Le fils s’appelait Dominique et, lui non plus, ne correspondait pas à ce que j’attendais. Il ne ressemblait pas à sa mère. C’était un grand garçon trapu, avec une tignasse blonde coiffée avec un clou, des yeux sombres et joyeux, et une figure assez rude.
Il ne portait ni chemise à carreaux ni pantalon de velours, ni blouson de faux daim comme l’aurait exigé la tradition, mais une chemise de laine bleu roi, un pantalon noir et une élégante veste en poil de chameau. Il était très up to date avec, cependant, un petit côté je m’enfoutiste assez sympathique. J’avais redouté « l’enfant terrible » et j’avais l’agréable surprise de découvrir un être spontané mais très maître de soi.
Mina a fait les présentations et nous nous sommes regardés avec une vague défiance, comme deux boxeurs qui ne se sont encore jamais rencontrés.
Je lui ai tendu la main.
— Enchanté ! ai-je murmuré.
Lui aussi me détaillait.
— Ainsi, c’est vous l’ami de maman ? Elle m’a beaucoup parlé de vous, ces derniers jours…
Mina a rougi et a fui mon regard. C’était peut-être stupide, mais j’ai été heureux qu’elle ait parlé abondamment de moi sans me connaître…
— Alors, comme ça, vous revenez d’Afrique ?
— Comme ça, oui.
— Ça vaut le coup ?
— À quel point de vue ?
— Pour un peintre ?
— Oh non : trop de couleurs vives… Et c’est signé Dieu, vous comprenez ! Van Gogh a l’air d’avoir peint des brumes à côté de ça…
Il a éclaté de rire.
— Vous aimez la peinture ?
— Ça dépend… Il faut qu’elle me plaise. Toutes les bonnes toiles ne m’émeuvent pas fatalement.
— Je vous montrerai les miennes…
— J’en serai ravi.
Nous sommes allés dîner dans un grand restaurant des Champs-Élysées. C’est Dominique qui a fait les frais de la conversation. Moi, je me contentais de lui donner la réplique et sa mère de nous écouter. Ils étaient assis côte à côte et formaient un couple plus fraternel que filial.
Il a parlé peinture, naturellement, mais sans se prendre pour le grand maître en puissance.
Par instants, je perdais le fil de la conversation pour songer à la situation. La vie, décidément, ménage de curieux moments. J’étais dans ce grand restaurant en compagnie d’une femme que je ne connaissais pas le matin et d’un garçon qui me révélait l’influence de Braque sur l’école moderne. Et le plus drôle, c’est que je songeais sérieusement à épouser cette femme et à devenir le beau-père de ce grand type blond.
J’ai été tiré de ma rêverie par le silence qui venait de s’établir. Dominique me regardait en souriant.
— Vous pensez à autre chose ? a-t-il remarqué sur un ton de reproche.
— C’est vrai, excusez-moi. Je…
— Vous ?
J’ai regardé la femme aux cheveux gris. Son regard mauve embusqué derrière les lunettes scintillantes ne me quittait pas.
— Il faut que vous le sachiez tout de suite, Dominique, j’ai l’intention d’épouser votre mère si elle y consent…
Il a cessé de sourire. Il est demeuré un instant immobile. Puis il a tourné la tête vers Mina.
— C’est vrai ?
Elle n’a pas cessé de me fixer. Elle devait interpréter ma brutale déclaration comme un coup de force et elle y faisait front.
— Oui, Dominique, c’est vrai.
Quelque chose s’est mis à carillonner au tréfonds de moi-même. Une sonnerie d’alerte. Je crois que c’était mon individu tout entier qui s’insurgeait.
Dominique a fini son verre de bourgogne. Il sentait que nous guettions ses réactions et cette attention le gênait.
— Eh bien, quoi, a-t-il bougonné, ne me regardez pas comme ça. On dirait que vous attendez mon consentement.
J’ai hoché la tête.
— Mais… nous l’attendons !
— Pas possible ! Je crois qu’il y a erreur, je ne suis pas son père, mais son fils.
— Justement, on peut passer outre le consentement d’un père, Dominique, mais pas celui d’un fils !
— Oh là là ! que de grands mots pour me faire comprendre que ma mère est une femme. Bon, d’accord, mariez-vous, soyez heureux et faites-moi une tripotée de petites sœurs.
Mina s’est simplement tournée face à son fils. Il s’est interrompu et a rougi. Puis il a balbutié :
— C’est la surprise, tu comprends ?
— Oui, je comprends…
— Tu m’as élevé, tu as gâché ta vie pour ça, m’man… Non, ne proteste pas, je me rends bien compte. Tu as été exemplaire… C’est normal que tu penses un peu à toi maintenant, d’autant plus que tu es encore jeune et bien roulée…
— Oh ! Dominique ! a-t-elle protesté.
— Mais si, n’est-ce pas, monsieur Dutraz…
J’ai éclaté de rire.
Et c’est de cette façon que tout a été conclu. Le même soir, nous avons convenu de la date et, trois semaines plus tard, je l’ai épousée à la mairie du 10e arrondissement.
Entre-temps, elle n’avait pas voulu venir à Ronchieu.
— Je n’épouse pas un pays, non plus qu’une maison, mais un homme, me répondait-elle lorsque je lui proposais de visiter ma propriété. Si vous le voulez bien, Paul, ce sera notre voyage de noces.
Ça l’a été, en effet. Nous nous sommes mariés un matin, en prenant comme témoins les employés de la mairie. Dominique avait préféré ne pas assister à la cérémonie. Il était parti la veille pour un voyage en Italie avec des camarades et il avait promis de venir nous voir à son retour.
