Chapitre seize

Marphissa réfléchissait en se mordillant les lèvres. S’abriter de passes de tir sauvages serait ardu. « Nous devons rester près des cargos. Quasiment sur eux. »

Une main se posa délicatement sur son épaule, la contraignant à relever la tête et à se retourner. Bradamont était derrière elle et la regardait en secouant imperceptiblement la tête.

La kommodore consulta de nouveau son écran puis se leva brusquement. « Je reviens », annonça-t-elle à Diaz avant de quitter pour la seconde fois la passerelle d’un pas vif.

Comme elle l’avait pressenti, Bradamont lui emboîta le pas. « Parlons, la pressa Honore. Dans votre cabine. »

Marphissa gagna sa cabine, attendit que Bradamont y fût entrée puis verrouilla l’écoutille. « Que voulez-vous ? J’ignore comment m’y prendre. J’ai participé à d’autres opérations. Je ne manque donc pas d’expérience. Mais protéger un convoi ? Ma seule occasion, j’étais la plus novice des cadres subalternes et je n’avais même pas accès à la passerelle.

— Je sais, moi.

— S’il vous plaît, s’il vous plaît, épargnez-moi un laïus sur la manière dont s’y est pris Black Jack pour sauver un convoi à Grendel…

— C’était différent. Il était largement surclassé en nombre. Ici, vous avez la supériorité numérique en termes de vaisseaux de guerre et vous pouvez vous en servir pour percer leurs lignes jusqu’au portail sans perdre aucun de vos cargos.

— Si vous savez comment procéder, alors vous devriez…

— Non. Vous devez commander. La clef de l’affaire, c’est qu’il ne faut pas enchaîner vos vaisseaux de guerre aux cargos. Ça paraît naturel au premier abord, mais c’est la pire initiative à prendre. »

Marphissa s’assit et la fixa. « Pourquoi ?

— Parce qu’il vous faudra rompre les passes de tir des agresseurs avant qu’ils ne se rapprochent trop des cargos pour qu’on puisse les arrêter. Autrement dit, prendre du recul et les frapper alors qu’ils tentent de se mettre en position pour effectuer une passe de tir. Vers le haut, le bas, bâbord, tribord, tous azimuts. Continuez de les pilonner et ils n’auront pas le loisir de s’en prendre aux cargos. »

Marphissa comprenait bien ce qu’on lui suggérait, mais tout son instinct se rebellait contre une telle tactique. « Je vous demande pardon, mais c’est parfaitement absurde. Si mes vaisseaux de guerre s’éloignent des cargos, ceux-ci seront d’autant plus exposés. Je ne peux pas interposer entre eux et les syndics un bouclier éloigné assez solide pour les empêcher d’entrer dans leur enveloppe de tir.

— Vous n’aurez pas à le faire ! C’est une défense active. Observez les manœuvres adverses, éloignez vos propres vaisseaux et, quand les agresseurs s’alignent pour frapper les cargos, pilonnez-les. »

Marphissa réfléchit mûrement, en s’efforçant d’écarter les distractions et autres appréhensions qui réduisaient sa concentration. « Comment saurai-je où vont se diriger les Syndics afin de dépêcher mes vaisseaux dans la bonne direction ?

— Ça, c’est le moins compliqué, Asima. Ils doivent fondre sur vos cargos. Si vous réussissez à le leur interdire, peu importe où ils se rendront ensuite dans le système stellaire. » Honore s’agenouilla devant elle afin que leurs têtes soient au même niveau. « Vous pouvez y arriver. Vous êtes douée. Vous prêtez attention aux manœuvres de vos propres vaisseaux, vous pressentez où ils devraient aller et comment les y conduire. Faites de même avec ceux de l’ennemi. Un tas de pilotes en sont incapables et doivent s’en remettre aux systèmes automatisés. Vous, il vous faut sans doute encore acquérir davantage d’expérience, mais je vous ai vue manœuvrer ce vaisseau. Vous pouvez le faire.

— Suis-je aussi bonne que Black Jack ? demanda Marphissa en se levant et en inspirant profondément.

— Personne ne l’est. Mais vous pourriez le devenir un jour, répondit Bradamont en se levant à son tour pour lui faire face.

— Je blaguais.

— Pas moi. »

Marphissa la fixa encore, sidérée, en cherchant dans ses yeux l’ombre d’une ironie ou d’un sarcasme. « Vous le croyez sincèrement ?

— Oui. Maintenant, retournez sur la passerelle et ramenez cette flottille au portail, kommodore.

— Serait-ce… un moyen de me… motiver ? » demanda Marphissa.

Bradamont lui adressa un regard perplexe. « Aussi. Mais ça n’en est pas moins vrai.

— Étrange. Je suis plutôt habituée aux stimuli à la mode syndic. Ne cafouillez pas ou c’est le peloton d’exécution. Ce genre-là. »

Bradamont éclata de rire. « Là, c’est vous qui vous moquez de moi.

— Non. Sérieusement. Absolument pas. » La kommodore inspira encore profondément et feignit de ne pas remarquer la consternation d’Honore. « Restez avec moi sur la passerelle. Si je passe à côté de quelque chose que je devrais voir ou faire, prévenez-moi.

