Chroniques. Année 1884

Les trois cas (Gil Blas, 15 janvier 1884)

On a beaucoup discuté depuis quelque temps sur le quatrième acte de Pot-Bouille. Cette manière simple et bourgeoise de considérer l’adultère a choqué force gens du monde qui le pratiquent pourtant plus simplement encore.

On a trouvé peu noble qu’un mari, surprenant sa femme en flagrant délit, se contente de dire à l’amant : « Moi, me battre avec vous ? Jamais de la vie. Ma femme est votre maîtresse, gardez-la ! »

Comment se comportent pourtant, en pareil cas, la plupart des maris que nous voyons tous les jours ? D’abord les maris d’aujourd’hui ne constatent plus. Je parle de ceux du monde. Ils acceptent, ou ils ignorent. Seuls les petits bourgeois et les gens du peuple usent du vieux moyen de la surprise qui entraîne inévitablement à une détermination énergique et toujours regrettée.

L’adultère, tant que le mariage existera sans le divorce, car le divorce deviendra la sécurité des maris et la désolation des amants, l’adultère donc restera pour les spectateurs un éternel sujet de discussion, de surprise et d’erreur.

Dès qu’un homme est marié, il se change en sphinx, en énigme, en mystère. Une transformation étrange se produit dans son esprit. Il devient le gardien d’un bien mystérieux, du jardin conjugal dont chaque ami tâche de cueillir les fruits.

Cinq fois sur dix il est cocu. Il s’en aperçoit une fois sur cent, ou du moins il manifeste qu’il s’en est aperçu.

L’infidélité dans le mariage est naturelle, normale. La fidélité absolue de l’un ou de l’autre contractant ne peut provenir que d’une nature endormie, sans sensations, sans imaginations, sans rêves.

L’homme, le mâle (en est-il plus d’un sur mille qui reste fidèle) obéit à son instinct de polygame, et reprend au bout de quelques mois ses habitudes de jeunesse. Il est fatigué de sa femme car il est dans la nature d’arriver à la satiété par la possession répétée ; il découvre chez les autres une quantité de séductions nouvelles. Il se dit avec raison que le mariage pris sérieusement supprimerait tout le charme de la vie, l’attente exquise de l’inconnu, le frémissement délicieux du désir qui s’éveille, l’imprévu des aventures, la fantaisie des attractions, et cette si douce émotion des premières rencontres, si elles ne devaient pas avoir de lendemain.

Pourquoi se gênerait-il d’ailleurs ?

Mais ce qu’il y a d’étrange dans son cas, c’est qu’il prétend souvent exiger de sa compagne cette plate et monotone fidélité qu’il ne songe nullement à observer lui-même.

Quant à la femme, elle demeure d’abord simplement et dignement fidèle. Mais après l’attendrissement des premiers temps et l’étonnement des premières étreintes elle se reprend à rêver, car dans son âme, jusqu’à sa mort, flottera le rêve indécis du bonheur irréalisé. Puis elle sera assaillie par les tristesses de l’existence, par les doutes, par les inquiétudes, les froids soupçons de la réalité qu’elle ne fera d’ailleurs qu’entrevoir, tant demeure opaque le voile d’illusions dont est enveloppé son cœur.

Une lassitude l’énerve, l’attente, l’éternelle attente de l’amour renaît en elle. Elle espère encore ! Quoi ? Elle a été élevée pour plaire, pour séduire. Elle a été instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté la seule joie au monde. La nature l’a faite jolie, entraînable, changeante, pleine de désirs mobiles, de contradictions, d’irrésolutions. La nature et la société l’ont faite coquette, séduisante et fine.

Elle commence pourtant à se tenir des raisonnements d’un bon sens simple et net. – On ne vit pas deux fois. – La vie est courte. – Une femme, mariée à vingt ans, est mûre à trente et avancée à quarante ? – Or, si on ne fait rien, si on ne connaît rien, si on ne jouit de rien avant cette limite, ce sera fini pour toujours. Les joies conjugales sont épuisées. Elle en est fatiguée ! Alors, alors – un amant ?... Pourquoi pas ?

Elle cède enfin à l’invincible sollicitation de l’espérance d’amour. Elle aime ou croit aimer.

Que fait le mari ?

Trois cas se présentent.

Dans le premier, il ignore tout. Il ignore absolument malgré l’évidence. Tout le monde sait la chose, excepté lui. Et il rit sans cesse des maris trompés, il en plaisante avec grâce. Quoi qu’il arrive il ne saura jamais rien. C’est là un inconcevable mystère, un de ces secrets insondables où s’émousse toute pénétration. On pourrait appeler cet aveuglement heureux, inexplicable et constant, le bandeau des cocus ; et il y aurait là matière à une très intéressante étude psychologique et sociale que couronnerait un jour ou l’autre la benoîte Académie.

Rien de plus surprenant que cette tranquille ignorance du mari. On se dit à toute heure : « Mais il est impossible qu’il ne devine pas, qu’il ne voie pas, qu’il ne comprenne pas. » La femme fait à son amant des scènes de jalousie devant lui, donne ses rendez-vous, se risque à ces témérités qui ont un charme excitant pour elle. Elle lui met sous les yeux et sous le nez son... malheur, vingt fois par jour. Il ne voit rien ; il ne comprend rien.

D’où vient cela ? Sans doute d’une vanité naïve et colossale. Chacun ayant une tendance à se croire un être d’exception, il ne suppose pas qu’une chose pareille puisse lui arriver, à lui !

Et il devient admirablement ridicule, non par le fait lui-même, par sa situation de cocu, mais par son ignorance confiante et souriante, par son attitude satisfaite.

Dans le second cas, le mari feint de ne rien voir.

Il connaît la vie, celui-là, et veut rester tranquille. Son seul soin est d’empêcher les imprudences compromettantes de sa femme. Sait-il au juste qu’il est trompé ? Peut-être non ? Il veut ignorer. Il a des maîtresses ; il ne désire plus les plaisirs conjugaux qu’il a pratiqués exclusivement pendant quatre ou cinq ans ; il ne veut pas non plus être ridicule, et il veille... aux apparences. Tant qu’elle n’aura pas 1e mauvais goût de se compromettre, il ne saura rien, car il ne s’avoue pas à lui-même qu’il sait ; il préfère ignorer toujours, n’ayant que faire d’une certitude qui ne servirait qu’à troubler son existence.

C’est un sage. Le monde est pétri d’indulgence pour les liaisons nouées avec réserve et savoir-vivre. Il les accepte, les favorise, les consacre. Et on ne rit jamais de ce mari-là, qui a pour amis, l’un après l’autre, ceux de sa femme et qui vit avec eux dans une intimité cordiale et armée.

Dans le troisième cas, le mari casse les vitres. Celui-là n’est qu’un sot, à moins que des circonstances impérieuses ne l’aient forcé à un scandale.

Le mari qui brise les vitres n’est qu’un sot. Et pour beaucoup de raisons.

D’abord, quand on ne veut pas être cocu, il faut éviter les chances premières et rester garçon. Si je monte en ballon, je risque assurément mes membres, et l’aurais tort de m’indigner ensuite si je me suis cassé bras ou jambe à la descente. L’homme s’imagine que l’acte de mariage lui donne sur la femme qu’il épouse des droits absolus, sans limites et sans réserves.

Certes, le mariage lui confère le droit d’exercer contre sa compagne ses privilèges organiques de mâle. Mais vraiment est-il sensé, est-il humain, est-il logique qu’une pauvre fille ignorante de tout, ignorante des sentiments et des actes de l’amour, ignorante de la vie et des événements, soit liée, corps et âme, jusqu’à sa mort, au particulier qui a conclu avec les parents la transaction commerciale qu’on appelle un mariage ?

Cette enfant peut être enchaînée à quinze ans par un traité dont elle ne devra plus s’affranchir tandis qu’il lui faudra attendre qu’elle ait les vingt-cinq ans exigés pour exister légalement et jouir des droits que confère la majorité. Jusque-là, elle ne peut s’engager à rien, elle ne peut ni jouir de sa fortune, ni emprunter de l’argent, ni vendre son bien, mais elle peut se vendre elle-même, vendre toute sa part de bonheur, d’espoirs, de plaisirs, de rêves, sans même savoir à qui, ni pourquoi, ni ce qu’on fera d’elle, ni à quoi elle s’engage, ni à quoi elle renonce.

Et la loi, la loi stupide qui permet et ordonne cela, qui sanctionne et noue ce lien révoltant, ne reconnaît pas les vœux éternels des religieux, n’admet pas qu’un homme libre, majeur, ayant vécu, sacrifie d’une façon définitive sa vie au service d’une idée qu’il croit sacrée.

L’usage, plus doux, reconnaît cette injustice, et il admet, sans le proclamer toutefois, que la femme peut se donner à un autre que l’époux.

Mais si l’époux est d’une nature brutale et jalouse, il va veiller, rôder, prêt à tuer la femme et l’amant.

Qu’y gagnera-t-il ? Du ridicule !

Si la femme ne songe point à le tromper, il lui donnera ce désir. Si elle y songe, il n’empêchera rien.

Quels que soient ses précautions, ses ruses, ses méfiances, ses artifices, il ne fera qu’exaspérer l’audace et l’astuce féminines.

J’admets qu’il réussisse à empêcher pendant longtemps le fait brutal de la possession physique. Qu’importe, si sa femme appartient en pensée à un autre !

Il est le gardien violent de la chasteté du corps. Mais peut-il être celui de la chasteté de l’âme ! Garde-chiourme de la fidélité, il veille, harcelé par la peur du baiser donné derrière son dos. Qu’est le baiser d’une minute auprès de l’abandon du cœur, auprès du désir sans fin, auprès de la caresse des yeux, auprès de tous les riens invisibles par lesquels une femme se livre tout entière à celui qu’elle a choisi ! Il la suit, grotesque et sournois, sans comprendre qu’elle n’est plus à lui, que chacun de ses soupçons éveille chez elle un désir nouveau, que chacune de ses obsessions fait naître en elle un élan d’amour vers celui qu’elle veut.

Il semble dire : « Ma femme est à moi. Vous ne l’aurez pas ! »

– Est-elle à lui vraiment si elle ne lui appartient qu’avec dégoût dans une étreinte qui révolte son cœur ? Est-elle à lui si elle a envie de s’enfuir quand il approche, de le souffleter quand il l’embrasse ? Est-elle à lui si elle le hait, si elle subit sa caresse comme elle boirait, par force, un répugnant breuvage ?

Elles sont nombreuses celles que violente ainsi un époux détesté ! Que ne le trompent-elles avec lui-même ?

Car rien n’est vrai que l’illusion et que le rêve ! Quand il ouvre, le soir, la porte conjugale, l’homme qui a le droit d’entrer, qu’elles ferment les yeux et qu’elles songent à l’autre ! Quand il approche, qu’elles se disent : « C’est lui ! C’est lui ! » Et qu’elles le voient, l’autre, avec ses traits, son regard, sa bouche qu’elles désirent, et ses mains caressantes. Qu’elles ouvrent les bras pour lui seul ; qu’elles reçoivent ses baisers des lèvres de leur mari ! Sauront-elles en réalité lequel des deux les possède si elles aiment assez celui qu’elles appellent pour se croire à lui dans cette hallucination d’amour ?

Qu’elles trompent l’époux à l’heure même où il les tient embrassées ! N’est-ce point là un plaisir délicieux, une vengeance perverse et terrible ? Que chaque baiser qu’elles subissent soit une infidélité, que chaque étreinte devienne un adultère !

Et quand il sera parti, tranquille et satisfait, l’époux, qu’elles s’endorment en songeant à l’autre ! Et dans leur rêve, il reviendra, l’autre ; et bien qu’elles soient seules en leur couche, elles se donneront encore à lui de tout leur cœur et de toute leur chair.

Notes d’un voyageur (Le Gaulois, 4 février 1884)

Sept heures. Un coup de sifflet ; nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes, avec le bruit que font les orages au théâtre ; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune ménage, ou du moins un jeune couple. Sont-ils mariés ? La jeune femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là ? Je le connais sans le déterminer. Ah ! J’y suis. Peau d’Espagne. Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà ! Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler ; sont-ils mariés ?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.

O sommeil, mystère ridicule qui donne au visage les aspects les plus grotesques, tu es la révélation de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares ! Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.

Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je m’assoupis à mon tour.

De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.

Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs ! C’est commun : ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.

La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir !

Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité ! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.

S’il gèle, ouvrez les portières ! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac ; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds ; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères et de Saint-Tropez.

Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.

Voici le golfe de Juan ; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.

Là-dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.

L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.

L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais... il en est loin.

Deux sections m’attirent surtout : "les comestibles et les beaux-arts". Hélas ! Voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger... Mais... il est interdit d’en vendre... On ne peut que les regarder... Et cela pour ne point nuire au commerce de la ville ! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.

Les beaux-arts sont... en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois, un délicieux Béraud, etc. Le reste... après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée et morte.

A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur :


« La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

Le système de dégonflement qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur. »


Oh ! Oh ! Oh ! Oh !

O brave public !


Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo... Chut !... Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point ! On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.


« ... J’ai connu un Corse, Madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P.-L.-M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.

Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse : “Hé ! prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.” Mais le garçon ne répondait seulement point.

Moi je disais au père :

— Té, laisse-le donc, si ça l’amuse.

— Mais le père reprenait :

— Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça.

— Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, Madame... elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus ; tout avait coulé le long de la route... »


Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance...

Causerie triste (Le Gaulois, 25 février 1884)

Voici venus les jours du carnaval, les jours où le bétail humain s’amuse par masses, par troupeaux, montrant bien sa bestiale sottise.

Paris ne connaît point de carnaval. Quelques masques passent, rapides, honteux et méprisés dans la foule, lente et pesante, sortie parce qu’elle a congé.

C’est à Nice qu’il faut voir cette fête de la brute civilisée ! Hommes et femmes, du peuple et du monde mêlés, la tête couverte d’un masque en fil de fer, trouvent un plaisir délirant à se jeter du plâtre dans les yeux. Une folie furieuse agite ces êtres qui gesticulent, crient, se heurtent et se lancent au visage des poignées de confetti, de poussière et de cailloux. Une bête semble déchaînée dans chacun de ces hommes, la bête, cette hideuse bête humaine qui apparaît, hurle, s’enivre, se bat, frappe, ravage, ou tue sitôt qu’on la lâche et qu’on la démusèle, la bête horrible qui incendie, pille et massacre aux jours de guerre, qui guillotine aux jours de n révolution, et saute, en sueur, aux jours de gaieté publique, affreuse dans sa joie comme dans sa férocité.

Quel bonheur stupide peuvent trouver ces gens à aveugler les passants avec du plâtre ? Quelle joie à heurter des coudes, à bousculer ses voisins, à s’agiter, à courir, à crier ainsi sans aucun résultat pour ces fatigues, sans aucune récompense après ces mouvements inutiles et violents ?

Quel plaisir éprouve-t-on à se réunir si c’est uniquement pour se jeter des saletés à la face ? Pourquoi cette foule est-elle délirante de joie, alors qu’aucune jouissance ne l’attend ?

Pourquoi parle-t-on longtemps d’avance de ce jour, et le regrette-t-on lorsqu’il est passé ? Uniquement parce qu’on déchaîne la bête, ce jour-là ! On lui donne liberté comme à un chien que la chaîne des usages, de la politesse, de la civilisation et de la loi tiendrait attaché toute l’année !

La bête humaine est libre ! Elle se soulage et s’amuse selon sa nature de brute.

Il ne faut pas en vouloir aux hommes, mais à la race elle-même !

Voilà le plaisir, voilà le bonheur pourtant ! Ces gens sont heureux pendant quelques jours. Oui, c’est du bonheur, cela ! Il n’en faut pas plus à beaucoup.

Cette idée de plaisir et de bonheur est, en nous, tenace, vivace, indéracinable malgré la réalité lamentable.

A vingt ans, on est heureux, parce que la force, l’ardeur du sang, l’espoir indécis d’événements délicieux qui semblent si proches et qu’on n’atteint jamais, suffisent à faire s’épanouir l’âme, toute vibrante de la seule joie de vivre.

Mais plus tard, lorsqu’on voit, lorsqu’on comprend, lorsqu’on sait ! Lorsque les cheveux blancs apparaissent et qu’on perd chaque jour, dès la trentaine, un peu de sa vigueur, un peu de sa confiance, un peu de sa santé, comment garder sa foi dans un bonheur possible ?

Comme une vieille maison, dont tombent, d’année en année, des tuiles et des pierres, que la lézarde ride au front et que la mousse a depuis longtemps défraîchie, la mort, l’inévitable mort sans cesse nous talonne et nous dégrade. Elle nous prend, de mois en mois, la fraîcheur de la peau qui ne reviendra point, des dents qui ne renaîtront pas, nos cheveux qui ne repousseront plus ; elle nous défigure, fait de nous, en dix ans, un être nouveau, tout différent, qu’on ne peut même pas reconnaître ; et plus nous allons, plus elle nous pousse, nous affaiblit, nous travaille et nous ravage.

Elle nous émiette d’instant en instant. A chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, dès qu’a commencé cette lente démolition de notre corps, nous mourons un peu. Respirer, dormir, boire et manger, marcher, aller à ses affaires, tout ce que nous faisons, vivre enfin, c’est mourir ! Mais nous n’y songeons guère heureusement ! Nous espérons toujours un bonheur prochain, et nous dansons au carnaval. Pauvres êtres !

Comment le rêvons-nous, ce bonheur, nous autres qui savons rêver ? Qu’attendons-nous ainsi sans cesse, autre que cette mort accourant vers nous ? Quel songe nous berce ainsi, nous trompe ainsi ? Car l’humanité tout entière espère toujours quelque chose de bon et d’indéterminé !

Pour beaucoup, c’est l’amour ! Quelques baisers, quelques soirs d’exaltation, de longs regards, puis des pleurs, un dur chagrin, et l’oubli, voilà ! Puis la mort.

Pour d’autres, c’est la fortune, le luxe de l’existence, les délicatesses de la vie, les fins repas qui donnent la goutte, les fêtes qui usent l’homme en quelques ans, les richesses de l’ameublement et les respects des serviteurs ; c’est courir vers la mort en landau au lieu d’y aller à pied.

Pour d’autres, c’est la puissance, l’orgueil de la domination, le droit de signer des papiers qui changent l’existence des peuples ? Qu’y gagne-t-on de personnel ? De doux ? De bon ? Pour d’autres, le bonheur, c’est la vie simple, honnête, droite, sans événements, sans secousses, au milieu des enfants ; la vie plate comme une grande route, nue comme la mer, monotone comme le désert. Ne rien attendre, ne rien rêver d’imprévu, ne rien désirer d’extraordinaire, de surprenant, est-ce possible pour quiconque a l’esprit vif et palpitant ? La peur de la mort et de l’inconnu qui est derrière jettent les autres dans la pénitence au fond des cloîtres. Ils renoncent à tout, à tout ce que la vie, notre pauvre vie, peut nous donner encore d’agréable, par la crainte d’un châtiment mystérieux et l’espoir d’une récompense éternelle.

Qu’y gagneront-ils, ces craintifs égoïstes ?

Quelles que soient nos attentes, elles nous trompent toujours. Seule, 1a mort est certaine ! Je crois à la mort fatale et toute-puissante !

Mais des gens dansent au carnaval et se jettent du plâtre dans les yeux !

Puis, quand la Terre sera morte aussi, il ne restera plus rien de nos rêves, de nos espérances, de nos travaux, de nos folies, de nos agitations, de nos efforts ! Rien, pas même un souvenir !

Et quelque poète, peut-être, habitant Mars ou Vénus, dira de notre globe détruit ce que M. Edmond Haraucourt dit de la Lune.


« Puis ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents

La Lune se peupla de murmures vivants ;

Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,

Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux ;

Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses Dieux...

Et lentement rentra dans l’ombre.

Depuis, rien ne sent plus son baiser jeune et chaud ;

La Terre, qui vieillit, la cherche encor là-haut ;

Tout est nu. Mais, le soir, passe son globe éphémère,

Et l’on dirait, à voir sa forme errer sans bruit,

L’âme d’un enfant mort qui reviendrait, la nuit,

Pour regarder dormir sa mère. »


Qu’est-ce donc qui soutient l’homme ? Qui le fait aimer la vie, rire, s’amuser, être heureux ? L’illusion. Elle nous enveloppe et nous berce, nous trompant et nous charmant toujours ! Elle nous fait voir bleu, elle nous fait voir rose, elle tombe sur nous avec les rayons du soleil, flotte autour de nous dans la pâle clarté de la lune ! Elle coule devant nous avec les fleuves charmants, pousse avec l’herbe, fleurit avec les fleurs, fermente dans le vin, nous grise, nous séduit, nous affole. Elle nous cache l’affreuse et éternelle misère de nous, change les formes, voit le malheur toujours présent et nous montre le bonheur toujours fuyant.

