Je ne peux écrire ces mots prétentieux sans que m'apparaisse la figure de mon professeur de seconde, qui avait coutume de nous affirmer que le style épistolaire était une des gloires de la France. Il paraît qu'ailleurs ce fameux style n'existe pas. Nous avons cela, chez nous, comme le vin de Bordeaux et le vin de Champagne. Je serais cependant un peu tenté de croire qu'une sorte de phylloxéra littéraire a porté aussi ses ravages sur cette branche du génie national. Donc, le style épistolaire nous appartient, et Mme de Sévigné l'a porté à sa perfection. Cela est une chose tellement reconnue, tellement indéniable, tellement éclatante, que je me sentirais incapable d'avouer, même si je le pensais, que ces fameuses lettres de Mme de Sévigné ne m'ont pas affolé d'enthousiasme. Et si j'avais le mauvais goût de le confesser, beaucoup de gens me considéreraient comme le dernier des drôles.
Honneur donc au style épistolaire, qui est une sorte de bavardage écrit, familier et spirituel, permettant d'exprimer avec agrément les choses banales que les devoirs de la politesse forçaient les gens bien élevés à communiquer à leurs amis de temps en temps, toutes les semaines ou tous les mois, selon le degré d'intimité.
Étant donné cette nécessité d'adresser sur du papier des pensées à des amis, il est indubitable que ces pensées auront plus de prix et de grâce si elles sont galamment tournées. Jadis, pendant les deux siècles qui ont précédé notre Révolution, on se donnait beaucoup de mal pour ne pas dire grand-chose en des lettres familières et souvent maniérées. Tout le monde écrivait, tous les jours, et même toutes les nuits, à quelqu'un. On se demande comment il pouvait rester du temps pour faire autre chose, tant sont nombreuses et volumineuses les correspondances qu'on a retrouvées et publiées.
Si la plupart de ces lettres demeurent sans intérêt, pouvant tout au plus nous apprendre quelques détails de la vie à cette époque, il en est cependant un grand nombre qui tirent une haute valeur de la qualité des correspondants et de l'importance des sujets qu'on y traite. Toutes celles qui touchent d'une façon intime à l'histoire de notre pays forment une sorte de bibliothèque secrète des archives nationales, où il nous est donné d'apprendre par le menu comment est faite l'histoire.
Les historiens nous servent les gros événements comme des plats montés, tandis que, dans les lettres, nous apprenons la cuisine de la politique, des guerres et des révolutions.
A ce point de vue, rien de plus curieux et de plus amusant à lire que la correspondance du maréchal de Tessé réunie et publiée par le comte de Rambuteau. Si Tessé n'est point absolument un grand virtuose du style épistolaire, il fut cependant un de ceux à qui l'art d'écrire a le plus servi, car il demeure avant tout un courtisan, un familier de Mme de Maintenon, un adroit, un diplomate de guerre et de cour, emportant aux camps une écritoire dont il usait plus que de son épée.
En dehors de tous les détails amusants, imprévus, comiques, gaulois ou sérieux, qu'on trouve de ligne en ligne dans ces lettres que le comte de Rambuteau a eu la bonne inspiration de nous donner, on y voit d'une façon saisissante quel était le ton des hommes de ce temps avec les plus grandes dames, et on ne pourrait certes pas appeler cela le bon ton si l'esprit ne purifiait tout.
Les plaisanteries les plus osées sur les choses dont il semble qu'on doive le moins parler, les anecdotes les plus vives, dont M. de Rambuteau a dû même supprimer quelques-unes, faisaient donc sourire, sans les fâcher, sans les choquer, les princesses les plus augustes et formaient, à cette époque solennelle, la monnaie courante des correspondances.
Elles y sont contées, en effet, avec une adresse spirituelle, qu'on appelait alors un tour galant, et qui consistait à escamoter l'audace sous l'élégance piquante de la phrase. Tessé, comme la plupart des hommes et des femmes de ce siècle, avait acquis une ingéniosité spéciale, pour faire passer les plaisanteries trop hardies, en attirant d'abord l'attention par des cabrioles de rhétorique.
La pensée, distraite par ta drôlerie, alerte des mots par des sous-entendus malins, par cette transparente jupe de danseuse qui ne cache rien de ce qu'elle devrait cacher et qui fait dire : « Oh ! Mon dieu, mais elle est nue ! » sans qu'on se choque par trop de cette nudité dévoilée sous un voile (car le voile existe, et c'est lui qui étonne le plus, tant il est clair), – la pensée s'égaye de ce tour, s'amuse de cette farce, et accepte de voir le dessous, à cause du dessus destiné, semblait-il, à le dissimuler.
