Chroniques. Année 1883

Pot-pourri (Le Gaulois, 3 janvier 1883)

Comme elle est étrange cette foule des jours de fête, gauche, maladroite, endimanchée, drôlement inhabile à circuler, à se ranger, encombrant les trottoirs, sorte de pâtée grouillante, macaroni humain dont on peut couper les fils.

Et regardons les têtes ! Des têtes de petite ville, des têtes mal coiffées, des têtes grotesques. Ce sont les provinciaux de Paris qui passent.

Les provinciaux de Paris restent les plus endurcis des provinciaux, ceux que rien ne civilisera jamais.

Ils ne savent rien, ne soupçonnent rien de la vie ardente, passionnée, énervante et précipitée de la grande ville qu'ils habitent. Ils sont à Paris comme ils seraient à Clermont-Ferrand, et cela uniquement parce qu'ils sont nés dans une peau de provincial, nés pour habiter une petite ville. Ils sont fermés.

Leurs préoccupations restent bornées par le souci du ménage et de la place qu'ils ont ; leurs idées sont limitées par quelques principes transmis dans la famille et quelques notions de politique ; leurs passions n'ont pas d'envergure.

Beaucoup, pourtant, ont vu le jour à Paris, issus de parents parisiens ; et voilà encore les plus provinciaux de tous. Leur rue, leur quartier et leurs quelques connaissances arrêtent leur horizon.

Dans le bas, ce sont de petits marchands rivés à leur comptoir ; la débitante de tabac qui depuis douze ans n'a fait d'autres promenades que celles du boulevard aux jours de fête.

Dans le haut, des employés, des fonctionnaires endormis dans leurs habitudes régulières, gens qui vous invitent à leur dîner de famille et vous font retrouver des sensations oubliées depuis vingt ans, avec de vieux souvenirs de la maison paternelle.

Ils vous servent encore du vol-au-vent, et des petits gâteaux comme on en a mangé dans sa première jeunesse, et des confitures dans un pot de verre évasé.

Et rien ne les pourrait dégourdir. Ils forment une race, la race de province. Cela est dans leur nature, dans leur constitution, dans leur sang. On croit souvent que ce provincialisme tient à leur position modeste, non pas, car on rencontre à tout moment quelque employé à deux mille francs ; tapis tout le jour dans quelque sombre bureau, et sortant de là pour courir la ville, les théâtres, les salons, Parisien jusqu'aux moelles à qui rien n'échappe de toutes les nuances infinies, imperceptibles, bizarres, opposées et diverses dont est fait l'esprit parisien.

Rien n'est triste et désolant comme les boulevards, un jour de fête.

On répète souvent que les Parisiens sont les seuls à ignorer Paris. Ils en savent juste ce qu'il en faut savoir : c'est qu'ils en respirent l'atmosphère. Le provincial visite les monuments, mais il vous soutiendra avec énergie et naïveté qu'on absorbe à Paris le même air qu'à Lyon ou qu'à Rouen, avec cette seule différence que l'air de Paris est moins sain.

Les provinciaux de Paris respirent sur le boulevard ou dans les Champs-Élysées le même air qu'à Rouen ou qu'à Lyon, et voilà tout ce qui les distingue.

Il serait inutile de leur expliquer cette subtilité, car ils ne la saisiraient pas.

Quant au Parisien, il faut avouer qu'il est aussi bien enfermé dans le cercle de ses habitudes et qu'il ne voit guère ce qui se passe autour de lui.

On pourrait chaque jour lui signaler quelqu'une des étranges et cocasses choses dont le mystérieux Paris fourmille ; et il lèverait les bras d'étonnement.

On a parlé déjà plusieurs fois dans les journaux d'une religion, ou plutôt d'une secte nouvellement établie ici, et qui s'appelle l'Armée du Salut. Les meilleures farces du Palais-Royal n'atteignent pas au niveau de ce qu'on raconte de cette association religioso-militaire.

Cette église d'opéra-bouffe, dont seul le grand Offenbach aurait pu composer les airs sacrés, a pour chef une jolie femme anglaise qui porte, dans l'exercice du culte, le titre de général. Deux officiers d'état-major, deux hommes, l'aident dans ses fonctions.

On se réunit dans un grand bâtiment, là-bas, vers la Villette.

On boit, on mange, on chante des psaumes et on se confesse en public.

Chaque adhérent a un grade comme dans la territoriale.

La confession publique forme le plus grand attrait des séances et amène les aveux les plus drôles.

« Je m'accuse d'avoir fait des choses dégoûtantes », dit une jeune fille. Oh ! Mademoiselle !

Des fumistes s'en mêlent, apportant des révélations stupéfiantes qui font dresser les cheveux de l'auditoire.

Mais la sainte association a trouvé le moyen d'empêcher les horribles confidences. Aussitôt qu'un pénitent passe les bornes de la décence, toute l'assistance entonne un psaume qui couvre les dangereuses paroles.

Je ne voudrais point médire des braves gens qui cherchent le salut dans ces pratiques respectables mais comiques. Une citation me dispensera de parler davantage de ces sortes de dissidents.

Il existe un livre très rare d'Henry Monnier, qui a pour titre Les Bas-Fonds de la Société. On n'en saurait conseiller la lecture. On trouve là-dedans quelques perles, et, entre autres, un dialogue étourdissant de drôlerie entre deux ouvriers, intitulé : L'Église française. C'est toute l'histoire, en quelques pages, d'une église qui rappelle un peu celle du célèbre abbé Loyson.

Boireau et Forget, deux ouvriers, se retrouvent et entrent ensemble au café. Forget est préoccupé, inquiet, et finit par avouer le souci qui le tracasse.

Marié en fait, mais non en droit, comme disait un témoin de l'affaire Peltzer, il vient d'avoir une fille et l'annonce à Boireau.


BOIREAU

Après.


FORGET

Eh ben sa mère veut absolument qu'on la baptise.


BOIREAU

Tiens. Tiens, tiens.


FORGET

Et tel que tu m'vois, j'suis en train d'sercher un prêtre ; alle en veut, alle en a besoin, y en faut, aile en rêve.

(Mais Forget est fort perplexe, ne se trouvant pas dans une situation très régulière. S'il va trouver un prêtre, il faudra avouer qu'il n'est pas marié.)

Ça, vois-tu, ça m'écœure. Quoi leur y répondre, quoi, dis-je ?


BOIREAU

J'en sais rien, mais disant qu'tu l'es, tu mens pas.


FORGET

Oui, mais avec une aut', elle aussi... Enfin, si faut que j'te dise ?


BOIREAU

Dis toujours, accouche, conte ton conte, va bon train, aie pas peur.


FORGET

Eh ben non, j'ose pas, v'là le fait.

(Alors, Boireau indique une église réformée dont il parle avec un enthousiasme délirant.)


BOIREAU

C'est mieux qu'les protestants, mieux qu'les juifs, mieux qu'les catholiques, mieux qu'tout. Eune nouvelle religion, vois-tu, c'est-à-dire que c'est la seule, l'unique, la vraie, la seule au monde dans deux ans. Tout c'qu'on y débite, un enfant le comprendrait, vu d'abord qu'c'est en français ; pisqu'c'est c'te religion-là la religion du peuple, eune religion, pour te finir, eune religion qu'on y fait tout c'qu'on veut ; on rend compte de c'qu'on fait à personne.


FORGET

Et on y baptise ?


BOIREAU

Si on y baptise ?...


FORGET

Oui.


BOIREAU

Tout c'qu'on y présente.


FORGET

Et tu crois qu'moi, y m'nant ma p'tite.


BOIREAU

T'auras pas seulement l'temps d'te r'tourner, a sera baptisée. — Eh ben, vieux, voyons, franchement, ça t'chauffe t'y ?

(Forget perd la tête de joie, demande l'adresse, le nom du chef – « chef-prince, primat des Gaules, l'abbé Chatel ». Et les deux amis se séparent après un long dialogue infiniment amusant.

Quinze jours plus tard ils se rencontrent de nouveau, et Boireau s'informe du baptême.)


FORGET

En v'là un prêtre. Si tous étaient comme ça, vois-tu !...


BOIREAU

Va j't'écoute.


FORGET

... Oui. J'vois la maison qu'tu m'avais dit, j'demande au concierge qu'était une portière, j'demande m'sieu Duchatel.


BOIREAU

Chatel que j't'avais dit.


FORGET

... Quoi qu'y fait qu'alle ajoute. Y dit la messe que j'reprends... La messe en français. – Voyez dans la cour, qu'a dit, la première écurie à main gauche...

J'entre donc dans la cour : je serche, je serche et j'découvre eune tite croix sus eune porte. Ça doit êt' là que j'me dis. Je frappe, et j'entends quéqu'un qui m'crie : « Entrez ! » J'entre et j'vois dans n'eune grande salle des chaises, des bancs, des tabourets, pis des chandeliers avec un prêt' qui disait la messe à deux vieilles femmes, deux vieux bas d'buffet qu'écoutaient... J'vas tout d'suite au prêt' et j'y dis : Pardon excuse si j'vous dérange, m'sieu Duchatel que j'y dis, c'est-y vous ?


BOIREAU

Chatel que j't'avais dit.


FORGET

Oui. J'aurais deux mots à vous dire. Je suis à vous qui dit. J'ai core quelques bredouilles à débiter. Allez faire un tour su l'boulevard. J'en ai pas pour longtemps...

(Forget fait un tour, entre chez le chand de vins, puis revient.)

... Allez vot'train, qui m'répond, j'vous écoute. V'là la chose. J'ai eune enfant, eune tite fille, eune mômesse, eune moutarde, avec une femme avec qui que je n'suis pas marié, vu qu'alle l'est, moi aussi.

— Très bien, qui dit.


BOIREAU

Quand j'te disais !


FORGET

Alle a comme envie d'la faire baptiser. Y a pas d'mal à ça, qui dit ; si ça y fait pas d'bien, ça peut pas y faire de mal... Mais là, vois-tu, tout comme j'dis.


BOIREAU

Le roi des hommes !

(Forget invite à déjeuner l'abbé Chatel après la cérémonie. L'abbé accepte avec entraînement, Forget perd la tête de joie : « J'étais content, vois-tu, j'l'aurais embrassé si j'eus osé... J'avoue sur ça que j'y ai serré la main et de bon cœur. »)


BOIREAU

Tu l'devais. Hein, qué brave homme.


FORGET

Je l'regarde comme mon s'cond père. – Et ma femme, faut la voir, ma femme avec lui. Il y dit des choses, vois-tu, mais des choses... – qu'un sapeur en rougirait. […]


On pourrait rougir aussi aux confessions publiques de l'Armée du Salut.

Église de l'abbé Chatel, église de l'abbé Loyson, église de la jolie générale anglaise, tout cela se vaut, à peu près.

Chez le ministre (Gil Blas, 9 janvier 1883)

Les journaux nous ont annoncé l'autre jour un fait absolument surprenant. Un étudiant, M. Martin, vient de se voir exclu pour la vie des Facultés de l'État, c'est-à-dire mis dans l'impossibilité d'exercer jamais une carrière exigeant des diplômes, d'être avocat, médecin, etc., pour avoir collaboré à un petit journal grivois, nommé La Bavarde.

Cette décision du conseil de l'instruction publique semble si monstrueuse, si invraisemblablement révoltante qu'on hésite d'abord à y croire. Comment, voici un homme exclu d'une bonne moitié des professions libérales pour avoir écrit quelques articles moins impudiques, assurément, que les œuvres d'Aristophane, d'Apulée, d'Ovide, de Plaute, de Rabelais, de Brantôme, de La Fontaine, de Boccace, de Voltaire, de Rameau, de Diderot, de Th. Gautier (voir le Parnasse satyrique), et de bien d'autres. Voici un homme privé de tout moyen d'existence s'il se destinait à la médecine, puisqu'on ne peut exercer cet art sans l'autorisation de l'État, privé de tout moyen d'existence s'il voulait être avocat, puisque ce brevet de bavard patenté doit être signé par des hommes autorisés, et cela, parce qu'il a plaisanté, sans doute, sur les diverses manières de faire des enfants, car le délit d'outrage aux bonnes mœurs ne vise guère que cet acte honorable et si naturel auquel tout le monde se livre régulièrement et sans lequel l'humanité n'existerait pas.

Ce qu'il y a de particulièrement frappant dans cette affaire, c'est, d'abord, l'incroyable abus d'autorité qu'elle renferme, puis la tendance de plus en plus marquée de nos ministres vers l'ancienne morale autoritaire des gouvernements ecclésiastiques. Ne croirait-on pas, en effet, lire un arrêt d'un antique tribunal d'évêques gouvernant quelque université de Salamanque ?

Quant à M. Martin, s'il a quelque talent, ce que j'ignore, je le félicite sincèrement de la mesure qui le frappe. Le voilà du moins bien certain d'échapper à l'influence abrutissante des hautes écoles de l'État.

On se demande depuis longtemps d'où vient l'impuissance artistique des universitaires. Voici peut-être le problème résolu. C'est sans doute à leur extrême chasteté qu'on doit attribuer leur stérilité littéraire.

Puisque nous sommes dans le département de l'instruction publique, restons-y.

On a beaucoup remarqué, ces jours derniers, qu'aucun homme de lettres n'avait été décoré à l'occasion du jour de l'an, et on a cherché bien des raisons à cette exclusion qui paraît systématique depuis plusieurs années.

En principe, je ne vois aucun mal à ce que les hommes de lettres ne soient pas décorés, par ce simple motif qu'un ministre n'est en aucune façon compétent pour apprécier leurs mérites. Nous en avons un exemple sous les yeux. Voici M. Duvaux, qui fut professeur de troisième, et dont l'autorité est incontestable quand il s'agit de barbarismes ou de solécismes dans un thème latin, mais dont l'incompétence devient flagrante s'il s'agit de juger la valeur d'hommes comme MM. Leconte de Lisle, Banville, Barbey d'Aurevilly, Zola, Armand Silvestre, Catulle Mendès, Léon Cladel, Jean Richepin, Daudet, etc.

On aurait haussé les épaules de pitié devant la prétention d'un élève de M. Duvaux qui aurait voulu apprécier la capacité de son professeur ; mais la distance est infiniment plus grande entre les maîtres de l'art français et cet ancien maître de latin, qu'entre lui et ses écoliers.

J'ai entendu dire bien des choses sur cette question de décoration. Des hommes – et ils sont nombreux soutiennent cette thèse : on ne décore que ceux qui peuvent donner quelque chose ; on décore les peintres qui peuvent donner des tableaux, les sculpteurs qui peuvent donner des statuettes, les collectionneurs qui peuvent donner des bibelots, les chapeliers qui peuvent donner des chapeaux, les restaurateurs qui peuvent donner des dîners, les journalistes qui peuvent donner un coup d'épaule, mais jamais les simples hommes de lettres qui ne peuvent rien donner du tout.

Ce sont là des calomnies, je pense.

Pour les journalistes, la question est spéciale. On décore les journalistes qui rendent des services au pouvoir, comme on décore les employés de ministère qui ont rendu des services à l'administration.

On récompense de fidèles serviteurs, voilà tout. La question de talent n'a rien à voir là-dedans. On vient de donner la croix à M. Laffitte, qui l'a certes méritée par ses bons offices envers le gouvernement, mais qui n'avait assurément pas la prétention de l'obtenir par ses mérites d'écrivain.

On reste parfois stupéfait de voir le ruban rouge sur certaines poitrines ; et on se dit : « Comment, X... est décoré, alors que Wolff et Chapron ne le sont pas ? »

Et voilà la preuve que le talent ne compte pour rien en cette question. Écartons M. Wolff comme rédacteur d'un journal réactionnaire. Pourquoi M. Chapron n'est-il pas chevalier ? Pourquoi ? Parce qu'il est un indépendant et nullement un officieux.

Je me hâte d'ajouter que le hasard des distributions a fait quelquefois aussi tomber cet emblème sur des journalistes de grand mérite.

Quant aux hommes de lettres, on dirait que les ministres jouent à colin-maillard quand il s'agit de leur poser la croix. L'élève Émile Augier est premier avec le ruban de grand officier, et l'élève Victor Hugo vingtième avec le ruban de simple officier, les élèves Taine et Leconte de Lisle cent cinquantièmes, avec un petit ruban de chevalier.

L'élève Barbey d'Aurevilly n'a pas plus de rang que les élèves Catulle Mendès, Silvestre, Richepin.

De son vivant, l'élève Gustave Flaubert avait été classé ex aequo, le même jour, avec l'élève Ponson du Terrail.

Eh bien, mes frères, il ne faut pas en vouloir aux ministres de ces étranges fantaisies. Répétons seulement la parole sainte : « Pardonnez-leur, ô maître, car ils ne savent ce qu'ils font. »

Voici pourtant que le susnommé M. Duvaux vient d'accomplir une chose bien extraordinaire. Parmi les étrangers qui lui étaient présentés, il en a piqué un au hasard de la fourchette et il est tombé sur un homme de grand talent, M. José-Maria de Heredia, pas l'ex-conseiller municipal.

Le ministre ne s'en doutait certes guère, car M. de Heredia n'a publié jusqu'ici qu'une préface fort remarquable, sans doute, mais insuffisante à constituer ce qu'on appelle un bagage littéraire.

Mais le poète, car Heredia est poète, monsieur le ministre, tout comme MM. Silvestre et Catulle Mendès, le poète possède en ses cartons une centaine de sonnets qui peuvent être classés parmi les plus belles choses de la langue française. Je suis bien aise d'en pouvoir faire connaître un au grand maître de l'Université, en le félicitant sincèrement de son choix :


« LES CONQUÉRANTS

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,

Fatigués de porter leurs misères hautaines,

De Palos, de Moguer, routiers et capitaines

Partaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal

Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines.

Et les vents alizés inclinaient leurs antennes

Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,

L'azur phosphorescent de la mer des Tropiques

Enchantait leur orgueil d'un mirage doré ;

Ou penchés à l'avant des blanches caravelles

Ils regardaient monter dans un ciel ignoré

Du fond de l'océan des étoiles nouvelles. »


Que conclure de cela. Que si MM. Zola ou Barbey d'Aurevilly tenaient à être décorés (ils n'y tiennent guère, heureusement pour eux), ils auraient un moyen bien simple d'y parvenir, c'est de se faire naturaliser Espagnols, Anglais ou Suisses, et on les nommerait, le lendemain, chevaliers de la Légion d'honneur, car il est indubitable qu'on vient de décorer M. de Heredia, écrivain français, uniquement parce qu'il est Espagnol.

Une autre raison s'oppose encore à la décoration des hommes de lettres. C'est qu'il est d'usage constant de ne donner la croix qu'à ceux qui l'ont demandée.

Cette règle est inflexible. Quand la démarche n'est pas faite personnellement elle doit être accomplie au moins par un ami. Il faut être souples, mes frères.

D'où il résulte ceci : ce n'est pas le gouvernement qui juge la valeur de l'homme qu'il va récompenser, mais c'est le candidat qui apprécie lui-même s'il est mûr pour cette distinction. Il se dit : « Voyons, n'est-il pas temps de me faire décorer ? J'ai fait ceci, j'ai fait cela. Mais certes, je le mérite ! Et mille fois ! Écrivons au ministre.

Et si on ne me rend point justice, j'ai mon journal, nous verrons. " Et il écrit, en faisant valoir ses titres. Le ministre, qui ne le connaissait pas une heure auparavant, lit sa lettre avec attention, puis, comme il a peur de se tromper, il écrit en marge : à Examiner avec soin. » « Avec soin » équivaut à une recommandation dont tient compte le directeur, qui donne un avis favorable. Et c'est fait.

Quant à ceux qui sont trop fiers pour tendre la poitrine, ils peuvent attendre sous l'orme. N'est-ce pas le comble du grotesque ?


P.-S. J'apprends au dernier moment que M. José-Maria de Heredia a été décoré directement par M. le ministre des Affaires étrangères. Je retire donc mes félicitations à M. Duvaux et je les présente à M. Duclerc.

Méditations d'un bourgeois (Le Gaulois, 31 janvier 1883)

M. Pomarel vient de lire ses journaux. Il se lève et marche avec agitation, en parlant tout haut.

— Bêtise, gâchis, ignorance ! Rien ne manque à la situation. Personne ne l'ignore hormis les députés ! Et tout le monde le leur dit ; et ils sont si bêtes qu'ils s'imaginent qu'on leur fait des compliments. Quant à moi, je n'y comprends rien ; et je ne suis pas le seul. Je voudrais cependant me faire une idée à peu près nette sur les causes de cet état.

La République ! Ah ! Quelle foi j'avais dans ce mot ; et comme je criais de bon cœur : « Vive la République ! » J'oubliais alors que, sans les hommes, le mot n'est rien.

« En République, vous aurez la paix, la tranquillité, le bien-être, le travail, le sommeil paisible et l'esprit calme », disait-on. Vas-y voir.

Ça allait à peu près, pourtant ; puis voilà que ces gueux de députés troublent tout, tournent les têtes, affolent le pays, rendent monarchistes les plus sensés républicains comme moi, et révolutionnaires les hommes les plus pacifiques ! Ganaches, va !

Et pourquoi ? Parce que le prince Jérôme Bonaparte a lancé un petit manifeste que tout le monde avait pris d'abord pour une blague.

Mais M. le comte de Chambord en avait déjà fait, des manifestes, qui n'ont troublé personne.

Alors pourquoi ce grabuge ?

La République éperdue expulse les princes auxquels elle a confié précédemment les plus grands commandements militaires du pays.

Elle leur a rendu leurs biens confisqués jadis. Elle les a accueillis comme des enfants de France, fidèles et sans arrière-pensée.

Aujourd'hui elle les chasse ? Sans aucune raison. Sans aucun prétexte.

Pourquoi ce changement, cette peur, ce trouble, cette faiblesse, ces précautions, cet affolement ?

C'est que M. Gambette est mort.

Qu'était donc M. Gambette ? Un grand orateur ? Un grand homme de guerre ? Un grand politique ? Ou seulement une grande figure intègre autour de laquelle pouvaient se grouper tous les honnêtes gens ?

Mais non. Un simple jeteur de poudre aux yeux ! Un tribun dont la puissance reste inexplicable.

Il a charmé les foules, gouverné la France et dirigé les Parlements avec une faconde du plus mauvais goût. Ses proclamations emphatiques, pendant la guerre de 1870, resteront comme des modèles d'éloquence grotesque ; et le meilleur de ses discours ne peut être relu sans qu'on demeure effaré devant l'incorrection des phrases, la boursouflure des mots, la banalité des idées, le vide général de l'ensemble. Il savait uniquement faire ronfler des lieux communs.

Il a trouvé, il est vrai, quelques formules caractérisant les situations d'une façon merveilleusement précise. " Se soumettre ou se démettre " demeurera un mot historique. Mais ce sera là tout.

Il a échoué en tous ses projets ; il est tombé chaque fois qu'il a voulu monter ; toutes ses espérances ont avorté. Sa politique était contestée, même par les gens de son parti. On se demandait, dans les derniers temps, s'il était quelqu'un et s'il serait jamais quelque chose.

Beaucoup le considéraient comme usé, fini, à réformer.

Il meurt. Et brusquement son influence apparaît si prépondérante que, lui disparu, il semble que la France ait perdu sa béquille. Des gens se mettent à crier « Gambetta est mort ! Vive l'empereur ! »

On cherche ses grandes actions, on ne trouve que des ratages ; on cherche ses grands mérites, on ne rencontre que de grandes phrases.

Et cependant il fut quelque chose : un charmeur de foules.

Peut-être avait-il simplement ce mystérieux pouvoir de domination que certains êtres ont possédé, cette influence sur les hommes, cette faculté de commander et d'être obéi, aimé, suivi sans résistance : ce don de fascination accordé aux prophètes, aux bavards et aux conquérants, ces meurtriers. Hoffmann, dans un de ses contes, parle d'un être difforme à qui une fée octroya la faculté surnaturelle de paraître toujours ce qu'il n'était pas. M. Gambetta était peut-être un protégé de cette fée, un de ces privilégiés.

Sa mort nous en est une preuve. Elle fut piteuse et presque risible. Et personne cependant n'eut l'envie ou la pensée d'en rire. Pourquoi ? Ses ennemis eux-mêmes se sont tus. Un roi serait mort ainsi, on l'aurait chansonné le lendemain.

Une blessure ridicule dans une bataille galante, diton. Il perd connaissance d'émotion. Dix médecins affolés accourent, le soignent comme un malade de Molière. Mais, en cette assemblée de docteurs, M. Purgon manquait, qui se fût préoccupé de l'état intérieur.

Avec des mots dignes de l'ancien vocabulaire comique, les hommes de science ont ensuite expliqué comment une constipation mal soignée, ayant amené une inflammation, une lésion suivit qui détermina la mort.

C'est du moins là ce qu'on a compris sous l'accumulation de termes baroques dont nous étourdissent les savants. « Trop d'expressions techniques et pas assez d'huile de ricin », semble le résumé de la situation.

Puis on nous a parlé d'un mal innommable qui travaillait depuis longtemps ce corps fatigué. On nous a décrit si complaisamment l'effroyable pourriture de ce cadavre qu'une puanteur semblait couvrir la France. On s'étonnait, le jour du convoi, de ne point voir du chlore au coin des rues, et de l'acide phénique dans les ruisseaux.

Et cependant il ne s'est rencontré aucun adversaire pour se servir de cette maladie réputée honteuse, pour lancer des insinuations et des attaques perfides.

Son prestige le suivit jusqu'après la mort ; un grand respect l'entoura ; ses funérailles furent magnifiques. Et le pays entier eut la sensation profonde qu'un grand homme venait de disparaître.

Certes un grand homme venait de disparaître, grand, parce qu'on s'était accoutumé à voir un chef en lui.

Il était, dans l'esprit de tous, le chef de la République ; il était le chef occulte de la Chambre. Et, la preuve, c'est que, lui parti, la Chambre devient folle, agitée de terreurs enfantines, épouvantée par des fantômes. Il faut à cette nation une idole et un maître. Tant pis pour elle ; c'est ainsi. L'assemblée qui représente le pays, ayant perdu son chef, a perdu la tête.

Quand l'illustre ancêtre de M. Gambetta, énorme et malsain comme lui, la peau verdie par des bains de mercure, Mirabeau-Tonneau, mourut, le visage et l'esprit sereins, inquiet seulement des événements qu'il ne pourrait plus arrêter ; lorsqu'il eut demandé, dominant ses atroces douleurs, qu'on jetât sur son lit des parfums et des fleurs pour s'évanouir dans un rêve, et qu'il eut bu la coupe qu'il croyait contenir de l'opium, et qu'il eut fermé les yeux pour toujours, le roi sentit qu'il avait perdu le seul homme capable de sauver la monarchie, et une panique passa sur la Cour.

Aujourd'hui, après la mort de cet autre puissant tribun, ce sont les républicains qui semblent émus de peur, qui s'affolent, et dressent des listes de proscription, et se barricadent comme si les rois allaient, à leur tour, les chasser.

Ils dressent des listes de proscription. On commence par les princes, mais on finit par les bourgeois qui croyaient à la liberté.

Voilà le danger, pour nous, pour moi.

Et je riais, oui, je riais, imbécile, quand on me racontait les visites de M. Estancelin au château d'Eu.

Chaque fois, dit-on, qu'il entre dans cette habitation des princes, il passe une sorte de visite de commissaire-priseur, s'arrête, inquiet, devant les meubles nouveaux, hausse les épaules devant les installations récentes, les changements, les embellissements du domaine, et, d'un ton navré : « Encore des dépenses, encore des achats, encore des bibelots, encore des tapisseries, encore des folies ! Quand donc vous déciderez-vous à vendre tout cela, tout, et à n'avoir ici que des sacs de voyage, rien autre chose, croyez-moi ! Dans votre situation, n'achetez que ça, ayez-en partout. »

Et les princes s'amusaient de cette boutade, et les princesses la trouvaient délicieuse.

Qu'en disent-ils aujourd'hui ?

Donc on veut exiler les princes. Mais cela prouve qu'on en a grand'peur ; et, si on en a grand'peur, je conclus que la République, dont le principe fondamental est la liberté, se sent bien faible.

Mais si la République se sent bien faible...

M. Pomarel s'arrêta, réfléchit, puis se dirigea vers son bureau.

Il en tira un paquet de cartes de visite portant

« Pomarel, commerçant », puis un paquet d'enveloppes ; il introduisit les unes dans les autres et se mit, de sa plus belle main, à écrire des noms.

C'étaient :


« Monseigneur le comte de Paris.

Monseigneur le prince de Joinville.

Monseigneur le duc d'Aumale, etc. »


Et quand il eut épuisé ses enveloppes, il les cacheta en murmurant

— Il est toujours inutile que la poste voie mon nom. Mais les princes peut-être le retiendront et s'en souviendront... un jour...

Il y a beaucoup de Pomarels en France.

L'exil (Le Gaulois, 8 février 1883)

L'exil est assurément la plus terrible des peines dont on peut frapper certains hommes. En dehors de ce sentiment idéal qu'on appelle « l'amour de la Patrie », il existe une singulière tendresse, une tendresse instinctive et presque sensuelle, pour le pays où nous sommes nés, qui nous a nourris de son air, de ses plantes et de ses fruits, de la chair de ses bêtes, du jus de ses vignes et de l'eau de ses sources.

Notre corps est fait de sa substance ; nos organes sont accoutumés à sa température et à ses formes ; notre peau a le ton et la résistance que donne son soleil et qu'exige son climat. Nous sommes les fils de la terre plus encore que les fils de nos mères. L'homme n'est plus le même à vingt lieues de distance, parce que chaque parcelle de pays le fait et le veut différent.

Exiler, c'est arracher l'être de son sol, rompre les racines de ses habitudes et de sa vie, pour les porter sur une terre où il ne s'acclimatera peut-être jamais. C'est ajouter une souffrance physique, incessante et cruelle, à la souffrance morale, non moins douloureuse.

L'exil est le moyen dont se servent le plus souvent les gouvernements pour se débarrasser des gens qu'ils craignent ; mais le contrecoup fait que, bien souvent aussi, ceux-ci finissent par jeter par terre le pouvoir qui les a bannis.

L'histoire est pleine d'exemples consolants qui devraient être un enseignement pour ceux qui règnent.

Un homme emprisonné injustement peut oublier ; un banni ne pardonne jamais. Les plus terribles adversaires de l'Empire furent ceux qu'il avait chassés de France. Il en est aujourd'hui qui siègent à la Chambre : qu'on leur demande si leur colère est éteinte.

Il semblerait, si la logique gouvernait les esprits, que l'exil dût être le plus détestable des moyens pour rendre inoffensifs ceux qu'on redoute : vu qu'il les fait dangereux et actifs, de tranquilles qu'ils étaient.

Il leur rend leur liberté d'action, les soustrait à la surveillance, les affranchit de tout scrupule, de toute contrainte morale, les dégage même des intérêts qu'ils pouvaient avoir à ménager. Prenons un exemple et admettons que Mgr le duc d'Aumale ait pu songer un instant à s'emparer du pouvoir.

Il aurait assurément balancé le pour et le contre, se disant :


— Je vais risquer une grosse aventure. Quel bénéfice en tirerai-je, si je réussis ? Je ne suis plus jeune. Je n'ai pas d'enfants. Il faudra donc laisser ma succession à un neveu. En outre, je puis être détrôné du jour au lendemain, en ce pays qu'une révolution secoue tous les dix ans ; il est même bien invraisemblable, dans l'état actuel des esprits, que je me maintienne, de toute façon, plus de dix ans.

« Il faudra habiter l'Élysée, ce qui ne vaut pas les Tuileries. Je ne dormirai jamais tranquille.

« Si j'échoue, je serai peut-être exécuté ; mais assurément banni.

« Or, je suis colossalement riche. J'ai des palais que des rois ne possèdent point. Je suis prince, entouré, respecté. Chantilly est plus magnifique que n'était Compiègne. Je puis recevoir en frère tous les souverains du monde qui traverseraient ma patrie. Mon ambition n'est pas démesurée, mes goûts ne sont pas excessifs ; et, si mon pays courait un danger, je le pourrais défendre, étant un de ses premiers chefs militaires.

« Ne serais-je pas bien fou d'abandonner le certain pour l'inconnu ; de jouer la tranquillité de ma vieillesse, de risquer tout ce que je possède pour conquérir un pouvoir qui me donnerait bien peu en plus. Restons ce que nous sommes. »


Mais si le gouvernement bannit le duc d'Aumale, lui fait perdre sa fortune, ses propriétés, son luxe, toute l'opulence et tout le bonheur de sa vie, ce prince, dès lors, n'a plus rien à ménager ; il ne pourrait que gagner à tenter un coup d'État, à renverser le pouvoir qui l'a chassé.

Les prétendants opulents et heureux ne sont guère à craindre : seuls les prétendants faméliques sont redoutables.

J'ai vu des exilés.

Je suivais depuis six jours, à pied, sur les côtes de la Corse, la grande route qui, partant d'Ajaccio, contourne la mer en montant vers le nord. La montagne inculte et riche était plantée de châtaigniers, d'oliviers, d'orangers et de maquis. En traversant les villages, je rencontrais des tas de paysans inactifs, assis à l'ombre, sur des bancs de granit, vêtus de vestes sombres et coiffés de chapeaux noirs à larges bords, des hommes petits et bruns, rappelant un peu les Bretons. Les femmes, graves, ressemblaient assez aux villageoises d'Alsace.

Or, un soir, comme j'approchais de Calvi, j'aperçus de loin deux grands fantômes blancs, debout sur un petit promontoire en face de la mer.

Le soleil s'abaissait à l'horizon, prêt à plonger dans les flots ; et les deux êtres immobiles semblaient contempler l'astre couchant. J'approchai à grands pas, prenant ces hommes pour des moines en extase devant cette fin superbe du jour. Tout à coup, comme le globe éclatant touchait à l'eau, ils levèrent les bras dans un mouvement grave et magnifique, puis ils les abaissèrent, courbant la tête, courbant l'échine, comme pour saluer le soleil ; et brusquement, ils se prosternèrent, le front par terre, la poitrine par terre, les jambes repliées sous eux.

Et quand je passai tout près je reconnus des Arabes ; c'étaient deux chefs de grande tente, prisonniers pour avoir défendu leur patrie contre les Français envahisseurs.

Quand ils se furent relevés ils regagnèrent à pas lents la forteresse qui les attendait ; ils regardaient toujours la mer.

Là-bas, derrière l'horizon, c'était l'Afrique ! Ils avaient des visages noirs et creusés, de vraies têtes d'oiseaux de proie, une allure majestueuse et résignée.

Je pensais aux lions du Jardin des Plantes, aux vautours en cage, à tous ceux, hommes ou bêtes, que jette loin du sol natal l'odieuse volonté du plus puissant.

Voulez-vous voir des exilés ?

Allez chaque dimanche sur les fortifications de Paris et regardez les petits troupiers qui marchent deux par deux, en parlant du pays. Ils causent de la ferme, des voisins, des amis, des parents. Ils soupirent et parfois pleurent, ces hommes en culotte rouge dont un sabre bat la cuisse. Ils regardent au loin, avec des yeux mouillés, et se rappellent des soirs semblables, quand ils allaient aux nids, quand ils allaient aux noisettes.

On sourit en les voyant passer avec leur air gauche, épluchant une baguette. Trois mois plus tard, un d'eux sera peut-être couché dans un lit d'hôpital, frappé de ce mal étrange qu'on appelle le « mal du pays ». Et si on ne le renvoie point au triste village dont le souvenir le hante, il mourra aussi sûrement que si une balle l'avait frappé au cœur, car ce mal est inguérissable.

En rôdant (Le Gaulois, 14 février 1883)

L'omnibus descendait au grand trot la rue des Martyrs.

Deux hommes, deux amis, étaient assis côte à côte, et causaient.

C'étaient deux ouvriers, de ces ouvriers de Paris, doués d'une intelligence étroite et subtile, très pénétrante et très bornée. Ils parlaient politique.

L'un d'eux dit

— Les députés ne savent pas ce qu'ils font. On dirait une assemblée de fous.

L'autre reprit

— Tant mieux, cela déconsidère toujours le gouvernement. Ne voilà-t-il pas ce qu'on appelle un signe des temps ?

Certes le mouvement le plus accusé de l'opinion, depuis quatre ou cinq ans surtout, est une sorte d'envahissement, jusqu'au peuple, de scepticisme et de mépris intellectuel pour les représentants du pouvoir.

Entrez dans les petits restaurants de Paris, ceux où mangent les travailleurs. Les gens causent, rient et se moquent de leurs élus, parlant d'eux comme ils feraient de bonnes ganaches amusantes pour la foule.

Les cochers de fiacre, devant le kiosque de la station, à côté du sergent de ville qui pointe leurs numéros, plaisantent agréablement les représentants du peuple.

Dans un salon, plein d'hommes connus, d'artistes et de mondains, quand on voit entrer quelque monsieur ignoré et qu'on demande : « Quel est celui-là ? » si on vous répond : « C'est X... un député... » une vague pitié vous prend pour ce pauvre homme.

On est tellement habitué déjà à rire de la Chambre, à la blâmer, à la blaguer, à la bafouer ; ses maladresses sont tellement visibles, ses emballements tellement grotesques, que le métier de député devient une profession comique, qui inspirera bientôt un doux mépris aux petits enfants eux-mêmes.

Quand ils verront passer dans la rue quelque pauvre être d'aspect hétéroclite, ils demanderont avec intérêt, habitués aux railleries répétées de leur père

— C'est un député, dis, papa ?

Et, quand on dîne par hasard avec deux ou trois députés, de ceux qui forment la tête de la Chambre, on s'étonne de trouver des gens intelligents, intéressants, spirituels même parfois.

Un vieux représentant du pays, qui n'est plus rien, expliquait dernièrement ce mystère.

— Ce qui leur manque, disait-il, c'est l'habitude de penser ensemble. Ils n'ont pas d'esprit de corps. Il faut une grande pratique de la politique à une assemblée pour qu'elle devienne intelligente en masse.

Les qualités d'initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme supérieur, pris isolément, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d'autres hommes. L'ensemble d'une assemblée est 'singulièrement inférieur à chaque membre de cette assemblée.

Une citation me fera comprendre.

Voici un passage d'une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751) qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l'esprit dans toute nombreuse réunion :


« Lord Macclesfield, qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l'un des plus grands mathématiciens et astronomes de l'Angleterre, parla ensuite, avec une connaissance approfondie de la question et avec toute la clarté qu'une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l'unanimité, bien injustement, je l'avoue.

Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule. Quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage du bon sens et de la raison pure. C'est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu'il faut s'adresser.

Une collectivité d'individus n'a plus de faculté de compréhension, etc. »


Voilà qui n'est peut-être pas trop mal vu !


Le train allait de Rouen sur Paris.

Nous étions six dans le wagon. Cinq jeunes gens revenaient de faire leur volontariat et parlaient à cœur ouvert de ce métier de soldat auquel tout Français est astreint.

Et tous rapportaient dans leur famille une haine pour le régiment, une exaspération profonde, une joie ardente d'en avoir fini.

