CHAPITRE X

Je me souviens d’un jour — déjà lointain — où ma mère m’avait emmené avec elle dans un grand magasin. J’avais cinq ans environ. Elle s’était arrêtée à un rayon sans que je m’en aperçoive et nous nous étions perdus de vue… Je crois que jamais depuis lors je n’avais ressenti un pareil désarroi. Je me sentais infiniment seul dans cette foule dont chaque visage ressemblait à un masque hideux.

Après avoir écouté l’enregistrement, j’ai été dans le même état d’esprit. J’ai perdu ma mère une fois de plus…

Avec des gestes automatiques, j’ai remisé le magnéto. Il me faisait honte. Cette boîte cubique donnait un volume au drame.

Elle le symbolisait. Elle était aussi machiavélique que lui. Et puis je me suis ressaisi. En Afrique, j’avais participé à des safaris[1] dangereux mais jamais le danger ne m’avait fait reculer. Au contraire, il me procurait une espèce de volupté.

Ce qui m’avait usé les nerfs, ces derniers temps, c’était le doute. Maintenant que je savais, tout s’apaisait comme par enchantement. J’hébergeais un couple d’aventuriers prêts à me supprimer. Ça c’était au moins une réalité absolue…

Je me suis assis sur une malle, près d’un vasistas que j’ai entrouvert pour pouvoir respirer un peu d’air frais. Je pouvais choisir entre deux solutions : ou bien je les démasquais et les faisais arrêter, ou bien je ne disais rien et j’attendais qu’ils agissent pour les confondre.

Ma nature impétueuse me portait vers la première, naturellement, mais ma rage, mon humiliation me conseillaient d’attendre. Pourtant, l’attente était terriblement dangereuse. Ces salauds devaient posséder un bon plan pour m’envoyer ad patres. Je risquais d’être victime de mon silence… En tout cas je devais ouvrir l’œil…


Un monde nouveau grouillait en moi. Ma colère était si forte qu’elle bannissait toute frayeur. Je m’en moquais de mourir à condition de pouvoir me venger. Je pense franchement qu’un homme berné ne doit plus avoir que cette idée en tête…

En descendant l’escalier, marche après marche, je sentais croître et se fortifier ma haine, et, parallèlement mon self-contrôle.

Lorsque je suis arrivé dans la salle commune où Mina épluchait des légumes, j’étais parvenu à sourire.

— Alors, ces rangements ?

Je me suis approché d’elle.

— Je les continuerai plus tard, je viens de me rappeler que j’avais pris rendez-vous avec un garagiste pour faire changer un amortisseur de la voiture… Je suis en retard… Déjeunez sans moi…

— Tu ne veux pas que j’aille avec toi, mon chéri ?

— Tu t’embêterais dans un garage… Surtout qu’il va y en avoir pour plusieurs heures…

Je lui ai soulevé le menton. Ses yeux étaient d’une candeur infinie. Je n’avais jamais vu un visage aussi calme et tendre.

Elle me faisait horreur et pourtant elle me tentait encore. Mais c’était autre chose maintenant. Elle me tentait comme l’arène tente un torero…

— À tantôt, ma chérie… Dis, amour… J’espère que ce soir…

Elle m’a souri et je ne sais quoi de lubrique a traversé son visage.

— Pardonne-moi, Paul, mais la présence de mon fils… Il va bientôt rentrer à Paris, prends patience…

En entendant ça, j’ai compris que ce bientôt ne signifiait rien de bon pour moi.

J’ai poussé un gros soupir d’homme déçu et je suis parti.

*

Une heure plus tard, j’étais à l’étude au notaire pour faire annuler mon testament. J’en dictais un nouveau par lequel je léguais tous mes biens aux Missions Africaines. De plus, je confiais au tabellion une lettre « à ouvrir après ma mort » dans laquelle je révélais à la police la surprenante aventure qui venait de m’arriver.