— Vous n’avez pas besoin de moi, mais je serai présente. Uniquement parce que j’ai davantage d’expérience. »

Quelques secondes plus tard, elles étaient de retour au poste de commandement. Marphissa s’installa dans son fauteuil, légèrement plus rassurée maintenant qu’elle savait que faire. L’appréhension et l’irrésolution des techniciens étaient palpables à son arrivée, mais, à mesure qu’ils prenaient note de la nouvelle contenance de leur kommodore, la tension s’allégea un tantinet.

Elle étudia plus soigneusement la situation. La flottille syndic arrivait sur eux légèrement par en dessous et tribord. Ses propres cargos s’alignaient en deux colonnes de trois superposées. L’ordre de ces deux files restait pourtant quelque peu débraillé, dans la mesure où les systèmes automatisés eux-mêmes ne semblaient pas capables d’interdire à des cargos pilotés par des civils de s’égailler de leur position, pareils à des chevaux de trait facilement distraits. Les vaisseaux de guerre, quant à eux, se rangeaient devant et sur les flancs.

La main de la kommodore se porta d’abord timidement vers son écran pour y tracer de nouvelles trajectoires à ses vaisseaux, les conduisant bien plus loin devant. À mesure que l’écran se remplissait, son assurance grandit. Oui. Manticore et Kraken se positionnaient directement le long du vecteur d’interception conduisant aux forces syndics. Les quatre croiseurs légers progressaient au-dessus et au-dessous des croiseurs lourds et un poil en retrait, et les six avisos les flanquaient sur bâbord, tribord, dessus, dessous et sur leurs arrières, prêts à les appuyer. Marphissa résista à la tentation de se retourner pour quêter l’approbation de Bradamont. Tous en eussent été témoins, et ce geste aurait sapé leur confiance en elle. « À toutes les unités de la flottille de récupération, ici la kommodore Marphissa. Les instructions concernant vos nouvelles positions suivent. Exécution immédiate dès réception. »

Diaz détacha son regard soucieux de la formation syndic pour le reporter sur les ordres du Manticore et il arqua les sourcils de stupéfaction. « Tout là-bas ?

— Oui. Tout là-bas. Nous allons nous porter à la rencontre des vaisseaux syndics et les pilonner avant qu’ils ne s’approchent des cargos.

— Mais…

— Remuez-vous, kapitan.

— À vos ordres, kommodore. »

La propulsion principale du Manticore s’activa, l’expédiant loin devant les cargos. Tout autour, les autres vaisseaux de Midway accélérèrent à leur tour et altérèrent leur vecteur pour prendre les devants.

« Kommodore ? la héla le technicien des trans. Les patrons des cargos appellent tous pour demander à vous parler. »

Marphissa déclina l’invitation d’un geste excédé. « Répondez-leur qu’il me sera plus facile de leur éviter dommages et destruction tant que je ne serai pas distraite par des conversations oiseuses et qu’ils continueront d’avancer vers le portail sur le même vecteur. S’ils tentent de fuir ou de s’éparpiller, ils sont cuits.

— Oui, kommodore. Ce sera fait. »

Qu’on obéît à ses ordres était à fois rassurant… et effrayant. Ils obtempéraient. En cas de pépin, ça lui retomberait dessus. Certes, je pourrais sans doute réagir à la mode syndic et faire porter le chapeau à mes subordonnés, mais ce n’est pas mon genre. En outre, si les cargos sont détruits, ça ne les ramènera pas.

La distance séparant les cargos des forces mobiles syndics était tombée à huit minutes-lumière quand elle ordonna à ses vaisseaux d’adopter la nouvelle formation défensive. Le temps qu’ils atteignent leur nouvelle position par rapport aux cargos, les Syndics n’en étaient plus qu’à trois minutes-lumière et progressaient à présent à une vélocité de 0,1 c, égale à celle de ses propres bâtiments de guerre.

Il leur suffirait d’un quart d’heure, à une vitesse de rapprochement combinée de 0,2 c, pour couvrir cette distance.

Marphissa enfonça de nouveau ses touches de com. « À toutes les unités de la flottille de récupération, ici la kommodore Marphissa. Notre objectif premier reste la protection des cargos. Autant dire qu’il faut contraindre les forces mobiles syndics à avorter toutes leurs passes de tir, et, si ces unités persistent, les détruire ou les réduire à l’impuissance avant qu’elles n’arrivent à leur portée. Quand un bâtiment ennemi aura été contraint de rompre son assaut, vous ne devrez en aucun cas le poursuivre. Restez en position de manière à intercepter toute autre attaque. Vous n’êtes autorisés à pourchasser que ceux qui auront réussi à percer notre bouclier défensif et à se lancer dans une passe de tir sur les cargos. Si cela se produit, il faudra impérativement arrêter le responsable. Nous avons sauvé vos camarades de l’emprisonnement. Tâchons désormais d’interdire aux Syndics de les empêcher de rentrer chez eux. Au nom du peuple, Marphissa, terminé. »

Sévèrement surclassée en nombre, la flottille syndic ne déviait pourtant pas de sa trajectoire d’interception des cargos : son vecteur incurvé la conduisait droit au centre du bouclier défensif établi par Marphissa. Ses vaisseaux avaient adopté une formation standard en rectangle, relativement simple, avec les trois croiseurs légers au centre et les avisos rangés devant. Sur l’écran, elle évoquait peu ou prou un bélier braqué sur le bouclier de Midway. « Compte-t-il vraiment passer au travers ? s’étonna-t-elle.