Et je pensais : sur dix de ceux qu'on appelle des volontaires, neuf au moins rentrent chez eux avec ce dégoût et cette colère. Et ceux-là sont des bourgeois, des riches, des puissants. Ne voilà-t-il pas un effroyable danger, la fin de l'esprit militaire, l'agonie du patriotisme ?

Ces garçons-là qui auraient marché bravement en cas de guerre ne voudront plus, pour rien au monde, entrer dans un régiment, coucher à la chambrée, vivre de la vie du troupier. Le volontariat tuera l'armée en France.

Pourquoi ? Parce que cette loi, qui semble juste, de l'égalité sous le drapeau est maladroite.

On prend des aristocrates – par aristocrates j'entends des intelligents et des délicats – on les jette dans ce troupeau des lignards, on les force à cette existence brutale de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à bien des choses qui révoltent leurs instincts et leur éducation.

Ils ont, ces jeunes hommes, l'honneur chatouilleux, ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraite, les injurie, leur jette des mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traversent leur épiderme léger et font bouillonner leur sang moins épais. L'officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds à coups de juron, ne reconnaît pas, sous l'uniforme, le jeune homme d'une race plus fine.

On dit : « Cela leur apprend l'égalité. » Essayez donc de fouailler un cheval pur-sang comme un cheval de tombereau, sous prétexte de lui apprendre le fouet !

L'égalité n'existe nulle part. Si Pitou et quelque futur grand artiste passent une année côte à côte, l'artiste sera poursuivi toute sa vie par le cauchemar de cette année de bagne ; il frémira à ce souvenir, il inoculera, malgré lui, à ses fils, la terreur de la caserne.

Les raisonnements magnanimes n'y feront rien. C'est ainsi. La masse de l'armée doit être formée des humbles, des grossiers, des ignorants, de ceux nés pour être peu. Du moment qu'on ne peut pas faire de l'aristocratie du pays l'aristocratie de l'armée, du moment que les garçons nés pour être des officiers ne pourront être que des pioupious, tout mélange apportera le trouble, et dans l'armée, et dans le pays.

Tant pis pour l'égalité !

Voilà ce qu'on arrive à croire quand on entend causer des volontaires.

En séance (Gil Blas, 27 février 1883)

La commission d'examen des livres à introduire dans les bibliothèques publiques, populaires, des lycées et des écoles primaires, se réunit dans une grande salle du Ministère de l'instruction publique.

Les membres entrent peu à peu. Les premiers venus sont les administrateurs des grandes bibliothèques de Paris, puis arrivent quatre directeurs du ministère, puis trois collégiens délégués par les lycées, puis le ministre.

M. Jules Ferry, à son entrée, est salué par des applaudissements sympathiques.

On prend place.

La présidence est donnée à un élève de sixième du Lycée Louis-le-Grand qui représente la jeunesse scolaire. Le ministre s'assied à sa droite, le directeur de l'enseignement supérieur à sa gauche. Chaque assistant a devant lui les volumes qu'il a été chargé d'examiner et dont il doit rendre compte à la commission qui décidera leur admission dans les bibliothèques ou leur rejet.

La séance est ouverte.

Le président prend la parole :


« Messieurs, vous pouvez fumer. Nous fumons dans les classes maintenant. Je vais d'ailleurs vous donner l'exemple. Monsieur le ministre, voulez-vous accepter un excellent cigare qui n'est pas de la régie ? »


M. Jules Ferry prend un cigare et l'allume ; on s'offre des cigarettes et du feu entre voisins. Trois vieux bibliothécaires se mettent à tousser. Le président les regarde en souriant. Il continue :


« Messieurs, nous marchons dans la voie du progrès ; ne nous arrêtons pas en si beau chemin. Jusqu'ici, vos prédécesseurs se sont efforcés de placer uniquement dans les bibliothèques les livres les plus ennuyeux qu'ils ont pu trouver, écrits par d'antiques savants étrangers aux idées nouvelles. Nous allons, si vous le voulez bien, modifier ce système. La science change ses principes tous les quinze ans ; n'introduisons pas dans les esprits des méthodes variables, une instruction aussi peu stable. M. de Buffon fait rire aujourd'hui ; dans cinquante ans, MM. Pasteur, Paul Bert, Berthelot et autres seront devenus ridicules par la vieillerie de leurs doctrines. Or, messieurs, remarquez, s'il vous plaît, que Aristophane, Rabelais, Boccace, Voltaire ne sont pas encore démodés.

« Nous allons donc, s'il vous plaît, admettre en principe qu'on ne recevra désormais dans les bibliothèques que les pures productions de l'esprit, les romans.

« Un excellent exemple analogue vient de nous être donné. Un théâtre d'un nouveau genre ayant ouvert ses portes, des billets de faveur permanents ont été offerts aux élèves des lycées, qui préfèrent, je ne crains pas de le dire, le séduisant ballet d'Excelsior aux ennuyeuses et enfantines expériences de physique de nos professeurs. Une jambe de femme, messieurs, vaut bien la formule x2 + px + q = 0.

« Nous allons donc commencer nos travaux dans cette voie. La parole est à M. le Directeur de l'Enseignement supérieur sur les livres qu'il a bien voulu prendre la peine d'examiner. »


M. le Directeur de l'Enseignement supérieur prend la parole :


« Messieurs, à tout seigneur tout honneur. Il est indiscutable que le livre le plus important publié cet hiver est L'Évangéliste de M. Alphonse Daudet. J'ai donc apporté à l'étude de ce roman tout le soin dont je suis capable et je viens vous proposer son admission dans les bibliothèques de tout ordre.

« Ce qui m'a le plus frappé dans cet ouvrage, c'est l'art merveilleux de conteur que déploie M. Daudet, l'habileté de l'agencement, et le charme extrême et si personnel de cet écrivain.

« Je ne crains pas de placer L'Évangéliste en tête de son œuvre, à côté du Nabab et de Fromont, livres que je mets au premier rang dans mon opinion, sans vouloir pour cela médire des autres. Les préférences sont bien permises. »

M. LE MINISTRE : Je me suis laissé dire qu'il était question de religion dans L'Évangéliste. Le titre seul semblerait l'indiquer. M. le directeur s'est-il assuré si les idées exprimées par l'auteur ne sont en rien contraires à l'article 7 ?

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT : M. le ministre peut se rassurer ; ce livre contient des critiques contre la religion protestante, critiques qui peuvent s'appliquer également à la religion catholique.

M. LE MINISTRE : Très bien.

M. LE RAPPORTEUR : Dès que le nouveau roman de M. Zola, Au Bonheur des Dames, dont le succès est si éclatant dans Gil Blas, aura paru, je m'empresserai de l'examiner et de vous dire mon opinion. Je viens, en attendant, vous proposer d'admettre un volume de nouvelles du même auteur, Le Capitaine Burle publié à l'automne, et contenant une suite de récits excellents, gais ou dramatiques, que je pourrais comparer à des échantillons du talent si varié du grand romancier.

LE PRÉSIDENT : Accepté. J'ai aussi une idée au sujet de M. Zola. Je voudrais que Nana fût donné en prix dans les lycées, et L'Assommoir dans les écoles populaires.

LE MINISTRE : Je n'y vois pas d'inconvénient. Mais ce publiciste a donné le jour aussi, paraît-il, à un roman intitulé : La Faute de l'abbé Mouret. Je ne l'ai pas lu, mais le titre me fait désirer que cet ouvrage soit compris parmi les livres en usage dans les études.

La commission vote à l'unanimité « oui » sur cette proposition.

LE PRÉSIDENT déboutonne sa tunique, puis sonne. Un huissier paraît et reçoit cet ordre : « Allez chercher vingt-cinq bocks au café, en face ; il fait une chaleur de Hammam dans cette cambuse. Je ne dis pas Enfer pour ne pas blesser M. le ministre. »

M. Jules Ferry s'incline avec courtoisie.

LE PRÉSIDENT : La parole est à M. le Directeur de l'Enseignement secondaire.

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : Messieurs, j'ai lu d'abord avec un certain étonnement un petit volume de M. Alexis (Paul) intitulé Le Collage. Les mœurs racontées dans ce volume me sont étrangères, je n'ose pas me prononcer...

LE PRÉSIDENT : Donnez-moi ça, je le lirai.

M. LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : J'ai examiné ensuite divers ouvrages de M. Maizeroy, et, en particulier le dernier paru : Celles qu'on aime. Ces livres, écrits avec une grande souplesse de phrases, contiennent un certain nombre de mots que je ne connais pas et sur lesquels j'aurais besoin de me renseigner préalablement. Je crains, en outre, qu'ils n'aient un effet désastreux sur les imaginations de nos jeunes gens qui ne rêvent plus que petites femmes blondes et alcôves parfumées. Je propose cependant leur admission comme essai, et avec réserve. On pourra expérimenter sur un seul lycée pendant six mois...

L'huissier rentre avec les bocks, et les distribue. Le président en réclame cinq pour lui, et en boit deux coup sur coup. Puis il prononce : « Continuez, monsieur l'orateur. »

LE DIRECTEUR DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE : Voici un excellent volume de M. le baron de Vaux : Les Tireurs de pistolet. C'est une série de portraits remarquables des hommes de notre époque à qui le maniement des armes à feu est familier.

Je propose son admission.

LE MINISTRE : Impossible, l'auteur est baron, pas de titres.

LE RAPPORTEUR : Voici encore une très intéressante histoire des campagnes d'Hannibal par un de nos bibliothécaires, M. Léon Cahun.

LE PRÉSIDENT (à son sixième bock) : Jamais, Hannibal, Rome et Carthage, je sors d'en prendre. Rejeté, rejeté, rejeté.

LE RAPPORTEUR : Voici La Morale, par M. Yves Guyot...

LE PRÉSIDENT : Pas de morale...

LE MINISTRE : Mais c'est de la morale laïque, M. le président...

LE PRÉSIDENT : Pas de morale, zut. Continuez.

LE RAPPORTEUR prend un nouveau livre, rougit, pâlit, cache sa figure entre ses mains et prononce d'une voix tremblante :

« Messieurs, voici un livre infâme dont je n'ose même pas prononcer le titre. Il s'appelle... il s'appelle...

LE PRÉSIDENT : Accouche donc.

LE RAPPORTEUR : Il s'appelle Charlot s'amuse !

LE PRÉSIDENT (à son neuvième bock) : Très chic.

Un long silence. Les membres de la commission baissent les yeux et croisent leurs mains sur la table avec embarras.

LE RAPPORTEUR reprend : Les périphrases et les métaphores me manquent pour représenter le sujet de ce livre inqualifiable, de ce livre...

LE PRÉSIDENT : Dites Manuel.

LE RAPPORTEUR : De ce Manuel du solitaire.

LE PRÉSIDENT : Très chic.

LE MINISTRE : Inutile d'insister, nous comprenons. Un pareil ouvrage offrirait des dangers dans les classes.

LE PRÉSIDENT : Pas du tout. C'est très chic. Et puis je ferai remarquer à M. le ministre que le héros de ce roman, toujours intéressant bien que monotone, débute dans une école de Frères ignorantins.

LE MINISTRE, radieux : Oh ! Alors, c'est différent.

LE RAPPORTEUR : Messieurs, quand un écrivain a l'impudence de toucher à de pareilles choses...

LE PRÉSIDENT : Très chic. Je propose de le nommer inspecteur général de l'Université. Il en examinera, des Chariots. Très chic.

LE MINISTRE : Messieurs, il serait peut-être bon de lever la séance. Le sujet devient brûlant.

LE PRÉSIDENT, tout à fait gris : Non, non.


Les membres de la commission se lèvent et s'agitent. Ils parlent l'un après l'autre.


LE PRÉSIDENT : Tas de Charlots... Moi je vais finir ma soirée aux Folies-Bergères. Le proviseur a reçu ce matin pour nous deux cents entrées permanentes. Il m'en a donné six. Venez-vous avec moi, monsieur le ministre ?


Le ministre s'incline sans répondre et regagne ses appartements.

Vieux pots (Gil Blas, 6 mars 1883)

Le baron Davillier, qui vient de mourir, a été, pour ainsi dire, le Christophe Colomb des faïences hispano-mauresques ; non qu'il en ait découvert l'existence, mais il en a, je crois, découvert et révélé la beauté.

Après avoir fouillé l'Espagne et trouvé de précieux échantillons de cette fabrication jusque-là peu appréciée, il communiqua son enthousiasme au monde extasié des amateurs artistes.

On appelle amateurs artistes des gens au sens délicat, qui se pâment devant des morceaux de terre cuite souvent fort laids, uniquement parce que leur laideur est rare, des gens qui savent apprécier d'un coup d'œil la valeur extrême et conventionnelle d'un pot cassé et qui préféreront une antiquaille grotesque aux plus beaux objets modernes. Car l'antiquité sévit d'une façon odieuse et révoltante. Tout bourgeois ayant gagné dix mille francs de rentes dans l'industrie encombre sa salle à manger de ces affreuses assiettes normandes, peinturlurées ignoblement qu'on vend maintenant au prix de la vaisselle plate, et il montre avec orgueil aux invités des vases ébréchés et ridicules achetés fort cher et valant, en vérité, fort peu.

On confond aujourd'hui complètement la rareté et la beauté, et il suffit qu'un bibelot soit difficile à trouver pour qu'il atteigne des prix de courtisane. Les gens qualifiés « connaisseurs » sont assurément ceux à qui les qualités de beauté des choses échappent le plus ; ils ne s'attachent qu'à l'introuvabilité, et leur savoir consiste à déterminer immédiatement la provenance et l'époque.

Ils s'indignent et vous traitent d'imbécile quand on proclame tranquillement hideux des objets qui valent cent mille francs. D'autres connaisseurs, des artistes ceux-là, et le baron Davillier était du nombre, s'attachent à découvrir la beauté secrète, la beauté particulière, incompréhensible pour les lourdauds, des menus objets exquis égarés dans la foule banale des bibelots qualifiés de curiosités.

Ces vases hispano-mauresques dont la splendeur l'avait ravi pourraient être exposés devant le public qui passe par les rues sans que personne tournât la tête ; car il faut un flair de race pour saisir le charme de ces poteries qu'on dirait vernies avec du soleil.

Les faïences et les porcelaines ont une histoire comme les peuples. Elles ont même un Dieu que chanta Louis Bouilhet.


« Il est en Chine un petit Dieu bizarre,

Dieu sans pagode et qu'on appelle Pu.

J'ai pris son nom dans un livre assez rare,

Qui le dit frais, souriant et trapu.

Il a son peuple au long des poteries,

Et règne en paix sur ces magots poupins,

Qui vont cueillant des pivoines fleuries

Aux buissons bleus des paysages peints. […]

[…] Petit Dieu Pu, Dieu de la porcelaine

J'ai sur ma table, afin d'être joyeux

Lorsque décembre a neigé dans la plaine,

Un pot de Chine aux dessins merveilleux. […]

[…] Foule à tes pieds et s'il te plaît écrase

Mes plats d'argile et mes grès rabougris,

Mais de tout choc garde aux flancs de mon vase

La glu d'émail où le soleil s'est pris. »


La Chine est la patrie de la porcelaine. Sait-on à quelle époque elle en commença la fabrication ? Les vases brillants de ce pays étrange qui semble avoir tout connu en des temps où notre pensée même ne remonte pas, pénétrèrent seulement en Europe dans le premier tiers du seizième siècle.

Il ne faut pas oublier d'abord que, pendant les époques qui suivirent les invasions, le secret de la fabrication des faïences fut perdu.

C'est en Espagne que recommença cette industrie rapportée par les Maures. Les Arabes en firent autant en Sicile, et créèrent d'admirables vases d'un goût oriental dont l'émail, entièrement bleu, est couvert d'ornements vermiculés, à reflets d'or et de cuivre, d'un éclat surprenant. La pâte en est presque toujours plus blanche et plus serrée que celle des faïences hispano-mauresques.

Puis l'expédition des Pisans contre Majorque fit connaître à l'Italie la céramique mauresque ; et cette nation excella bientôt dans cette artistique industrie.

La France fut l'élève de l'Italie, et nous voyons les fabriques s'établir du Midi vers le Nord : Moustiers, Marseille, Avignon, Nevers et Rouen – Rouen qui porta l'art céramique français à sa pureté la plus extrême. La pâte rouennaise n'est point la plus fine qu'on puisse voir ; le grain en est un peu gros, et la transparence reste parfois insuffisante. Mais les belles faïences de ce pays demeurent sans égales au monde par l'émail, le coloris éclatant, et surtout par l'ornementation d'un goût absolument parfait et d'un effet merveilleux.

Il ne faut pas confondre les plats de vieux Rouen, des trois époques distinctes mais également belles où excella cette manufacture, avec les effroyables faïences de toute laideur que les Parisiens achètent chaque année à prix d'or dans la campagne et dans les villes normandes.

C'est à Henri IV que revient l'honneur d'avoir organisé les premiers établissements faïenciers, à Paris, à Nevers, et en Saintonge, la patrie de Bernard Palissy.

Sèvres mit la France au premier rang pour la production des porcelaines.

Quoi de plus délicieux, en effet, qu'un bibelot de Sèvres, du vieux sèvres, bien entendu, de cette inimitable pâte tendre dont le secret est oublié ? Quoi de plus charmant et de plus délicat que ce bleu pâle qui ne change pas aux lampes, ce bleu de mer, encadrant les fins paysages pleins d'oiseaux éclatants comme des fleurs, perchés sur des arbres coquets qui abritent des bergers courtisant des bergères. Art exquis, maniéré, faux et délicieux, fait pour tromper et séduire, art efféminé de l'époque adorable où peignaient Watteau et Boucher.

Sèvres naquit dans les jupons d'une femme qui s'appelait la Pompadour.

Louis XV avait acheté cette fabrique et il la faisait exploiter sans se préoccuper curieusement des résultats quand sa maîtresse, séduite par des échantillons qu'elle en vit, décida le roi à y faire de grandes dépenses.

Elle prit dès lors l'établissement sous sa protection, le surveilla, le soutint, s'en occupa sans cesse ; et sous son inspiration de jolie femme, reine des élégances, la manufacture devint le merveilleux atelier d'où sortit cette porcelaine d'Amour qui semble faite pour les boudoirs.

Puisse M. Grévy prendre une maîtresse qui décide une nouvelle renaissance de cet établissement national. Les vases de Sèvres d'aujourd'hui, d'un bleu violet abominable, sont bons tout au plus à offrir au roi Malikoko, à la reine de Madagascar, au shah de Perse, aux princes nègres que veut séduire M. de Brazza.

On les emploie, du reste, principalement en gratifications offertes aux fonctionnaires et employés du gouvernement, qui font un nez, comme on dit, quand on leur apporte un objet coté cinq cents francs, et qui ne ferait pas mal dans les boutiques à tourniquets des foires.


Sèvres eut une rivale redoutable, une rivale souvent heureuse, dans la célèbre manufacture de Meissen en Saxe, mère des incomparables bonbonnières, carrées ou rondes, qui portent sur leur couvercle ces paysages aux tons violets si invraisemblablement fins, ces merveilles de couleur unie, où des arbres déliés avoisinent de fluettes maisons dont le toit lance une imperceptible fumée grise sur un ciel couleur de lait.

Le haut et le bas (Le Gaulois, 16 mars 1883)

Donc, nous voici condamnés à l'émeute à perpétuité. Hier, c'était l'émeute, et demain ce sera l'émeute, et après-demain encore ; car il n'y a aucune raison pour que cet état de choses finisse.

Pourquoi les ouvriers se révoltent-ils ? Parce qu'ils n'ont pas de travail ! Et pourquoi n'ont-ils pas de travail ? Parce que nous ne leur en donnons pas.

Et nous ne leur en donnons pas parce qu'un bourgeois doté d'une fortune moyenne mange un revenu de huit jours en employant pendant huit heures seulement un de ces aimables farceurs qu'on appelle un travailleur.

Voilà. Nous ne pouvons plus nourrir les ouvriers au prix que coûte leur pain ; et les ouvriers, pas contents de notre système d'économie, menacent de se payer eux-mêmes sur le bourgeois.

Ah ! Les ouvriers sont des gens difficiles à contenter ! Il est un moyen bien simple de s'assurer de cette vérité.

Quand un pauvre employé change de logement et a la prétention de faire clouer sur ses murs quelques petites baguettes de bois qu'il a payées lui-même 15 centimes le mètre, il fait venir le menuisier voisin. Il évite le tapissier par prudence et appelle un simple menuisier, un citoyen à tablier gris qui empoisonne d'abord l'appartement par toutes les odeurs variées et nauséabondes qu'il porte sur lui (vin, eau-de-vie, etc.)

L'homme se met à l'œuvre, coupe et cloue, pendant six heures, et, huit jours plus tard, apporte sa note, qui monte à quatre-vingts francs et débute ainsi :


Coupes et pose de cadre, moulures sapin :

7 mont. ch. 2,15 15,05

Trav. 1 cours de 10,86

Autres d. en 0013 17,23

26 coupes d'onglets ch. 0,20 5,20

4 coupes à faux ch. 0,40 1,60 - 4994 - 041 - 20,48 F

Lesdites moulures teintées, vaut 4314 - 030 - 12,94 F

______

33,42 F


Et cela dure ainsi pendant six pages. Le coup de scie vaut 0,24. L'entaille de développement ( ?), 0,25. Le coup dans le mur pour porter un cadre, 0,18.

Le malheureux employé perd la tête, essaye de comprendre, n'y peut parvenir, et sait seulement qu'il doit 80 francs pour six heures de travail.

Souvent il paye sans rien dire ; mais parfois il va trouver un architecte qui réduit cette note à 45 francs en constatant que tous les tarifs ont été forcés. Et il ajoute

« Si vous vous étiez entendus préalablement pour fixer un prix, cela vous aurait coûté vingt francs en tout. »

Donc les tarifs de Paris permettent de demander 45 francs pour un travail qui en vaut 20 à 25. Et, toujours, les fournisseurs, les patrons forcent les chiffres de ces tarifs.

Or, ne serait-il pas juste et sage de condamner comme coupable d'une tentative de vol tout maître ouvrier ayant employé cette ruse vis-à-vis du bourgeois qui ignore les prix ?

Car, dans ce cas, l'homme a essayé indubitablement de voler son client, les tarifs de la ville de Paris étant des tarifs officiels, imprimés, établis.

Si le simple menuisier agit ainsi, que fera l'ébéniste, et le tapissier ? Oh ! Le tapissier ! ! ! Le maçon, le simple maçon, gagne de 0,60 centimes à 0,80 centimes par heure. En prenant une moyenne de 0,70 centimes, il se fait des journées de 6,80 francs. Eh mais ! ! !... Nos bons tailleurs gagnent soixante-cinq pour cent environ sur nos vêtements, sous prétexte que certains clients payent mal. Quant au chapelier, il achète en gros 5 à 6 francs le chapeau qu'il nous revend de 18 à 22 francs, les prix des fabricants étant les mêmes pour tous les chapeliers.

Et tous nos fournisseurs, tous les ouvriers, tous ceux qu'on appelle des travailleurs, agissent de même.

Le maçon, bientôt, établira ainsi ses notes : « Le 17 mars, posé 800 briques à 0,20, 16 francs. » Et nous présenterons à nos directeurs un mémoire ainsi rédigé :


Le 17 mars.

Article-tête : 17 500 lettres à 002 350

1200 points à 001 12

1800 virgules à 001 18

1500 points et virgules à 002 30

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Des êtres calmes et pacifiques, par exemple, ce sont les misérables employés de l'État, douaniers, petits commis des préfectures ou de l'enregistrement, gardes forestiers et autres, gens sobres, sages, économes, rangés, pour qui tout écart de conduite serait fatal, qui forment en somme le personnel le plus honnête, le plus laborieux, le plus méritant et le plus digne de la France, qui ont femme et enfants, et qui gagnent de six à douze cents francs par an.

Mais c'est vous qui devriez vous révolter, braves gens ! Et, puisqu'on n'écoute pas vos plaintes timides, vous devriez prendre vos chefs par le cou et les étrangler un peu, pour qu'ils s'occupent enfin de vous.

Debout, employés des ministères et des préfectures, saisissez vos plumes et vos couteaux à papier, et cernez dans leurs cabinets les préfets et les ministres. Cela vous serait si facile, à vous, de murer un ministre pendant quatre ou cinq jours. Mais vous êtes des bourgeois tranquilles et pacifiques, et vous crèverez de faim en silence, pendant que les citoyens braillards, qui gagnent en deux mois autant que vous en un an, pillent les boutiques des boulangers.

Comme ce serait gai pourtant d'apprendre un soir que tous les ministères ont fait prisonniers les ministres, et qu'ils ne les rendront à la France qu'après une augmentation générale des appointements.

Quant aux émeutiers de dimanche prochain, on devrait prendre vis-à-vis d'eux une mesure équitable et simple.

Il faudrait les cerner et les fouiller tout bêtement. Tout homme demandant du pain avec plus de cent sous dans la poche serait nourri par l'État, à l'ombre d'une prison, pendant six mois ; et les cent sous seraient distribués aux soldats pour les dédommager des corvées que leur imposent ces mauvais plaisants.

Que veulent-ils, ces tapageurs ? Ils veulent être ministres à leur tour, tout simplement. Il n'y aurait, d'ailleurs, aucun mal à cette révolution. Les nouveaux venus ne seraient pas doux par exemple, ni libéraux, ni conciliants, ni tolérants ; mais les émeutes deviendraient plus rares, les citoyens d'en bas étant toujours plus disposés à cogner que les citoyens du milieu.

On ne s'apercevrait du changement que dans les salons officiels. – Et encore !... Car les salons officiels d'aujourd'hui laissent un peu à désirer ; non pas que les femmes n'y soient charmantes, mais elles sont toutes, ou presque toutes du Midi, du Midi où l'on a l'assent ; pécairé ! Et, si cela rend la causerie charmante pour des Provençaux, il n'en est pas de même pour les gens du Nord, qui ont l'air maintenant de barbares étrangers à la patrie.

Les ambassadeurs voisins eux-mêmes s'étonnent, ne comprenant pas quelle modification profonde subit depuis quelques mois la langue de notre pays. Ils ont d'ailleurs signalé cette particularité à leurs gouvernements.

Lorsqu'on entre maintenant dans une soirée ministérielle, on reste surpris comme lorsqu'on arrive à Marseille pour la première fois.

Quelle étrange sensation, quand on pénètre dans Marseille ! On était habitué, jusque-là, à rencontrer, de temps en temps, un Marseillais dont la voix chantante amusait comme une bonne farce. Quand on se trouvait, par le plus grand des hasards, entre deux Marseillais pur-sang, on riait aux larmes, comme lorsqu'on écoute un gai dialogue du Palais-Royal.

Et voilà qu'on tombe dans un pays où tout le monde parle marseillais. On reste d'abord interdit, inquiet, persuadé qu'on est l'objet d'une scie générale, prêt à se fâcher quand un cocher vous dit : « Té, mon bon. » Puis, pécairé ! On en prend son parti ; et on se met à parler comme tout le monde, trou de l'air ! pour ne pas se faire remarquer, zé vous crois ! IL en est de même aujourd'hui dans les soirées officielles ; et, quand on vous offre une glace, vous vous écriez naturellement : « Une glace ? Dé quoi ? De l'oranze, mon bon ! Ze ne prends zamais que de la fraize. »

On passe auprès de deux dames pavoisées comme Paris au 14 Juillet. On écoute :

— Et té, comment la trouvez-vous, cette robe, ma cére ?

— Ze la trouve souperbe.

— Mon mari me disait touzours : « Ma bonne, je ne te trouve pas à ton rang. Fais-toi une robe de femme de ministre. »

— Et cette coiffure té, qu'en dité-vous ?

— Ze la trouve étonnante, ma cère !

— Si ze vous disais qu'il a fallu plus d'une heure pour l'établir ! Zé souis sûre que z'ai bien un cent d'épingles dedans.

Mais on reconnaît une de ces dames, on s'incline jusqu'à terre en zézayant par politesse :

— Eh ! té ! bonzour, madame ; vous allez bien, au moins ?


Et le soir, la femme de chambre entend sa maîtresse dire tout bas à son mari

— Mon céri, ze te prie de mettre dehors ce grand escogriffe d'huissier qui me dévizaze quand je passe, comme s'il ne me connaissait pas encore. Cela me zène tant toutes les fois que je baisse les yeux, mon bon !

Et pourtant elles sont charmantes, aimables, spirituelles et bonnes, ces femmes ; mais tout cela en marseillais. Marseille est, il est vrai, une des plus belles villes du monde ; et il ne peut être qu'honorable d'avoir pour mère cette opulente et claire cité. Cependant... pour les ambassadeurs étrangers... il serait peut-être bon qu'on eût un peu moins d'assent dans le monde officiel.

Alors pourquoi n'attacherait-on pas à chaque ministère une femme du monde sans accent, élégante, distinguée, aimable, qui serait chargée des réceptions ?

Les ministres changeraient : elle resterait, comme restent les directeurs, et comme restent les chefs de bureau, et comme restent les huissiers. Elle aurait le titre de « maîtresse des cérémonies », et serait logée dans l'hôtel du ministre, prête à venir recevoir chaque visite.

Elle toucherait vingt mille francs4par an, n'ayant droit qu'à l'éclairage et au chauffage, et payant ses toilettes.

Elle devrait être mariée, en ville.

Bibelots (Le Gaulois, 22 mars 1883)

De toutes les passions, de toutes sans exception, la passion du bibelot est peut-être la plus terrible et la plus invincible. L'homme pris par le vieux meuble est un homme perdu. Le bibelot n'est pas seulement une passion, c'est une manie, une maladie incurable. Et il sévit, ce mal, sur toutes les classes de la société.

Tout le monde aujourd'hui collectionne ; tout le monde est ou se croit connaisseur ; car la mode s'en est mêlée. Les actrices ont presque toutes la rage de bibeloter ; tous les hôtels particuliers semblent des musées encombrés de saletés séculaires. Le Vieux gâte notre temps, car il suffît qu'une chose soit ancienne pour qu'on l'accroche aux murs avec prétention. Un homme du monde se croirait déshonoré s'il ne couchait dans un lit de chêne vermoulu, piqué des vers, incommode, rapiécé, dont tous les morceaux sont antiques, il est vrai, mais unis ensemble par le fabricant de Vieux, et peu faits pour ce rapprochement.

Les chaises, les fauteuils, les armoires, tout est vieux, et laid ; quoi qu'on prétende, tout cela est incommode et grotesque en notre temps de vie pratique et de lumière électrique. Un siège à la Dagobert ou un casque à la Don Quichotte, au-dessus d'un téléphone, me paraîtront toujours des choses risibles.

Les femmes surtout sont des collectionneuses inénarrablement ridicules, car tout leur manque pour ce métier : la science profonde, la possibilité de voyager à pied, de logis en logis, par les pays peu connus, l'acharnement dans la passion. Il ne suffit pas d'ailleurs d'être un connaisseur, il faut posséder la vocation, une sorte d'intuition, de pénétration particulière, et, par-dessus tout, le sens artiste, ce flair délicat donné à si peu d'hommes.

Les connaisseurs, aujourd'hui, sont nombreux. On court les boutiques, on fréquente la salle Drouot et on apprend en peu de temps à estimer, du premier coup d'œil, à sa valeur, un objet quelconque. On fait, en un mot, fort bien le métier de commissaire-priseur.

Quant à discerner, c'est autre chose. L'amateur d'antiquités aime tout : tout ce qui est vieux, tout ce qui est rare, tout ce qui est étrange, tout ce qui est laid. Il s'extasie devant les ébauches informes des ouvriers primitifs, il pousse des cris en face des hideuses poteries de nos ancêtres naïfs ; il sait, certes, il sait au juste à quelle époque fut fabriquée cette grossière statuette de faïence, et il en connaît le prix exact ; et il la préfère à quelque ravissante ébauche en terre d'un artiste moderne.

Tout autre doit être celui qui possède ce sens de l'art, ce flair de race des vrais trouveurs. Il ne s'inquiétera guère des raretés ; mais il s'efforcera, pour ainsi dire, d'écrémer le passé, de découvrir et de révéler les seules belles choses ignorées ou méconnues.

Le baron Davillier, qui vient de mourir, possédait cette faculté du discernement en art d'une façon singulière. Et ce fut là son rare mérite, qui assurera à son nom une vraie immortalité parmi les collectionneurs de l'avenir.

Mais je veux citer un autre exemple, pour bien montrer ce que doit être le véritable amateur d'art, quelles qualités particulières il lui faut, de quelle sorte de divination il doit être doué par la nature.

Voici trente ans environ, deux jeunes gens, deux frères, deux de ces garçons travaillés par des besoins d'art encore indécis, par cette démangeaison du Beau que portent en eux ceux qui seront plus tard de grands hommes, visitaient, avec passion, toutes les vieilles boutiques de Paris. Attirés par un invincible attrait vers ce XVIIIe siècle qui est et qui restera le grand siècle de la France, le siècle de l'art par excellence, de la grâce et de la beauté, ils cherchaient dans les cartons des marchands d'estampes tout ce qui venait de cette époque charmante alors méprisée. Ils trouvaient des dessins de Watteau, de Boucher, de Fragonard, de Chardin. Quand l'un mettait la main sur une de ces merveilles méconnues, d'un geste il prévenait l'autre, et, pâle tous deux, ils contemplaient la trouvaille et l'emportaient, le cœur battant.

Leurs amis riaient. On ne comprenait point encore l'inestimable valeur des artistes de cette époque ; mais ils ne s'inquiétaient guère des moqueries, car ils sentaient qu'ils achetaient du Beau et ils en achetaient sans repos et sans marchander.

Et il arrivait que parfois, leur fortune étant modeste, ils se trouvaient couverts de dettes. Alors, ne pouvant résister au désir de la trouvaille, ils disparaissaient, ils allaient s'enfermer dans quelque auberge de campagne, seuls tous deux, amassant de l'argent sou par sou, et du savoir heure par heure, car ils étudiaient sans relâche leur XVIIIe siècle bien-aimé, ils y pénétraient davantage chaque jour, le fouillaient, le parcouraient jusque dans les petits détails de la toilette et des coutumes. Bientôt ils le possédèrent comme personne, car ils le possédaient dans son art ; et ils réunirent une des plus belles, collections qui soient de dessins des maîtres d'alors ; une collection où l'on retrouve toutes les manifestations du talent gracieux de cette époque.

Ces deux collectionneurs s'appelaient Edmond et Jules de Goncourt.

Veut-on savoir comment ils l'avaient compris et pénétré, ce siècle qu'ils adoraient, alors qu'on le raillait à l'Académie et qu'on le méconnaissait dans le monde ? Qu'on lise cet admirable livre, l'Art au XVIIIe siècle, que vient de publier l'éditeur Charpentier, et on trouvera de ces choses :

« Les poètes manquent au siècle dernier. Je ne dis pas : les rimeurs, les versificateurs, les aligneurs de mots ; je dis : les poètes. La poésie à prendre l'expression dans la vérité et la hauteur de son sens, la poésie qui est la création par l'image, une élévation ou un enchantement d'imagination, l'apport d'un idéal de rêverie ou de sourire à la pensée humaine, la poésie qui emporte et balance au-dessus de terre l'âme d'un temps et l'esprit d'un peuple, la France du XVIIIe siècle ne l'a pas connue ; et ses deux seuls poètes ont été deux peintres, Watteau et Fragonard. »

Écoutons-les maintenant nous expliquer Watteau :

« Le grand poète du XVIIIe siècle est Watteau. Une création, toute une création de poème et de rêve, sortie de sa tête, emplit son œuvre de l'élégance d'une vie surnaturelle. De la fantaisie de sa cervelle, de son caprice d'art, de son génie tout neuf, une féerie, mille féeries se sont envolées. Le peintre a tiré des visions enchantées de son imagination un monde idéal et au-dessus de son temps ; il a bâti un de ces royaumes shakespeariens, une de ces patries amoureuses et lumineuses, un de ces paradis galants que les Polyphiles bâtissent sur le nuage du songe, pour la joie délicate des vivants poétiques.

« Watteau a renouvelé la grâce... La grâce de Watteau est la grâce. Elle est le rien qui habille la femme d'un agrément, d'une coquetterie, d'un beau au-delà du beau physique.

« Elle est cette chose subtile qui semble le sourire de la ligne, l'âme de la forme, la physionomie spirituelle de la matière. »

Quand des êtres sont doués pour comprendre de cette façon un temps et des artistes méconnus autour d'eux, pour deviner ainsi à travers les admirations convenues, établies, de leurs contemporains, ils peuvent chercher dans les vieux magasins et même sur les étalages des places publiques : ils trouveront toujours car ils possèdent le génie qu'il faut.

Lorsque les premiers objets du Japon sont parvenus à Paris, les deux frères ont encore compris d'un coup d'œil la valeur d'art de ces choses. Dès 1852, Edmond de Goncourt achetait à la Porte de Chine un de ces merveilleux albums japonais qui valent aujourd'hui des sommes fabuleuses, et qu'on ne trouve plus d'ailleurs.

Il le paya 80 francs.

Ils ont su acquérir, alors que personne n'y songeait, ces ivoires surprenants qu'on ne possède aujourd'hui pour aucun prix.

J'en citerai trois ou quatre. L'un représente un guerrier qui court sur l'eau. C'est d'un travail incomparable. Un autre nous fait voir la Mort qui regarde un serpent enroulé sous une feuille. La Mort est penchée et, dans son mouvement, on sent une curiosité bienveillante, un intérêt tendre pour la bête empoisonneuse. Voici un singe qui mord un coquillage ; la tête de l'animal est d'un irrésistible comique. Voici encore un rat d'un prodigieux naturel. Or, il paraît que, là-bas, les artisans font, de père en fils, le même objet. Lorsque six générations ont fabriqué des souris, il n'est pas étonnant que les derniers venus les exécutent en perfection.

Combien d'hommes auraient pu, comme les Goncourt, acheter ces merveilles aux jours de leur nouveauté ! S'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils ne possédaient point ce flair qui devine, ce vrai flair du collectionneur. Les autres s'y connaissent en choses admirées, mais non pas en choses inconnues.

Quant aux millionnaires qui achètent aujourd'hui toutes les horreurs que nous ont laissées les siècles passés, ils font partie de cette race que Gantier appelait des bourgeois.

Je parierais qu'il existe, dans Paris seulement, dix fois plus de lits seigneuriaux du style Henri II qu'il n'en existait dans toute la France sous ce prince. Et n'oublions pas, en outre, qu'une bonne moitié de cette literie de barbares a été détruite à mesure que s'affinait l'art du sommier.

On nous casse encore le dos et le reste avec les sièges des temps anciens, alors que nous pourrions nous étendre en ces délicieux fauteuils modernes dont les bois sont invisibles. Le bois n'est-il pas la carcasse du meuble dont le crin est la chair et dont l'étoffe est la peau ? Le squelette n'est homme que vêtu de chair. Le meuble n'est fauteuil qu'une fois rembourré. Nous ne montrons pas nos os par les rues.

