’arrière-plan. « Comme si eux pouvaient fuir, du moins. Une navette des forces spéciales reste à notre disposition. En configuration furtive. Nous pouvons décoller sans être repérés et nous retrouver dans la demi-heure à bord d’un des croiseurs lourds en orbite, tandis que de fausses transmissions continueraient de faire croire à tout le monde que vous êtes toujours dans le QG des forces terrestres. »

Drakon fonça les sourcils, momentanément déstabilisé par cette promiscuité et les souvenirs qu’il gardait du corps de Morgan, lors d’une nuit d’ivresse qu’il regrettait encore. Mais il ne mit que quelques secondes à chasser tout cela de son esprit pour se concentrer sur ses dernières paroles. « Abandonner tout le monde ? » fit-il sur le même ton paisible. Un coup d’œil aux chiffres qui s’affichaient sur son poignet lui confirma ce qu’il avait soupçonné : Morgan avait activé ses brouilleurs corporels, interdisant ainsi à toutes les autres personnes présentes, même aux plus proches, d’entendre ce que Drakon et elle se disaient.

« Navrée d’abandonner Gaiene et Kaï, répondit Morgan sur un ton ne trahissant strictement aucun remords, mais nous ne pouvons emmener personne d’autre sauf à éveiller des soupçons. »

Elle n’avait fait allusion ni à Rogero ni à Malin, bien entendu. Aucun n’était dans ses petits papiers. Drakon la scruta : il devinait déjà la suite de son plan sans qu’elle eût besoin de le préciser. Lui-même, après tout, s’était frayé un chemin jusqu’au sommet de la hiérarchie syndic, et il en avait retenu tous les enseignements qu’il avait pu glaner au passage. Morgan et lui détourneraient le croiseur lourd et piqueraient sur un point de saut en laissant aux autres le soin de livrer un combat désespéré. Puis, grâce à la puissance de feu de ce croiseur lourd, ils parviendraient à s’assurer le contrôle d’un autre système stellaire plus faible que Midway.

Et tout le monde à Midway connaîtrait la mort, ou, tout du moins, le sort que les Énigmas réservaient à ceux qu’ils capturaient. Nul n’avait jamais su ce qu’il advenait des humains tombés entre leurs mains.

« Non », répondit Drakon en reportant le regard sur la situation qui s’affichait à l’écran et sur la formation ennemie.

Morgan poussa un soupir exaspéré. « D’accord. Nous pourrions aussi embarquer Malin. »

Compte tenu du niveau de leur animosité réciproque, elle devait se dire que c’était là une concession d’importance. Mais Drakon secoua derechef la tête. « Là n’est pas le problème. » Comment l’expliquer à Morgan d’une manière qui lui fût acceptable, quand lui-même avait le plus grand mal à pleinement appréhender sa propre réticence à réagir à une crise comme on l’enseignait aux CECH syndics ? « Je sais que la règle, dans une pareille situation, c’est de jeter aux chiens autant de subalternes qu’il est nécessaire, mais je n’abandonne pas mes gens. Vous le savez. C’est pour cette raison que je me suis retrouvé banni à Midway. » Et pourquoi je risque aussi d’y mourir.

Morgan se pencha un peu plus : son visage touchait presque celui de Drakon à présent, et ses yeux flamboyaient. « Il est essentiel que nous survivions, vous et moi. Nous pourrons toujours nous installer ailleurs et revenir un jour avec assez de puissance de feu pour reprendre ce système et venger…

— Venger des gens que j’ai abandonnés à leur sort ne m’intéresse pas.

— Vous n’êtes pas devenu un CECH syndic en vous souciant avant tout du bien-être de vos subordonnés, mon général. Nous le savons tous les deux. »

Drakon secoua la tête avec obstination. « Je sais aussi que, si je pars d’ici le premier, avant la présidente Iceni, je passerai pour plus pleutre qu’elle. Et qu’en prime je lui laisserai le contrôle de cette planète et de ce système stellaire. » C’était un raisonnement que Morgan elle-même pouvait comprendre.

Elle marqua une pause et reporta le regard sur la présidente. « Peut-être ne partirez-vous pas le premier. Peut-être est-elle déjà à mi-chemin de la sortie. »

Drakon se tourna dans cette direction, constata qu’Iceni conversait discrètement avec Mehmet Togo, son assistant/garde du corps/tueur à gages. Tous deux s’étaient éloignés de quelques pas. Il n’avait pas besoin d’un scanner pour vérifier que leur conversation aussi était protégée par des brouilleurs corporels.

« Iceni est en train de mettre au point sa propre fuite, chuchota Morgan. Observez-la. Elle va sortir sous un faux prétexte et gagner une navette. J’ai posté des francs-tireurs. On pourra la descendre avant qu’elle n’atteigne l’aire de lancement. »

Drakon se renfrogna, bien qu’il continuât à fixer l’écran sans regarder Iceni. « Non. »

La véhémence de cette réplique lui valut un regard inquisiteur de Morgan. « Pourquoi ? Pour une raison… personnelle ?

— Bien sûr que non », aboya-t-il. Il avait appris à mieux connaître Iceni, à en savoir plus long sur la personne qui se cachait derrière l’ex-CECH devenue présidente, et il s’était surpris lui-même à lui faire confiance (de façon sans doute irrationnelle) et même à prendre plaisir à leurs rencontres. Mais rien de tout cela n’intervenait dans sa décision. Il en avait la certitude. « Nous avons besoin d’elle. Si nous réussissons à nous tirer de ce mauvais pas, nous aurons besoin des vaisseaux qu’elle contrôle.