Il est indubitable qu'aujourd'hui on ose dire aux femmes, dans le monde, des choses aussi vives qu'autrefois ; mais je ne pense point qu'on puisse les écrire car le style épistolaire est mort, comme l'affirmait mon professeur.
En France, on a toujours aimé la gauloiserie, qui a droit de cité dans la société la plus choisie, et c'est même une marque d'élégance, un signe de race de cette société de tolérer l'esprit français dans ses hardiesses les plus scabreuses, et d'en rire et de ne pas se fâcher de la chose, si on se choque parfois du mot. C'est là une tradition que nous ont laissée les hommes et les femmes des deux grands siècles avant le nôtre. Le maréchal de Tessé peut être pris comme le type de ces hommes de cour audacieux et prudents.
Certes, la société qui rit, comme la nôtre, des naturelles plaisanteries n'est pas plus immorale que la société qui rougit sans rire, comme celle de nos voisins les Anglais.
Mais, si cette tradition de libre fantaisie s'est continuée, bien qu'atténuée, dans l'intimité de quelques maisons françaises, il est certain que la plupart des salons nouveaux demeurent étrangers à tout esprit, libre ou non. Les nouvelles couches, comme les a baptisées le plus spirituel des grands hommes de la République, sont des couches sans traditions et sans lecture, qui prennent la lourdeur pour le bon ton, l'ennuyeux pour le comme-il-faut, et qui ont su faire de la jeune société française un très épais mélange de demi-bourgeoises pécores et de demi-rustauds poseurs, hommes d'affaires sans agrément, lourds politiciens de province, très gênés quand il faut parler d'autre chose que de leurs intérêts.
Ces hommes-là, sans aucun doute, n'ont ni le temps ni le goût d'écrue à leurs amis ou à leurs amies des choses spirituelles et profondes sur ce qu'ils voient, ce qu'ils pensent et ce qu'ils sentent. Ils pensent en général que deux et deux font quatre, et ne savent l'exprimer autrement que Monsieur Jourdain. En fait de sensations, ils ne raffinent guère, et ils y voient tout juste pour se conduire à travers les spéculations dont l'unique souci obstrue leur intellect.
Si j'étais femme cependant, je n'aimerais pas avoir pour ami un homme incapable de me donner autre chose qui des boucles d'oreilles ; et, bien qu'adorant les perles délicates et l'eau pétrifiée des diamants, je trouverais cela insuffisant pour exprimer toutes les nuances de l'affection et pour me faire passer les longues heures d'ennui solitaire. Je voudrais attendre l'enveloppe où son écriture reconnue m'apporterait la promesse des compliments ingénieux, des histoires racontées, des anecdotes amusantes, et de la fantaisie joyeuse ou tendre, jetée de ligne en ligne, pour moi, pour me plaire et me distraire.
Combien sont-ils aujourd'hui, parmi les hommes les plus connus, les plus intelligents, les plus éminents, capables de raconter ainsi, d'une façon charmante, par amitié, par amour, ou seulement par intérêt de courtisan, comme le maréchal de Tessé, toutes les choses diverses qui leur passent sous les yeux dans la vie quotidienne et changeante ?
Et j'ajoute : combien y a-t-il de femmes capables de répondre à ces lettres sur ce même ton, avec la même souplesse élégante et capricieuse ?
Et, si nous songeons que presque tous les hommes connus des deux siècles précédents ont laissé des correspondances pleines d'intérêt, de charme et de style, que presque toutes les femmes en vue d'alors, depuis les princesses jusqu'aux parvenues, étaient capables de tenir tête, sans désavantage, aux premiers écrivains du temps, en cette escrime d'esprit écrit, nous sommes obligés de conclure, comme mon professeur de seconde, que le style épistolaire n'est plus, et qu'il a été mis à mort, en compagnie de quelques gentilshommes et de quelques belles dames, par la Révolution française.
Quand j'entrai dans l'usine de La Villette, j'aperçus, gisant sur l'herbe de la cour, devant l'armée des noires et monstrueuses cloches à gaz, l'énorme ballon jaune, presque gonflé déjà, pareil à une citrouille colossale poussée au milieu des gazomètres dans un potager de cyclope.
Un long conduit de toile vernie, pareil aussi à cette petite queue tordue par où les citrouilles d'or boivent leur vie dans la terre, amenait dans le Horla l'âme des aérostats. Il palpitait et se soulevait peu à peu, et une douzaine d'hommes tournaient autour de lui, déplaçant de seconde en seconde les sacs de lest accrochés dans le filet pour lui permettre de grossir.
Un ciel bas et gris, un lourd plafond de nuages s'étendait sur nos têtes. Il était quatre heures et demie du soir, et la nuit, déjà, semblait proche.