Je redoutais que son absence attristât Mina, mais au contraire, j’ai vu qu’elle la soulageait. Elle semblait surexcitée et, au sortir de la mairie, m’a demandé que nous prenions tout de suite la route.
Quand elle s’est trouvée à mes côtés, dans l’auto, j’étais dans l’état d’esprit du type qui, pour crâner, a pris place dans une fusée intersidérale. J’avais une femme légitime désormais et il venait de se passer quelque chose de très important dans ma petite vie égoïste.
Mina avait, l’avant-veille, expédié une malle d’effets chez moi. Elle tenait à laisser les meubles de leur petit appartement à son fils et franchement je ne demandais pas mieux. J’entendais l’entourer le moins possible d’objets pouvant lui rappeler son passé.
Il m’était arrivé, bien sûr, de faire des escapades avec une femme. Ça ne m’avait amusé que jusqu’au moment psychologique. Ensuite, j’avais toujours été pris de panique à l’idée de rester encore en présence de ma complice ; chaque fois, je m’étais arrangé pour trouver une excuse me permettant d’écourter le voyage.
Notre mariage ressemblait à une escapade. Seulement « après » il n’y aurait pas de subterfuges possibles. Nous allions devoir rester face à face comme des presse-livres…
Nous n’avons pas dit trois mots jusqu’à Pithiviers. Ma femme restait immobile à mes côtés, regardant le paysage, et moi je faisais semblant d’être accaparé par la conduite.
Nous avons traversé la ville et alors je me suis rendu compte qu’il était midi passé et que nous avions faim.
— Nous nous arrêtons ici pour déjeuner ?
— Comme vous voudrez.
J’ai repéré une auberge drapée de lierre et j’ai rangé la voiture dans la vaste cour. C’était un établissement de classe comme il y en a tant, avec une enseigne en écriture gothique et des tas de machins en cuivre accrochés un peu partout.
Mina s’est assise. J’allais me mettre en face d’elle, mais elle a désigné un siège près d’elle.
— Venez plutôt à mes côtés, Paul…
J’ai hésité. Je me demandais si c’était une invite ou un ordre. Je tenais à ne pas mettre le doigt dans l’engrenage au départ. Mais elle me dédiait un si charmant sourire que je n’ai pas eu le courage de résister.
Elle portait une robe de lainage gris et un manteau taillé dans le même tissu que la robe. Elle avait mis un peu de rouge foncé sur ses lèvres et un nuage de poudre sur ses joues. Elle faisait vraiment jeune. Elle ressemblait plutôt à un professeur femme à qui on a confié une classe de garçons et qui essaye de se donner l’air sévère.
Nous avons commandé des cuisses de grenouilles et un faisan aux petits pois.
Mina s’est penchée sur son assiette. La fumée du mets a embué ses lunettes. Elle les a ôtées pour les essuyer. J’ai poussé une exclamation, tellement ça la rajeunissait.
— On vous donnerait dix ans de moins. Mina, sans vos verres…
— Hélas !…
Je lui ai pris les lunettes des mains et j’ai fait ce que tous les gens qui ne portent pas de lunettes font en pareil cas, je les ai posées sur mon nez.
— Vous allez écarter les branches ! a-t-elle protesté.
D’un geste preste, elle s’en est emparée… Je l’ai laissé faire, sourcils froncés.
— Dites-moi, ma chère Mina…
Elle avait récupéré son air grave et calme.
— Oui, Paul ?
— Vos verres sont de simples vitres qui n’altèrent pas une vue normale ?
— Apparemment, a-t-elle murmuré. En réalité, ils sont filtrants. Je ne suis ni myope ni presbyte, mais je souffre de conjonctivite. Si je ne portais pas de lunettes, au bout d’une heure, je ressemblerais à un lapin russe, avec le tour des yeux rouges… Vous aimez ça ?
Je me suis un peu forcé à rire, mais le cœur n’y était pas. Pour tout vous dire, je ne savais quelle attitude je devais adopter. Je redoutais d’avoir l’air idiot en jouant les tendres époux, car la façon dont nous nous étions connus invitait à beaucoup de retenue… D’autre part, mes gestes gourmés, je le sentais bien, me faisaient ressembler à un pasteur.
Nous avons peu parlé durant le repas et nous possédions un bon prétexte à ce mutisme : la chère était excellente. Seulement, une fois de retour à la voiture, j’ai senti qu’il fallait mettre pas mal de choses au point.
— Écoutez, Mina…
Elle a secoué la tête.
— Inutile, Paul, j’ai compris…
— Vous avez compris quoi ?
— Votre état d’esprit. Vous vous dites depuis Paris que vous avez commis une folie en m’épousant et si vous vous écoutiez vous me débarqueriez au bord de la route, non ?
— Non, Mina… C’est pas ainsi que ça se passe là-dedans…
J’ai flanqué des coups de poing hargneux sur mon front.
— Comprenez-moi. Je ne regrette pas de vous avoir épousée. Seulement, je ne sais pas… Je ne sais pas faire, vous saisissez ? Il y a une telle froideur dans notre mariage que…
Elle est restée sans rien dire un moment.
— Eh bien, Paul, nous ferons chambre à part !
Elle se méprenait, ça m’a fichu dans une rogne noire.
J’ai freiné brutalement et me suis rangé sur le talus.
— Idiote, c’est pas ça… Je… Au contraire, je…
J’ignore comment ça s’est fait. J’avoue ne plus me souvenir de rien.
Toujours est-il qu’un instant plus tard elle était renversée sur le dossier de la banquette avec mes lèvres rivées aux siennes, tandis que mes mains maladroites s’empêtraient dans les lourds plis de sa robe.