Je ne vous parlerai pas des jours qui ont suivi notre mariage. Du moins pas trop. Ils ont été vraiment extraordinaires et je ne pense pas les oublier jamais.
Moi qui avais farouchement voulu un mariage de raison, je m’apercevais à quel point la réalité m’éloignait de ce sage désir. Mina, sous son extérieur pondéré et calme, était une tornade et jamais je n’avais connu de maîtresse aussi ardente. Nos étreintes me rendaient fou. Elle possédait le corps le plus parfait que j’eusse jamais vu ; un corps de jeune fille, souple, brûlant, lascif, qui m’entraînait aussi loin dans la volupté qu’il était possible d’aller.
Sans le vouloir, ou plus exactement, en ne le voulant pas, j’avais réalisé l’union parfaite. Je me disais que si c’était cela, le mariage, j’avais été un rude crétin en ne me mariant pas plus tôt.
La grosse Valentine, chez qui nous continuions d’aller, de temps à autre, histoire de nous aérer un peu, n’en revenait pas. Je crois bien qu’elle était un peu mortifiée de s’être si lourdement trompée dans ses prédictions.
Les promenades jusque chez elle constituaient nos seules sorties. Nous passions les neuf dixièmes de notre temps dans la maison blanche, à accommoder celle-ci au goût de Mina qui était très sûr. Mais c’est le lit qui nous accaparait le plus. Nous y passions toutes nos matinées et une partie de l’après-midi. Nous faisions des repas fins à des heures insolites. Ainsi il nous arrivait de faire bombance au milieu de l’après-midi ou tard dans la nuit. C’était une existence étourdissante. Je ne pouvais demeurer trois minutes sans Mina. Je ne me lassais pas de l’embrasser et de la prendre dans mes bras en lui chuchotant des folies. Malgré sa nature véhémente, elle conservait des pudeurs d’adolescente et, dans les instants les plus ardents de nos amours, elle gardait une sorte de savante retenue qui me fouettait le sang.
Cela a duré neuf jours exactement et je ne pensais pas que ça puisse finir. Et puis, il y a eu cette lettre de son fils et le sortilège s’est arrêté comme s’arrête de tourner un manège forain quand on interrompt le courant.
Elle était pourtant gentille, cette lettre. Le jeune homme annonçait son retour d’Italie et nous souhaitait beaucoup de bonheur. Il s’excusait de ne pas nous rendre visite ainsi qu’il avait été convenu, car une mauvaise entorse le clouait dans l’appartement.
Ç’a été une douche glacée sur nos étreintes. Mina est redevenue une mère affolée qui redoutait le pire.
— Il faut que je rentre ! m’a-t-elle dit.
— Mais nous irons le voir tous les deux, ma chérie…
Elle a essuyé une larme furtive.
— Le voir n’est pas suffisant, Paul. Comprends qu’il est blessé et tout seul dans notre petit appartement…
J’ai eu envie de lui dire de ne pas s’inquiéter à ce sujet car je soupçonnais Dominique d’avoir recruté de la main-d’œuvre aux Beaux-Arts pour se faire soigner, mais je me suis abstenu. Mina aurait pu trouver cette opinion de mauvais goût…
Nous sommes partis aussitôt. Deux heures plus tard, nous arrivions à l’appartement. La porte n’en était pas fermée à clé et il y avait un billet épinglé sur le chambranle. « Entrez sans sonner. » Ce que nous avons fait.
Dominique était bel et bien seul. Vêtu d’une robe de chambre, il dessinait sur une chaise longue. Il avait la cheville gauche fortement bandée et son pied reposait sur un pouf.
Il a laissé tomber son esquisse en nous apercevant.
— Tiens ! a-t-il murmuré, v’là les amoureux !
Mina s’est jetée sur lui en pleurant. Moi, j’étais très ennuyé. J’en voulais au jeune homme de gâcher notre lune de miel. Pourtant je devais lui faire bon visage.
— Alors, mon vieux, que vous est-il arrivé ?
— Ne m’en parlez pas… C’est en descendant du train : un claquage, quoi ! J’en ai pour une quinzaine à ne pas pouvoir marcher…
Je l’aurais tué. Et pourtant, il était sympathique… Il me regardait avec de bons yeux un peu tristes.