En sortant du bureau vieillot, j’étais calme. Ces nouvelles dispositions m’avaient fait l’effet d’un sédatif. Maintenant s’il m’arrivait quelque chose, non seulement Mina et son complice ne toucheraient rien, mais ils se trouveraient dans de sales draps…

Pour fêter ça, je me suis précipité dans un café et j’ai bu coup sur coup deux whiskies. Tant pis pour mon foie. Je l’avais suffisamment ménagé ces derniers temps pour qu’il me pardonne cette incartade.

L’alcool m’a fait du bien. J’ai étudié la situation d’un peu plus près. Maintenant j’avais la preuve que Mina n’était pas la nommée Anne-Marie Grisard que je croyais avoir épousée. Je voulais percer à jour sa véritable identité et savoir surtout s’il existait quelque part une personne de ce nom.

Seulement, pour enquêter sur ces deux points, il me fallait du temps et une parfaite liberté d’action. Comment faire pour obtenir l’un et l’autre sans donner l’éveil à Mina ? La fine mouche avait flairé une tension dans mon attitude, puisqu’elle avait sermonné Dominique…

Il m’est alors venu une idée. Je suis allé dans un bureau de poste et j’ai adressé à Berton, mon adjoint de Bakouma, un télégramme ainsi conçu :

Suis marié. Stop. Ai besoin alibi pour ficher le camp. Stop. Adresse-moi câble me rappelant Bakouma quelques jours. Stop. Amitiés.

Je joignais naturellement mon adresse.

Après ça, je suis allé déjeuner copieusement dans une maison réputée et je me suis offert le cinéma avant de rentrer. Mais le film était idiot et je trouvais les aventures d’autrui bien ternes à côté de la mienne. Je suis parti avant la fin de la séance.

*

Le câble de Berton est arrivé le lendemain pendant le déjeuner. Il avait fait vite, ce brave type.

Archives détruites par un incendie. Stop. Ta présence ici indispensable. Stop. Envoie parallèlement instructions ministère pour ton défraiement. Stop. Urgent. Stop. Amicalement — Berton.

Ce message est tombé dans la maison comme un pavé dans une mare. Lorsque je l’ai vu, Mina et son… (j’allais dire son fils) se sont regardés instinctivement et ils avaient l’air très contrarié. Cette réaction était normale vis-à-vis de moi, aussi n’ont-ils pas cherché à la cacher.

— Alors, vous allez partir ? a demandé Mina…

— C’est indispensable… Mais rassurez-vous, ma chérie, je n’en aurai que pour une quinzaine…

Une fois de plus, les deux salauds ont échangé un long regard navré. Ça m’a flanqué un frisson dans l’échine. Bonté divine ! Ils avaient donc prévu ma mort avant ce délai !

J’ai eu mal. Mal de vivre… Cette atmosphère m’a été soudain insupportable. Je me suis levé et j’ai couru au jardin pour essayer d’y respirer normalement.

Mina m’a rejoint.

— Ça ne va pas, Paul ?

— Je suis terriblement embêté par ce voyage… Je n’ai pas la moindre envie de retourner là-bas…

— Es-tu forcé d’y aller ?

— Non, mais c’est une question morale. Évidemment, si les archives ont brûlé, mes successeurs sont en pleine pommade et je suis seul à pouvoir les aider…

— Alors tu pars ?

— Oui.

— Quand ?

— Demain matin… J’ai un avion du début de l’après-midi à Orly… Je vais téléphoner au ministère.

— Je suis navrée, Paul.

— Moins que moi…

— Ne dis pas ça, mon amour. Cette séparation me fait du mal. Je suis tellement habituée à toi, vois-tu…

Il s’en est fallu d’une fraction de seconde que je lui flanque ma main sur la figure. Mais, par un prodige de volonté, j’ai réussi à me contenir…

— Je ferai au plus vite…

— Tu ne pourrais pas attendre deux ou trois jours avant de partir ?