Quant aux collections qu'on nous traîne admirer de temps en temps, ce ne sont en général, que des amas d'objets coûtant fort cher.

Ce sont encore les Goncourt qui ont écrit : « Il y a des collections d'objets d'art qui ne montrent ni une passion, ni un goût, ni une intelligence, rien que la victoire brutale de la richesse. »

Les femmes de lettres (Le Gaulois, 24 avril 1883)

On a, dans le monde, dans le monde des lettres surtout, de certains sourires quand on parle des femmes de lettres. Ce sont des bas-bleus, dit-on. Soit. Mais les bas-bleus sont intéressants.

Beaucoup d'hommes, des philosophes éminents, condamnent en bloc toutes ces femmes en vertu du principe général que voici : « La femme n'est pas faite pour les travaux intellectuels. »

Ils en donnent la preuve, d'ailleurs, une preuve accablante. C'est que, depuis l'origine du monde, aucune femme n'a produit un chef-d'œuvre, si court qu'il soit. Elle n'a pas, malgré des qualités accessoires remarquables, les qualités essentielles de l'esprit qui permettent d'imaginer, de raisonner, d'observer, de pondérer, de mélanger, d'établir les proportions dans les rapports absolus qui font d'une œuvre un chef-d'œuvre.

Les femmes ont répondu :

— Cela tient à un défaut d'éducation. Les femmes ne sont pas élevées comme il faut pour leur permettre de produire des œuvres d'art.

Mais les philosophes ont riposté :

— Vous étudiez plus que nous la peinture et la musique ; vous approfondissez la partie technique de ces deux arts autant qu'aucun homme. Or, citez-moi une seule de vous qui ait jamais été un grand peintre ou un grand musicien.

Un illustre penseur anglais explique ainsi cette infériorité :

— En comparant les facultés intellectuelles des deux sexes, on ne distingue pas assez la réceptivité de la faculté créatrice. Ces deux choses sont presque incommensurables ; la réceptivité peut exister - cela se présente souvent - et être très développée là où il n'y a que peu ou même point de faculté créatrice.

« Mais la plus grave des erreurs que l'on commet généralement en faisant ces comparaisons, c'est peut-être de négliger la limite du pouvoir mental normal. Chaque sexe est capable, sous l'influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l'autre ; mais nous ne devons pas considérer les déviations amenées par ces causes comme fournissant des points de comparaison convenables. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes : on connaît plusieurs cas de gynécomastie, et on a vu, pendant des famines, de petits enfants privés de leurs mères être sauvés de cette façon. Nous ne mettrons pourtant cette faculté d'avoir du lait, qui doit, quand elle apparaît, s'exercer aux dépens de la force masculine, au nombre des attributs du mâle. De même, sous l'influence d'une discipline spéciale, l'intelligence féminine donnera des produits supérieurs à ceux que peut donner l'intelligence de la plupart des hommes. Mais nous ne devons pas compter cette capacité de production comme réellement féminine si elle est aux dépens des fonctions naturelles. La seule vigueur mentale normale féminine est celle qui peut coexister avec la production et l'allaitement du nombre voulu d'enfants bien portants. Une force d'intelligence qui amènerait la disparition d'une société si elle était générale parmi les femmes de cette société, doit être négligée dans l'estimation de la nature féminine, en tant que facteur social. »

Donc, les vraies femmes de lettres sont des phénomènes – pardon, mesdames. Mais, par cela même qu'elles sont des phénomènes, elles doivent nous sembler plus précieuses, dans le bon sens du mot, plus intéressantes, plus curieuses à étudier, à connaître. Leur rareté fait leur prix. Et ce serait un livre curieux, celui qui nous dirait l'histoire de l'intelligence féminine, de l'intelligence créatrice des femmes, depuis Sapho jusqu'à Mlle Marie Colombier.

Ce qu'on pourrait, en général, reprocher à tous ces écrivains en robe, c'est l'absence de cette chose subtile, indéfinissable, qu'on appelle l'art. Force mystérieuse que produisent certains esprits d'élite, souffle inconnu qui glisse dans les mots, harmonie insaisissable, âme de la phrase, que sais-je ? On ne peut dire où réside, d'où vient, comment s'exhale ce parfum délicat des livres. Mais on sait qu'il est, on le sent, on le subit, on s'en grise. La femme, en général, quel que soit son génie, ne connaît point, ne produit point, et ne comprend guère cette chose vague et toute-puissante.

Le Beau littéraire n'est point ce qu'elle cherche. La première des femmes-écrivains, George Sand, ne semble jamais avoir été effleurée par ce mal étrange, par cette torture des artistes que travaille l'amour, l'appétit, la rage du style. Et style n'est pas le mot qu'il faudrait employer. La langue ne fournit pas de terme pour exprimer cette idée de l'harmonie littéraire, de cette concordance des mots avec les choses, qui est l'art.

La femme s'efforce souvent d'exprimer ses rêveries ; sans avoir jamais été atteinte par la fièvre de l'adjectif, par la grande passion du verbe. Elle écrit naïvement, souvent très bien, sans recherche, avec aisance. On peut classer en deux camps les femmes-auteurs :

1° Celles qui ont un tempérament d'écrivain ;

2° Celles qui ont de la grâce et de l'esprit.

Je veux citer quelques-unes de celles dont on parle le plus.

La plus connue est assurément Mme Juliette Lamber. Hantée par l'amour de la Grèce, elle conçoit un livre comme un sculpteur rêve une statue. Elle croit aux dieux, aux choses antiques, aux formes pures, aux grands sentiments, et elle produit des œuvres en qui revit quelque chose de l'autrefois païen. Belle d'une beauté puissante et saine, sans coquetterie apprise, sans maniérisme aucun, elle est bien la femme de son âme et de ses croyances.

Mais un nouveau roman de cet écrivain est sur le point de paraître, Païenne. C'est alors qu'il conviendra de parler longuement du livre et de l'auteur.

Voici une autre femme de lettres qui ne ressemble guère à Mme Juliette Lamber.

Celle-là, c'est une Parisienne moderne, et une raffinée, et une coquette, en littérature, naturellement. Elle signait jadis des chroniques charmantes du nom de Thilda, au journal La France, et d'autres, non moins charmantes, du nom de Jeanne, au Gil Blas. Aujourd'hui, elle est devenue Jeanne-Thilda, et publie un livre excellent, ayant pour titre : Pour se damner.

C'est un recueil de fines nouvelles, joyeuses, bien nées, un peu poivrées parfois, mais jamais trop. Cela est alerte, bien français, bien spirituel et bien galant. On sent Paris dans ce livre, on y sent le boulevard et le salon. Le style élégant garde une sorte de grâce féminine ; il sent bon comme un bouquet de corsage ; et vraiment quelque chose de subtilement amoureux semble courir dans les pages. Pour se damner est bien le titre qu'il fallait.

L'auteur, Jeanne-Thilda, est une grande femme à la chevelure ardente, à l'œil hardi, à la taille élégante ; elle aime le monde, on le sait ; elle aime les hommages, on le devine ; elle aime toutes les élégances et tous les raffinements de la vie, on le sent.

Je prédis un grand succès à votre livre.

J'ouvris un jour, par hasard, un roman intitulé L'Idiot. C'était une œuvre singulière, naïve et puissante. L'auteur, doué remarquablement, mais inhabile, révélait un vrai tempérament d'écrivain, instinctif, sans raisonnement ni science.

On sentait qu'il devait écrire d'abondance, laissant couler les phrases et les choses, simplement, sans apprêt, sans artifice. Et cette simple manière donnait parfois des effets singulièrement beaux. Cet homme voyait juste par nature ; il avait l'œil d'un observateur, et cependant il gâtait souvent des pages excellentes et justes par l'inexpérience de son imagination, par des inventions inutiles, par une abondance regrettable.

Son pseudonyme me surprit. Paria-Korigan ! Pourquoi cet étrange accouplement de mots baroques ? Une femme seule pouvait avoir combiné ce nom plus bizarre qu'heureux.

L'Idiot est une femme, en effet.

Et cette femme possède des qualités bien rares dans son sexe. Elle est douée, elle est née avec un cerveau de romancier remarquable. Elle fera, certes, des livres, de vrais livres qui contiendront de la vraie vie, et de vrais paysages, et des sensations vraies.

Si j'avais un conseil timide à lui donner, ce serait de se méfier de son imagination et de son enthousiasme ; car ses qualités maîtresses sont justement les qualités contraires : l'observation, la vision juste, l'intuition nette des choses. Elle a un tempérament d'homme auquel se mêle une exaltation de femme.

De toutes les femmes de lettres de France, Mme Henry Gréville est celle dont les livres atteignent le plus d'éditions. Celle-là est surtout un conteur, un conteur gracieux et attendri. On la lit avec un plaisir doux et continu ; et, quand on connait un de ses livres, on prendra toujours volontiers les autres.

Mmes Georges de Peyrebrune, Gyp, Mary Summer, de Grandfort, ont écrit aussi des œuvres pleines de qualités charmantes. Mme de Montifaud, cette victime de l'intolérance des mâles, chassée de partout, emprisonnée, honnie pour des livres qui n'auraient pas fait sourciller signés d'un homme, a donné, certes, des preuves de talent.

Mais avez-vous lu ce récit exquis, depuis longtemps célèbre d'ailleurs, qui s'appelle Le Péché de Madeleine ?

L'auteur ?... On nomme tout bas Mme Caro. Qui que vous soyez, madame, pourquoi ne faites-vous plus rien ?

M. Victor Cherbuliez (Gil Blas, 1er mai 1883)

On ne parle guère du dernier livre de M. Victor Cherbuliez : La Ferme du Choquard. Cet ouvrage vaut bien pourtant, à certains égards, qu'on le lise et qu'on l'analyse.

M. Cherbuliez est entré à l'Académie à l'ancienneté. Il méritait cet honneur. Il a su créer une langue dans la langue. Il emploie, il est vrai, des mots français selon les formes grammaticales, et cependant son style semble d'autre part que de France. L'étonnement qu'on ressent d'abord en ouvrant cet auteur s'apaise bientôt, on comprend qu'il se sert d'un français d'outre-monts, du français de son pays, car il est Suisse. Il nous révèle le suisse, langue molle, douceâtre, sans odeur ni saveur. Les livres de cet écrivain pondéré pourront être plus tard d'une inestimable valeur pour les philologues.

A ce titre, La Ferme du Choquard peut être placée au premier rang, comme modèle de douce platitude littéraire.

C'est un roman du genre champêtre. Il faut, dans ces œuvres d'une apparente simplicité, une science profonde du style, un art infini des nuances, une habileté hors ligne pour émouvoir avec des personnages inférieurs, avec des faits d'une apparente banalité.

Les qualités de M. Cherbuliez sont tout autres. Un homme d'une extrême originalité peut seul, par le fait même de sa nature, donner de la couleur et de l'intérêt aux choses médiocres de la vie. Un homme d'un tempérament moyen, qui plaît plutôt par des effets, rendra insipides, en les faisant passer par son cerveau, les sujets déjà ternes par eux-mêmes. Prenons La Ferme du Choquard.

On devine, dès les premières lignes, le roman jusqu'au bout. La ferme du Choquard est une sorte de ferme modèle en Brie. Les propriétaires sont plus fiers que des grands d'Espagne. On voit d'abord la mère, vieille femme opiniâtre, le fils qui a voyagé et qui rêve de l'Océan, grand garçon noble, instruit, généreux, etc., puis une petite fille excellente, orpheline adoptée, bonne et dévouée, qui aime son maître naturellement. Un vieux médecin joue le rôle classique du bon docteur, confident général.

Non loin de la ferme existe, bien entendu, une auberge mal famée tenue par les Guépie, gens peu recommandables, paresseux, voleurs, sales, tout à fait vilains.

Ai-je besoin de dire qu'ils ont une fille merveilleusement belle, belle comme Vénus, mais perfide, rusée, habile, ange par la séduction, et démon par le cœur.

Est-il nécessaire encore de raconter qu'elle entreprend, grâce à des malices de pensionnaire, la conquête du beau fermier du Choquard, et qu'elle l'accomplit à son gré.

On devine les scènes entre la mère et le fils, le désespoir de l'orpheline adoptée, l'émoi dans le pays. Le manège a lieu.

Le roman ne serait pas complet sans un jeune marquis blasé, fatigué par la vie orageuse. Il est justement l'ami du fermier. Il sera le traître nécessaire, l'amant de la fermière.

Pour se faire libre elle tente d'empoisonner son mari que sauve l'orpheline dévouée. Et la belle fermière se noie, sans savoir même son crime découvert. Elle se noie on ne sait comment, poursuivie par un chien qui lui fait peur. Cette mort est la seule chose du roman qu'on ne puisse prévoir d'avance, la seule aussi qu'on ne puisse expliquer ensuite.

Le fermier épouse l'orpheline.

Résumée en quelques lignes, l'action semble peut-être moins insignifiante que développée en cinq cents pages.

Pourtant on a fait des livres charmants sur des sujets si ténus, si vagues ! D'où vient l'invincible somnolence qui vous prend en lisant ce gros roman ?

Elle vient de la pâleur du style, de l'uniforme banalité de la phrase, du français-suisse, enfin.

Qu'est-ce donc au juste que le suisse employé avec tant de supériorité par M. Cherbuliez ? Une langue correcte pourtant, mais d'autant plus correcte qu'elle est faite de toutes les locutions connues et adoptées, de toutes les idées reçues ayant cours, de toutes les périphrases en usage pour mal dire les choses.

Les éditeurs Marpon et Flammarion viennent de mettre en vente un très intéressant Dictionnaire de la Langue verte, par M. Alfred Delvau ; les éditeurs Hachette devraient répondre à cette audace par un dictionnaire des idées reçues et des phrases toutes faites, prises dans les ouvres complètes de M. Victor Cherbuliez, de l'Académie française.

A toute page, on en peut cueillir dans La Ferme du Choquard.

Je prends au hasard :


« Se mettre martel en tête.

Se résigner à son bonheur.

Donner un libre cours à sa colère. »


Choisissons des exemples plus complets :


« En arrivant dans la cour, elle entendit un concert d'aboiements furieux. Deux chiens étrangers étaient aux prises avec ceux de la ferme qui les recevaient de la belle manière. »


Il parle d'un pensionnat « dont la directrice était Mlle Bardèche, excellente et digne personne. »

Je continue :


« Il ne faut pas trop en vouloir à un petit serpent de fille si elle tire la langue à un vieux docteur qui ne consent pas à être sa dupe. »


Quelquefois pourtant l'image est hardie. M. Cherbuliez met en scène un pauvre valet d'écurie, un Suisse, un compatriote, et il le compare à un cheval.


« A peine écorchait-il quelques mots de français, dont il se servait bravement pour expliquer son affaire, comme Charmant se servait de sa queue trop courte pour s'émoucher. »


M. Cherbuliez n'est pas étranger à la science moderne. Il nous donne, en passant, l'explication des phénomènes cérébraux.


« Ses projets d'abord un peu vagues ne tardèrent pas à se préciser. La matière chimique en effervescence se précipita. »


Quelquefois il fait, involontairement, des vers qui portent bien la même marque. Ces deux alexandrins sont alignés en prose dans le texte :


« Il allait et venait à travers les guérets

Et sa jument semblait fière de le porter. »


Il émet aussi avec autorité des vérités indiscutables. Exemple :


« Il est fort désagréable de s'enfoncer une épine si profondément dans la main, qu'on craint, en l'extirpant, d'attaquer le périoste. Il ne l'est pas moins, quand on voyage en chemin de fer, et qu'on met imprudemment la tête à la portière, de recevoir dans l'œil un petit fragment de charbon. Il en résulte quelquefois une inflammation douloureuse. »


Aucun homme sensé ne pourra nier ni contester des observations de ce genre.

J'aime moins la phrase suivante qui laisse un doute dans l'esprit :


« Et il lui entra dans le cœur une telle abondance de joie qu'il craignait de n'y pouvoir suffire. »


Que pouvait-il craindre ? Qu'arrive-t-il quand on ne suffit pas à la joie qui entre en vous ? J'avoue, à mon tour, ne le pouvoir deviner.

Ce sont là des critiques qui sembleront peut-être mesquines. Mais le nombre en fait l'importance ; on pourrait, à la rigueur, les répéter presque à chaque ligne.

M. Victor Cherbuliez a fait, jadis, de meilleurs livres. Deux romans surtout ont attiré l'attention du public : Le Comte Kostia et L'Aventure de Ladislas Bolski.

Ce sont là de bons romans d'aventures, de ces romans faits pour charmer l'âme tendre des femmes. Ce ne sont point d'héroïques et invraisemblables épopées comme celles que racontait si brillamment Alexandre Dumas père, ni de ces livres d'observation qui remuent profondément le cœur, mais des récits doucement émouvants où tout est disposé pour plaire, même les crimes qu'on y commet. Les scènes violentes attendrissent tant elles sont présentées avec ménagement, le sang versé fait plaisir ; on fond en larmes aux dénouements.

On trouve cependant dans Le Comte Kostia une sensation bien particulière dont on ne s'explique point la cause tout d'abord.

Ce roman, honnête et chaste, étonne parfois ainsi qu'un livre défendu ; parfois on croit lire entre les lignes et on retrouve comme un souffle de ces émotions malsaines que vous jettent dans l'âme les écrivains géniaux et pervers.

C'est que l'auteur, sans y prendre garde, dans l’honnêteté de sa conscience, a dépeint l'amour naissant d'un homme pour une femme vêtue en homme et qu'il croit être un homme, De là un trouble étrange, une confusion pénible, puissante comme art, gênante aussi.

En suivant le développement de cette passion légitime on côtoie, semble-t-il, le lac gomorrhéen des passions honteuses. Je sais que toutes les intentions définitives sont honnêtes ; cela n'empêche que l'amitié particulière de cet homme pour un enfant, bien qu'elle ne puisse blesser la morale tant les moyens sont ménagés, peut du moins éveiller dans l'âme du lecteur des suppositions alarmantes.

J'ai d'ailleurs cette conviction, sans doute fausse, que les livres les plus dangereux pour les âmes et les plus immoraux en somme, sont les livres dits les plus moraux, les plus poétiques, les plus exaltants et les plus décevants, les livres où triomphe éternellement l'amour.


P.-S. J'ai voulu relire, pour l'acquit de ma conscience, le discours de réception de M. Cherbuliez à l'Académie française.

On y rencontre des audaces. Celle-ci mérite d'être citée : « Je me trompe, il (M. Dufaure) n'avait point de procédés ; il avait, ce qui vaut mille fois mieux, une méthode. Depuis l'astre naissant, qui semble chercher à tâtons son chemin dans l'espace, jusqu'à la plante soulevant la pierre de son tombeau pour apparaître au jour qu'elle semble fuir... »

N'est-on point ému en songeant aux dangers que courent les jeunes astres sans méthode exposés à de pareilles hauteurs ?

On lit chaque jour tant de récits d'enfants tombés par les fenêtres ! Les fenêtres, au moins, on les peut fermer avec des grilles... Mais l'espace ?...

Sèvres (Gil Blas, 8 mai 1883)

J'ai dit dernièrement dans ce journal ce que je pensais des horribles vases fabriqués aujourd'hui par Sèvres et offerts cérémonieusement en cadeau à toutes les personnes à qui l'État veut faire une politesse.

Une coupe, d'une forme élégante et d'une décoration charmante, sortie récemment de cette manufacture et vue par hasard dans une collection, m'a donné le désir de visiter cet établissement national. De grands progrès y ont été réalisés. Nous sommes, d'ailleurs, en pleine épidémie d'expositions. Les Parisiens vont, comme un flot, du Salon de peinture des Champs-Élysées à l'Exposition japonaise de la rue de Sèze, et des galeries du quai Voltaire où l'on voit les portraits du siècle aux tapisseries de Cluny.

Mais il fait beau, les arbres verdissent ; le bois est charmant à traverser. Pourquoi, après avoir longé les lacs, n'irait-on point, par un clair après-midi, jusqu'à Sèvres, où l'on peut voir encore des choses aussi curieuses que belles, et bien ignorées.

Qui donc a visité Sèvres ? Qui donc connaît les dedans de ce grand bâtiment muet, endormi, semble-t-il, au bord de la Seine.

Entrons dans cette vaste maison.

L'histoire de Sèvres est bien simple. Je l'ai racontée ici-même. Une femme, une adorable femme, presque une reine, créa Sèvres, d'un baiser peut-être, dans un caprice de coquette.

Louis XV avait acheté cette manufacture et il ne s'en occupait guère quand Mme de Pompadour vit quelques produits sortis de ses ateliers et fut séduite. Elle aimait les arts, dessinait un peu, savait faire naître des modes charmantes. Elle fut, en France, la mère du Joli.

Elle prit Sèvres sous son patronage, s'en occupa, se passionna, y appela des artistes, mit dans les pâtes, dans les adorables pâtes tendres, quelque chose de sa beauté, de son sourire et de son charme. Regardez-les ces sèvres Louis XV, gracieux, maniérés et délicieux. C'est bien là de la porcelaine de jolie femme, porcelaine née d'un caprice, faite pour les doigts légers et parfumés.

Et voilà d'où vint sans doute ensuite la rapide décadence de Sèvres. On a voulu continuer la tradition d'élégance précieuse donnée par la Pompadour ; mais l'inspiratrice étant morte, les artistes en cherchant à retrouver la grâce qui venait de cette femme charmante et si personnelle sont tombés dans le mauvais goût.

Et puis des questions pratiques, la nécessité d'obtenir une pâte plus résistante que la pâte tendre et présentant cependant à peu près les mêmes qualités, ont fait remplacer les vrais artistes par les chimistes, pour qui la composition de la matière présentait infiniment plus d'importance que l'élégance de l'ornementation.

La pâte tendre est inimitable comme beauté, comme transparence ; et, cuite à de basses températures, elle peut recevoir les nuances les plus variées.

La pâte dure, cuite à 1800 degrés, n'acceptait jusqu'ici qu'un nombre limité de tons, les couleurs se vitrifiant à la chaleur excessive qu'exige cette porcelaine.

Aujourd'hui, la question semble résolue par l'habile administrateur de la manufacture, M. Lauth. Il a trouvé une pâte intermédiaire, unissant les qualités des deux autres, la solidité et la beauté.

Mais visitons par le commencement le grand établissement national.

On entre d'abord dans le musée. Il présente des échantillons de toutes les porcelaines ou faïences connues ; mais tous ces modèles ne sont pas aussi beaux qu'on le pourrait désirer.

Voici les principales pièces :

Tout au fond de la galerie, on aperçoit une grande faïence émaillée du Xe siècle, une Vierge blanche, de l'école de Luca della Robbia ; puis une remarquable gaine en terre cuite du château d'Oiron (1545-1555).

Viennent ensuite de belles poteries vernissées de Beauvais (1674), un magnifique Urbino du XVIe siècle, un Gubbio signé, un Nevers imité de Palissy et signé Agostino Corado, en 1602, et d'autres fort belles pièces de Nevers.

Le Rouen est représenté par un assez grand nombre de faïences assez jolies et par un beau morceau de la fabrique de Henry : un tuyau de cheminée émaillé, au pied duquel jouent deux gros enfants en terre cuite (vers 1780).

La plus belle pièce de Rouen est une table à ouvrage du XVIIIe siècle.

On rencontre encore un remarquable Moustiers (1729), signé Landès Hyacinthus Raverus ; un retable d'autel de la fabrique de Lille, signé Jacobus Feburier (1716), une assiette polychrome de même provenance, au nom de maître Baligne.

Les poteries dures de la Chine offrent une singulière analogie avec les faïences qu'on produit partout en France en ce moment.

Parmi les Parisiens qui passent l'hiver à Cannes, il n'en est guère qui n'aient visité l'intéressante fabrique de M. Clément Massier, au golfe Juan. Beaucoup de modèles et des tons communs dans ses ateliers ont été jadis obtenus, là-bas, dans cette Chine mystérieuse qui a tout fait, quelques milliers d'ans avant nous.

Mais nous voici dans la partie du musée où sont exposées les pièces de Sèvres. On voit peu d'échantillons de la belle époque. Les particuliers possèdent presque tout ; M. de Rothschild à lui seul détient à peu près la moitié des plus remarquables morceaux connus.

C'est de 1830 à 1840 qu'éclate dans la porcelaine de Sèvres le plus odieux mauvais goût ; et pourtant c'est peut-être dans cette même période qu'on remarque la plus surprenante habileté.

Les praticiens ont toujours été remarquables dans cette fabrique, les artistes y ont souvent fait défaut. La raison en est facile à comprendre.

Les hommes enfermés là-dedans sont des fonctionnaires pourvus d'une place qu'on ne peut leur enlever, rentés, inattaquables, des bureaucrates. Ils ne sont point stimulés par l'émulation du commerce, par la possibilité de gros gains qui fouette l'activité. Ils avancent soit à l'ancienneté, soit au mérite, d'une façon régulière et lente. Quand un dessinateur est médiocre, l'administrateur doit l'employer quand même. Il ne le peut mettre dehors.

Ces hommes n'auront point l'ardeur des commerçants inquiets ni l'indépendance audacieuse des artistes libres. Mais aussi, liés aux mêmes besognes pendant des temps indéfinis, ils finiront par acquérir, presque malgré eux, une remarquable habileté de main. Nullement fouettés par la préoccupation de bénéfices rapides, ils passent des années à terminer le même vase, menant à la perfection leur délicat ouvrage, conçu souvent sans cette inspiration de l'artiste que la concurrence harcèle, que l'émulation exalte, mais exécuté avec une patience infatigable d'homme tranquille sur ses fins de mois et dont les heures ne sont point comptées.

Quelques-uns de ces fonctionnaires-artistes sont doués d'une très grande valeur. On peut, au premier rang, citer M. Gobert, qu'ont rendu célèbre des travaux très personnels, d'une exquise originalité et d'une perfection absolue.

On voit, en particulier, des émaux sur cuivre terminés par lui en 1871 et admirablement beaux.

Je ne raconterai point toutes les opérations que subit une pièce avant d'être parfaite. Certains grands morceaux demandent jusqu'à trois ou quatre ans de travail. Leur valeur alors représente trente ou quarante mille francs. Quelle industrie particulière pourrait donner de pareils soins à sa fabrication et courir de pareils risques ?

Quand une pièce est prête à cuire, quand elle sort des moules et des mains des ouvriers qui ont rendu ses formes irréprochables, on lui fait subir une première cuisson à la chaleur perdue, dans la partie supérieure des fours. Elle ne subira pas alors une température supérieure à douze cents degrés.

Elle sort de là « dégourdie », poreuse, prête à recevoir l'émail. On la trempe dans un bain de feldspath, pierre blanche et luisante, broyée et délayée. Après cette première cuisson, la pièce a diminué de grandeur d'une façon surprenante. Elle est ensuite livrée aux artistes qui la décorent, qui lui font subir une suite d'opérations difficiles, depuis les simples ornementations de couleur unie jusqu'aux applications de pâte sur pâte si difficiles.

Elle est alors cuite définitivement dans la partie basse du four, à une température de dix-huit cents degrés environ. Le four met huit jours à refroidir.

Pendant cette grande affaire de la cuisson, tout le monde est sur pied, anxieux. Le FEU est le maître, le puissant maître dont on ne parle qu'avec terreur et respect. Il fait ce qu'il veut, détruit en une minute un travail de deux ans, fond les couleurs à sa guise, déjoue les combinaisons des artistes et des chimistes, dégrade les tons, retravaille l'œuvre des hommes comme un Esprit malin et malfaisant.

On le craint ; on dit : « Voilà une pièce qui sera réussie, si le feu le permet », comme on disait aux temps pieux : « Si Dieu le veut ».

Devant le four qui rougit, le ventre plein de sa nourriture délicate empaquetée en des récipients de terre qui garantissent les objets, tout le monde attend avec inquiétude. L'administrateur passe la nuit, l'ingénieur, le directeur des travaux, le chimiste, les peintres tremblants pour leur œuvre, tous sont là qui regardent le monstre de briques cerclé de fer devenir ardent.

Une troisième cuisson a lieu, pour les ors et certaines ornementations réappliquées.

Ce qui distingue la nouvelle fabrication de M. Lauth, c'est la grande variété des modèles et des décorations. Sèvres renaît. Quelques vases encore se ressentent de la pauvreté de style des époques précédentes ; mais d'autres, les plus nombreux, révèlent une matière nouvelle, une originalité rare, des efforts constants.

Loin de chercher à reproduire sur la porcelaine des sujets et des tableaux comme les peintres en font sur les toiles, le nouvel administrateur s'attache surtout à l'effet décoratif. Et c'est là, en effet, ce qu'on doit uniquement rechercher dans la fabrication des porcelaines ou des faïences artistiques.

Une des plus grosses difficultés est d'obtenir un grand nombre de nuances qui résistent à la haute température où l'on cuit les porcelaines dures. Sèvres, sur ce point, est plus riche actuellement que n'importe quelle fabrique du monde. Et cependant, les produits de cette manufacture sont relativement méprisés. D'où vient cela ? De l'abus des cadeaux faits par l'État.

Chaque jour, le président de la République et les ministres réclament des pièces de Sèvres pour les offrir à des particuliers, à des sociétés de science ou de gymnastique, à des ambassadeurs, à des préfets, à des organisateurs d'œuvres de bienfaisance, à des chefs de bureau, à des attachés de cabinet, à des maires, à des comités quelconques.

Il faut donc produire une quantité inconcevable de morceaux à bon marché, d'une valeur insignifiante, coûtant de vingt à trente francs l'un dans l'autre. Et cette production d'horribles vases gros bleu doit absorber encore plus d'un tiers du budget de la manufacture.

Ces produits communs sont répandus à travers l'Europe et à travers la France, et causent à notre porcelainerie nationale un tort inappréciable.

Ne vaudrait-il pas mieux offrir aux sociétés, aux maires et aux ambassadeurs, de simples boîtes de cigares, et ne produire à Sèvres que des pièces exceptionnelles, dignes de soutenir la vieille réputation de grâce qu'acquit jadis l'élégante fabrique française, fille de la marquise de Pompadour ?

L'amour des poètes (Gil Blas, 22 mai 1883)

La ville de Rouen, après de longues résistances, a inauguré l'été dernier le petit monument élevé au poète Louis Bouilhet par les amis fidèles du mort.

La cérémonie, mal préparée, mal organisée, fut piteuse. Les gens de lettres parisiens, invités la veille, ou non prévenus, n'y purent venir. Le commerce local figurait seul à cette solennité.

Aujourd'hui, la ville de Cany élève à son tour un monument au poète né dans ses murs, à son poète. Le maire, les adjoints, tout le conseil municipal ont voulu donner l'exemple. Ils ont donné, également, et sans compter, leur temps et leurs écus.

Donc dimanche prochain, 27 mai, un nouveau buste de Louis Bouilhet s'élèvera sur la place de sa ville natale. Et la charmante petite cité normande illuminera, chantera, banquettera et dansera en l'honneur de son fils disparu, mais immortel.

C'est un petit journal de Rouen, le Rabelais, qui a pris l'initiative de cette fête. En province, c'est souvent dans les petits journaux qu'on trouve ainsi l'amour désintéressé des arts et l'audace qu'il faut pour entreprendre des œuvres pieuses de cette nature, qui ne rapporteront point d'argent.

Comme beaucoup de poètes, Louis Bouilhet fut malheureux. Sa vie ne fut guère qu'une suite d'espoirs irréalisés.

Il demeura pauvre, comme l'étaient presque tous les hommes de lettres de sa génération. Il souffrit de la misère, il souffrit de l'indifférence du public pour ses œuvres qu'il sentait supérieures ; et il mourut brusquement alors qu'il semblait plein de force et de vie, miné par les attentes sans fin, les chagrins secrets et le manque d'argent. Car il faut de l'argent à un artiste comme il faut de la liberté à l'oiseau. On ne connut pourtant jamais les tortures de son âme, car il était de cette race forte de souriants chez qui tout semble gai, même la douleur. Son esprit mordant savait rire de tout, de ses misères aussi. Il en riait amèrement, douloureusement, mais il en riait. Les larmoyants l'irritaient, l'exaspéraient. Il avait, au fond de l'esprit, une philosophie paisible, découragée, ironique et plaisante qui s'accommodait de tout, résignée d'avance à tout, et se vengeait des événements par un mépris railleur. Son âme avait deux faces, ou, peut-être, portait deux masques. Et tous deux, parfois, se montraient en même temps, l'un était jovial, l'autre majestueux. Son talent fut familier, gai, héroïque et pompeux.

Il adorait les farces, les bonnes farces gauloises. Un jour, dans une diligence pleine de bourgeois du pays, il dit gravement à un de ses amis fort connu, décore', homme politique influent, après une causerie grave d'une heure que tout le monde écoutait : « C'était à l'époque de ta sortie de la maison centrale de Poissy, après ton affaire de Bruxelles ». Dans ses œuvres, le fond désespéré de sa nature se montre quelquefois. Il jette tout à coup un cri de désespoir affreux qu'on sent venu des entrailles. Il lève la robe dont il se pare et montre la plaie saignante.


« Toute ma lampe a brûlé goutte à goutte,

Mon feu s'éteint avec un dernier bruit,

Sans un ami, sans un chien qui m'écoute,

Je pleure seul dans la profonde nuit. […]

[…] Oh ! la nuit froide ! Oh ! la nuit douloureuse,

Ma main bondit sur mon sein palpitant.

Qui frappe ainsi dans ma poitrine creuse,

Quels sont ces coups sinistres qu'on entend ?

Qu'es-tu ? Qu'es-tu ? parle, ô monstre indomptable

Qui te débats en mes flancs enfermé.

Une voix dit, une voix lamentable :

Je suis ton cœur et je n'ai pas aimé ! »


La soif de l'amour semble avoir toujours été la maladie incurable des poètes, ces grands enfants, impuissants décrocheurs d'étoiles. L'exaltation naturelle d'une âme poétique, exaspérée par l'excitation artistique qu'il faut pour produire, pousse ces êtres d'élite, mais sans équilibre, à concevoir une sorte d'amour idéal, ennuagé, éperdument tendre, extatique, jamais rassasié, sensuel sans être charnel, tellement délicat qu'un rien le fait s'évanouir, irréalisable et surhumain. Et les poètes sont peut-être les seuls hommes qui n'aient jamais aimé une femme, une vraie femme, en chair et en os, avec ses qualités de femme, ses défauts de femme, son esprit de femme, restreint et charmant, ses nerfs de femme et sa troublante femellerie.

Toute femme devant qui s'exalte leur rêve est le symbole d'un être mystérieux, mais féerique : l'être qu'ils chantent, ces chanteurs d'illusions. Elle est, cette vivante adorée par eux, quelque chose comme la statue peinte, image d'un Dieu devant qui s'agenouille le peuple. Où est ce Dieu ? Quel est ce Dieu ? Dans quelle partie du Ciel habite l'inconnue qu'ils ont tous idolâtrée, ces fous, depuis le premier rêveur jusqu'au dernier. Sitôt qu'ils touchent une main qui répond à leur pression, leur âme s'envole dans l'invisible songe loin de la charnelle réalité. Et la femme, éperdue, frémit jusqu'au cœur, d'être aimée ainsi par un poète ! Elle, simple, l'aime comme elles aiment toutes, humainement, avec sa poésie un peu niaise, son exaltation bourgeoise, avec un mélange confus d'idéal et de sensuel, de câlinerie et d'imagination, de baisers et de mots sonores. Mais c'est lui qu'elle aime, lui seul, rien que lui, tel qu'il est en chair et en âme.

Tandis que lui ! Si vous saviez ? C'est vous qu'il possède ! Mais comme vous êtes autre dans son esprit, dans son amour. Comme il vous transforme, vous complète, vous défigure avec son art de poète. Ce ne sont pas vos lèvres qu'il baise ainsi, ce sont les lèvres rêvées ! Ce n'est pas au fond de vos yeux bleus ou noirs que se perd ainsi son regard exalté. C'est dans quelque chose d'inconnu et d'insaisissable ! Votre œil n'est que la vitre par laquelle il regarde le Paradis de l'Amour idéal. Il vous étreint, il râle, il semble fou, il délire devant votre corps ferme et blanc ; et il crie ces mots brûlants qui enflamment le sang dans les veines. Et cependant vous n'êtes pour lui qu'une forme quelconque qui lui permet de croire avoir un instant saisi son illusion chérie.

En voulez-vous des preuves ? Quel poète a jamais aimé ? Cherchons.

Est-ce Virgile ? Pour quel sexe alors étaient ses préférences ? On l'ignore !

Les Grecs méprisaient aussi l'amour des femmes qui ne répondaient point à leur idéal de beauté plastique !

Qui donc aima ? Le sombre Dante, le modèle des amants ? Béatrix avait douze ans quand il la vit et l'adora ! Il lui fallait une femme pour chanter ! Cette enfant suffit à son âme frémissante. Il l'aima dans la solitude et la fièvre du délire poétique, comme on aime l'inspiratrice. Il la connut à peine. Il n'avait pas besoin d'elle. Elle ne fut que la forme désirée, de loin, par son rêve !

Qui donc aima ? Pétrarque ! Laure ne lui appartint jamais. Il faut un marbre aux sculpteurs pour modeler une statue ; elle fut le marbre. Elle était bonne femme et bonne mère, entourée d'enfants, bourgeoise et placide. Que lui importait à lui ?

Qui donc aima, parmi les poètes ? Gœthe ? Il lui fallait cinq maîtresses sans qu'il en préférât aucune, afin de posséder en même temps toute la gamme des tendresses humaines, toutes les sortes d'inspirations nécessaires à son talent.

Il garnissait toujours le fond de son cœur d'une passion purement idéale pour une grande dame inaccessible, quelque chose d'élevé, de pur, occupant son cerveau d'artiste.

Il avait en même temps une liaison avec quelque femme du monde, intelligente et belle. Amour de l'âme et des sens, délicat et distingué, mélange de tendresse, de poésie et d'étreintes.

Il entretenait une fille, chair docile à sa fantaisie ; instrument servile de plaisir et de repos ; table toujours mise, bras toujours ouverts.

Mais il ne méprisait pas la bonne, la servante d'auberge aux bras bleus, aux mains rouges, aux cheveux gras, au linge dur et suspect. Car il faut aussi satisfaire les instincts grossiers.

Et il courait le soir, dans les ruelles, après les marchandes de spasmes.

Qui donc aima parmi les poètes ? Lamartine ?

Qu'est-ce qu'Elvire, sinon le nuage devenu femme ? Sinon cette forme flottante aux contours de corps humain qu'est toujours la femme des poètes !

Musset ? Las de chercher, sans la trouver, celle qu'appelaient son cœur et ses vers, il la poursuivit dans les logis publics, à travers les fumées de l'ivresse. Et il mourut, celui-là, de son rêve irréalisé !

Aucun n'aima ! Quelques-uns eurent pendant quelques heures l'illusion de l'amour, et c'est tout.