— Ça marche, vous deux ?
J’ai rougi. Il devait souffrir du mariage de sa mère, mais il mettait un point d’honneur à jouer les désinvoltes.
— Tu souffres ? s’est inquiétée Mina en voyant qu’il ne pouvait réprimer une grimace.
— Ben, c’est assez sensible, oui…
Elle s’est tournée vers moi.
— Je vais rester ici, Paul, jusqu’à ce qu’il soit rétabli… J’espère que, que… vous ne m’en voudrez pas…
Tout de suite, je n’ai pas su que dire. Il y avait dans toute ma chair une intense navrance… J’avais mal à la pensée d’être privé d’elle… ne fût-ce que quelques jours. Il me la fallait. D’autre part, je comprenais sa réaction. Elle ne pouvait abandonner son garçon blessé dans cet appartement triste.
— Vous allez venir chez nous, Dominique… La campagne vous fera du bien…
Il m’a regardé, une petite lueur bizarre dans le regard.
— Vous parlez sérieusement ?
Mina m’a pris la main et l’a pressée avec force. Cette brutale caresse est entrée en moi comme un aiguillon de feu.
— Vous êtes très chic, Paul…
— Mais non… Il faut tout de même comprendre que nous sommes une même famille désormais.
Ç’a été vite fait… Mina a préparé sa valise tandis que je l’aidais à se vêtir… Et puis, je l’ai chargé sur mes épaules pour le mener jusqu’à la voiture.
Dominique n’a pas tari d’éloges sur le pays et la maison. Il était enthousiaste comme un gosse, trouvait tout beau, me complimentait sur mon bon goût et me répétait que j’étais un type inouï. Nous l’avons installé dans la salle de séjour, près de la grande fenêtre qui donnait sur les bois. Avec son carton à dessins à portée de la main, il était le plus heureux des hommes.
Ce qu’il peignait n’était pas très fameux. Je ne sais plus bien de quelle école il se recommandait, en tout cas il était un piètre élève… Enfin, il trouvait du plaisir à barbouiller du blanc et c’était une occupation très recommandable après tout.
Sa venue chez moi, à Ronchieu, a rompu notre vie extravagante. Nous nous sommes organisés et il y a eu brusquement un rythme dans la maison. Nous nous sommes levés tôt et avons pris nos repas à des heures régulières. Maintenant, Mina ne se laissait plus toucher par moi. La présence de son fils semblait la paralyser. Elle était pleine de réserves et sans réactions. Lorsqu’il m’arrivait de lui saisir la taille en présence du jeune homme, elle se dégageait avec brusquerie.
De plus, elle avait voulu faire chambre à part. Je n’avais pas trop protesté, mais du coup mon bonheur s’effritait. Je retrouvais mes nuits inquiètes et je me remettais à penser à Mme Blanchin, me demandant toujours dans quelle pièce elle était morte et si son mari l’avait ou non empoisonnée.
Mais, plus que tout le reste, ce qui me rongeait, c’était la tendre sollicitude de Mina envers son fils. Ils ne se quittaient plus. Lorsque j’entrais à l’improviste dans la pièce où il se prélassait, je les trouvais toujours dans les bras l’un de l’autre et j’avais envie de hurler. Leur complicité m’affectait car, me semblait-il, elle se tournait contre moi. Pour la première fois depuis le soir où Mina avait pris possession de la demeure, je la regardais comme une intruse. Ces deux-là faisaient l’occupation de ma propriété… Ils m’en évinçaient… C’était presque moi l’étranger. Ils se parlaient à mi-voix et se taisaient lorsque je m’approchais d’eux…
Un jour, je n’ai pu y tenir.
— Si je vous gêne, dites-le ! me suis-je écrié.
Ils ont paru sincèrement stupéfaits.
Mina est venue me rejoindre dans ma chambre où je m’étais enfermé pour bouder.
— Paul, a-t-elle murmuré, je ne comprends pas votre attitude…
Son vouvoiement m’a serré la gorge comme un collet d’acier.
— Vraiment ?
— Non. J’ai l’impression que vous nous haïssez, Dominique et moi…
Son regard était plus mauve que d’ordinaire. Plus nostalgique aussi. Il ne contenait aucun reproche, mais plutôt une sorte de stupeur peinée.