— Quand les Énigmas en auront fini avec Midway, il ne restera plus aucun vaisseau, fit remarquer Morgan. Sauf les leurs.

— Renvoyez sur-le-champ vos tireurs. Je ne veux surtout pas d’un accident.

— Il vous faut…

— Il me faut discipline et obéissance, colonel Morgan ! »

Assez fort pour que même les brouilleurs personnels ne suffisent pas. Mais nul ne regarda dans leur direction, sans doute parce qu’aucun de leurs témoins n’aurait la sottise de se comporter comme s’il avait conscience d’un différend entre ses supérieurs ; néanmoins, Drakon eut l’impression que les plus proches raidissaient l’échine, s’efforçant peut-être de surmonter leur tendance instinctive à se retourner vers ces éclats de voix.

D’ordinaire très sensible aux changements d’humeur du général, le colonel Malin semblait à présent s’absorber entièrement dans son travail. Autant il détestait Morgan, autant il répugnait à laisser voir à son supérieur qu’il s’intéressait ou prenait plaisir à la volée de bois vert qu’il lui administrait.

Drakon inspira profondément avant de reprendre la parole ; il évita de croiser les yeux de Morgan, à présent embrasés de fureur. Le visage du colonel restait cependant de marbre. « J’ai mes raisons, déclara-t-il. J’ai toujours mes raisons de miser sur quelqu’un. »

Il savait qu’elle saisirait l’allusion. Jugée trop instable pour continuer à servir après une mission désastreuse dans l’espace Énigma, Morgan avait essuyé des rebuffades de la part de tous les autres officiers supérieurs, jusqu’à ce que Drakon lui-même lui donne une seconde chance.

La fureur brasilla un instant en Morgan et sa bouche se tordit, puis elle fit marche arrière en feignant une sorte de désabusement amusé. « Ça peut parfois marcher. Mais je suis seule de mon espèce, mon général. »

Heureusement, songea Drakon. L’univers pourrait-il tolérer plus d’une Roh Morgan ? « Procédez à la relève des tireurs et envoyez-les travailler avec Rogero, Kaï et Gaiene avant de déployer nos forces contre un éventuel débarquement. Nous aurons tout le temps de disperser les gens et de les exhorter à se terrer. Peut-être les Énigmas vont-ils faire pleuvoir l’enfer sur nous depuis l’orbite, mais, s’ils tiennent à conserver cette planète en état pour l’exploiter, il leur faudra descendre à la surface pour nous l’arracher. Je compte bien la leur faire payer un prix dont ils sesouviendront. »

Morgan tapota son étui de hanche avec un sourire de louve. « S’ils viennent jusqu’ici, je descendrai le premier en le regardant dans le blanc des yeux.

— Sauf s’il te descend d’abord, fit observer Malin.

— On s’y est déjà essayé, rétorqua-t-elle. Sans succès. »

Cette allusion à un incident survenu sur une station orbitale et à l’occasion duquel un tir de Malin avait frôlé Morgan d’un cheveu avant d’abattre sa cible réelle ne fit même pas tiquer le colonel. Cet épisode avait fait à Drakon l’effet d’une tentative de meurtre dirigée contre elle sous couvert d’une fusillade, mais Malin persistait à dire qu’il n’en avait rien été et que le tir en question était destiné à éliminer un dangereux adversaire.

Malin soutint un instant le regard de Morgan, le visage indéchiffrable. « Peut-être trouveras-tu la mort dans l’espace Énigma, après tout.

— Cette perspective semble t’attrister.

— Tu te fais des idées », répondit Malin en se retournant vers son écran.

Drakon continua d’étudier le sien, lugubre, tandis que Morgan s’éloignait pour aller transmettre ses ordres. Tous, fallait-il espérer. « Vérifiez que notre personnel n’est sous le coup d’aucune condition d’alerte à proximité de cette installation, colonel Malin.

— Tout de suite, mon général. Si c’est le cas, que dois-je faire ?

— Dites-leur de se détendre et de regagner leurs unités respectives. » Si seulement Morgan n’était pas une aussi précieuse assistante… Cela dit, plus les gens étaient irremplaçables, plus ils semblaient difficiles à vivre. Drakon avait connu nombre de CECH qui se débarrassaient de leur personnel trop invivable et préféraient s’entourer de subalternes qui ne déclenchaient jamais de drames ni ne posaient aucun problème. Sauf, peut-être, qu’ils les laissaient descendre en flammes par incapacité, manque d’initiative et/ou pure et simple absence de matière grise. Ni Malin ni Morgan n’étaient des subordonnés dociles, mais ils l’avaient plus d’une fois tiré de situations que des assistants plus souples et obséquieux auraient sans doute jugées inextricables. « Où en est la sécurité interne ? Les citoyens ont-ils compris ce qui se passait ?

— La nouvelle se répand très vite, affirma Malin, mais ils ne paniquent pas. » Il avait l’air pensif. « Peut-être est-il inopportun pour l’heure de soulever le problème des élections que la présidente Iceni et vous-même leur avez promises, s’agissant de pourvoir aux fonctions politiques subalternes…

— Fichtrement inopportun, le coupa Drakon.

— Mais, mon général, vous devez savoir qu’un grand nombre des candidats à ces postes ont contacté les autorités locales pour les prier de les aider à maintenir le calme dans la population. »

De surprise, Drakon fronça les sourcils. « Ils en assument la responsabilité ? Même s’ils n’ont pas encore été élus et ne le seront peut-être jamais ?

— Manifestement, bon nombre de ces postulants ont déjà commencé à jouer le rôle de cadres au sein de la population, encore que de manière clandestine et illicite, répondit Malin. La possibilité de participer à d’authentiques élections a convaincu ces gens qui ne sont pas encore officiellement des dirigeants de se montrer à visage découvert.