Sans elle que serions-nous ? Que deviendrions-nous ? Elle s’appelle l’espoir éternel, l’éternelle gaieté, l’éternelle attente ; elle s’appelle Poésie, elle s’appelle Foi, elle s’appelle Dieu ! C’est grâce à elle que les mères se consolent des enfants morts. C’est grâce à elle que les vieillards peuvent rire encore ! N’est-il pas étrange qu’on rie avec des cheveux blancs, alors qu’on n’aura plus jamais de cheveux noirs.

Quelques-uns la perdent, cette illusion, la grande menteuse. Et soudain ils voient la vie, la vie vraie, décolorée, déshabillée. Ce sont ceux-là qui se tuent, qui se jettent du haut des ponts dans les rivières, qui boivent le phosphore des allumettes ou la blanche poudre d’arsenic, qui s’enfoncent dans la bouche un canon de revolver.

Il suffit que le voile de la Trompeuse se soit un instant soulevé, il suffit d’un amour déçu, d’un espoir tombé. Ils ont compris : ils aiment mieux en finir tout de suite.

D’autres aussi sentent s’éloigner d’eux cette confiance tranquille dans les lendemains heureux. Mais la mort les épouvantes et le doute les effraie. Ceux-là boivent les troublants liquides et mangent l’opium !

Des hommes et des femmes, par milliers, se piquent le bras chaque jour avec une petite seringue contenant quelques gouttes de morphine, qui les fait rentrer un moment dans cette illusion consolante et se rendormir, pour quelques instants, dans le beau rêve universel dont ils s’étaient réveillés.

Des hommes pourtant l’ont perdue à tout jamais et ne la peuvent plus retrouver. Gustave Flaubert, dans ses lettres, pousse le grand cri continu, le grand cri lamentable de l’illusion détruite.


« Je ne crois pas le bonheur possible, mais bien la tranquillité. »


Ce n’est encore là qu’une négation. Tournons les pages :

« Dès que je ne tiens plus un livre ou que je ne rêve pas d’en écrire un, il me prend un ennui à crier. La vie enfin ne me semble tolérable que si on l’escamote.

Je me perds dans mes souvenirs d’enfance, comme un vieillard... Je n’attends plus rien de la vie qu’une suite de feuilles de papier à barbouiller de noir. Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où. Et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyageur et le chameau. »


Et plus loin :


« Que ne suis-je organisé pour la jouissance comme je le suis pour la douleur ! »


Mais quand ceux-là passent dans le monde, les grands tristes, et jettent aux hommes leur plainte désespérante, les autres, la foule, ceux qui dansent au carnaval et qui aiment à se lancer du plâtre dans la figure, se retournent, surpris, troublés dans leur joie ; ils se fâchent, furieux contre le misérable : « Qu’a-t-il donc, celui-là, à se désoler ainsi ? Va-t-il pas nous laisser tranquilles ? »

Et ils déclarent : « C’est un malade ! »

Les boulevards (Gil Blas, 25 mars 1884)

Voici la saison charmante des boulevards ! De mars en juin, c’est le seul coin du monde où on se sente vivre largement, d’une vie active et flânante, de la vraie vie de Paris. Un flot d’hommes en chapeaux noirs coule de la Madeleine à la Bastille, et un bruit continu de voix, pareil au bruit d’un fleuve qui roule, monte se perdre dans l’air léger du printemps. Mais ce bruit vague est fait de toutes les pensées, de toutes les idées qui naissent, passent et disparaissent chaque jour dans Paris. Comme des mouches, les nouvelles bourdonnent au-dessus du courant des flâneurs ; elles vont, de l’un à l’autre, s’échappent par les rues, volent jusqu’aux bouts lointains de la cité.

Les arbres commencent à s’habiller. On marche, d’un pas lent, sous la brume verte des feuilles naissantes et on retrouve toutes les figures familières, car les boulevardiers se connaissent aussi bien que des bourgeois de petites villes. Tous les jours, aux mêmes endroits, on rencontre les mêmes hommes. Qu’importe leur nom qu’on ne saura jamais ! On est certain d’apercevoir celui-ci devant Tortoni, celui-là devant Bignon, cet autre devant l’Américain. On se dit : « Tiens, en voici un qui vieillit rudement depuis quelque temps. » Ou bien : « Tiens, pourquoi ce gros monsieur ne porte-t-il plus sa barbe ? »

Avant nous d’autres hommes faisaient cette promenade quotidienne le long de cette grande rue où passe la vie de Paris ; et avant eux, d’autres encore. Et dans bien longtemps, sans doute, on se promènera toujours en flânant devant les larges boutiques de la longue avenue.

Écrire l’histoire du boulevard serait écrire l’histoire de Paris. Chaque maison appelle un souvenir.

Le boulevard est jeune par un bout et vieux par l’autre.

La Madeleine est son enfance et la Bastille sa vieillesse. Louis XV avait posé la première pierre de la Madeleine le 3 avril 1764, et l’église, après avoir été dix fois détruite et recommencée, ne fut terminée que vers 1830.

C’est dans cette maison, à l’angle de la rue Caumartin, que mourut Mirabeau.

Mirabeau-Tonneau ! Ce gros homme fut le père des politiciens braillards. C’est à lui que commence ce règne des avocats dont nous souffrons toujours. Selon le mot d’un grand écrivain, il entraîna les multitudes, ébranla, puis soutint un trône, dirigea tout l’avenir d’un peuple, gouverna les événements à sa fantaisie et changea la fortune de la France « par la seule vertu d’une gueule retentissante. » Quand sa parole passait sur les assemblées, elle les courbait comme un vent d’orage, et il remportait des victoires en massacrant ses adversaires avec des mots comme on mitraille avec des boulets.

Plus que Démosthène, plus que Cicéron, il fut le Rhéteur, l’homme des batailles oratoires, le lutteur aux forts poumons dont la pensée ne semble puissante que criée sur les foules, dont l’esprit n’est dominateur que par la force de l’éloquence. Tout ce que ces tribuns laissent d’écrit après eux semble terne lent et puéril.

C’est devant ce sonore et violent orateur que s’ouvrirent pour la première fois les portes de Sainte-Geneviève érigée en Panthéon. On l’y coucha à côté de Descartes.

Il était né un peu plus loin, toujours près du même boulevard, rue de la Chaussée-d’Antin.

Voici la rue de la Paix. Elle fut rêvée par Louis XVI, exécutée par Napoléon.

Un soir, si nous en croyons un chroniqueur du temps, le futur empereur, alors chef de bataillon d’artillerie, avait dîné place Vendôme, chez le général d’Augerville, beau-frère de Berthier, avec plusieurs officiers.

Il proposa, dans la soirée, d’aller à Frascati prendre des glaces. Tout le monde accepta et l’on partit. Napoléon, qui donnait le bras à Mme Tallien, s’arrêta quelques secondes pour considérer la grande place sans monument, et, se tournant vers M. d’Augerville :

« Votre place est nue, mon général ; il y faudrait un centre, une colonne comme celle de Trajan, ou un tombeau qui recevrait les cendres des soldats morts pour la patrie. »

Mme d’Augerville approuva :

« Votre idée est bonne, mon cher commandant. Quant à moi je préférerais la colonne. »

Napoléon se mit à rire.

« Vous l’aurez un jour, madame, quand Berthier et moi serons généraux. »

L’empereur a tenu parole.

La Chaussée-d’Antin ! Quels souvenirs tendres et charmants ! C’est le coin d’amour, dans Paris. C’est de là que nous viennent toutes les anecdotes de la Régence ; c’est là qu’est née cette fine et divine galanterie, morte, hélas, avec le siècle poudré, le siècle des mouches, des éventails et des paniers.

En ce temps-là, à la place de la Chaussée-d’Antin d’aujourd’hui, s’étendait un marais, puis, plus loin, le village des Porcherons, puis, plus loin encore, la ferme de la Grange-Batelière.

Un petit sentier ombreux, le chemin de la Grande Pinte, traversait ce lieu, et, parti de la porte Gaillon, aboutissait au hameau de Clichy.

Tout ce quartier, n’était qu’une campagne, voici un siècle à peine ! Le croirait-on ? Mais une campagne pleine de petites maisons silencieuses le jour, et qui, la nuit, s’emplissaient de rires, de baisers, de tumulte, avec des bruits de bouteilles cassées et souvent des cliquetis d’épée.

C’était, pour parler comme en cette époque fleurie, un champ de tendresse où poussaient les baisers. Et les belles dames qui se glissaient, au soir, par les portes entrouvertes, s’appelaient Mme de Cœuvres, la comtesse d’Olonne, la maréchale de la Ferté.

Quand une voiture bleue entrait au galop dans un petit hôtel où tous les auvents étaient clos, c’est que le Régent de France allait souper entre Mme de Tencin et la duchesse de Phalaris, en face du duc de Brissac et du marquis de Cosse. Plus loin, sur le pont d’Arcans, on se battait plus souvent qu’on ne fait au Vésinet maintenant. C’est là que la belle Mme de Lionne et la belle Louison d’Arquin regardaient ferrailler leurs amants, le comte de Fiesque et M. de Tallard, parce que ni l’un ni l’autre n’avait voulu céder le pas.

Oui, c’est bien ici une terre d’amour. Quels noms surgissent ? La Guimard, la Duthé, à qui un roi voulut confier l’éducation de son fils, et la Dervieux au cœur si large.

Sous le même toit, l’une après l’autre, dormirent la belle Mme Récamier et la charmante comtesse Lehon. Parmi tant d’autres gloires venues ici, nous trouvons encore Mesurer et Cagliostro.

La Chaussée-d’Antin est demeurée la rue élégante et niche, bâtie sur le sol où s’épanouit cette légère galanterie française, faite d’esprit, de grâce, de tendresse, d’impertinence, d’amour volage et bien né et de baisers vite oubliés.

Mais voici, moins gaie, plus sombre, plus sévère, la rue Laffitte.

Nous entrons dans l’histoire grave.

C’est dans un grand salon austère et riche, le 28 juillet 1830. Des politiciens délibèrent sous la présidence du banquier Laffitte. Le sort de la France est indécis. Aucun ne sait, ne prévoit encore les événements qui vont surgir.

Un homme paraît, venu pour se joindre à eux. Tous se lèvent, comprenant que la cause de la légitimité est perdue sans retour. Car celui-là ne se trompe point, et ses évolutions politiques sont les marques certaines des revirements de la fortune royale.

Il s’appelle M. de Talleyrand.

Bientôt un parlementaire entre à son tour parlant au nom de Charles X. On lui répond qu’il n’est plus temps.

Et le lendemain, dans le même salon, M. Thiers écrivait une proclamation orléaniste.

Voici le pavillon de Hanovre. D’où vient ce nom ? D’une ironie populaire. Le duc de Richelieu le fit construire avec l’argent des rapines qu’il exerça pendant la guerre de Hanovre, et le peuple cloua ce nom sur la porte du somptueux hôtel.

Voici la maison de Mlle Le Normand.

Au détour de la rue des Tournelles, voici encore la maison de Ninon de Lenclos.

Elles flottent sur l’histoire comme des images charmantes, ces figures de femmes qui conquirent l’humanité par leur grâce et leur beauté. Il semble même que nous ayons pour elles encore un peu d’amour. Qui donc ne lit point avec un certain attendrissement naïf et sincère les noms de Phryné, de Cléopâtre, de Marion, de Ninon. Les poètes les chantent comme des vivantes.

Elles sont des symboles pour notre cœur. Elles sont les Conquérantes, parmi les femmes, les Victorieuses. L’immortelle Ninon n’inspira-t-elle pas à son propre fils une passion horrible dont il mourut !

Elle était, celle-là, de la race des grandes courtisanes de l’Antiquité chez qui allaient causer et penser les artistes. Sa mort révèle son âme.

Cette fille, cette prostituée, devinant le génie d’un jeune homme inconnu, lui laissa sa bibliothèque.

Ce jeune homme s’appelait Arouet de Voltaire.

Qui donc, parmi les honnêtes femmes, a fait quelque chose de semblable ?

Rue Saint-Martin ! Nous entrons maintenant dans l’histoire héroïque. Ici fut consommée une erreur judiciaire semblable à celles que font chaque jour nos tribunaux !

C’est en 1386. Deux gentilshommes normands, couverts de fer, sont face à face en un champ clos, car pour terminer leur querelle le roi Charles VI a décidé de s’en rapporter au jugement de Dieu.

Jacques Legris est accusé d’avoir pris par violence la femme de Jean de Carouge, et il nie. Ils se battent longtemps, longtemps. Enfin Jacques Legris est vaincu, il nie encore. Son rival le tient sous son genou. Il nie toujours.

Le roi alors le fait pendre. A l’heure de la mort il n’avoue pas.

Et quelques mois plus tard son innocence est reconnue.

Justice de Dieu et justice des hommes se valent donc !

Boulevard du Temple, il y avait là une petite maison qui n’existe plus. Elle appartint à l’ouvrier Boule.

Encore une histoire d’amour. Le grand roi, voulant offrir à sa bien-aimée Mlle de Fontange un mobilier vraiment royal, tous les artisans de France furent conviés à un concours dont André Boule sortit vainqueur. La chronique scandaleuse ajoute qu’après avoir meublé l’hôtel de la favorite avec ces merveilleux objets que créa son génie inspiré par son amour, il pendit la crémaillère à la barbe du roi Soleil.

Voici encore la maison de Beaumarchais. Et combien d’autres !

Mais la colonne de Juillet se dresse sur la place de la Bastille. C’est ici qu’est enterrée la vieille France. C’est ici qu’est née la France nouvelle !

Chronique (Le Gaulois, 14 avril 1884)

Enfin ! Enfin ! Saluons la justice de notre pays ; elle devient presque étonnante. En quinze jours, elle a rendu deux arrêts surprenants.

Elle a condamné à un an de prison une jeune furie qui avait ravagé avec du vitriol le visage de sa rivale.

Puis, huit jours plus tard, elle a frappé de la même peine un mari, complaisant d’abord, jaloux ensuite, qui avait logé une balle de revolver dans le ventre de son concurrent heureux. Cette nouvelle manière d’apprécier ce genre de délits est assurément préférable à l’ancienne. Elle laisse cependant encore à désirer.

Dans le premier cas, un médecin, passant de la brune à la blonde, est la cause de cette affreuse vengeance, pire que la mort. Une pauvre fille, défigurée, devenue hideuse, portera jusqu’à ses derniers jours les marques horribles de l’infidélité bien excusable d’un homme.

Quel est donc le coupable, s’il y en a un ? L’homme assurément !

Il vient, comme témoin, déposer sur les faits.

Or, la seule, la vraie condamnée, la grande punie, c’est l’innocente.

Un an de prison, fort bien. Cela n’est rien. Pour un an de prison, on peut donc enlever le nez et les oreilles et brûler les yeux d’une rivale dont la beauté vous gêne. La seule manière de punir cette confusion dans le choix de la victime et cette erreur sur le coupable ne serait-elle pas de condamner à des réparations pécuniaires, les seules qui touchent profondément l’humanité ? Ne devrait-on pas ordonner que, pendant dix ans, vingt ans, jusqu’à la mort puisque les atroces blessures demeureront jusqu’à la décomposition finale, – que, jusqu’à la mort, celle qui a mutilé ainsi sa rivale, au lieu de frapper l’amant, lui paye une pension, lui fasse une rente, lui donne, si elle est ouvrière, la moitié de ce qu’elle gagne et, si elle est riche, une somme considérable.

L’autre pourra offrir cela aux pauvres, si elle veut.

Dans le second cas, le mari, un ouvrier, avait toléré toutes les escapades de sa femme. Il l’a reprise dix fois, dix fois elle est repartie. Il a même poussé la complaisance jusqu’à ouvrir la porte en disant : « Je te donne huit jours, mais pas plus. En huit jours, tu as bien le temps de te passer ton caprice. Puis tu reviendras et tu seras bien sage. »

Elle a répondu : « Oui, mon gros loup. » Elle a fait son petit paquet pour une semaine, puis elle s’est mise en route, le cœur joyeux, sur la foi de la parole jurée.

En entrant chez son ami, elle lui a dit sans doute : « Tu sais, j’ai huit jours. »

Il a dû répondre : « Allons, tant mieux ! Ton mari est bien gentil. Je lui offrirai un verre à la prochaine rencontre. »

Lui aussi, il dormait tranquille, cet homme. Or, un matin, il se trouve en face de l’époux. Il va vers lui, la main tendue, pour lui proposer d’entrer chez le mastroquet d’en face. Que pouvait-il craindre ? Il avait encore trois jours devant lui !

Mais le mari, violant sa parole, violant le traité passé avec sa femme, traître comme un général, qui, pendant l’armistice, pendant que le pavillon blanc flotte sur les murs, ferait feu sur l’ennemi confiant et sans défense, le mari la présenta, la main, armée d’un revolver et tira.

Voyons, est-ce honnête et loyal, cela ?

Et la coupable, la seule, la vraie coupable, l’épouse infidèle, rentre tranquillement au domicile conjugal. Elle va avoir, en plus, un an de liberté ! MM. les jurés la récompensent, pour finir ! Le mari donnait huit jours ; eux ils donnent un an ! Mais tout est bénéfice à tromper son mari, dans ces conditions-là ! Comme j’en connais, des femmes, qui vont réfléchir... et peut-être...

Cependant, retenons ceci que, depuis six mois, la morale a changé en France. Les filles qui usent du vitriol et les maris qui usent du pistolet sont exposés maintenant à aller dormir pendant quelque temps sur la paille humide des cachots. Allons, tant mieux !

Qui sait ? Dans un an, on les condamnera peut-être aux travaux forcés, et, dans cinq ans, M. Grévy n’étant plus là, on les guillotinera.

Donc, ce qui était parfaitement excusable naguère ne l’est plus. Ne tombons jamais sous la main de la justice, mes frères.

Ce qui serait intéressant, par exemple, c’est de savoir quels arrêtés rendraient, devant les mêmes cas et dans les mêmes circonstances, les juges des principaux peuples du monde.

Comment serait traité ce mari à caprices et à surprises par un tribunal anglais, par un tribunal espagnol, par les tribunaux italiens, allemands, russes, musulmans, danois ou scandinaves ?

Il y a cent à parier contre un que le même homme, pour ce même crime, serait condamné à mort ici, acquitté là, simplement réprimandé sous telle latitude, et félicité sous telle autre.

L’acte est le même, mais la manière de juger diffère si fort, pour tant de raisons, suivant les terres et les mœurs, que le Juif errant par exemple ne doit jamais savoir s’il a fait quelque chose de bien ou de mal, s’il mérite un encouragement ou un châtiment.

Je me rappelle avoir lu un jour le récit d’un crime épouvantable, d’un crime contre nature, commis en Italie, et cette pensée me vint, en parcourant les affreux détails : ce forfait est bien italien, il est bien le produit que l’hérédité d’une race peut faire naître.

Un criminel anglais, un criminel français, tout aussi féroces, mais différents, celui-ci avec un scepticisme insolent, celui-là avec un cynisme sombre, n’auraient point eu cette sorte de fanatisme superstitieux, cette cruauté convaincue.

J’allais de Gênes à Marseille, seul dans mon wagon. C’était au printemps, il faisait chaud. Les souffles délicieux des orangers, des citronniers et des roses dont toute cette côte est couverte, entraient par les portières baissées, endormeurs et grisants.

Deux dames, descendues à Bordighera, avaient laissé sur la banquette un vieux journal déchiré, un journal italien, daté du mois d’août 1882.

Je le pris, par hasard, et j’y jetai les yeux. Et voici ce que je trouvai au compte rendu des tribunaux

Aux environs de San Remo vivait une veuve avec son unique enfant. La femme était âgée, pas riche, et aimait son petit comme la seule chose qu’elle eût au monde.

Il tomba malade, d’une maladie inconnue que les médecins ne déterminèrent pas. Il s’affaiblissait, devenait plus pâle de jour en jour, et plus faible. Il se mourait.

Enfin, il fut condamné, jugé perdu sans espoir. La mère, folle de douleur, avait appelé tous les guérisseurs du pays, prié toutes les madones, porté des chapelets à toutes les chapelles.

Enfin, elle alla trouver une sorte de sorcier, un vieil homme redouté qui jetait des sorts, pratiquait la magie et la médecine, rendait aux gens tous les services cachés que poursuit la loi, et qui possédait, dit-on, des secrets merveilleux.

Elle le supplia de venir, lui promettant s’il guérissait son pauvre enfant, de lui donner tout ce qu’il exigerait d’elle, tout, même sa vie, prodiguant les protestations exaltées, si faciles aux heures d’affolement, et naturelles d’ailleurs à l’aimable peuple italien, qui use en toute occasion des adjectifs qualificatifs les plus expressifs.

Le sorcier la suivit. Et, soit qu’il eût été plus clairvoyant que les médecins, soit que le hasard l’eût servi, l’enfant guérit, grâce à ses soins ou, peut-être, malgré ses soins.

Quand elle le vit de nouveau debout, marchant, courant et gai comme autrefois, la mère, délirante de joie, retourna chez le sauveur : « Je viens tenir ma promesse, dit-elle ; qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? »

Il exigea tout ce qu’elle possédait, tout. Champ, jardin, maison, mobilier, argent, tout, sans rien excepter que les hardes que la femme et son petit garçon portaient sur eux. Elle demeura atterrée devant cette prétention imprévue et féroce.