— On a déjà tenté le coup, fit remarquer Bradamont. Si c’est son intention, combien y survivraient ?

— Dans l’éventualité où j’éparpillerais mon bouclier défensif autour de sa trajectoire pour le frapper plein pot ? Pas beaucoup. Mais, s’il ne se soucie que de détruire les cargos, j’imagine qu’un ou deux de ses avisos et un au moins de ses croiseurs légers parviendraient à franchir notre barrage avant que nous n’ayons pu leur porter l’estocade. » Marphissa se pencha légèrement ; elle réfléchit un instant. « C’est un serpent. Ces gens se fichent pas mal du nombre de leurs citoyens qu’ils font tuer. Mais ils tiennent à leur matériel. Éperonner nos vaisseaux se traduirait au minimum par la perte des deux tiers de sa force, du moins si nous ne réussissions pas à rattraper et détruire les rescapés après qu’ils auraient frappé les cargos. C’est toute la question : jusqu’à quel point tient-il à bousiller nos cargos ?

— Nous ignorons quels sont ses ordres, fit observer le kapitan Diaz.

— Mais c’est un serpent. Il commande cette flottille, ce qui signifie qu’il répond aux ordres du CECH principal de cesystème stellaire. Quel pourrait bien être l’objectif de ce dirigeant ? »

Diaz ricana ironiquement. « C’est un CECH syndic, n’est-ce pas ? Il aspire aux meilleurs résultats pour un coût minimal. »

Marphissa opina. « Il refusera d’essuyer des pertes, ou du moins cherchera-t-il à les réduire au minimum. Il ne s’agit pas pour eux d’entrer en guerre, c’est une opération de sécurité interne où nos propres pertes importeront peu, tandis qu’ils s’efforceront de minimiser les leurs.

— Pourquoi maintient-il ce cap, alors ? Nous allons réduire notre bouclier défensif pour le frapper de toutes nos forces quand il tentera de le traverser. Il essuiera de très lourdes pertes sans pour autant réussir à endommager sévèrement les cargos.

— Oh ! » Marphissa se frappa le front du poing. « C’est donc cela son objectif ! Il veut atteindre les cargos.

— C’est ce que je viens de dire, non ? protesta Diaz.

— Il veut me pousser à concentrer mon bouclier ! Et je vais le lui faire croire ! » Ses mains s’activèrent sur l’écran pour tracer de nouvelles trajectoires à ses vaisseaux – première phase de la manœuvre –, avant de les altérer spectaculairement pour la phase deux. Je dois minuter au petit poil. Lui faire croire que je mords à l’hameçon. « À toutes les unités de la flottille de récupération. Ci-joint de nouvelles instructions de manœuvre. Exécution à T dix-sept. Marphissa, terminé. »

Diaz hocha d’abord la tête à la lecture de la pièce jointe puis se rembrunit. Mais il avait été formaté par le Syndicat, aussi entra-t-il les instructions dans les systèmes du Manticore sans poser de questions.

À T dix-sept, les propulseurs de manœuvre des croiseurs et avisos de Midway s’allumèrent, les lançant sur des trajectoires convergentes qui rétréciraient de manière drastique le bouclier défensif mais leur permettraient en même temps de concentrer leur tir sur la flottille syndic en approche. Et si je me trompais ? s’inquiéta Marphissa. Si j’ai mis à côté de la plaque, il pourrait ensuite nous dépasser en gardant intactes un plus grand nombre de ses forces mobiles. Mais j’ai forcément raison. Qu’il s’inquiète ou non de ses pertes, le sous-CECH Ki tient surtout à exécuter les ordres et, pour ce faire, il a besoin de bâtiments en bon état.

« Cinq minutes avant contact, annonça le technicien des opérations.

— À toutes les unités, engagez le combat avec tout vaisseau syndic qui arrivera à votre portée, transmit Marphissa. Prévenez toute trajectoire d’interception des cargos.

— C’est déjà chose faite, fit remarquer Diaz.

— Pas pour longtemps », répondit-elle avec une assurance qu’elle était loin d’éprouver.

Deux minutes avant le contact, la deuxième phase de son plan se mit en branle : les propulseurs de manœuvre s’activèrent de nouveau, firent remonter ses vaisseaux et les écartèrent simultanément de la ligne que suivrait la flottille syndic pour atteindre les cargos ; jusqu’aux deux croiseurs lourds qui firent en sorte de se soustraire à une interception directe.

Diaz, qui prenait visiblement sur lui pour ne pas mettre en cause les ordres de Marphissa, fixa soudain son écran : « Que fabriquent-ils ?

— Ce que je savais qu’ils feraient ! » triompha la kommodore.

La formation syndic s’était morcelée : tous ses vaisseaux s’égaillaient, s’éloignaient les uns des autres pour se déployer en une sorte de bouquet qui les conduirait au-dessus, au-dessous et de part et d’autre de la trajectoire qu’ils suivaient précédemment.