— J’aurais dû m’y attendre », déclara Drakon. Cela étant, l’« authenticité » de ces élections était un problème dont Iceni et lui débattaient encore, mais même un truquage massif des votes ne serait que l’ombre de la farce qu’avaient été les élections syndics.

Malgré tout, offrir aux citoyens une réelle participation au gouvernement, fût-elle infime, avait déjà porté ses fruits. Du moins quelques-uns. Drakon baissa la tête. Il réfléchissait. « Veillez à consigner les noms de tous ceux qui proposent leur aide et à vérifier par la suite, quand cette affaire sera réglé, dans quelle mesure ils ont remporté des succès. » Il y avait de bonnes chances pour qu’ils fussent tous morts une fois cette affaire « réglée », mais prévoir ne peut jamais nuire, même quand ça paraît d’un optimisme démentiel.

Du coin de l’œil, Drakon vit Togo s’éloigner d’Iceni à reculons, tandis que son visage d’ordinaire impassible affichait une satisfaction bien peu typique de sa part. Quoi qu’il en fût, Togo acquiesça d’un hochement de tête à l’instruction qu’on venait de lui donner et quitta le centre de commandement.

Iceni balaya les alentours du regard, concentra son attention sur Drakon et le rejoignit d’un pas vif. Il ne manqua pas d’admirer sa démarche, et pas seulement parce que tout homme aurait pris plaisir à la regarder. Elle savait aussi très précisément comment en contrôler l’allure. Juste assez rapide pour transmettre une impression d’assurance et de décision, mais pas assez pressée toutefois pour éveiller appréhension, crainte ou incertitude.

Elle s’arrêta devant lui. Il émanait toujours d’elle la même confiance en soi, cependant son regard était interrogateur. « Resterez-vous dans le centre de commandement, général ?

— Oui. Vous aussi, ou bien entendez-vous restructurer votre modèle commercial ? » C’était une vieille plaisanterie, peut-être aussi ancienne que les Mondes syndiqués, une façon plus ou moins courtoise de demander à quelqu’un s’il s’apprêtait à plaquer ses associés pour réduire ses pertes.

Le regard d’Iceni ne vacilla pas. « Je crois que je vais rester. La restructuration ne me semble pas l’option la plus rentable pour le moment.

— Tandis que rester vous serait profitable ? s’enquit Drakon. Étrange projet commercial.

— Je ne gère pas une entreprise, répondit-elle d’une voix plus dure. Je suis responsable de… bien d’autres choses. Nous sommes ici aux premières loges pour assister aux événements et transmettre nos instructions à la kommodore Marphissa, dont les vaisseaux défendent notre système. » Iceni lança un regard à l’écran comme si la situation qui s’y affichait, si elle n’était guère prometteuse, offrait malgré tout quelques chances de survie.

Drakon se rapprocha d’un pas. « Méfiez-vous. Vous êtes très douée, mais, si les travailleurs vous voient afficher une trop grande assurance dans cette mauvaise passe, ils risquent de vous croire cinglée.

— J’aimerais leur faire croire que j’ai une arme secrète dans ma manche, répondit Iceni d’une même voix sourde.

— Est-ce exact ?

— Non. Mais vous, général ? »

Disait-elle vrai ? « Aucune à ma connaissance. La seule mesure rationnelle que nous pourrions prendre semble nous échapper à tous les deux. »

Iceni coula un regard en biais dans sa direction. « J’ai mes raisons. Quelle est la vôtre ? »

Il marqua une pause. « Nous avons passé un marché. »

Cette affirmation fit fugacement fleurir un sourire moqueur sur les lèvres d’Iceni. « Même vous n’y croyez pas, alors vous ne me ferez jamais avaler que c’est pour cela que vous restez. N’est-ce pas ce que vous m’avez dit juste avant que nous ne renversions le pouvoir syndic à Midway ?

— Quelque chose d’apparenté, en effet, concéda Drakon. Même si je décampais maintenant, mon salut ne serait ni facile ni garanti. J’aime autant ne pas mourir en me carapatant.

— Compte tenu de tout ce que j’ai appris sur vous entre-temps, c’est une raison à laquelle je peux souscrire. On vous a pourtant pressé d’essayer, j’imagine.

— Vous imaginez bien. Je crois que vous et moi avons déçu quelques-uns de nos subordonnés, Gwen. » Drakon venait d’abaisser sa garde, mais peu importait. Si Iceni devait le trahir, elle disposait à présent d’assez de munitions contre lui.

Elle sourit encore brièvement. « Il n’est pas dommage que les gens qui travaillent pour nous n’aient pas encore décidé de prendre les commandes, n’est-ce pas ? » Son sourire s’effaça en même temps qu’elle pointait l’écran de l’index. « Où croyez-vous qu’iront d’abord les Énigmas ?

— À leur place, j’irais directement au portail de l’hypernet. Maintenant que nous connaissons les dommages que peut provoquer l’effondrement d’un portail, ils doivent nécessairement s’en inquiéter. » Drakon hocha de nouveau la tête, plus lentement cette fois. « Nous avons bel et bien une arme secrète, voyez-vous. Peut-être pas si secrète que cela, mais assez méchante pour que, si jamais nous perdions, nous pourrions aussi les empêcher de gagner.

— En provoquant son effondrement ? » s’enquit Iceni d’une voix aussi désinvolte que si Drakon avait parlé de la pluie et du beau temps. Elle leva la main et tapota un des bracelets qui ornaient ses poignets. « Je peux en donner l’ordre à tout moment.

