CHAPITRE XV

C’était une gentille maison dans l’impasse Ismaël. Une maison sans étage, crépie en ocre, avec des tuiles creuses et un jardinet fleuri. Une clochette dorée était fixée à la portelle de bois. Lorsqu’on poussait celle-ci, un tintement aigrelet vous annonçait.

J’ai aperçu Blanchin dans un fauteuil, occupé à lire un hebdomadaire illustré. Il prenait le soleil, un verre de pastis posé à sa droite…

Comme j’entrais, une femme est sortie, tenant un filet à provisions. Une grande rousse de cinquante ans qui charriait une formidable poitrine et qui avait l’air de ce qu’elle était : une garce !

L’ex-pompiste a baissé sa publication et a froncé les sourcils en me voyant. Quant à la femme, elle s’est précipitée sur moi avec la hargne d’une concierge qui voit souiller son escalier.

— Qu’est-ce que vous voulez ? m’a-t-elle crié, sans le moindre souci des convenances.

Sans me laisser impressionner, je lui ai désigné Blanchin qui croupissait dans son fauteuil d’osier. Il y avait quelque chose d’inquiet sur le visage de mon prédécesseur. Il était plus gras que sur la photo que je connaissais… Mais ce que le cliché n’avait pu rendre, c’était la couleur suiffeuse, vénéneuse même, de sa peau…

— Je voudrais demander différents renseignements à M. Blanchin… C’est moi qui ai acheté sa maison de Ronchieu et…

Elle s’est radoucie.

— Oh, très bien : enchanté… Je vous laisse, vous m’excuserez, mais je suis déjà en retard pour mes courses.

Non seulement je l’excusais, mais rien ne pouvait me faire plus de plaisir que son évacuation.

Blanchin est venu à moi.

— Heureux de vous connaître, monsieur Dupraz…

Nous nous sommes serré la main. La sienne était froide. Visiblement son inquiétude ne l’avait pas entièrement quitté. Il y avait du jaune dans le blanc de ses yeux… Des filaments écœurants que je ne pouvais regarder…

Je lui ai montré sa propriété d’un geste appréciateur.

— Je comprends que vous ayez quitté la Sologne… Rien ne vaut le Midi lorsqu’on est rentier…

Il a eu un sourire mou.

— C’est vrai, a-t-il reconnu. Vous vous plaisez… là-bas ?

— Beaucoup…

— Qu’est-ce qui ne va pas ? a-t-il bredouillé en détournant les yeux.

Sa grosse matrone venait de partir et la sonnette dorée grelottait encore au bout de sa tige souple.

Je lui ai souri. Maintenant j’étais sûr de ne pas faire fausse route. J’étais sûr qu’il avait bel et bien assassiné sa femme. Ce que j’avais à lui dire n’en était pas moins extrêmement délicat…

Comme je ne répondais pas, il m’a invité à entrer chez lui. C’était petit mais gentiment arrangé. Il y avait de vieux meubles provençaux et de la cretonne à fleurs… Je me suis mis dans un fauteuil.

Mon silence me gênait, mais ça le troublait davantage encore.

— Vous… vous aviez des renseignements à…

— Non, monsieur Blanchin… J’ai dit ça à votre seconde femme pour calmer sa curiosité.

J’avais appuyé sur les mots « seconde femme ». Il a viré au vert pomme.

— Alors ?…

Brusquement mon trac s’est envolé comme il abandonne un acteur après sa première réplique.

— Monsieur Blanchin, nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ? Nous pouvons donc parler à… à cœur ouvert, et sans nous soucier de la brutalité des mots.

— Mais oui…

— Parfait. Je tiens donc à vous dire ceci : je sais que vous avez tué votre première femme !

Là-dessus, j’ai sorti une cigarette de ma poche et l’ai placée sans trembler entre mes lèvres. J’avais besoin de me composer une attitude…

Blanchin était debout, devant moi, infiniment pitoyable. Sa chair pendait sur ses os comme des chiffons mouillés. Il avait la bouche ouverte et sa langue palpitait sur un lit de salive.

— C’est… C’est honteux, a-t-il protesté.

— Sans doute, monsieur Blanchin, mais je laisse à d’autres le soin de vous juger…

Il a semblé plus vieux de quelques siècles… Il était assommé.

— Monsieur, vous… Ce n’est pas vrai… Je…

J’ai allumé ma cigarette et j’ai aspiré longuement la fumée…

— À quoi bon protester, monsieur Blanchin, si je n’avais pas la preuve de ce que j’avance, je ne serais pas venu vous trouver…

Un cri lui est parti du cœur.