— Mais je ne puis pas vous donner tout ! Je suis vieille, je ne peux pas travailler. Lui, il est trop jeune pour rien faire encore. Alors il nous faudrait mendier ?

Elle le supplia, lui montra que c’était la mort pour eux : pour elle affaiblie, pour l’enfant encore à peine guéri ; qu’elle ne pouvait pas l’emmener comme ça sur les routes, en tendant la main, sans un toit pour la nuit, sans une chaise pour s’asseoir, sans une table pour manger.

Elle offrit la moitié de son bien, les trois quarts, se réservant seulement de quoi vivre pendant quelques ans, jusqu’à ce que le petit fût grand.

L’homme, obstiné, inflexible, refusa et la chassa en la menaçant de sa vengeance prochaine — « qui lui ferait pleurer du sang », disait-il.

Elle rentra chez elle épouvantée.

Quelques jours plus tard, on lui rapporta son enfant agonisant, tordu par d’affreuses douleurs. Il mourut après avoir balbutié que le sorcier, l’ayant rencontré dans la rue, lui avait fait manger des dragées.

L’homme fut arrêté. Il avoua son crime avec assurance, avec orgueil.

— Oui, dit-il, je l’ai empoisonné. Il m’appartenait, puisque je l’avais sauvé. Que peut-on me reprocher ? La mère n’a pas tenu sa promesse : alors j’ai défait ce que j’avais fait, je lui ai repris la vie de son enfant qu’elle me devait. C’était mon droit.

On tenta de lui faire comprendre quelle action horrible, monstrueuse, il avait commise.

Il demeura inébranlable dans son raisonnement.

— L’enfant m’appartenait, puisque je l’avais sauvé.


Le tribunal, ayant remis à huitaine son arrêt, je n’ai point su le jugement.

Une cause pareille, en France, serait devenue une cause célèbre, comme celle de La Pommerais ou de Mme Lafarge. En Italie, elle est passée inaperçue. Chez nous, cet homme aurait été sans doute condamné à mort. Là-bas, il a peut-être été condamné à un an de prison comme la vitrioleuse ou le mari à détente de ce mois-ci.

L’aristocratie (Le Figaro, 21 avril 1884)

Donc il va se réaliser, le rêve admirable de Dupont, du Dupont d’Alfred de Musset :


« Les riches seront gueux, et les nobles infâmes

Ce ne seront partout que houilles et bitumes,

Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,

Carottes, fèves, pois. – Et qui veut peut jeûner

Mais nul n’aura, du moins, le droit de bien dîner. »


Tous les riches ne sont pas encore gueux, ni tous les nobles infâmes, mais tout du moins seront soldats pendant trois ans, tous sans exception. Bravo ! Les Dupont et les Durand qui nous gouvernent ont eu cette idée patriotique et sublime. Un tyran, demeuré célèbre, coupait jadis d’un coup de canne, en se promenant dans ses jardins, tous les pavots dont la tête dépassait celle des autres, et il disait

— Il en sera de mon peuple comme de ces fleurs : je veux qu’aucun front ne s’élève.

Nos Dupont comprennent et pratiquent l’égalité de la même manière. Le glaive du Romain ou la guillotine de 93 sont des moyens démodés, mais on a trouvé le service obligatoire de trois ans, ce qui n’est pas mal, comme invention, pour niveler les intelligences.

Durand réplique à Dupont :


Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,

Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance.


Nos Durand, indubitablement, sont animés de ce sentiment si humain, si constant, qui fait des hommes médiocres les ennemis irréconciliables des hommes remarquables.

Sans valeur personnelle, sans autorité intellectuelle, sans nom, sans supériorité d’aucune sorte, sans savoir, sans éducation et presque sans instruction, la plupart de nos députés, arrivés au pouvoir par la force de cette machine qu’on appelle le suffrage universel, inventée pour l’exaltation des médiocres, l’élimination des supérieurs et l’abaissement général, poursuivent, avec une haine jalouse, tout ce qui constitue une aristocratie.

Pour eux, c’est là l’ennemi qu’il faut sans cesse attaquer et abattre. Comme Tarquin, ils n’aiment pas ces têtes qui dépassent.

Le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir ! A plus forte raison le pouvoir, né spontanément de la masse, le pouvoir brutal, issu du peuple illettré, n’aime pas la puissance intelligente, qui se constitue par élimination, par ce lent et mystérieux travail de sélection, d’affinement, d’où sort peu à peu cette classe d’êtres privilégiés qui sont, dans l’histoire, les grands hommes d’un pays.

Un petit avocat de province, fait député par le hasard des votes, par la puissance des petits verres et des promesses trompeuses, étourdi d’abord de devenir quelque chose sans être quelqu’un, jalousera bientôt d’une jalousie inconsciente mais acharnée tous ceux qui, n’étant rien dans l’État, comptent beaucoup dans le monde. Et tous ces parvenus du petit verre fredonnent dans leur cœur le vieux « Ça ira ! » et n’ont au fond de l’esprit d’autre désir, d’autre but, que de frapper les aristocrates, d’abattre les parvenus de la valeur personnelle, du travail intelligent et d’empêcher surtout qu’une aristocratie nouvelle, une aristocratie du talent s’élève en face d’eux, qui sont les aristocrates du hasard.

Ils ont trouvé le bon moyen en instituant le service obligatoire de trois ans. C’est la fin de la France artiste, de la France pensante. Finis Gallae !


Au nom de l’égalité tous les Français devront trois ans de leur vie à la patrie. C’est peu... et c’est trop.

L’égalité ! D’abord quand on aura établi l’égalité des tailles, l’égalité des ventres, l’égalité des nez et l’égalité des esprits, je me soumettrai à l’égalité des situations.

A cela, M. Durand répondra qu’il prétend réparer, par l’égalité civique, les injustices commises par la nature ou par Dieu. Je ne peux que respecter cette tentative. Il me reste à examiner ses résultats.

Donc on va prendre tous les Français, quels qu’ils soient, de vingt à vingt-trois ans et on va les enfermer dans une caserne où des sergents instructeurs leur apprendront à distinguer leur pied droit de leur pied gauche, et à tourner au commandement.

Cherchons si c’est vraiment là une mesure patriotique ou simplement une manière de frapper, dans son germe, toute aristocratie artiste, car le pouvoir brutal, le pouvoir de fait, je l’ai dit, exècre le pouvoir moral, le pouvoir d’intelligence. On va prendre à vingt ans tous ceux qui auraient été des artistes, des savants, et, pendant trois ans, on va s’efforcer de leur faire oublier leur art et leur science, et la pratique si délicate de leur difficile métier.

On va les détourner violemment de leurs préoccupations, de leurs études, on va les fatiguer le plus qu’on pourra, en faire, à force d’exercices, de corvées, de marches, d’abrutissantes besognes, des êtres pouvant passer sous le niveau commun, au nom de l’Égalité, et pour le plus grand bien de la Patrie.

Et quand on les rendra à la vie, ces peintres, ces Musiciens, ces écrivains, ces savants, la flamme de l’Art sera éteinte, ils auront désappris leur subtil travail et amour sacré des belles choses. On va leur casser l’aile comme on fait aux oiseaux captifs.

Car c’est à vingt ans, justement, que le talent se décide, que l’artiste éclôt, que le tempérament se forme, que l’esprit commence à comprendre, à se posséder, à concevoir, à s’élargir, à porter les fleurs qui seront des fruits. On les prend, ces jeunes hommes, on les jette dans une caserne pendant trois ans, pendant la période où le talent indécis allait se dessiner, s’affirmer ; on les prend juste à l’heure de la sève féconde, de la poussée, de l’épanouissement, à l’heure décisive où ils ont le plus besoin de tout leur temps, de toute leur volonté, de toute leur force de travail, de toute leur liberté.

Il n’est pas un tempérament sur cent, capable de résister à cette méthode de stérilisation.

Est-ce là du patriotisme ?

Faire de simples soldats avec des hommes supérieurs équivaut à mettre au pot des poulardes du Mans. Ce n’est pas là non plus de l’économie politique bien entendue.

Ne faudrait-il pas au contraire aider chaque citoyen, à concourir à la grandeur de la patrie, par toutes les facultés créatrices que la nature a mises en lui ? Ne devrait-on pas protéger, secourir, favoriser tous ceux qui donnent à la France, l’inappréciable espérance d’accroître la somme de gloire artistique qui la place au premier rang des peuples contemporains.

Que reste-t-il de la Grèce ? Est-elle grande devant nos yeux par ses luttes militaires ou par ses œuvres immortelles ? Pourquoi ce petit coin de terre nous semble-t-il sacré comme un temple, le temple du génie humain ?

Pourquoi le seul nom de l’Italie soulève-t-il dans les âmes une sorte d’attendrissement mystérieux ?

Pourquoi vient-on de tous les coins du monde sur ce sol peuplé de chefs-d’œuvre ? Pourquoi l’éducation intellectuelle d’un homme n’est-elle pas complète tant qu’il n’a pas vu Venise, Florence et Rome ? Pourquoi l’Italie est-elle plus qu’une nation ? Car elle ne semble pas appartenir seulement aux Italiens, elle appartient à l’Intelligence humaine, elle fait partie, tout entière, de ce grand héritage artistique que tes hommes de génie laissent aux descendants de tous les peuples et de tous tes temps.

Pourquoi cela, monsieur Durand ?

Est-ce parce que Victor-Emmanuel en a fait un peuple fort, ou parce que les Médicis ont fait de leur patrie une terre de gloire ?

Soyez certain, monsieur Dupont, que ces Médicis qui ont su rendre leur pays tel qu’aucune catastrophe future ne peut atteindre désormais sa renommée tel que toutes les nations l’aimeront et l’admireront tant qu’il y aura des hommes sur la terre, les Médicis, monsieur, n’auraient pas confondu Michel-Ange avec le fusilier Pitou, n’auraient pas invité les sieurs Raphaël et Léonard de Vinci, exerçant la profession de peintre, à perdre trois ans de leurs travaux afin d’apprendre à marcher en ligne et à astiquer des boutons de cuivre. Soyez persuadé que la République de Venise n’aurait pas forcé les nommés Jacques Robusti, dit le Tintoret ; Paul Caliari, dit Paul Véronèse, et Tiziano Vecelli, dit le Titien, à éplucher des pommes de terre pour le rata, à porter des pains de munition dans des sacs de toile, à balayer et nettoyer la chambrée et autres lieux.

Reste à savoir qui peut avoir raison, au point de vue de la patrie, de la République de Venise ou de la République française ?


L’égalité ! Soit. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce une chose qui ne comporte ni appréciations différentes, ni proportions ? Tout 1e monde sur le même niveau. Bien – Vous demandez à chacun trois ans, sans distinction. – Je comprends. Mais dites-moi, est-ce que les trois ans de chacun ont exactement la même valeur ?

Si vous demandiez à chacun cent francs, au lieu de trois ans. Le sacrifice ne serait-il pas un peu plus grand : pour un de ces chiffonniers que vous avez si gaillardement expulsés des trottoirs, que pour M. le baron de Rothschild ou M. le baron de Hirsch ?

Or, trois ans de MM. Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo et autres de la même race, ne valent-ils pas un peu plus que trois ans d’un scieur de long ou trois ans d’un de nos députés, si faciles à remplacer qu’on ne s’aperçoit pas du changement. Mais qu’est-ce qui pourra remplacer, compenser, pour la patrie, pour l’humanité, les œuvres que ces hommes, Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo, auraient accomplies pendant ces trois années ?

Trois de vos années à vous, M. Durand, ne valent pas grand’chose, mais les trois ans de certains hommes ont une valeur telle que leur perte est irréparable.

Tout, dans ce monde, ne l’oubliez pas, subit la loi des proportions, et l’égalité stricte est une stupidité, monsieur.


Et puis, ce n’est pas tout. Au-dessus de l’égalité, il y a les lois générales de la vie, que vous ne changerez pas, parce que le suffrage universel ne peut rien sur le législateur qui les a établies. Or il serait bon de les comprendre, ces lois-là, et d’en tenir compte un peu pour préparer vos lois, à vous. Je veux dire qu’un peu d’esprit scientifique n’est pas inutile pour gouverner les hommes.

Eh bien, Messieurs ! Soyez persuadés qu’on ne fait les bonnes armées qu’avec du peuple. Cette misérable chair à canon que la sauvagerie humaine rend nécessaire ne doit pas être de la chair trop raisonnante ni trop intelligente parce qu’elle deviendrait vite de la chair révoltée. Vous ne pouvez empêcher qu’il n’y ait dans le monde des castes privilégiées, Or, si vous les mêlez dans l’armée, ces castes, avec les autres, vous ferez un mélange mauvais et dangereux.

Tout aristocrate, je veux dire tout jeune homme de nature fine, que vous jetterez dans le troupeau des lignards, que vous forcerez, pendant trois ans, à cette existence odieuse de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à toutes les choses qui révolteront son instinct, son éducation, sa délicatesse native, deviendra un ennemi, un ennemi de la République, et surtout un ennemi de l’armée.

Ces jeunes hommes ont l’honneur chatouilleux. Ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraitera, les injuriera, leur jettera ces mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traverseront leur épiderme léger et feront bouillonner leur sang plus vif. L’officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds, ne reconnaîtra pas, sous l’uniforme, le fils d’une race plus affinée.

Ils ne diront rien, parce que le Conseil de guerre est terrible. Mais après ? Croyez-vous qu’ils rapporteront dans leurs familles, qu’ils apprendront à leur fils l’amour de la vie militaire ? Ils garderont de ces trois ans le souvenir qu’on aurait de trois ans de bagne, et, poursuivis par ce cauchemar, ils n’auront que la préoccupation d’éviter ce supplie à leurs enfants.

Vous dites : « Tant pis, l’égalité avant tout ». Essayez de fouailler un cheval de sang comme un cheval de fiacre pour voir si vous lui apprendrez l’égalité. Il vous versera dans l’ornière, monsieur Dupont. Prenez garde que le service de trois ans n’en fasse autant pour la France, ce qui serait plus grave.

Du moment que vous ne pouvez pas faire de l’aristocratie du pays l’aristocrate de l’armée, ne faites pas entrer dans les rangs ceux dont la tête est trop haute.

Quoi que vous tentiez, il y aura toujours des aristocrates. Un pays n’est grand que par son aristocratie, par ses hommes supérieurs. Aidez-les à se développer, au lieu d’arrêter leur essor.

Incessamment part du peuple, du peuple misérable, grossier, brut et respectable parce qu’il est le Père, le germe, la source de tout, une classe plus cultivée, qui forme, pour me servir d’une expression célèbre, une couche sociale supérieure, plus intelligente, encore incomplète.

De cette bourgeoisie nouvelle, se détachent encore des individus plus fins, plus lettrés, plus remarquables, qui forment, à leur tour, une autre couche sociale. Car il faut plusieurs générations pour que l’homme arrive à son développement absolu.

La transformation achevée constitue enfin l’aristocratie réelle de la nation. C’est là une couche d’élite, où pousseront, pour continuer cette comparaison, les plus beaux arbres et les plus beaux fruits. C’est la pépinière des hommes supérieurs. Je ne parle pas de noblesse bien entendu, je parle d’une aristocratie démocratique, formée lentement par voie de sélection.

Et le même phénomène social se reproduit en sens inverse ; les races qui furent supérieures retournent au peuple, fatiguées, épuisées, finies. Et cela toujours recommence.

C’est là un travail très long, incessant, fatal. Or si vous voulez en changer l’ordre, mêler ces couches, les confondre, hausser brusquement les basses et abaisser les hautes, vous substituer au Temps, pour faire, avec du peuple une aristocratie spontanée, et rejeter dans le peuple l’aristocratie véritable, vous accomplirez de très mauvaise besogne pour la patrie, monsieur Dupont.

La jeune fille (Le Gaulois, 27 avril 1884)

Je cherche, dans l’histoire de la littérature française, un écrivain qui ait daigné écrire l’histoire d’une jeune fille avant les deux maîtres qui viennent de publier ces deux superbes livres : la Joie de vivre et Chérie.

Comment se fait-il que, presque au même moment, ces deux romanciers : Edmond de Goncourt, l’homme des psychologies difficiles, profondes, subtiles, et Émile Zola, l’homme des tableaux vigoureux, des études hardies et brutales, aient choisi ce même sujet délicat et jusqu’ici méprisé : la jeune fille ? Depuis qu’on fait vraiment des romans en France, un seul, Paul et Virginie, nous montre un cœur de jeune fille. Mais c’est là plutôt un poème qu’une étude d’observation, et Virginie nous apparaît bien plus comme une image que comme un être réel. On voit passer, semble-t-il, une forme gracieuse, souriante, un peu vague ; on la voit s’évanouir dans la profondeur poétique d’un bois à côté de la silhouette, charmante et confuse aussi, d’un jeune homme. Virginie, c’est la jeune fille, et non pas une jeune fille.

Pourquoi ce mépris persistant jusqu’ici, dans les lettres françaises, pour l’être secret, encore voilé, mystérieux, qui sera bientôt la femme ?

Deux raisons, sans doute, avaient arrêté jusqu’ici les écrivains. Il est fort difficile, presque impossible, de connaître la jeune fille. Les romanciers aujourd’hui, procèdent bien plus par observation que par intuition, et, pour raconter un cœur de jeune fille, il faut au contraire procéder bien plus par intuition, par divination, que par observation. La jeune fille nous demeure inconnue parce qu’elle nous est étrangère. Nous la voyons peu, nous ne lui parlons pas, nous ne pénétrons point ses pensées, ses rêves. Elle vit d’ailleurs loin du monde, loin de nous, cachée, comme fermée jusqu’à l’heure du mariage.

Or, descendre en cette âme est d’autant plus difficile qu’elle s’ignore elle-même, qu’elle n’est point formée, pas encore épanouie, qu’elle ne peut montrer que les germes, que les ombres des sentiments, des instincts, des passions, des vertus ou des vices qui se développeront quand elle sera femme.

M. Octave Feuillet, dans Julia de Trécœur, dessine cependant une jeune fille. Mais, le procédé tout poétique de cet éminent romancier ne tenant en rien de l’observation précise, il a pu aborder ce sujet hardi avec une assurance audacieuse.

Il est fort différent, en effet, de créer un type de roman ou d’observer scrupuleusement la vie. Les écrivains de l’école dont M. Feuillet est un modèle conçoivent un personnage qu’ils veulent faire séduisants ou odieux suivant leurs idées arrêtées, leur caprice ou leur désir de plaire. Ils le forment à leur gré au lieu de le subir. Sans souci absolu de la vérité exacte, de la psychologie inflexible, ils lui font parcourir des aventures agréables ou terribles avec la seule préoccupation de séduire le lecteur, de l’attendrir ou de l’égayer. Il leur suffit de rester dans une vraisemblance aimable et relative, qui ne choque et n’irrite personne, et qui entretient l’esprit dans un doux état d’émotion. Certains auteurs, comme M. Feuillet, comme avant lui Jules Sandeau, comme George Sand, montrent un très grand talent dans cet art d’éveiller la curiosité du lecteur, de soutenir son intérêt et de gagner son cœur.

Mais les écrivains de l’autre école, ceux dont Flaubert et les frères de Goncourt furent les maîtres, procèdent autrement. (Je ne parle pas du grand Balzac, dont la manière, toute d’intuition, était encore fort différente.) Ceux-là regardent, observent, notent, étudient l’être en toutes ses manifestations.

Ils sont les esclaves respectueux de la vérité, des passions et des tempéraments humains. La loi de la vie est leur seule loi. Ils ne cherchent pas à produire un effet qui pourra émouvoir ou attendrir ; mais ils cherchent à découvrir le mobile secret et certain des actes, à soulever le voile de la réalité, à prendre sur le fait la mystérieuse nature. Peu leur importe de plaire au lecteur, de conquérir ses sympathies ou d’exciter sa colère par des moyens artificiels, peu leur importe d’indigner, d’irriter, de bouleverser, de dégoûter, d’ennuyer ou de séduire. Ils ne se préoccupent point de celui qui les lira ; ils se préoccupent seulement de la sincérité de leur œuvre. Ils ne sont point les serviteurs du succès, mais les serviteurs de leur conscience d’artiste. Si Flaubert avait cherché uniquement la vente et l’applaudissement, il n’aurait jamais écrit ce navrant et magistral roman de L’Éducation sentimentale. S’ils avaient eu l’unique désir d’être lus et acclamés, les frères de Goncourt auraient-ils osé tenter cette sévère et poignante étude de Germinie Lacerteux ?

Et voilà pourquoi un cœur de jeune fille était un sujet difficile pour des hommes comme Goncourt et Zola.

Comment découvrir les délicates sensations que la jeune fille elle-même méconnaît encore, qu’elle ne peut ni expliquer, ni comprendre, ni analyser, et qu’elle oubliera presque entièrement lorsqu’elle sera devenue femme ? Comment deviner ces ombres d’idées, ces commencements de passions, ces germes de sentiments, tout ce confus travail d’un caractère qui se forme ?