Des curieux et des amis entraient dans l'usine. On regardait, en s'étonnant, la petitesse de la nacelle, le papier collé sur les minces déchirures du ballon, tous les préparatifs pour ce voyage dans l'espace.
On croit encore que les ascensions exposent les voyageurs à de grands dangers, alors qu'elles en présentent juste autant, et peut-être moins, qu'une simple promenade en mer ou même en fiacre. Quand le matériel est bon, l'aéronaute prudent et expérimenté, comme le sont MM. Jovis et Mallet, on peut partir pour une excursion dans le ciel avec une tranquillité d'âme plus complète que si on s'embarquait pour l'Amérique, ce qui ne passe pas pour très effrayant.
Quatre hommes viennent chercher la nacelle, grand panier carré assez semblable aux nouvelles malles de voyage en osier tressé. Sur deux faces de ce véhicule volant, on lit, en lettres d'or dans une plaque de bois : Le Horla.
On l'attache sous le ballon captif, qui soulève son lest et la grappe d'hommes accrochée au filet, puis on dispose dedans le panier aux provisions, le panier de petit matériel et les instruments : deux baromètres ordinaires, un baromètre enregistreur, deux thermomètres, une jumelle marine.
Tout est prêt. Les amis font cercle ; et les voyageurs, en se servant d'une chaise comme marchepied, escaladent le bord de la nacelle, puis sautent au fond. M. Mallet grimpe dans le cercle, au-dessus de nos têtes, sous l'appendice du ballon, étroite bouche de toile par où sortira le trop plein de gaz si nous rencontrons des couches d'air plus chaud.
L'aéronaute M. Jovis calcule maintenant sa force ascensionnelle afin de faire un beau départ. On vide un sac de lest ; les mains des hommes cramponnées sur les bords de la nacelle la lâchent un peu, et nous nous sentons doucement soulevés, puis rattrapés par tous ces doigts accrochés de nouveau, puis abandonnés encore quand un autre sac a été rejeté.
Un lieutenant de vaisseau, attaché à l'école d'aérostation militaire de Meudon, venu voir l'ascension, a bien voulu aider notre départ. Il garde en ses deux mains la corde qui nous maintient à terre jusqu'au cri poussé par Jovis : « Lâchez tout. »
Soudain le grand cercle des amis qui nous enferme et nous parle, les robes claires, les bras tendus, les chapeaux noirs, s'enfoncent autour de nous et disparaissent : – plus rien que de l'air, – nous sommes partis, nous nous envolons.
Déjà nous planons sur une immense ville, sur un plan de Paris démesuré, tout pareil aux plans en relief des expositions, avec les toits bleus, les rues droites ou tortueuses, le fleuve gris, les monuments pointus, le dôme doré des Invalides, et plus loin le clocher encore inachevé de Notre-Dame-de-la-Chaudronnerie, la tour Eiffel.
Penchés au bord de la nacelle, nous voyons toujours dans la cour de l'usine une foule de petits hommes et de petites femmes qui agitent leurs bras, leurs chapeaux et des mouchoirs blancs. Mais ils sont si petits, si loin, si insectes, qu'on ne comprend pas qu'on les ait quittés à l'instant – il y a huit ou dix secondes.
— Regardez, crie Jovis avec enthousiasme, est-ce beau, mes enfants ?
Une rumeur immense monte vers nous, une rumeur faite de mille bruits, de toute la vie des rues, du roulement des voitures sur les pavés, des hennissements des chevaux, du claquement des fouets, des voix humaines, du ronflement des trains. Dominant tout, proches ou lointains, suraigus ou graves, les sifflets des locomotives semblent déchirer l'air, tant ils sont vibrants et clairs. Voici maintenant la plaine autour de la ville, la plaine verte que coupent les routes blanches, droites, croisées en tous sens, innombrables. Mais tout à coup les détails de la terre, si nets, se troublent un peu comme si on les eût doucement effacés, puis s'embrument derrière une fumée presque imperceptible, puis se confondent tout à fait brouillés, presque disparus. Nous pénétrons dans les nuages.
C'est, d'abord, un voile qui nous enveloppe, léger et transparent. Il s'épaissit, devient gris, opaque, se resserre sur nous, nous emprisonne, nous enferme, nous étreint. Puis, bientôt, cette muraille de brouillard humide et sombre s'éclaircit, blanchit, s'éclaire. Nous glissons à présent à travers une ouate vaporeuse, à travers une fumée de lait, à travers une buée d'argent. De seconde en seconde, une lumière mystérieuse, éblouissante, venue d'en haut, illumine de plus en plus les ondes blanches que nous traversons ; et soudain, brusquement, nous émergeons au-dessus, dans un ciel bleu éclatant de soleil.