— Quelle preuve ?

— Vous avez découpé le soi-disant message d’adieu de votre femme dans une lettre qu’elle vous avait adressée.

Il a été anéanti.

— Mais…

— Vous avez oublié de détruire la lettre en question. Elle se trouve en ma possession. La gendarmerie a conservé dans ses archives la fin du message, il sera aisé d’assembler les deux morceaux.

« En outre, j’ai trouvé en bêchant le flacon contenant le poison véritable qui l’a tuée… Une exhumation et… »

Il s’est assis. Il me regardait comme si j’eusse été une émanation de l’enfer… Il n’y avait pas de colère dans ses pauvres yeux faisandés, seulement une espèce de stupeur incrédule…

Il n’arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Pendant des jours, des semaines, il avait dû se réveiller la nuit parce qu’il redoutait les conséquences de son forfait. Et puis un matin il avait éprouvé un merveilleux sentiment de délivrance… Il lui avait semblé qu’il était hors d’atteinte. Les hommes estiment que le temps les immunise contre les dangers, alors qu’au contraire il travaille presque toujours contre eux.

Pourtant j’étais là, devant lui, tranquille et sûr de moi. Armé d’un morceau de papier, je venais écraser sa paix renaissante.

Il a dû s’écouler près de trois minutes sans que nous proférions le moindre mot. Ma cigarette étant consumée, je l’ai déposée dans un cendrier et j’en ai pris une seconde sans tirer le paquet de ma poche.

Blanchin a sorti sa vilaine langue gâtée et l’a promenée sur ses grosses lèvres blêmes. Il voulait parler… Ce qui est sorti de sa bouche ressemblait plus à un cri animal qu’à un langage humain.

— Combien ?

Son cerveau venait de fonctionner. Il s’était dit que puisque j’étais venu le trouver au lieu de confier mes trouvailles à la police, j’entendais le faire chanter…

Je n’ai pas répondu tout de suite. Le grand moment approchait. Le pauvre gros a regardé en direction de la fenêtre. Il redoutait le retour de sa femme. Je me disais qu’elle devait constituer son châtiment. Il avait acheté très cher sa liberté pour la mettre dans les mains d’un tyran.

Plus distinctement, cette fois, il a répété :

— Combien ?

Alors j’ai écrasé ma nouvelle cigarette près du mégot de l’autre et je me suis lissé les cheveux pour guérir le tremblement de ma main.

— Ce sera cher, monsieur Blanchin…

— Combien ?

Il ne pensait qu’à ce mot. Sept lettres résumaient sa vie. Combien ? Aurait-il assez d’argent pour acheter mon silence ? Combien !

Ça devait tonner dans sa tête comme dans une chambre d’échos. COMBIEN !

Je lui ai assené une petite douche.

— Je suis sans doute plus riche que vous, Blanchin… Et l’essentiel dans la vie, ça n’est pas d’avoir beaucoup d’argent, c’est d’en avoir suffisamment.

Il était abasourdi.

— Mais, alors ?

— Parlons toujours net, quelqu’un de mon entourage me gêne considérablement… Vous, vous êtes un assassin : moi pas. Si vous me supprimez ce quelqu’un, je vous rends votre lettre et vous n’entendrez plus parler de moi.

Il a secoué la tête.

— Non, non !

Je savais que toute la partie se jouait sur ma réaction de l’instant. Une fausse attitude, un mot de trop et il allait s’obstiner. Je me suis levé.

— Très bien, ai-je murmuré, inutile en ce cas de prolonger l’entretien.

Et je suis sorti de la pièce… J’ai traversé le rectangle de soleil devant la maison, poussé la portelle de bois dont la sonnette a dû tinter comme un glas dans le cœur de Blanchin. Et ce glas, ça n’était pas seulement le sien, mais un peu le mien aussi.

Je m’engageais sur le chemin fleuri lorsque sa pauvre voix a retenti :

— Hé !

J’ai poursuivi ma route ; il ne fallait rien lui concéder.

— Hé ! M’sieur Dutraz !

Cette fois, je me suis arrêté et il m’a rejoint. J’ai remarqué, en le regardant courir vers moi, combien il était petit et avait la forme d’une poire.

J’avais la désagréable impression de jouer la tragédie avec un comique troupier.