Comment noter les étapes, les phases subtiles de cette transition ? Comment savoir, en voyant la graine, ce que sera la plante ?

Car la femme, après l’amour, est aussi différente de la fillette de la veille que la fleur diffère de la feuille dont elle est sortie. C’est encore là ce qui, sans doute a retenu jusqu’ici les romanciers précis devant cette difficile tentative. Écrire la vie d’une jeune fille jusqu’au mariage, c’est raconter l’histoire d’un être jusqu’au jour où il existe réellement. C’est vouloir préciser ce qui est indécis, rendre clair ce qui est obscur, entreprendre une œuvre de déblaiement pour l’interrompre quand elle va devenir aisée. Que reste-t-il de la jeune fille dans la femme, cinq ans après ? Si peu qu’on ne le reconnaît plus.

L’homme se développe lentement d’année en année. Chez la femme, au contraire, cette transformation que fait le mariage est brusque, complète, surprenante. C’est une révolution dans l’être, une absolue métamorphose ; et rien souvent ne peut faire prévoir ce que sera, à trente ans, la petite fille de quinze ans.

Le mariage, cette révélation des secrets de l’existence, cette manière nouvelle de voir, de comprendre toutes les choses de la vie, apporte dans l’âme de la fillette un tel bouleversement qu’elle semble changée en quelques jours. Des germes ignorés d’instincts ou de passions s’éveillent, tout le tempérament apparaît, les pensées se précisent, l’être s’affirme, il sort tout d’un coup de son enveloppe d’ignorance et apparaît comme s’il n’avait pas existé jusque-là.

Edmond de Concourt a suivi jour par jour, heure par heure, le développement secret d’une âme d’enfant. Il note avec une étrange pénétration et une minutie singulière tous les phénomènes inaperçus de ce petit être qui se prépare. Il sait ses goûts indécis, ses inquiétudes, ses aptitudes, ses amusements, ses tristesses, tous les sursauts, toutes les surprises de cet esprit en formation. Il indique le progrès inégal de ses facultés, ses émotions nouvelles de chaque semaine, de chaque mois, de chaque année, toute la mécanique gentille et puérile de cette jeune nature en éveil.

Il a pris justement une petite Parisienne, précoce, maladive, mûre trop tôt, être hâtif, où apparaissent avant l’heure les penchants de la femme, mêlés avec toutes les innocences de l’enfant.

Point d’intrigue. Ce n’est pas un roman, c’est le tableau d’une âme de fillette. On la voit, cette jeune âme, vivre, s’agiter, grandir, s’affirmer dans ce jeune corps dont on suit de même le développement prématuré, ou les grâces, les formes précises de la future coquette se montrent déjà dans la gamine.

C’est bien là un livre d’analyse définitif, plus charmant, plus empoignant, que s’il contenait des aventures et des péripéties amoureuses.

Et la langue si subtile, si raffinée, si pénétrante du maître, descend avec des ruses, des souplesses, des gentillesses délicieuses dans tous les secrets de cette mignonne créature, suit tous les détours de cette frêle pensée grandissante. Une joie souriante vous envahit devant le spectacle si clair et si délicat de cette petite fille qui montre à vous, tout nu, son petit cœur.

Tout autre est l’œuvre de Zola. C’est aux champs que le puissant romancier fait grandir sa jeune fille, âme simple et droite, ignorant les détours et les subtilités. Il a pris un être généreux, qui va souffrir de la vie. Celle-là, c’est bien cette fleur naturelle et charmante qui est la jeune fille et qui sera la femme. Née pour les autres, comme il dit, ayant en germe les saintes vertus féminines : le dévouement, la bonté, la compassion ; elle se sacrifie toujours, avec joie, sans regret, avec une confiance naïve, heureuse d’offrir, de donner tout ce qu’elle a, d’accomplir cette mission d’abnégation pour laquelle elle semble créée.

Puis l’écrivain élargit son image, agrandit sa donnée. L’histoire de cette jeune fille devient l’histoire de notre race entière, histoire sinistre, palpitante, humble et magnifique, faite de rêves, de souffrances, d’espoirs et de désespoirs, de honte et de grandeur, d’infamie et de désintéressement, de constante misère et de constante illusion.

Dans l’ironie amère de ce livre La Joie de vivre, Émile Zola a fait entrer une prodigieuse somme d’humanité. Parmi ses plus remarquables romans, il en a peu écrit qui aient autant de grandeur que l’histoire de cette simple famille bourgeoise dont les drames médiocres et terribles ont pour décor superbe la mer, la mer féroce comme la vie, comme elle impitoyable, comme elle infatigable, et qui ronge lentement un pauvre village de pêcheurs bâti dans un repli de falaise.

Et sur le livre entier plane, oiseau noir aux ailes étendues, la mort.

Et Chérie, le roman de Goncourt, finit aussi par la mort. Comme si, sous le désenchantement qui grandit, sous la certitude, qui s’affirme chaque jour davantage dans les esprits, de l’éternelle misère de l’être, tous, les romanciers et les poètes, ne regardaient maintenant que le terme fatal et si prompt, en ne considérant plus que comme des accidents accessoires les aventures, amours, chagrins, espérances, songes et bonheurs qui font la vie, et qui nous menaient jusqu’ici, les yeux fermés, à la mort.

Notes d’un mécontent (Gil Blas, 29 avril 1884)

Sur le toit, en face de chez moi, l’autre matin, deux gros pigeons étaient posés. Un d’eux regardait l’autre en faisant des grâces, des grâces charmantes, d’ailleurs, saluait, la gorge enflée, les ailes entrouvertes, et roucoulant avec des révérences de tout le corps.

Et je me dis : « Revoilà donc ce maudit printemps qui va nous emplir la ville et la banlieue d’amoureux insupportables. »

Car j’ai horreur de cette maladie qu’on prend au premier soleil comme on attrape un rhume aux premiers froids, de ce besoin bestial d’embrasser qui vous vient aux lèvres à la poussée des feuilles, comme si nous étions nous-mêmes des bêtes !

Je trouve honteux de devenir amoureux à la façon des animaux, au retour des chaleurs. Il ne manquerait plus que de faire une loi pour l’homme comme on en fait pour protéger la reproduction du poisson dans les rivières et du gibier dans la campagne. Ne lirons-nous pas quelque jour, sur les murs, une ordonnance interrompant tout travail, fermant la Bourse et les magasins, interdisant surtout les services nocturnes qui écartent les maris de leur couche et de leurs devoirs, pendant les trois mois du printemps, comme on interdit la chasse et comme on interdit la pêche aux époques de fécondation ?

Les amoureux qu’agite le printemps sont pareils aux brutes, pareils aux oiseaux des toits et aux chiens des rues.

Le soir même du jour où j’avais vu mes deux pigeons, j’allai dîner dans un restaurant du boulevard. A la table voisine vint s’asseoir un couple de ces animaux éhontés.

Et je les vis bientôt boire dans le même verre, manger avec la même fourchette, barboter dans la même assiette, tachant la nappe, renversant le vin, faisant un tas de malpropretés ; et ils finirent par s’embrasser avec les lèvres grasses des gens qui dînent ! Oh les monstres !

Le lendemain je voulais aller jusqu’à Saint-Germain pour prendre l’air dans la forêt.

Et voilà que deux amoureux montent dans mon wagon. Ils se blottissent dans un coin, se chatouillent, se bécotent, ne se gênent pas plus que s’ils avaient été dans une chambre d’auberge. Puis ils mangent des gâteaux qu’ils ont apportés dans un papier, s’embrassent encore, et, la main dans la main, un bras autour de la taille, ces bêtes humaines agitées par la sève m’emplirent d’un tel dégoût pour ma race que je me tournai entièrement vers la portière, ne voulant plus les voir.

Le train filait entre deux lignes de ces affreuses petites maisons blanches, pareilles à des cabanes à lapins en plâtre, qui sont la joie des propriétaires suburbains.

Et je me dis : « Voilà encore ce que nous vaut le maudit printemps qui donne au bourgeois mûr un ridicule besoin de campagne comme il met un besoin de caresses aux veines des deux créatures qui se frottent l’une à l’autre, en face de moi. »

Et je les voyais, les possesseurs de ces bicoques, debout devant leurs portes, regardant passer le train. Ils avaient l’air triomphants. Ils se montraient aux voyageurs, comme pour dire : « Tenez, c’est ma maison, là derrière moi. Regardez. »

L’homme né dans les champs, dans un château, dans une villa ou dans une ferme, élevé sous les arbres d’un parc, d’un jardin ou d’une cour, trouve tout naturel de posséder une demeure à la campagne et de s’y retirer quand approche l’été. Mais le bourgeois citadin qui se rend acquéreur d’un bien ne s’accoutume jamais à cette idée qu’il est le maître d’une maison avec de l’herbe autour, et il s’étonne indéfiniment jusqu’à sa mort que sa propriété soit à lui.

Ces deux races, le propriétaire de naissance et le propriétaire parvenu, se reconnaissent, se distinguent à un signe certain, infaillible, invariable. L’un vous reçoit chez lui à la campagne comme dans son appartement de la ville ; vous ne connaissez jamais de sa demeure que le salon et la salle à manger ; mais l’autre fait visiter sa propriété. IL la fait visiter de la cave au grenier, à tout le monde, au boulanger qui apporte le pain, au facteur qui apporte les lettres, aux gens qui passent sur la route et qui s’arrêtent imprudemment devant la grille. Quant aux amis, hélas, à chaque retour ils la visitent, et la revisitent à perpétuité.

Je les regardais, alignées interminablement le long de la voie, ces propriétés, ces hideuses petites baraques en moellon du pays, réchampies en plâtre, minces comme du carton, prétentieuses comme le chapeau de la dame du capitaine, conçues par l’architecte de banlieue, être inconnu, fléau mystérieux du bon goût, qui a fait de toute la campagne qui entoure Paris un musée des horreurs unique au monde.

Dans le jardin, grand et carré comme un mouchoir de poche, deux peupliers rongés par les chenilles ont l’air d’être piqués en terre, tous pareils aux arbres peints des boîtes à jouets de Nuremberg. Au milieu du gazon jaune, qui semble déteint au soleil, une boule de métal poli réfléchit, déformés, plus hideux encore que nature, la maison, les maîtres et les visiteurs. Devant cette boule de la consolation (car elle ne peut servir assurément qu’à consoler les gens de leur laideur en leur montrant qu’ils auraient pu être encore plus affreux) – devant cette boule, dis-je, murmure un jet d’eau en forme de clysopompe.

Il murmure, ce jet d’eau, mais au prix de quels efforts ? – Voyez-vous là-haut, sur le toit de la bicoque, cette chose en zinc qui semble une énorme boîte à sardines ? C’est le réservoir. Et chaque matin, avant de partir pour le bureau (car il est employé quelque part), monsieur descend en pantalon et en manches de chemise, et il pompe, il pompe, il pompe à perdre haleine pour alimenter son irrigateur champêtre. Quelquefois sa femme, agacée par le bruit monotone et continu de l’eau qui monte dans le tuyau le long de la maison, derrière le mur si mince où s’appuie son lit, apparaît à la fenêtre en bonnet de nuit et crie : « Tu vas te faire du mal, mon ami ; il est temps de rentrer. » Mais il refuse de la tête, sans interrompre son mouvement balancé. Il pomperait jusqu’à la fluxion de poitrine plutôt que de renoncer au bonheur de contempler, le soir, après son dîner, l’imperceptible filet d’eau qui s’émiette aussitôt que sorti de l’appareil pointu, et retombe en buée sur les deux poissons rouges et la grenouille apprivoisée, maigrie dans la cuvette en ciment dont elle essaye sans repos de s’échapper.

C’est le dimanche surtout que s’épanouit vraiment la satisfaction du propriétaire suburbain. Il a revêtu un costume en harmonie avec sa position : pantalon de coutil, veston de toile et chapeau panama. Le jet d’eau fonctionne dès le matin ; on attend les invités. Ils apparaissent par trois convois différents, et, à chaque arrivée, on revisite la maison tout entière.

Puis on déjeune avec des neufs couvis venus de Normandie en passant par Paris. Les légumes ont suivi le même itinéraire ; et on mâche indéfiniment, sans parvenir à la réduire, cette viande invincible de la banlieue, rebut des boucheries parisiennes.

La fenêtre est ouverte toute grande ; et la poussière entre à flots, poudre les gens et les plats ; et chaque train qui passe fait lever les convives qui adressent, par facétie, des signes aux voyageurs en agitant leurs serviettes. La fumée charbonneuse des locomotives entre à son tour dans la salle à manger et dépose sur les nez, sur les fronts et la nappe de petites taches noires qui s’agrandissent sous le doigt.

Puis la journée s’écoule lamentablement. Aucune promenade aux environs, aucun bois, aucun arbre. La maison, brûlante comme une chaufferette, est inhabitable. La grenouille et les poissons rouges s’agitent dans l’eau bouillante du bassin. De minute en minute, un train passe.

Mais le propriétaire rayonne ; il est chez lui !

La laideur continue de ces bicoques, la monotone platitude de la campagne m’écœurèrent bientôt si fort que je me retournai vers le wagon.

Les deux amoureux maintenant étaient penchés à l’autre portière, et ils regardaient au-dehors tout en se tenant par la taille. Des bribes de conversation m’arrivaient :

— « Regarde celle-là, comme elle est jolie ? »

— « Tiens, c’est celle-ci qui me plairait. »

Ils admiraient ces boîtes à bourgeois poussées comme des champignons tout le long du chemin de fer.

Ils en aperçurent une, en forme de cage, avec deux tourelles. Et le jeune homme murmura en serrant plus vivement contre lui sa voisine dans un élan de désir : « Tiens, si nous avions celle-là, comme on serait bien ! »

La galanterie (Le Gaulois, 27 mai 1884)

Toute la physionomie d’un peuple consiste surtout dans ses qualités et ses défauts héréditaires. Et ses défauts sont souvent aussi charmants que ses qualités.

En France, quelques-unes de nos grâces originelles ont persisté jusqu’à nous mais aussi quelques-unes ont disparu, des plus typiques et des plus aimables.

Les principaux signes du caractère français sont l’esprit, la mobilité, l’insouciance ; – une certaine exaltation mêlée de scepticisme, de la générosité atténuée par de l’ironie, la bravoure et la galanterie.

Quoi qu’on dise, on a encore de l’esprit chez nous, de l’esprit alerte, bien né, joyeux, bon enfant. Cette terre du vin sera toujours la terre de l’Esprit.

Il est cependant certain que l’avènement de la Démocratie a modifié notre manière de rire.

La gravité pontifiante des lourdauds qui pérorent au Palais Bourbon a certes une influence néfaste sur la rate du bourgeois français. Pourtant les hommes d’esprit ne manquent point dans le parti républicain. Faut-il citer ces maîtres : Rochefort, Scholl, Chapron, About ? Mais ceux-là n’ont rien de commun avec les pesants doctrinaires de la Chambre et avec les sinistres braillards que Jean Béraud a si véridiquement portraiturés dans son tableau du présent Salon.

De la mobilité, nous en avons toujours. N’en disons point trop de mal. C’est cette qualité qui diversifie si allégrement nos mœurs et nos institutions. Elle fait ressembler notre pays à un surprenant roman d’aventures dont la suite à demain est toujours pleine d’imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou grotesques. Qu’on se fâche et qu’on s’indigne, suivant les opinions qu’on a, il est bien certain que nulle histoire au monde n’est plus amusante et plus mouvementée que la nôtre.

Au point de vue de l’Art pur – et pourquoi n’admettrait-on pas ce point de vue spécial et désintéressé en politique comme en littérature ? – elle demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et de plus surprenant que les événements accomplis seulement depuis un siècle ?

Que verrons-nous demain ? Cette attente de l’imprévu n’est-elle pas, au fond, charmante ? Tout est possible chez nous, même les plus invraisemblables drôleries et les plus tragiques aventures.

De quoi nous étonnerions-nous ? Quand un pays a eu des Jeanne d’Arc et des Napoléon, il peut être considéré comme un sol miraculeux.

Et n’est-ce pas, en effet, un miracle du caractère français de voir le Conseil municipal de Paris devenu tout à coup presque réactionnaire ?

Sommes-nous toujours insouciants, exaltés et sceptiques, généreux et ironiques, aventureux et braves ? Oui, certes, on le peut affirmer, sans qu’il soit nécessaire de le prouver.

Sont-ce là des qualités ou des défauts ? Qu’importe ! Ce sont, en tout cas, les signes héréditaires du tempérament français.

Mais nous avons perdu la plus charmante de nos alités : la galanterie.

Nous étions le seul peuple qui aimât vraiment les femmes ou plutôt qui sût les aimer, comme elles doivent être aimées, avec légèreté, avec grâce, avec esprit, avec tendresse, et avec respect. La galanterie était une qualité toute française, uniquement française, nationale.

Regardons autour de nous.

Les Anglais sont passionnés, sensuels et commerçants en amour. A la fin de toute aventure il faut épouser ou payer.

Les Allemands placent la femme dans un nuage, rêvent et soupirent, débitent des choses sentimentales avec une lourde exaltation, mangent du porc, des saucisses et de la choucroute, et boivent des tonneaux de bière en soupirant des fadeurs.

L’Espagnol est ardent, pratique ; l’Italien lui ressemble ; les peuples du Nord sont poétiques ; le Russe est brutal.

Que faut-il entendre par la galanterie ?

C’est l’art d’être discrètement amoureux de toutes les femmes, de faire croire à chacune qu’on la préfère aux autres, sans laisser deviner à toutes celle qu’on préfère, en vérité.

C’est la galanterie qui rendait charmants les salons, charmantes les mœurs, et charmants les hommes d’autrefois. Les femmes aujourd’hui sont pour nous des étrangères, des dames, des êtres parés dont nous ne nous soucions guère, à moins d’être amoureux d’une d’elles. Nous ne leur parlons que pour leur raconter les faits du jour ou les scandales de la nuit, nous avons oublié notre métier d’hommes.

Mais celui qui garde au cœur la flamme galante dit dernier siècle aime les femmes d’une tendresse pro fonde, douce, émue, et alerte en même temps. Il aime tout ce qui est d’elles, tout ce qui vient d’elles, tout ce qu’elles sont, et tout ce qu’elles font. Il aime leurs toilettes, leurs bibelots, leurs parures, leurs ruses, leurs naïvetés, leurs perfidies, leurs mensonges et leurs gentillesses. Il les aime toutes, les riches comme les pauvres, les jeunes comme les vieilles, les jolies, les laides, les brunes, les blondes, les grasses, les maigres. Il se sent à son aise près d’elles, au milieu d’elles. Il y demeurait indéfiniment, sans fatigue, sans ennui, heureux de leur seule présence.

Il sait, dès les premiers mots, par un regard, par un sourire, leur montrer qu’il les aime, éveiller leur attention, aiguillonner leur désir de plaire, leur faire déployer pour lui toutes leurs séductions. Entre elles et lui s’établit aussitôt une sympathie vive, une camaraderie d’instinct, comme une parenté de caractère et de nature.

Il sait leur dire ce qui leur plaît, leur faire comprendre ce qu’il pense, leur montrer sans les choquer jamais, sans jamais froisser leur frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif, toujours éveillé dans ses yeux, toujours frémissant sur sa bouche, toujours allumé dans ses veines. Il est leur ami et leur esclave, le serviteur de leurs caprices et l’admirateur de leur personne. Il est prêt à leur appel, à les aider, à les défendre comme des alliés secrets. Il aimerait se dévouer pour elles, pour celles qu’il connaît un peu, pour celles qu’il ne connaît pas, pour celles qu’il n’a jamais vues.

Il ne leur demande rien qu’un peu de gentille affection, un peu de confiance ou un peu d’intérêt, un peu de bonne grâce ou même de perfide malice.

Il aime, dans la rue, la femme qui passe et dont le regard le frôle. Il aime la fillette en cheveux qui va, un nœud bleu sur la tête, une fleur sur le sein, l’œil timide ou hardi, d’un pas lent ou pressé, à travers la foule des trottoirs. Il aime les inconnues coudoyées, la petite marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante étendue dans sa voiture découverte.

Dès qu’il se trouve en face d’une femme il a le cœur ému et l’esprit en éveil. Il pense à elle, parle pour elle, tâche de lui plaire et de lui faire comprendre qu’elle lui plaît. Il a des tendresses qui lui viennent aux lèvres, des caresses dans le regard, une envie de lui baiser la main, de toucher l’étoffe de sa robe. Pour lui, les femmes parent le monde et rendent séduisante la vie.

Il aime s’asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir d être là ; il aime rencontrer leur œil, rien que pour y chercher leur pensée fuyante et voilée ; il aime écouter leur voix uniquement parce que c’est une voix de femme.

Il n’en est plus guère, aujourd’hui, de ces hommes ! Aussi ne sait-on que faire pour occuper les longues soirées mondaines. On essaye de la comédie, on pose en tableaux vivants, on fait résonner des instruments à cordes et des instruments à vent que personne n’écoute. Quand un homme se trouve, par hasard, à côté d’une femme qui lui est étrangère, il s’ennuie et ne sait que lui dire, et n’essaye point de la séduire ni de l’inciter à lui plaire. Il a l’œil muet comme la bouche, le cœur endormi comme l’esprit ; il demeure lourd et las d’une conversation languissante, qui ne se changera point en causerie et ne deviendra pas galante.