— Impossible ! Et puis je t’avouerai que j’aime autant me débarrasser au plus vite de cette corvée !

Elle a eu un léger froncement de sourcils…

— Bon… Eh bien…

Je suis allé préparer une valise de linge. Ensuite j’ai téléphoné au ministère. J’ai parlé du voyage en question devant Mina… À l’autre bout, le préposé n’y comprenait rien. Il était d’autant plus suffoqué que je disais des choses qui ne correspondaient pas du tout avec ses questions désespérées.

— Bon, parfait, disais-je, puisque tout est prêt je prendrai le super-Constellation de seize heures vingt… D’accord, je retirerai mon billet et l’argent au ministère en fin de matinée… Merci…

J’ai raccroché. Le type devait me croire fou.

— Voilà, ai-je murmuré, c’est fait…

Là-dessus, Mina m’a demandé d’aller faire un tour avec elle jusqu’à l’étang. J’ai d’abord refusé, mais elle s’est faite pressante.

— Voyons, Paul, mon chéri, à la veille de me quitter, tu ne vas pas me refuser ça, dis ?

J’ai cédé. Mais je savais que cette insistance cachait quelque chose. Je savais qu’ils allaient essayer de m’avoir avant mon départ… Oui, tout mon être captait un signal d’alerte. J’étais sur le qui-vive. Comment allaient-ils s’y prendre ? Car il fallait absolument que ma mort parût naturelle ! De quelle manière avaient-ils résolu cette gageure ?

Je sentais pourtant qu’ils l’avaient résolue… Ils s’étaient concertés, à l’écart, tandis que je téléphonais… Et depuis ils semblaient tranquillisés, comme on l’est après avoir pris une importante décision.

Un calme glacé m’envahissait. J’étais hyperlucide.

« Ouvre l’œil, Paul… Prends bien garde… D’ici demain matin ils vont tenter de te tuer. Ils sont intelligents, formidablement astucieux… et surtout ILS SONT DEUX ! Ne l’oublie pas… »

J’ai pris Mina par la taille et nous nous sommes enfoncés dans les bois… Nous marchions en direction de l’étang, suivant un itinéraire désormais immuable, mais j’ai pensé qu’elle avait pu prévoir un piège en se basant justement sur cette routine…

— Allons dans une autre direction, Mina… J’en ai marre de voir cet étang croupi.

— Comme tu voudras, Paul…

Non, ce n’était pas ça… Ça n’était pas pour tout de suite, pas pour la promenade, à moins qu’elle ne m’abatte à coups de pistolet, et franchement on pourrait écarter cette hypothèse…

Tout en marchant, nous parlions, mais nous étions distraits l’un et l’autre. Elle pensait à la façon dont ils allaient me tuer. Et moi, je pensais à la façon dont j’allais éviter qu’ils me tuent. C’était un jeu barbare, un jeu qui valait tous les suspenses d’Hollywood.

Nous piétinions des feuilles mortes.

— Comme le temps va me durer, sans toi, Paul…

— Tu as ton fils, Mina…

— Bien sûr, mais ça n’est plus la même chose…

— Qu’allez-vous faire pendant mon absence ?

Elle a eu un imperceptible sourire et a tardé à répondre…

Mon absence ! La garce se disait qu’elle serait éternelle… Elle avait des projets pour meubler cette éternité-là.

— Vous resterez ici ou bien…

— Non, je crois que nous irons à Paris, ce sera une bonne occasion pour rembarquer Dominique, tu ne crois pas ?

— Oui, peut-être…

Nous avons parcouru deux ou trois kilomètres dans les sentiers sinueux… Puis nous avons regagné la maison car la nuit tombait déjà, précédée par une brume oppressante.