Aucune folie ne peut créer un rêve pareil à ce que nous avons vu. Nous volons, montant toujours, au-dessus d'un chaos illimité de nuages qui ont l'air de neiges. Ils s'étendent à perte de vue, fantastiques, inimaginables, surnaturels.
Elles se déroulent, ces neiges d'un insoutenable éclat, dans tous les sens au-dessous de nous. Il y en a des plaines, des sommets, des pics, des vallons. Les formes de cet univers nouveau, de ce pays féerique qu'on ne peut voir que du ciel, sont inconnues sur la terre. On aperçoit des provinces de clochetons, de flèches, de tours de cristal, des océans de vagues roulées, soulevées, immobiles et furieuses, dont l'écume luisante aveugle les yeux, des précipices violets creusés par les nuages plus bas, et des montagnes invraisemblables dressant dans l'espace infini leurs croupes monstrueuses d'une clarté affolante.
Mais soudain, près de nous – près ou loin, on ne saurait le dire au juste, car on n'a pas la notion des distances – apparaît dans l'air limpide une tache transparente, énorme, ronde, qui flotte, qui monte, un ballon, un autre ballon, avec sa nacelle, son drapeau, ses voyageurs. Je lève un bras, et je vois un des passagers de cette apparition qui lève un bras. On distingue les nuages, on distingue l'horizon démesuré à travers cette ombre fantastique comme si elle n'existait pas ; et, autour d'elle, se dessine un large arc-en-ciel qui l'enferme complètement dans une couronne lumineuse et multicolore.
Plus réel que le vaisseau-fantôme des navigateurs, ce ballon-fantôme nous accompagne à travers l'espace, au-dessus du désert illimité des nuages ; ceint d'une auréole éclatante, il semble nous montrer, au milieu du ciel inexploré, l'apothéose des voyageurs de l'air. On nomme ce phénomène bien connu « l'auréole des aéronautes »
L'ombre portée du ballon sur les nuées voisines explique cette apparition saisissante ; mais, pour expliquer l'arc-en-ciel qui l'entoure, plusieurs théories se sont produites.
La plus vraisemblable est celle-ci.
L'étoffe dont est fait l'aérostat demeure toujours, malgré la qualité du tissu et du vernis, assez perméable au gaz enfermé dedans. Une déperdition constante a donc lieu à travers toute l'enveloppe et crée autour du ballon une légère couche d'humidité. Le soleil, en traversant cette buée, y fait naître les couleurs du prisme comme dans la fine pluie des cascades, et les projette en couronne, suivant l'ombre du ballon, sur le nuage le plus rapproché. Or, comme nous montons toujours, ce spectre vaporeux cesse bientôt de nous suivre, et, plus petit de seconde en seconde, à mesure que nous nous élevons, il demeure au-dessous de nous, flottant sur l'océan des nuées blanches. Le soleil oblique le jette au loin là-bas, là-bas, où il suit tous nos mouvements, pareil maintenant à une balle d'enfant tombée qui roule, qui erre dans le désert tumultueux des neiges.
Plus nous nous envolons, plus la chaleur semble forte et plus la réverbération de la lumière sur cette immensité luisante devient prodigieuse et insoutenable. Le thermomètre marque 26 degrés alors que nous en avions seulement 13 à la surface de la terre, et le ballon, très dilaté, laisse échapper par l'appendice un flot de gaz qui se répand dans l'air comme une fumée.
Nous avons passé deux mille mètres, nous planons donc à quinze cents mètres environ au-dessus des nuages, et nous ne voyons rien autre chose que ces flots d'argent sans limites, sous l'azur illimité du ciel.
De place en place, des trous violets, des abîmes dont on n'aperçoit pas le fond. Nous allons lentement, poussés par une brise qu'on ne sent point, vers une de ces déchirures. On dirait, de loin, qu'un glacier s'est effondré dans l'immensité, laissant, entre deux montagnes, une crevasse démesurée.
Je prends la jumelle pour examiner le creux bleuâtre du précipice, et j'aperçois dans le fond un bout de prairie, deux routes, un grand village. Bientôt nous sommes au-dessus. Voici des moutons dans un champ, des vaches, des voitures ! Comme c'est loin, petit, insignifiant ! Mais les nuées qui courent au-dessous de nous referment brusquement ce judas ouvert dans ce plafond d'orages.
