CHAPITRE XVIII

C’est Mina qui s’est réveillée la première… Elle a sauté du lit et je l’ai entendue descendre l’escalier. Ça m’a tiré tout à fait de l’inconscience. Je me suis levé à mon tour pour la suivre. Je savais ce qu’elle s’apprêtait à faire. Or je voulais l’en empêcher… Quand j’ai poussé la porte de la salle de séjour, elle tenait déjà l’appareil téléphonique à la main…

Je suis entré brusquement. Elle m’a regardé sans sursauter… Mais elle n’a pas protesté lorsque je lui ai pris le combiné. J’ai levé l’instrument et l’ai abattu sur la console de marbre supportant l’appareil. Il s’est brisé.

— Mina, ai-je dit d’une voix encore pâteuse, je crois t’avoir prévenue que tout contact avec lui était rompu… C’est fini ! Comprends-tu, fini ! Le seul endroit où tu aies quelque chance de le revoir, c’est dans le prétoire d’une Cour d’Assises…

Elle a hoché la tête.

— Très bien, Paul… Seulement, je dois te prévenir… Je serai une prisonnière pénible…

Elle était très calme. Je lui ai caressé la joue.

— Je le crois, Mina… Mais moi je te préviens à mon tour : je serai un geôlier patient !

Là-dessus, nous avons ensemble préparé le petit déjeuner… Je n’avais plus peur qu’elle m’empoisonne. Je ne croyais pas en l’efficacité de la menace suspendue sur leurs têtes, mais je ne redoutais pas la mort.

Je préférais la recevoir de ses mains plutôt que des mains du hasard.

— Alors ? m’a-t-elle demandé… Quel est le programme ?

— Nous allons à Orléans…

— Tu veux refaire une fois de plus ton testament ?

— Non, Mina, je veux refaire ton visage, ou plutôt défaire celui que tu portes en ce moment afin de te rendre le tien… Ce qui me manque le plus, ce sont tes vingt ans ! Au fait, quel est ton âge exact ?

— Vingt-six…

J’ai étudié sa figure. Même sans lunettes, elle conservait une certaine austérité.

— Prépare-toi.

— Comme tu voudras…

*

Je l’ai conduite chez le meilleur coiffeur d’Orléans et à la surprise générale, je l’ai attendue dans le salon. Je voulais absolument éviter qu’elle téléphone à ce petit crétin… Quel attrait secret présentait-il donc ? Elle m’avait parlé de sa beauté, moi je ne lui trouvais rien de transcendant. Il était jeune et farfelu, voilà tout. C’était elle qui le parait des grâces qu’il était loin de posséder.

Maintenant je comprenais que j’avais eu raison d’aller chez Blanchin. Seule la mort pouvait me débarrasser de Dominique… Je souhaitais que ça se fasse vite.

J’ai lu toutes les publications empilées sur le guéridon… Les assistantes gloussaient et se poussaient du coude en me regardant. Ça me laissait totalement indifférent. J’ai attendu avec confiance…

Au bout de deux heures elle m’est apparue, ressuscitée. Elle était plus belle encore qu’au soleil de la Côte… Elle s’est acheté des fards, et avant de sortir s’est fait un savant maquillage…

J’en avais la bouche sèche.

— Voilà, a murmuré Mina en se tournant vers moi.

Il y avait dans toute sa personne un défi majestueux.

— C’est ce que tu voulais ?

— Parfait…

J’ai réglé sa note.

— C’est de l’argent bien placé, Mina…

C’était aussi l’avis du coiffeur. Planté au milieu de son personnel ahuri, il ouvrait de grands yeux en considérant la transformation de sa cliente.

— Eh bien ça, alors, balbutiait-il…

Nous avons éclaté de rire, elle et moi. C’était notre premier instant de détente.

Une fois dehors, j’ai vraiment osé la dévorer des yeux. Mon admiration la flattait tout de même.

— Et maintenant, monsieur le geôlier ?