D'autres, désespérés de leurs efforts sans fin, s'écrient, comme Sully Prudhomme


« Les caresses ne sont que d'inquiets transports,

Infructueux essai du pauvre amour qui tente

L'impossible union des âmes par les corps. »


Car l'amour, le simple amour qui attache deux êtres l'un à l'autre est trop bourgeois, trop raisonnable, trop humainement commun, et trop bête en somme pour ces êtres privilégiés que sont les poètes. Il leur en faut plus. Ils ne sauraient se contenter du PEU qu'est l'amour.

Quand ils sont des buveurs d'illusions, ils croient aimer, comme Dante, et il leur suffit alors d'une image.

Quand ils sont des chercheurs insatiables, comme Musset ; quand ils poursuivent jusqu'au bout leur rêve impossible, ils meurent désespérés sur le ventre d'une fille publique.

Quand ils sont clairvoyants et raisonnables, désabusés et désolés, ils s'écrient, comme Bouilhet :


« Qu'es-tu ? qu'es-tu ? Parle, ô monstre indomptable

Qui te débats, en mes flancs enfermé !

Une voix dit, une voix lamentable :

Je suis ton cœur, et je n'ai pas aimé ! »

Les masques (Gil Blas, 5 juin 1883)

En lisant un roman nouveau, l'autre jour, je me posais cette question difficile à résoudre : « Jusqu'où va le droit du romancier de sauter par-dessus le fameux mur de la vie privée et de cueillir dans l'existence du voisin les détails souvent scabreux dont il a besoin pour ses romans. »

La loi, toujours si facile à tourner, défend la médisance et la punit. Mais du moment qu'on ne nomme personne, du moment qu'on désigne M. Bataille sous le transparent synonyme de M. Combat, la loi devient aveugle et laisse faire. L'homme désigné, s'il se reconnaît ou juge utile de se reconnaître, n'a que la ressource d'envoyer des témoins à l'écrivain. L'affaire se termine par une piqûre au bras, et le livre reste, devenu plus clair, plus dangereux, plus salissant pour les personnes racontées dedans.

D'un autre côté, les romanciers ne travaillant aujourd'hui que d'après nature, prenant tous leurs sujets, toutes leurs combinaisons, tous leurs menus détails dans la vie, ne peuvent que s'inspirer des faits dont ils sont témoins. Si le hasard les met en présence de quelque histoire fort ridicule, de quelque situation dramatique, ou même de quelqu'une de ces infamies que la loi ne peut atteindre, que l'opinion publique complaisante laisse passer, que tolère la morale hypocrite du monde, n'ont-ils pas le droit, presque le devoir, de s'en emparer, et n'est-ce pas tant pis pour ceux dont sont dévoilés ainsi les défauts grotesques, les vices ou les turpitudes. En général les romanciers défendent, non sans raison leur droit de se servir de tout spectacle humain qui leur passe sous les yeux.

Mais les gens du monde, menacés de voir ainsi déchirer les apparences dont ils se couvrent si facilement, crient à l'infamie et se révoltent même dès qu'ils retrouvent dans un livre ; sans désignation de personnes, une des choses un peu honteuses qu'on fait tous les jours mais qu'on n'avoue pas. Si on racontait, si on osait raconter tout ce qu'on sait, tout ce qu'on voit, tout ce qu'on découvre à chaque moment dans la vie de tous ceux qui nous entourent, de tous ceux qu'on dit, qu'on croit honnêtes, de tous ceux qui sont respectés, honorés et cités, si on osait raconter aussi tout ce qu'on fait soi-même, les vilaines duplicités d'âme qu'on ne s'avoue seulement pas, les secrets qu'on a vis-à-vis de sa propre honnêteté, si on analysait sincèrement nos pactisations, nos raisonnements hypocrites, nos douteuses résolutions, toute notre cuisine de conscience, ce serait un tel scandale que l'écrivain serait mis à l'index jusqu'à sa mort, peut-être même emprisonné pour outrage à la morale.

La hardiesse et la conscience littéraires ne vont pas jusque-là. On se borne généralement à s'emparer d'un fait connu, chuchoté sinon crié par la voix publique ; on l'arrange, on le pare, on l'accommode à sa façon et on le sert dans un livre à sensation.

L'homme de lettres a-t-il ou n'a-t-il pas le droit, le droit moral, de faire cela ?

Tout bien considéré, il n'y a là qu'une question de nuances et de délicatesse.

La vie humaine, toute la vie qui nous passe sous les yeux nous appartient comme romanciers, mais non comme moralistes, comme policiers. Je m'explique. J'entends par là qu'en aucun cas nous n'avons le droit de paraître désigner quelqu'un, même si nous prenons dans son existence un fait qui intéresse notre art. Toute personne doit être respectée de telle sorte qu'on ne puisse jamais dire : « Tiens, il a dépeint M. Un tel », même si on reconnaît un épisode de l'histoire de cet individu, si on dit : « Ce qu'il a raconté là est arrivé à M. Un tel. »

La vie nous appartient en effaçant les noms, en changeant les visages, si bien qu'on ne les puisse désigner. Voici, par exemple, le livre dont je parlais au début, la Dernière Croisade, de M. René Maizeroy. C'est l'histoire non voilée de la catastrophe financière de l'an dernier. Le fait est public, patent ; il fut retentissant, il appartient au romancier comme tous les faits dont s'émeut l'opinion.

Cependant si Maizeroy avait esquissé, même à peine, quelque profil des personnages qui furent mêlés, de prés ou de loin à cette affaire, il excédait son droit. Il a eu soin, au contraire, de créer une série d'êtres de fantaisie, si différents des véritables que personne ne pourrait en reconnaître un seul, et il a fait s'accomplir entre eux l'histoire complète du krach presque absolument comme elle s'est passée en réalité.

Le romancier n'est pas un moraliste ; il n'a pas mission pour corriger ou modifier les mœurs. Son rôle se borne à observer et à décrire, suivant son tempérament, selon les limites de son talent. Viser quelqu'un, c'est faire un acte déshonnête, comme artiste d'abord, comme homme ensuite. Mais prendre dans chaque existence les anecdotes et les observations qui nous intéressent, et s'en servir dans le roman en ne laissant point deviner les acteurs véritables, en démarquant, pour ainsi dire, le fait arrivé, c'est faire acte d'artiste consciencieux ; et personne ne peut se blesser de ce procédé.

Le public qui s'indigne si facilement en certains cas, se montre en certains autres d'une curiosité aussi bête que malsaine. Tantôt on lui dit : « c'est l'histoire de Mme A... ». Et il se révolte. Tantôt on lui dit : « c'est l'histoire de Mme B... » et il achète. Il adore le scandale quand il ne soupçonne pas qu'il puisse être atteint à son tour, mais il s'indigne quand il croit pouvoir être également touché un jour ou l'autre.

Toutes les fois que paraît un nouveau livre de Concourt, de Zola ou de Daudet, on s'évertue à lever les masques avec la conviction que l'œuvre est pleine d'intentions mesquines et perfides. Que n'a-t-on pas dit sur La Faustin, cette haute et superbe étude de la Comédienne moderne. Pour les uns c'était Rachel, pour les autres c'était Sarah Bernhardt que le romancier avait visée. Personne ne s'apercevait qu'il s'agissait tout simplement de la Faustin qui n'est ni Sarah Bernhardt ni Rachel, qui ne ressemble ni à l'une ni à l'autre, tout en participant des deux, et qui est un résumé de celle-ci, de celle-là, et de bien d'autres, un personnage formé de toutes. Quand a paru, cet hiver, ce roman si large et si puissant qui s'appelle Au bonheur des Dames, cette étude si admirablement complète du développement d'un de ces immenses magasins modernes qui mangent, en quelques années, tout le commerce d'un quartier, le lecteur n'avait qu'une préoccupation, savoir quel était celui des directeurs des grands bazars parisiens que Zola avait voulu représenter. On ne se pouvait figurer qu'il n'eût pas pris celui-ci plutôt que celui-là, qu'il n'eût pas eu l'intention d'en désigner un spécialement. Certaines gens ont même prétendu, en hochant finement la tête, que ce roman n'était, en somme, qu'une réclame déguisée servant de prélude à l'ouverture du Printemps.

Les livres de Daudet constituent des casse-tête pour les trois quarts des lecteurs qui passent des soirs à discuter et à chercher les noms véritables, comme on passe des soirs en certaines familles à deviner les énigmes et les mots carrés des journaux.

N'a-t-on pas cru, n'a-t-on pas dit et répété que l'intéressante étude de femme de Gustave Toudouze, La Baronne, n'était que l'histoire d'une autre Baronne dont la laideur, du reste, rend énigmatique la fortune.

Si vous allez le même soir dans deux salons, vous entendez dire ici : « J'aime bien les romans dont les personnages sont des gens connus. »

Mais, à côté, d'autres mondains s'écrient : « Les romanciers n'ont pas le droit de regarder dans la vie privée. »

Et voilà pourquoi c'est là une simple question d'art et de tact. L'artiste a le droit de tout voir, de tout noter, de se servir de tout. Mais les masques qu'il met sur ses personnages, il faut qu'on ne les puisse lever.

De Paris à Rouen (Gil Blas, 19 juin 1883)

Notes de deux navigateurs trouvées dans une bouteille, au fil de l'eau.

... D'autres vont en Amérique voir les chutes du Niagara et des élections à coups de revolver ; d'autres vont au Tonkin se faire casser la tête ; d'autres vont au Japon apprendre l'art délicat de manier l'éventail

d'autres vont aux Indes contempler les bayadères ; d'autres à Constantinople rôder autour des harems ; d'autres en Afrique voir galoper des hommes drapés de blanc dans les sables interminables ; d'autres à Tahiti se faire baptiser Bibi-Tutu par des demi-sauvagesses de mauvaises mœurs que poétisèrent des navigateurs naïfs ; d'autres vont ici, d'autres vont là, mais toujours très loin, car un voyage n'est un voyage que lorsque les heures de chemin de fer, additionnées avec les heures de paquebot, donnent un total de dix-huit mois de fatigue.

Il faut traverser des contrées stériles où la soif vous dévore, des contrées tellement feuillues qu'on coupe les lianes à coups de hache, des contrées tellement glacées qu'on ouvre les banquises à coups de bateau à vapeur. Il faut dormir à côté des tigres, entendre siffler les serpents, recevoir des balles de fusil, escalader des montagnes qui vous font sortir le sang par les oreilles. Si vous n'avez pas fait tout cela, vous n'avez pas voyagé.

Et pourtant, si loin que vous alliez, beaucoup d'autres ont passé par les mêmes routes, ont étudié les mêmes peuples, ont écrit leurs impressions sur ces contrées réputées inconnues.

A quoi sert donc d'aller si loin !

Or, nous, Pierre Simon Remou et Jacques Dérive, nous avons accompli en quatre jours un voyage que bien peu de Français ont fait, un voyage plein d'accidents, d'émotions, même de dangers, un voyage délicieux à travers le plus adorable pays du monde et le plus propre aux descriptions.

Et cela sans chemin de fer, sans paquebot fétide, sans diligence abrutissante, sans rien des ennuis ou des servitudes des voyages. Nous avons simplement descendu la Seine, la belle et calme rivière, de Paris à Rouen, dans un de ces petits bateaux à deux personnes qu'on nomme des yoles.

Notre embarcation, si légère qu'un seul de nous peut la porter, longue, mince, élégante, vernie à se mirer dedans, membrée d'acajou, pointue comme une aiguille de bois, si plate qu'elle n'entre point dans l'eau et glisse dessus comme si elle patinait, si mince qu'un pied posé hors des planchers la crèverait aussitôt, si étroite qu'un mouvement brusque la ferait chavirer, nous inspire autant d'affection qu'un être humain.

Elle nous porte, nous berce, nous distrait et nous amuse. Nous la rentrons le soir dans la cour des auberges, où elle dort sa nuit à côté des voitures au repos, nous la lavons chaque jour avec de fines éponges, soignant sa toilette comme celle d'une belle fille coquette ; nous avons souci que rien ne la heurte, qu'aucune pierre ne la froisse, qu'aucune berge ne la blesse. Elle est notre amie et notre servante, notre compagne et notre joie. Elle s'appelle Rose. Salut ma belle.

Ne lisez point ce petit voyage, vous qui n'avez jamais descendu la rivière voilée de brumes, au soleil levant. L'eau pacifique coulant sans bruit, coulant, coulant sous le duvet de vapeurs qui flotte à sa surface, quand le grand astre jaune apparaît au bord des côtes, dans son décor de nuages écarlates, l'eau tiède et plate où nagent des brins d'herbe, des branches cassées, mille choses emportées lentement au courant, glisse, muette et caressante, le long des rives, les lis, les iris luisants comme des flammes de cierges, les nénuphars pâles, entrouverts au milieu de leurs larges feuilles qui s'étalent, rondes et bercées, îles peuplées d'araignées d'eau.

Une aubépine, penchée à la berge, se mire, rose ou blanche, et jette son parfum sur le fleuve. De grosses racines tordues comme des serpents sortent de terre, y rentrent, se croisent, se mêlent, et plongent dans la rivière.

De leurs bras enlacés un énorme rat sort, et court vivement, disparaît sous un tronc, puis reparaît, fuyant devant nous. Un martin-pêcheur passe comme un éclair bleu dans un rayon de soleil, et file de son vol rapide et droit, jusqu'au prochain tournant du fleuve. Les culs-blancs, poussant leur cri, se sauvent d'une berge à l'autre en rasant la surface de l'eau. Des tourterelles roucoulent dans les peupliers ; un lapin, nous voyant venir, rentre au terrier et nous montre, une seconde, la tache neigeuse de son derrière.

Des bergeronnettes courent sur les étroites plages de sable piquant des insectes d'un coup de bec ; un vaste héron, parfois, s'élève d'un buisson et monte dans le ciel à grands coups d'aile, la tête allongée et la patte pendante.

L'air est doux, le charme pénétrant des rivières calmes vous enveloppe, vous possède ; on respire lentement avec une joie infinie, dans un bien-être absolu, dans un repos divin, dans une souveraine quiétude.

A l'exemple des gens qui traversèrent l'Afrique, nous allons noter jour par jour, heure par heure, nos impressions et nos observations sur les diverses populations que nous avons rencontrées. Cette prétention peut paraître étrange. Mais qu'on ne s'y trompe pas, un habitant de Rouen ne ressemble pas plus à un habitant de Paris qu'un lapin ne ressemble à un Arabe (au moral) ; et un habitant d'Elbœuf diffère autant d'un Rouennais qu'un Marseillais d'un Normand. Car le caractère de toute agglomération d'hommes se modèle selon les courants d'intérêts et de passions que mille circonstances diverses font s'établir dans chaque milieu. Nous publierons, lors de notre retour, une petite notice traitant « du caractère rouennais » qui fera toucher du doigt, aux incrédules, nos théories physiologiques. Nous noterons, en passant, la situation politique de chaque ville, l'état des esprits, la moralité générale ainsi que les réclamations inutiles des administrés au gouvernement.

De Paris à Maisons, le littoral est trop connu pour que nous nous arrêtions à le décrire.

Nous avons donc quitté Maisons-Laffitte, un mardi matin, à huit heures, par un beau temps clair. La yole, revernie, luisante et pimpante, secouée régulièrement par le va-et-vient continu du banc à coulisses, gouvernée par Jacques Dérive au départ et enlevée vigoureusement par moi Remou Simon Pierre, se mit à descendre le fleuve tout moiré par le soleil déjà haut.

Nos valises indiquent aux riverains ahuris que nous partons pour un long voyage.

Une boîte à suif est ouverte à côté du rameur, qui graisse à tout instant ses avirons, ses mains, ses bras nus ; car le suif est l'âme du canotage, comme diraient MM. Prudhomme et autres académiciens.

La Seine fait une large courbe. Nous passons devant le hameau de la Frette, égrené en chapelet le long du bord entre la côte et la rive ; nous apercevons l'église d'Herblay, puis Conflans avec sa tour carrée en ruine. Voici l'Oise qui nous apporte le concours de ses ondes ; Andrésy, cher aux amoureux ; Poissy, célèbre par sa maison centrale, son ancien marché aux bœufs et ses pêcheurs à la ligne.

M. Meissonnier habite ici, sur la gauche ; Mlle Suzanne Lagier prit plus de goujons dans ce petit bout de rivière qu'il n'y a de rosières à Nanterre. Beaucoup d'artistes dramatiques viennent chaque dimanche empaler des asticots dans ce pays. Le fleuve s'élargit, peuplé d'îles ravissantes. Des arbres énormes couvrent les petits bras. On sent enfin la campagne. Le courant galope dans les cours d'eau peu profonds ; la yole légère glisse et court, évite les pieux d'un ancien moulin, passe comme un trait sous un petit pont qui paraît, de loin, large comme un trou d'aiguille et fait frissonner les voyageurs.

Deux hommes debout sur la berge nous appellent. Ils cherchent un noyé qu'on a vu traverser Villennes et qui suit le même chemin que nous. On le recommande à nos soins, et nous voilà rôdant le long des buissons des rives, guettant tout ce qui flotte, penchés sur l'eau. Nous ne trouvons pas le macchabée.'

Médan. Nous descendons pour saluer Zola. Il nous apparaît au milieu d'un peuple de maçons et de jardiniers, dirigeant l'installation de sa basse-cour. Il est gai, heureux de voir pousser ses arbres. Car les joies les plus fortes qu'un homme puisse éprouver sont celles que donne la propriété.

Nous repartons. Voici Meulan avec ses parcs magnifiques, venant jusqu'au fleuve, ses îles dans le cœur de la ville. Cette cité fut rendue célèbre par un aveugle qui, pendant vingt ans, joua le même air de flûte aux voyageurs arrêtés dans la gare.

Cet homme est mort. Une souscription est ouverte à la mairie pour lui élever une statue.

Les berges sont plantées d'arbres, tout l'horizon verdoyant. Nous signalons sur la droite le bois de Troucaberbis, aussi inconnu assurément que les grands lacs du centre de l'Afrique.

La nuit descend. Une tour ronde apparaît au loin, c'est Mantes ! Mantes-la-Jolie. Il pleut.

Si jamais ville a volé l'épithète de jolie, c'est bien celle-là. Bien que la lune soit cachée, aucun bec de gaz n'éclaire les rues la nuit. Aucun plaisir n'est possible pour les voyageurs, aucun café ne montre ses vitres éclairées, aucun théâtre ! Rien ! Rien !

Il pleut toujours. Jacques Dérive débaptise cette ville et la dénomme Mantes à l'eau.

Elle est administrée par un maire qui avait, lors de notre passage, une polémique virulente, par l'organe du journal officieux, avec un fort aimable et spirituel journaliste parisien, M. Avonde, qui dirige le Petit Mantais.

Cette polémique nous a paru avoir pour objet trois pompiers qui refusaient d'accompagner en armes la visite des autorités supérieures.

Ces pompiers donnent pour raison de leur résistance qu'ils ont la mission d'éteindre les incendies et non celle de parader autour de gens engalonnés.

Cette querelle aussi importante assurément que la dispute de MM. Marais et Koning passionnait la population. Nous ignorons quelle en fut la fin.

Le peuple mantais semble réclamer de nombreuses réformes si nous en croyons le journal de l'opposition. Rien ne laisse à désirer si nous en croyons son rival.

Les destinées de cette cité sont aux mains d'un sous-préfet qui passe l'hiver à Paris et l'été à Trouville. Les administrés ne s'en trouvent pas plus mal. Le maire n'est pas aimé.

Nous repartons au jour levant. Voici Vétheuil où l'on déjeune, La Roche-Guyon dans une situation charmante au pied d'une colline boisée, Bonnières, un des plus ravissants villages qui soient, en face de grandes îles couvertes d'arbres magnifiques. Après dix heures d'aviron, nous nous arrêtons à Vernon.

Vernon est la cité des tilleuls. Partout des avenues à quatre rangs d'arbres, se croisant, traversant la ville de part en part. Ils sont surprenants de taille, ces tilleuls, démesurés, touffus, impénétrables à l'œil.

Une garnison de cavalerie, d'artillerie et le train des équipages rendent Vernon plus vivant que Mantes. On y rencontre les distractions nécessaires aux militaires, des cafés, des lieux de réunion. Les becs de gaz sont allumés.

Et nous voici encore en route, le lendemain, toujours à la force des bras. Nous signalons à gauche le ruisseau Saint-Just et le ruisseau Saint-Ouen, à droite les villages de Pressagny-l'Orgueilleux, de Port-Mort et de Vezillon ; puis soudain une côte nue se dresse, surmontée d'une ruine altière, c'est le Château-Gaillard qui fut à Robert le Diable.

Nous arrivons aux Andelys. C'est ici qu'on commence à boire du cidre.


Vive le fils d'Arlette

Normands

Vive le fils d'Arlette.


Au sortir des Andelys, nous nous engageons avec imprudence dans un petit bras du fleuve si séduisant qu'il nous attire follement. Les arbres penchés forment voûte au-dessus mettant l'eau dans une ombre froide et délicieuse.

Pendant une heure, nous allons ainsi. Hélas, un bruit singulier nous fait dresser l'oreille, et bientôt, un moulin nous arrête, un bon vieux moulin tranquille, dont la roue tourne doucement, sous l'arcade de pierres enjambant la rivière.

Il faut porter la yole à travers l'île, jusqu'à l'autre bras du fleuve.

Si les géographes ignorent où sont situés les villages de Portejoie, de Port-Pinche, de Pampou, de Tournedos, nous pouvons le leur apprendre.

Nous couchons à Pont-de-l'Arche. La seule observation que nous ayons faite sur cette ville, c'est qu'elle aurait été plus logiquement baptisée : Arche-du-Pont. On ne dit pas : la voiture de la roue, mais bien la roue de la voiture.

Nous déjeunons à Elbeuf, patrie du drap. Partout des cheminées qui fument dans le ciel, des égouts qui crachent au fleuve des eaux vertes, rouges, jaunes ou bleues. Les vastes bâtiments tremblent, secoués par des roues qui tournent ; la terre frémit, agitée par la fièvre des chaudières, par les hoquets de la vapeur, par le battement des machines. Tout ronfle, palpite, sue et halète.

L'industrie règne ici.

Nous sommes reçus par le président du cercle des Commerçants, un ami charmant et spirituel, et un des plus raffinés amateurs et connaisseurs de vins qui soient sur terre.

Jacques Dérive déclare en le quittant : si on ne l'aimait pas pour lui, on l'aimerait pour sa cave.

Et voici Rouen, Rouen l'opulente, la ville aux clochers, aux merveilleux monuments, aux vieilles rues tortueuses.

On ne la peut décrire. Il la faut connaître.

Rouen, patrie de Corneille, de Géricault, de Boieldieu, de Louis Bouilhet et de Gustave Flaubert, est aujourd'hui administrée par un maire retardataire contre lequel nous croyons de notre devoir de protester, persuadés d'ailleurs que notre journal de voyage n'arrivera jamais à la postérité. Cet homme élevé, paraît-il, dans des principes inflexibles, vient de fermer le seul, oui le seul restaurant de nuit de la ville. De sorte qu'à Rouen on ne peut pas souper. Ne l'oubliez pas, messieurs les voyageurs.

Ce maire, d'une excessive moralité, affirme même qu'on ne saurait trouver à Paris un seul restaurant ouvert après une heure du matin ! Ô sainte ignorance !

Nous nous sommes couchés le ventre vide.

Or, nous étant informés, nous avons appris bien d'autres choses. Ainsi, les coulisses du théâtre des Arts sont interdites aux journalistes, sous peine de procès-verbal ! ! !

Le maire seul et les adjoints peuvent pénétrer dans ce lieu, sans danger pour eux... et même pour ces dames.

Quiconque franchit le seuil de ce pouvoir municipal est traîné devant le juge de paix, qui condamne d'un air sévère. Ne se croirait-on pas vraiment au grand-duché de Gérolstein ? Or, il ne suffisait pas à M. le maire de fermer les portes de cet endroit dangereux, sale et charmant qu'on nomme les coulisses pour sauvegarder les mœurs de ses actrices, il s'est dit que les mauvais sujets pourraient, la représentation finie, emmener souper les chastes pensionnaires de la ville et il a fermé aussi le restaurant de nuit. V'lan !

En voilà un pasteur de vestales !

Elles ne sont pas contentes, les actrices. Ni celles du grand théâtre, ni celles du gentil Théâtre-Français, ni celles des Folies-Bergère ; M. le maire reste inflexible.

Mais on dit tout bas, tout bas, que cela profite beaucoup, beaucoup, à d'autres établissements qui ne ferment pas la nuit, ceux-là, et que la police municipale tolère, bien que la morale les repousse.


C'est là qu'on va boire, passé minuit.

Fermez donc ça, monsieur le maire !...



* * *

Sur le point de repartir pour Paris par l'odieux chemin de fer, nous jetons à l'eau ce journal, pour que le courant l'emporte à la mer.

Qui le trouvera ? Un Chinois peut-être ? Qui sait ?

Et nous signons


PIERRE-SIMON REMOU

JACQUES DÉRIVE

Trouvé par Maufrigneuse.

L'égalité (Le Gaulois, 25 juin 1883)

De toutes les sottises avec lesquelles on gouverne les peuples, l'égalité est peut-être la plus grande, parce qu'elle est la plus chimérique des utopies.

Quand on aura établi l'égalité des tailles et l'égalité des nez, je croirai à l'égalité des êtres.

On me répondra : « Nous ne voulons parler ni d'égalité sociale, – un ministre est plus qu'un charbonnier, – ni d'égalité intellectuelle, – un artiste est plus qu'un ministre, – ni d'égalité de fortune, – M. de Rothschild possède plus qu'un simple électeur, son égal par le vote, – ni d'aucune sorte d'égalité effective ; nous voulons dire seulement que tous les Français sont égaux devant la loi. » (Ce principe, bien entendu, n'est ni appliqué ni applicable rigoureusement.)

Cependant cette idée de l'égalité des êtres a déjà fait faire, en politique, une série de folies que va bientôt terminer la plus pommée de toutes. Je veux parler du service militaire de trois ans obligatoire pour tout le monde.

Donc, on va prendre tous les Français quels qu'ils soient, de vingt à vingt-trois ans, et on va les enfermer dans une caserne où des sergents instructeurs leur apprendront à distinguer leur pied droit de leur pied gauche et à tourner au commandement.

Au bout de ces trois ans d'instruction militaire, ces hommes, redevenus citoyens, ne seront plus bons à grand-chose. Ils auront, dans tous les cas, perdu absolument l'habitude du travail intellectuel spécial de leur profession.

On n'y gagnera même pas un bon officier, car les bons officiers sont ceux qui, se sentant la vocation militaire, ont choisi spontanément la carrière des armes.

C'est ce qu'on appelle du patriotisme bien compris et de l'égalité bien entendue.

Des princes qu'on nommait les Médicis, et dont le nom est encore entouré d'une certaine gloire, ont eu jadis une manière de voir et de gouverner toute différente de celle que nous appliquent nos députés.

Ils ont pensé, ces naïfs, qu'un peuple était surtout grand par les arts, grand par ses grands hommes, grand par toutes les manifestations du talent et du génie. L'égalité ne les inquiétait guère ! Ils n'auraient point confondu Michel-Ange avec le fusilier Pitou. Ils n'auraient pas invité le sieur Raphaël, exerçant la profession de peintre, à perdre trois ans de ses travaux, afin d'apprendre à marcher en ligne et à astiquer des boutons de cuivre pour la plus grande gloire et le plus grand bien de sa patrie.

Ils s'étaient dit qu'un gouvernement artiste est le plus immortel de tous, et ils ont protégé les artistes, ils les ont aimés, soutenus, payés, attirés de tous les coins du monde ; si bien que le monde entier, encore aujourd'hui, a les yeux sur l'Italie. De tous les bouts de la terre, on vient voir cette terre peuplée de chefs-d'œuvre, mère des arts, mère des peintres, des poètes, des sculpteurs, des ciseleurs et des architectes ; non pas l'Italie du roi Humbert, ni (Italie de Garibaldi, – on va voir (Italie des Médicis, celle qu'ils ont faite et laissée immortelle, celle qu'ils ont meublée de merveilles pour jusqu'à la fin des siècles, celle où ils ont su faire éclore tous les génies en même temps.

On ne dit pas : le siècle de Charlemagne, ni le siècle d’Henri IV, ni le siècle de Napoléon. On ne dira point, plus tard, le siècle de Bismarck, malgré les victoires de ce ravageur stérile. On ne dira pas non plus : le siècle de la République, soyons-en bien persuadés.

Mais on dit : les siècles de Périclès, d'Auguste, de Louis XIV et des Médicis.


La France cependant aimait les arts et les pratiquait avec un certain succès.

Ils ne survivront point au coup que leur portent messieurs de la Chambre, au nom de l'égalité.

Donc, on va prendre, à vingt ans, tous ceux qui auraient été des artistes et, pendant trois ans, on va les détourner violemment de leurs préoccupations, de leurs études, de la pratique de leur art ; on va les abrutir le plus qu'on pourra, en faire des quelconques, des médiocres, et cela au nom du patriotisme et de l'égalité. On les prend à vingt ans, c'est-à-dire à l'âge où l'artiste éclot, où le tempérament se forme, où l'esprit commence à se posséder lui-même, à comprendre, à concevoir, à s'élargir, à s'envoler. On les garde trois ans, c'est-à-dire pendant la période où le talent en germes allait fleurir, où l'âme inquiète de l'adolescent allait devenir l'âme mûre de l'artiste, pendant la période où le talent se décide, choisit sa voie, porte ses premiers fruits. On les prend juste à l'heure du plus grand effort, à l'heure de la poussée de la sève, à l'heure décisive où ils ont le plus besoin de tout leur temps, de toute leur volonté, de toute leur force de travail, de toute leur liberté. Et quand on les rendra à la vie, ces peintres, ces musiciens, ces écrivains, ils auront tout oublié ; la flamme de l'art sera morte ; ils seront engourdis, incapables de reprendre leurs études. On va leur casser l'aile, comme on fait aux oiseaux captifs.

Car il n'est pas un tempérament d'artiste sur cent capable de résister à trois ans de caserne.

Ne voudrait-on pas voir, au contraire, tous ceux qui donnent des espérances de renommée pour cette France qui fut, qui est une terre artiste, protégés, secourus, mis à part, aidés dans leurs efforts et dans leur développement intellectuel, en dépit de la loi commune et de la fausse égalité ?

De la fausse égalité, car ce service de trois ans est une odieuse injustice. Tout, dans la vie, subit la loi des proportions. Ne serait-il pas injuste d'établir un impôt unique de cinq cents francs ou de mille francs par tête ? Cette charge, insignifiante pour les riches, serait accablante pour les pauvres.

Les mille francs du maçon ou du petit employé ont une autre valeur que les mille francs du baron de Rothschild.

Or, dites-moi, s'il vous plaît, si les trois ans de MM. Gounod, Meissonnier, Clairin, Gervex, Massenet, Saint-Saëns, etc., etc., n'ont pas une autre valeur que les trois ans du terrassier. Dites-moi s'il ne serait pas plus profitable à la patrie que ces hommes donnassent tout leur temps à l'art plutôt qu'à la caserne.

Trois ans de la vie d'un artiste, juste au moment où cet artiste se forme, où il va devenir lui, où il va s'affirmer, naître, mais cela vaut la vie entière de cent mille commerçants et de cent millions d'ouvriers !

MM. les députés ne pensent pas ainsi. Tant pis pour eux. Cela prouve qu'il y a loin entre eux et les princes de Médicis.

Ceux qui ont préparé la loi ont même une peur si véhémente qu'un jeune homme ne trouve le moyen d'échapper à la théorie qu'ils ont eu soin d'établir cette réserve :


« Nous proscrivons l'engagement volontaire dans les troupes non combattantes, afin de faire cesser un abus véritablement scandaleux. Sous prétexte, en effet, que les engagés volontaires sont admis à choisir le corps où ils veulent servir, nombre de jeunes gens, quelques jours avant de comparaître devant le conseil de révision, s'engagent dans les compagnies d'infirmiers ou d'ouvriers d'administration.

« Ces corps, par suite, sont encombrés de sujets dont les facultés, en temps de paix comme en temps de guerre, trouveraient un beaucoup plus utile emploi dans les troupes actives.

« Une si ardente recherche de situations que l'on suppose exemptes de toute fatigue et de tout danger est une honte pour la jeunesse française. »


Scandaleux, une honte. Voici d'abord un remarquable exemple de savoir-vivre, de bonne éducation politique ! Voici des compliments tout à fait distingués à l'adresse de tout le personnel du corps de l'intendance, qui avait sans doute la prétention de servir son pays avec ses facultés (facultés qui trouveraient, sans doute aussi, un plus utile emploi dans l'infanterie). Donc, les intendants ne servent pas leur patrie. Il résulte également de ce libellé que les facultés d'un boulanger, d'un tailleur, d'un bottier trouveraient un plus utile emploi appliquées aux marches militaires qu'utilisées pour la fabrication du pain, des culottes ou des souliers nécessaires aux troupes. Si un comptable me disait : « Je vais m'engager dans les bureaux où on se servira de mes connaissances », il se tromperait sur l'usage qu'on doit faire de ses facultés, et il commettrait une action véritablement honteuse. Quiconque a des facultés ne doit s'occuper que de la théorie. Quant aux officiers d'administration et aux ouvriers militaires, tous des cancres sans doute !

Ne dirait-on pas cette loi-là rédigée par le colonel Ramollot !

C'est qu'il ne s'agit ici que de l'éternelle question de la réclame électorale.

L'égalité est en ce cas le grand cheval de bataille du corps des députés qui, eux aussi, utiliseraient sans doute plus avantageusement leurs facultés à la caserne qu'à la Chambre.

Ils vont tuer, d'un coup, toute la production .artistique de notre pays. Le talent et le génie ont besoin d'être traités comme les plantes délicates qu'on élève en serre. Ils meurent étouffés dans la forêt populaire.

L'égalité est le mal dont nous mourrons, parce qu'elle n'existe nulle part dans la création ; elle est contraire aux lois du monde et dangereuse comme tout ce qui fait obstacle à l'ordonnance naturelle des choses.

Que MM. les députés se considèrent comme les égaux du premier venu, c'est leur droit.

D'autres ont l'orgueil excessif de s'estimer davantage.

Petits voyages (Gil Blas, 17 juillet 1883)

En Auvergne


L'an dernier, les lecteurs l'ont oublié sans doute, j'avais entrepris de raconter une série de petits voyages pour ceux qui ne peuvent quitter leur demeure. Ils sont nombreux, hélas, ceux qu'attache au logis une profession tyrannique.

Parmi les riches et les demi-riches, tout le monde peut sortir de Paris au moins huit ou quinze jours par été, mais parmi les pauvres, j'entends surtout les pauvres ignorés, combien restent condamnés à la prison de la rue chaude et infecte ! Le métier les tient, les lie. On les voit, le soir, sur la chaise de paille au seuil de la boutique, le long du trottoir que baigne le ruisseau tari comme une simple rivière. Ils lèvent parfois les yeux vers la bande de ciel aperçue entre les toits, et ils regardent les traînées de pourpre que jette sur l'azur pâli le grand soleil qui se couche, là-bas, dans les campagnes vertes. Puis ce dernier flamboiement du jour s'éteint ; les étoiles à leur tour s'allument dans la ligne noire tracée par les murs de la rue ; on dirait une écharpe d'Orient constellée d'or. Les prisonniers de la ville regardent encore là-haut comme pour aspirer un peu de l'air frais des soirs, de cet air limpide et léger qui glisse dans les feuilles, à la nuit tombée.

Mais l'égout, l'égout du coin, souffle son haleine empestée, exhale les puanteurs violentes des fosses mêlées à la senteur plus fade et non moins odieuse des eaux charriées par les ruisseaux, des eaux de rue et de vaisselle.

Paris devient la cuve d'infection qu'il est aujourd'hui chaque soir. Et les pauvres gens, écœurés et patients, se lèvent, rentrent leurs chaises et vont se coucher, en fermant avec soin leurs fenêtres pour empêcher les haleines de la ville d'empuantir leurs chambres.

Étrange peuple qui fait des révolutions pour un mot dénué de sens, qui condamne, bannit, fusille, massacre des gens parce qu'ils ont à l'âme une opinion, une croyance niaise et inoffensive, et qui se laissent empoisonner sans murmurer par une société de malfaiteurs publics qu'on nomme, je crois, les ingénieurs de la ville.

Mais voilà ceux qu'il faut pendre, bourgeois, aux becs de gaz, autour des bouches d'égout. Faites-les fumer là-dessus, comme on fume dans les cheminées les jambons et les harengs ; passez-les aux vapeurs des fosses comme on parfume au benjoin.

Il vous faut des otages, gens de Belleville et de Montmartre. Cessez donc d'inscrire des innocents sur vos listes ; prenez vos conseillers municipaux, les directeurs des travaux, les ingénieurs. Leurs noms sont dans les annuaires, avec leurs adresses, ô citoyens, on les peut trouver facilement !

Un massacre d'ingénieurs serait d'ailleurs un bienfait public. Quand il s'agit de gâter une ville, un paysage, une chose belle et grande, ils arrivent ; et, inspirés par un génie spécial qu'on peut appeler le génie du Laid, ils gâtent tout d'un simple coup de plume.

Nous avons une chose unique au monde, si belle qu'on ne la peut imaginer quand on ne l'a pas vue. Le Mont Saint-Michel. Un bijou de granit, un colosse de dentelle, une merveille incomparable encadrée dans un paysage d'une invraisemblable beauté, dans un golfe de sable jaune, s'étendant à perte de vue.

Les ingénieurs sont arrivés qui ont fait une digue. La digue menace le monument et doit faire pousser des choux dans la mer de sable qui semble, au soleil couchant, un océan d'or.

Les architectes désespérés ont protesté, mais les ingénieurs tenaient bon pour les navets et pour la chute du monastère. Il a fallu réunir les ministres pour décider cette question.

Ils feraient des bords de trottoirs avec des marbres antiques, des tableaux à algèbre avec les toiles du Louvre, des cheminées de fabrique avec les tours de Notre-Dame, ces gens ; ils ont le génie du Laid.

Dans la charmante ville d'Ajaccio existait une adorable promenade, ombragée d'arbres, le long du golfe. C'était la promenade des soirées où tout le monde allait regarder la mer.

Les ingénieurs sont venus, et ils ont construit un mur, un mur de trois kilomètres, un mur deux fois plus haut qu'un homme entre le golfe et le chemin.

On circule aujourd'hui dans un couloir. Et la ville n'a plus de promenade.

Et pourquoi ce mur ? Pour rien ! Pour cacher la vue ! Parce que les ingénieurs ont jugé bon de faire un mur coûtant très cher.

L'indignation des habitants fut telle qu'on va, dit-on, détruire cette maçonnerie. Allons, tant mieux. Mais il serait préférable de détruire les ingénieurs, en y comprenant ceux des Tabacs qui nous fabriquent des cigares infiniment inférieurs à ceux que les négresses, là-bas, roulent sur leur cuisse, sans mathématiques. On ne pourrait faire grâce qu'aux ingénieurs des mines, leurs vilains travaux échappant au moins à nos yeux, et à notre odorat.