« Si nous étions restés concentrés sur leur trajectoire…

— Ils nous auraient contournés par les flancs ! termina Marphissa, coupant Diaz à mi-phrase. C’était le plan du sous-CECH Ki : nous forcer à adopter une formation compacte qu’il outrepasserait en divisant brusquement ses vaisseaux. Maintenant, kapitan, abattez-moi un de ces croiseurs légers. »

Le nouveau vecteur du Manticore le ramenait vers le haut et par bâbord, en direction d’un croiseur léger syndic qui venait de dévier de sa propre trajectoire de quarante degrés vers le haut afin de survoler les forces de Midway.

Les mains de la kommodore volèrent de nouveau sur son écran pour vérifier que chaque vaisseau ennemi était bien marqué par un bâtiment de Midway, fondant sur lui pour l’intercepter avant qu’il ne traverse le bouclier défensif.

Le Manticore pourchassait donc le sien et le Kraken un autre, tandis que trois des croiseurs légers de Marphissa, le Harrier, le Milan et l’Aigle, piquaient vers le bas et sur tribord pour traquer leur dernier homologue syndic. Le Faucon avait un aviso ennemi dans sa ligne de mire, tandis que les six avisos de Marphissa accéléraient sur des vecteurs visant les trois avisos syndics restants. L’unique compte à rebours d’avant le contact imminent s’était fractionné en une douzaine d’estimations du délai que mettraient les différentes forces en présence à arriver à portée de tir les unes des autres.

Mais ces estimations ne tardèrent pas à s’altérer férocement, à mesure que les vaisseaux syndics prenaient conscience que leur manœuvre avait échoué et qu’ils devraient à présent affronter des défenseurs supérieurs en nombre partout où ils tenteraient de se rapprocher des cargos. Leurs croiseurs légers et leurs avisos avaient incurvé leur vecteur et se déployaient encore plus largement pour éviter l’engagement avec les vaisseaux de Midway.

Le croiseur léger traqué par le Manticore se tortilla vers tribord et l’extérieur puis fit une nouvelle embardée vers bâbord et l’intérieur avant de se mettre à grimper et pivoter en décrivant une ample spirale comme s’il cherchait à contourner le croiseur lourd. Le visage crispé de concentration, Diaz épousait ses manœuvres en s’efforçant de rester sur une trajectoire d’interception sans le dépasser, lui laissant ainsi le champ libre jusqu’aux cargos.

Tout autour de la trajectoire qu’adopteraient les cargos, de pareilles tentatives d’attaque et de contre-attaque prenaient forme ; les vaisseaux continuaient de se déplacer à une vélocité de 0,1 c (soit trente mille kilomètres par seconde) en décrivant des arcs de cercle et des virages qui, à l’échelle de la surface d’une planète, auraient été monstrueusement larges. La distance exigée par un changement de direction à de telles vitesses n’était pas moins énorme, elle aussi, mais elle restait infime comparée aux dimensions du champ de bataille colossal, littéralement illimité, où évoluaient les vaisseaux.

Piégé par deux avisos de Midway, un de leurs homologues syndics chercha à se glisser entre eux par l’ouverture qu’ils semblaient lui présenter ; il réussit à esquiver un défenseur, mais pas le second. Les lances de l’enfer jaillirent entre les deux vaisseaux et frappèrent les faibles boucliers et le blindage quasiment inexistant de l’aviso. Celui-ci rompit le contact puis plongea pour esquiver le deuxième qui revenait à la charge.

Le croiseur léger qui cherchait à échapper au Manticore pénétra momentanément, par inadvertance, dans l’enveloppe d’engagement des missiles du Kraken. Les systèmes automatisés de contrôle du tir de ce dernier dépêchèrent aussitôt deux missiles spectres, surprenant certainement son propre équipage autant que celui du croiseur léger. Le Kraken continuant de virer sur bâbord pour couper la route au croiseur léger qu’il poursuivait, ses missiles se lancèrent aux trousses de celui que traquait le Manticore. Incapable d’affronter simultanément ces deux menaces et cherchant toujours malgré tout à atteindre les cargos, le croiseur léger se retourna complètement et entreprit d’accélérer pour s’éloigner à toutes jambes, encore obstinément pourchassé par les deux spectres.

Le seul aviso syndic qui cherchait à esquiver le Faucon tenta de passer sous son ventre, mais le croiseur léger avait prévu la manœuvre et le pilonna sans merci de ses lances de l’enfer. L’aviso fit une brutale embardée puis accéléra frénétiquement ; les faisceaux de particules avaient perforé successivement sa coque, ses œuvres vives et jusqu’aux matelots assez infortunés pour s’être trouvés sur leur chemin avant qu’ils ne l’eussent transpercé de part en part, légèrement affaiblis.

Les autres vaisseaux syndics s’éloignèrent et prirent position en vol stationnaire au-dessus des défenseurs. En dépit de leur premier échec, ils s’apprêtaient manifestement à faire une seconde tentative.

Toute la passerelle du Manticore donna l’impression de pousser un soupir de soulagement : le premier assaut des vaisseaux syndics avait été repoussé.