M. Mallet, maintenant, répète de moment en moment : « Du lest, jetez du lest. »
Le ballon, dégonflé par la dilatation du gaz et refroidi tout à coup par l'approche du soir, tombe comme une pierre. Autour de nous les feuilles de papier à cigarette, jetées sans cesse pour apprécier les montées et les descentes, voltigent comme des papillons blancs. C'est là le meilleur moyen de savoir ce que fait un aérostat. Quand il monte, le papier à cigarette semble tomber vers la terre ; quand il descend, la petite feuille a l'air de s'envoler au ciel.
— Du lest. Jetez du lest.
Nous vidons, poignée par poignée, les sacs de sable, qui se répand au-dessous de nous en pluie blonde que dore le soleil. Le Horla s'abat toujours, et nous voyons réapparaître tout près de nous, comme s'il venait à notre rencontre, n'ayant pu nous suivre, le ballon-fantôme dans son auréole.
Maintenant, nous frôlons la mer des nuages, et notre nacelle, parfois, a l'air de tremper dans l'écume des vagues qui se vaporise autour d'elle.
Voici de nouveau des trous par où nous apercevons la terre, un château, une vieille église, toujours des routes et des champs verts.
A force de jeter du lest, nous avons fini par arrêter la chute ; mais le ballon, flasque et mou, a l'air d'une loque de toile jaune, et il maigrit à vue d'œil, saisi par le froid des brouillards, qui condense le gaz rapidement. De nouveau nous entrons dans les nuages, nous nous noyons dans ces flots de brume.
Les bruits du monde nous arrivent plus distincts, aboiements de chiens, cris d'enfants, roulement des voitures, claquements des fouets. Voici la terre, l'immense carte de géographie que nous avons pu voir une demi-minute en partant. Nous sommes à peine à six cents mètres au-dessus d'elle, nous distinguons les moindres détails.
Des poules, dans une grande cour, s'envolent effarées, nous prenant sans doute pour un épervier monstrueux qui plane.
Quel est donc l'animal bizarre qui court dans ce champ ? Est-ce un dindon blanc, ou un mouton, ou une oie ? Non. C'est un petit garçon, vêtu d'une culotte et d'une chemise, qui nous a vus et qui, le nez en l'air, s'est abattu, ce qui m'a permis de reconnaître un corps humain.
Nous jetons à la terre des appels fréquents avec notre corne. Les hommes répondent par des cris et nous accompagnent en courant à travers champs, quittant leurs maisons et leur travail. Les charretiers abandonnent les voitures sur les routes, et nous voyons au milieu des récoltes vertes une foule éperdue qui trotte.
L'aérostat s'abat toujours. Le premier guide-rope traîne sur les arbres, le second va toucher terre, quand nous atteignons une ligne de chemin de fer dont les fils télégraphiques vont arrêter notre passage.
— Il faut sauter sur la ligne, crie Jovis, car le télégraphe est la guillotine des aéronautes.
Il jette le dernier sac de lest, presque d'un seul coup, et le ballon agonisant fait un dernier effort, semble donner un dernier coup d'aile, franchit le remblai juste au moment où arrive un train, dont le mécanicien nous salue en sifflant.
Nous voici de nouveau à trente mètres du sol. D'un coup de couteau, Jovis coupe l'attache de l'ancre, qui tombe dans un champ de blé. Délesté de ce poids, le Horla se relève un peu ; mais nous tirons de toute notre force sur la corde de la soupape, et la nacelle vient se poser à terre, sans une secousse, au milieu d'un peuple de paysans qui la saisissent et la maintiennent.
Et nous sautons en dehors, désolés de voir finir ce court et superbe voyage, cette inimaginable envolée à travers l'espace, dans une féerie de nuées blanches qu'aucun poète ne peut rêver.
Un très gracieux propriétaire de Thieux, où nous étions tombés, M. Gilles, qui a fait aussi plusieurs ascensions, vint nous recevoir à notre descente pour nous offrir l'hospitalité dans sa maison et un excellent dîner.
Alger, le 25 novembre 1888
Nous approchons. Alger semble une tache blanche aperçue à l'horizon. On dirait un gros tas de linge étendu qui sèche là-bas sur la côte. Puis il grandit, ce tas, et devient peu à peu, sous le regard, un amas, une colline de maisons grimpant les unes sur les autres. On distingue d'abord la ville française avec ses arcades, ses hautes constructions percées de grandes fenêtres ; puis, au-dessus, s'étage la ville arabe, une agglomération de murs, d'un blanc de lait, luisant ou bleuâtre, invraisemblablement clair sous la lumière aveuglante du jour. Dans ce monceau de petites demeures, carrées, emmêlées, empilées, comme une pyramide de gros dés à jouer, on ne voit pas d'ouvertures, pas de fenêtres, rien que d'imperceptibles trous par où les anciens corsaires guettaient la mer. Sur le quai où l'on débarque, une fourmilière d'hommes, de toutes les races, remue, charge, décharge, entasse sur des voitures, sur des bateaux, roule, empile, traîne, porte dans tous les sens toutes les marchandises imaginables, en caisses, en barriques, en sacs, en ballots, en bourriches, en paquets, avec des cris dans toutes les langues, des disputes, des explications, des gestes frénétiques.