— Je sais.

— Bien sûr que vous le savez. Consciencieux comme je vous connais, découvrir si j’en avais les moyens était la première chose à faire, avant même que nous n’entreprenions notre rébellion. » Elle baissa le bras. « Cette instruction désarmerait le dispositif de sauvegarde et provoquerait un effondrement du portail engendrant une décharge d’énergie maximale. Selon les spécialistes responsables, d’une hauteur de 7 sur 10 sur l’échelle d’une nova. »

À 0,7 sur l’échelle d’une nova, il ne resterait plus grand-chose de Midway. Les planètes, peut-être, mais désormais ravagées et privées de leur atmosphère. L’étoile elle-même serait fortement déstabilisée. Astéroïdes et comètes seraient vaporisés ou précipités dans l’espace interstellaire.

Rien d’humain ne survivrait.

Mais il ne resterait rien non plus des Énigmas.

« Pensez-vous qu’ils nous croiraient si nous les en menacions ? demanda Drakon. Déguerpissez ou nous anéantissons le système ?

— Je suis bien certaine qu’ils nous croiraient capables d’exécuter cette menace, répondit Iceni. Nous sommes humains, après tout, et les hommes réagissent ainsi quand ils sont acculés. Mais ils pourraient aussi nous en empêcher. Les informations que nous a données l’Alliance, selon lesquelles ces portails seraient une technologie Énigma qu’ils auraient délibérément laissée fuiter, laissent entendre qu’ils en savent bien plus long que nous sur l’hypernet. Nous avons appris à leur interdire de provoquer l’effondrement des portails et d’anéantir des systèmes colonisés par l’homme, mais ils disposent peut-être encore d’un moyen occulte de nous empêcher de faire de même. »

Ça faisait bizarre, se disait Drakon. C’était une situation critique. Il voyait certes les vaisseaux Énigmas, la flottille syndic et les forces mobiles d’Iceni. Pourtant, les forces opposées se trouvaient encore à des heures-lumière de distance. Ce qu’il distinguait des extraterrestres correspondait à leur activité quatre heures et demie plus tôt. Et, quoi qu’elles fissent maintenant, le contact entre toutes ces forces ne s’opérerait pas avant des jours. « Tenter de bluffer les extraterrestres ne saurait nuire. » Du moins si Iceni parlait bien d’un bluff, et non d’un plan pour assurer de sang-froid leur destruction mutuelle au cas où les Énigmas s’apprêteraient effectivement à balayer les humains de Midway.

« Jusqu’à quel point peut-on se fier au CECH Boyens, selon vous ? demanda la présidente.

— Nous le connaissons tous les deux. » Drakon brandit la main, le pouce et l’index écartés d’un peu moins d’un centimètre. « Jusque-là, à mon avis. Sans plus.

— Il a certaines qualités.

— Et, pour l’instant, ces qualités lui servent surtout à surfer sur la vague du changement qui déferle dans l’espace contrôlé par le Syndicat, de manière à en émerger en vie, de nouveau à flot et promu. »

Iceni inclina légèrement la tête de côté pour réfléchir. « Ce qui laisse une grande place à son nombrilisme.

— En effet. Qu’avons-nous à lui offrir ?

— De placer notre système sous son contrôle sans opposer de résistance ni endommager ses installations tant qu’il œuvrera avec nous contre les Énigmas.

— Il ne voudra jamais y croire. Boyens sait parfaitement que nous n’honorerions jamais ce marché. » Drakon se renfrogna. « Mais il ne peut guère espérer mieux tant que les Énigmas seront ici. Essayons. »

Iceni poussa un soupir exaspéré. « Il nous faut exercer davantage de pression. Si seulement le cuirassé que nous avons capturé à Taroa était terminé et non encore qu’en chantier.

— Les Libres Taroans n’ont guère apprécié sa réquisition, fit remarquer Drakon. Ni non plus que nous ayons gardé leurs chantiers navals après les avoir repris aux Syndics.

— Il faudra qu’ils s’y fassent, même s’ils traînent les pieds pour nous trouver les fournitures et les travailleurs dont nous avons besoin pour achever sa construction. »

Le colonel Malin s’exprima avec une prudente déférence. « Madame la présidente, si je puis me permettre, que diriez-vous de rendre aux Libres Taroans ce cuirassé ainsi qu’une bonne partie de la propriété de ces chantiers navals orbitaux ?

— Pourquoi ferions-nous cela ? » s’enquit Iceni. À voir sa tête, elle venait d’entendre quelque chose d’incompréhensible.

« Il nous faut des alliés, fit remarquer Malin. Nous avons bien Black Jack, mais il est au loin, de sorte qu’on ne peut pas compter sur son aide dans cette situation critique. Taroa est proche, en revanche.

— Avez-vous la moindre idée de la puissance de feu d’un cuirassé ? demanda Iceni. Des capacités offensives auxquelles vous nous proposez de renoncer ? »

Malin eut un sourire finaud. « Je me suis retrouvé sous le coup de bombardements orbitaux déclenchés par des cuirassés de l’Alliance, madame la présidente. Toutefois, le cuirassé de Taroa n’est toujours pas opérationnel et ne le sera pas avant un certain temps. Et je ne suggère pas non plus que nous le rendions sans contrepartie. Les Libres Taroans nous sont déjà reconnaissants de l’assistance militaire que nous leur avons fournie pour vaincre leurs Syndics. Ils en sont encore, néanmoins, à se quereller sur la formulation de leurs accords de défense mutuelle. »

Drakon fixa Malin en plissant les yeux. « J’imagine qu’ils tomberaient d’accord sur n’importe quelle formulation, voire sur n’importe quelle clause ou presque si cela leur permettait de remettre la main sur le cuirassé.