— Quoi ? ai-je murmuré lorsqu’il s’est trouvé à ma hauteur…

— Partez pas comme ça, voyons…

— Mais, mon cher monsieur, je pars parce que nous n’avons plus rien à nous dire et qu’après avoir eu une conversation aussi… heu, importante, il est difficile d’échanger des banalités…

Il dansait sur ses petits pieds et ses bajoues penchaient d’un côté puis de l’autre de façon grotesque.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? a-t-il balbutié…

— Ça me regarde…

— Me dénoncer ?

— Il faut que je réfléchisse… Pour l’instant les… documents sont chez mon notaire. Je vous avoue que je n’ai pas le tempérament à « moucharder »…

Il a semblé respirer plus librement.

Je me suis hâté d’enchaîner :

— Seulement, dans le cas présent, c’est différent. Il ne s’agit plus d’un « cafardage » mais d’une gageure. En me servant de ces renseignements pour faire pression sur vous, monsieur Blanchin, je me suis mis dans l’obligation morale de les utiliser contre vous… C’est une question désormais à débattre entre moi et moi, vous saisissez ?

Il saisissait mal, mais il avait peur…

— Ce que vous me demandez est impossible, voyons !

Je l’ai regardé.

— Si c’était impossible, je ne serais pas venu vous trouver, je suis un garçon assez posé…

— Mais c’est une folie !

Il m’énervait. Le temps passait et nous nous égarions dans du bavardage. J’ai empoigné un bouton de son gilet de laine.

— Écoutez-moi bien, mon vieux. Tuer votre femme était aussi une folie.

Il a fait « chuuut » d’un air si ridicule que j’ai souri tout en poursuivant :

— Et une folie beaucoup plus dangereuse que celle que je vous demande, puisqu’elle peut vous conduire à la guillotine.

Il a émis un petit gémissement frileux. Il se liquéfiait littéralement.

— Comprenez donc que ce que j’exige de vous ne demande qu’un peu de doigté. Vous ne serez jamais soupçonné, car ce qui fait démasquer les assassins ce sont leurs relations antérieures avec leur victime. Ici vous ne connaissez pas la victime… Il n’existera pas le moindre lien entre elle et vous. Vous serez simplement une intervention du hasard.

Il a secoué la tête… Ça n’était pas une dénégation et pas une approbation non plus.

— Vous posez mal le problème, mon cher Blanchin, ai-je attaqué. Il vous semble que j’exploite une situation alors qu’au contraire cet état de fait découle du premier en ligne directe. Vous avez cru commettre le crime parfait, ça n’est pas vrai puisque quelqu’un (moi) l’a découvert. Dans ce genre de sport, il n’existe pas de match nul. On gagne ou on perd. Vous avez perdu. Une action comme la vôtre se juge. Si c’est un tribunal qui le fait, vous aurez la tête tranchée ; si c’est moi, je vous condamne à commettre un second meurtre… Ainsi punit-on les enfants qui ont volé des confitures… en les obligeant à en manger encore…

Il a hésité. Puis, brusquement, ses bajoues se sont enfin immobilisées.

— Entrez…

Nous sommes retournés dans la salle à manger provençale… Par la fenêtre ouverte, je voyais des oiseaux s’ébattre dans les feuillages vernissés d’un laurier…

— Alors ? a demandé Blanchin…

C’était une abdication sans conditions.

— Prenez un crayon et notez vous-même son nom et son adresse…

Il m’a obéi. Des gouttes de sueur dégoulinaient sur les ailes de son nez.

Je lui ai dicté l’identité de Dominique. Ensuite je l’ai repris par son bouton de gilet.

— Maintenant, écoutez-moi, Blanchin… Vous avez carte blanche quant à la façon de procéder. Tout ce que je vous demande, c’est que ce soit terminé avant huit jours, compris ?

Il a hoché la tête…

— Oui, mais… J’aimerais tout de même savoir… Comment…

— Si j’étais à votre place, mon cher monsieur, je n’irais pas par quatre chemins. Je prendrais une assurance tous risques pour ma voiture. Je déboulonnerais un peu l’arbre de transmission et un jour, au vu et au su de tout le monde, je rentrerais dans l’intéressé à forte allure… En faisant les choses officiellement vous vous éviterez bien des complications, non ? Un constat, un retrait momentané de permis de conduire, au pire des maux, et… ce serait tout !

Mais je ne voulais plus insister. Après tout, qu’il se débrouille !

— Dès que j’apprendrai le… résultat de votre intervention, je vous posterai la lettre… Bonsoir…

Je me suis aperçu que le bouton de son gilet m’était resté dans la main. Je l’ai déposé sur la table en murmurant :

— Excusez-moi !

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