Tous ces hommes, vêtus de toile grise ou blanche, nu-jambes, nu-pieds, nu-bras, maigres, souples et braillards, présentent aux regards toutes les teintes que peut prendre la chair humaine depuis le noir du cirage jusqu'au café au lait jaunâtre.
Ils ont dans les veines un mélange de tous les sangs connus ; métis de nègres, d'Arabes, de Turcs, de Maltais, d'Italiens, de Français, d'Espagnols, ils représentent, dès les premiers pas sur cette terre, la population mêlée, remuante, agitée et travailleuse, de cette belle et curieuse côte qui ne ressemble et ne peut ressembler à rien autre chose au monde.
Bien des gens croient qu'Alger, Oran ou Constantine sont des villes d'Orient ; que le rivage algérien est un rivage oriental. Ils se trompent. L'Orient commence à Tunis, la première ville africaine qui ait le caractère si particulier des cités orientales. Ici nous sommes en Afrique, dans l'ancienne Afrique romaine, où se rencontrent, se frôlent et se mêlent les espèces d'hommes les plus différentes.
A côté des anciens Berbères, de l'Arabe nomade des tribus, de l'Arabe travailleur des oasis, des portefaix de Biskra (Biskris), des marchands de toute sorte du Mzab (Mozabites), du Kabyle agriculteur, vêtus de flanelle de laine ou de soie blanche et coiffés du turban, on rencontre le Maure (Arabe des villes) promenant à petits pas son gros ventre et ses gros mollets dans la veste de drap, le gilet de couleur et le large pantalon de toile qui tombe en poche, par-derrière, l'Espagnol noir, poilu, actif et malpropre, le Maltais lourd et querelleur, le juif à la barbe frisée, et le colon français qui garde l'allure, la démarche et le vêtement de la patrie.
Ce qui frappe le plus en entrant dans Alger, c'est le bruit et le mouvement des rues. On ne parle pas, on crie ; on ne circule pas, on se heurte ; les chevaux ne trottent pas, ils s'emportent, sans aller plus vite que s'ils trottaient. Cela est gai, remuant, amusant, distrayant, étourdissant. La ville est vivante au possible, colorée et charmante. Elle serait délicieuse si elle était propre. Mais je ne sais pas s'il en est beaucoup de par le monde où traînent autant de saletés. On ne sait où mettre le pied sur le trottoir ou sur la chaussée. Le ruisseau peut-être semble préférable, attendu qu'on n'y jette jamais rien ; toutes les odeurs possibles vous suivent et vous asphyxient. N'importe, on est content tout de même, tant les rues sont jolies à voir. S'il pleut, par exemple, ne sortez pas, car elles deviennent des cloaques absolument infranchissables.
Que de fois n'a-t-on point décrit la ville arabe, ce labyrinthe de ruelles, d'escaliers, d'impasses, de couloirs tortueux au milieu de ces petites maisons impénétrables, serrées les unes contre les autres, se touchant presque à leur sommet, bizarres, irrégulières, dont le premier étage, un peu saillant, est soutenu par une multitude de bâtons peints à la chaux et scellés dans le mur inférieur, et dont les terrasses, comme les marches isolées d'un escalier disloqué par un tremblement de terre, s'étagent les unes sur les autres, en regardant au loin la grande baie et le cap Matifou.
La partie française d'Alger, depuis sept ans, n'a guère changé. On a, cependant, l'impression que la ville est plus riche, plus sûre d'elle-même, plus laborieuse, plus capitale. Les produits algériens ont un nom ; les vins d'Algérie vont dans le monde entier ; les terres algériennes se couvrent de vignes qui fourniront bientôt des boissons, un peu lourdes, mais saines, à l'Europe phylloxérée et on dirait qu'Alger sent son importance grandissante. Elle a raison.
En cette ville, d'une physionomie si spéciale, on ne se croit pas dans une grande cité départementale, dans un chef-lieu de province, mais dans une capitale d'État. Elle est bien, avec son activité et la confusion des types, des langues, des costumes, des usages, des religions, qui lui donne un caractère unique, la capitale bigarrée de cette Africa cosmopolite, aujourd'hui colonie française.