— Et, là, au lieu de traîner les pieds, ils s’échineraient à achever sa construction et à le rendre opérationnel le plus vite possible », conclut Malin.

Iceni les dévisagea l’un après l’autre, les yeux voilés. « Intéressante suggestion. Nous nous attachons les faveurs de Taroa en jouant sur son désir de récupérer le cuirassé. Taroa investit dans sa construction tous les moyens et ressources requis, et nous épargne donc des frais et des efforts. Nous nous gagnons ainsi un allié proche, qui nous sera encore plus redevable et veillera à nous fournir un renfort conséquent avec ce cuirassé, qui sera prêt beaucoup plus tôt que si nous nous en chargions nous-mêmes. Très intéressante suggestion, colonel. Mais supposons que Taroa décide de nous trahir ? »

Malin sourit. « Nous avons pleinement accès à ce bâtiment et nous le conserverions en partie jusqu’à son achèvement. On pourrait installer en secret de nombreuses sauvegardes sur ce vaisseau et ses systèmes, afin d’interdire qu’on le retourne contre nous et de faire échouer toute tentative en ce sens. »

Leur conversation à mi-voix fut soudain interrompue par le carillon feutré d’une alerte émise par l’écran. « Une navette vient de décoller de la planète », annonça un opérateur depuis sa console. Sur l’écran, un symbole décrivit un gracieux arc de cercle, représentant sa trajectoire projetée vers l’orbite. « Ce n’était pas un décollage programmé, et toutes les installations ont été informées qu’aucun ne devait se produire durant l’alerte sauf contrordre de notre part. »

Le regard d’Iceni se durcit. « Qui est à bord ?

— Il s’agirait d’une cargaison de routine. Équipage normal, pas de passagers, précisa un autre opérateur.

— Un vol de routine ? Quand a-t-on suspendu ces décollages ? » Avant qu’Iceni eût pu poser d’autres questions, Togo réapparut à ses côtés.

« Un gouverneur régional manque à l’appel, lâcha-t-il sans s’émouvoir. Ainsi que sa maîtresse. On ne parvient pas non plus à localiser une directrice industrielle et son petit ami à l’aide des systèmes de surveillance planétaire.

— Le gouverneur Beadal ? demanda Iceni d’une voix glaciale.

— Oui, madame la présidente. Peut-être a-t-il été informé de sa future mise en examen, à moins qu’il ne cherche tout bonnement à fuir les Énigmas en dépit des ordres exhortant tous les cadres à rester à leur poste. La directrice industrielle est Magira Fellis, du bureau des grands travaux.

— On ne la regrettera pas. » Iceni ne quittait pas des yeux la trajectoire de la navette qui cherchait à échapper à l’atmosphère. « Et les échecs répétés du gouverneur régional Beadal dans sa fonction d’administrateur ne me donnent aucune raison d’ignorer ses actes de corruption ni son infraction à une mienne directive. Mais je répugne à détruire une navette. »

Malin reprit la parole. « Elle n’est pas à nous. Elle appartient à un de ces vaisseaux marchands en orbite. Ce cargo arbore le pavillon du groupe Xavandi, mais le cadre exécutif qui le commande affirme s’en être désolidarisé et opérer désormais en indépendant. »

Le regard d’Iceni s’aiguisa, pareil à celui d’un prédateur devant sa proie. « Je n’ai jamais aimé le groupe Xavandi. Ça leur ressemblerait bien d’avoir un vaisseau commerçant en infraction avec les restrictions du gouvernement syndic et de prétendre pourtant ne plus le contrôler, de manière à encaisser les bénéfices tout en niant enfreindre la loi. Je ne regretterai pas la perte de leur navette. Général ? »

Drakon lui coula un regard en biais, en s’étonnant un instant de cette dernière question. Si Iceni ne se trompait pas au sujet de ce cargo, le groupe Xavandi ne différait guère de nombreux autres consortiums syndics. Et les deux dirigeants qu’abritait la navette n’étaient guère différents, eux non plus, des pires vautours des compagnies syndics qu’avait croisés Drakon lui-même à l’époque. « Si vous tenez à anéantir cette navette, vous n’avez pas besoin de ma permission.

— Nous avons passé un marché il y a quelques heures », répondit la présidente d’une voix allègre et toute professionnelle, alors qu’elle discutait de la destruction d’une navette et de ses occupants. Elle avait à nouveau activé son champ d’intimité pour interdire à quiconque, hormis Drakon, d’entendre ses paroles. « Plus d’assassinats à moins d’être tombés d’accord tous les deux. On pourrait effectivement regarder cela comme un assassinat, puisqu’on ne laissera à ce gouverneur et à cette dirigeante aucune chance de se rendre ni de bénéficier d’un procès. »

Les procès, dans le système syndic, n’étaient que de simples formalités destinées à conférer un semblant de légitimité à des décisions préétablies, mais il arrivait parfois qu’on proposât un marché au prévenu. Pas cette fois. « Le colonel Malin m’a déjà informé des activités du gouverneur régional Beadal, déclara Drakon. Certains de ses agissements ont posé des problèmes d’approvisionnement à l’une de mes unités. » Il ne savait rien de la cadre exécutive qui partageait la navette du gouverneur et ne reconnaîtrait sans doute pas publiquement cette ignorance, mais le choix qu’avait fait Fellis en matière de compagnon la désignait clairement comme la cible future d’un peloton d’exécution, même si elle n’avait pas tenté de fuir. « Nous ne raterons pas cette navette.