Quant aux autres ! Dès qu'ils arrivent dans un pays, ces gens à compas, ils sont plus dangereux que le choléra dont on nous menace, car le choléra ne détruit que des hommes et la nature les remplace, tandis que les ingénieurs détruisent la nature elle-même, la rendent grotesque comme ils voulaient faire au mont Saint-Michel, ou la rendent nuisible comme à Paris.

Donc, si vous voyez un ingénieur près de votre propriété, tuez-le. Car vous rie pouvez prévoir les imaginations effroyables de son esprit destructeur de la ligne et du beau !

Mais nous voici loin.

Je disais que l'an dernier, j'ai raconté quelques excursions, deux en Bretagne, une à Menton, une en Corse. Cette année nous avons visité Cannes, et fait dernièrement un petit voyage de Paris à Rouen, par la Seine. Traversons aujourd'hui l'Auvergne.

L'Auvergne est la terre des malades. Tous ses volcans éteints semblent des chaudières fermées où chauffent encore, dans le ventre du sol, les eaux minérales de toute nature. De ces grandes marmites cachées partent des sources chaudes qui contiennent tous les médicaments propres à toutes les maladies. Voici Vichy où l'on soigne les affections du foie, de la vessie, de l'estomac, des reins, de la gorge, de la rate, etc. ; voici Royat, où l'on guérit les maladies de la rate, de la gorge, des reins, de l'estomac, de la vessie, du foie, etc. Voici le Mont-Dore, La Bourboule, Saint-Nectaire, Châtel-Guyon, et tant d'autres lieux à filets de liquide minéralisé qui se vend en bains, en bouteilles et en douches ascendantes ou descendantes, selon les besoins de la clientèle.

La grande pharmacie souterraine d'Auvergne répond à toutes les exigences. Clermont-Ferrand, la capitale, s'étale dans une grande plaine enfermée par des montagnes. La ville est triste, un peu morte, et semble uniquement habitée par des paysans, tant on y rencontre de gens en blouse. L'Auvergnat manque d'élégance native. Il n'est pas fier comme l'Arabe, arrogant comme l'Espagnol, élégant et coloré comme l'Italien. Mais il n'a pas l'air non plus hâbleur comme le Méridional, ni rusé comme le Normand. Il semble honnête, simple et bon. On se sent ici chez un peuple de braves gens.

Un grand amphithéâtre de sommets entoure Clermont, dominé par le cône pesant et majestueux du Puy-de-Dôme, que couronnent les ruines d'un temple à Mercure. Une statue colossale du dieu dominait jadis toute la contrée.

Moins hauts, le Puy de la Vache, le Puy-Minchier, le Puy du Pariou, le Puy de la Vachère forment à leur grand frère un état-major de pics. Et sur presque tous ces sommets se creusent d'immenses cuvettes, anciens cratères, aujourd'hui des lacs. Ceux qui n'ont point d'eau, comme le Pariou, servent de nids aux orages. Dans cet immense entonnoir, profond de cent mètres, les nuages s'amassent, s'entassent, et la foudre soudain gronde au fond de la montagne, comme s'il s'y livrait une bataille de tonnerres.

Si Clermont n'a point l'aspect d'une ville gaie, elle possède au moins un bois de Boulogne aussi élégant et aussi fréquenté que celui de Paris. C'est Royat.

Tout au bout de la ville, dans un pli de montagne, la station thermale et charmante accumule ses grands hôtels sur la pente rapide d'une côte.

Une route s'en va vers le Nord. Suivons-la. Elle monte, elle monte, et la vue s'étend sur une plaine infinie peuplée de villages et de villes, riche et boisée, la Limagne. Plus on s'élève, plus l'on voit loin, jusqu'à d'autres sommets, là-bas, les montagnes du Forez. Tout cet horizon démesuré est voilé d'une vapeur laiteuse, douce et claire. Les lointains d'Auvergne ont une grâce infinie dans leur brume transparente.

La route est bordée de noyers énormes qui la mettent presque toujours à l'abri du soleil. Les pentes des monts sont couvertes de châtaigniers en fleur dont les grappes, plus pâles que les feuilles, semblent grises dans la verdure sombre. Sur les pics, on voit partout des châteaux en ruine. Cette terre fut hérissée de manoirs guerriers. Tous se ressemblaient d'ailleurs.

Au-dessus d'un vaste bâtiment carré, festonné de créneaux, s'élève une tour. Les murs n'ont pas de fenêtres, rien que des trous presque imperceptibles. On dirait que ces forteresses ont poussé sur les hauteurs comme des champignons de montagne. Elles sont construites en pierre grise, qui n'est autre chose que la lave des anciens volcans, devenue plus noire encore avec les siècles.

Et, tout le long des chemins, on rencontre des attelages de vaches traînant des dômes de foin. Les deux bêtes vont d'un pas lent, dans les descentes et les montées rapides, tirant ou retenant la charge énorme. Un homme marche devant et règle leur pas avec une longue baguette dont il les touche par moments. Jamais il ne frappe, il semble surtout les guider par les mouvements du bâton, à la façon d'un chef d'orchestre. Il a le geste grave qui commande aux bêtes ; et il se retourne souvent pour indiquer ses volontés. On ne voit jamais de chevaux, sauf aux diligences ou aux voitures de louage, et la poussière des routes, quand il fait chaud et qu'elle s'envole sous les rafales, porte en elle une odeur sucrée qui rappelle un peu la vanille et qui fait songer aux étables.

Tout le pays aussi est parfumé par des arbres odorants. La vigne à peine défleurie exhale une odeur peu sensible mais exquise. Les châtaigniers, les acacias, les tilleuls, les sapins, les foins et les fleurs sauvages des fossés chargent l'air de senteurs légères et persistantes.

On suit toujours la montagne. Toujours se déroule à droite l'immense plaine de la Limagne. On entre enfin dans Volvic, petite ville où l'on exploite la lave et que domine une vierge démesurée plantée au faite de la côte.

Bientôt apparaît un château féodal en ruine, Tournoël, puis un village, à l'entrée d'une gorge superbe qu'on a baptisée : « La fin du Monde. »

On dirait en effet que le monde finit là. La douce montagne d'Auvergne fait la sauvage et veut jouer au précipice. On s'avance dans une impasse de rochers nus d'où s'élance un torrent. On monte, on grimpe le long des corniches de pierre ; et soudain on parvient en haut, dans un petit vallon qui semble un parc anglais où le torrent de tout à l'heure n'est plus qu'un ruisseau clair, coulant sous les arbres, entre deux prairies que terminent des petits bois.

La route tourne dans un repli ombreux et voici Châtel-Guyon.

Cette ville où l'on soigne, comme chez ses rivales de l'Auvergne et d'ailleurs toutes les maladies connues, a cela de particulier qu'on y renouvelle chaque jour un des plus terribles supplices pratiqués par l'Inquisition, celui de l'eau. Comme on a beaucoup parlé, ces jours derniers, de cette opération délicate que les médecins voulaient expérimenter sur le comte de Chambord, je prendrai la peine de la décrire tout au long.

Trois hommes sont enfermés dans la salle de souffrance. Un d'eux, coiffé d'un bonnet grec, vêtu d'un tablier blanc, grand et fort avec des traits durs, tient dans les mains une sorte de camisole de force en caoutchouc. C'est le valet de torture, l'aide du grand exécuteur. Celui-ci, en redingote, le chapeau sur la tête, barbu, l'œil tranquille, inspecte les instruments. Partout des conduits de plomb et des robinets de cuivre. Une tige droite et menaçante descend directement du plafond, terminée par un bec assez semblable à ceux du gaz.

Un homme pâle, la face secouée de tressaillements, assis sur une chaise au milieu de l'appartement, regarde avec horreur autour de lui.

L'aide s'approche, saisit le patient, passe ses bras dans la cuirasse de caoutchouc, qui l'enferme et l'étreint. Une serviette encore lui serre le cou. C'est l'heure.

Deux récipients de verre sont posés à terre pareils à des bocaux pour poissons vivants. Dans l'un d'eux, nage et flotte une sorte de serpent rouge qui semble avoir trois têtes. Il est long, mince, roulé sur lui-même. L'exécuteur le saisit. C'est un tube à trois embouchures.

Une d'elles est appliquée au bout de la tige de fer tombant du plafond. Une autre descend dans un des récipients de verre. L'exécuteur prend la dernière. Le patient, pâle comme un mort, ouvre la bouche.

Alors, l'exécuteur, lui tenant le front, introduit au fond de sa gorge cette troisième tête du serpent. L'homme frémit, tousse, s'étouffe, se tord. Le tortureur pousse, enfonce, introduit jusqu'au fond (instrument de supplice.

Le patient tend les mains, râle, bave comme un chien enragé, et secoué de hoquets à la façon des gens atteints du mal de mer, cherche à rejeter l'horrible tube qui lui pénètre au fond du ventre. Alors, tout à coup, l'aide tourne un robinet et l'eau pénètre le patient, le gonfle à la façon des chameaux qui boivent aux citernes la provision d'un mois.

Son corps se tend, sa face devient violette. On croit qu'il va expirer !... Mais, ô miracle, un filet d'eau soudain jaillit de l'embouchure posée dans le récipient de verre ; un filet d'eau qui n'est pas claire, mais qui soulage. Oh oui ! Oh oui !

Et la source ainsi passe dans le corps du malade ; le lavant, le nettoyant dans les coins inconnus de l'estomac ! L'eau coule, coule encore, coule toujours, jusqu'au moment où l'aide ferme le robinet. Alors, l'exécuteur enlève délicatement le tube, qu'on laisse ensuite tremper longtemps, non sans raison.

C'est là ce qu'on appelle vous laver l'estomac.

Au fond Châtel-Guyon pourrait bien n'être qu'une académie d'Aïssaouas où l'on apprend tout simplement à avaler des serpents, des sabres, et autres corps singuliers ; et je ne serais point surpris de voir débuter cet hiver aux Folies-Bergère la troupe de malades qui fait en ce moment son apprentissage. Les cures opérées en Auvergne sont parfois miraculeuses, et les médecins avantageusement remplacés par des gendarmes. Dans un village non loin d'ici est une vierge privilégiée qui rend grosses les femmes stériles. Il s'agit d'une vierge de pierre.

L'opération dite du Saint-Esprit avait eu lieu jadis de la façon suivante : chaque postulante devait frotter sa chemise contre Marie. Mais des scènes scandaleuses eurent lieu, et on fut contraint d'interdire le contact de la Vierge.

Comme la consigne n'était point observée, on appela un peloton de gendarmes qui se mit en bataille autour de la statue pour en interdire l'approche. Que firent alors les femmes ? Elles prièrent les gendarmes de se charger de frotter les chemises ; et chacune tendit un linge aux militaires. Le Français est galant. Les hommes prirent ce qu'on leur offrait et se mirent avec conscience à essuyer la bonne vierge, depuis le matin jusqu'au soir.

Le miracle fut complet. Toutes les femmes devinrent enceintes... grâce aux gendarmes.

Châtel-Guyon, qui n'a point de vierge fertilisante, avait l'an dernier un curé dont il voulait se débarrasser. L'histoire mérite d'être dite.

Une députation d'habitants alla trouver l'archevêque, qui refusa de changer son prêtre.

Alors le maire réunit son conseil municipal, qui décida la conversion en masse de la commune au protestantisme.

Un pasteur fut appelé. Il vint, ouvrit un temple. La population tout entière suivit ses prêches. L'Angleterre s'émut. Des journaux spéciaux, à Londres, annoncèrent cette conversion, prédirent celle de la France entière.

Le révérend, enthousiasmé, résolut de s'installer dans ce pays béni du ciel, et il partit pour chercher ses meubles.

Or, l'archevêque, dupé, mais malin, saisit juste ce moment pour envoyer un autre curé.

Quand le pasteur revint, il crut le pays devenu désert. Il allait de porte en porte ; appelant par leurs noms ses anciens auditeurs. Ils ne répondaient point, cachés au fond des caves. Après un mois d'attente, il repartit, et il parle encore aujourd'hui, dit-on, de cette ruse funeste du démon.

Sur un monticule s'élève un petit casino, temple d'un autre genre où un maître de chapelle de Paris, M. Bertringer, musicien enthousiaste, organise des concerts, qui seraient peut-être suivis s'ils étaient moins remarquables. On fait là ; dans cette gorge de montagne, loin de toute ville, de la grande et vraie musique.

Une jeune fille, Mlle Gentil, qui sera célèbre comme pianiste, fait partie de cette petite troupe excellente.

On joue aussi la comédie... Les acteurs appartiennent au jeune personnel de l'Odéon. L'actrice (elle est seule), Mlle Pinson, est charmante.

Et de la terrasse on aperçoit encore, entre deux roches, là-bas, la Limagne, la grande plaine d'Auvergne, avec la ville de Thiers tout au fond.

Ivan Tourgueneff (Le Gaulois, 5 septembre 1883)

Le grand romancier russe, qui avait adopté la France pour patrie, Ivan Tourgueneff, vient de mourir après une horrible agonie qui durait depuis près d'un mois.

Il fut un des plus remarquables écrivains de ce siècle et en même temps l'homme le plus honnête, le plus droit, le plus sincère en tout, le plus dévoué qu'il soit possible de rencontrer. Poussant la modestie presque jusqu'à l'humilité, il ne voulait point qu'on parlât de lui dans les journaux ; et, plus d'une fois, des articles pleins d'éloges l'ont blessé comme des injures, car il n'admettait pas qu'on écrivît autre chose que des œuvres littéraires. La critique même des œuvres d'art lui semblait pur bavardage, et, quand un journaliste donnait, à propos d'un de ses livres, des détails particuliers sur lui et sur sa vie, il éprouvait une véritable irritation mêlée d'une sorte de honte d'écrivain, chez qui la modestie semble une pudeur.

Aujourd'hui que vient de disparaître ce grand homme, disons, en quelques mots, ce qu'il fut.

La première fois que je vis Ivan Tourgueneff, c'était chez Gustave Flaubert.

Une porte s'ouvrit. Un géant parut. Un géant à tête d'argent, comme on dirait dans un conte de fées. Il avait de longs cheveux blancs, de gros sourcils blancs, et une grande barbe blanche, et vraiment d'un blanc d'argent, luisant, tout éclairé de reflets ; et, dans cette blancheur, un bon visage calme, aux traits un peu forts ; une vraie tête de Fleuve « épanchant ses ondes », ou bien, encore, une tête de Père Éternel.

Son corps était très haut, large, plein sans être gros, et ce colosse avait des gestes d'enfant, timides et retenus. Il parlait d'une voix très douce, un peu molle, comme si la langue trop épaisse se fût remuée difficilement. Parfois, il hésitait, cherchant le mot précis en français pour exprimer sa pensée, mais il le trouvait toujours avec une étonnante justesse, et cette légère hésitation donnait à sa parole un charme particulier.

Il savait conter d'une façon charmante, prêtant aux moindres faits une importance artistique et une couleur amusante, mais on l'aimait moins encore pour la haute valeur de son esprit que pour sa naïveté bonne et toujours étonnée. Car il était invraisemblablement naïf, ce romancier de génie qui avait parcouru le monde, connu tous les grands hommes de son siècle, lu tout ce qu'un être humain peut lire, et qui parlait aussi bien que la sienne, toutes les langues de l'Europe. Il demeurait surpris, stupéfait devant les choses qui paraîtraient simples à des collégiens de Paris.

On eût dit que la réalité palpable le blessait, car son esprit ne s'étonnait point des choses écrites, alors qu'il se révoltait des moindres choses vécues. Peut-être son extrême droiture et sa large bonté instinctive lui faisaient-elles éprouver une sorte de froissement au contact des duretés, des vices et des duplicités de la nature humaine ; tandis que son intelligence, au contraire, alors qu'il songeait seul devant sa table, lui faisait comprendre et pénétrer la vie jusque dans ses hontes secrètes comme on voit, d'une fenêtre, dans la rue, des événements auxquels on ne prend point part.

Il était simple, bon et droit avec excès, obligeant comme personne, dévoué comme on ne l'est guère, et fidèle aux amis morts ou vivants.

Ses opinions littéraires avaient une valeur et une portée d'autant plus considérables qu'il ne jugeait pas au point de vue restreint et spécial auquel nous nous plaçons tous, mais qu'il établissait une sorte de comparaison entre les littératures de tous les peuples du monde qu'il connaissait à fond, élargissant ainsi le champ de ses observations, faisant des rapprochements entre deux livres parus aux deux bouts de la terre, en deux langues différentes.

Malgré son âge et sa carrière presque finie, il avait sur les lettres les idées les plus modernes et les plus avancées, rejetant toutes les vieilles formes des romans à ficelles et à combinaisons dramatiques et savantes, demandant qu'on fit « de la vie », rien que de la vie, – des « tranches de vie » sans intrigues et, sans grosses aventures.

Le « roman », disait-il, est la forme la plus récente de l'art littéraire. Il se dégage à peine aujourd'hui des procédés de la féerie qu'il a employés tout d'abord. Il a séduit, par un certain charme romanesque, les imaginations naïves. Mais, maintenant que le goût s'épure, il faut rejeter tous ces moyens inférieurs, simplifier et élever cet art qui est l'art de la vie, qui doit être l'histoire de la vie.

Quand on lui parlait des grosses ventes de certains livres du genre séduisant, il disait :

— Les gens qui ont l'esprit commun sont beaucoup plus nombreux que ceux doués d'un esprit délicat. Tout dépend de la classe d'intelligence à laquelle vous vous adressez. Un livre qui plaît à une foule ne nous plaira point à nous le plus souvent. Et, s'il nous plaît en même temps qu'à la foule, soyez sûrs que ce sera pour des raisons absolument opposées. Le don puissant d'observation qu'il avait lui fit apercevoir, bien avant qu'il apparût au grand jour, le germe fermentant de la révolution russe. Il constata cet état nouveau des esprits dans un livre célèbre, Pères et Enfants. Il avait appelé nihilistes les sectaires nouveaux qu'il venait de découvrir dans la foule agitée du peuple, comme un naturaliste baptise l'animal inconnu dont il révèle l'existence.

Un grand bruit se fit autour de ce roman. Les uns plaisantaient, d'autres s'indignaient ; personne ne voulait croire ce qu'annonçait l'écrivain. Ce nom de nihiliste resta sur la secte naissante, dont on a bientôt cessé de nier l'existence.

Depuis lors, Tourgueneff suivit avec cette passion désintéressée de l'artiste la marche et le développement de la doctrine révolutionnaire qu'il avait pressentie, reconnue et dévoilée.

N'appartenant à aucun parti, attaqué souvent par les uns et par les autres, se contentant de noter et d'observer, il publia successivement Fumées et Terres vierges, livres qui montrent de la façon la plus nette les étapes des nihilistes, la force et la faiblesse de ces esprits troublés, les causes de leurs défaillances et celles de leurs progrès.

Adoré par la jeunesse libérale, reçu avec des ovations, chaque fois qu'il rentrait en Russie, redouté par le pouvoir, un peu suspect aux partis extrêmes, admiré par tous, Tourgueneff ne retournait pourtant pas volontiers dans son pays, qu'il aimait ardemment ; car il gardait le souvenir de quelques jours de prison qu'il avait faits après la publication des Mémoires d'un Seigneur russe.

On ne peut faire ici l'analyse des œuvres de ce très grand homme, qui demeurera un des plus hauts génies de la littérature russe. Il restera, – à côté du poète Pouchkine, son ami, qu'il admirait ardemment, du poète Lermontoff et du romancier Gogol, – un de ceux à qui la Russie devra la plus grande et la plus éternelle reconnaissance, parce qu'il aura donné à ce peuple quelque chose d'immortel et d'inestimable : un art, des œuvres inoubliables, une gloire plus précieuse et plus impérissable que toutes les gloires ! Des hommes comme lui font plus pour leur patrie que des hommes comme le prince de Bismarck : ils se font aimer de tous les esprits élevés, dans toutes les parties de la terre.

Il fut, en France, l'ami de Gustave Flaubert, d'Edmond de Goncourt, de Victor Hugo, d'Émile Zola, d'Alphonse Daudet, de tous les artistes aujourd'hui connus.

Il adorait la musique et la peinture, vivant dans une atmosphère d'art, vibrant à toutes les impressions subtiles, à toutes les vagues sensations que donne l'art, et sans cesse à la recherche de ces jouissances délicates et rares.

Aucune âme ne fut plus ouverte, plus fine et plus pénétrante, aucun talent plus séduisant, aucun cœur plus loyal et plus généreux.

Ivan Tourgueneff (Gil Blas, 6 septembre 1883)

Le nom du remarquable écrivain qui vient de mourir restera dans l'avenir parmi les grands noms de l'histoire des lettres.

Quand la Russie sera sortie de la période difficile qu'elle traverse ; quand ce peuple jeune et neuf aura pris sa place dans la civilisation et dans les arts, on reconnaîtra mieux qu'aujourd'hui quels génies lui ont ouvert la route.

Tourgueneff occupera le premier rang parmi ces esprits de la première heure, et par son talent, et par le rôle particulier qu'il a joué dans la politique par les lettres.

Ils ne seront d'ailleurs que cinq ou six, ces écrivains qui marcheront à la tête de la jeune littérature dans leur patrie.

Nous connaissons à peine leurs noms, nous autres qui ne savons rien de ce qui existe hors de chez nous.

Ce sont : Pouchkine, un Shakespeare adolescent, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s'élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes. »

Il fut tué en duel en 1837.

Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant et plus violent que Byron.

Il fut tué en duel en 1841 à l'âge de vingt-sept ans.

Gogol, un romancier de grande envergure, un créateur de la race de Balzac et de Dickens.

Il en reste un, bien vivant, homme politique autant que romancier et qui vient de jouer un rôle considérable dans les dernières années ; c'est le comte Léon Tolstoï, l'auteur de ce livre qui eut, par exception, un grand succès chez nous : la Paix et la Guerre.

Enfin, Ivan Tourgueneff vient de mourir.

La carrière littéraire de Tourgueneff fut des plus mouvementées et des plus singulières.

Il débuta jeune, très jeune. Se croyant poète comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers publiés sans grand succès. Alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne, quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive, et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d'aucun autre critique en aucun temps et aucun lieu.

Il dirigeait alors une revue appelée « Le Contemporain », et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.

Tourgueneff jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d'indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.

Il décrivit en quelques pages les tortures de ces déshérités, mais avec tant d'ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu'une grande émotion s'en répandit, s'étendant à toutes les classes de la société.

Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes ; et comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.

C'est ainsi que fut composé ce livre désormais historique, qui a pour titre : Les Mémoires d'un Seigneur russe.

Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l'éternelle censure mit son veto.

Le hasard d'un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir au jeune auteur l'autorisation demandée au personnage officiel qui paya de sa place cette complaisance.

Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l'auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas dans une prison comme celles où l'on enferme, chez nous, les hommes condamnés pour ces sortes de délits, mais au violon avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin ; puis il fut envoyé en exil par l'empereur Nicolas.

Sa grâce, bien que réclamée par le czarewitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l'héritier impérial, Tourgueneff ayant adressé une lettre au souverain ne se prosterna point à ses pieds sacrés (variante de notre formule : « Votre très humble et très obéissant serviteur. »)

Il revint plus tard dans son pays, mais ne l'habita plus guère. Enfin, le 19 février 1861, l'empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l'abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué où assistaient tous ceux qui avaient pris part à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d'État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le czar, monsieur, m'a spécialement chargé de vous répéter qu'une des causes qui l'ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d'un Seigneur russe. »

Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l'admire. Il fut l'origine de la grande réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral (on pourrait dire comme libérateur) en même temps qu'il fut le principe de son immense popularité.

Mais un autre rôle politique était encore réservé à cet écrivain : c'est lui qui devait découvrir et baptiser les nihilistes.

Une agitation vague, encore insaisissable, travaillait la nation russe, comme ces ferments de maladie qui troublent longtemps notre corps avant qu'on puisse découvrir de quelle nature est l'atteinte. Or Tourgueneff, observateur attentif et profond, remarqua le premier cet état nouveau des esprits, l'éclosion lente de cette crise des maladies populaires, cette fermentation politique et philosophique encore obscure, qui devait soulever la Russie tout entière.

Dans un livre qui fit grand bruit : Pères et Enfants, il constata la situation morale de cette secte naissante. Pour la désigner clairement il inventa, il créa un mot : les Nihilistes.

L'opinion publique, toujours aveugle, s'indigna ou ricana. La jeunesse fut partagée en deux camps ; l'un protesta, mais l'autre applaudit, déclarant : « C'est vrai, lui seul a vu juste, nous sommes bien ce qu'il affirme. » C'est à partir de ce moment que la doctrine encore flottante, qui était dans l'air, fut formulée d'une façon nette, que les nihilistes eux-mêmes eurent vraiment conscience de leur existence et de leur force et formèrent un parti redoutable.

Dans un autre livre, Fumée, Tourgueneff suivit les progrès, la marche des esprits révolutionnaires, en même temps que leurs défaillances, les causes de leur impuissance. Il fut alors attaqué des deux côtés à la fois ; et son impartialité ameuta contre lui les deux partis rivaux.

C'est qu'en Russie comme en France, il faut appartenir à un parti. Soyez l'ami ou l'ennemi du pouvoir, croyez blanc ou croyez rouge, mais croyez. Si vous vous contentez d'observer tranquillement en sceptique déterminé ; si vous restez en dehors des luttes qui vous paraissent secondaires ; au si, même étant d'une faction, vous osez constater les défaillances et les folies de vos amis, ou vous traitera comme une bête dangereuse ; on vous traquera partout ; vous serez injurié, conspué, traître et renégat ; car la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c'est la véritable indépendance d'esprit.

Tourgueneff était, avec raison, considéré comme un libéral. Ayant raconté les faiblesses des révolutionnaires, on le traita comme un faux frère. Il n'en continua pas moins ses études sur ce parti toujours grandissant, si curieux et si terrible, et son dernier grand roman, Terres vierges, indique avec une surprenante clarté l'état mental du nihilisme actuel.

Il avait, par suite d'une indépendance absolue, une singulière situation dans sa patrie. Suspect aux gens du pouvoir et suspect aux révolutionnaires, il était, en réalité, un ami fidèle pour les uns et pour les autres et sans opinion. Les nihilistes réfugiés à Paris trouvaient toujours sa porte ouverte ; aussi chaque fois qu'il faisait en Russie son voyage annuel, ses amis français craignaient-ils quelque mesure de rigueur du gouvernement à son égard. La cour le ménageait sans lui témoigner grande amitié. Mais la jeunesse l'adorait, lui faisait des ovations bruyantes dans les rues de Saint-Pétersbourg.

Son œuvre littéraire est assez considérable. Ce n'est point le lieu de l'analyser ici. Mentionnons encore un fort beau roman : Les Eaux printanières.

Mais c'est peut-être dans les courtes nouvelles que se développe le plus l'originalité de cet écrivain qui est un prodigieux conteur.

Psychologue profond et artiste raffiné, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, indiquer des figures complètes en quelques traits si légers, si habiles qu'on ne comprend point comment de pareils effets peuvent être obtenus avec des moyens en apparence si simples. C'est un évocateur d'âmes, sans rival pour nous faire pénétrer les dedans d'un être dont il nous montre aussi les dehors comme si on le voyait, et cela sans qu'on remarque jamais ses procédés, ses mots, ses intentions et ses malices d'écrivain. Il sait créer surtout l'atmosphère de ses contes avec un incomparable génie. On se sent, dès qu'on lit une de ses œuvres, pris soi-même dans le milieu qu'il évoque, on en respire l'air, on en partage les tristesses, les angoisses ou les joies. Il apporte aux poumons une saveur étrange et particulière, il nous donne le goût de ses livres comme si on buvait quelque boisson délicieusement amère.

Lui aussi, c'était un mélancolique, mais un mélancolique doux, un résigné constatant la misère des choses et des êtres sans se révolter ou s'indigner. Il donne bien toute sa note si personnelle dans ces chefs-d'œuvre qui s'appellent l'Abandonnée, le Gentilhomme de la steppe, Trois Rencontres, le Roi Lear de la steppe, le Journal d'un homme de trop.

Il était, en littérature, dans les idées les plus modernes et les plus avancées, estimant que le romancier, n'ayant d'autre modèle que la vie, ne doit dépeindre que la vie telle qu'elle est, sans combinaisons ni aventures extraordinaires. Ce qu'on appelle l'intrigue dans un roman l'indignait, car il ne comprenait pas comment des gens peuvent être d'esprit assez naïf pour s'intéresser à des événements privés de vraisemblance. Il adorait cependant les poètes dont l'art, au contraire, consiste à nous nourrir de visions et d'illusions. Il mettait au premier rang Shakespeare, Gœthe et Pouchkine. Son esprit net s'accommodait mal de l'abondance sonore de Victor Hugo qui personnifie la poésie française. Peut-être aussi le tempérament philosophique de Tourgueneff s'étonnait-il du tempérament purement rêveur de Victor Hugo.

Les conceptions mystiques, étrangement déistes, les théories religioso-fantaisistes du grand poète français, son absence totale de génie scientifique, et les élans sublimes mais illogiques de son prodigieux génie poétique éveillaient des hésitations, des réserves dans l'esprit clair de ce romancier philosophe qui avait découvert une révolution naissante et qui s'attachait surtout à l'idée, qui pénétrait les hommes si facilement, qui aimait la science positive, et qui fut, dès son enfance, rebelle à tout dogme, à toute religion, à tout Dieu, qui resta l'athée le plus tranquille, le plus doux, mais le plus déterminé du monde, tellement indifférent à toute croyance qu'il s'étonnait même qu'on perdit son temps à parler de ces choses.

Le fantastique (Le Gaulois, 7 octobre 1883)

Lentement, depuis vingt ans, le surnaturel est sorti de nos âmes. Il s'est évaporé comme s'évapore un parfum quand la bouteille est débouchée. En portant l'orifice aux narines et en aspirant longtemps, longtemps, on retrouve à peine une vague senteur. C'est fini.

Nos petits-enfants s'étonneront des croyances naïves de leurs pères à des choses si ridicules et si invraisemblables. Ils ne sauront jamais ce qu'était autrefois, la nuit, la peur du mystérieux, la peur du surnaturel. C'est à peine si quelques centaines d'hommes s'acharnent encore à croire aux visites des esprits, aux influences de certains êtres ou de certaines choses, au somnambulisme lucide, à tout le charlatanisme des spirites. C'est fini.

Notre pauvre esprit inquiet, impuissant, borné, effaré par tout effet dont il ne saisissait pas la cause, épouvanté par le spectacle incessant et incompréhensible du monde a tremblé pendant des siècles sous des croyances étranges et enfantines qui lui servaient à expliquer l'inconnu. Aujourd'hui, il devine qu'il s'est trompé, et il cherche à comprendre, sans savoir encore. Le premier pas, le grand pas est fait. Nous avons rejeté le mystérieux qui n'est plus pour nous que l'inexploré.

Dans vingt ans, la peur de l'irréel n'existera plus même dans le peuple des champs. Il semble que la Création ait pris un autre aspect, une autre figure, une autre signification qu'autrefois. De là va certainement résulter la fin de la littérature fantastique.

Elle a eu, cette littérature, des périodes et des allures bien diverses, depuis le roman de chevalerie, les Mille et une Nuits, les poèmes héroïques, jusqu'aux contes de fées et aux troublantes histoires d'Hoffmann et d'Edgar Poe.

Quand l'homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires. Ils entraient, du premier coup, dans l'impossible et y demeuraient, variant à l'infini les combinaisons invraisemblables, les apparitions, toutes les ruses effrayantes pour enfanter l'épouvante.

Mais, quand le doute eut pénétré enfin dans les esprits, l'art est devenu plus subtil. L'écrivain a cherché les nuances, a rôdé autour du surnaturel plutôt que d'y pénétrer. Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l'hésitation, dans l'effarement. Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied comme en une eau dont le fond manque à tout instant, se raccrochait brusquement au réel pour s'enfoncer encore tout aussitôt, et se débattre de nouveau dans une confusion pénible et enfiévrante comme un cauchemar.

L'extraordinaire puissance terrifiante d'Hoffmann et d'Edgar Poe vient de cette habileté savante, de cette façon particulière de coudoyer le fantastique et de troubler, avec des faits naturels où reste pourtant quelque chose d'inexpliqué et de presque impossible.

Le grand écrivain russe, qui vient de mourir, Ivan Tourgueneff, était à ses heures, un conteur fantastique de premier ordre.

On trouve, de place en place, en ses livres, quelques-uns de ces récits mystérieux et saisissants qui font passer des frissons dans les veines. Dans son œuvre pourtant, le surnaturel demeure toujours si vague, si enveloppé qu'on ose à peine dire qu'il ait voulu l'y mettre. Il raconte plutôt ce qu'il a éprouvé, comme il l'a éprouvé, en laissant deviner le trouble de son âme, son angoisse devant ce qu'elle ne comprenait pas, et cette poignante sensation de la peur inexplicable qui passe, comme un souffle inconnu parti d'un autre monde.

Dans son livre : Étranges Histoires, il décrit d'une façon si singulière, sans mots à effet, sans expressions à surprise, une visite faite par lui, dans une petite ville, à une sorte de somnambule idiot, qu'on halète en le lisant.

Il raconte dans la nouvelle intitulée Toc Toc Toc, la mort d'un imbécile, orgueilleux et illuminé, avec une si prodigieuse puissance troublante qu'on se sent malade, nerveux et apeuré en tournant les pages.

Dans un de ses chefs-d'œuvre : Trois Rencontres, cette subtile et insaisissable émotion de l'inconnu inexpliqué, mais possible, arrive au plus haut point de la beauté et de la grandeur littéraire. Le sujet n'est rien. Un homme trois fois, sous des cieux différents, en des régions éloignées l'une de l'autre, en des circonstances très diverses, a entendu, par hasard, une voix de femme qui chantait. Cette voix l'a envahi comme un ensorcellement. A qui est-elle, il ne le sait pas. Rien de plus. Mais tout le mystérieux adorable du rêve, tout l'au-delà de la vie, tout l'art mystique enchanteur qui emporte l'esprit dans le ciel de ~ la poésie, passent dans ces pages profondes et claires, si simples, si complexes.

Quel que fût cependant son pouvoir d'écrivain, c'est en racontant, de sa voix un peu épaisse et hésitante, qu'il donnait à l'âme la plus forte émotion.

Il était assis, enfoncé dans un fauteuil, la tête pesant sur les épaules, les mains mortes sur les bras du siège, et les genoux pliés à angle droit. Ses cheveux, d'un blanc éclatant, lui tombaient de la tête sur le cou, se mêlant à la barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Ses énormes sourcils blancs faisaient un bourrelet sur ses yeux naïfs, grands ouverts et charmants. Son nez, très fort, donnait à la figure un caractère un peu gros, que n'atténuait qu'à peine la finesse du sourire et de la bouche. Il vous regardait fixement et parlait avec lenteur, en cherchant un peu le mot ; mais il le trouvait toujours juste, ou plutôt, unique. Tout ce qu'il disait faisait image d'une façon saisissante, prenait l'esprit comme un oiseau de proie prend avec ses serres. Et il mettait dans ses récits un grand horizon, ce que les peintres appellent « de l'air », une largeur de pensée infinie en même temps qu'une précision minutieuse.

Un jour, chez Gustave Flaubert, à la nuit tombante, il nous raconta ainsi l'histoire d'un garçon qui ne connaissait pas son père, et qui le rencontra, et qui le perdit et le retrouva sans être sûr que ce fût lui, en des circonstances possibles mais surprenantes, inquiétantes, hallucinantes, et qui le découvrit enfin, noyé sur une grève déserte et sans limite, – avec un tel pouvoir de terreur inexplicable, que chacun de nous rêva ce récit bizarre.

Des faits très simples prenaient parfois, en son esprit et en passant par ses lèvres, un caractère mystérieux. Il nous dit, un soir, après dîner, sa rencontre avec une jeune fille, dans un hôtel, et l'espèce de fascination que cette enfant exerça sur lui dès la première seconde ; il tâcha même de nous faire comprendre les causes de cette séduction, et il nous parla de la façon qu'elle avait d'ouvrir les yeux sans les fixer d'abord, et de ramener ensuite d'un mouvement très lent le regard sur les personnes. Il racontait le soulèvement de ses paupières, celui de la prunelle, le pli des sourcils, avec une si étrange netteté de souvenir qu'il nous fascina presque par l'évocation de cet œil inconnu. Et ce simple détail devenait plus inquiétant dans sa bouche que s'il eût dit quelque histoire terrible.

Le charme exquis de sa parole devenait étrangement pénétrant dans les histoires d'amours. Il a écrit, je crois, celle qu'il nous a dite d'une façon si attendrissante.

Il chassait, en Russie, et il reçut l'hospitalité dans un moulin. Comme le pays lui plaisait, il se résolut à y rester quelque temps. Il s'aperçut bientôt que la meunière le regardait, et, après quelques jours d'une galanterie rustique et délicate, il devint son amant. C'était une belle fille blonde, propre, fine, mariée à un rustre. Elle avait dans le cœur cette instinctive distinction des femmes qui comprennent par intuition toutes les choses subtiles du sentiment, sans avoir jamais rien appris.

Il nous conta leurs rendez-vous dans le grenier à paille, que secouait d'un tremblement continu la grosse roue toujours tournant, leurs baisers dans la cuisine pendant que, penchée devant le feu, elle faisait le dîner des hommes, et le premier coup d'œil qu'elle avait pour lui quand il rentrait de la chasse, après un jour de courses dans les hautes herbes.

Mais il dut aller passer une semaine à Moscou, et il demanda à son amie ce qu'il fallait lui rapporter de la ville. Elle ne voulut rien. Il lui offrit une robe, des bijoux, des parures, une fourrure, ce grand luxe des Russes.

Elle refusa.

Il se désolait, ne sachant quoi lui proposer. Il lui fit enfin comprendre qu'elle lui causerait un gros chagrin en refusant. Alors elle dit :

— Eh bien ! Vous m'apporterez un savon.

— Comment, un savon ! Quel savon ?

— Un savon fin, un savon aux fleurs, comme ceux des dames de la ville.

Il était fort surpris, ne comprenant guère la raison de ce goût étrange. Il demanda

— Mais pourquoi veux-tu justement un savon ?

— C'est pour me laver les mains et qu'elles sentent bon, et que vous me les baisiez comme vous faites aux dames.

Il disait cela d'une telle façon, ce grand homme tendre et bon, qu'on avait envie de pleurer.

Les inconnues (Gil Blas, 16 octobre 1883)

Il n'est point d'écrivain qui n'ait ses inconnues. De temps en temps il trouve dans la case qui porte son nom au journal, ou bien il reçoit par l'intermédiaire de son éditeur une petite lettre parfumée, avec un chiffre élégant. Il l'ouvre avec un sourire, mais sans étonnement, et lit : « Monsieur, grande admiratrice de votre talent, j'éprouve le besoin de vous dire tout le plaisir que je ressens à vous lire, etc., etc. »

Puis elle demande pardon de faire perdre un temps si précieux ; mais, vraiment, elle voudrait bien un mot de réponse, rien qu'un mot ; et la lettre se termine par des sous-entendus de toute nature. Ces sous-entendus dépendent de l'âge et de la condition de celle qui écrit ; car il existe beaucoup de catégories d'inconnues.