— Mina, vous êtes-vous jamais demandé si je vous aimais vraiment ?
Ça l’a déconcertée.
— Mais, Paul…
— Non, taisez-vous, c’est à moi de parler.
Je n’ai pu me retenir de la prendre contre moi. Son cœur battait un peu plus vite que de coutume. Elle a eu un léger fléchissement en arrière et j’ai senti son ventre contre le mien. Une intense chaleur s’est communiquée à tout mon être.
— Mina, je t’ai dit que j’étais tombé amoureux de toi, amoureux fou… Je te veux pour moi. J’ai besoin d’être seul avec toi… J’ai besoin de nos nuits…
Elle s’est dégagée fermement.
— Paul, il y a une chose que vous ignorerez toujours…
— Je sais, l’amour maternel… D’accord, vous êtes mère, mais, sacrebleu, Dominique n’a pas deux ans ! C’est un homme… Vous êtes sans cesse à le chouchouter, à lui mordre l’oreille, à mâcher ses cheveux… Franchement, je trouve ça indécent !
— Oh !
— Tant pis si je vous choque, Mina, mais c’est la vérité… Votre conduite me peine. Et puis j’ai l’impression de vous gêner. Au lieu que ce soit lui l’intrus, il me semble que c’est moi…
— C’est bien, Paul… Nous partons. Je vous demanderai simplement de nous conduire à la gare…
Cette réaction m’a fait l’effet d’une gifle.
— Quoi ?
— Je pense qu’après de telles paroles nous n’avons plus grand-chose à nous dire…
Je devais être rouge comme un homard. Mon visage brûlait et mes yeux me paraissaient être deux charbons ardents.
Je me suis jeté littéralement sur elle. Elle a essayé de regimber, mais elle a eu vite compris que rien ne pourrait m’empêcher de la prendre. Elle a fini par céder. Et je pense que cette étreinte silencieuse et sauvage, dans ma chambre, a été la plus frénétique de toutes celles que nous avons connues.
Après cet incident, il y a eu plus de liant dans nos relations. Mina s’est surveillée en ma présence. Elle a un peu moins bichonné son barbouilleur de toile, et tout en continuant de faire chambre à part, ne m’a plus condamné sa porte. Trois jours se sont écoulés de la sorte. Je souhaitais ardemment la guérison de Dominique, pourtant celle-ci tardait. Sa cheville lui faisait très mal et il ne pouvait poser le pied par terre. Je voulais le conduire chez un spécialiste, mais il refusait, alléguant que leur médecin lui avait recommandé de ne pas ôter son bandage avant complet rétablissement.
L’après-midi du quatrième jour, j’ai remarqué des cernes sous les yeux de Mina. Elle était pâle et semblait mal en point.
— Vous êtes malade, Mina ?
Devant Dominique, nous évitions de nous tutoyer.
Elle a eu un geste vague.
— Un peu de migraine, ça passera…
— Parbleu, vous restez toujours cloîtrée… Il faut vous aérer un peu…
Dominique a fait un signe d’approbation.
— Paul a raison, m’man. Tu as une mine de papier mâché… Va te balader avec lui dans les bois… Ça doit être au poil en cette saison… Je sais que moi, si je pouvais…
J’ai fait chorus et Mina s’est décidée à chausser des souliers de marche et à me suivre.
Nous avons pris un sentier que je connaissais bien et qui s’enfonçait en zigzaguant dans le bocage. Il menait à un vieil étang dont l’eau pourrissait sous les nénuphars… C’était un itinéraire de promenade plein de charme.
Lorsque nous avons été éloignés de la maison, j’ai pris Mina par la taille. Des branchages morts craquaient sous nos pas et des oiseaux signalaient notre approche.
— Tu es heureuse, Mina ?
— Très heureuse, Paul… Tu as le don de créer du bonheur autour de toi.
— Oh…
— Si, je te le jure. J’ai beaucoup réfléchi… Il faut que je te parle…
J’ai attendu, sans ralentir l’allure. Mais elle n’a pas parlé tout de suite. Nous avons parcouru près d’un kilomètre, tendrement enlacés. La senteur du sous-bois nous grisait. Enfin, nous avons débouché dans la clairière où l’étang reposait, pareil à un vieux miroir au tain écaillé. Nous nous sommes assis sur un tronc d’arbre et nous avons longtemps regardé l’eau verdâtre à la surface de laquelle éclataient de grosses bulles d’air.