« Ne mollissez pas, ordonna le kapitan Diaz à son équipage. On les a arrêtés, mais ils remettront le couvert. »

Marphissa prit note du volume d’espace impliqué dans sa manœuvre défensive et secoua la tête. Le croiseur léger pourchassé par les missiles du Kraken avait réussi à les semer et revenait à la charge, tandis que les avisos endommagés avaient ralenti leur repli et bifurquaient pour rejoindre leurs camarades. Les vaisseaux syndics s’alignaient de tous côtés autour du tronçon antérieur de la trajectoire des cargos, séparés par de larges intervalles. Soucieux d’éviter de se faire prendre en chasse pendant qu’ils procédaient à des passes de tir, aucun n’avait réellement reculé par rapport aux cargos, ce qui laissait un périmètre défensif de la forme d’un hémisphère allongé dont l’axe s’étirait au-delà des cargos.

« Vous aviez raison, dit-elle à Bradamont. Ils se sont déployés pour me contraindre à les imiter. Si j’avais tenté de défendre tout un secteur de cette envergure, c’eût été désespéré. Ce n’est qu’en concentrant mes forces sur les attaquants et en les repoussant partout où ils veulent percer mes défenses que ça peut marcher.

— Vous auriez encore de très nombreux problèmes sans votre supériorité numérique », fit remarquer Honore. Elle avait dû surprendre le regard perplexe que leur jetait Diaz parce qu’elle reprit aussitôt : « J’ai discuté de l’aspect théorique de ce type d’opération avec votre kommodore, kapitan Diaz. Mais c’est elle qui commande votre défense. »

Marphissa s’accorda une seconde pour lui décocher un regard en coin. « Selon vous, que va tenter le sous-CECH Ki à présent ? Plus ou moins même motif, même punition ?

— Plutôt plus que moins, sans doute. Chaque vaisseau cherchera à atteindre les cargos dès qu’il croira repérer une ouverture, à quoi s’ajouteront des assauts coordonnés s’efforçant d’effectuer une percée en de multiples points. Mais vous devrez aussi veiller à ce que Ki ne cherche pas délibérément à sacrifier certains de ses vaisseaux en leur faisant adopter des trajectoires susceptibles d’inciter les vôtres à fondre sur eux pour porter l’estocade. S’il s’y prend bien, ça risque d’ouvrir dans votre défense des brèches où pourraient s’engouffrer les autres. »

Marphissa secoua de nouveau la tête. « Non. Ça ne marcherait pas. J’ai assigné des cibles précises à chacun des miens. Ils ne s’en prendront à d’autres que si je le leur ordonne.

— Hein ? » L’étonnement de Bradamont se dissipa très vite. « Oh ! J’oubliais. Vous êtes des Syndics.

— Qu’avez-vous dit ? » Normalement, Marphissa aurait vu d’un assez bon œil que Bradamont, l’espace d’un instant, eût oublié qu’elle et ses camarades n’avaient rompu avec le Syndicat que depuis peu. Mais qu’elle pût affirmer qu’ils en fissent encore partie, c’était une autre histoire.

La véhémence de sa réaction fit rougir Honore. « Pardon. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je songeais seulement à ce qui pourrait être efficace contre une force de l’Alliance qui défendrait ces cargos. Mais vous avez été formés différemment. »

Différemment. Manière élégante de décrire un système où toute insubordination pouvait avoir de très funestes conséquences. Mais… « Ça fait chaud au cœur d’apprendre que nous sommes supérieurs à la flotte de Black Jack par un aspect.

— Au moins dans ce contexte, admit Bradamont.

— Kommodore, il me semble que la suggestion du kapitan de l’Alliance pourrait être fondée, intervint prudemment Diaz.

— Vraiment ? » Marphissa éprouva une furieuse envie de frapper Diaz pour lui apprendre à exprimer une opinion contraire à la sienne. Depuis quand est-ce que je me fâche contre les gens qui ne tombent pas d’accord avec moi ? Quand donc ai-je cessé d’écouter ? « Vraiment ? répéta-t-elle sur un ton moins menaçant et péremptoire.

— Ki est un serpent, expliqua Diaz. Les serpents s’attendent toujours à ce que les citoyens désobéissent. À ce que nous fautions. Et Ki est aussi un sous-CECH. Vous savez comment sont les CECH et sous-CECH syndics. Ils sont persuadés que, s’ils ne se tiennent pas derrière notre dos pour nous souffler comment nous devons nous y prendre, nous cafouillerons nécessairement et nous ferons tout le contraire. Peu importe combien de fois ils voient les travailleurs se comporter correctement. Ils en restent convaincus.

— Tous ne sont pas de ce tonneau, rectifia Marphissa. Regardez la présidente Iceni. Mais, cela mis à part, vous marquez un point. Ki s’imaginera sans doute que ça devrait marcher, d’autant qu’il postulera probablement que nos vaisseaux sont contrôlés par des travailleurs et des cadres récemment promus.

— C’est le cas, fit remarquer Diaz. Pour beaucoup à tout le moins. »

Et peut-être Diaz avait-il raison de croire que, manquant d’expérience de la hiérarchie, les nouveaux officiers n’adhéreraient pas tous à la stricte discipline syndic. Deux au moins des commandants d’aviso avaient été bombardés encore plus vite que Marphissa. « Merci à tous les deux de l’avoir suggéré. »

Au bout de quelques secondes de réflexion, elle appuya de nouveau sur ses touches de com. « À toutes les unités de la flottille de réserve, restez concentrés sur les vaisseaux ennemis qu’on vous a désignés pour cibles. Ne cherchez pas à engager le combat avec d’autres ni à les pourchasser, sauf contrordre de ma part. Je suis persuadée que, si vous continuez à vous conduire aussi remarquablement, nous pourrons vaincre le Syndicat. »

Elle se rejeta en arrière sans quitter l’écran des yeux. Pourquoi suis-je si éreintée ? J’ai l’impression que nous combattons depuis des heures.