Parlons d'abord des inconnues étrangères. Ce sont généralement des toquées, des intrigantes ou simplement des collectionneuses d'autographes. Parfois, cependant, on reçoit une photographie de jolie femme, qui fait venir l'eau à la bouche... Il serait peut-être bon que ces photographies fussent datées.

Les inconnues nationales se subdivisent en plusieurs classes.

1° Inconnues de province. – Cette classe se décompose en quatre groupes, savoir : la petite femme rêveuse, intelligente, une sorte d'Emma Bovary, qui, mariée à quelque bourgeois honnête et médiocre, ébauche platoniquement, en attendant mieux, avec un homme qu'elle juge un demi-dieu, le roman secret de sa vie. Elle vide son cœur en ses lettres, s'exalte, s'attendrit, aime de loin ce correspondant illustre qui veut bien répondre à ses appels, à ses élans vers un bonheur idéal.

La femme est pleine d'aspirations poétiques qui la conduisent invariablement à l'adultère. En province, dans la vie calme et morne de la famille, dans la petite maison de la petite ville, soumise aux habitudes odieuses et régulières de chaque jour, aux conversations banales du mari que ses affaires seules préoccupent, elle halète dévorée de désirs, assoiffée d'inconnu. Elle se dit : « Quoi ! Ce serait toujours ainsi, toujours, jusqu'à la mort ? Non, ce n'est pas possible. » Elle lit des vers, des romans ! Elle aime, sans les connaître ceux qui lui rendent moins tristes les heures, qui font passer quelques songes dans son existence misérable. Un écrivain surtout la fait palpiter, répond par la nature même de son talent à ses intimes et secrètes convoitises. Elle lui écrit ! S'il répondait ? Il répond. – La suite au prochain voyage à Paris.

2e groupe. – La châtelaine qui s'ennuie. Les gentilshommes chasseurs de son entourage l'écœurent, car elle a une âme qu'elle juge distinguée. Il faut quelqu'un de supérieur pour la comprendre. Elle le choisit parmi ceux que la Renommée favorise, et lui écrit. Ses lettres sont spirituelles, sans épanchements ; elle veut des détails sur lui, sur sa personne, sur sa vie. (Elle a eu soin de les prendre ailleurs avant d'écrire.) Elle tient surtout aux autographes. Elle veut meubler son existence un peu vide, son salon qui manque de célébrités, et, à l'occasion, son lit. Elle sera une de celles dont on dit : « X... l'aima longtemps », ou bien : « C'était à l'époque de la liaison de X... avec Mme B... » Cela fait date et vous pose une femme. Ne cite-t-on pas à tout moment les maîtresses de Musset, celles de Byron, celles de Mérimée ?

3e groupe. – La demoiselle de compagnie des châteaux qui cherche le placement de ses exaltations vagues, et une conquête, si c'est possible. Elle profitera de sa première sortie, après le retour des châtelains à Paris, pour aller tomber dans les bras du grand homme en lui criant dans le nez : « C'est moi. » Elle relit en attendant ses lettres, le soir, dans son lit, et regarde avec mépris les êtres inférieurs dont elle mange le pain.

4e groupe. – La vieille demoiselle solitaire. Toute sa vie fut triste, et elle rêva toute sa vie. Personne jamais ne l’a comprise, ne l'a connue. Elle a toujours souffert de cet abandon général, de cet isolement absolu. Une seule phrase peut-être, lue un soir à la clarté de la lampe, fa secouée jusqu'au fond de son pauvre cœur. Elle prend une feuille de papier et elle se met à écrire. Elle verse sur ce papier, d'une façon discrète cependant, toutes les intimes misères de son existence lamentable. Elle se rappelle peu à peu tant de chagrins qu'elle n'a jamais dits, tant de souffrances de l'âme, tant de jours sinistres écoulés les uns derrière les autres ! Elle conte tout cela, dans cette nuit d'épanchement, à cet homme, jeune peut-être, et qu'elle ne connaît point. Son cœur séché sans amour, donne à cet étranger sa dernière sève.

Mais l'écrivain lui répond, d'une façon douce, attendrie, fraternelle. Car il l'a devinée. Et pendant longtemps ils s'écriront ainsi, deviendront chers l'un à l'autre sans s'être vus, s'aimeront de loin jusqu'au jour où il cessera de recevoir les lettres de sa vieille amie. Alors il comprendra qu'elle est morte et il pensera longtemps à elle, tendrement et douloureusement, car il n'a même pas connu son nom.

Quant aux inconnues de Paris, elles sont de nature plus simple. Jeunes ou vieilles, elles cherchent des aventures.


EXEMPLE


« Monsieur, aimez-vous les femmes qui ne sont pas les premières venues ? Ne croyez pas que je vous propose une bonne fortune. Nullement. Je suis curieuse, voilà tout. Est-ce entendu ? Pas d'amour, de l'amitié si vous voulez et je vous assure que je suis une bonne amie discrète et fidèle. Je suis libre mardi soir. Venez au Français, telle loge. Je vous tendrai la main comme à un vieil ami, car nous aurons des témoins. Si je ne vous plais point vous ne reviendrez plus. Si je vous plais, tant mieux. Mais n'oubliez pas ceci. Point d'amour. Je ne serai jamais à vous.

K. R., n° 8, poste restante

Place de la Madeleine. »


Celle-là ne se donne pas le premier soir, à cause des témoins... mais le second ?...


AUTRE EXEMPLE


« Monsieur, il n'est rien de plus effronté qu'une femme du monde quand elle s'y met. Il me semble d'ailleurs en écrivant ainsi que je suis masquée, au bal de l'Opéra. Et vous savez qu'à l'Opéra on ose tout. Donc j'ose, sans aller par quatre chemins. Je ne suis pas vieille, je ne suis pas laide ; on peut m'aimer. Je m'ennuie. Les hommes qui m'entourent m'assomment. Voulez-vous que je vous enlève vendredi prochain ? Nous dînerons au cabaret, et je vous laisserai me baiser les mains. »


L'écrivain se frise les moustaches. C'est crâne, cela. Donc à vendredi.

Il arrive le premier, commande le dîner, et attend. Soudain la porte s'ouvre, une femme entre, voilée. La taille est un peu épaisse, mais la main blanche et fine ; car elle se dégante aussitôt. Puis elle pose ses deux bras sur les épaules de l'élu, le regarde au fond des yeux, et dit, d'une voix caressante, un peu voilée, comme timide : « Bonjour, mon ami. »

Il n'a plus qu'une chose à faire. Il prend dans ses bras sa conquête, et ému déjà, vibrant d'ardeur, il baise les voiles avec passion. Elle les relève un peu, jusqu'à la bouche, pas plus haut et rend franchement les baisers. Peu à peu l'étreinte se serre, elle défaille, trébuche, tombe et s'abandonne.

Puis, le tenant encore en ses bras, elle murmure : « Comme c'est gentil, dis, sans m'avoir vue, avec tout le mystère de l'inconnu. » Alors elle arrache sa dentelle.

Horreur ! Elle a cinquante-cinq ans !

Et il dîne en face d'elle comme en face d'un remords, avec la crainte grandissante du dessert. Elle lui prend et lui meurtrit le genou, lui écrase le pied.

Et elle lui conte les histoires de tous les hommes qu'elle rend fous d'amour.

Car elle se croit belle, et désirable !

Il n'ose plus parler, ni manger, ni rester, ni fuir. Une migraine affreuse, dit-il, le saisit, et il finit par échapper en jurant... mais un peu tard.

Et on l'y reprend toujours.

Car les écrivains sont fats et faibles comme d'autres. Ils donnent tête baissée, toutes les fois, dans les panneaux des inconnues.

Une vieille femme charmante m'a conté un soir l'aventure que voici :


« J'habitais une ville du centre de la France quand un livre de lui (je ne le nommerai pas), me tomba dans les mains. Ce fut comme une réponse à mes pensées intimes, et je lui adressai une longue lettre pleine d'admiration et d'entraînement.

« Il me répondit. J'écrivis de nouveau. Et cette correspondance ne lui déplut point sans doute, car il la continua avec une exactitude scrupuleuse.

« Nous devînmes amis, amis intimes. Je lui faisais toutes mes confidences. Il me racontait les dessous ignorés de sa vie, ses ennuis. Il s'épanchait enfin, se confiait tout entier à cette inconnue lointaine qui avait conquis son estime et son affection.

« Un jour je partis pour Paris, radieuse. J'allais le voir, lui serrer les mains, entendre sa voix, connaître son visage.

« Je lui écrivis de venir me trouver.

« Il refusa.

« Je fus atterrée. J'écrivis de nouveau. Il refusa encore. Il fallait, disait-il, garder toutes nos illusions que la réalité détruit toujours. La connaissance de nos êtres diminuerait l'intimité de nos cœurs. Nous nous aimions si bien que nous ne pouvions que troubler ces délicates et tendres relations.

« Enfin, il ne vint pas.

« Je retournai dans ma province, un peu attristée, et je continuai à lui envoyer toutes mes pensées. Quant à lui, il semblait même devenu plus affectueux, plus expansif.

« Je retournai à Paris pour m'y fixer, et, un jour, je reçois une lettre où il me demandait d'une façon détournée quelques détails sur ma personne. Il avait peur que je ne fusse laide.

« J'étais jolie, monsieur. Je puis bien le dire maintenant, très jolie même ; et je lui envoyai une description détaillée de moi, jusqu'à la taille... en partant de la tête. C'était déjà beaucoup.

« Le lendemain mon domestique jetait son nom dans mon salon plein de monde.

« Je tressaillis, près de perdre connaissance !

« Dieu, qu'il était laid !

« Tout petit, noir, l'air vieux, la figure grimaçante, il s'avançait intimidé au milieu du cercle d'hommes qui m'entourait.

« J'eus envie de me sauver. Non, ce n'était pas lui, ce singe, lui mon ami, mon cher confident, mon intime, lui ! Il me sembla tout à coup que je ne le connaissais plus. Que notre bonne affection était brisée, finie. Que j'avais perdu le doux secret, la consolation mystérieuse de ma vie. Je ne pourrais jamais écrire à ce magot ce que j'écrivais à l'autre. Et quelle tristesse, le soir ! J'en pleurai.

« Il n'avait guère parlé. Il n'avait fait que me regarder. Il revint le lendemain. Je n'étais pas seule. Il partit presque aussitôt, et il m'écrivit qu'il désirait me voir seule, longtemps.

« Oh ! Mais non... Pour rien au monde je n'aurais voulu maintenant me trouver seule avec lui ! Il était trop laid, vraiment trop laid ! Il y a des limites à tout.

« Lui, sans doute, ne me trouvait point si mal qu'il avait craint, car chaque jour il sonnait à ma porte. Je ne le recevais jamais, à moins que je ne fusse entourée d'amis. E je le voyais s'exaspérer et m'aimer chaque jour davantage, car il m'aimait éperdument.

« J'essayai par mes lettres d'apaiser cette passion inutile. Non je ne pouvais pas y répondre. C'était impossible, impossible.

« Lui, me suppliait de lui accorder un rendez-vous. Enfin je cédai et je lui fixai une heure où nous pourrions... nous expliquer.

« Il entra, nerveux, irrité : « Madame, dit-il, il faut choisir. Vous vous jouez de moi, vous me martyrisez, vous me désespérez. Il faut choisir entre le monde et moi. »

« Je le regardai longuement. – Non, je ne pouvais pas. – Alors, lui prenant la main : « Mon pauvre ami, lui dis-je, eh bien... je choisis le monde. »

« Il demeura d'abord debout, immobile, atterré. Puis il s'enfuit comme un fou.

« Il avait raison d'abord, monsieur, il ne fallait pas nous voir et troubler ainsi notre charmante intimité. »

Bataille de livres (Le Gaulois, 28 octobre 1883)

On a fait grand bruit, au printemps, d'un livre de Mme Juliette Lamber, Païenne. On vient de faire encore du bruit autour du livre d'un jeune homme, M. Francis Poictevin ; et Mme Juliette Lamber se trouve, comme directrice de la Nouvelle Revue, un peu compromise littérairement en cette entreprise.

Bien que les querelles entre écoles soient choses inutiles en général, il est peut-être bon, de temps en temps, d'en parler, non pour convaincre les partis, mais pour tâcher simplement d'éclairer la question.

Païenne, de Mme Adam (Juliette Lambert), a été, en général, maltraitée par la presse. Païenne aurait paru voici trente ans, ou mieux, voici soixante, on l'aurait louée avec extase. Tout change, surtout la mode littéraire. Les œuvres de talent sont exposées, comme les autres, à subir les modifications du goût général. Seuls, les vrais chefs-d'œuvre n'ont rien à redouter du temps.

Je voudrais, sans blesser en rien Mme Adam, qui est une femme de haute valeur, dire, en toute franchise, en toute liberté, ce que je pense de son tempérament littéraire. Par cela même qu'on a été vif à son égard, je prends le droit d'exprimer hardiment mon opinion.

Avant tout intelligente ; fort habile à manier les gens, à les séduire et à les conquérir ; fine d'une finesse un peu brutale ; également aimable envers tous ceux qui en valent la peine, avec de légères préférences venues peut-être d'une sympathie ou peut-être d'une bonne politique ; travaillée par des préoccupations trop diverses pour avoir une véritable puissante ; puissante cependant à force de bonne grâce, Mme Adam semble être une force de la nature, une semi-paysanne simple et douée de mille flairs campagnards aiguisés par la grande habitude du monde, par le frottement continu de la société civilisée.

De cette nature féminine tout d'une pièce est résulté un singulier tempérament littéraire. Aimant les choses grandes et simples, Mme Adam s'est trouvée naturellement portée vers l'art grec, qui est purement plastique ; d'où il résulte qu'elle déteste notre art moderne, subtil, raffiné, tout de nuances. Son esprit sain et droit n'admet pas la complexe habileté des écrivains contemporains qui vont aux fonds mystérieux de l'âme pour y éveiller des sensations légères comme ces parfums rapides qui passent dans l'air, un soir d'été, qui vous effleurent une seconde et qu'on ne retrouve plus. Or, il est peu naturel de vouloir rester grec à notre époque faisandée. Et voilà pourquoi Païenne, qui est, à mon humble avis, la meilleure œuvre de Mme Juliette Lamber, n'a pas été comprise par tout le monde.

C'est un poème d'amour exalté et mystique, plein d'élans largement poétiques, plein d'ardeur, plein de remarquables qualités de style, mais où l'on rencontre aussi parfois une manière de dire les choses qui rappelle un peu les périphrases de l'abbé Delille.

Est-ce grec ? Le souffle sensuel et vraiment puissant qui passe dans ces pages est-il bien le même qui animait les grands maîtres sincères de l'Antiquité ? J'en doute un peu. Nous avons eu Florian depuis. L'inspiration grecque de Mme Adam est pleine de craintes modernes, d'hésitations devant la vérité impudique et toute nue. C'est un peu trop l'art grec comme l'aurait compris Mme de Staël, comme le comprenaient les élégants écrivains du siècle dernier.

Une des qualités de ce livre lui a nui. Ayant à exprimer des choses difficiles à dire, surtout pour une femme, l'auteur s'est efforcé d'être chaste dans son verbe. Il lui a donc fallu avoir recours à des tournures auxquelles nous ne sommes plus accoutumés. Elle appartient du reste à l'école littéraire qui nous vient de l'emphatique Jean-Jacques Rousseau, d'où sortit le pompeux et magnifique Chateaubriand, et qui semble finie à peu près depuis la mort de George Sand. Elle soigne son style. Soigner son style ne veut pas dire travailler son style. La nuance est délicate à saisir. On soigne son style quand on a un certain idéal de phrase élégante, sonore, mais monotone et un peu cérémonieuse. On travaille son style quand on pioche sa phrase sincèrement, sans parti pris de lui donner une certaine forme convenue dont on désire ne pas sortir.

Le style constamment soigné de Païenne a étonné bien des lecteurs habitués aux brusqueries et même aux brutalités de la phrase moderne. J'ai dit que Païenne était un poème, et un poème remarquable. Il est écrit en une sorte de prose poétique souvent heureuse, souvent charmante, souvent aussi maniérée, dans sa préciosité chantante.

Or, Mme Juliette Lamber reçut, vers le printemps dernier, un manuscrit d'un jeune homme, M. Francis Poictevin. Ce manuscrit portait le titre de Ludine. Après l'avoir lu, elle répondit la lettre suivante

« Ni la forme, ni le fond, ni le genre de votre étude féminine de Ludine ne peuvent convenir à la Nouvelle Revue. Cette prostituée inconsciente, idiote, autour de laquelle s'agitent tous les vices et toutes les bêtises sans qu'aucuns aient le relief satanique qui donne des allures dantesques au mal ; votre style cherché, tourmenté, souvent incompréhensible pour une femme passionnée de clarté, de belle langue française, me font vous dire : Il n'y aura jamais rien de commun entre votre talent et ce que je goûte. »

Ce qui veut dire, en dix lignes, mais clairement : « Votre livre est détestable. »

Une lettre aussi catégorique a lieu de surprendre quand on a lu ce roman de Ludine qui est, à beaucoup de points de vue, particulièrement intéressant. Intéressant par ses défauts même, autant que par ses qualités.

M. Francis Poictevin est atteint d'un mal étrange et presque inguérissable : la maladie du mot. Doué d'une observation infiniment délicate qui note surtout les presque insaisissables impressions, les fuyantes sensations, les malaises de l'âme, les troubles douloureux de l'être, qui s'attache à l'existence ordinaire, à l'incompréhensible, et monotone, et plate existence, qui pénètre dans les habitudes quotidiennes, et s'acharne aux détails presque insignifiants qui forment comme la pâte commune de notre vie, il s'imagine que, pour exprimer ces choses presque imperceptibles, pour nous les faire comprendre dans leur pauvre et si passagère réalité, il faut un vocabulaire spécial et des formes de phrase inusitées. Alors il invente des mots, il invente des verbes, des adverbes et des participes, il déforme les autres, combine des sens et des sons, et crée une langue curieuse, confuse, difficile, dont il faudrait presque la clef.

C'est une étude de le lire, mais une étude instructive et salutaire.

Il existe parmi les écrivains deux tendances : l'une qui pousse à simplifier ce qui est compliqué, l'autre qui pousse à compliquer ce qui est simple. M. Poictevin aime à compliquer, non seulement la pensée, mais aussi l'expression. Et, vraiment, je me demande s'il n'est pas possible de dire les choses les plus délicates, de saisir les impressions les plus fuyantes et de les fixer clairement avec les mots que nous employons ordinairement. Tout dépend de la manière de s'en servir. Tous ces engrenages de phrases, ces incidents interminables, ces contorsions, ces inversions, ces cabrioles et surtout ces déformations ne servent, le plus souvent, me semble-t-il, qu'à donner de la peine au lecteur.

Mais, une fois cette critique faite, je m'étonne que Mme Adam n'ait pas compris et savouré ce qu'il y a de remarquable dans Ludine, cette observation si profonde, si aiguë, si personnelle, si artistique de l'âme souffrante. Ce livre est curieux surtout parce qu'il est le type nouveau de cette littérature maladive, mais singulièrement pénétrante, subtile, chercheuse qui nous vient de ces deux maîtres modernes, Edmond et Jules de Goncourt. Le disciple n'a pas la sûreté du patron, sa dextérité à jouer avec la langue, à la disloquer à sa guise, à lui faire dire ce qu'il veut. Il est souvent confus, il peine, il s'efforce, il souffre, mais il nous rappelle en certaines pages ces chefs-d'œuvre, Manette Salomon et Germinie Lacerteux.

Jamais M. Francis Poictevin n'ira à ce qu'on appelle le grand public. Il peut en faire son deuil dès aujourd'hui. Mais il donnera aux artistes difficiles, aux artistes délicats, de très intéressantes et très nouvelles études. Ceux-là le liront, ils en seront peut-être un peu courbaturés le lendemain, mais ils en seront aussi souvent ravis. Sa manière est pénible, mais curieuse, et, parmi les livres parus depuis peu, Ludine me semble un des plus remarquables, sans oublier toutefois les petits contes, clairs ceux-là, et charmants, et si vrais, de M. Francis Enne, un autre jeune écrivain dont la renommée se fait vite.

À propos du peuple (Le Gaulois, 19 novembre 1883)

Un écrivain de grand talent, M. Jules Vallès, me prenait à partie l'autre jour, et, me faisant l'honneur de me nommer au milieu d'illustres romanciers, il nous reprochait de ne pas écrire pour le peuple, de ne pas nous occuper de ses besoins, de mépriser la politique, etc. En un mot, nous ne nous inquiétons nullement de la question du pain ; et c'est là un crime qui suffirait à nous désigner, comme otages, à la prochaine révolution.

Au fond, M. Vallès, qui a pour les barricades un amour immodéré, n'admet point qu'on aime autre chose. Il s'étonne qu'on puisse loger ailleurs que sur des pavés entassés, qu'on puisse rêver d'autres plaisirs, s'intéresser à d'autres besognes. Je respecte cet idéal littéraire, tout en réclamant le droit de conserver le mien, qui est différent. Certes la barricade a du bon, comme sujet à écrire. M. Vallès l'a souvent prouvé ; mais je ne crois pas qu'elle soit plus utile à la question des boulangeries populaires que les amours de Paul et de Virginie.

Théophile Gautier, qui avait l'horreur du pain, prétendait que cette colle fade et insipide était une invention occidentale bête et dangereuse, imaginée par les bourgeois avares et qui leur avait valu des révolutions.

Je n'userai point de cet argument, bien qu'il me paraisse avoir tout juste autant de rapport avec la question, que la littérature en a avec la misère publique.

Certes, nous ne nourrissons point le peuple. Mais les sculpteurs non plus, non plus les violonistes, non plus les aquarellistes, non plus les graveurs de camées, et en général tous ceux qui se livrent à des professions artistiques.

Nous n'écrivons pas pour le peuple ; nous nous soucions peu de ce qui l'intéresse en général ; c'est vrai, nous ne sommes pas du peuple. L'Art, quel qu'il soit, ne s'adresse qu'à l'aristocratie intellectuelle d'un pays. Je m'étonne qu'on puisse confondre.

Si une nation ne se composait que du peuple, je comprendrais le reproche que nous adresse M. Vallès. Il n'en est point ainsi, heureusement !

Une nation se compose de couches très diverses (pour me servir d'une expression célèbre), allant des plus basses aux plus hautes, des plus ignorantes aux plus éclairées.

Le peuple, la foule, peine, s'agite, souffre, il est vrai, de mille privations, justement parce qu'il est le peuple, c'est-à-dire la masse à peine civilisée, illettrée, brutale. Mais une sélection se fait peu à peu dans cette foule. Des hommes plus intelligents s'en détachent, forment une autre classe intermédiaire, plus cultivée, supérieure. Cette classe a déjà des goûts, des besoins, des aspirations, un idéal enfin tout différents de ceux de la couche au-dessous.

Et toujours le même travail se produit dans la foule. Toujours les êtres d'élite s'élèvent, se séparent de la populace originelle, forment des classes d'individus de plus en plus cultivés, de plus en plus supérieurs.

La transformation complète, achevée, constitue l'aristocratie. Par aristocratie, je ne veux pas parler de la noblesse, mais, de toute la partie vraiment intelligente d'une nation. Car le même phénomène social se reproduit en sens inverse, et les races qui furent supérieures retournent souvent au peuple par suite de l'affaiblissement cérébral des générations.

Eh bien, mon cher confrère, c'est à cette élite, rien qu'à cette élite, que nous nous adressons ; nous ne nous occupons que d'elle, nous n'écrivons que pour elle ; et plus notre art est délicat, raffiné, plus est restreint notre public.

Cette aristocratie nous prouve, en achetant nos livres, que nous lui plaisons, que nous répondons à un besoin de son esprit. Nous fournissons à son intelligence un aliment qui n'est pas le pain du peuple.

Reprochez-vous à M. Broder de ne point fabriquer d'omnibus ? Est-il coupable parce qu'il ne confectionne que des voitures de luxe pour les gens riches ?

Et encore, cette comparaison n'est pas juste, car le romancier pourrait être utile au peuple si le peuple savait le comprendre et l'interpréter.

On ne peut nous demander qu'une chose : le talent. Si nous n'en avons pas, nous sommes tout juste bons à fusiller ; si nous en avons, il est de notre devoir de l'employer uniquement pour les gens les plus cultivés, qui sont seuls juges de nos mérites, et non pour les plus grossiers, à qui notre art est inconnu.

Mais, si le peuple était capable de lire les romanciers, les vrais romanciers, il y pourrait trouver le plus utile des enseignements, la science de la vie. Tout l'effort littéraire aujourd'hui tend à pénétrer la nature humaine et à l'exprimer telle qu'elle est, à l'expliquer dans les limites de la stricte vérité.

Quel service plus grand peut-on rendre à un pays que de lui apprendre ce que sont les hommes, à quelque classe qu'ils appartiennent, de lui apprendre à se connaître lui-même ?

C'est là, j'en conviens, le moindre souci des romanciers. Ils s'adressent à la tête seule de la nation ; que les politiciens s'occupent du bas.

Et soyez certain, mon cher confrère, que, malgré tout votre talent, le peuple se moque passablement de vos livres, qu'il ne les a pas lus, et que vos vrais appréciateurs sont ceux-là même qui méprisent le plus la politique.


Le peuple ! Certes, il mérite l'intérêt, la pitié, les efforts ; mais le vouloir tout-puissant, le vouloir dirigeant équivaut à réaliser le vieux dicton populaire : mettre la charrue avant les bœufs.

Il est malheureux en raison même de sa grossièreté. A mesure qu'il s'affine, il cesse de souffrir.

A l'automne, je voulus aller voir ces misérables qui travaillent dans les mines, ces forçats condamnés à la nuit éternelle, à la nuit humide des puits profonds.

Je sortais du Creusot cet admirable enfer. Là, les hommes, l'élite des ouvriers, vivent paisibles dans cette fournaise allumée jour et nuit, qui brûle leur chair, leurs yeux, leur vie. Demeurer huit jours auprès de ces brasiers effroyables semblerait à l'habitant des villes un supplice au-dessus des forces humaines. Eux, ces jeunes gens, passent leur existence dans ce feu, et ils ne se plaignent point, uniquement parce qu'ils travaillent, qu'ils sont intelligents, instruits, qu'ils s'efforcent, par le labeur, d'améliorer le sort que leur a fait l'inconsciente nature.

A Montceau, c'est autre chose. La masse des ouvriers appartient à la dernière classe du peuple. Ils ne sont capables, ces hommes, que de traîner la brouette et de creuser les noires galeries de houille. Ceux-là ne peuvent accomplir aucune besogne qui demande un travail d'esprit. Aussi essayent-ils de tuer leurs chefs, les ingénieurs. Leur sort pourtant n'est point si misérable qu'on le croit ; mais leur salaire est minime. A qui la faute ?

C'est un étrange pays que ce pays du charbon. A droite, à gauche, une plaine s'étend sur laquelle plane un nuage de fumée. De place en place, dans cette campagne nue, on aperçoit de singulières constructions que surmonte une haute cheminée. Ce sont les puits.

La ville est sombre comme frottée de charbon. Une poussière noire flotte partout, et, quand un rayon la traverse elle brille soudain ainsi qu'une cendre de diamants.

La boue des rues est une pâte de charbon. On sent craquer sous les dents de petits grains qui s'écrasent et qu'on aspire avec l'air.

A droite, d'immenses bâtiments tout noirs crachent une vapeur suffocante. C'est là qu'on prépare les agglomérés.

La poussière des mines, délayée dans l'eau, tombe en des moules et ressort sous la forme de briquettes au moyen de toute une série d'opérations ingénieuses qu'accomplissent des machines mues par la vapeur.

Voici un vrai troupeau de femmes occupées à trier le charbon. Elles ont l'air de négresses dont la peau, par place, serait marbrée de taches pâles ; et elles regardent avec des yeux luisants, effrontés. Quelques-unes, dit-on, sont jolies. Comment le deviner sous ce masque noir.

En sortant de cette usine sombre, on aperçoit une mine à ciel ouvert. La veine de houille à fleur de terre descend peu à peu, s'enfonce obliquement. Pour la rejoindre, bientôt il faudra creuser à quatre cents mètres.

Puis on traverse la plaine pour joindre une de ces constructions à haute cheminée qui indiquent l'ouverture des puits. A tout instant il faut enjamber les lignes de fer ; à tout instant, un train de houille arrive allant des mines aux usines, des usines aux mines. Toute la campagne est sillonnée de locomotives qui fument, de wagons descendant seuls les pentes. C'est un incroyable emmêlement de rails déroulés comme des fils noirs sur le sol gris où pousse une herbe malade.

Nous atteignons le puits Sainte-Marie.

A fleur de terre sous une couche de sable, on aperçoit un grand carré de petits chapeaux de fonte que surmontent des soupapes. Et de toutes ces cloches sortent de minces jets de vapeur. Une chaleur terrible s'en dégage. C'est là le dessus des chaudières.

La machine, à côté, installée dans une belle bâtisse, marche lentement, faisant tourner un lourd volant d'une façon calme et régulière.

Deux roues colossales déroulent le câble en fils d'aloès qui tient, descend et remonte la boîte de fer qui sert à descendre aux entrailles de la terre.

On nous prête des caoutchoucs ; on nous donne à chacun une petite lampe entourée d'une toile métallique. Nous nous serrons dans la grande chambre mobile qui va s'enfoncer dans le puits noir. L'ingénieur crie : « En route ! » Une sonnerie indique que nous allons à quatre cents mètres. La machine remue. Nous descendons.

C'est la nuit, la nuit froide, humide. Une pluie abondante tombe des parois du puits sur notre étrange véhicule, tombe sur nos têtes, coule sur nos épaules. Parfois, un courant d'air nous fouette le visage quand nous passons devant une galerie On a peine à se tenir debout, tant on est secoué dans cette machine.

Mais des voix, lointaines comme dans un rêve, sortent du fond de la terre. On parle, en bas, là-bas, sous nous. Nous arrivons. La descente a duré cinq minutes.

Les galeries n'ont que peu d'hommes. Les ouvriers vont au travail à quatre heures du matin et remontent au jour à une heure après midi. J'aimerais mieux cela que les fournaises du Creusot.

On ne voit rien, que des mares d'eau, dans un étroit souterrain. L'eau ruisselle des murs, coule en des ruisseaux rapides, jaillit entre les pierres.

Un autre bruit nous étonne : ce bruit continu et sourd des machines à vapeur. C'est une machine, en effet, qui boit cette eau et la jette au-dehors, à quatre cents mètres au-dessus de nous. Et voici, toujours dans l'ombre, un vaste bassin où puise cette pompe, où s'amassent tous les écoulements de la mine.

Les yeux enfin s'accoutument à l'ombre. Nous marchons, serrés derrière l'ingénieur ; car, si on se perdait dans les galeries, comment et quand en pourrait-on sortir ?

Nous marchons longtemps. Des moustiques nous bourdonnent aux oreilles, vivant on ne sait comment en ces profondeurs.

Aplatissons-nous contre la muraille. Voici un wagonnet de houille. Il est traîné par un cheval blanc qui va, d'un pas lent et résigné. Il passe. Une chaleur de vie, une odeur de fumier nous frappent : c'est l'écurie. Quinze bêtes sont là, condamnées à ces ténèbres depuis des années, et qui ne reverront plus le jour. Elles vivent dans ce trou, jusqu'à leur mort. Ont-elles, ces bêtes, le souvenir des plaines, du soleil et des brises ? Une image lointaine hante-t-elle leurs obscures intelligences ? Souffrent-elles du vague et constant regret du ciel clair ?

Parfois, quand l'une d'elles tombe malade, on la remonte une nuit, car la lumière du jour la rendrait aveugle. On la remonte et on la laisse libre, sur la terre.

Étonnée, elle lève la tête, aspire l'air frais, frissonne, remue le cou comme pour s'assurer que rien ne la tient plus ; puis elle s'élance éperdue. Elle s'élance, mais une force étrange la retient, car elle se met à tourner ainsi que dans un cirque, à tourner dans un cercle étroit, au grand galop, comme une folle. Il est inutile de l'attacher : elle ne sortira pas de cette piste, jusqu'au moment où elle tombera épuisée, ivre d'air.

Voici enfin les chantiers. Deux murailles noires et luisantes, à droite, à gauche, des trous s'enfoncent dedans. De fortes perches retiennent le charbon sur nos têtes, tout un échafaudage compliqué qu'il faut changer chaque fois qu'on attaque une couche nouvelle.

Le voilà donc ce ténébreux domaine des mineurs. Ténébreux, il est vrai ; mais les hommes, chaque jour, le quittent à une heure. Sont-ils plus à plaindre que les misérables employés qui gagnent quinze cents francs par an et qui sont enfermés du matin au soir en des bureaux si sombres que le gaz reste allumé tout le jour ?

Je n'en crois rien, et, s'il fallait choisir, j'aimerais peut-être encore mieux être mineur.

Les audacieux (Gil Blas, 27 novembre 1883)

Toute une armée de critiques bardés de morale pousse des cris d'oies chaque fois qu'apparaît un livre audacieux. L'arsenal de leurs arguments n'est pas varié, d'ailleurs. – « Pourquoi nous dire ces choses ? – A quoi bon nous montrer ce qui est laid ? – Montrez-nous ce qui est bon, réconfortant, honnête. »

Ils parlent aussi de l'art moralisateur ; et chaque fois que l'écrivain s'enhardit jusqu'à décrire l'amour producteur (le seul utile à l'humanité), ils le soufflettent avec la litanie des adjectifs insultants.

Or, depuis qu'existe l'humanité, tous les grands écrivains ont protesté, par leurs œuvres, contre ces conseils d'impuissants.

La morale, l'honnêteté, les principes, sont des choses indispensables au maintien de l'ordre social établi. Il n'y a rien de commun entre l'ordre social et les lettres. Les écrivains (en exceptant les poètes) ont pour principal motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n'ont pas mission de moraliser ni de flageller, ni d'enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste.

L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi, suivant son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse d'être consciencieux et artiste, s'il s'efforce systématiquement de glorifier l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes.

En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions. Aristophane n'est pas chaste, Lucrèce non plus, Ovide non plus, Virgile non plus, non plus Rabelais, Shakespeare, etc. Chacun doit écrire suivant les tendances naturelles de son esprit, sans parti pris d'aucune sorte pour ou contre la morale établie.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu'il raconte.

Il est indiscutable que les rapports sexuels entre hommes et femmes tiennent dans notre vie la plus grande place, qu'ils sont le motif déterminant de la plupart de nos actions.

La société moderne attache une idée de honte au fait brutal de l'accouplement (les anciens l'avaient divinisé de mille façons). La manière de voir a changé. Le fait est resté le même ; il a conservé la même importance dans les rapports sociaux. Et voilà que l'hypocrisie mondaine nous veut forcer à l'enguirlander de sentiment pour en parler dans un livre.

La société, qui défend la morale qu'elle s'est mise au dos, sent où le bât la blesse. Voilà tout.

Je tenais à proclamer le principe de la liberté de l'art avant de parler de deux livres nouveaux qui ont effarouché bien des lecteurs pudibonds.

Ces deux livres sont d'ailleurs absolument différents. L'un est un roman de longue haleine ; l'autre un recueil de nouvelles. Celui-ci provient de l'école des analystes subtils, compliqués ; celui-là de l'école des analystes brutaux. L'art du premier ne ressemble en rien à l'art du second. Mais tous deux sont audacieux et sincèrement écrits.

Un des jeunes gens de l'entourage d'Émile Zola, Léon Hennique, vient de donner son second grand roman moderne : L'Accident de Monsieur Hébert. Appartenant au groupe de ceux qu'on a baptisés les naturalistes, Léon Hennique semblait avoir cessé de travailler après la publication de La Dévouée qui remonte à quelques années.

Son livre est une étude hardie, et férocement vraie, de l'adultère bourgeois, tel qu'il se pratique tous les jours.

M. Hébert, magistrat de Versailles, a une jeune femme jolie, pareille à presque toutes les jeunes femmes, un peu rêveuse, rien qu'un peu, éprise d'un idéal en culotte rouge avec sabre au côté et moustache brune.

Les femmes, dont l'âme s'exalte, gonflée de fausse poésie, ont généralement deux types d'hommes qui servent de thème à leurs rêveries sentimentales – le bel officier – le grand artiste. Le bel officier qu'elles distinguent est généralement un grand fat, bien cambré, montrant sous le drap rouge de son pantalon, collant comme un maillot, des cuisses de danseuse, et dont tout le souci repose sur la forme de sa tunique et la frisure de ses moustaches.

Les officiers de valeur, ceux qui travaillent, étant souvent petits, mal bâtis, affligés de lunettes, maigres comme des cannes, ou ronds comme des citrouilles, faits enfin comme la plupart des hommes, les femmes poétiques ne les remarquent pas.

Le grand artiste qui plaît aux femmes est toujours un chanteur ou un comédien.

Donc, Mme Hébert s'était éprise, un jour de revue, d'un beau capitaine d'état-major, en le voyant dompter un cheval rétif. Elle lui écrit et devient sa maîtresse.

Louis Bouilhet, en deux vers charmants, portraiture cet idéal des jeunes femmes et des jeunes filles :


Puis, un beau mousquetaire arrive, un soir d'été,

Hardi, la barbe en croc, et la dague au côté.


L'adultère de Mme Hébert se déroule suivant les phases ordinaires. Elle aime sans aimer, se donne sans trop savoir pourquoi, et se figure ensuite qu'elle est follement éprise de son amant.

Hennique a analysé avec une singulière pénétration tout ce qui se passe dans le cœur des femmes en cette situation devenue si normale d'un ménage à trois. Il a su pénétrer toutes les délicates et subtiles sensations, les étranges raisonnements et les ruses naïves qu'elles ont.

Le mari et l'amant se sont connus au collège. Ils causent. Je cite : « A ce moment, par hasard, le magistrat et lui jetèrent un coup d'œil sur Mme Hébert. Elle était radieuse, entourant son mari et son amant d'un même nimbe, les couvait presque sous la chaleur de ses pensées... Leur entente la dilatait, l'enlevait de terre, la plongeait en une langueur si étrange et si douce qu'elle en avait mal à l'âme. » Les hommes mariés seront sans doute les seuls à ne pas savourer la profonde justesse de cette observation.

Celle-ci n'est pas moins frappante. Un ami vient de faire une plaisanterie un peu vive. – « Le visage de Mme Hébert devint glacial. Depuis sa faute, elle ne tolérait plus les expressions risquées, haïssait les moindres sous-entendus grivois. Tous échauffaient les relents de sa pudeur, lui semblaient dits pour elle, l'entouraient comme d'un vent de soufflets. »

Mais ce qu'il y a de particulièrement hardi et vrai dans ce livre, ce sont tous les détails intimes, les détails secrets, honteux et grotesques des liaisons tendres. Sans peur des indignations, le romancier a tout osé, tout dit, avec une bonne foi qui semble naïve. Il lave devant nous le linge sale de l'amour.