C’est alors qu’elle a répété :
— Il faut que je te parle, Paul…
— Eh bien, je t’écoute, mon amour…
Elle s’est raclé la gorge. Jamais je ne lui avais vu cet air gêné et misérable.
— Paul, je commence seulement à réaliser notre aventure… Vois-tu, il me semble que j’ai fait un rêve… Depuis des années j’attendais un homme comme toi…
Ces paroles mettaient du miel dans mon cœur. Je lui ai donné un baiser sur la nuque et je l’ai sentie frissonner sous la caresse.
— Paul… La présence de mon fils ici m’a ramenée un peu sur terre. Dans un sens, c’est dommage, mais, tu sais, on ne peut pas toujours vivre dans l’euphorie.
Où diantre voulait-elle en venir ? Elle était grave et parlait avec une extrême application.
— Il y a une question que nous n’avons jamais abordée. Tout a eu lieu si vite, dans un tourbillon… pour ainsi dire. C’est la question financière.
J’ai eu un haussement d’épaules.
— Quelle vilaine parole et quelle vilaine pensée, Mina ! Sans être très riche, je possède une petite fortune personnelle qui, Dieu merci, m’ôte ce genre de préoccupation…
— À toi, oui. Mais pas à moi, je suis même plutôt pauvre. Mes faibles revenus suffisent à peine à faire vivoter Dominique en attendant qu’il vole de ses propres ailes… On peut donc considérer que je suis à ta charge !
— En voilà une idée saugrenue ! N’es-tu pas ma femme ?
— Évidemment, mais…
— Alors la question est tranchée, n’y revenons plus…
Elle a eu une moue d’énervement.
— Pas du tout, je suis obstinée, tu sais, mon chéri, et j’entends obtenir satisfaction…
Il fallait en passer par là.
— Bon, je t’écoute, quelle extravagance vas-tu bien me sortir ?
— Paul, je suis plus âgée que toi… Non, ne m’interromps pas. De plus… Je… je suis malade…
J’ai ressenti une fois de plus une brûlure féroce dans ma poitrine. Je me suis placé devant elle. J’étais accroupi et je la regardais intensément, cherchant sur son visage fatigué les signes d’un mal quelconque.
— Tu es malade, Mina ?
— Oui, le cœur… Personne ne le sait, que mon médecin et moi… Je souffre d’un infarctus… J’ai eu une crise très sévère… il y a deux mois. J’ai failli mourir… C’est un peu pour ça que je me suis décidée à me remarier… Pour avoir cette part de caresses et de paix qui m’a toujours manqué, tu comprends…
— Mon cher amour, mais il faut te soigner. Nous allons consulter de grands spécialistes, tu verras…
— Non, j’en ai déjà vu… Leurs avis sont identiques : je peux vivre longtemps ainsi, mais je peux aussi… Alors, tu comprends, il fallait que je te prévienne. En ce moment, je ne me sens pas dans mon assiette, c’est l’émotion, l’autre jour, lorsque tu t’es mis en colère…
Elle m’a relevé la tête.
— Dis-moi, Paul, tu ne m’en veux pas de ne pas t’avoir averti avant ? C’est en somme de l’abus de confiance, non ?
— Tais-toi, Mina, je t’aime… Je te guérirai…
— Je n’ai pas achevé de te dire mon projet…
Elle m’a embrassé doucement sur la bouche. Ses lèvres étaient merveilleusement souples et tièdes.
— Ton projet, Mina ?
— Oui…
— Eh bien, dis-le…
— Je ne serai vraiment rassurée que lorsque j’aurai mis mes affaires en ordre et payé ma dette morale envers toi.
— Où as-tu pris que tu me devais quelque chose ?
— Je sais ce que je dis. Alors je vais contracter une assurance-vie à ton profit, mon chéri…
Ça m’a abasourdi.
— Hein ? Mais tu es folle !
— Non. Ainsi, je n’aurai plus de scrupules à vivre à tes crochets. En mourant, je penserai que tu pourras hériter quelque chose de moi.