Par les étoiles, mais c’est la stricte vérité !

Tandis que croiseurs légers et avisos syndics tournoyaient inlassablement autour du bouclier protecteur de Midway, Marphissa vérifia la trajectoire de ses cargos, qui progressaient toujours poussivement vers le portail et la sécurité.

Le transit exigerait encore quarante et une heures.

Elle fixa longuement ce chiffre, d’abord incrédule puis au bord du désespoir. Il ne restait plus qu’à reproduire pendant quarante et une heures encore ce qu’on avait fait au cours des quelques dernières heures, chaque vaisseau restant sans cesse à l’affût des manœuvres de la cible qui lui avait été affectée, tandis qu’elle-même les surveillerait tous pour s’assurer qu’aucun bâtiment ennemi ne tenterait de percer leurs défenses et qu’aucun des défenseurs ne se déroberait à ses responsabilités. Ouais, pas davantage. Et pendant quarante et une heures d’affilée. Elle crispa les mâchoires, inspira quelques bouffées d’air sifflantes entre ses dents serrées, puis s’adressa au responsable de la surveillance. « Contactez le médecin de bord. Nous aurons besoin d’une bonne réserve de patchs remontants sur la passerelle.

— À vos ordres, kommodore, répondit l’homme avant d’ajouter une question quelques secondes plus tard : Le docteur aimerait savoir ce que vous entendez par une bonne réserve ?

— Suffisamment pour me tenir éveillée et opérationnelle pendant quarante et une heures.

— Kommodore, le médecin de bord affirme que…

— Je sais ce que dit le règlement ! Apportez ces fichus patchs sur la passerelle !

— Oui, kommodore », concéda le technicien avec lassitude.

Bradamont posa un genou à terre près du fauteuil de Marphissa et demanda dans un murmure : « Que dit donc le règlement ?

— Que l’usage de ces patchs pendant toute période supérieure à trente-six heures doit être soumis à l’approbation du commandant en chef. Moi en l’occurrence.

— Vous ne risquez rien ? Je peux vous remplacer un moment si vous avez besoin de vous reposer. »

Marphissa secoua la tête sans quitter son écran des yeux. « Vous l’avez dit vous-même, Honore, et vous aviez raison. Maintenant qu’ils savent qui vous êtes, ils ne se laisseront plus commander par vous. C’est mon job.

— Alors assurez-vous qu’il y aura assez de ces patchs pour nous deux.

— Nous trois », corrigea Diaz.

Marphissa envisagea un instant de leur ordonner à l’une ou à l’autre, voire à tous les deux, d’aller se reposer, mais elle s’en abstint. S’ils ne le peuvent pas, moi non plus. De sorte qu’on fera ça à trois. « Veillez à ce que tous les techniciens de la passerelle se relèvent à tour de rôle pour s’accorder un peu de répit, commanda-t-elle à Diaz.

— Alors, nous allons devoir modifier les horaires de veille et de repos, déclara le kapitan. Huit heures de présence puis huit heures de relâche, ce qui déstabilisera les tours de garde. Nous n’avons pas assez de techniciens à bord pour maintenir le vaisseau en état d’alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf en procédant ainsi. »

Fichu Syndicat, qui faisait des économies sur les effectifs. Ne vous bilez pas, répondrait-on. Si quelque chose se casse, ce sera réparé la prochaine fois que vous passerez au radoub. Rassurant, n’est-ce pas, quand on doit livrer bataille ! « Je comprends. Je suis passée par là. Nous devons rester au maximum de nos capacités combatives durant les prochaines quarante et une heures, car vous pouvez être sûr que la flottille syndic ne nous laissera aucun répit.

— Message entrant du colonel Rogero », annonça le technicien des trans.

Tout message constituait une distraction superflue, mais elle ne pouvait guère envoyer paître Rogero. « Oui, colonel ? »

Il se trouvait sur la passerelle de son propre cargo, revêtu de sa cuirasse. « Je tenais à vous faire savoir, kommodore, que vous n’aviez à redouter aucune insubordination de la part des cargos. J’ai posté des soldats à moi sur chaque passerelle. Un au moins par bâtiment tant que nous serons encore à Indras, afin de veiller à ce que vos ordres ne soient ni incompris ni mal interprétés. »

Marphissa n’eut aucune difficulté à lire entre les lignes. Un des patrons de cargo avait dû envisager de prendre la tangente ou vacillait encore, et l’on avait dû recourir à des soldats en armes, résolus à faire appliquer les ordres de la kommodore, pour le remettre dans le droit chemin. « Merci, colonel. Vous m’ôtez un poids. »

Rogero eut un morne sourire. « Je ne vous importunerai plus qu’en cas de nécessité absolue, kommodore. Au nom du peuple, terminé.

— Un problème ? s’enquit Diaz.

— Non, répondit-elle. Juste de quoi redonner aux patrons des cargos un peu de cœur à l’ouvrage.

