CHAPITRE XI

J’avais mis mon réveille-matin sur six heures, mais n’ayant pu fermer l’œil, à quatre heures j’étais debout. Je me suis habillé sommairement et, sans faire de bruit, je suis descendu au garage.

Je ne suis pas très bon mécanicien, pourtant je me doutais bien que s’il avait provoqué une avarie, ce ne pouvait qu’être à la direction. C’est de ce côté que j’ai cherché et bien m’en a pris car, en effet, Dominique l’avait déboulonnée… Au premier virage un peu brutal elle me serait restée dans les mains. Or il savait que je roulais toujours avec l’accélérateur au plancher. C’était une très sale blague qu’il m’avait préparée là… J’ai saisi une clé anglaise et je m’apprêtais à réparer le sinistre, lorsqu’il m’est venu une meilleure idée… Il fallait absolument éviter de leur donner l’éveil. J’ai donc laissé la direction dans cet état et je suis allé prendre un bain.

Les adieux ont été émouvants. Ces gens-là avaient vraiment une maîtrise extraordinaire car ils m’ont joué la comédie mieux qu’ils ne l’avaient fait jusqu’alors. Cette putain de Mina m’a même donné une pochette à elle en me recommandant de la garder sur mon cœur « en souvenir » pendant que je ne serais pas là.

J’ai remercié et l’ai embrassée.

Dominique m’a serré la main. Puis, avec un petit hochement de tête contristé, il a dit :

— Faut que je vous embrasse, Paul. Vraiment ça me fait de la peine de vous voir partir…

Mina a écrasé une larme et m’a aussi embrassé.

J’étais confondu. Ces gens-là n’avaient donc pas la moindre parcelle de conscience ? Ils m’envoyaient à la mort avec un calme effroyable. Ils prenaient visiblement un plaisir morbide à me jouer la comédie.

J’ai fait ronfler la voiture… J’ai jeté ma valise sur la banquette arrière et avec un ultime geste d’adieu j’ai démarré.

Je mentirais en prétendant que je n’avais pas peur. Il est infiniment désagréable de penser qu’on pilote une auto dont la direction ne tient qu’à un fil… Ordinairement je démarrais en trombe. Il fallait que je fasse de même, sinon, ensuite, le doute s’emparerait d’eux. Heureusement, la route était droite devant la maison. J’ai foncé, prêt à écraser les freins en tenant le volant avec le petit doigt pour éviter toute brusquerie. Parvenu au bout de la ligne droite, j’ai freiné en souplesse et, avec une lenteur minutieuse, j’ai pris le virage qui me soustrayait à la vue des deux acolytes. Après j’ai continué très lentement, en seconde, sans lâcher le bord de la route. Je suis passé devant l’estaminet de Valentine. Je l’avais bien délaissée ces temps derniers, la pauvre grosse. Elle se tenait sur sa porte, justement… Je lui ai fait un grand signe de la main puis j’ai roulé encore cinq cents mètres… Après quoi je me suis arrêté. J’ai pris un clou dans ma poche, je l’ai planté dans un pneu à l’avant et j’ai dégonflé celui-ci… Puis j’ai sorti la roue de secours et l’ai dégonflée à son tour. Quand ç’a été fait, j’ai tiré sur la valve de toutes mes forces afin de la décoller et ainsi, justifier le dégonflage du pneu…

J’étais méthodique et précis comme un instrument. J’ai saisi ma valise et j’ai rebroussé chemin jusqu’à l’auberge.

— Qu’est-ce qui vous arrive ? m’a demandé la grosse femme.

— Figurez-vous que je viens de crever et au moment de changer ma roue je me suis aperçu que la roue de secours était plus à plat que l’autre… Le car passe bien dans dix minutes ?

— Oui…

— Mettez le drapeau. Lorsque je serai parti soyez gentille : téléphonez chez moi pour les prévenir. Mon beau-fils viendra récupérer ma voiture, elle est à cinq cents mètres d’ici.

— Entendu, qu’est-ce que je vous sers ?

— Un petit muscadet, non ?

Elle a mis deux verres. Nous avons trinqué en évitant de nous regarder. Avant mon mariage, une espèce de fruste amitié était née entre nous, qui n’existait plus.

— Ça marche, le ménage ?

— Très bien, oui…

— En somme, vous êtes heureux ?

— C’est un grand mot…

— Elle paraît gentille. Peut-être un peu trop, non ?

Les femmes savent mieux juger les autres femmes que nous le faisons nous-mêmes. Je n’ai pas souligné la perfidie de la réflexion. À cet instant, le car a klaxonné au loin car le chauffeur avait aperçu le drapeau vert. Je suis sorti.

— Je compte sur vous, Valentine… À bientôt.

J’ai pris place dans le lourd véhicule. Je me sentais libéré. J’avais échappé à la mort et c’était une grosse satisfaction, vous pouvez m’en croire.

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