— Contente que nous soyons d’accord là-dessus, laissa tomber Iceni en coupant le champ d’intimité. Dois-je ordonner à l’un de mes vaisseaux en orbite de s’en charger ?

— Non. Les forces terrestres peuvent aisément s’en occuper. Colonel Malin, ordonnez aux défenses orbitales d’abattre cette navette.

— À vos ordres, mon général. » Malin entra trois instructions. Ciblez. Confirmez. Feu.

Quelque part à la surface de la planète, une batterie sol-air de faisceaux de particules se verrouilla sur la navette. Les armes basées à terre pouvaient être très puissantes en raison des quantités d’énergie auxquelles elles avaient accès, mais leur portée restait limitée par les contraintes spatiales. Les distances dans le vide pouvaient être si monstrueuses que les faisceaux de particules s’éparpillaient à mesure que l’énergie se dissipait, de sorte que les boucliers de vaisseaux distants de plus de quelques minutes-lumière les absorbaient sans trop de difficultés. Mais, si l’un d’eux cherchait à atterrir ou à déclencher un bombardement orbital sur une cible précise, il lui faudrait se colleter avec de très méchantes défenses. Dans la mesure où Midway devait affronter la menace Énigma depuis près d’un siècle, ses défenses orbitales étaient considérablement supérieures à celles d’une planète ordinaire.

La navette qui s’échinait encore à s’arracher à la gravité pour atteindre l’orbite n’avait pas de blindage, ses boucliers étaient très faibles et elle se trouvait encore dans l’atmosphère quand la batterie de faisceaux de particules fit feu. De multiples lances de l’enfer la réduisirent en une pluie de débris qui retombèrent vers les vastes océans de la planète. Ceux qui se trouvaient à son bord ne surent même pas ce qui les avait tués.

Mais tout le monde à la surface avait dû assister à son décollage et était désormais informé de son triste sort.

« Ce devrait être la dernière tentative pour fuir ses responsabilités, déclara Iceni d’une voix qui porta dans tout le centre de commandement. Je veux que chaque vaisseau de ce système stellaire sache que toute modification de son orbite ou de sa trajectoire non approuvée par ce centre ou la kommodore Marphissa sera la dernière manœuvre qu’il entreprendra.

— Oui, madame la présidente », répondit le chef de l’équipe de techniciens des transmissions du centre de commandement, avant de se retourner pour diffuser l’avertissement.

Iceni s’adressa ensuite à Togo à voix basse. « Veille à ce qu’on poursuive l’enquête sur le gouverneur Beadal. Il n’est plus, mais j’aimerais connaître les complices de ses petites magouilles. »

Drakon suivit des yeux Togo qui repartait. Il se demanda si la maîtresse du gouverneur et le petit ami de la dirigeante avaient été conscients des risques qu’ils couraient. Très certainement, puisque le parcours jusqu’à cette navette avait dû être un sacré gymkhana. Nul, après avoir vécu et travaillé sous la férule syndic, n’aurait pu ignorer les dangers impliqués par le refus de se plier à une directive exhortant les cadres à rester à leur poste. Le pot-de-vin touché par le pilote et l’équipage de la navette était certainement considérable pour qu’ils aient accepté de prendre le risque de décoller ; mais nul ne l’encaisserait.

« Maintenant qu’on a réglé ce problème, occupons-nous de questions plus importantes, déclara Iceni. Transmissions, ouvrez-moi un faisceau étroit sur la trajectoire de la flotte Énigma. Je ne tiens pas à ce que le CECH Boyens capte aussi notre communication et apprenne ce que nous avons à dire aux extraterrestres.

— Madame la CECH… commença un des techniciens, emporté par l’habitude, avant de se reprendre précipitamment. Madame la présidente, ce faisceau devra être dirigé sur la position qu’ils occuperont dans plusieurs heures. Mais, s’ils modifient entre-temps leur trajectoire de manière significative, ils ne se trouveront plus sur le chemin du faisceau. Nous pourrions nous servir d’un faisceau plus large, ce qui laisserait aux Énigmas de meilleures chances de le capter, tout en le maintenant assez serré pour qu’il n’en ait aucune d’être intercepté par la flottille proche du portail de l’hypernet. »

Iceni décocha un regard sévère à l’impétrant, tandis que Drakon attendait de voir comment elle allait le prendre. Pour de nombreux CECH, l’obéissance était la seule chose qui comptait. Toute suggestion ou proposition d’amélioration prenait aussitôt la tournure d’une critique. À ce que Drakon avait pu voir des rapports de la présidente Iceni avec la kommodore Marphissa, que Gwen avait elle-même promue à ce grade, Iceni consentait à tolérer une assez grande indépendance d’esprit de la part de ses subordonnés. Mais était-ce parce que Marphissa sortait des rangs des cadres supérieurs ou bien parce qu’elle était la petite préférée d’Iceni ?

« Votre suggestion, dit Iceni tandis que, par tout le centre de commandement, les techniciens attendaient, tendus, m’a l’air l’excellente. J’apprécie un tel appui quand il est correctement présenté. Servez-vous d’un faisceau plus large. »

Quelques instants plus tard, la transmission pouvant débuter, Iceni activa la commande et entreprit de s’adresser aux envahisseurs extraterrestres en faisant preuve d’une cinglante précision. « À ceux qui ont pénétré dans ce système stellaire sans l’autorisation ni l’approbation des humains qui en contrôlent l’espace, ici la présidente Iceni. Partez ! Cette étoile ne vous appartient pas. Quittez-la sans délai. Sinon nous devrons prendre toutes les mesures nécessaires pour vous détruire. Le portail de l’hypernet est là. Nous pouvons faire en sorte qu’il anéantisse toutes choses ici. Vous ne pourrez pas l’empêcher. Partez immédiatement ! Si nous ne pouvons vous vaincre par nos propres moyens, nous vous détruirons en même temps que nous. Partez immédiatement ! Au nom du peuple, Iceni, terminé.