Car la galanterie est morte.

Pourquoi ? Comment ? Qui le sait ? Est-elle un privilège des sociétés aristocratiques ? Ou a-t-elle disparu parce que le tempérament français a changé ? Qui le dira ?

Elle est partie avec la politesse, la vieille politesse cérémonieuse et la courtoisie bien née. Aujourd’hui nous saluons à l’anglaise et nous traitons les femmes à l’américaine ! C’est tant pis pour nous, et peut-être aussi pour elles.

Les subtils (Gil Blas, 3 juin 1884)

Autant d’hommes, autant de manières de comprendre et de regarder la vie.

Les uns ne font que voir, à la façon des animaux. Les faits, les choses, les visages, les événements semblent ne se refléter que dans leurs yeux, sans produire de répercussion dans l’intelligence, sans éveiller cette suite infinie de raisonnements, d’idées enchaînées, de réflexions, de déductions qui se prolonge indéfiniment comme les vibrations d’un son, ou les ondes dans l’eau où vient de tomber une pierre.

Les autres, au contraire, s’acharnent à pénétrer toujours le mystérieux mécanisme des motifs et des déterminations.

Quand une fois l’esprit se met à chercher le secret des causes, il s’enfonce, il s’égare, se perd souvent dans l’obscur et inextricable labyrinthe des phénomènes psychologiques et physiologiques.

Depuis tant de siècles que le monde existe et qu’on (observe, c’est à peine si les esprits les plus pénétrants ont pu saisir quelques-uns des secrets cachés dans l’homme et autour de l’homme. Ceux qui sont autour de nous, d’ailleurs, nous échapperont toujours en grande partie, car, ainsi que l’a dit Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »

Mais la recherche des seuls phénomènes psychologiques a préoccupé de tout temps les chercheurs. Jadis les philosophes avaient le monopole de ces études, qu’ils exposaient en des livres graves. Aujourd’hui, ce sont surtout les romanciers observateurs qui s’efforcent de pénétrer et d’expliquer l’obscur travail des volontés, le profond mystère des réflexions inconscientes, les déterminants tantôt plus instinctifs que raisonnés, et tantôt plus raisonnés qu’instinctifs ; d’indiquer la limite insaisissable où le vouloir réfléchi se mêle, pour ainsi dire, à une sorte de vouloir matériel sensuel, à un vouloir animal ; de noter les actions de l’un sur l’autre, etc. Un des hommes dont je vais m’occuper tout à l’heure, M. Paul Bourget, dit à la première page de sa remarquable nouvelle, L’Irréparable : « Par-dessous l’existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité probablement illusoire, tout un domaine s’étend, obscur et changeant, qui est cependant celui de notre vie inconsciente. »

C’est ce domaine mystérieux qu’explorent aujourd’hui les romanciers, avec des méthodes très différentes.

Les uns, qui sont purement des objectifs, au lieu de mettre à jour la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, la font simplement apparaître par leurs actes. Les dedans se trouvent ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.

Les autres, comme M. Paul Bourget, font pour ainsi dire la géographie morale des gens qu’ils présentent au lecteur et ils entrent jusqu’au profond de leur âme pour dévoiler les mobiles de leurs actions. On pourrait appeler ceux-ci des métaphysiciens, et ceux-là des metteurs en scène.

Mais il faut encore distinguer parmi les romanciers deux grandes tendances générales. L’une qui pousse les analystes à simplifier l’âme humaine observée ; à faire, en quelque sorte, la somme des nuances de même nature pour frapper le lecteur par un trait typique, par une note unique et caractéristique ; l’autre qui les détermine au contraire à saisir et à montrer une à une les plus vagues, les plus fugitives sensations de la pensée, les plus obscures évolutions de la volonté, à ne négliger aucun détail d’aucune nature, aucune nuance d’aucune sorte.

Ces derniers auraient donc, au contraire, une propension à compliquer. On les pourrait appeler les subtils.

Dans les œuvres des premiers la vie apparaît par images comme dans la réalité. Les visions passent devant les yeux du lecteur, éveillant en lui plus ou moins d’attention, plus ou moins de réflexion ; il en tire, suivant Le degré de son intelligence, des conclusions plus ou moins profondes, et des déductions plus ou moins étendues. Il peut, à son gré, s’il n’est doué d’aucun esprit de pénétration, se contenter de regarder se dérouler l’aventure et agir les personnages comme il regarderait un accident et des passants dans la rue. Les subtils, au contraire, forcent les lecteurs à un travail de pensée délicieux pour les uns et pénible pour les autres. Il faut, pour suivre toutes les finesses de leurs aperçus et les arguties de leurs remarques, demeurer toujours en éveil, toujours au guet ; on accomplit à leur suite un voyage d’exploration dans le cerveau humain ; il faut un effort constant d’attention et d’intelligence pour marcher derrière eux, dans ce dédale.

Parmi les écrivains classés dès aujourd’hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères de Goncourt sont des subtils.

Parmi les écrivains actuellement en plein labeur et en plein talent, deux hommes nous montrent, avec des qualités très différentes, des manières de voir et d’écrire très opposées, et une valeur tout à fait supérieure, deux types très différents-de subtils.

Ce sont MM. Catulle Mendès et Paul Bourget.


CATULLE MENDÈS


Chez lui, tout est subtil et tout est séduisant. C’est un poète charmant, un poète même en prose.

Il n’a qu’un souci médiocre de la réalité, et se contente de demeurer dans le possible, par suite, sans doute, de cette certitude que « tout arrive ».

Je veux dire par là qu’au lieu de chercher à frapper l’esprit par la vraisemblance éclatante, indéniable, des caractères et des faits, ce que veulent obtenir les réalistes en négligeant les vérités exceptionnelles pour ne choisir que les vérités constantes, il aime, il préfère les personnages qui ont un grain d’anormal, et les sujets où se mêle un peu d’étrange. Sa fantaisie charmante, imprévue et bizarre se plaît hors la règle commune. Elle évoque des êtres capricieux, délicats, pervers, toujours subtils, toujours compliqués, toujours intéressants par le mystère, souvent criminel, de leur âme.

Il a bien fait ressortir toutes les ressources surprenantes de son exquis talent dans cette série de singuliers portraits qu’il intitula les Monstres parisiens.

Il vient de publier deux volumes où il montre sous deux faces nouvelles ses admirables qualités d’observateur indépendant et fantaisiste. L’un de ces deux livres est fortement osé, il s’appelle Les Boudoirs de Verre. L’autre, non moins délicat et rusé, mais plus honnête, a pour titre Les Jeunes Filles.

Dans l’un et dans l’autre apparaît cette subtilité alerte, pénétrante, si artiste, si personnelle qui est la marque de son talent, qui fait de Catulle Mendès un maître curieux ne ressemblant à personne, ne pouvant être classé dans aucune école, ni comparé à aucun écrivain.

Son style fin, agile, malin, sournois a des hardiesses secrètes, des hardiesses jésuitiques que personne ne tenterait. Sa pensée masquée et merveilleusement servie par l’incomparable artifice de cette langue, ne recule devant rien et si on poursuivait les écrivains, aucun magistrat ne pourrait relever un outrage à la morale dans ces contes d’une corruption sans pareille, mais d’une telle adresse de phrase qu’ils braveraient les plus adroits inquisiteurs.


PAUL BOURGET


Il vient de publier un très remarquable volume, L’Irréparable, qui donne bien la note de ce penseur, de cet observateur profond et mélancolique.

Celui-là est surtout un délicat, un effarouché devant les brutalités de la vie, un vibrant et un spleenétique à la manière anglaise.

Tout préoccupé des phénomènes mystérieux de l’âme, il les suit avec une subtilité sérieuse et les exprime en une langue précise, un peu philosophique, mais qui dévoile merveilleusement toutes les obscures évolutions de la pensée et de la volonté chez l’être humain.

C’est sur les femmes que s’exerce le plus volontiers son analyse pénétrante et bienveillante, car on sent qu’il aime les femmes d’un amour infini et désintéressé. Il les connaît, les raconte, les montre avec une étonnante sûreté de vue, et la délicatesse presque exagérée de sa pensée apparaît à tout instant, soit qu’il parle des hommes qui veulent seulement avoir des femmes, verbe brutal qui décèle bien la secrète brutalité de ces sortes de rapports cruels entre les sexes, qu’on appelle pourtant du beau nom « d’amour », soit qu’il analyse un de ses personnages qu’il montre atteint d’une maladie étrange bien moderne, observée et exprimée par lui avec une rare perspicacité : « Il était malade d’un excès de subtilité, toujours à la recherche de la nuance rare, et, quoique supérieurement intelligent, il ne devait jamais atteindre à cette large et franche conception de l’art qui produit les œuvres géniales. »

Il dit ailleurs (c’est une femme qui parle) : « J’étais toute jeune alors, je n’avais pas acquis cette indulgence que donne le sentiment de l’inachevé de la vie... »

Quoi de plus juste, de plus saisissant et de plus aigu que ces observations qui tombent de sa plume, au cours du récit, de page en page ? Il semble qu’il porte une lampe, une petite lampe vive et mystérieuse comme celle des mineurs et qu’il éclaire, d’une rapide lumière, par une ligne, par un mot, à mesure qu’il fait agir un personnage, le fond secret de sa pensée. Et il donne en même temps, lui aussi, d’une façon discrète et un peu triste, son avis sur les choses et les hommes. Il laisse apparaître sans cesse ses déductions, ne laissant pas au lecteur le choix et la liberté, soit de conclure dans un sens ou dans l’autre, soit de ne point conclure du tout.

Paul Bourget qui avait pris, comme poète et comme critique, une place éminente parmi les écrivains de ce temps, vient de se placer aussi au premier rang des romanciers observateurs, psychologues et artistes.

Par-delà (Gil Blas, 10 juin 1884)

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents.

Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.

Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu des enfants. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.

Ils ne s’ennuient ni les uns ni les autres.

La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.

Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.

Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.

Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, les mêmes meubles, le même horizon, le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse. Faut-il que nous ayons l’esprit lent, fermé, et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n’ait pas encore crié : « Au rideau ! », n’ait pas demandé l’acte suivant avec d’autres êtres que l’homme, d’autres formes, d’autres fêtes, d’autres plantes, d’autres astres, d’autres inventions, d’autres aventures.

Vraiment personne n’a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine du chien qui rôde par les rues, la haine surtout du cheval, animal horrible monté sur quatre perches et dont les pieds ressemblent à des champignons.

C’est de face, qu’il faut voir un être pour en juger la plastique. Regardez de face un cheval, cette tête informe, cette tête de monstre plantée sur deux jambes minces, noueuses et grotesques ! Et quand elles traînent des fiacres jaunes, ces affreuses bêtes, elles deviennent des visions de cauchemar. Où fuir pour ne plus voir ces choses vivantes ou immobiles, pour ne pas recommencer toujours, toujours, tout ce que nous faisons, pour ne plus parler et pour ne plus penser ?

Vraiment nous nous contentons de peu. Est-ce possible que nous soyons joyeux, rassasiés ? Que nous ne nous sentions pas sans cesse ravagés par un torturant désir de nouveau, d’inconnu ?

Que faisons-nous ? A quoi se bornent nos satisfactions ? Regardons les femmes surtout. Le plus grand mouvement de leur pensée consiste à combiner les couleurs et les plis des étoffes dont elles cacheront leur corps, pour le rendre désirable. Quelle misère !

Elles rêvent d’amour. Murmurer un mot, toujours le même, en regardant au fond des yeux un homme. Et voilà tout. Quelle misère !

Et nous, que faisons-nous ? Quels sont nos plaisirs ?

Il est, paraît-il, délicieux de se tenir d’aplomb sur le dos d’un cheval qui court, de le faire sauter par-dessus des barrières, de savoir lui faire exécuter des mouvements quelconques avec des pressions de genou ?

Il est, paraît-il, délicieux de parcourir les bois et les champs avec un fusil dans les mains et de tuer tous les animaux qui s’enfuient devant vos pas, les perdrix qui tombent du ciel en semant une pluie de sang, les chevreuils aux yeux si doux, qu’on aimerait caresser, et qui pleurent comme des enfants ? Il est, paraît-il, délicieux de gagner ou de perdre de l’argent en échangeant, avec un autre homme, des petits cartons de couleur, suivant des règles acceptées ? On passe des nuits à ces jeux, on les aime d’une façon désordonnée !

Il est délicieux de sauter en cadence ou de tourner en mesure avec une femme entre les bras ? Il est délicieux de poser sa bouche sur les cheveux de cette femme, quand on l’aime, ou même sur le bord de ses vêtements.

Voilà tous nos grands plaisirs ! Quelle misère !

D’autres hommes aiment les arts, la Pensée ! Comme si elle changeait, la pensée humaine ?

La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu’ils ressemblent même jamais à la nature, à dessiner des hommes, toujours des hommes, en s’efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l’aspect des vivants. On s’acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes da la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu’on a voulu tenter.

Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ?

Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !

Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances ? Toujours pourquoi ?

Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d’en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu’imiter l’homme ! Ils s’épuisent en un labeur stérile. Car l’homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s’agite notre courte pensée, l’homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations, sont les mêmes, il n’a point avancé, il n’a point reculé, il n’a point remué. A quoi me sert d ‘apprendra ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d’un roman ?

Ah ! Si les poètes pouvaient traverser l’espace, explorer les astres, découvrir d’autres univers, d’autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que changer la place d’un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. A quoi bon ? Car la pensée de l’homme est immobile.

Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu’aux parois où elle se heurte toujours. Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor.

Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits insignifiants au moyen d’instruments ridiculement imparfaits qui suppléent cependant un peu à l’incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l’air contient un gaz encore inconnu, qu’on dégage une force impondérable, inexplicable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées il s’en trouve une qu’on n’avait pas encore signalée dans le voisinage d’une autre vue et baptisée depuis longtemps. Qu’importe ?

Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d’où viennent les microbes ? Et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils, d’où viennent-ils ?

Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n’imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s’émerveillent du génie humain !

Notre mémoire ne peut même pas contenir le dix millième des confuses et misérables observations faites par nos savants et enregistrées dans des livres. Nous ne savons même pas constater notre faiblesse et notre incapacité ; car, ne faisant que comparer l’homme à l’homme, nous mesurons mal son impuissance générale et définitive.

Il n’est pas de remède. Les uns voyagent. Ils ne verront jamais autre chose que des hommes, des arbres et des animaux.

C’est en voulant aller loin qu’on comprend bien comme tout est proche, et court et vide. – C’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini. – C’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et toujours pareille.

Heureux ceux dont les appétits sont proportionnés aux moyens, qui vivent satisfaits de leur ignorance et de leurs plaisirs, ceux que ne soulèvent point sans cesse des élans impétueux et vains vers l’au-delà, vers d’autres choses, vers l’immense mystère de l’Inexploré.

Heureux ceux qui s’intéressent encore à la vie, qui la peuvent aimer ou supporter.

Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre A Rebours, vient d’analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d’un de ces dégoûtés.

Son héros, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées charmantes, à tous les arts, à tous les goûts, trouvant insipide la vie, odieuses les heures monotones et semblables, se fabrique, à force d’imagination et de fantaisie, une existence absolument factice, absolument cocasse, vraiment à rebours de tout ce qu’on fait ordinairement.

Voici d’abord, pour donner l’idée de l’état d’esprit de ce singulier personnage : – « Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l’étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d’une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.

« ...Lorsqu’il ne resta plus qu’à déterminer l’ordonnance de l’ameublement et du décor, il passa de nouveau en revue la série des couleurs et des nuances.

« Ce qu’il voulait, c’étaient des couleurs dont l’expression s’affirmât aux lumières factices des lampes...

« Lentement il tira, un à un, les tons.

« ... Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l’orangé, le jaune.

« A toutes, il préférait l’orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d’une théorie qu’il déclarait d’une exactitude presque mathématique : à savoir qu’une harmonie existe entre la nature sensuelle d’un individu vraiment artiste, et la couleur que ses yeux voient d’une façon plus spéciale et plus vive.

« En négligeant en effet le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l’art, il lui semblait certain que l’œil ce celui d’entre eux qui rêve d’idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu’ils demeurent attendris, et ne dépassent pas la lisière où ils aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets et de francs gris.

« ... Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux, dont l’appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques, chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides l’orangé. »


Alors, par une suite de transpositions, de tromperies voulues de l’œil, de l’odorat, de l’ouïe, du goût, Jean des Esseintes se procurait une série de sensations déplacées, à rebours, qui prenaient pour lui un charme subtil, raffiné, pervers, dans la déviation même des organes trompés et des instincts dévoyés. Ainsi « le mouvement lui paraissait inutile (pour voyager) et l’imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits ».

Du moment que les vins habilement travaillés vendus dans les restaurants renommés, trompent les gourmets au point que le plaisir éprouvé par eux en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui qu’ils goûteraient en savourant le vin naturel et pur, pourquoi ne pas transporter cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l’intellect. Nul doute qu’on ne puisse alors, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices, semblables en tous points aux vraies, et même beaucoup plus séduisantes pour un esprit désabusé, par cela même quelles sont factices. Donc, à son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l’objet poursuivi par ces désirs mêmes.

Alors commence une série d’expériences bizarres et cocasses. – « Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l’exclusion de tel autre, quel monotone magasin de prairies et d’arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers ! »

Que fait-il ? Il voyage, par exemple, au moyen des odeurs : « Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase sonore, ample, ouvrant tout d’un coup une échappée de campagne immense. Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande, de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne « d’extrait de pré fleuri » ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait de tilia de Londres... »

Avec des odeurs de produits chimiques il évoque une ville d’usines, des ports de mer avec des senteurs marines et goudronneuses : il rappelle les jardins en fleurs, change de latitude, fait naître en sa pensée « une nature démente et sublimée, pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hédiosmia de la Jamaïque aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré éventé par les lilas et les tilleuls ».


Je ne pourrais tenter l’analyse complète du livre de Huysmans, de ce livre extravagant et désopilant, plein d’art, de fantaisie bizarre, de style pénétrant et subtil, de ce livre qu’on pourrait appeler « l’histoire d’une névrose ».

Mais pourquoi donc ce névrosé m’apparaîtrait-il comme le seul homme intelligent, sage, ingénieux, vraiment idéaliste et poète de l’univers, s’il existait ?

Le divorce et le théâtre (Le Figaro, 12 juin 1884)

Voici que le divorce entre dans la loi, à la grande joie d’une infinité de ménages ; mais ce qui va être particulièrement intéressant, c’est de le voir entrer dans les mœurs.

Il entre dans la loi, tant mieux. Il était vraiment peu logique que cette loi, qui ne permet pas à un homme de prononcer des vœux religieux, qui ne lui permet point de prendre vis-à-vis de lui-même, un engagement aussi long que son existence, trouvât au contraire juste et sage et naturel de le lier jusqu’à sa mort à un autre être, de l’ensaquer dans le mariage, de le river au boulet de l’amour à perpétuité et de l’accouplement à vie.

Cette obligation de la fidélité, ordonnée par le maire, dont on tenait compte d’ailleurs autant que de la défense de marcher sur les gazons du Bois de Boulogne, va devenir, sinon plus respectée, du moins plus respectable, par cela même qu’on pourra s’affranchir légalement de cette contrainte, au moyen de quelques voies de fait.

Étant donné que la loi humaine est destinée à contrarier nos instincts qui constituent la loi naturelle, il est bien juste qu’on laisse, entre les articles coercitifs, entre les textes rédigés pour réprimer nos gaietés, pour contraindre nos penchants, pour modérer nos goûts, pour restreindre nos libertés, quelques échappatoires de compensation ou de consolation. Le divorce sera un des plus appréciés parmi ces articles de consolation.

Chez nous d’ailleurs, on tombe dans le mariage comme dans un puits sans garde-fou. Il semble équitable qu’on jette au moins dedans une corde à nœuds pour permettre aux imprudents, aux naïfs et aux imbéciles de s’en tirer.

Alors qu’il est si difficile d’assortir deux chevaux pour un attelage, on vous assortit deux êtres à l’aveuglette, au petit bonheur, pour le plus grand malheur de l’un et de l’autre. Chez les peuples nos voisins, on tolère des épreuves préliminaires, des expériences de caractère et de vie commune au moyen de voyages d’essai, de flirtations et de familiarités limitées qui peuvent être suffisamment révélatrices sans devenir des acomptes. On respire la fleur sans la cueillir.

Chez nous, rien. On se regarde une ou deux fois en présence des parents et des grands-parents. C’est tout juste si on peut s’assurer de la rectitude des yeux et de la taille ; on ne s’apercevrait certes pas d’un défaut de prononciation, car on échange à peine les paroles nécessaires pour se convaincre que la jeune fille n’est pas muette, mais on ne découvrirait point qu’elle est bègue. Quant à toutes les autres accordantes indispensables pour vivre ensemble sous le même édredon, on les néglige.

