Un secret comme celui que je venais de découvrir, ça n’est pas une compagnie pour un homme seul. Au bout de quelques jours je me suis mis à cafarder sérieusement et j’ai eu envie de tout bazarder et d’aller planter mes choux ailleurs. Lorsqu’on est un solide garçon de trente-six ans, on a beau avoir une hypertrophie du foie et des revenus appréciables, il est difficile de mener longtemps une vie comme celle-là. C’est pourquoi, un matin, en me rasant, je me suis examiné attentivement dans la glace du lavabo. Je commençais à prendre une physionomie de célibataire. Les stigmates de l’homme seul marquaient mon visage. Cela se tenait dans le regard et aux commissures des lèvres. Mes yeux avaient une petite lueur égoïste et dure qui ne disait rien de bon et ma bouche prenait un pli amer.
Je me suis parlé, comme on parle a un ami.
— Paul, tu ne vas pas charrier ta peau comme ça pendant des années, comme un cours d’eau charrie une bête crevée ! Il faut te marier, mon vieux…
J’avais toujours trouvé cette idée ridicule et un peu indécente. J’aimais l’usage des femmes, mais par leur société. La pensée d’en avoir une pour moi tout seul m’effrayait depuis que j’avais compris ce qu’était un couple. Cette misogynie n’expliquait-elle pas mon indulgence pour Blanchin, l’assassin aux joues flasques ?
J’ai achevé ma toilette, passé un costume sport et je me suis mis au piano. J’ai toujours été un piètre exécutant, mais il m’est arrivé dans ma jeunesse, de composer des petites choses romantiques… J’ai martyrisé le clavier une heure durant. Puis, lorsque j’eus rabattu le couvercle de l’instrument, je me suis levé en faisant claquer mes doigts.
J’allais me marier. C’était décidé. Il fallait une femme à cette maison, plus qu’à moi-même car elle manquait de jupe.
Je me suis accroupi dans le hall pour prendre conseil de la demeure.
— Qu’est-ce qu’on fait ? ai-je soupiré.
J’ai cru sentir une approbation autour de moi. Les meubles attendaient des ouvrages de dame, des lingeries féminines… La cuisine réclamait une cuisinière… Et le grand silence flasque qui croupissait de la cave au grenier espérait une voix légère, des chansons.
Je me suis mis à réfléchir à la question. Il fallait y aller doucement. J’avais des habitudes de vieux garçon, qu’une jeunesse aurait piétinées sans vergogne. D’autre part, une jeune femme m’aurait donné des enfants… Et puis, il y avait pire : j’aurais pu en tomber amoureux. Ce qu’il me fallait, c’était plus une compagne qu’une épouse, une femme entre deux âges, calme, raisonnable, avec qui je ferais chambre à part…
Je la voyais très bien, cette digne personne. J’attendais d’elle beaucoup de gentillesse, un peu d’intelligence, énormément de tolérance et quelques caresses, de préférence expertes.
Cette détermination m’a empli d’allégresse. J’ai toujours aimé réaliser un projet.
En me mettant à table, chez Valentine, je fredonnais.
— Dites donc, a-t-elle remarqué, vous avez l’air bigrement heureux de vivre aujourd’hui.
— Heureux, non, mais satisfait… Ma chère amie, je vous annonce que je vais me marier.
Elle s’est assise en face de moi, contente d’avoir une nouvelle à se mettre sur la langue, et un peu triste cependant à la pensée de perdre ce providentiel pensionnaire.
— Vous marier ?
— Oui. J’ai décidé ça ce matin…
— Ah ! Eh bien, je vous fais mes compliments, que voulez-vous !
Elle a hoché la tête, attendrie.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Je n’en sais rien.
Elle a cru que je me fichais d’elle.
— Comment ça, vous n’en savez rien ?
— Il faut que je trouve l’élue… si j’ose dire.
— Ah bon, parce que vous n’avez personne à épouser ?
— Non. À part vous, je n’ai aucune femme dans mes relations. Et je vais même plus loin : je n’ai aucune relation.
Ça l’a fait rire. Elle trouvait que mes projets matrimoniaux tournaient à la blague.
— C’est pas dans la forêt que vous risquez de la découvrir, votre légitime…
— Je m’en doute, aussi n’est-ce point là que je vais la chercher.
— Alors, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Mettre une annonce…
— Hein ?
— Il existe des journaux spécialisés… J’aurai mille réponses, je vous le garantis.