— Je sais qu’ils s’adressent à nous dans notre langue, mais que comprennent-ils exactement d’une telle déclaration ? demanda Drakon.

— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Mais c’est le genre de langage qu’ils utilisent quand ils nous envoient des vidéotransmissions par le truchement d’avatars d’apparence humaine. » Iceni eut un petit rire. « Peut-être Black Jack sait-il à présent ce que les Énigmas comprennent des concepts humains. S’il est encore vivant. Maintenant, faisons notre proposition au CECH Boyens. »

Le faisceau fut dirigé cette fois vers la flottille qui stationnait au-dessus du portail. « CECH Boyens, vous avez constaté que nous affrontions un ennemi commun. Joignez-vous à nous. Ensemble, nous avons une petite chance de repousser cette agression d’un système stellaire occupé par l’homme. Si vous nous épaulez dans cette affaire, si vous évitez d’entreprendre des actions offensives contre nos forces en présence des Énigmas et si nous nous coordonnons, nous consentirons à vous rendre le système et tout ce qu’il contient intact après leur départ. Si vous vous y refusez, votre mission ici échouera fatalement. Œuvrez avec nous contre un ennemi commun et pour notre bien mutuel. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Elle haussa les épaules à la fin de la communication. « Je doute qu’il y consente, mais on ne risque rien à essayer. »

L’atmosphère avait changé dans le centre de commandement : la tension avait encore grimpé d’un cran. Drakon coula un regard vers le colonel Malin, lequel inclinait discrètement la tête vers les plus proches techniciens. Évidemment. Ils viennent d’entendre Iceni proposer de restituer notre système aux Mondes syndiqués. On ne pouvait pas l’empêcher, mais nous pouvons au moins rassurer nos travailleurs, qui, tous, préféreraient probablement affronter leur anéantissement afin d’éliminer les Énigmas plutôt que d’accepter le retour des serpents.

« Si Boyens marche, nous nous débrouillerons pour que les Énigmas s’en prennent à lui plutôt qu’à nos propres forces, affirma Drakon d’une voix assez sonore pour se faire entendre des plus proches techniciens, qui feignaient de ne pas l’écouter. Une fois les extraterrestres éliminés, nous nous retournerons contre ce qu’il restera de la flottille syndic et nous l’écraserons. »

Devant cet aveu non déguisé de leur probable ligne d’action (dont les chances de succès étaient aussi improbables qu’illusoires), Iceni s’efforça de ne pas laisser transparaître son étonnement ; mais, avant de se poser sur les travailleurs les plus proches d’elle, ses yeux fixèrent Drakon, inquisiteurs, en même temps qu’ils s’éclairaient de compréhension. Puis : « Oui, bien sûr, convint-elle. Si le CECH Boyens est assez désespéré pour accepter notre proposition, nous le détruirons dès qu’il abaissera sa garde. Les serpents du SSI ne reprendront plus jamais le contrôle de la population de ce système stellaire. »

Leur petite prestation avait sans doute étouffé en partie l’anxiété qui régnait dans le centre de commandement : Drakon percevait sans doute un brouhaha de conversations, mais les craintes et appréhensions qui, tout à l’heure, auraient pu conduire les travailleurs à l’émeute ou à la révolte n’y figuraient plus.

« J’ai l’affreuse impression qu’ils risquent de nous faire confiance, fit remarquer Iceni à voix basse, sur un ton où, au spectacle de leur entourage, l’amusement se mêlait à l’incrédulité.

— On pourrait pourtant les croire désabusés », observa Drakon. Lui-même percevait dans sa voix une amertume imprévue.

Malin se rapprocha d’eux pour commenter d’une voix sourde : « Ils savent ce que vous avez fait. Ne les prenez pas pour des imbéciles. Dites-vous que, comme tout le monde, ils sont souvent guidés par leur propre intérêt. Vous les avez débarrassés des serpents. Vous leur avez accordé une plus grande liberté. Vous avez prouvé que vous vous souciez d’eux.

— Vraiment ? fit Iceni. Votre colonel nourrit de bien étranges idées, général.

— Il a souvent raison, affirma Drakon.

— Est-ce pour cela que vous prenez instinctivement sa défense ? » Iceni dévisagea Drakon, comme pour le défier. « C’est chez vous une habitude quand cela concerne vos cadres et vos travailleurs, n’est-ce pas, général ?

— C’est ma méthode et elle fonctionne », répliqua Drakon en grondant, non sans se demander si Iceni n’allait pas soudain émettre des critiques encore plus agressives sur sa conduite bien peu syndic. Bien sûr qu’elle n’approuve pas mes méthodes. J’ai senti la même désapprobation chez tous les CECH que j’ai rencontrés. Et ça continue de me mettre en rogne. Mais j’obtiens de meilleurs résultats qu’eux. Comment osent-ils se permettre de critiquer ma façon de faire ?

Cela dit, quelle que fût l’opinion d’Iceni à cet égard, elle la garda pour elle. Elle était d’ailleurs très douée pour ça. Elle se borna donc à hocher la tête. « C’est aussi ce qui vous a valu votre exil à Midway et vous a fait rater de peu le peloton d’exécution, général. On pourrait se poser des questions sur de tels résultats en matière de direction.