Le dénouement, d'une simplicité inattendue, sans machinations, sans drame, sans scènes violentes, apparaît comme une révélation.

Je me garderai d'une analyse plus complète de ce remarquable roman. Les livres d'observation ne sont point de ceux qu'on raconte.

Avec des allures moins vives, des hardiesses moins brutales, mais non moins complètes, le dernier livre de René Maizeroy : Celles qui osent, nous donne une note fort différente.

Aimant les femmes plus que tout au monde, cet écrivain raffiné, subtil et charmant nous offre une série de portraits de celles qui osent.

Quelle que soit la séduction des femmes absolument honnêtes, elles ont-certes moins d'attrait pour nous que celles dont on peut tout espérer. C'est à celles qui osent que nous devons nos meilleures joies et notre plus tendre reconnaissance.

René Maizeroy, dans une suite de nouvelles tantôt délicates, tantôt terribles, esquisse, à traits fins et puissants, de séduisantes figures de femmes.

Son style, plus sobre que dans ses derniers livres, indique plus fermement les lignes.

Ce qui transparaît avant tout dans ce volume, dans chaque conte, dans chaque phrase, c'est l'amour de la femme. La femme est là-dedans tout entière avec tout ce qu'il y a en elle de troublant pour nous ; avec sa nature câline, trompeuse, grisante, tendre et passionnée. On y sent la chair fraîche comme dans la demeure de l'ogre.

Il faudrait citer un à un ces courts et énergiques récits, depuis P.P.C. jusqu'à Sœur Jeanne.

Et je trouve dans P.P.C. quelques lignes qui donneront la note précise de ce livre plus qu'une longue explication.

« C'était (le baron Octave de Despeyroux) un passionné qui aimait la femme pour la femme, qu'elle fût rousse, blonde ou brune. Il avait des joies de collégien, des idolâtries de dévot à chaque alcôve qu'il remplissait du bruit de ses baisers. Il les adorait toutes, sans en aimer une seule, et n'avait qu'un but, qu'un rêve, les posséder les unes après les autres, dépenser dans leurs bras ses forces et ses millions, n'exister, ne penser, ne jouir que pour elles et avec elles.

« Et tout ce qui n'était pas l'amour lui semblait inutile et dérisoire. Les blondeurs d'une nuque, les contours d'un corsage, les dentelles d'une jupe bornaient son horizon, lui cachaient des réalités, l'emportaient en des paradis artificiels dont il ne s'échappait pas. Il trouvait les nuits trop brèves et les journées interminables. »

On pourrait écrire ces deux phrases comme épigraphe à Celles qui osent. Tant pis pour ceux qui jugeront ce volume un peu... cantharidé.

Sursum corda (Le Gaulois, 3 décembre 1883)

Notre vieille Académie a des regains tous les ans. Elle fait refriser la petite tour qui lui sert aujourd'hui de perruque, ajuste dessus un bonnet de douairière à rubans, puis descend au coin du quai.

Tout le long des boîtes de livres étalés par les bouquinistes, des jeunes gens aux longs cheveux vont d'un pas lent, feuilletant les ouvrages. Elle leur souffle dans l'oreille : « Jeune homme, jeune homme, écoutez-moi. Si vous voulez monter chez moi, nous nous amuserons beaucoup. C'est tout près, là, dans cette maison, dont le toit a l'air d'un melon. Nous ferons un beau concours en vers français. Hein ! C’est amusant, ça ? Et je vous donnerai des prix. J'ai de l'argent que m'ont laissé de vieux messieurs. Je vous donnerai des prix de dix mille francs, de cinq mille, de deux mille et quinze cents. Venez ! »

Les jeunes gens sont tentés. Ils montent.

Donc, notre vieille Académie vient de distribuer ses prix. Elle avait offert comme thème, à l'inspiration payée des poètes, l'éloge de Lamartine. Ils ont rimé là-dessus quelques milliers de vers quelconques. Quelques bonshommes cérémonieux les ont lus et appréciés ; puis ils ont désigné un vainqueur, pour des motifs littéraires importants que nous ne pénétrons point ; et ils lui ont donné un satisfecit. Comme jadis le proviseur, M. Camille Doucet a proclamé :


« Premier prix de poésie française M. X...

Deuxième M. Y...

Troisième M. Z... »


Puis on a remis aux trois lauréats une bourse contenant de l'argent.

Mais comme il ne faut pas laisser tomber le niveau de l'art, et comme elle croit, la vieille, que c'est avec des écus seulement qu'on entretient chez les jeunes gens l'inspiration indépendante, la hauteur d'âme, la liberté des élans et la grande flamme poétique, elle a choisi avec peine un nouveau sujet pour l'année prochaine.

Or, comme elle est pleine d'idées nobles et généreuses, et comme elle a constaté de sa fenêtre « un certain abaissement des esprits, des âmes, et des caractères », elle a cherché « une formule qui, sans arrière-pensée, embrassât à la fois, dans un idéal poétique, l'art et la morale, la religion et le patriotisme » (on pourrait ajouter la cuisine et la trigonométrie). Alors un cri s'échappa de sa conscience : Sursum corda ! Son sujet était trouvé.

L'année prochaine elle trouvera de la même façon Kyrie eleison, et l'année d'après : « Deux et deux font quatre. »

Sursum corda ! Si seulement cela voulait dire : « Mes chers enfants, j'ai un petit cadeau à vous faire, et, comme il me faut un prétexte, je désire que vous me composiez une pièce de vers sur un sujet qui ne signifie rien du tout. Donc, allez-y franchement, avec votre nature d'artiste, votre inspiration propre et votre tempérament personnel. Que les lyriques fassent du lyrisme, que les familiers fassent de la poésie intime, les élégants de la poésie gracieuse. La seule devise de l'art est « Liberté. » Si tu disais cela, on te saluerait très bas, vieille !

Mais non, Sursum corda signifie : « Vous allez me parler de patrie, de revanche, d'honneur national ! Mettre en vers pompeux toutes les rengaines inutiles, faire rimer France avec espérance, Allemagne avec Que la honte accompagne. »

Mais, pauvre infirme, tu ferais bien mieux de leur donner un prix de gymnastique, à ces poètes. Cela servirait davantage tes desseins magnanimes.

Sursum corda ! Ils vont pondre dix mille vers que dix personnes liront, et cela pour faire sortir de leur abaissement « les esprits, les âmes et les caractères ! »

Oh ! Le bon billet, vraiment ! Y a-t-il rien de plus naïf, de plus niais, de plus enfantin ?

Oh ! Les concours académiques !

On ne comprendra donc jamais qu'il serait aussi stupide de vouloir imposer un sujet à un vrai poète que de forcer un chapelier à fabriquer des couteaux.

Et puis, morbleu ! Pourquoi l'Académie vient-elle se mêler de protéger les jeunes talents, elle qui sert d'Invalides à ceux qui sont fatigués.

Quel est son rôle ? Conserver les traditions de la langue française, ces traditions que les jeunes écrivains ont le devoir de saper sans cesse.

Cette assemblée d'hommes âgés veille autour du style académique, comme les antiques vestales autour du feu sacré. Elle veille à ce qu'il ne s'éteigne point.

Elle est la gardienne respectable des vieilles locutions de jadis. Mais aussi par cela même, elle devient l'ennemie professionnelle des artistes nouveaux, hardis, novateurs, indépendants, indépendants surtout.

Quand le plus grand romancier qui ait jamais vécu, Balzac, l'immortel Balzac, cet oseur, cet unique génie, désira se coiffer du dôme où sommeillent les Quarante, la vieille se mit à rire comme une petite folle. Balzac, de l'Académie ! Ah- ah-ah ! Que c'était drôle, vraiment !

Aucun des grands artistes audacieux ou rénovateurs n'en fut.

Est-ce que Molière en fut ? Est-ce que Baudelaire, le plus original de tous nos poètes ; est-ce que Th. Gautier et Gustave Flaubert, ces deux stylistes incomparables, en furent ? Victor Hugo seul y entra, après avoir longtemps frappé à la porte qui ne s'ouvrait point.

Est-ce que Th. de Banville et Leconte de Lisle, ces deux grands poètes vivants, en font partie ?

Elle ne peut élire et couronner que les jeunes vieux, les jeunes sans audace et sans cette sève poétique qui rajeunit le vieil arbre de l'Art. Elle ne peut apprécier que les versificateurs, et non les poètes.

Et qu'on lise la liste interminable de tous ceux qu'elle a couronnés depuis trente ans, on restera stupéfait devant tant de gloires demeurées inconnues.

Car elle se trompe toujours. Elle ne peut que se tromper. Elle apprécie ce qui fut et non ce qui sera.

Son action, qu'elle espère bienfaisante, est fatalement stérilisante, funeste. Elle prête ses béquilles à l'art, sa visière aux yeux hardis. Ses efforts n'amènent que des avortements.

Sursum corda ! C’est aux poètes qu'il faut crier : Sursum corda ! A ceux que tente la vaine gloire du concours de la vieille académie qui fait sonner les écus. Sursum corda ! Les hommes de lettres, seuls parmi les artistes, ont l'appréciable fortune d'être libres. Chez nous, point de pionnerie, point de récompenses, point de distinctions, point de grades. L'art, pour s'épanouir, n'a besoin que de liberté.

Nous vivons vraiment dans la République des lettres, mes frères. Les peintres ont l'inévitable concours du Salon, auquel ils ne peuvent guère se soustraire. Ils ont des juges, des récompenses, des votes, une hiérarchie, un jury qui les distingue et un ministre qui les décore. Ils demeurent jeunes élèves jusqu'au moment où, bardés de croix, ils pontifient à leur tour.

Ils ont des écoles payées par le gouvernement et des honneurs officiels.

Les musiciens ont aussi des concours, un Conservatoire, des Prix de Rome, des croix attachées sur leur veste après le jugement motivé de quelques vieux métronomes.

Nous autres, nous n'avons rien. Nous nous adressons à l'immense foule de ceux qui lisent ; nous nous faisons, dans le public, un public spécial plus ou moins affiné, plus ou moins délicat, plus ou moins artiste, plus ou moins nombreux, selon notre pouvoir et notre talent.

Seuls, nous sommes indépendants. Nous n'avons point de casiers ni de bureaux ; pas d'inspecteurs du beau style, pas de recteurs de l'inspiration, pas de directeurs du génie littéraire, pas de juges officiels enfin. On ne nous récompense pas, on ne nous hiérarchise pas, on ne nous décore pas, parce que nous sommes libres, sans attaches avec l'État, parce que nous sommes fiers, dédaigneux des honneurs publics, parce que nous sommes forts et révoltés contre toute bêtise, contre toute routine, contre tout ce qui menace notre irritable indépendance.

Comment se fait-il donc que des poètes acceptent ainsi d'être classés, comme des écoliers, et couronnés pour cet ingrat travail, pour cette composition si étrangère à la poésie ?

Ils ont du talent pourtant, et s'efforcent d'en mettre en ce concours inutile.

Ont-ils donc besoin de ces palmes ridicules, de cette gloire qui fait sourire les artistes et même les gens du monde ? Font-ils cela pour plaire à leur famille, pour étonner leur arrondissement ou pour se rassurer eux-mêmes sur leurs mérites ? Font-ils cela pour l'argent ? Un bon élève de concours, qui réussit tous les ans, peut gagner autant qu'un sous-chef de ministère.

Mieux vaudrait alors demander simplement un bureau de tabac. Cela ferait tout juste autant pour l'art littéraire, et éviterait bien des fatigues aux candidats.

Quant à l'Académie, quel service elle rendrait aux pauvres, en distribuant en bonnes œuvres, achats de hardes, de bois et de bœuf, son argent si mal employé !

La guerre (Gil Blas, 11 décembre 1883)

Donc on parle de guerre avec la Chine. Pourquoi ? On ne sait pas. Les ministres en ce moment hésitent, se demandant s'ils vont faire tuer du monde là-bas. Faire tuer du monde leur est très égal, le prétexte seul les inquiète. La Chine, nation orientale et raisonnable, cherche à éviter ces massacres mathématiques. La France, nation occidentale et barbare, pousse à la guerre, la cherche, la désire.

Quand j'entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d'inquisition, d'une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.

Quand on parle d'anthropophages, nous sourions avec orgueil en proclamant notre supériorité sur ces sauvages. Quels sont les sauvages, les vrais sauvages ? Ceux qui se battent pour manger les vaincus ou ceux qui se battent pour tuer, rien que pour tuer ? Une ville chinoise nous fait envie : nous allons pour la prendre massacrer cinquante mille Chinois et faire égorger dix mille Français. Cette ville ne nous servira à rien. Il n'y a là qu'une question d'honneur national. Donc l'honneur national (singulier honneur !) qui nous pousse à prendre une cité qui ne nous appartient pas, l'honneur national qui se trouve satisfait par le vol, par le vol d'une ville, le sera davantage encore par la mort de cinquante mille Chinois et de dix mille Français.

Et ceux qui vont périr là-bas sont des jeunes hommes qui pourraient travailler, produire, être utiles. Leurs pères sont vieux et pauvres. Leurs mères, qui pendant vingt ans les ont aimés, adorés comme adorent les mères, apprendront dans six mois que le fils, l'enfant, le grand enfant élevé avec tant de peine, avec tant d'argent, avec tant d'amour, est tombé dans un bois de roseaux, la poitrine crevée par les balles. Pourquoi a-t-on tué son garçon, son beau garçon, son seul espoir, son orgueil, sa vie ? Elle ne sait pas. Oui, pourquoi ? Parce qu'il existe au fond de l'Asie une ville qui s'appelle Bac-Ninh ; et parce qu'un ministre qui ne la connaît pas s'est amusé à la prendre aux Chinois.

La guerre !... se battre !... tuer !... massacrer des hommes !... Et nous avons aujourd'hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l'étendue de science et le degré de philosophie où est parvenu le génie humain, des écoles où l'on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, à tuer de pauvres diables d'hommes innocents, chargés de famille, et sans casier judiciaire. M. Jules Grévy fait grâce avec obstination aux assassins les plus abominables, aux découpeurs de femmes en morceaux, aux parricides, aux étrangleurs d'enfants. Et voici que M. Jules Ferry, pour un caprice diplomatique dont s'étonne la nation, dont s'étonnent les députés, va condamner à mort, d'un cœur léger, quelques milliers de braves garçons.

Et le plus stupéfiant c'est que le peuple entier ne se lève pas contre les gouvernements. Quelle différence y a-t-il donc entre les monarchies et les républiques ? Le plus stupéfiant, c'est que la société tout entière ne se révolte pas à ce seul mot de guerre.

Ah ! Nous vivrons encore pendant des siècles sous le poids des vieilles et odieuses coutumes, des criminels préjugés, des idées féroces de nos barbares aïeux.

N'aurait-on pas honni tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce grand cri de délivrance et de vérité ?

Aujourd'hui, la force s'appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation. La civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l'agrandissement d'un forfait n'en saurait être la diminution ; que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire.

Ah ! Proclamons ces vérités absolues, déshonorons la guerre !

Un artiste habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu, voici deux ans, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici : « La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments, l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme ! ».

Ainsi, se réunir en troupeaux de quatre cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, n'être utile à personne, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des lacs de sang, des plaines de chair pilée mêlée à la terre boueuse et rougie, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée sans profit pour personne, et crever au coin d'un champ tandis que vos vieux parents, votre femme et vos enfants meurent de faim ; voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme !

Les hommes de guerre sont les fléaux du monde. Nous luttons contre la nature, contre l'ignorance, contre les obstacles de toute sorte, pour rendre moins dure notre misérable vie. Des hommes, des bienfaiteurs, des savants usent leur existence à travailler, à chercher ce qui peut aider, ce qui peut secourir, ce qui peut soulager leurs frères. Ils vont, acharnés à leur besogne utile, entassant les découvertes, agrandissant l'esprit humain, élargissant la science, donnant chaque jour à l'intelligence une somme de savoir nouveau, donnant chaque jour à leur patrie du bien-être, de l'aisance, de la force.

La guerre arrive. En six mois, les généraux ont détruit vingt ans d'efforts, de patience, de travail et de génie.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte, que toute notion du juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés devant la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusils, histoire de rire.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Entrer dans un pays, égorger l'homme qui défend sa maison parce qu'il est vêtu d'une blouse et n'a pas de képi sur la tête, brûler les habitations de misérables gens qui n'ont plus de pain, casser des meubles, en voler d'autres, boire le vin trouvé dans les caves, violer les femmes trouvées dans les rues, brûler des millions de francs en poudre, et laisser derrière soi la misère et le choléra.

Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.

Qu'ont-ils donc fait pour prouver même un peu d'intelligence, les hommes de guerre ? Rien. Qu'ont-ils inventé ? Des canons et des fusils. Voilà tout.

L'inventeur de la brouette, Pascal, n'a-t-il pas plus fait pour l'homme par cette simple et pratique idée d'ajuster une roue à deux bâtons que l'inventeur des fortifications modernes, Vauban ?

Que nous reste-t-il de la Grèce ? Des livres, des marbres. Est-elle grande parce qu'elle a vaincu ou parce qu'elle a produit ?

Est-ce l'invasion des Perses qui l'a empêchée de tomber dans le plus hideux matérialisme.

Sont-ce les invasions des barbares qui ont sauvé Rome et l'ont régénérée ?

Est-ce que Napoléon Ier a continué le grand mouvement intellectuel commencé à la fin du dernier siècle par les philosophes révolutionnaires ?

Eh bien oui, puisque les gouvernements prennent ainsi le droit de mort sur les peuples, il n'y a rien d'étonnant à ce que les peuples prennent parfois le droit de mort sur les gouvernements.

Ils se défendent. Ils ont raison. Personne n'a le droit absolu de gouverner les autres. On ne le peut faire que pour le bien de ceux qu'on dirige. Quiconque gouverne a autant le devoir d'éviter la guerre qu'un capitaine de navire a celui d'éviter le naufrage.

Quand un capitaine a perdu son bâtiment, on le juge et on le condamne, s'il est reconnu coupable de négligence ou même d'incapacité.

Pourquoi ne jugerait-on pas les gouvernants après chaque guerre déclarée ? Pourquoi ne les condamnerait-on pas s'ils étaient convaincus de fautes ou d'insuffisance.

Du jour où les peuples comprendront cela, du jour où ils feront justice eux-mêmes des gouvernements meurtriers, du jour où ils refuseront de se laisser tuer sans raison, du jour où ils se serviront, s'il le faut, de leurs armes contre ceux qui les leur ont données pour massacrer, la guerre sera morte. Et ce jour viendra.

J'ai lu un livre superbe et terrible de l'écrivain belge Camille Lemonnier, et intitulé Les Charniers. Le lendemain de Sedan, ce romancier partit avec un ami et visita à pied cette patrie de la tuerie, la région des derniers champs de bataille. Il marcha dans les fanges humaines, glissa sur les cervelles répandues, vagabonda dans les pourritures et les infections pendant des jours entiers et des lieues entières. Il ramassa dans la boue et le sang « ces petits carrés de papier chiffonnés et salis, lettres d'amis, lettres de mères, lettres de fiancées, lettres de grands-parents ».

Voici, entre mille, une des choses qu'il vit. Je ne peux citer que par courts fragments ce morceau que je voudrais donner en entier :


« L'église de Givonne était pleine de blessés. Sur le seuil, mêlée à la boue, de la paille piétinée faisait un amas qui fermentait.

« Au moment où nous allions entrer, des infirmiers, le tablier gris, maculé de placards rouges, balayaient par la porte d'entrée une sorte de mare fétide comme celle où clapote le sabot des bouchers dans les abattoirs.

« ... L'hôpital râlait... Des blessés étaient attachés à leur grabat par des cordes. S'ils bougeaient, des hommes les tenaient aux épaules pour les empêcher de se mouvoir. Et quelquefois une tête blême se dressait à demi au-dessus de la paille et regardait avec des yeux de supplicié l'opération du voisin.

« On entendait des malheureux crier en se tordant, quand le chirurgien approchait, et ils cherchaient à se mettre debout pour se sauver.

« Sous la scie, ils criaient encore, d'une voix sans nom, creuse et rauque, comme des écorchés : « Non, je ne veux pas, non laissez-moi... ». Ce fut le tour d'un zouave qui avait les deux jambes emportées.

— Faites excuse, la compagnie, dit-il, on m'a ôté les culottes.

« Il avait gardé sa veste, et ses jambes étaient emmaillotées, vers le bas, dans des lambeaux où suintait le sang.

« Le médecin se mit à enlever ces lambeaux, mais ils collaient l'un à l'autre, et le dernier adhérait à la chair vive. On versa de l'eau chaude sur le grossier bandage, et, à mesure qu'on versait l'eau, le chirurgien détachait les loques.

— Qui t'a amidonné comme ça, mon vieux ? demanda le chirurgien.

— C'est le camarade Fifolet, major.

— Ouf, ça me tire jusque dans les cheveux. – Il avait eu le... emporté et moi les jambes. Et je lui dis : […]

« La scie, étroite et longue, laissait des gouttelettes, à chacune de ses dents.

« Il y eut un mouvement dans le groupe. On déposait à terre un tronçon.

— Encore une seconde, mon brave, dit le chirurgien.

« Je passais ma tête dans le créneau des épaules et je regardai le zouave.

— Allez vite, major, disait-il ; je sens que je vais battre la breloque.

« Il mordait sa moustache, blanc comme un mort et les yeux hors la tête. Il tenait lui-même à deux mains sa jambe et hurlait par moment d'une voix grelottante un « hou ! » qui vous faisait sentir la scie dans votre propre dos.

C'est fini, mon vieux loup ! dit le chirurgien en abattant le second moignon.

— Bonsoir ! dit le zouave.

« Et il s'évanouit ».


Et je me rappelle, moi, le récit de la dernière campagne de Chine, fait par un brave matelot qui en riait encore de plaisir.

Il me raconta les prisonniers empalés le long des routes pour amuser le soldat ; les grimaces si drôles des suppliciés ; les massacres commandés par des officiers supérieurs, pour terroriser la contrée, les viols dans ces demeures d'Orient, devant les enfants éperdus, et les vols à pleines mains, les pantalons noués aux chevilles pour emporter les objets, le pillage régulier, fonctionnant comme un service public, dévastant depuis les petites cases du tout petit bourgeois jusqu'au somptueux palais d'été.

Si nous avons la guerre avec l'empire du Milieu, le prix des vieux meubles de laque et des riches porcelaines chinoises va baisser beaucoup, messieurs les amateurs.

La finesse (Gil Blas, 25 décembre 1883)

Vraiment, l'esprit français semble malade. On l'a souvent comparé à la mousse de vin de Champagne. Or, tout vin longtemps débouché s'évapore, il en est de même de l'esprit, sans doute.

Nous avons gardé, il est vrai, quelque chose qui nous tient lieu d'esprit : la blague... Mais nous avons perdu la qualité première qui constituait la marque française : la Finesse.

Aujourd'hui, nous remplaçons cette antique qualité nationale par quelque chose de brutal, de grossier, de lourd. Nous rions sottement.

L'esprit, en France, avait plusieurs sortes de manifestations. On pouvait le classer par genres :


L'esprit des rues ;

L'esprit des salons ;

L'esprit des livres.


Qu'est-ce que l'esprit ? Le dictionnaire n'en donne point de définition. C'est un certain tour de pensée tantôt joyeux, tantôt comique, tantôt piquant, qui produit dans l'intelligence une sorte de chatouillement agréable et provoque le rire.

On appelle rire une gaieté particulière de l'âme qui se manifeste par des grimaces, des plis nerveux autour de la bouche, et des petits cris saccadés qui semblent sortir du nez.

Or, à Paris, le rapprochement imprévu, bizarre, de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, une acrobatie de langage fait passer à travers la ville un souffle de contentement.

Pourquoi tous les Français rient-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront incompréhensible notre amusement ? Pourquoi ? Mais parce que nous sommes Français, que nous avons l'intelligence française et que nous possédons cette charmante et alerte faculté du rire.

Mais nous rions, aujourd'hui, pour des sottises tellement lourdes qu'on en demeure confondu.

Sous la Fronde, sous la Régence, sous la Restauration, sous Louis XVIII les mots qui couraient la ville avaient une verve agile, une pointe effilée, parfois même empoisonnée, et toujours une portée secrète. Derrière la drôlerie ou la perfidie du trait se cachait une pensée subtile. Cela sonnait clair comme de la bonne monnaie d'argent. Aujourd'hui l'esprit sonne faux comme du plomb.

Est-il possible vraiment que depuis quatre ou cinq ans tout l'effort de l'intelligence alerte de la France aboutisse à travers les mots v'lan et pschutt ! V'lan ! Pschutt ! Pourquoi V'lan ? Pourquoi Pschutt ? Qu'y a-t-il de drôle dans ces deux syllabes ? Quel flot de stupidité a donc noyé notre esprit ?

« En France, l'esprit court les rues », dit-on. On l'y rencontre cependant de moins en moins. Mais où apparaît le plus cette décadence, c'est assurément dans les salons.

La conversation y est généralement banale, courante, oiseuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu'un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu'un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d'esprit.

On parle musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d'entendre un charcutier parler saucisse avec compétence que d'écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient.

Croyez-vous qu'ils pensent à ce qu'ils disent, ces gens ? Qu’ils fassent l'effort de comprendre ce dont ils s'entretiennent, d'en pénétrer le sens mystérieux ? Non.

Ils répètent tout ce qu'il est d'usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu'il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve, et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd'hui dans ce qu'on appelle le monde et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu'on entend à tout propos.

Quelques salons font exception. Ils sont rares.

Je ne prétends point qu'on doive dégager dans une causerie de dix minutes le sens philosophique du moindre événement, cet « au-delà » de chaque fait raconté, qui élargit jusqu'à l'infini tout sujet qu'on aborde.

Non certes. Mais il faudrait au moins savoir causer avec un peu d'esprit.

Causer avec esprit ? Qu'est-ce que cela ? Causer c'était jadis l'art d'être homme ou femme du monde, l'art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout.

Aujourd'hui on parle, on raconte, on bavarde, on potine, on cancane ; on ne cause plus, on ne cause jamais.

Berlioz a écrit dans une de ses lettres :

« Je vis, depuis mon retour d'Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n'en rien faire, on se plaît, on s'obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid : on dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeutes ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d'une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout. »

Eh bien ! Savoir causer, c'est savoir parler vin, femmes, émeutes... et autres balivernes, sans que ce soit jamais... ce que dit Berlioz.

Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquettes avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie spirituelle ?

On s'embourbe aujourd'hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues qui n'intéressent aucun voisin.

Et puis toujours la conversation se traîne sur les faits politiques du jour ou de la veille. Jamais plus elle ne s'envole d'un coup d'aile pour aller d'idée en idée, comme jadis.

Mais ce n'est point seulement de la conversation qu'a disparu la charmante finesse française. La société actuelle, composée presque exclusivement de parvenus récents, a perdu un sens délicat, une sorte de flair subtil, insaisissable, inexprimable, qui appartient presque exclusivement aux aristocraties lettrées et qu'on peut appeler : le sens artiste.

Un artiste ! Le public d'aujourd'hui qui lit avidement des pamphlets ineptes en les déclarant spirituels uniquement parce qu'ils lèvent les masques, ne comprend nullement ce que signifie ce mot « artiste » appliqué à un homme de lettres. Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l'extrême ce sens artiste qui disparaît, il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l'auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s'il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l'influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.

Quand un homme, quelque doué qu'il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n'est pas dans le fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l'exprimer, il n'a pas le sens de l'art.

La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu'elles disent ; elle vient d'une accordance absolue de l'expression avec l'idée, d'une sensation d'harmonie, de beauté secrète échappant la plupart du temps au jugement des foules.

Musset, ce grand poète, n'était pas un artiste. Les choses charmantes qu'il dit en une langue facile et séduisante, laissent presque indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l'émotion d'une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.

La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques, un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l'extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.

Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs ne leur demandent qu'un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d'autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d'une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.

Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l'évocation d'un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu'on lui montre. Il serait inutile d'essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.

Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s'étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu'ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu'importe. Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n'ont point d'oreille.

Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l'art, pour se comprendre comme s'ils se servaient d'un langage ignoré des autres.

D'où vient donc cette lourdeur de nos esprits ? Des mœurs nouvelles ? Ou des hommes nouveaux ? Des deux, peut-être. Sans doute aussi du gouvernement ! Mais je ne voudrais pas accuser le gouvernement d'avoir produit le phylloxéra ou la maladie des pommes de terre. Ces sortes d'accusations, fréquentes d'ailleurs, ne sont pas assez justifiées. Mais on peut, sans crainte de se tromper, l'accuser de nous rendre épais comme des Allemands.

Tel maître, tel valet, dit un proverbe. Tel roi, tel peuple. Si le prince est spirituel, artiste et lettré, le peuple aussitôt devient artiste, lettré et spirituel. Quand le prince est lourdaud, le peuple entier devient stupide. Or, nos princes, on peut l'avouer, ne sont ni artistes, ni lettrés, ni fins, ni élégants, ni délicats. Par « nos princes » j'entends nos députés. Quelques-uns font exception ; mais ils ne comptent pas, noyés dans la masse des représentants crottés du suffrage universel.

Et le chef de l'État, fort honnête homme, ne cherche pas à faire de l'Élysée un temple de l'Esprit et des Arts, comme on aurait dit au siècle dernier.

Émile Zola (Revue politique et littéraire, 10 mars 1883)


I

Il est des noms qui semblent destinés à la célébrité, qui sonnent et qui restent dans les mémoires. Peut-on oublier Balzac, Musset, Hugo, quand une fois on a entendu retentir ces mots courts et chantants ? Mais, de tous les noms littéraires, il n'en est point peut-être qui saute plus brusquement aux yeux et s'attache plus fortement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans l'oreille, l'emplit de sa brusque et sonore gaieté. Zola ! Quel appel au public ! Quel cri d'éveil ! Et quelle fortune pour un écrivain de talent de naître ainsi doté par l'état civil.

Et jamais nom est-il mieux tombé sur un homme ? Il semble un défi de combat, une menace d'attaque, un chant de victoire. Or, qui donc, parmi les écrivains d'aujourd'hui, a combattu plus furieusement pour ses idées ? Qui donc a attaqué plus brutalement ce qu'il croyait injuste et faux ? Qui donc a triomphé plus bruyamment de l'indifférence d'abord, puis de la résistance hésitante du grand public ?

La lutte fut longue pourtant, avant d'arriver à la renommée ; et, comme beaucoup de ses aînés, le jeune écrivain eut de bien durs moments.

Né à Paris, le 2 avril 1840, Émile Zola passa à Aix son enfance et ne revint à Paris qu'en février 1858. Il y termina ses études, échoua au baccalauréat, et commença alors la terrible lutte avec la vie. Elle fut acharnée cette lutte ; et pendant deux ans le futur auteur des Rougon-Macquart vécut au jour le jour, mangeant à l'occasion, errant à la recherche de la fuyante pièce de cent sous, fréquentant plus souvent le mont-de-piété que les restaurants, et, malgré tout, faisant des vers, des vers incolores, d'ailleurs, sans curiosité de forme ou d'inspiration, dont un certain nombre viennent d'être publiés par les soins de son ami Paul Alexis.

Il raconte lui-même qu'un hiver il vécut quelque temps avec du pain trempé dans l'huile, de l'huile d'Aix que des parents lui avaient envoyée ; et il déclarait philosophiquement alors :

« Tant qu'on a de l'huile on ne meurt pas de faim. »

D'autres fois, il prenait sur les toits des moineaux avec des pièges et les faisait rôtir en les embrochant avec une baguette de rideau. D'autres fois, ayant mis au clou ses derniers vêtements, il demeurait une semaine entière en son logis, enveloppé dans sa couverture de lit, ce qu'il appelait stoïquement « faire l'Arabe ».

On trouve dans un de ses premiers livres, La Confession de Claude, beaucoup de détails qui paraissent bien personnels et qui peuvent donner une idée exacte de ce que fut sa vie en ces moments.

Enfin il entra comme employé dans la maison Hachette. A partir de ce jour son existence fut assurée, et il cessa de faire des vers pour s'adonner à la prose.

Cette poésie abondante, facile, trop facile, comme je l'ai dit, visait plus la science que l'amour ou que l'art. C'étaient, en général, de vastes conceptions philosophiques, de ces choses grandioses qu'on met en vers parce qu'elles ne sont point assez claires pour être exprimées en prose. On ne trouve jamais, dans ces essais, ces idées larges, un peu abstraites, flottantes aussi, mais saisissantes par une sensation de vérité entrevue, de profondeur un instant découverte, de vision sur l'infini intraduisible, qu'affectionne M. Sully-Prudhomme, le véritable poète philosophe, ni ces si ténus, si menus, si fins, si délicieux et si ouvragés marivaudages d'amour où excellait Théophile Gautier. C'est de la poésie sans caractère déterminé, et sur laquelle M. Zola ne se fait du reste aucune illusion. Il avoue même avec franchise qu'au temps de ses grands élans lyriques en alexandrins, alors qu'il faisait l'Arabe en ce belvédère d'où son œil découvrait Paris entier, des doutes parfois le traversaient sur la valeur de ses chants. Mais jamais il n'alla jusqu'au désespoir ; et, en ses plus grandes hésitations, il se consolait par cette pensée ingénument audacieuse : « Ma foi tant pis ! Si je ne suis pas un grand poète je serai au moins un grand prosateur. » C'est qu'il avait une foi robuste, venue de la conscience intime d'un robuste talent, encore endormi, encore confus, mais dont il sentait l'effort pour naître, comme une femme sent remuer l'enfant qu'elle porte en elle.

Enfin il publia un volume de nouvelles : Les Contes à Ninon, d'un style travaillé, d'une bonne allure littéraire, d'un charme réel, mais où n'apparaissent que vaguement les qualités futures, et surtout l'extrême puissance qu'il devait déployer dans sa série des Rougon-Macquart.

Un an plus tard, il donnait La Confession de Claude, qui semble une sorte d'autobiographie, œuvre peu digérée, sans envergure et sans grand intérêt ; puis Thérèse Raquin, un beau livre d'où sortit un beau drame ; puis Madeleine Férat, roman de second ordre où se rencontrent pourtant de vives qualités d'observation.

Cependant Émile Zola avait quitté depuis quelque temps déjà la maison Hachette et passé par le Figaro. Ses articles avaient fait du bruit, son Salon avait révolutionné la république des peintres, et il collaborait à plusieurs journaux où son nom se faisait connaître du public.

Enfin il entreprit l'œuvre qui devait soulever tant de bruit : Les Rougon-Macquart, qui ont pour sous-titre : Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire.

L'espèce d'avertissement suivant, imprimé sur la couverture des premiers volumes de cette série, indique clairement quelle était la pensée de l'auteur.


« Physiologiquement, les Rougon-Macquart sont la lente succession des accidents nerveux qui se déclarent dans une race à la suite d'une première lésion organique, et qui déterminent, selon les milieux, chez chacun des individus de cette race, les sentiments, les désirs, les passions, toutes les manifestations humaines, naturelles et instinctives, dont les produits prennent les noms convenus de vertus et de vices. Historiquement, ils partent du peuple ; ils s'irradient dans toute la société contemporaine ; ils montent à toutes ces situations, par cette impulsion essentiellement moderne que reçoivent les basses classes en marche à travers le corps social ; et ils racontent ainsi le second Empire à l'aide de leurs drames individuels, du guet-apens du coup d'État à la trahison de Sedan. »


Voici dans quel ordre virent le jour les divers romans, parus jusqu'ici de cette série.

La Fortune des Rougon, œuvre large qui contient le germe de tous les autres livres.

La Curée, premier coup de canon tiré par Zola, et auquel devait répondre plus tard la formidable explosion de L'Assommoir. La Curée est un des plus remarquables romans du maître naturaliste, éclatant et fouillé, empoignant et vrai, écrit avec emportement, dans une langue colorée et forte, un peu surchargée d'images répétées, mais d'une incontestable énergie et d'une indiscutable beauté. C'est un vigoureux tableau des mœurs et des vices de l'Empire depuis le bas jusqu'au haut de ce que l'on appelle l'échelle sociale, depuis les valets jusqu'aux grandes dames.

Vient ensuite Le Ventre de Paris, prodigieuse nature morte où l'on trouve la célèbre Symphonie des Fromages, pour employer l'expression adoptée. Le Ventre de Paris, c'est l'apothéose des halles, des légumes, des poissons, des viandes. Ce livre sent la marée comme les bateaux pêcheurs qui rentrent au port, et les plantes potagères avec leur saveur de terre, leurs parfums fades et champêtres. Et des caves profondes du vaste entrepôt des nourritures, montent entre les pages du volume les écœurantes senteurs des chairs avancées, les abominables fumets des volailles accumulées, les puanteurs de la fromagerie ; et toutes ces exhalaisons se mêlent comme dans la réalité, et on retrouve, en lisant, la sensation qu'ils vous ont donnée quand on a passé devant cet immense bâtiment aux mangeailles : le vrai Ventre de Paris.

Voici ensuite La Conquête de Plassans, roman plus sobre, étude sévère, vraie et parfaite d'une petite ville de province, dont un prêtre ambitieux devient peu à peu le maître.

Puis parut La Faute de l'Abbé Mouret, une sorte de poème en trois parties, dont la première et la troisième sont, de l'avis de beaucoup de gens, les plus excellents morceaux que le romancier ait jamais écrits.

Ce fut alors le tour de Son Excellence Eugène Rougon, où l'on trouve une superbe description du baptême du prince impérial.

Jusque-là, le succès était lent à venir. On connaissait le nom de Zola, les lettrés prédisaient son éclatant avenir, mais les gens du monde, quand on le nommait devant eux, répétaient : « Ah oui ! La Curée », plutôt pour avoir entendu parler de ce livre que pour l'avoir lu du reste. Chose singulière : sa notoriété était plus étendue à l'étranger qu'en France ; en Russie surtout, on le lisait et on le discutait passionnément ; pour les Russes il était déjà et il est resté LE ROMANCIER français. On comprend d'ailleurs la sympathie qui a pu s'établir entre cet écrivain brutal, audacieux et démolisseur et ce peuple nihiliste au fond du cœur, ce peuple chez qui l'ardent besoin de la destruction devient une maladie, une maladie fatale, il est vrai, étant donné le peu de liberté dont il jouit comparativement aux nations voisines.

Mais voici que le Bien public publie un nouveau roman d'Émile Zola, L'Assommoir. Un vrai scandale se produit. Songez donc, l'auteur emploie couramment les mots les plus crus de la langue, ne recule devant aucune audace, et ses personnages étant du peuple, il écrit lui-même dans la langue populaire, l'argot.

Tout de suite des protestations, des désabonnements arrivent ; le directeur du journal s'inquiète, le feuilleton est interrompu, puis repris par une petite revue hebdomadaire, La République des Lettres, que dirigeait alors le charmant poète Catulle Mendès.