— Mina ! S’il t’arrivait quelque chose, j’hériterais du plus beau des souvenirs… L’argent que ta mort m’amènerait serait odieux.
— Je le veux, Paul, ne proteste plus.
— Mais, mon ange, si tu tiens absolument à souscrire une assurance, fais-le au nom de ton fils !
Elle a secoué la tête.
— Il n’a pas besoin d’argent. Un garçon doit se débrouiller seul… Tu le lui laisseras par testament, si tu veux…
Son obstination m’exaspérait. Mais elle avait son idée fixe et je savais ce qu’est une idée fixe.
Nous avons fini par nous mettre d’accord. Je tenais à lui ôter tout souci. Elle contracterait une assurance-vie de cinq millions en ma faveur et moi je testerais en faveur de Dominique. Je n’avais pas de parent et ce testament ne léserait personne. Et puis, je peux vous avouer que ces questions financières me laissaient froid, je ne retenais qu’une chose de notre conversation : Mina souffrait d’un mal très grave qui pouvait me la ravir d’une seconde à l’autre. Cette nouvelle me serrait le cœur.
En regagnant la propriété, il me semblait qu’on m’avait découvert à moi aussi une maladie impitoyable… Cette notion de la mort que j’avais eue en apprenant l’histoire de Germaine Blanchin me traquait maintenant.
— Tu me promets, Paul, que nous réglerons ces questions-là demain ?
— Juré !
— Après je serai tranquille, il me semble que je respirerai mieux.
Les cernes sous ses yeux étaient plus marqués encore qu’à notre départ en promenade.
— Tu devrais t’étendre un peu, Mina… Et puis, à partir de maintenant, je vais prendre une bonne, je ne veux pas que tu te surmènes…
— Ah ça, je te le défends bien ! Et notre intimité, alors ?
J’ai détourné les yeux. Notre intimité ! Dominique en avait fait bon marché !
Il croupissait sur sa chaise longue. Des feuilles de papier à dessin déchirées jonchaient le sol autour de lui. Il somnolait. Notre arrivée l’a fait sursauter.
— Eh bien ! a fait Mina en montrant les esquisses détériorées, que s’est-il passé ?
Il avait un regard fiévreux. Une touche de vermillon illuminait ses pommettes.
— Il ne s’est rien passé, il se passe ! Il se passe que je suis un pauvre type !
— Veux-tu bien te taire !
— Je n’ai pas plus de talent qu’un barbouilleur de cartes postales !
Je me suis approché de lui, intrigué. En me baissant pour ramasser les feuilles de bristol, j’ai respiré son haleine : elle était chargée de remugles d’alcool.
Ça m’a déconcerté, car la cave à liqueurs se trouvait dans l’autre pièce. Il avait bu ; pourtant aucune bouteille ne se trouvait à portée de main. Ça signifiait qu’il était allé boire de l’autre côté du couloir ! Donc, il pouvait se déplacer… Et cependant il affirmait être dans l’impossibilité de se tenir debout. Jouait-il la comédie ?
Je n’ai rien dit devant sa mère afin de ne pas l’affecter. J’ai regardé ses gribouillis. Il avait essayé de composer une nature morte. Il avait choisi une cithare et une bouteille de chianti pour modèles. Naturellement, au lieu de les traduire avec son propre tempérament, il était allé chercher des complications géométriques idiotes. Ça n’avait pas la moindre classe.
— Alors, monsieur le professeur, a-t-il ricané, qu’en pensez-vous ?
Mina venait de sortir. Dominique me regardait d’un air méchant. Il semblait m’en vouloir, je me demandais bien pourquoi…
— Vous avez bien fait de déchirer ça, ai-je déclaré froidement. C’est mauvais, en effet…
Il est devenu blême et les deux taches pourpres de ses pommettes ont viré au violet.
— Alors vous pensez que je n’ai pas de talent ?
— Je ne pense rien, c’est vous qui le dites, Dominique… Moi, je suis un candide, je crois toujours ce que me disent les gens.
Il a paru tellement désemparé que je suis revenu à de meilleurs sentiments. Après tout, je ne pouvais pas lui en vouloir d’exister.
— Travaillez, mon vieux, lui ai-je conseillé. Si c’était facile de brosser une bonne toile, tout le monde achèterait des pinceaux.