— Je ne suis pas un directeur, affirma Drakon plus vertement qu’il ne le souhaitait. Mais un dirigeant.

— Et ses troupes lui obéiront », ajouta Malin.

Le regard d’Iceni se tourna brusquement vers Malin, tandis qu’un sourire sans gaieté infléchissait à peine ses lèvres et que ses yeux le soupesaient. Un de ces regards que craignait tout subalterne d’un CECH syndic : une évaluation du comportement et des qualités d’un individu qui pouvait certes se solder par une promotion, mais le plus souvent par une rétrogradation, voire par une condamnation à un séjour dans un camp de travail. « Je ne suis pas votre général, colonel Malin. Je ne suis pas aussi miséricordieuse que lui, s’agissant des incartades de mes subordonnés, même de ceux qui me font des suggestions valables. Tenez-en compte quand vous vous adressez à moi. »

Malin se raidit. « Je comprends et je m’y soumettrai, madame la présidente.

— Tant mieux. » Iceni s’éloigna en brandissant son unité de com d’une main. Elle parlait à voix basse et avait de nouveau activé son champ d’intimité afin de n’être entendue par personne à proximité.

Drakon la suivit des yeux. Me vendre à Boyens est la seule carte qu’Iceni peut lui offrir. Mais, sans moi, elle ne peut tenir ni cette planète ni ce système stellaire. Elle le sait. Ça ne lui plaît sûrement pas. Tout comme moi, elle a été entraînée par le Syndicat à ne dépendre de personne. Même si elle ne tient pas à me trahir, elle doit en ce moment même réfléchir à ce qu’il lui faudra faire pour survivre. Et s’il lui fallait choisir entre elle et moi ?

Quoi que pût mijoter Iceni, ses plans mettraient peut-être des heures à se concrétiser, du moins si plans il y avait ; et, dans les mesures défensives qu’il prendrait contre elle, Drakon devrait tenir compte de ce qu’il avait autant besoin d’elle qu’elle de lui, et de ce qu’elle était décidément très douée quand elle le voulait. Les menaces extérieures qui risquaient de déclencher entre eux une lutte désespérée pour la survie s’affichaient en grand sur l’écran principal, juste derrière Malin. Mais les messages d’Iceni mettraient encore des heures à parvenir tant à la puissante flotte Énigma qu’à la flottille commandée par le CECH Boyens ; tous traversaient comme en rampant, encore qu’à la vitesse de la lumière, les énormes distances qui les séparaient. Réactions, réponses ou ripostes, si elles se produisaient, ne seraient perceptibles qu’au bout d’un laps de temps au moins identique. Soit largement celui de planifier, de se préparer à l’action et de s’inquiéter des projets de son partenaire. Et, pour les citoyens, de se rendre compte de la vilaine tournure qu’avait prise la situation, d’y réagir par la panique ou la fureur qu’escomptait lesystème syndic de la populace, ou avec l’assurance et la détermination qu’Iceni et lui-même avaient tenté de lui insuffler en concédant aux travailleurs de plus grandes responsabilités. Le temps aussi de permettre à des bévues et des malentendus entre prétendus amis et alliés de faire davantage de dégâts qu’une malveillance délibérée.

Amis et alliés. Drakon vit Iceni fixer l’écran et, l’espace d’une seconde d’inattention, afficher une moue anxieuse à la vue, non pas de la flotte Énigma ni de la flottille syndic, mais de la représentation de celle de Midway. Des vaisseaux sur qui reposait sa puissance. « Colonel Malin, sauriez-vous décrire tous les scénarii possibles où les vaisseaux de la flottille de Midway survivraient, même si nous réussissions tous à nous en tirer ? »

Malin réfléchit un instant puis secoua la tête : « À moins d’un miracle, je n’en vois qu’un seul, mon général. Il faudrait qu’ils fuient vers un point de saut laissé sans surveillance. Nul ne pourrait les arrêter, pas même nous.

— Et les officiers et matelots qui se trouvent à leur bord le savent certainement.

— Oui, mon général. Tout comme la kommodore Marphissa. Elle est trop compétente pour n’être pas consciente du sort qui guette assurément ses vaisseaux s’ils ne cherchent pas à fuir.

— Donc, si nous réussissions à survivre, ces vaisseaux, eux, n’y parviendraient pas. S’ils restent, ils sont condamnés. » Iceni y perdrait le bouclier qui la protégeait du marteau-pilon de ses forces terrestres, et toute possibilité de négocier avec Boyens et lui-même.

« C’est vrai, mais, s’ils fuient, c’est notre propre perte qui devient certaine, corrigea Malin. Toute chance d’inciter par le bluff les Énigmas à déguerpir ou de négocier avec le CECH Boyens disparaîtrait avec eux. Soit ils sont voués à l’anéantissement au cours d’un combat désespéré, soit ils causent notre perte en prenant leurs jambes à leur cou. »

Si Marphissa avait été une CECH syndic, Drakon saurait à quoi s’attendre de sa part. Il n’y a rien à gagner dans une bataille perdue d’avance. Mais, si ces vaisseaux choisissaient de rester, si Marphissa était consciente de ce que cette décision aurait de vital pour la survie d’Iceni, quel prix une personne élevée dans le système syndic pourrait-elle bien exiger en contrepartie du sacrifice quasiment certain de ses vaisseaux ?

Pas étonnant, donc, qu’Iceni fixe avec une telle amertume, comme si elle entrevoyait le pire, la représentation de ses vaisseaux.

Une tonalité aiguë signalant l’arrivée d’un message à haute priorité se fit entendre : « La kommodore Marphissa aimerait s’entretenir avec vous, madame la présidente », annonça le technicien des trans.

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