Dès l'apparition en volume du roman, une immense curiosité se produit, les éditions disparaissent, et M. Wolff dont l'influence est considérable sur les lecteurs du Figaro, part bravement en guerre pour l'écrivain et son œuvre.

Ce fut immédiatement un succès énorme et retentissant. L'Assommoir atteignit en fort peu de temps le plus haut chiffre de vente auquel soit jamais parvenu un volume pendant la même période.

Après ce livre à grand éclat, il donna une œuvre adoucie, Une Page d'Amour, histoire d'une passion dans la bourgeoisie. Puis parut Nana, autre livre à tapage dont la vente dépassa même celle de L'Assommoir.

Enfin la dernière œuvre de l'écrivain, Pot-Bouille, vient de voir le jour.



II

Zola est, en littérature, un révolutionnaire, c'est-à-dire un ennemi féroce de ce qui vient d'exister.

Quiconque a l'intelligence vive, un ardent désir de nouveau, quiconque possède enfin les qualités actives de l'esprit est forcément un révolutionnaire, par lassitude de choses qu'il connaît trop.

Élevés dans le romantisme, imprégnés des chefs-d'œuvre de cette école, tout secoués d'élans lyriques, nous traversons d'abord la période d'enthousiasme qui est la période d'initiation. Mais quelque belle qu'elle soit, une forme devient fatalement monotone, surtout pour les gens qui ne s'occupent que de littérature, qui en font du matin au soir, qui en vivent. Alors un étrange besoin de changement naît en nous ; les plus grandes merveilles même, que nous admirions passionnément, nous écœurent parce que nous connaissons trop les procédés de production, parce que nous sommes du bâtiment, comme on dit. Enfin nous cherchons autre chose, ou plutôt nous revenons à autre chose ; mais cet « autre chose » nous le prenons, nous le remanions, nous le complétons, nous le faisons nôtre ; et nous nous imaginons, de bonne foi parfois, l'avoir inventé.

C'est ainsi que les lettres vont de révolution en révolution, d'étape en étape, de réminiscence en réminiscence ; car rien maintenant ne peut être neuf. MM. Victor Hugo et Émile Zola n'ont rien découvert.

Ces révolutions littéraires ne se font pas toutefois sans grand bruit, car le public, accoutumé à ce qui existe, ne s'occupant de lettres que par passe-temps, peu initié aux secrets d'alcôve de l'art, indolent pour ce qui ne touche point ses intérêts immédiats, n'aime pas à être dérangé dans ses admirations établies, et redoute tout ce qui le force à un travail d'esprit autre que celui de ses affaires.

Il est d'ailleurs soutenu dans sa résistance par tout un parti de littérateurs sédentaires, l'armée de ceux qui suivent par instinct les sillons tracés, dont le talent manque d'initiative. Ceux-là ne peuvent jamais rien imaginer au-delà de ce qui existe, et quand on leur parle des tentatives nouvelles, ils répondent doctoralement : « On ne fera pas mieux que ce qui est. » Cette réponse est juste ; mais tout en admettant qu'on ne fera pas mieux, on peut bien convenir qu'on fera autrement. La source est la même, soit ; mais on changera le cours, et les circuits de l'art seront différents, ses accidents autrement variés.

Donc Zola est un révolutionnaire. Mais un révolutionnaire élevé dans l'admiration de ce qu'il veut démolir, comme un prêtre qui quitte l'autel, comme M. Renan soutenant en somme la Religion, dont bien des gens l'ont cru l'ennemi irréconciliable.

Ainsi, tout en attaquant violemment les romantiques, le romancier qui s'est baptisé naturaliste emploie les mêmes procédés de grossissement, mais appliqués d'une manière différente.

Sa théorie est celle-ci : Nous n'avons pas d'autre modèle que la vie puisque nous ne concevons rien au-delà de nos sens ; par conséquent, déformer la vie est produire une œuvre mauvaise, puisque c'est produire une œuvre d'erreur. L'imagination a été ainsi définie par Horace :


Humano capiti cervicem pictor equinam

Jungere si velit, et varias inducere plumas

Undique co11atis membris, ut turpiter atrum

Desinit in piscem mulier formosa superne...


C'est-à-dire que tout l'effort de notre imagination ne peut parvenir qu'à mettre une tête de belle femme sur un corps de cheval, à couvrir cet animal de plumes et à le terminer en hideux poisson ; soit à produire un monstre.

Conclusion : Tout ce qui n'est pas exactement vrai est déformé, c'est-à-dire devient un monstre. De là à affirmer que la littérature d'imagination ne produit que des monstres, il n'y a pas loin.

Il est vrai que l'œil et l'esprit des hommes s'accoutument aux monstres, qui, dès lors, cessent d'en être, puisqu'ils ne sont monstres que par l'étonnement qu'ils excitent en nous.

Donc, pour Zola, la vérité seule peut produire des œuvres d'art. Il ne faut donc pas imaginer ; il faut observer et décrire scrupuleusement ce qu'on a vu.

Ajoutons que 1e tempérament particulier de l'écrivain donnera aux choses qu'il décrira une couleur spéciale, une allure propre, selon la nature de son esprit. Il a défini ainsi son naturalisme : « La nature vue à travers un tempérament » ; et cette définition est la plus claire, la plus parfaite qu'on puisse donner de la littérature en général. Ce TEMPÉRAMENT est la marque de fabrique ; et le plus ou moins de talent de l'artiste imprimera une plus ou moins grande originalité aux visions qu'il nous traduira.

Car la vérité absolue, la vérité sèche, n'existe pas, personne ne pouvant avoir la prétention d'être un miroir parfait. Nous possédons tous une tendance d'esprit qui nous porte à voir, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre ; et ce qui semble vérité à celui-ci semblera erreur à celui-là. Prétendre faire vrai, absolument vrai, n'est qu'une prétention irréalisable, et l'on peut tout au plus s'engager à reproduire exactement ce qu'on a vu, tel qu'on l'a vu, à donner les impressions telles qu'on les a senties, selon les facultés de voir et de sentir, selon l'impressionnabilité propre que la nature a mise en nous. Toutes ces querelles littéraires sont donc surtout des querelles de tempérament ; et on érige le plus souvent en questions d'école, en questions de doctrine, les tendances diverses des esprits.

Ainsi Zola, qui bataille avec acharnement en faveur de la vérité observée, vit très retiré, ne sort jamais, ignore le monde. Alors que fait-il ? Avec deux ou trois notes, quelques renseignements venus de côtés et d'autres il reconstitue des personnages, des caractères, il bâtit ses romans. Il imagine enfin, en suivant le plus près possible la ligne qui lui paraît être celle de la logique, en côtoyant la vérité autant qu'il le peut.

Mais fils des romantiques, romantique lui-même dans tous ses procédés, il porte en lui une tendance au poème, un besoin de grandir, de grossir, de faire des symboles avec les êtres et les choses. Il sent fort bien d'ailleurs cette pente de son esprit ; il la combat sans cesse pour y céder toujours. Ses enseignements et ses œuvres sont éternellement en désaccord.

Qu'importent, du reste, les doctrines, puisque seules les œuvres restent ; et ce romancier a produit d'admirables livres qui gardent quand même, malgré sa volonté, des allures de chants épiques. Ce sont des poèmes sans poésies voulues, sans les conventions adoptées par ses prédécesseurs, sans aucune des rengaines poétiques, sans parti pris, des poèmes où les choses, quelles qu'elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir grossissant mais toujours fidèle et probe que l'écrivain porte en lui.

Le Ventre de Paris n'est-il pas le poème des nourritures ?

L'Assommoir le poème du vin, de l'alcool et des soûleries ?

Nana n'est-il pas le poème du vice ?

Qu'est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l'agrandissement magnifique de la gueuse ?

« Elle demeurait debout au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d'hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l'entouraient : la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Fourcamont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste ; elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »

Ce qui a déchaîné, par exemple, contre Émile Zola les ennemis de tous les novateurs, c'est la hardiesse brutale de son style. Il a déchiré, crevé les conventions du « comme-il-faut » littéraire, passant au travers, ainsi qu'un clown musculeux dans un cerceau de papier. Il a eu l'audace du mot propre, du mot cru, revenant en cela aux traditions de la vigoureuse littérature du XVIe siècle ; et, plein d'un mépris hautain pour les périphrases polies, il semble s'être approprié le célèbre vers de Boileau :


J'appelle un chat un chat, etc.


Il semble même pousser jusqu'au défi cet amour de la vérité nue, se complaire dans les descriptions qu'il sait devoir indigner le lecteur, et le gorger de mots grossiers pour lui apprendre à les digérer, à ne plus faire le dégoûté.

Son style large, plein d'images, n'est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt ; il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout.

Né écrivain, doué merveilleusement par la nature, il n'a point travaillé comme d'aubes à perfectionner jusqu'à l'excès son instrument. Il s'en sert en dominateur, le conduit et le règle à sa guise, mais il n'en a jamais tiré ces merveilleuses phrases qu'on trouve en certains maîtres. Il n'est point un virtuose de la langue, et il semble même parfois ignorer quelles vibrations prolongées, quelles sensations presque imperceptibles et exquises, quels spasmes d'art certaines combinaisons de mots, certaines harmonies de construction, certains incompréhensibles accords de syllabes produisent au fond des âmes des raffinés fanatiques, de ceux qui vivent pour le Verbe et ne comprennent rien en dehors de lui.

Ceux-là sont rares, du reste, très rares, et incompris de tous quand ils parlent de leurs tendresses pour la phrase. On les traite de fous, on sourit, on hausse les épaules, on proclame : « La langue doit être claire et simple, rien de plus. »

Il serait inutile de parler musique aux gens qui n'ont point d'oreille.

Émile Zola s'adresse au public, au grand public, à tout le public, et non pas aux seuls raffinés. Il n'a point besoin de toutes ces subtilités ; il écrit clairement, d'un beau style sonore. Cela suffit.

Que de plaisanteries n'a-t-on point jetées à cet nomme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment, il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d'ailleurs n'émeut guère un convaincu qui sent sa force.

D'où vient cette haine ? Elle a bien des causes. D'abord la colère des gens troublés dans la tranquillité de leurs admirations, puis la jalousie de certains confrères, et l'animosité de certains autres qu'il avait blessés dans ses polémiques, puis enfin l'exaspération de l'hypocrisie démasquée.

Car il a dit crûment ce qu'il pensait des hommes, de leurs grimaces et de leurs vices cachés derrière des apparences de vertus ; mais la théorie de l'hypocrisie est tellement enracinée chez nous, qu'on permet tout excepté cela. Soyez tout ce que vous voudrez, faites tout ce qu'il vous plaira, mais arrangez-vous de façon que nous puissions vous prendre pour un honnête homme. Au fond, nous vous connaissons bien, mais il nous suffit que vous fassiez semblant d'être ce que vous n'êtes pas ; et nous vous saluerons, et nous vous tendrons la main.

Or Émile Zola a réclamé énergiquement et a pris sans hésiter la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Il n'a point été dupe de la comédie universelle, et ne s'y est pas mêlé. Il s'est écrié : « Pourquoi mentir ainsi ? Vous ne trompez personne. Sous tous ces masques rencontrés tous les visages sont connus. Vous vous faites, en vous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; vous vous chuchotez à l'oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement d'une voix haute et indifférente, tous ces secrets de Polichinelle des mondains, une clameur s'élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire. – Eh bien, moi, je vous brave, je serai cet audacieux. » Et il l'a été. Personne peut-être, dans les lettres, n'a excité plus de haines qu'Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires.

Or, si quelquefois les horions qu'il a reçus l'ont un peu meurtri, que n'a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n'est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde. Dans les plus petites villes étrangères on trouve ses livres chez tous les libraires, en tous les cabinets de lecture. Ses adversaires les plus enragés ne contestent plus son talent ; et l'argent dont il a tant manqué entre maintenant à flots chez lui.

Émile Zola a donc la rare fortune de posséder de son vivant ce que bien peu arrivent à conquérir : la célébrité et la richesse. On pourrait compter les artistes sur qui ce bonheur est tombé, tandis que ceux devenus illustres après leur mort, et dont les œuvres n'ont été payées à prix d'or qu'à leurs arrière-héritiers, sont innombrables.



III

Zola a aujourd'hui quarante et un ans. Sa personne répond à son talent. Il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celle qu'on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s'arrête, coupé net comme par un coup de ciseau trop brusque au-dessus de la lèvre supérieure ombragée d'une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méchant, souvent ironique, tandis qu'un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d'une façon drôle et moqueuse.

Toute sa personne ronde et forte donne l'idée d'un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.

Sa vie est simple, toute simple. Ennemi du monde, du bruit, de l'agitation parisienne, il a vécu d'abord très retiré en des appartements situés loin des quartiers agités. Il s'est maintenant réfugié en sa campagne de Médan qu'il ne quitte plus guère.

Il a cependant un logis à Paris où il passe environ deux mois par an. Mais il paraît s'y ennuyer et se désole d'avance quand il va lui falloir quitter les champs.

A Paris, comme à Médan, ses habitudes sont les mêmes, et sa puissance de travail semble extraordinaire. Levé tôt, il n'interrompt sa besogne que vers une heure et demie de l'après-midi, pour déjeuner. Il se rassied à table vers trois heures jusqu'à huit, et souvent même il se remet à l'œuvre dans la soirée. De cette façon, pendant des années il a pu, tout en produisant près de deux romans par an, fournir un article quotidien au Sémaphore de Marseille, une chronique hebdomadaire à un grand journal parisien et une longue étude mensuelle à une importante revue russe.

Sa maison ne s'ouvre que pour des amis intimes et reste impitoyablement fermée aux indifférents. Pendant ses séjours à Paris, il reçoit généralement le jeudi soir. On rencontre chez lui son rival et ami Alphonse Daudet, Tourgueneff, Montrosier, les peintres Guillemet, Manet, Coste, les jeunes écrivains dont on fait ses disciples, Huysmans, Hennique Céard, Rod et Paul Alexis, souvent l'éditeur Charpentier. Duranty était un habitué de la maison. Parfois apparaît Edmond de Goncourt, qui sort peu le soir, habitant très loin. Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s'entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un CAS intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s'est créé à la campagne comme à Paris, des intérieurs tout romantiques.

A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes ; un lit Henri II s'avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d'anciens vitraux d'église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en cet antre de l'intransigeance littéraire. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillies, de séculaires ornements d'autel.

A Médan, la décoration est la même. L'habitation, une tour carrée au pied de laquelle se blottit une microscopique maisonnette, comme un nain qui voyagerait à côté d'un géant, est située le long de la ligne de l'Ouest ; et d'instant en instant les trains qui vont et qui viennent semblent traverser le jardin.

Zola travaille au milieu d'une pièce démesurément grande et haute, qu'un vitrage donnant sur la plaine éclaire dans toute sa largeur. Et cet immense cabinet est aussi tendu d'immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays. Des armures du moyen âge, authentiques ou non, voisinent avec d'étonnants meubles japonais et de gracieux objets du XVIIIe siècle. La cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, pourrait brûler un chêne en un jour ; et la corniche est dorée à plein or, et chaque meuble est surchargé de bibelots.

Et pourtant Zola n'est point collectionneur. Il semble acheter pour acheter, un peu pêle-mêle, au hasard de sa fantaisie excitée, suivant les caprices de son œil, la séduction des formes et de la couleur, sans s'inquiéter comme Goncourt des origines authentiques et de la valeur incontestable.

Gustave Flaubert, au contraire, avait la haine du bibelot, jugeant cette manie niaise et puérile. Chez lui, on ne rencontrait aucun de ces objets qu'on nomme « curiosités », « antiquités » ou « objets d'art ». A Paris, son cabinet, tendu de perse, manquait de ce charme enveloppant qu'ont les lieux habités avec amour et ornés avec passion. Dans sa campagne de Croisset, la vaste pièce où peinait cet acharné travailleur n'était tapissée que de livres. Puis, de place en place, quelques souvenirs de voyage ou d'amitié, rien de plus.

Les abstracteurs de quintessence psychologique n'auraient-ils pas là un curieux sujet d'observation ?

En face de sa maison, derrière la prairie séparée du jardin par le chemin de fer, Zola voit, de ses fenêtres, le grand ruban de la Seine coulant vers Triel, puis une plaine immense et des villages blancs sur le flanc de coteaux lointains, et, au-dessus, des bois couronnant les hauteurs. Parfois, après son déjeuner, il descend une charmante allée qui conduit à la rivière, traverse le premier bras d'eau dans sa barque « Nana » et aborde dans la grande île, dont il vient d'acheter une partie. Il a fait bâtir là un élégant pavillon, où il compte, l'été, recevoir ses amis.

Aujourd'hui, il semble presque avoir abandonné le journalisme, mais ses adieux à la bataille quotidienne ne sont point définitifs, et nous le reverrons, au premier jour, reprendre dans la presse la lutte pour ses idées ; car il est lutteur par instinct, et pendant des années il a combattu sans relâche et sans la plus petite défaillance. Il a. réuni, du reste, en volumes, tous ses articles de principes, et ils forment son Œuvre critique.

Ses idées très nettes sont exposées avec une rare vigueur.

Ses Documents littéraires, ses Romanciers naturalistes, Nos Auteurs dramatiques peuvent être classés parmi les documents de critique les plus intéressants et les plus originaux qui soient. Sont-ils indiscutablement concluants ? A cela on pourrait répondre : « Quelque chose est-elle indiscutablement concluante ? » Est-il une seule indiscutable vérité ?

Pour compléter l'énumération de ses livres de discussion, citons Mes Haines, Le Roman expérimental, Le Naturalisme au Théâtre, et enfin, Une Campagne qui vient de paraître.

Le théâtre est une de ses préoccupations. Il sent, comme tout le monde, que c'en est fait des anciennes ficelles, des anciens drames, de tout l'ancien jeu. Mais il ne semble pas avoir encore dégagé la formule nouvelle, pour employer son expression favorite, et ses essais jusqu'à ce jour n'ont pas été victorieux, malgré le mouvement qui s'est fait autour de son drame Thérèse Raquin.

Ce drame terrible a produit, dans le début, un effet de saisissement profond. Peut-être l'excès même de l'émotion a-t-il nui au succès définitif. On a essayé plusieurs fois de le reprendre sans parvenir à une complète réussite.

La seconde pièce de Zola, Les Héritiers Rabourdin, a été jouée au théâtre Cluny, sous la direction d'un des hommes les plus audacieux et les plus intelligents qu'on ait vus de longtemps conduire une scène parisienne, M. Camille Weinschenk. La pièce, applaudie mais insuffisamment interprétée, ne resta guère sur l'affiche.

Enfin Le Bouton de Rose au Palais-Royal fut une vraie chute, sans espoir de retour.

Zola vient, en outre, de terminer un grand drame tiré de La Curée, plus, dit-on, une autre pièce encore. Il se pourrait que le rôle principal de la première de ces œuvres fût destiné à Mlle Sarah Bernhardt.

Quel que soit le succès futur de ces essais dramatiques, il semble prouvé, dès à présent, que ce remarquable écrivain est doué surtout pour le roman, et que cette forme seule se prête en tout au développement complet de son vigoureux talent.

Le pistolet (Les tireurs au pistolet, 1883)

Étant donné que l'égoïsme est l'origine de toute passion et de tout plaisir, il n'existe point de plus vive satisfaction pour un homme que de prouver sa supériorité sur les autres. Mais il est à remarquer qu'on est, en général, infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales.

Il existe dans Paris une armée d'artistes de grande valeur, à qui leur art semble presque indifférent, qui n'en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession ; tandis qu'on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu'ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d'athlètes ; les autres excellent à l'escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté, vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie.

On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment 1 épée et la pratiquent avec succès, à l'imitation sans doute de M. Carolus Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes.

Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres au un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré J'effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s'approche d'un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d'orgueil au cœur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l'âme pour les omnibus qu'il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d'ébauchoir et de talent.

Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les mœurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance.

Ne prononçons jamais le mot « bâton », si nous ne voulons point voir notre compagnon s'emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux.

Or, de tous les exercices d'adresse, il n'en est qu'un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu'on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif, c'est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang.

Mais il a encore d'autres avantages. Comme l'escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l'adresse triomphante ; il n'exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés ; enfin, comme il n'est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n'est point pratiqué par le premier venu.

Tout le monde aujourd'hui se désarticule le poignet à travailler ses contres de quarte ; tout le monde se fend, sue et boutonne des plastrons de prévôts, depuis le gendre de M. Grévy jusqu'au fils du chand de vin du coin. L'escrime est tombée dans le commun. L'art de piquer un bras est pratiqué par tous. Les uns n'y voient qu'un procédé pour fondre leur graisse ; les autres se préparent une réputation de courage à bon marché. Je ne parle pas des vrais amateurs, qui aiment l'épée pour l'épée, l'art pour l'art, comme fait l'auteur de ce livre.

Mais le pistolet reste et restera un sport d'élite, aimé seulement de quelques-uns. Il ne fait pas maigrir, il ne fait pas digérer, il ne fait pas applaudir ceux qui le pratiquent, comme sont acclamés les tireurs de fleuret en des salies pleines d'amateurs ; et il présente, en cas de duel, des dangers qui font souvent reculer des hommes d'une bravoure incontestée, prêts à se battre à l'épée pour un oui ou pour un non.

Et puisqu'on ne parle aujourd'hui que de duel, comme aux meilleurs temps de la Chevalerie, aux temps où les nobles seigneurs ne savaient pas signer leur nom ; puisque le duel est une nécessité stupide imposée par la bêtise humaine, proclamons qu'à notre époque, un seul genre de duel est logique, le duel au pistolet.

Il semblerait qu'aujourd'hui le duel ne dût exister qu'à l'état de souvenir, comme les droits féodaux et les coutumes brutales de nos ancêtres. Seul, de tous les vieux usages déraisonnables, il a persisté jusqu'à nous.

Se battre avec un homme parce qu'on n'est point de son avis, parce qu'on s'est jeté des paroles vives, est déjà un acte pas mal bête.

Mais aller sur le pré, comme on dit, sans colère et sans désir de vengeance, uniquement pour satisfaire un antique préjugé, avec la seule envie de faire un petit trou dans la peau de l'adversaire et une vraie crainte de le tuer, avec l'intention formelle, partagée par les témoins, que le combat sera bénin, inoffensif, correct, cela passe les limites de la niaiserie autorisée. Quand un homme vous a violemment insulté, a outragé ceux que vous aimez, ou simplement quand une haine profonde, invincible, existe entre vous et lui ; quand vos deux existences se heurtent à tout moment, se gênent et se rencontrent sans cesse ; quand la loi est impuissante, la justice désarmée, le Droit inapplicable, alors le duel devient au moins compréhensible.

Mais comme il est, en tout cas, un croc-en-jambe à la justice et à la logique, et un appel au sort aveugle, il devrait garder avant tout, semble-t-il, son caractère de jugement de Dieu, c'est-à-dire de jugement du seul hasard que nous avons la liberté de supposer providentiel.

La moindre inégalité de chances fait donc de cette justice d'aventure la plus monstrueuse des injustices, et seule l'impossibilité de prévoir le vainqueur rend acceptable cet acte de barbarie.

Jadis, quand chacun pratiquait l'épée et la portait au côté, comme on porte aujourd'hui une canne à la main, l'habitude quotidienne des armes faisait à peu près égaux, devant le duel, tous les hommes en situation de se battre, tous les hommes du monde, tous ceux qui relèvent de ce préjugé. Aujourd'hui les hommes dits de sport sont à peu près les seuls à fréquenter les salles d'armes. Les hommes de labeur n'ont guère le temps ni le désir de se déranger chaque matin de leur table de travail, ou de leur bureau, ou de leur laboratoire pour aller mouiller des chemises de flanelle. Il existe donc une inégalité indiscutable entre les uns et les autres et une infériorité absolue de celui qui, né pauvre ou hanté toute sa vie par une unique préoccupation de travail, de science ou d'art, se trouve insulté par un jeune homme riche que ses loisirs constants ont rendu fort à l'escrime.

Cette inégalité ne peut être en partie supprimée que par une arme n'exigeant pas de longues et patientes études, une arme facile à toutes les mains.

Le pistolet remplit à peu près ces conditions. Avec lui, d'abord, disparaît le désavantage de la vieillesse, de l'obésité, de la gaucherie, des infirmités physiques.

On objectera qu'un bon tireur tuera son adversaire du premier coup. Non pas, car ils sont rares, très rares, ceux qui affrontent sans un battement de cœur le trou noir d'où va sortir une balle, et un simple battement de noir suffit à faire dévier d'un millimètre le bout du canon, et un millimètre, au bout du canon donne un écart d'un mètre à une courte distance. J'en parle en ignorant d'ailleurs, n'ayant tiré que pour mon plaisir ; mais je ne pense pas être contredit par l'auteur même de ce livre qui trois fois déjà, s'est trouvé en face du pistolet d'un adversaire.

Il suffit, de lire les procès-verbaux de rencontres sans résultat entre tireurs experts pour se convaincre que le hasard est le vrai juge des duels au pistolet.

A un tout autre point de vue, c'est une arme charmante à manier et extrêmement difficile à pratiquer en perfection. Elle donne plus que tout exercice la conscience de l'adresse, la satisfaction du tour de force accompli.

Et que de tireurs merveilleux dans les tirs publics deviennent médiocres en plein air ! Celui qui casse à tous coups un tuyau de pipe ne tuera point un oiseau sur une branche, parce qu'il faut tirer en l'air. Celui qui coupe un fil blanc, à dix mètres, avec un simple Flobert, ne coupera pas un fil oblique, à moins de s'exercer à nouveau, et longtemps, et patiemment. Et n'a-t-on pas, quand on arrive à tirer vraiment avec adresse, une singulière sensation de l'esprit et une sorte de joie de la main, une sensation de triomphe intime, cette sensation et cette joie nerveuses, fines et délicieuses que doivent éprouver les jongleurs.

Fille de fille (Fille de fille, 1883)

Mon cher ami, tu me demandes la chose la plus difficile qui soit : une préface.

Tu as eu beaucoup de succès avec ton premier roman : La Fange, donc tu n'as pas besoin d'être recommandé aux lecteurs ; et puis je ne possède ni les qualités ni l'autorité qu'il faut pour patronner qui que ce soit. Alors pourquoi une préface ? Généralement les gens qui écrivent, ces sortes d'avertissements sont des messieurs convaincus éprouvant le besoin de dire au public qu'il n'entend rien aux lettres, et qu'eux seuls ont le secret. On déclare avec violence que tel genre d'écrits, que telle école, que telle manière de voir sont méprisables, infâmes et imbéciles. Une préface en ce cas est une espèce de sermon en faveur d'une religion littéraire. Nous n'avons, ni l'un ni l'autre, aucune religion d'aucune sorte, n'est-ce pas ?

J'ai eu quelques croyances, ou, plutôt, quelques préférences : je n'en ai plus ; elles se sont envolées peu à peu. On a ou on n'a pas de talent. Voilà tout. Le talent seul existe. Quant au genre de talent, qu'importe. J'arrive à ne plus comprendre la classification qu'on établit entre les Réalistes, les Idéalistes, les Romantiques, les Matérialistes ou les Naturalistes. Ces discussions oiseuses sont la consolation des Pions.

Quand passe un Romantique qui s'appelle Victor Hugo, il faut saluer jusqu'à l'agenouillement. Quand il se nomme Eugène Manuel on peut rester couvert, par protestation. Car il ne doit point exister de questions d'école, mais une seule question de talent.

Paul et Virginie est un chef-d'œuvre. Et les romans à la pommade des soi-disant idéalistes qui font se pâmer les bourgeois sont des hontes pour une littérature.

Mais depuis quelques années les gens soi-disant honnêtes s'en prennent surtout à la littérature appelée pornographique. Nous n'avons plus le droit de parler franchement de l'accouplement des êtres, acte aussi utile à la race et aussi innocent en soi que celui de la nutrition, nous n'avons plus le droit de parler de la procréation, de l'enfantement, de toutes les fonctions dites génitales qui sont pourtant plus naturelles et plus simples que les fonctions dites cérébrales, sans exciter dans le public pudibond mais débauché un ouragan d'indignation.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que sévit dans les lettres cette pudeur d'autruches.

Voici quelques ans déjà qu'un magistrat mal nommé, M. Pinard, se fit l'avocat de la Morale menacée par un chef-d'œuvre.

Le dit M. Pinard (qui aurait pu, avant de plaider cette cause, demander au Conseil d'État l'autorisation de changer de nom comme le fit, dit-on, une famille de Bonnechose) attaqua et stigmatisa Madame Bovary qui le lui a, d'ailleurs, bien rendu.

La Morale littéraire ! Qu'est-ce que cela ? Je la cherche dans les Grands, dans nos Maîtres. Je n'en trouve point d'exemples dans Aristophane, dans Térence, dans Plaute, dans Apulée, dans Ovide, Virgile, Shakespeare, Rabelais, Boccace, La Fontaine, Saint-Amant, Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, Mirabeau, Gantier, Musset, etc., etc.

Laissons les écrivains concevoir et exécuter suivant leurs tendances et leurs tempéraments, chastes ou sensuels, poétiques ou impurs, sans nous inquiéter des mœurs qui n'ont rien de commun avec les lettres.

Il se trouvera, je le sais, des malfaiteurs pour écrire, sans talent, des livres immondes. Mais le parti pris de saleté est-il plus haïssable que le parti pris de vertu stupide ? Ces écrits seront dangereux, dit-on ? Le sont-ils plus que le récit sentimental dévoré par la fillette exaltée, le soir, dans son lit, dans son lit qu'elle ouvrira le lendemain au commis d'en face idéalisé par son rêve, devenu un héros, un personnage de roman digne de l'Amour magnifique des livres honnêtes. Sois persuadé, mon cher Guérin, qu'on va classer Fille de Fille parmi les œuvres pornographiques. J'aime ce livre parce qu'il est vrai, et sans tendances. Tu racontes le vice, mais tu ne demandes pas le prix que feu Montyon, ce niais, a institué pompeusement pour récompenser des hypocrites jugés par des cafards.

Tu n'idéalises pas. Tu dis les choses telles qu'elles sont. J'en prends un exemple qui m'a ravi et par sa forme très littéraire et par la justesse surprenante de l'image. Parlant de la poitrine d'une fille flétrie, tu dis que son corset la contenait comme une carafe contient de l'eau. Voilà quelque chose de vu, de juste, de parfait ! Tu m'as donné dans les mains la sensation singulière de cette chair liquide et coulante. J'en sais qui auraient parlé du marbre, j'en sais d'autres qui auraient parlé des roses, d'autres encore qui, forçant l'image horrible, auraient parlé de vessies vidées. Ceux-ci comme ceux-là nous auraient trompés, comme on trompe en littérature. Mais quoi de plus drôle et de plus vrai que cette comparaison d'une carafe et d'un corset donnant à ce qu'ils enferment la forme immobile qu'ils ont.

Plus que les grands effets, j'aime ces petits détails précis révélant l'observateur, l'homme qui a vécu et retenu.

Je ne veux point faire ici l'analyse de ton livre, pas plus que je ne veux écrire une préface. Tu as désiré me donner un témoignage d'amitié vive en me demandant quelques lignes en tête de ton roman. Je t'en remercie de tout mon cœur. Cette lettre est bien peu de choses, et bien courte pour être imprimée. Fais-en ce que tu voudras.

Je te serre cordialement les mains.

Celles qui osent ! (Celles qui osent !, 1883)

Celles qui osent ! Le titre et le volume ont de l'audace, mon cher ami. Je t'ai lu, avant tout le monde, avec ce plaisir que j'ai toujours à te lire. J'aime ton art subtil, coloré, odorant, complexe, qui multiplie les sensations et fait vibrer dans les profondeurs intimes de la pensée un tas de petites cordes dont on ignorait presque l'existence en soi. De tous tes volumes, celui-là est peut-être celui où l'on trouve, où l'on savoure le plus complètement tes rares et délicates qualités d'écrivain. Les choses que tu dis là-dedans m'ont fait faire des séries de réflexions et je veux, à propos de rien, comme à propos du livre entier, causer d'amour avec toi, puisqu'il s'agit d'amour et d'amour hardi dans Celles qui osent.

Tu as développé souvent, au sujet de l'amour sentimental, qui n'est, en réalité, que l'hypocrisie de l'accouplement, des théories qui me choquent par leur raffinement même. Je trouve dans ton dernier volume beaucoup de choses qui me plaisent par leur sincérité. Ce qui n'empêche que jamais nous ne nous entendrons sur l'amour.

Que cette occupation agréable tienne une grande place dans la vie des femmes, je le comprends, elles n'ont rien à faire. Je m'étonne que, dans la vie d'un homme, elle puisse être autre chose qu'un passe-temps facile à varier, comme une bonne table ou ce qu'on appelle les sports. Quant à la fidélité, à la constance, quelle folie ! Jamais on ne me fera comprendre que deux femmes ne valent pas mieux qu'une, trois mieux que deux, et dix mieux que trois. Qu'on revienne à l'une plus souvent qu'aux autres, c'est naturel, comme il est naturel de manger souvent un plat qu'on aime. Mais n'en garder qu'une, toujours, me semblerait aussi surprenant et illogique que si un amateur d'huîtres ne mangeait plus que des huîtres, à tous les repas, toute l'année.

La fidélité et la constance me paraissent enlever à l'amour un charme qui est dans la fantaisie et l'imprévu.

Le cœur féminin, par exemple, diffère beaucoup du nôtre, et je comprends les raisons qu'ont les femmes d'être plus persévérantes que nous dans leurs tendresses.

Nous autres, nous adorons la femme, et quand nous en choisissons une passagèrement, c'est un hommage rendu à leur race entière. On peut idolâtrer les brunes parce qu'elles sont brunes, et aussi les blondes parce qu'elles sont blondes, l'une pour ses yeux aigus qui vont au cœur, l'autre pour sa voix qui fait vibrer nos nerfs ; celle-ci pour sa lèvre rouge, celle-là pour la cambrure de sa taille ; mais comme nous ne pouvons cueillir, hélas, toutes ces fleurs en même temps, la nature a mis en nous l'amour, la toquade, le caprice fou, qui nous les fait désirer à tour de rôle, augmentant ainsi la valeur de chacune à l'heure de l'affolement.

Or, l'affolement, chez nous, devrait, me semble-t-il, être limité à la période d'attente. Le désir satisfait, ayant supprimé l'inconnu, enlève à l'amour sa plus grande valeur.

Chaque femme conquise nous prouve, une fois de plus, que toutes sont à peu près pareilles entre nos bras. Les idéalistes surtout, qui courent sans cesse après l'illusion rêvée, ne devraient-ils pas être atterrés au lendemain de chaque possession ? Nous autres qui demandons moins à l'amour, nous aurions le droit de lui être plus reconnaissants du peu qu'il donne aux hommes intelligents et difficiles.

La constance conduit au mariage ou à la chaîne. Rien dans la vie ne semble plus attristant et plus pénible que ces liaisons de longue durée.

Le mariage supprime d'un coup, quand on le prend sérieusement, la possibilité des désirs nouveaux, toutes les tendresses à venir, la fantaisie du lendemain et tout le charme des rencontres. Il a, en outre, l'inconvénient odieux de condamner les époux à un déplorable ordinaire. Car quel est le mari qui oserait prendre avec sa femme les libertés délicieuses que pratiquent, aussitôt, les amants.

Et c'est là, conviens-en, le plus grand prix de l'amour, l'audace des baisers. En amour, il faut oser, oser sans cesse. Nous aurions bien peu de maîtresses agréables si nous n'étions pas plus audacieux que les maris, dans nos caresses, si nous nous contentions de la plate, monotone et vulgaire habitude des nuits conjugales.

La femme rêve toujours, elle rêve de ce qu'elle ignore, de ce qu'elle soupçonne, de ce qu'elle devine. Après le premier étonnement de la première étreinte, elle se reprend à rêver. Elle a lu, elle lit. A tout instant des phrases au sens obscur, des plaisanteries chuchotées, des mots inconnus entendus par hasard lui révèlent l'existence de choses qu'elle ne connaît point. Si d'aventure, elle pose en tremblant une question à son mari, il prend aussitôt un air sévère et répond : « Ces choses-là ne te regardent pas. » Or elle trouve que ces choses la regardent tout autant que les autres femmes. Quelles choses d'ailleurs ? Il en existe donc ? Des choses mystérieuses, honteuses, et bonnes, sans doute, puisqu'on en parle tout bas avec un air excité. Les filles, paraît-il, tiennent leurs amants au moyen de pratiques obscènes et puissantes.

Quant au mari, qui les connaît bien, ces choses, il n'ose pas les révéler à sa femme dans le mystère du tête-à-tête nocturne, parce qu'une femme épousée c'est différent d'une maîtresse, sacrebleu ! Et parce qu'un homme doit respecter SA femme qui est ou qui sera la mère de SES enfants. Alors comme il ne veut pas renoncer aux choses qu'il n'ose point faire légitimement, il va chez quelque impure et s'en donne.

Mais la femme commence à se tenir des raisonnements d'un bon sens simple et net. – On ne vit pas deux fois. – La vie est courte. – Une femme, mariée à vingt ans, est mûre à trente et avancée à quarante. – Or si on ne fait rien, si on ne connaît rien, si on ne jouit de rien avant cette limite, ce sera fini pour toujours. Les joies conjugales sont épuisées. Elle en est lasse, écœurée. – Alors – alors – un amant ?... Pourquoi pas ? – Ces choses, celles qu'on ose dans l'adultère ont peut-être un charme si grand !

Une fois la pensée, le désir, entrés en sa tête, la chute est proche, très proche.

Elle ose enfin, mais doucement, peu à peu. Elle a des réserves, des limites. Ceci, oui ; cela, non. Ces distinctions, une fois le premier pas franchi, sont surprenantes et grotesques, mais générales. Il semblerait qu'à partir du moment où une femme s'est décidée à expérimenter l'amour, l'amour défendu, radiné, inventif, elle devrait toujours demander davantage, toujours vouloir du nouveau, toujours chercher, toujours attendre des baisers différents, plus aigus. Eh bien, non. La morale, morale étrange et mal placée, reprend ses droits. Te figures-tu un assassin qui jugerait plus coupable de tuer un homme avec un couteau qu'avec un pistolet ? Elles ne les osent pas toutes, les choses charmantes qui rendent la vie moins morne.

Moi je voudrais, et ce serait de la bonne pornographie, je voudrais qu'un poète, un vrai poète les chantât audacieusement, un jour, en des vers hardis et passionnés, ces choses honteuses qui font rougir les imbéciles. Il ne faudrait là ni gros mots, ni polissonneries, ni sous-entendus ; mais une suite de petits poèmes simples et francs, bien sincères.

Te rappelles-tu certains vers, que nous savourions parfois des vers réputés abominables mais qui sont doux comme des caresses ?

Tu viens de faire en prose quelque chose dans ce genre.

Laisse crier les sots, et continue.

Je te serre cordialement les mains.

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