— Maintenant nous allons essayer de te trouver des vêtements plus appropriés à ton âge…

Les femmes, quelles qu’elles soient, sont sensibles à la toilette. La tournée des couturiers d’Orléans a malgré tout constitué une récréation pour elle. Je lui ai acheté un tailleur feuille-morte de coupe très up-to-date, une robe jaune paille avec un manteau jaune à revers noirs… Pendant que j’y étais, je lui ai offert de la lingerie et un déshabillé ensorceleur…

— Je suppose que je dois te dire merci ? a-t-elle soupiré lorsque nous nous sommes retrouvés dans la voiture…

— Mais non, c’est moi qui te remercie…

— Vraiment ? Et de quoi ?

— D’être si jolie. Mina… Tu es un ravissement. Décidément je ne regrette pas cette fameuse annonce faussement originale…

Elle n’a rien répondu. Elle s’est accagnardée contre la portière et n’a plus parlé. Au bout d’un moment je ne pouvais plus y tenir.

— Tu penses à lui ?

— Oui, tais-toi…

J’ai appuyé sur l’accélérateur et l’auto a bondi en avant…

Ç’a été ma seule protestation… Il fallait que j’attende…

Je savais ce qu’elle espérait… Elle voulait ne rien brusquer, me décevoir lentement jusqu’à ce que j’en aie assez de cet état de choses et que sa présence me soit devenue insupportable.

Seulement ce calcul serait déjoué par la disparition de Dominique…

— Tu crois fermement le revoir, n’est-ce pas ? ai-je questionné.

— Oui.

— Et tu penses qu’il t’attendra ?

— J’en suis persuadée…

— Quelle confiance !… Ne disais-tu pas que c’était un faible ? Une autre femme passera, qui sera sensible à son charme mystérieux…

— Je ne crois pas…

— Dis donc, Mina, c’est toi l’innocente. Tu ne sais pas que la vie continue pour les autres, que nous soyons ou non en leur compagnie ?

Elle a pincé les lèvres…

— J’ai idée que tu vas essayer de t’évader, Mina ?

— C’est bien possible.

— Tu aurais tort… Pense à lui, sa brillante carrière de médiocre serait brisée…

Elle a soupiré :

— J’y pense, Paul… Fais-moi confiance…

*

Dès lors, notre vie a ressemblé à ce qu’elle était avant que Dominique s’installe chez nous… Ç’a été presque aussi doux, presque aussi bon… Nous menions une vie végétative, flânant au lit, nous nourrissant au gré de notre appétit… Je la prenais souvent et, comme elle était terriblement physique, elle participait bon gré mal gré à mon plaisir.

Seulement, maintenant, nous savions… Nos existences étaient une lente intoxication… Parfois il m’arrivait de la battre. Elle subissait mes coups sans se rebeller. Je crois même que ça lui faisait plaisir d’être frappée. C’était un de ces êtres qui ont besoin de se dévouer ou de souffrir… Elle avait la mentalité « militante ».

Plusieurs jours se sont écoulés. Le délai que j’avais assigné à Blanchin était expiré… Que se passait-il donc ? Le gros homme renonçait-il à accomplir son forfait ou bien Dominique, effrayé par la scène de l’autre soir, avait-il fichu le camp loin de Paris ?

J’en doutais… Je le voyais fort bien, barricadé dans leur petit meublé en attendant des nouvelles de Mina.

Il devait peu sortir, peut-être était-ce cela qui empêchait Blanchin d’agir ?…

Par acquit — j’allais écrire de conscience ! j’ai envoyé une carte postale de Ronchieu à mon prédécesseur. Une simple carte, sans texte, qui comportait seulement l’adresse du pauvre type.

Je tenais à lui tisonner un peu la mémoire. S’il comptait s’en tirer avec la force de l’inertie, il se trompait.

Trois jours étaient passés… C’était le calme plat. Et puis, un matin, comme nous prenions le petit déjeuner, un télégramme est arrivé au nom de Mina, apporté par le cafetier du village.

Il m’a tendu le papier bleu d’un air navré et s’est dépêché de filer…

— Qu’est-ce que c’est ? a fait Mina…

Elle avait deviné que c’était pour elle. Elle n’arrivait pas à dominer son trouble.

— Oui, ai-je fait, c’est pour toi… Des nouvelles du petit c… sans doute !

Elle m’a arraché le pli des mains. D’un coup d’ongle elle l’a éventré. Mon cœur cognait fort… Quelle nouvelle apportait ce petit rectangle couleur d’azur ?