Mais elle devient insensiblement, ou plutôt sensiblement, un sol français. Le progrès de la colonisation, depuis sept ans que je ne l'avais vue, est indubitable, indiscutable. Des colons sont arrivés qui n'étaient plus les déclassés, les fugitifs des premiers jours, mais des travailleurs sachant qu'on peut, sur cette terre neuve, gagner sa vie mieux qu'ailleurs. A côté de leurs fermes, on rencontre partout, maintenant, les propriétés des riches agriculteurs français, qui ont placé des fonds en ce pays et y tentent les grandes cultures.
Beaucoup de choses cependant s'opposent encore au développement rapide de cette belle colonie ou, plutôt, de ce morceau de la Fiance. On y manque de ce qu'on pourrait appeler l'outillage de la civilisation. Il n'y a pas de routes, pas de chemins de fer, pas de barrage et, par conséquent, pas d'eau. Si on donnait suite au projet ingénieux de M. Tirman, qui demande l'abandon, par la France, à l'Algérie, de son excédent de recettes, afin de pouvoir s'assurer ainsi la possibilité de faire un gros emprunt, cette terre, en peu d'années, pourrait arriver presque à son maximum de production, qu'elle n'atteindrait, avec les ressources actuelles, que dans un temps fort éloigné.
Espérons qu'on ne refusera point au gouverneur général le moyen de rendre ainsi tout à fait salutaire l'influence bienfaisante qu'il a exercée sur l'Algérie.
Alger est un centre où bat une vie indépendante, où coule un sang français nouveau, où une société intelligente et une élite intellectuelle se sont formées, qui en font un des grands foyers humains du vieux monde.
Et la preuve que cette ville rivalise presque en tout avec Paris, c'est qu'au vieux Prado, romantique de la Seine, elle a opposé le Chambige, complexe et décadent, pour qui on a été d'ailleurs plus sévère ici que là-bas ; car, ici, on a vu de plus près ce vilain crime, dont les petits, les menus détails révoltants ont inspiré une universelle répulsion pour ce raté de la vie et de la mort, qui afin d'expliquer l'écart de la troisième balle, après la justesse des deux premières, n'a rien trouvé de mieux que de communiquer au public palpitant les lettres d'amour de celle qu'il avait suicidée héroïquement.
On nous a dit, pour expliquer cette attitude peu conforme aux traditions de la galanterie française, que la sensibilité de son âme était d'une espèce si rare, que les gens d'une droiture vulgaire n'y pouvaient rien comprendre.
N'aurait-il pas mieux valu, pour la pauvre femme victime de sa supériorité sentimentale, qu'il eût montré moins de sensibilité et de délicatesse ?
Le désir ne m'est pas venu de demander l'autorisation de visiter ce criminel illustre dans son cachot ; mais j'ai pu voir, le jour même où deux des leurs allaient repartir pour l'immense désert inconnu qui va de nos possessions à l'Afrique centrale, les sept Touaregs faits prisonniers l'an dernier par les Chaamba.
Il est bien rarement donné à des yeux européens de pouvoir contempler des Touaregs, ces mystérieux et terribles cavaliers qui rôdent sur nos frontières. Deux hommes seulement jusqu'ici ont donné sur eux, sur leurs immenses confédérations qui vont du Soudan et de l'Égypte à l'océan Atlantique, quelques détails un peu précis : ce sont les voyageurs Barth et Duveyrier.
Le dernier Européen qui ait pénétré sur leurs territoires est le malheureux colonel Flatters, qui fut massacré par eux avec toute la colonne qu'il commandait. On se rappelle comment il fut surpris auprès d'un puits, avec son état-major et toutes les bêtes de somme qu'on chargeait d'eau, entouré et mis à mort. On se rappelle aussi l'épouvantable fuite, la retraite horrible des survivants restés à garder le camp, qui, sans eau, sans chameaux, partirent à travers le sable, et, après quelques jours de marche, sentant qu'il fallait s'entre-tuer et s'entre-manger, se mirent à marcher isolément, à portée de fusil l'un de l'autre, et se cachant, se rasant comme des gibiers derrière toutes les saillies du sol. Un soir enfin, le premier duel eut lieu ; le premier mort, frappé d'une balle, roula sur le sol, et tous accoururent à cette curée humaine. Un Arabe, armé d'un couteau, s'improvisa boucher, dépeça et distribua la victime aux camarades, qui se sauvèrent avec leurs parts, et reprirent, loin [l'un] de l'autre, leur marche terrible.
Et, durant plus d'une semaine, le monstrueux combat recommença chaque jour et chaque jour les misérables dévoraient un des leurs. Le dernier tué et mangé ainsi fut le maréchal des logis Pobéguin. Le lendemain, les secours envoyés d'Ouargla rencontraient les débris de la colonne. Depuis ce moment, aucun contact n'avait eu lieu entre les Touaregs et nous.