Et le prêtre et le maire vous déclarent enchaînés l’un à l’autre jusqu’à la mort, jusqu’à la mort désirée de celui qui délivrera son compagnon de misère. Voilà.

Donc, le divorce a du bon ; et pour beaucoup d’autres raisons encore qui ont été énumérées à satiété depuis que l’honorable M. Naquet est parti en guerre contre le mariage indissoluble, à la façon du chevalier Don Quichotte, le plus noble, le plus généreux et le plus désintéressé des hommes. Mais il va être tout à fait curieux d’observer quelle sera l’influence de cette ressource sur les mœurs, sur la littérature et sur le théâtre en particulier.

La littérature et les mœurs ont toujours marché de front. A l’époque où on écrivait Manon Lescaut, Thémidore ou Le Sopha, la morale française n’était point la même qu’à l’époque d’Antony. Il suffirait aujourd’hui de lire le roman si remarquable et bien typique d’Alphonse Daudet, Sapho, pour comprendre que nous ne ressemblons guère aux hommes de 1830. Cependant, autrefois comme maintenant, c’est principalement dans l’adultère qu’ont travaillé les écrivains. L’impossibilité de rompre le lien conjugal a fourni à l’imagination rusée des auteurs une foule de situations, de péripéties et de dénouements. L’art dramatique surtout doit une vive reconnaissance aux articles du Code civil qui ligaturaient si bien les époux.

Que va-t-il advenir de la situation nouvelle ? Changera-t-elle l’optique littéraire ?

Mais d’abord il faut qu’elle déplace définitivement le point d’honneur marital.

Avec les unions indissolubles, l’époux trompé, se jugeant déshonoré, se trouvait contraint ou de tuer, moyen odieux, ou de fermer les yeux, complaisance indigne et lâche, ou de pardonner, compromis ridicule peu fait pour rendre facile la vie commune par la suite.

Aujourd’hui, il lui suffira de battre sérieusement sa femme pour créer un cas de divorce, et s’en faire débarrasser par la loi.

Mais les drames de la vie conjugale ainsi simplifiés, il se peut que les auteurs dramatiques se trouvent maintenant tout à fait à court de dénouements. Ils seront donc forcés de s’ingénier, d’inventer des combinaisons adroites ou tragiques, de diversifier par des procédés astucieux, de mouvementer cette fin d’acte monotone et plate du divorce prononcé.

Ils trouveront d’ailleurs mille moyens encore inattendus dans la présence et l’intervention des enfants. Et la Justice divine apparaîtra par la voix d’un mioche de dix ans qui maudira son père ou sa mère suivant l’origine des torts.

En somme, le premier résultat du divorce sur les Lettres va être de diminuer considérablement la mortalité dans les livres et sur les planches, car les auteurs pouvant se débarrasser facilement, par un moyen aussi simple, de personnages gênants pour conduire le héros à d’autres aventures, négligeront de plus en plus le vieux procédé tragique du suicide ou de l’assassinat.

Ils auront toujours, d’ailleurs, la grande et éternelle ressource de la jalousie, car Othello n’a rien de commun avec George Dandin.

A ce point de vue même, le divorce ouvrira un horizon nouveau ; il va éveiller dans les cœurs une jalousie encore ignorée, la jalousie du passé.

Nous apportons dans les affaires du cœur une manière de voir très spéciale, déterminée par la tradition et par le tempérament français.

Quand nous nous décidons à nous marier, après avoir pas mal roulé, suivant l’expression consacrée, nous n’admettons pas que la jeune fille choisie par nous puisse avoir le plus léger soupçon du système organique de la vie. Elle doit être tellement ignorante, innocente et naïve, que ces trois qualités ne pourraient se trouver réunies, poussées à ce point, que grâce à une extrême bêtise. Nous tolérons la bêtise de notre fiancée, nous la déclarons même adorable, mais nous nous révoltons absolument au plus léger doute sur son parfait aveuglement.

Nous n’admettons même pas qu’une simple amourette ait traversé son cœur avant notre apparition ; et la pensée qu’un cousin a pu troubler ses rêves, la croyance qu’un autre homme a dû l’épouser, l’aventure chuchotes d’un mariage manqué pour des raisons inconnues, souvent pour des raisons de dot, nous la fait considérer comme défraîchie, comme avariée, comme dépréciée.

Or, si nous ne tolérons pas qu’une jeune fille ait été même effleurée par le désir d’un autre homme, comment consentirions-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?

Et les veuves, dira-t-on ?

Le cas est différent. Le prédécesseur n’existe plus. Et puis la veuve n’est-elle pas un peu considérée chez nous comme un objet d’occasion. Les veuves épousent en général des veufs, des vieux militaires éclopés, des célibataires goutteux, tous les débris de la race mâle.

Il se peut donc que la femme divorcée perde beaucoup de sa valeur à nos yeux, de sa valeur commerciale.

Enfin, admettons que ce préjugé, assez vif dans les premiers temps, s’efface par la suite, comme tous les préjugés, quelle sera l’attitude du second mari s’il est d’un tempérament jaloux ?

Shakespeare, dans Othello, n’a pas dit toute la jalousie. Elle est tantôt sourde et tantôt brutale ; tantôt elle attaque le cœur d’un choc impétueux, tantôt elle glisse, elle rampe, elle ronge, elle a des ruses, des perfidies, des dessous.

Comme il souffre, l’homme jaloux ! Celui que la jalousie travaille incessamment, comme un mal secret, un mal honteux et dévorant.

Dans le mariage tel qu’il existe, la jalousie peut prendre deux formes.

Tantôt l’homme, le possesseur légal, n’est jaloux que du fait, de l’adultère possible, ou même des attentions physiques des hommes, de leur galanterie, de leurs compliments, de leurs regards, de leurs intentions apparentes.

Mais tantôt il est jaloux de l’âme même de sa femme, et celui-là endure un supplice abominable.

Sa femme, il la guette sans cesse, inquiet de tout, de ses gestes, de ses paroles, de ses regards.

Oh ! Ne pas savoir ! Aimer et suspecter toujours ! Être le maître de par la loi, le maître violent de ce corps, et ne jamais savoir quelle pensée se cache derrière ces yeux clairs ! Il la serre dans ses bras, il ne la tient jamais. Sait-il où est son désir, où va son caprice ?

La voilà, si prés de lui, si loin peut-être ? Elle sourit ! A qui ? À lui ou à un rêve, à un autre qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit point, qu’elle appelle de toute sa tendresse, à qui elle se donne sous les baisers conjugaux ?

Oh ! Misère ! Ne jamais pouvoir pénétrer dans cet esprit, tenir, sentir, serrer cette chair et jamais cette âme ! Songer que sa bouche peut mentir, que son abandon peut mentir, que ses caresses peuvent mentir, qu’il n’aura jamais autre chose que l’illusion physique et vaine de la possession ; et qu’elle peut, avec sa grâce séduisante, le tromper tant qu’il lui plaît dans le secret impénétrable de son cœur ?

Que lui importe même la chasteté du corps ; ce qu’il veut, c’est le consentement ravi de son désir ! L’a-t-il eu jamais ? L’aura-t-il jamais ?

Il connaît cette torture atroce du soupçon incessant qui harcèle, s’évanouit une seconde, revient plus vif, qui cherche des preuves, tend des pièges, et toujours, toujours, épie la pensée, la seule pensée. Il a sans cesse cette odieuse sensation d’être trompé, non par le fait, mais par l’âme.

C’est au torturé de cette nature que le divorce réserve d’indicibles angoisses. Que fera-t-il, cet homme, s’il a pris pour compagne intime de tous les instants une femme qu’un autre a déjà possédée ?

Un amant a le droit de se dire : « Cette femme est bien à moi, puisqu’elle s’est donnée librement, bravant tous les risques et tous les enseignements de la morale. »

Mais le mari, celui qu’on a choisi peut-être pour des raisons pratiques, pour un nom, pour sa fortune, pour d’autres motifs encore, par fatigue, par dépit, a le droit aussi de toujours douter que sa femme lui appartienne dans le secret de son cœur.

Or, si cette femme a déjà appartenu à un autre, quelle forme prendra la jalousie chez lui, et comment naîtra-t-elle ? C’est ici que l’art dramatique découvrira une Californie de situations nullement soupçonnées jusqu’à ce jour. Nous en pouvons, à première vue, noter plusieurs, les unes comiques, les autres tragiques.

Les deux nouveaux mariés sont tranquillement assis au coin du feu. Ils parlent de la pluie et du beau temps. Elle dit : « Duhamel, mon premier mari, avait un cor qui le tracassait beaucoup les soirs d’orage. »

Le nouvel époux devient sombre, un premier frisson le parcourt, ce qui le fait rêver à d’autres choses, etc.

Une femme rusée et méchante pourra sans cesse établir tout haut des comparaisons morales ou physiques tout à fait désobligeantes pour le second époux. Ce moyen scénique sera certainement souvent employé.

Certains maris seront obsédés par le souvenir du premier et ne cesseront de questionner leur femme, jour et nuit, sur ce qu’il faisait, sur ce qu’il disait, sur ce qu’il pensait, sur toute sa manière d’agir et de se comporter dans toutes les situations de la vie. Ils finiront même par l’appeler de son petit nom tout court : « Qu’est-ce qu’Octave aurait fait à ma place en cette circonstance ? »

Il y aura encore là, assurément, un gros élément de comique. Un grand nombre d’effets pourront être tirés de cette situation. Un mari, jaloux rétrospectivement, est torturé par la crainte que son prédécesseur n’ait été trompé par leur femme.

L’autre était bête, il le sait ; ridicule, il le sait ; brutal, il le sait ; sournois, il le sait ; certes, cela n’aurait pas été volé ; cependant il a une peur horrible que cet accident n’ait eu lieu, et il emploie toutes ses ruses à le découvrir.

Elle a, en parlant de l’autre, un petit ton méprisant et gai, tout à fait réjouissant, tout à fait favorable au successeur, mais aussi un peu inquiétant. Car enfin... si cela était arrivé... quelles garanties aurait-il, lui, le nouveau, pour la suite ?

Et puis, il veut bien épouser une femme qui a eu un mari, mais pas une femme qui a eu un amant !

Alors, à force d’astuce, à force de la questionner, de se moquer lui-même du numéro I, de le blaguer, de répéter : « Comme ce serait drôle si tu l’avais trompé, comme ce serait drôle ; c’est ça qui m’amuserait à savoir. En voilà un qui le méritait, hein, quelle brute ? », il finit par la faire avouer. Elle laisse comprendre. Elle sourit d’une telle façon, qu’il devine. Alors, tout à coup, mordu au cœur, exaspéré, il commence à la traiter de misérable, de gueuse, de fille, puis, vengeant l’autre, il la gifle, la bat, l’assomme et finit par l’abandonner, ne pouvant vivre avec cette idée qu’elle a trompé son prédécesseur.

Que de complications amusantes aussi avec l’introduction, dans le nouveau ménage, de tous les amis du premier ménage, avec les inquiétudes de l’époux numéro 2 devant ces visages qu’il ne connaît pas, qu’il suspecte ? Que de points d’interrogation et de doutes dans son esprit ! La scène à faire se passerait entre les deux maris. Le dernier occupant ne parvient point à découvrir tous les mystères du cœur de sa femme. Il reste devant elle comme devant un coffre à secret. Alors il se décide à aller demander quelques renseignements intimes et pratiques au premier, qui le renseigne avec la plus large complaisance et lui donne une multitude de détails précis, certains, terribles.

Grand dialogue plein de mouvements.

Et puis, que de piqûres morales à la pensée de la première intimité, au soupçon de choses mystérieuses que le second n’ose pas deviner.

Et puis, qu’arriverait-il si elle rencontrait par hasard le premier ? Quel regard échangeraient-ils ? Qui sait, la femme oublie si vite ! Elle est si capricieuse !

Enfin, sous mille faces nouvelles, cette nouvelle situation pourra être envisagée. Il est probable que l’Ambigu y perdra, que le Gymnase n’y gagnera rien, mais que le Palais-Royal y fera fortune.

Sur et sous l’eau (Le Gaulois, 30 juin 1884)

Qui de nous ne s’est demandé en passant auprès d’un pont, comment on avait pu enfoncer les fondations sous l’eau et planter ainsi, au milieu d’une rivière, ces lourdes piles qui portent les arches ?

Puis, las de chercher par quels moyens les ingénieurs parviennent à ce résultat, on se dit : « Ils font le vide ! » Et, la question ainsi résolue, on demeure tranquille et satisfait.

Mais comment font-ils le vide ?

Au moyen de pompes à vapeur, n’est-ce pas ? Cela semble simple. On construit une chambre avec une forte charpente de bois et on épuise l’intérieur.

Il est encore un autre moyen, beaucoup plus surprenant, beaucoup plus curieux.

Nous allons, s’il vous plaît, entreprendre un court voyage entre Paris et la Normandie, et chemin faisant, descendre au fond du fleuve par un procédé des plus étranges.

La lune allait disparaître, un peu mangée du côté gauche ; il était minuit environ. Mon ami Pol et moi, nous regardions l’eau couler, moirée d’une lumière jaune et frémissante.

Nous devions partir, au point du jour, dans une de ces longues embarcations qu’on nomme des yoles, pour descendre la Seine jusqu’à Poses, et visiter les travaux du magnifique barrage, le plus puissant qui soit au monde, construit sur les plans et d’après les idées nouvelles de M. l’ingénieur en chef Caméré.

Nous étions assis sur l’herbe, respirant doucement l’air savoureux de la nuit chaude et la tiède humidité des berges. Et nous causions. A notre droite le vieux moulin de Maisons-Laffitte tendait sa lourde jambe de pierre au-dessus du petit bras, et, autour de l’arche, le remous rapide et tournoyant faisait, sous la lune, de gros bouillons de feu.

— Il ferait rudement bon sur l’eau, dit Pol.

— Voulez-vous que nous partions tout de suite ? demandai-je.

— Oui, très volontiers.

— Allons !

Le mince bateau fut tiré de la cave qui lui sert de logis, et il glissa vivement dans l’eau sur les planches du débarcadère. Puis on embarqua dedans les deux paires d’avirons, nos valises car nous avions à faire quatre jours de rivière, la boîte à suif indispensable, la carte de la Seine de Paris à la mer, la peau de mouton qui capitonne le siège du barreur. Et nous voilà partis.

Il n’est rien de plus charmant, et de plus effrayant aussi, qu’un fleuve la nuit.

Aucun bruit qu’un vague murmure, un clapotis presque insensible, un frisson d’eau qui coule. On va vite, on glisse, on passe, sur cette chose froide, insaisissable, fluide, perfide, transparente et terrible.

On voit à peine les berges peuplées d’ombres, démesurément hautes ou toutes courtes. Parfois on file le long d’une armée de roseaux qui semblent parler bas, causer entre eux par le frémissement de leurs longues feuilles, se raconter des histoires inconnues, ces histoires du fond qu’ils savent, eux poussés dans les vases épaisses.

Parfois un pont semble barrer la route, ouvrant seulement comme un précipice, le trou clair et trompeur de son arche. Parfois encore on entend au loin, un bruit sourd et continu, un grondement lourd qui semble venir des profondeurs du fleuve. C’est la chute d’un barrage. Et le bateau n’avance plus qu’à peine, et les deux hommes qui le montent, inquiets, sondent les ombres de l’œil, cherchant le point précis où il faut aborder.

Puis nous passons sur nos épaules la légère embarcation de l’autre côté de la cascade, qui luit sous la lune comme un immense bourrelet de neige ; et nous repartons emportés follement par le courant tournoyant de la chute, soulevés par les remous, filant comme dans un rêve, silencieux, émus, anxieux et ravis.

La lune se couche. Des ténèbres opaques nous enveloppent. Nous allons toujours, sur l’eau noire qui fuit, le cœur un peu crispé par un délicieux sentiment de crainte. Des bruits légers nous font tressaillir, bruits inconnus, troublants, incompréhensibles. On dirait tantôt un cri humain, poussé très loin ; tantôt des paroles basses, chuchotées tout près, quelque part, contre nous, dans le vide obscur qui nous entoure ; le plongeon d’un poisson qui a sauté, l’appel fuyant d’un oiseau de nuit, la voix légère d’une bête inconnue qui semble scier une branche d’arbre, et qui continue indéfiniment cet étrange chant mécanique, monotone et régulier, d’autres rumeurs confuses, presque imperceptibles, nous font courir à tout instant un rapide frisson sur la peau.

Où allons-nous ? Où sommes-nous ? Où sont les berges ?

Le rameur s’arrête à tout instant pour regarder à son tour dans le sombre, derrière son dos ; et le barreur inquiet, les yeux grands ouverts sur les ténèbres, déclare

— Je ne vois plus rien. S’il arrive quelque chose, je n’en suis pas responsable.

Et avec nous, sous nous, autour de nous, l’eau coule, muette et profonde. Elle coule sans cesse, sans s’arrêter ; elle va, elle va comme la vie, l’eau rapide et lente, impénétrable et claire, dangereuse et charmante.

— En route, camarade ; le hasard a des yeux pour nous !

Voici le jour. Le ciel pâlit ; des formes se dessinent autour de nous ; des oiseaux s’éveillent le long des rives ; une buée fine, un voile blanc, épais et transparent, flotte à la surface du fleuve.

Nous reconnaissons la côte. Voici Carrières à gauche ; Poissy, devant nous, jette en travers de la rivière son large pont couvert de maisons. Nous prenons les petits bras, pleins d’îles et pleins d’herbes. Deux canards sauvages s’envolent d’une touffe de joncs ; plus loin, en face de Villennes, un héron, surpris par l’arrivée silencieuse et brusque de la yole, nous éclabousse en se sauvant et s’élève à longs coups d’ailes, en laissant traîner sous lui ses grandes pattes.

Voici Médan, avec la maison de Zola ; voici Triel, puis Meulan, où nous déjeunons.

Repartis après le repas, nous amarrons le bateau le long d’une prairie entourée d’arbres, et, couchés dans le foin, sur le ventre, le dos au soleil et la tête à l’ombre, nous dormons du bon sommeil du plein air, du sommeil calme et fort des moissonneurs qui font la sieste.

Nous avons passé la nuit dans une auberge de Vétheuil, dans une auberge de rouliers et de mariniers. Il était tard. On nous servit des neufs au lard pour le souper ; puis on nous fit entrer dans une chambre à quatre lits. Tous les quatre étaient faits ; mais sur deux seulement on avait posé des bonnets de coton. Ceux-là nous étaient destinés.

Le lendemain, vers quatre heures du soir, nous arrivions à Vernon.

Le petit vapeur des ponts et chaussées, Henri-Chanoine, nous transporta, dès le lever du jour suivant, au barrage de la Garenne où nous devions descendre dans un caisson avec l’ingénieur en chef, M. Caméré, et le jeune ingénieur qui dirige les travaux, M. Clerc.

Si un architecte commençait une maison par le toit, pour la finir par les caves, il ferait un travail équivalent à celui d’un ingénieur qui construit un pont au moyen de caissons à air comprimé.

Donc il s’agit de planter une pile ou un radier au fond de la rivière, même plus avant sur le sol résistant, à sept ou huit mètres au-dessous du fond de l’eau.

On procède de la façon la plus singulière et la plus ingénieuse. On construit d’abord, juste au-dessus de la place où sera la pile, une immense caisse en fer, suspendue au-dessus de l’eau au moyen d’énormes pièces de bois piquées debout au fond du fleuve, et qui font au caisson un collier de poteaux.

Ce caisson, haut de deux mètres, long de seize environ, large de dix, vide en dessous, est surmonté de trois ou quatre grosses cheminées, comparables à celles des bateaux à vapeur, et coiffées d’une sorte de lanterne hermétiquement close, où l’on entre par une petite porte.

Quand cet immense appareil est terminé, on commence à bâtir dessus une énorme muraille, celle de la pile. Puis, dès que la hauteur du mur est suffisante, on laisse descendre la caisse au fond du fleuve.

Aussitôt qu’elle est entrée dans le sol vaseux on souffle dedans de l’air comprimé au moyen de puissantes machines. Cet air chasse l’eau, fait le vide dans l’intérieur de la colossale boîte de fer. Alors les ouvriers descendent dedans au moyen des cheminées, et ils se mettent à creuser.

Ils creusent, enlèvent la vase, enlèvent le sable, la terre, les pierres, le roc, tout ce qu’ils trouvent.

Et le caisson descend toujours, enfonce sans cesse, de jour en jour, d’heure en heure, de minute en minute, ses murs de fer, aigus comme un couteau, dans le sol sans cesse miné sous lui.

Et, pendant ce temps, les maçons travaillent au-dessus, bâtissent toujours le mur du pont, qui plonge de plus en plus, et force à plonger de plus en plus le caisson géant qui le supporte.

Et tout cela s’enfonce sans répit, les ouvriers, la boîte et la pile sous le poids grandissant, sous le poids formidable de la maçonnerie accumulée, qui écraserait tout, boîte de fer et ouvriers, si les machines, à mesure que la charge augmente et que l’appareil descend, n’augmentaient la pression de l’air comprimé qui oppose sa force invisible, sa force invincible à la force effrayante des blocs accumulés, et qui rend les parois du caisson inflexibles, inécrasables.