Mina a lu. Elle était calme… Mais il m’a semblé qu’on ôtait l’armature de son visage. Il s’est produit comme un affaissement de sa figure. Elle a déposé le papier sur la table. J’ai lu :

« DOMINIQUE GRISARD DÉCÉDÉ. CONDOLÉANCES. Marie Bertrand. »

Je suis resté de marbre, moi aussi.

— Qui est Marie Bertrand ?

— Notre concierge, je suppose…

Elle avait la même voix.

— Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ? ai-je murmuré…

Elle a pris le télégramme, l’a relu encore, puis s’est mise à le tortiller autour d’un doigt.

— Paul…

— Mina ?

— Il faut que je te dise…

— Dis…

— S’il s’est suicidé, je te tuerai !

J’ai attiré avec le pied la table roulante supportant les liqueurs pour saisir une bouteille de scotch. J’en ai versé une rasade dans un verre et le lui ai tendu. Elle m’a repoussé le bras, sans violence.

— Je n’aime pas l’alcool, tu sais bien ?

Son calme avait quelque chose d’effrayant… J’ai bu le whisky.

— Tu es une femme forte, Mina…

— Très forte, oui, Paul… Tu veux bien sortir la voiture ?

— Pourquoi faire ?

— Pour aller voir son cadavre, Paul. Je veux m’assurer qu’il ne s’agit pas d’une farce…

Je lui ai pris le bras.

— Penses-tu vraiment que ça en soit une, Mina ?

— Non… Non, mais je veux savoir comment ça s’est passé !

Il n’y avait pas à la dissuader. Je l’ai bien compris.

— Bon, préparons-nous, mais je te préviens que c’est risqué…

— Pourquoi ?

— Parce qu’on va prévenir son père, vraisemblablement… S’il vient et qu’on te présente comme étant Anne-Marie Grisard, il…

Elle a hurlé :

— Tu ne comprends donc pas que je m’en fous ? Que tout m’est égal maintenant ?

*

Tout de même, j’ai réussi à la dissuader de voir la concierge. Elle avait « sa peau de vingt ans » et ça aurait immédiatement déclenché un scandale. Elle m’a donc attendu dans la voiture, à deux rues de là…

La concierge a cru bon de fondre en larmes en me voyant.

— Ah ! mon pauvre monsieur… C’est affreux ! Heureusement qu’on m’avait laissé votre adresse…

— Qu’est-il arrivé ?

— Il a passé sous une auto… Tenez, c’est dans le journal de ce matin… C’est arrivé hier soir, juste dans la rue… Il allait traverser… La voiture a cassé sa direction et… Ah ! surtout n’allez pas voir ça, c’est abominable !

— Où est-il ?

— Ben, à la morgue…

Je l’ai remerciée.

— Je peux faire quelque chose pour cette pauvre Mme Grisard ?

— Non, rien hélas…

J’ai rejoint Mina… Elle avait déchiqueté le drap de la banquette avec les ongles… Son visage était livide et ses beaux yeux bleus ressemblaient à ceux d’un lièvre mort.

— Tu te trompais, lui ai-je dit… Il a été écrasé sur le trottoir par une automobile dont la direction s’est rompue… Tiens, voilà l’article relatant l’accident !

Elle a saisi la coupure du journal, mais elle ne pouvait en prendre connaissance tellement ses mains tremblaient.

— Lis !

J’ai lu. Décidément, le gros Blanchin avait des dispositions. Tout s’était déroulé ainsi que je le lui avais suggéré… L’accident était tellement prouvé et sa responsabilité morale à ce point dégagée qu’il n’avait pas même été arrêté…

— Voilà…

— Bon, allons à la morgue…

— Tu veux…

— Évidemment !

— La concierge m’a dit que…

— Je me fous de ce que t’a dit cette imbécile, Paul ! conduis-moi à la morgue…

— À quel titre vas-tu demander à voir le corps ? Tu ne peux prétendre être sa mère, ainsi attifée… D’autant plus que c’est une parenté qu’il est bon d’oublier en ce moment…

— Eh bien, je serai sa fiancée, mais pour l’amour du ciel, Paul, conduis-moi là-bas !

J’ai murmuré :

— L’amour du ciel ! Tu as de ces mots !

Elle m’a repris l’article du journal et tandis que je demandais le chemin de la morgue à un agent, l’a relu attentivement avant de le glisser dans son sac.

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