— Oh ! lâcha Diaz. Ce ne sont pas des militaires, voyez-vous. Je parle des patrons et des matelots. Pas d’armes, pas de défenses, ils font des proies faciles. Ça ne doit pas être simple pour eux.

— Parce que, ce que nous faisons, ce serait simple ? »

Le ton de sa voix fit tiquer Diaz. « Non, kommodore. »

Mais elle songeait à tous les hommes et femmes de ces cargos qui, privés de moyens de défense et pour la plupart incapables de consulter un écran afin de se tenir au courant des événements, n’avaient d’autre choix que d’attendre, les bras croisés, les lances de l’enfer qui viendraient peut-être transpercer la coque des bâtiments qui les abritaient, et eux avec.

Au moins les vaisseaux de guerre étaient-ils théoriquement munis d’assez de capsules de survie pour épargner l’équipage des unités trop endommagées pour être sauvées. Sans doute pas tout l’équipage, bien sûr, puisque le Syndicat avait méticuleusement évalué le taux moyen des dommages susceptibles de désemparer un vaisseau et celui des matelots qui trouveraient la mort après telle ou telle avarie précise, puis alloué un budget en conséquence au nombre des modules de survie nécessaires au sauvetage des probables survivants. Tout cela rigoureusement scientifique, bien sûr, y compris les calculs portant sur l’économie réalisée par ce sauvetage par rapport au coût du recrutement, du transport et de la formation des novices destinés à les remplacer.

Cela étant, l’équipage d’un vaisseau de guerre avait de meilleures chances de s’en tirer que celui d’un cargo. L’unique module de survie d’un cargo ne pouvait recueillir que son équipage et, peut-être, quelques passagers. « Vous avez raison, déclara Marphissa au kapitan Diaz. La vie ne doit pas être facile à bord de ces cargos.

— Ce n’est pas facile pour vous non plus, n’est-ce pas ?

— Non, admit Marphissa. Il y a sans doute un certain confort à pouvoir se reposer sur quelqu’un qui dispose d’une autorité supérieure et peut prendre des décisions à votre place. Après avoir été déçue, durant toute ma carrière dans les forces mobiles, par des supérieurs qui tenaient mal ce rôle, j’ai maintenant le loisir de prendre moi-même les décisions et de commettre des erreurs. Une minute ! »

Tous les vaisseaux syndics venaient de virer de bord simultanément pour adopter des trajectoires les ramenant vers les cargos. Marphissa observa la situation en se concentrant au mieux pour tenter de repérer une position où les attaquants déjouaient les manœuvres d’un des siens. C’est à peine si elle prit conscience de celles de Diaz, qui venait d’engager le combat avec le croiseur léger qu’elle avait désigné pour cible au Manticore ; en revanche, elle était pleinement consciente de la trajectoire du Manticore sur son écran et à l’affût de tout signe témoignant que Diaz risquait de le laisser passer. Elle prenait note de toutes les manœuvres de son bâtiment en espérant que rien ne leur échapperait, aux commandants de ses autres vaisseaux ni à elle-même.

L’un après l’autre, confrontés à une puissance de feu supérieure à la leur, les syndics interrompaient leur passe de tir. Ils regagnaient leur position initiale pour se maintenir en vol stationnaire devant la flottille de Midway ou de part et d’autre de celle-ci, et rôdaillaient inlassablement, tels des loups guettant une ouverture pour fondre sur un mouton surveillé par de vigilants chiens de garde.

Pendant plusieurs heures, ils s’y risquèrent ainsi à de multiples reprises et à intervalles irréguliers, parfois tous ensemble, parfois à l’occasion de ruées échelonnées, mais le plus souvent en dépêchant un ou deux vaisseaux qui venaient éprouver la résistance des défenseurs. « Le sous-CECH Ki s’efforce de vous épuiser, fit remarquer Bradamont. Il espère que sous la pression un de vos commandants ou vous-même finirez tôt ou tard par vous fatiguer suffisamment pour commettre une erreur fatale.

— Je peux tenir plus longtemps que lui », affirma Marphissa. Le patch de son bras distillait des stimulants qui gardaient tout son organisme en alerte. Il y aurait un prix à payer ultérieurement, mais, pour l’heure, elle se sentait bien.

Au fil des heures, à mesure que les coups de sonde syndics se poursuivaient sans relâche, leurs unités finirent par se déployer plus largement autour de celles de Midway, jusqu’à cerner presque entièrement le convoi. Les vaisseaux de guerre de Marphissa défendaient à présent une bulle oblongue s’étirant le long du vecteur menant les cargos au portail. Dans l’espace, tout vaisseau peut acquérir de la vélocité pourvu qu’on lui en laisse le temps. D’ordinaire, les cargos ne se déplacent pas très vite, car accélération et décélération brûlent du carburant et que les sociétés de transport cherchent à minimiser les coûts, mais, cette fois, la kommodore leur avait ordonné de grimper jusqu’à 0,1 c et de s’y maintenir.

Qu’ils prennent encore davantage de vitesse aurait sans doute été appréciable, mais elle devait aussi veiller à ce qu’ils n’épuisent pas leurs cellules d’énergie. En l’occurrence, ces fréquentes attaques et contre-attaques les drainaient déjà sévèrement. Mais les vaisseaux syndics doivent aussi commencer à épuiser les leurs. Jusqu’à quel point étaient-elles à leur maximum quand ça a commencé ?