— Vous en aurez même deux mille, mon pauvre petit, mais ce seront rien que des bossues ou des filles-mères qui vous répondront. Les femmes normales n’ont pas besoin des petites annonces pour trouver chaussure à leur pied. Les petites annonces ! Je vous demande un peu… Je n’achèterais même pas une vache par les petites annonces, moi, m’sieur Paul !
— Je vous fait remarquer, chère Valentine, que je ne cherche pas non plus une vache. J’ai déjà déniché la maison que je désirais par ce système, il n’y a pas de raison pour que je ne trouve pas aussi la femme idéale…
Elle a essuyé son mufle d’un revers de coude, puis, profitant de ce qu’elle avait son gros bras levé elle a laissé tomber le poing sur la table.
— Y a pas de femme idéale…
— C’est vrai, Valentine, seulement pour chaque homme il existe un idéal féminin, ça compense… Je vais donc chercher une femme se rapprochant du mien.
— On va rire, a prophétisé la grosse femme.
Il n’y a vraiment pas eu de quoi !
Au moment de rédiger la fameuse annonce, je me suis rendu compte combien il était difficile de résumer en quelques mots abrégés d’aussi hautes aspirations.
Je voulais que mon texte fût suffisamment original pour attirer l’attention d’une fille intelligente et assez sobre cependant pour retenir celle d’une femme réservée. Après bien des brouillons je me suis résolu à envoyer le libellé suivant :
J’ai quarante ans (je m’étais vieilli intentionnellement) et j’arrive des colonies. Je possède une propriété en Sologne, des revenus suffisants pour deux et une figure qui en vaut une autre. Je cherche ma réplique féminine et si je la trouve je l’épouserai. Envoyez photographie.
En laissant tomber mon message dans la boîte à lettres du village voisin, j’éprouvais un peu de ce que doit ressentir le naufragé qui confie une bouteille à la mer.
Il existe une certaine volupté à jouer son destin à pile ou face. Décidément, plus j’y songeais, plus ce moyen de recruter une femme me séduisait. Grâce à lui j’étais dispensé des mièvreries ordinaires, des trémolos, des bouquets de fleurs, des balades en barque ou au clair de lune. De part et d’autre on pouvait jouer franc jeu. Dans de telles conditions, nous ôtions tout romantisme au mariage, nous en faisions ce qu’il est en réalité, une association d’individus désirant exploiter un ménage.
Il ne me restait plus qu’à attendre les réponses…
Elles sont venues.
Il n’y en a pas eu mille, comme je le pensais, ni cinq cents, ni cent, ni dix, mais neuf en tout et pour tout, ce qui porterait à penser que les femmes en mal d’époux sont moins nombreuses qu’on l’imagine.
Huit lettres contenaient des portraits de dames photographiées sous le bon angle certes, mais tellement disgraciées que l’objectif, malgré la technique de l’opérateur, n’avait pu ignorer leur infortune. Cet étalage de misères physiques m’ôta toute envie de lire les lettres. Je ne pris connaissance que de la neuvième car elle ne comportait pas de photo.
Monsieur,
Je devrais commencer sans doute cette lettre par la formule consacrée « Votre annonce parue ce jour a retenu toute mon attention »… Mais je ne le ferai pas car elle m’a seulement amusée. Si je vous écris, c’est parce qu’à travers son libellé j’ai cru deviner un homme d’esprit. Cette denrée est si rare à notre époque que j’en épouserais volontiers un pour peu qu’il fût présentable. Je ne doute pas que ce soit votre cas.
À quoi bon vous envoyer une photographie qui tuerait le mystère d’une éventuelle rencontre entre nous ?
Si vous avez la curiosité de me voir, écrivez-moi : Madame Grisard, poste restante (c’est tellement pratique !) bureau de la rue du Four, Paris.
Vous pouvez me fixer tel rendez-vous qui vous plaira, je suis libre.
Croyez à ma sympathie, peut-être trop anticipée.
La signature était sèche et pointue comme un éclair.
Je relus deux fois la lettre et je pris ma plus belle plume pour répondre :
Madame,
Puisque vous me laissez le choix des armes, je vous attendrai au Flore, mercredi prochain à trois heures. Inutile, n’est-ce pas, de convenir d’un signe de ralliement ? Si nous ne savons pas nous trouver, c’est que nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre.
C’était très agréable de décider aussi froidement de son avenir et de régler son destin comme la sonnerie d’un réveille-matin.