Mais il suffirait qu’une des machines cessât de fonctionner pour que la masse redoutable de la muraille broyât, au fond de l’eau, les hommes enfermés dans la prison de tôle, et mêlât une bouillie de chair et de sang à la bouillie de vase et de sable qu’ils travaillent.

Cet accident faillit arriver l’an dernier. Un caisson, cédant sous la charge, se fendit en deux. L’eau immédiatement se précipita, l’envahit. Quelques secondes de plus, les ouvriers étaient écrasés ou noyés. Ils eurent le temps cependant de gagner les cheminées et de remonter à l’air libre.

Un autre danger est à craindre. Quand les murs tranchants de l’appareil rencontrent tout à coup un sol mou, après le sol dur où ils pénétraient d’une façon lente et régulière, ils peuvent enfoncer brusquement d’un mètre. Alors toute l’immense machine chavire, et les travailleurs sont perdus.

En temps ordinaire, le mur et le caisson descendent d’environ vingt centimètres par jour.

Lorsqu’on arrive enfin au sol résistant, qu’on rencontre en Seine à sept ou huit mètres au-dessous du fond de l’eau, soit à dix mètres au-dessous du niveau de la rivière, on cesse de creuser ; les terrassiers remontent, et les maçons descendent à leur tour dans la boîte. Alors ils se mettent à maçonner l’intérieur même du caisson ; ils l’emplissent de pierres et de ciment, reculant d’heure en heure devant cette muraille qui emplit peu à peu la caisse, fuyant devant leur besogne jusqu’à l’entrée des cheminées, travaillant à genoux, à plat ventre, une chandelle à la main. Puis ils maçonnent l’intérieur de la cheminée elle-même, et remontent peu à peu au jour, chassés de là-dedans par le mur qui grandit sous leurs pieds, et lorsqu’ils arrivent à la lumière, la pile du pont est terminée, assise sur des fondations inébranlables.

On nous fit entrer d’abord dans une petite cabane en bois où on nous vêtit de blouses de toile nouées au cou et aux poignets, de culottes de toile nouées aux chevilles, et de gros souliers de cuir jaune ; puis, gagnant le milieu du fleuve par un étroit passage en planches porté sur pilotis, nous arrivâmes bientôt sur un radier en construction.

Quatre cheminées surmontées de leurs lanternes donnaient accès dans le caisson, qui se trouvait alors à huit mètres au-dessous du niveau de l’eau.

On ouvrit la petite porte d’une de ces lanternes, et nous passâmes l’un après l’autre, péniblement, par l’ouverture pour entrer dans une étroite chambre ronde, obscure, où nous nous serrâmes en cercle, comme des sardines dans leur boîte, autour d’une plaque de fer ronde, comparable à celles qui ferment les trous d’égout sur les trottoirs, mais beaucoup plus petite, si petite qu’on ne pouvait croire, en la voyant, qu’un homme pourrait descendre par là.

Nous étions six dans cette case : les deux ingénieurs, mon ami Pol, un contremaître, un terrassier et moi. On alluma deux bougies, puis on ferma la porte du dehors. Alors, un des ingénieurs nous donna des conseils, car nous allions subir une épreuve assez pénible. Il s’agissait de faire pénétrer dans la lanterne l’air comprimé du caisson pour égaliser la pression en haut et en bas. Donc, on ouvrit un robinet : un bruit de souffle furieux, un bruit de machine à vapeur se fit entendre, et brusquement nous ressentîmes, au fond des oreilles, une sensation étrange et douloureuse.

L’air comprimé, envahissant la chambre, tendait à les ariser nos tympans, la pression intérieure de nos corps se trouvant tout â coup infiniment moindre que la pression extérieure.

Il faut alors serrer avec les doigts les narines, et faire le simulacre de souffler, pour tendre, du dedans au dehors, ta peau légère du tympan, et lui permettre de résister à la force nouvelle qui la presse.

On procédait d’ailleurs avec prudence, car certains hommes ne peuvent supporter ce passage de l’air libre à l’air comprimé, et les accidents, bien que fort rares, sont possibles.

Au bout de quelques minutes, tout malaise avait disparu. Alors on ouvrit la petite trappe ronde que nous entourions, et j’aperçus, là-bas, très loin, au bout d’une longue cheminée, une lueur vague et des hommes qui remuaient.

Il fallait descendre par ce tuyau au moyen d’échelons en fer, gros comme le doigt. Un des ingénieurs plongea le premier dans ce trou gluant, dont les parois sont bourrées de vase car c’est aussi par là qu’on remonte toute la saleté du fond du fleuve.

Je le suivis, cherchant du pied dans l’ombre les barres de fer du dessous, cramponné par tes mains à celles du dessus, m’appuyant des reins contre la paroi fangeuse ; et les hommes qui descendaient sur moi me faisaient tomber sur la tête une pluie de terre humide qu’ils détachaient, avec leurs dos, des murs de ce tube de tôle.

Au bout de deux ou trois minutes, après une gymnastique pénible pour changer d’échelles, les bouts raccordés ne se suivant pas, je mis le pied sur le sol quel sol ! Une bouillie où on enfonçait jusqu’à mi-jambes.

Alors j’aperçus une vaste cave, où travaillaient une trentaine d’hommes, tous Autrichiens et Italiens, car les Français refusent de descendre dans ces dangereuses machines, qui usent, en quelques mois, la santé d’un ouvrier.

J’allais, guidé par l’ingénieur qui dirige ce travail, M. Clerc. Les murs de tôle, terminés en lame, doublés de maçonnerie pour augmenter leur résistance, reposent sur le sol liquide qu’ils pénètrent peu à peu à mesure que les hommes creusent et font monter les déblais par les cheminées.

L’eau ne peut entrer dans cette demeure souterraine, chassée par la puissance de l’air que les pompes insufflent sans cesse dedans. Quelques bougies éclairent à peine cette immense pièce lugubre, silencieuse, où les ouvriers s’agitent comme des ombres. Un vague bruit de machine, un ronflement monotone et continu en trouble seul le silence. On touche du front le plafond de fer qui supporte le pont, le pont qui grandit là-haut sous les mains des maçons, à mesure que sa fondation descend sous les mains des terrassiers.

M. Clerc me raconte un détail singulier. Cette vie dans l’air comprimé agit d’une façon dangereuse sur le système nerveux, et il suffit d’un séjour de quelques instants dans cette atmosphère pour éprouver des troubles cérébraux ou physiques très sensible.

Ce phénomène a rendu jusqu’ici inutile ou plutôt inutilisable une découverte de M. Paul Bert.

Celui-ci, ayant constaté que le protoxyde d’azote perd ses propriétés toxiques dans l’air comprimé, a eu l’idée de construire une grande chambre claire où les chirurgiens pourraient opérer les malades endormis au moyen de ce gaz, sous une pression aussi faible que possible. Mais il arriva que les médecins perdaient là-dedans leur présence d’esprit, leur calme, leur sûreté de main ; et il fallut renoncer à se servir de cette invention.

Enfin nous remontons par la même cheminée, laissant les terrassiers accomplir leur triste besogne.

Puis il fallut subir de nouveau l’opération du passage à l’air libre, en se bouchant les oreilles pour diminuer la tension intérieure du tympan, et nous reparaissons au jour, couverts de fange jaune des pieds à la tête.

Deux heures plus tard, nous arrivions au magnifique barrage de Poses, construit sur les plans de M. l’ingénieur en chef Caméré.

Ce barrage, le plus haut qui soit au monde, retenant l’eau au moyen de rideaux ou plutôt de stores de bois, qui se déroulent, peut maintenir le niveau du fleuve à une élévation de cinq mètres, tandis que les anciens systèmes ne parviennent pas à soutenir trois mètres d’eau.

Le barrage de Poses, grâce à sa puissance, rendra navigable la Seine sur une distance de quarante kilomètres, sans un obstacle.

Rien de plus étonnant que les écluses et que le labyrinthe des couloirs où passera l’eau pour les emplir ou les vider. On songe là-dedans à des catacombes gigantesques, à des voûtes de cathédrales.

Et nous repartons, le soir même, pour Rouen, dans notre petite yole, qui glisse vivement le long des berges, en faisant fuir, comme des éclairs bleus, les rapides martins-pêcheurs.

La femme de lettres (Le Figaro, 3 juillet 1884)

Un éminent philosophe anglais, M. Herbert Spencer, a écrit dans son livre L’Introduction à la science sociale que la femme artiste est un monstre dans ta nature ; et, comparant les facultés et les fonctions de l’homme et de la femme, il conclut que la production cérébrale chez la femme, être destiné à la production de l’espèce, est aussi anormale que la faculté d’allaiter les enfants chez l’homme. On a pourtant rencontré quelquefois ces deux phénomènes : l’homme nourrice et la femme artiste ; mais il ne faut pas admettre ces rares exceptions comme des règles.

M. Herbert Spencer examine et analyse ensuite les causes de l’impuissance générale et définitive du sexe à qui nous devons George Sand, en matière d’art.

Un autre philosophe, un Allemand, Schopenhauer, développant la même thèse avec une conviction passionnée, prend comme exemple de cette impuissance absolue deux arts où les femmes s’exercent autant que nous, sinon davantage, la peinture et la musique. Il n’a pourtant jamais existé un grand peintre ni un très grand musicien parmi les femmes, malgré leurs efforts, leur instruction et l’acharnement des concierges parisiens à envoyer leurs filles au Conservatoire.

Schopenhauer donne également les raisons de cet insuccès constant.

Pourtant il a existé et il existe des femmes écrivains qui ont eu ou qui ont du talent, beaucoup de talent. J’ai cité George Sand. D’où vient cette contradiction de la nature et cette bizarrerie fonctionnelle ?

De ceci : qu’on peut être un homme ou une femme de lettres, qu’on peut être même un grand écrivain sans être un artiste, tandis que tes grands musiciens et les grands peintres (je ne parle point de l’armée des médiocres) sont fatalement et essentiellement des artistes.

La distinction est subtile. Essayons pourtant de la noter.

Pour être un artiste, il ne suffit pas à un écrivain de penser avec puissance, de penser même avec génie, et d’exprimer sa pensée clairement et fortement.

Cela suffit pourtant pour être un grand homme.

L’artiste cherche à mettre dans son œuvre autre chose que de la pensée ; il veut y mettre cette chose mystérieuse et inexplicable qui est l’Art littéraire. Qu’est-ce que cela qu’ignorent tant de romanciers ? Comment l’expliquer au buste ?

L’artiste ne cherche pas seulement à bien dire ce qu’il veut dire, mais il veut donner à certains lecteurs une sensation et une émotion particulières, une jouissance d’art, au moyen d’un accord secret et superbe de l’idée avec les mots.

Une chose très claire et très bien exprimée d’une façon peut cependant, en modifiant un peu la phrase qui la dit, en changeant seulement la place d’un mot, produire immédiatement un effet saisissant de beauté, de vie, s’animer, s’éclairer, devenir visible, émouvante, admirable.

L’artiste, que ce soit pressentiment ou science acquise, instinct ou raisonnement, poursuit sans cesse cette beauté, cette force plastique des mots qui deviennent vibrants, vivants dans sa phrase. Il sait que derrière ce qu’il veut dire, il peut dire autre chose encore, qu’il peut donner à certains lecteurs une émotion exquise, remuer leur âme, éveiller leur esprit, leur ouvrir des horizons rien que par des intentions obscures, cachées dans le style. Il met la délicate musique de l’expression sur la chanson de la pensée. Il sait qu’il suffit de poser un adjectif ici ou là, pour ajouter à l’idée même une puissance irrésistible, pour la revêtir d’une beauté presque physique ; il sait qu’en modifiant un rien l’ordonnance seule de sa phrase, il peut en changer toute la signification secrète. Il sait qu’avec des mots on peut rendre visibles les choses comme avec des couleurs ; il sait qu’ils ont des tons, des lumières, des ombres, des notes, des mouvements, des odeurs ; que, destinés à raconter tout ce qui est, ils sont tout, musique, peinture, pensée, en même temps qu’ils peuvent tout ; que lourds, et flasques, simples syllabes douées d’un sens, sous les doigts des lourdauds de lettres, ils deviennent sous la plume d’un artiste des êtres vivants, spirituels et beaux. Alors, voulant donner à ce qu’il dit une valeur complexe participant de tous les arts, l’écrivain jette des sous-entendus dans leurs sonorités combinées, indique des nuances dans leur disposition, glisse des insinuations dans leurs accords, met des intentions dans les virgules.

Faut-il un exempte ? Thiers fut un historien clair, précis, méthodique et nullement artiste. On le comprend bien, on estime son talent.

Mais ouvrons Michelet, et nous voyons immédiatement les personnages d’autrefois vivants, comme s’ils apparaissaient devant nous, avec leur figure, leurs gestes, toute leur allure, évoqués par un seul mot, dressés debout dans l’histoire d’une façon définitive.

Sitôt qu’il touche à une époque, ce grand résurrecteur du passé, il la fait apparaître tout entière, rien que par quelques adjectifs. Par ta vigueur du mot choisi, par la précision du verbe, par la justesse de l’épithète, par la contexture savante et bizarre de sa phrase, il réveille en quelques lignes tout un peuple disparu.

Celui-là, c’était un grand artiste. Cela, c’est l’art.

Pourtant, beaucoup d’hommes ont été de grands historiens sans être des artistes à la façon de Michelet. Beaucoup de romanciers ne sont point des artistes puisque Balzac, le plus grand de tous, n’en fut pas un, puisque Stendhal n’en fut pas un.

La poursuite de cette beauté est autre que la recherche de l’intérêt ou que la préoccupation de la vérité.

Les femmes ont de l’imagination, de l’invention, du charme, du pathétique et du dramatique, mais elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais le sens divin de l’art. Et voilà pourquoi il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de femmes poètes. Car les poètes, comme les musiciens et comme les peintres, doivent être avant tout des artistes. Sans cela ils ne sont rien. Qu’on lise de Victor Hugo Booz endormi, de Leconte de Lisle Les Éléphants, pour comprendre ce dont est incapable l’esprit des femmes.

Ce qu’il y a de très remarquable chez les femmes intelligentes, c’est un sens de la vie bien supérieur en général à celui des hommes ; c’est pour cela qu’elles deviennent souvent d’admirables politiciennes. Douées d’une ruse native surprenante, d’un flair presque infaillible, d’une souplesse et d’une pénétration excessives, elles ont une manière de voir les choses et de se prêter aux événements, en rêveuses désillusionnées, qui nous étonne bien souvent.

George Sand, dont on publie en ce moment la correspondance, se montre à nous tout entière dans ses lettres, avec son grand esprit, sa large philosophie, un délicieux bon sens, une complète indépendance, et en même temps quelques-uns des défauts féminins. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’elle n’a jamais même songé à être un artiste.

Elle parle de son métier en personne pratique avec la pensée constante de l’argent gagné, honnêtement gagné. Elle ne prononce jamais le mot Art, sauf dans une lettre à Flaubert, à la façon d’un écho. Jamais elle ne semble avoir senti le frisson sacré, l’émotion délicieuse, l’ivresse divine de la création artiste. Jamais la seule griserie de l’œuvre ne met du feu dans ses veines et de la folie dans sa tête. Elle confesse elle-même qu’elle savate ses romans, tant elle produit facilement, sans préoccupation de tout ce travail voilé, de tout ce travail d’intentions, qui rendait si compliquée la besogne de Flaubert.

Elle a même écrit : « J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »

C’est donc la nécessité seule qui l’a faite femme de lettres, et non chez elle l’éclosion normale du talent qui germe et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.

Mais aussi a-t-elle eu la faculté de ne jamais devenir un homme de lettres. Et voilà pourquoi elle nous apparaît si grande, charmante, sincère et bonne.

Si, en général, la femme artiste est un monstre dans la nature, l’homme de lettres en est un autre, un monstre autant par ses qualités que par ses défauts, car, en lui, aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses foies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intentions. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi. Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions spontanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite. Il ne vit pas, il regarde vivre les autres et lui-même.

S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton. Il se dit, en revenant du cimetière où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde

« C’est singulier, ce que j’ai ressenti, etc. » Et alors, il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.

Il a tout vu, tout retenu, tout noté malgré lui, parce qu’il est avant tout, malgré tout, un monstre, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte que la répercussion chez lui est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif. Il semble avoir deux âmes, l’une qui recueille et commente chaque situation de sa voisine, l’âme naturelle commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.

Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.

Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout, autour de lui, devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions et il. souffre d’un mal étrange, d’une sorte de désenchantement de lui-même qui fait de lui un être effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant.

Il n’a rien de franc, pas même la bonté, pas même la douleur. Son appareil d’observation lui sert d’âme après renseignement, de cœur après réflexion. Chez lui, l’intelligence remplace la nature.

Comme l’a dit George Sand elle-même : « Ils sont hommes de lettres, et pas hommes. »

Mais elle, comme elle est femme, bonne femme, vibrante, sincère, d’esprit élevé et large.

Elle s’explique elle-même dans une page charmante :


« Où est le modèle ? Je ne sais pas, je n’en ai pas connu à fond qui n’eût quelque tache au soleil, je veux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l’épicier. Vous n’avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l’ai. J’aime les classifications, je touche au pédagogue. J’aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J’ai des distractions et je touche à l’idiot. Et puis, enfin, je n’aimerais pas la perfection. Je la sens et je ne saurais la manifester ...

... Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre, et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l’analyse ; autrefois c’était le contraire. A présent, ce qui se présente à mes yeux quand je m’éveille, c’est la planète ; j’ai quelque peine à y retrouver le moi qui m’intéressait– jadis et que je commence à appeler vous au pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable... »


Et ailleurs, elle s’écrie


« Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l’honneur, le devoir et la fatigue de vivre ? Moi je me rejette dans l’idéal d’un éternel voyage dans des mondes plus amusants.

La vie que l’on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu’ils voient. Tout s’y répète et s’y rabâche ...

... L’idéal serait de vivre avec un bon et grand cœur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt à tout.

... J’aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J’aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j’aime tout ce qui est autour de moi n’importe où je suis. C’est de l’idiotisme auditif, variété nouvelle ...

... Il n’y a d’intéressant dans ma vie à moi que les autres... L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais pas bien, je croirais que c’est une maladie. Si mon vieux cœur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c’est de l’égoïsme ; bref, je ne sais pas, c’est comme ça. »


Tout cela n’est-il pas bon enfant, vrai, sage, sain, charmant et contradictoire ?

Elle raconte sa vie à Nohant, et parle des marionnettes si remarquablement manœuvrées par son fils, M. Maurice Sand :


« […] Ces pièces-là durent jusqu’à deux heures du matin et on est fou en sortant. »

Je suis sûre que tu t’amuserais follement aussi, car il y a dans ces improvisations une verve et un laisser-aller splendides, et les personnages sculptés par Maurice ont l’air d’être vivants d’une vie burlesque, à la fois réelle et impossible, cela ressemble à un rêve.

Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d’ardeur et de passion que quand il s’occupe de science. C’est vraiment une charmante nature et on ne s’ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment ; agissant toujours, s’occupant de tout, se couchant sur le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher ; criant qu’elle a mal et riant aux éclats d’une mouche qui vole ; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer, pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin c’est une nature et un type : ça chante à ravir, c’est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre ; et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu’elle organise.

La petite Aurore s’annonce toute douce et réfléchie […]

Mais comme je bavarde avec toi ! Est-ce que tout cela t’amuse ? Je le voudrais pour qu’une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu n’étais pas un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner à la vie pour la vie. Ah ! Quand on est en vacances, comme le travail, la logique, la raison semblent d’étranges balançoires. »


Et partout, de page en page, on rencontre des idées éblouissantes comme des lumières, des vérités largement aperçues, d’admirables paysages, sincères et charmants. Et on aime cette grande femme si simple, géniale et modeste.

La lune et les poètes (Le Gaulois, 17 août 1884)

Un poète d’un talent bizarre, très aimé des Parnassiens, et peu compris des gens du monde, M. Stéphane Mallarmé, s’est déclaré l’ennemi de la lune. Il a peut-être raison. Mais il cherche, dit-on, les moyens de la détruire. Il est peu probable qu’il y parvienne.

Cet astre le gêne, le fatigue, l’obsède, l’exaspère, avec sa face de pleureuse, son air de veuve inconsolable, sa triste mine d’anémique et sa lumière jaune, toujours pareille.

La haine de M. Mallarmé se comprend quand on lit les poètes, les petits poètes, les bons petits poètes, les braves jeunes gens qui ouvrent leur cœur et célèbrent la rosée, la lune et les étoiles, tous les ans, au printemps, en des volumes qui ressemblent à des recueils de chansons.