Au bout de seize heures de bataille ininterrompue, un croiseur léger et deux avisos syndics fondirent sur les cargos en adoptant un vecteur invitant de multiples défenseurs à les intercepter. Le sous-CECH Ki recourait finalement au stratagème dont Bradamont l’avait prévenue.

« À toutes les unités, continuez de vous concentrer sur la cible qui vous a été affectée. Ne tentez pas d’intercepter un autre bâtiment ennemi sauf contrordre de ma part. »

Le croiseur léger et les avisos continuèrent d’approcher jusqu’à ce que les vaisseaux de Midway chargés de les cibler fussent pratiquement à portée de leurs armes, puis ils virèrent de bord, se retournèrent aussi vite qu’ils le pouvaient et détalèrent hors d’atteinte.

Vingt-quatre heures après le début de l’engagement, tous chargèrent de nouveau en même temps. Deux des vaisseaux de Marphissa, le croiseur léger Harrier et l’aviso Avant-garde, furent cette fois un peu longs à la détente. L’autre aviso, l’Éclaireur, qui marquait son homologue syndic, se lança si férocement à sa poursuite que celui-ci rompit en visière.

Mais le second aviso, celui que le Harrier aurait dû arrêter, poursuivit sa course.

Le regard de Marphissa vola vers son écran : pas le temps de procéder à des calculs d’interception ; son instinct lui dicta la réaction adéquate dans la seule fraction de seconde qui lui restait pour prendre sa décision. « Milan, altérez votre vecteur pour intercepter la nouvelle cible. Accélération maximale autorisée. »

Avait-elle fait le bon choix ? Aucun de ses vaisseaux n’était proche de l’aviso ennemi, mais le croiseur léger Milan avait les meilleures chances. Pour réussir à l’intercepter, son commandant va devoir franchir la ligne rouge quant au stress imposé à sa coque. Je pourrais perdre ce vaisseau par rupture de la coque sans pour autant arrêter l’aviso syndic.

Le Milan était positionné au-dessus des cargos et à peu près à leur hauteur. L’aviso ennemi, lui, arrivait par en dessous et de derrière les deux colonnes de cargos. Sans la vélocité qu’ils avaient acquise et qui contraignait l’aviso à une plus longue approche, on n’aurait eu aucune chance de bloquer son assaut.

D’un simple contact sur l’écran, Marphissa fit apparaître des informations détaillées, fournies par sa banque de données, sur le croiseur léger. Ses propulseurs de manœuvre s’allumèrent, le retournant puis l’inclinant vers le bas, tandis que sa propulsion principale s’activait à plein régime et que les chiffres relatifs à la tension de sa coque grimpaient follement.

Une alerte s’afficha sous la représentation du Milan sur l’écran de Marphissa. Surtension de la coque imminente. Réduire l’accélération.

Elle effaça la mise en garde, qui réapparut aussitôt. Correction requise.

Marphissa appuya cette fois sur la touche d’annulation. Mais l’affichage reparut. « Je croyais qu’on avait supprimé cette fonction du logiciel », se plaignit-elle.

Diaz fit signe au technicien de la surveillance, qui se mit à l’œuvre.

Le vecteur de l’aviso syndic décrivait une courbe aplatie qui passerait entre les deux colonnes de cargos. L’arc de cercle de la trajectoire du Milan le mènerait directement vers une intersection avec celle, projetée, de l’aviso.

Une autre alerte s’alluma au-dessus du symbole du croiseur léger. Celle-là clignotait rouge. Tension excessive de la coque. Réduire l’accélération. Exécution immédiate.

Bradamont venait encore de s’agenouiller auprès du fauteuil de Marphissa. « Le Milan en est-il capable ?

— Ça dépend de son commandant, répondit Marphissa sans quitter son écran des yeux. Lui seul sera juge de la résistance de sa coque. »

Tension excessive de la coque. Défaillance structurelle imminente. Réduire immédiatement l’accélération.

L’intersection projetée de la trajectoire du Milan et du vecteur de l’aviso s’était lentement déplacée jusqu’à la position où il rattraperait les cargos. Lui aussi accélérait à présent à plein régime pour tenter de gagner du temps sur le croiseur léger, mais il n’était pas à la hauteur de la tâche. Suffit comme ça, bon sang ! se dit Marphissa en tendant la main vers ses touches de com.

Mais les données en provenance du croiseur léger se modifièrent avant qu’elle ne les eût effleurées. « Il a légèrement décéléré. »

Suffisamment ? Les alertes continuaient de diffuser leur clignotement écarlate, et, maintenant, les données en provenance du Milan affluaient avec des rapports d’avaries. « Asima ! s’exclama Honore, l’air horrifiée. Si un seul de ces points de tension saute, ce vaisseau va se désintégrer. »

Cette fois, Marphissa tendit la main vers sa commande de dérogation. Tout vaisseau de modèle syndic contenait de telles commandes permettant au commandant en chef d’une flottille d’en prendre directement le contrôle. Elle avait naguère espéré qu’elle n’aurait jamais à s’en servir.

Mais peut-être était-il déjà trop tard.

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