Or, l'an dernier, une troupe de ces enragés pillards se mit en route pour venir razzier les chameaux de nos tribus de l'extrême Sud, les Chaamba. Ce détachement, fort de quarante hommes, monté sur des méhara coureurs, surprit en effet les troupeaux de leurs ennemis et les enleva.
Mais, dans le désert, comme ailleurs, tout se sait, et les Chaamba, prévenus, partirent au nombre de trois cents pour couper la route au convoi, et ils allèrent l'attendre au puits, où ne pouvaient manquer de venir boire les Touaregs. Ceux-ci, qui peuvent rester six jours sans manger et trois jours sans boire, arrivèrent avec leurs bêtes volées et aperçurent les Chaamba prêts à combattre. Les Touaregs, malheureusement pour eux, s'étaient divisés en deux troupes, et cette bande, forte de vingt hommes seulement, exténués de faim et de fatigue, ne pouvait guère livrer bataille à trois cents Chaamba. S'ils eussent été réunis, ils auraient pu attaquer et vaincre, car ce sont d'intrépides soldats.
Les Chaamba, de leur côté, en gens prudents, parlementèrent, reprirent leurs chameaux et laissèrent passer leurs ennemis. Mais ils avaient remarqué leur petit nombre et, au lieu de repartir immédiatement, comme les autres (avaient espéré, ils demeurèrent au puits, pour attendre. La seconde troupe de Touaregs y arriva, en effet, parlementa également, fut désarmée après promesse de la vie sauve. Mais les promesses arabes sont peu sûres et, le lendemain, le massacre commença. Cependant, un Chaamba, homme d'honneur, étendit son burnous sur un Touaregs qu'il connaissait. Ceux qui vivaient encore, profitant de ce geste protecteur, se jetèrent sur le burnous, et furent ainsi épargnés.
Les Chaamba nous les livrèrent.
Donc, grâce à la complaisance de M. le capitaine Bissuel – qui publie, ces jours-ci, un volume de tous les renseignements recueillis de leur bouche, et qui a pu, en leur faisant exécuter avec du sable la carte en relief de leur pays, la reconstituer, si concordante avec les données existantes qu'elle semble scrupuleusement exacte – j'ai vu, assis dans un petit bâtiment peint à la chaux, ouvert sur les terrasses du fort d'Alger, qui ferme la ville à l'est et qui domine la rade et le port, ces grands guerriers qui sont, en réalité, des guerriers d'Homère, maigres, vêtus d'étoffes noires, la face cachée comme celle des femmes, à cause des sables brûlants, ne montrant, sous le double voile, noir aussi, qui couvre le bas et le haut du visage, que des yeux sincères et luisants.
Ils ont avec eux un nègre qui porte six doigts à chaque main. J'ai dit que ce sont des guerriers d'Homère. Ils ne vivent que pour la guerre, ne respectent et ne comprennent que cela. Les nobles, car c'est un pays de féodalité absolue, toujours à cheval, ou plutôt à méhari, toujours en éveil, toujours sur leurs gardes, protègent et défendent leurs serfs et, sans cesse, attaquent le voisin. Car, faire la guerre, pour eux, c'est piller.
Quand on leur demande pourquoi ils combattent ainsi des gens qui ne leur ont rien fait, ils répondent avec étonnement : « Je comprends qu'on n'attaque pas un vieillard, un infirme ou une femme ; mais un homme comme moi, pourquoi ne l'attaquerais-je pas ? »
Profitant de leur captivité, l'éminent directeur de l'École supérieure des lettres d'Alger, M. Masqueray, a pu apprendre leur langue, refaire la grammaire touareg, traduire leurs récits et se renseigner sur leurs mœurs et leurs usages.
Il a fini, d'ailleurs, par les aimer pour leur bravoure, leurs sentiments héroïques, leur prodigieux mépris du danger et de la mort. Une seule chose chez nous les a effrayés : les grands navires qui marchent sur l'eau ; car ils n'avaient jamais vu la mer.
Ils combattent avec des lances de fer, se mettent en selle d'un seul bond, sur le dos du chameau, dont ils ont abaissé la tête pour prendre un point d'appui, et ils le dirigent par des pressions sur le cou, avec leurs pieds, qu'ils ont fins et délicats, car ils ne marchent presque jamais.
Le gouverneur général vient de renvoyer deux de ces prisonniers dans leurs tribus, afin d'engager des relations avec ces peuples et de les décider à venir réclamer ceux que nous avons gardés.
Quand arriveront-ils chez eux ? Dans deux mois au plus tôt !