Je pensais…

« Ça n’était pas pour la promenade. Et pourtant elle a insisté pour que nous la fassions. Donc il s’agissait de laisser Dominique seul à la maison. C’est donc cette petite ordure qui a manigancé quelque chose… Mais quoi ? Du poison ? Pas besoin de préparatifs… D’ailleurs ce serait risqué… Ils n’ont plus le temps de m’empoisonner à petit feu et une mort subite attirerait l’attention de la police… Non, pas de poison… Quelque chose de plus violent ! De plus instantané et qui pourtant paraîtra normal… Un accident !

Songeur, je suis allé à ma chambre… Rien n’avait bougé… Bêtement j’ai vérifié mon lit, comme si on pouvait espérer trucider quelqu’un en le faisant choir de cette hauteur… Évidemment tout était en ordre…

Et pourtant, Dominique avait « préparé » quelque chose pendant notre absence. Je l’avais vu tout de suite à son regard fuyant.

Lorsque nous étions rentrés, il finissait de barbouiller une toile. Il peignait une nature morte — ô ironie !

Qu’avait-il fait ? Comment la chose se produirait-elle ?

J’ai fouinassé par toute la maison, cherchant un indice quelconque. J’essayais de me mettre à leur place. Si j’avais été eux et que je veuille tuer Paul Dutraz, comment m’y serais-je pris ? J’avais beau me creuser le cerveau, je ne trouvais pas de solution satisfaisante.

— À table ! a crié Mina…

J’étais résolu, malgré tout, à manger avec circonspection et seulement les mets qu’ils consommeraient eux-mêmes. Prendre garde au pain dont Mina mettait une tranche dans chaque assiette… Prendre garde au vin qu’elle ne buvait pas… Si Dominique le refusait, je devrais n’y pas toucher…

Je suis allé me laver les mains au cabinet de toilette. Et c’est en souscrivant à cette petite nécessité hygiénique que mon attention a été attirée par quelques taches noires sur la faïence du revêtement. Elles provenaient d’éclaboussures que quelqu’un avait faites en se lavant les mains… J’ai cru tout d’abord que c’était de la peinture laissée là par Dominique, mais justement il venait à son tour se laver les mains. Ses doigts étaient maculés de vermillon.

Je suis allé jeter un coup d’œil à son tableau. Il ne comportait pas de noir…

Après qu’il se fût lavé, je suis retourné subrepticement au lavabo. Les premières éclaboussures marquaient toujours le mur. J’en ai recueilli une sur le doigt et j’ai vu qu’il s’agissait de cambouis…

Ç’a été un trait de lumière pour moi : la voiture !

Ce petit saligaud avait tripoté l’auto.

Mina a crié à nouveau à la cantonade :

— À table, les hommes !

Je les ai rejoints dans la salle à manger. Le mariage était une belle chose. Vraiment, je me sentais moins seul !

En m’asseyant, j’ai dit, d’un ton plein de gentillesse :

— J’y pense, puisque vous rentrez à Paris, venez avec moi demain matin.

Dominique a eu un léger soubresaut. Il était impulsif et se contenait moins bien que Mina.

Celle-ci a feint d’étudier ma proposition.

— Non, Paul, a-t-elle déclaré. Nous partirons par le car après-demain, auparavant je veux mettre la maison en ordre…

— Bast, elle n’est pas en désordre que je sache et une valise est vite prête…

— Moi j’aimerais finir ma toile avant, a affirmé Dominique…

— Et puis, a tranché Mina, ça me ferait triste de vous quitter dans Paris… Tandis que d’ici il me semblera que vous n’irez pas loin…

Dominique s’est mis à rire.

Elle l’a foudroyé d’un œil glacé.

— Qu’est-ce qui t’amuse, Dominique ?

Il s’est pétrifié puis il a promené sa main dans sa chevelure hirsute.

— C’est ton expression, m’man… Pas loin ! Tu parles : l’Oubangui-Chari !

J’étais fixé… C’était bien de la voiture que viendrait le danger.

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