Ils sont vraiment bien surprenants, les petits poètes. Ils s’aperçoivent un matin qu’il fait bon au lever du jour, et ils éprouvent aussitôt le besoin de nous raconter qu’ils ont découvert la rosée, et ils nous disent cela en de petites phrases terminées par des rimes, ce qui les gêne d’ailleurs beaucoup pour s’exprimer nettement. Ils découvrent de la même façon les roses, les ruisseaux, les prairies, la mer (avec son fond d’écume), les bois, les grands bois ombreux. Ils s’aperçoivent que les oiseaux chantent, et ils ont la gracieuseté de nous en prévenir aussitôt ; puis ils rencontrent une jeune fille, et sont émus (quelle surprise !) ; alors, ils descendent en eux et nous détaillent avec minutie toutes les particularités de leurs sensations.

Mais le soir vient, le soleil se couche, la lune se lève ! Oh ! Alors ils délirent...

Ces bons jeunes gens ont l’étrange naïveté de nous raconter en vers toutes les opérations de la nature.

C’est tous les ans une pluie de strophes, de couplets, de stances, de petites ritournelles prétentieuses et vides, où les mêmes mots, rimant ensemble de la façon la plus banale, nous répètent, sous formé de litanies du jour et de la nuit, ce que chacun de nous peut voir, sans rimes et sans frais, de sa fenêtre.

Quelle démangeaison les force, tous ces honnêtes et braves garçons, à écrire ces balivernes et surtout à les publier ? Que nous apprennent-ils de neuf, d’original, de singulier ? Rien ! Mais ils ne se peuvent tenir de nous faire savoir que la lune les a regardés, que les rivières ont du charme quand il fait chaud, qu’il est doux de se baigner dedans, que les fleurs sentent bon, et qu’on a généralement envie d’embrasser les jolies femmes. Ils sont, sur ce dernier thème, d’une loquacité infinie, comme s’ils étaient les seuls à subir l’influence d’un joli visage et d’une jolie taule. Et ils racontent cela, non pas en des poèmes où ils feraient preuve d’invention, d’imagination, de composition et d’art, mais en de petits vers médiocres qui ne disent rien de plus.

Et si on additionnait les volumes parus depuis vingt ans seulement, on en trouverait peut-être dix mille qui ne contiennent pas autre chose. Et tous les ans il naît de nouveaux poètes ( ?) pour célébrer la rosée, les roses, la jeune fille et la lune, qu’on dénommait Phoebé, naguère. Et c’est toujours la même petite ritournelle, plus ou moins bien tournée, plus ou moins niaise qui commence.

— Un matin qu’il faisait beau...

— Par une blonde matinée...

— Par un clair matin d’avril...

— Par un joli matin de mai...

Ça varie peu, très peu. Les rimes mêmes sont toujours pareilles.


Quant à la lune, à la pauvre lune, à la simple et bonne lune de Pierrot, qui faisait chanter :


Au clair de la lune,

Mon ami Pierrot,

Prête-moi ta plume

Pour écrire un mot...


ils l’ont accommodée â tous les rythmes ; ils l’ont gâtée, salie, ils nous ont dégoûtés d’elle.

Et le vieil astre placide et triste, mangé aux vers comme un vieux fromage, n’inspire plus qu’une pitié haineuse à notre ami Stéphane Mallarmé.

On avait pourtant sur la terre une certaine sympathie pour la lune, sympathie de voisinage et reconnaissance d’amoureux ; car tous, hommes et femmes, ici-bas, nous avons aimé au clair de la lune et ne l’avons point oublié.

Nous avions même pour la lune plus que de la sympathie, mais une certaine tendresse naturelle, une bonne amitié poétique.

Elle est d’abord la camarade de la terre, sa seule camarade un peu proche dans le grand pays des étoiles.

Elles vivent dans leur petit coin avec leur époux le soleil, qui les caresse de ses rayons. Mais la pauvre lune erre autour de lui, mélancolique et stérile, tandis que la terre féconde et vivante se couvre de fleurs, de bois et d’êtres sous les clairs baisers du mâle éclatant.

Triste lune ! Est-elle trop vieille pour s’animer encore à ses caresses de feu ? Ou bien est-elle un astre vierge ?

Un poète, qui l’aime, M. Edmond Haraucourt, pense qu’elle a passé l’âge de l’amour.

Il la plaint.


« Puis ce fut l’âge blond des tiédeurs et des vents.

La lune se peupla de murmures vivants ;

Elle eut des mers sans fond et des fleuves sans nombre,

Des troupeaux, des cités, des pleurs, des cris joyeux

Elle eut l’amour ; elle eut ses arts, ses lois, ses dieux.

Et lentement rentra dans l’ombre. »


Mais la terre, à son tour, s’épuise, et le soleil vieillit. Des taches se montrent dans sa chevelure de rayons, comme la peau d’un front qui se découvre ; et bientôt il s’éteindra, et plus froid qu’un cadavre demeurera immobile dans le sombre espace, auprès de ses deux épouses noires et glacées comme lui.

Mais, si certains soi-disant poètes sont en train de nous gâter la lune, d’autres, les vrais poètes, lui ont fait une fameuse réclame.

Nous inspirerait-elle, sans eux, l’émotion attendrie qu’elle nous donne encore, qu’elle nous donne toujours, bien que ses effets ne varient guère ?

Quand elle se lève derrière les arbres, quand elle verse sa lumière frissonnante sur un fleuve qui coule, quand elle tombe à travers les branches sur le sable des allées, quand elle monte solitaire dans le ciel noir et vide, quand elle s’abaisse vers la mer, allongeant sur la surface onduleuse et liquide une immense traînée de clarté, ne sommes-nous pas assaillis par tous les vers charmants qu’elle inspira aux grands rêveurs ?

Si nous allons, l’âme gaie, par la nuit, et si nous la voyons, toute ronde, ronde comme un œil jaune qui nous regarderait, perchée juste au-dessus d’un toit, (immortelle ballade de Musset se met à chanter dans notre mémoire.

Et n’est-ce pas lui, le poète railleur, qui nous la montre aussitôt avec ses yeux ?


« C’était, dans la nuit brune,

Sur le clocher jauni

La lune

Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre

Promène au bout d’un fil

Dans l’ombre

Ta face ou ton profil ?

Es-tu l’œil du ciel borgne ?

Quel chérubin cafard

Nous lorgne

Sous ton disque blafard ? »


Si nous nous promenons, un soir de tristesse, sur une plage, au bord de l’Océan qu’elle illumine, ne nous mettons-nous pas, presque malgré nous, à réciter ces deux vers si grands et si mélancoliques :


« Seule au-dessus des mers, la lune voyageant,

Laisse dans les flots noirs tomber ses pleurs d’argent. »


Si nous nous réveillons, dans notre lit, qu’éclaire un long rayon entrant par la fenêtre, ne nous semble-t-il pas aussitôt voir descendre vers nous la figure blanche qu’évoque Catulle Mendès.


« Elle venait, avec un lis dans chaque main,

La pente d’un rayon lui servant de chemin. »


Si, marchant le soir, par la campagne, nous entendons tout à coup quelque chien de ferme pousser vers l’astre placide sa plainte longue et sinistre, ne sommes-nous pas frappés brusquement par le souvenir de l’admirable pièce de Leconte de Lisle, Les Hurleurs ?

Puis aussitôt nous nous mettons à murmurer d’autres vers de l’impeccable et superbe poète, ceux lus dernièrement dans ses Poèmes tragiques :


« Par la chaîne d’or des étoiles vives

La lampe du ciel pend du sombre azur

Sur l’immense mer, les monts et les rives. »


Ou bien, un lamentable paysage surgit devant nous, avec un vieux loup blanchâtre levant vers la lune sa tête pointue :


« Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l’aune.

Un grand silence. Un ciel étincelant d’hiver.

Le roi du Harz, assis sur ses jarrets de fer,

Regarde resplendir la lune large et jaune.

Les gorges, les vallons, les forêts et les rocs

Dorment inertement sous leur blême suaire,

Et la face terrestre est comme un ossuaire

Immense, cave ou plane, ou bossué par blocs.

Tandis qu’éblouissant les horizons funèbres

La lune, œil d’or glacé, luit dans le morne azur,

L’angoisse du vieux loup étreint son cœur obscur,

Un âpre frisson court le long de ses vertèbres. »


C’est par un soir de rendez-vous. On va tout doucement dans le chemin, serrant la taille de la bien-aimée, lui prenant la main et lui baisant la tempe. Elle est un peu lasse, un peu émue et marche d’un pas fatigué.

Un banc apparaît, sous les feuilles que mouille comme une onde calme la douce lumière.

Est-ce qu’ils n’éclatent pas dans notre esprit, dans notre cœur, ainsi qu’une chanson d’amour exquise, les deux vers charmants :


« Et réveiller, pour s’asseoir à sa place,

Le clair de lune endormi sur le banc ! »


Peut-on voir le croissant dessiner, dans un grand ciel ensemencé d’astres, son fin profil, sans songer à la fin de ce chef-d’œuvre de Victor Hugo qui s’appelle Booz endormi :


« ... Et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l’œil à demi sous ses voiles,

Quel Dieu, quel moissonneur de l’éternel été,

Avait en s’en allant, négligemment jeté

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles ! »


Et, puisque nous parlons de Victor Hugo, qui donc n’a jamais mieux chanté la belle nuit galante et divine :


« La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ;

Dans les bois assombris, les sources se plaignirent,

Le rossignol, caché dans son nid ténébreux,

Chanta comme un poète et comme un amoureux.

Chacun se dispersa sous les profonds feuillages.

Les folles en riant entraînèrent les sages ;

L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ;

Et troublés comme on l’est en songe, vaguement,

Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme,

A leurs discours secrets, à leurs regards de flamme,

A leurs cœurs, à leurs sens, à leur molle raison,

Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon. »


Mais nous oublions les anciens poètes, et cette si admirable invocation de l’Ane, dans Apulée, qui termine le livre des Métamorphoses.

Et vraiment, si la terre, si les hommes doivent de la reconnaissance à notre douce voisine la Lune, elle n’a pas à se plaindre de la place que nos poètes lui ont faite dans nos cœurs.

Petits voyages (Gil Blas, 26 août 1884)

Ceux qui aiment la terre, de cet amour profond, tendre et sensuel qu’on a pour les êtres, s’en vont parfois, seuls, pendant un mois ou deux, en quelque pays bien inconnu, bien sauvage, bien neuf, et ils le parcourent à pied, savourant heure par heure quelque chose de semblable au bonheur qu’on doit éprouver en possédant une vierge.

Elles sont rares aujourd’hui, les contrées inexplorées et désertes, surtout quand on ne veut point sortir de France. La Normandie est traversée par autant de promeneurs que le boulevard des Italiens. La vieille Bretagne cache un touriste, un odieux touriste, derrière chaque menhir. L’Auvergne abreuve à ses sources guérissantes des légions de malades qui rapportent des ballots de photographies prises sur les dômes, les pics et les plombs.

Où aller ? Il est pourtant en France tout un petit pays, bien solitaire et bien beau, qu’on nomme les montagnes des Maures. Un chemin de fer le traversera demain. Passons avant lui dans ces vallons ignores, incultes, inhabités, où s’élèveront sans doute bientôt autant de villas que sur les rivages de Cannes et de Menton.

Où sont-elles, ces montagnes ? Dans la contrée la plus connue et la plus parcourue de France : entre Hyères et Saint-Raphaël. Les géographes nous apprennent qu’elles possèdent à elles seules un système géologique complet. Elles ont toutes les divisions, toutes les parties, tous les organes de leurs grandes sueurs les Alpes et les Pyrénées.

Leur flore est des plus riches de France. Au midi, la Méditerranée baigne leurs côtes où se suivent d’admirables plages. Au nord, un beau fleuve, l’Argens, les sépare du reste du monde.

Il y a six mois, quand les baigneurs de Saint-Raphaël se promenaient sur la longue dune qui contourne le golfe de Fréjus, ils arrivaient, au bout d’une heure de marche, au bord d’un large cours d’eau dont l’embouchure ensablée permettait parfois de passer à pied sec.

Quand on suivait ce fleuve en remontant vers sa source, on s’avançait au milieu d’une sorte d’immense marécage boisé et cultivé par places. On allait à travers des bouquets d’arbres, à travers des taillis épais d’où s’envolaient à tout instant des canards sauvages, des bécassines, des buses aux larges ailes et des nuées de pigeons ramiers.

Puis, après avoir reconnu qu’il était impossible de traverser ce large cours d’eau dont les berges disparaissent sous des bois de roseaux, on revenait par le même chemin en se demandant quel pays inconnu s’étendait derrière. Et on regardait dans la brume rose du couchant la grande ligne des montagnes bleuâtres couvertes de sapins, déroulant à perte de vue leurs cimes pointues et bosselées vers l’ouest.

Aujourd’hui, un pont de bois traverse l’Argens. Voici l’histoire de ce pont.

Sous l’Empire, une route fut commencée, qui devait relier Saint-Tropez, situé à l’extrémité de la presqu’île des Maures, à Saint-Raphaël.

On fit cette route jusqu’à l’Argens. L’Empire tomba, la République fut proclamée, et les travaux furent arrêtés. Il ne restait plus qu’à jeter un pont sur le fleuve. On ne le construisit pas.

On avait donc un beau ruban de chemin de trente-cinq à quarante kilomètres absolument inutile et parfaitement entretenu. Aucune voiture ne passait sur cette route sans issue ; mais les cantonniers l’empierraient, la nivelaient et la nettoyaient pour employer les fonds destinés à l’entretien d’une voie existante.

Cela dura douze ans. Puis, comme cet état de choses menaçait de continuer jusqu’à une restauration impériale, une quinzaine de propriétaires du golfe de Grimaud se réunirent, donnèrent mille francs chacun et firent un pont de bois à l’américaine.

On peut donc aujourd’hui pénétrer par terre dans le massif des Maures.

Dès qu’on a traversé le fleuve, on atteint sur les pentes boisées des montagnes l’emplacement d’une ville future.

La côte de la Méditerranée est couverte de ces cités en projet. Celle-ci ogre un caractère particulier. Au milieu d’un joli bois de sapins qui descend jusqu’à la mer, s’ouvrent dans tous les sens de magnifiques avenues. Pas une maison, rien que le tracé des rues traversant des arbres. Voici les places, les carrefours, les boulevards. Leurs noms sont même inscrits sur des plaques de métal : boulevard Ruysdael, boulevard Rubens, boulevard Van Dyck, boulevard Claude Lorrain. On se demande pourquoi tous ces peintres ? Ah ! Pourquoi ? C’est que la Société s’est dite, comme Dieu lui-même avant d’allumer le soleil : « Ceci sera une station d’artistes ! » Boum ! La Société ! ! On ne sait pas dans le reste du monde tout ce que ce mot signifie d’espérances, de dangers, d’argent gagné et perdu, sur les bords de la Méditerranée ! La Société ! terme mystérieux, fatal, profond, trompeur !

En ce lieu pourtant, la Société semble réaliser ses espérances, car elle a déjà des acheteurs, et des meilleurs, parmi les peintres. On lit de place en place : « Lot acheté par M. Carolus Duran ; lot de M. Clairin ; lot de Mlle Croizette ; etc., etc. » Cependant... qui sait ?... Les Sociétés de la Méditerranée ne sont pas en veine.

Rien de plus drôle que cette spéculation furieuse qui aboutit à des faillites formidables. Quiconque a gagné dix mille francs sur un champ achète pour dix millions de terrains à vingt sous le mètre pour les revendre à vingt francs. On trace les boulevards, on amène l’eau, on prépare l’usine à gaz, et on attend l’amateur. L’amateur ne vient pas, mais la débâcle arrive.

Dans ce pays d’ailleurs, n’allez pas dire qu’il fait froid, qu’il a plu, que le mistral a soufflé. Car les habitants se réuniraient en armée pour vous lapider. Jamais de gelée, jamais d’eau, jamais de vent. Jamais de vent surtout ! C’est qu’ils ont l’air de croire vraiment que le mistral ne souffle jamais, alors qu’il dépierre les grand-routes.

On racontait cet hiver une anecdote assez amusante. L’excellent paysagiste Guillemet, qui fait, pendant l’été, ces remarquables vues de Normandie qu’on connaît, était venu à Saint-Raphaël. Ce peintre (ses amis le savent) a autant d’esprit que de talent. Or, comme il dînait, un soir, avec les grosses têtes d’une Société, ces messieurs célébrèrent si énergiquement et avec tant d’abondance les avantages du pays qu’on ne parla pas d’autre chose. Un d’eux enfin, un des plus importants, dit à l’artiste : « Eh bien, monsieur, avez-vous fait de jolies vues de nos côtes, cet hiver ? » Guillemet répondit qu’il avait travaillé le plus possible.

— « En destinez-vous une au Salon ?

— « Mais oui.

— « Peut-on vous demander le sujet ?

— « Certainement. C’est Saint-Raphaël sous la neige. »


Continuons notre voyage.

La route suit la mer, serpente le long de la côte dans un admirable paysage. A droite, c’est la montagne, quarante kilomètres de cimes, de vallons où coulent de petits torrents, une immense forêt de sapins, onduleuse et soulevée comme une tempête, sans un village, sans une maison, presque sans route, un désert boisé.

Mais voici que nous arrivons sur les bords d’un admirable golfe qui s’enfonce dans une échancrure des monts, le golfe de Grimaud. En face de nous, de l’autre côté, nous apercevons une petite ville, Saint-Tropez, la patrie du bailli de Sufren.

Et nous traversons un village, Sainte-Maxime. A quelle extrémité du monde sommes-nous donc ? On lit sur les murs de ce hameau, qui compte seulement quelques maisons et que traversent deux voitures par jour : « Par ordre de M. le Maire, il est défendu de trotter dans les rues. »

Mais on trotte, dans les rues de Paris, monsieur le Maire ! Et Paris est plus grand que Sainte-Maxime ; et il y a quelques voitures de plus. On trotte même à Marseille, monsieur le Maire, et Marseille est aussi plus grand que Sainte-Maxime. Voyons, laissez-nous trotter, que diable, nous n’écraserons pas vos soixante habitants d’un coup. Mais pourquoi, oui, pourquoi ne peut-on pas trotter dans les rues de Sainte-Maxime ? Confiez-nous-en la raison, je vous prie, car je ne la devine pas.

Quand je vous disais que nous étions ici au bout du monde ! Mais quelle magnifique route, le long du golfe, avec une grande montagne boisée en face, et, au fond du large bassin, un village en pyramide sur une côte, dominée par la tour en ruine d’un château.

Voici encore des avenues dans une superbe forêt de sapins. La Société a préparé une station ici. Elle a eu raison, ma foi. J’apprends que le charmant peintre Jeanniot y possède un terrain.

On aperçoit une maison, enfui, une belle maison ancienne qui domine un admirable paysan. Elle appartient à M. de Raymond.

On approche du village grimpé autour du monticule. C’est une ancienne ville des Maures. Voici leurs demeures précédées d’arcades, avec leurs étroites fenêtres, les portes couvertes de belles ferrures ouvragées, les cours mystérieuses qu’on trouve en toute maison mauresque ; et les hauts palmiers poussés sur les terrasses, les aloès aux fleurs monstrueuses, les cactus géants, toutes les plantes d’Afrique.

Et le grand soleil d’été tombe en nappes de feu sur la vieille petite cité étrange et tranquille au fond de son golfe. On la nomme Grimaud.

C’est ici le berceau de l’ancienne famille des Grimaldi.

Nous suivons la route d’Hyères, nous traversons un autre village, Cogolin ; puis nous tournons à droite dans un ravin profond et nous entrons dans l’inconnu, dans l’inhabité.

Plus de route, une ornière qui côtoie un torrent et le coupe à tout instant. Il faut sauter de pierre en pierre au risque de tomber en des trous pleins d’eau. Plus rien que des sapins et des vallons déserts ; toujours des vallons, toujours des sapins ; un vaste pays nu, sauvage, d’un caractère sévère et calme, moins tourmenté que les régions des grandes montagnes, mais plus poétiquement beau, plus largement triste.

On aperçoit, là-bas, une petite maison abandonnée. Et voici ce qu’on me raconte :

Il y a soixante ans environ, deux jeunes gens, une belle fille et un beau garçon, vinrent s’installer là, tout seuls. On parla, tout bas, d’une histoire d’amour, d’un enlèvement. Ils vécurent ensemble jusqu’au dernier hiver, heureux, invraisemblablement heureux, au milieu de leurs enfants. L’homme avait quatre-vingt-deux ans quand sa vieille compagne apprit qu’il entretenait une fille des environs !

En une seconde, tout son bonheur, son long bonheur si doux, s’écroula, et la misérable femme se jeta par la fenêtre. Elle mourut le lendemain.

Il est si admirablement placé dans cet austère paysage ce drame simple et biblique, qu’il semble inventé par un poète. Nous allons toujours et nous parvenons dans une sorte d’impasse, dans un grand cirque vert entouré de cimes. Il faut monter par un sentier, de chèvres ; nous montons, découvrant à tout instant par-dessus les sommets moins élevés toute cette contrée de ravins sauvages.

Puis nous passons entre deux pics, nous allons sur le flanc du mont, et bientôt apparaît une immense châtaigneraie qui descend comme un manteau de haut en bas de la montagne, une ruine énorme, presque noire, surprenante. Une longue suite d’arceaux, appuyés au roc, supportent sur leurs voûtes l’antique et croulante abbaye de La Verne.

Certaines parties datent du IXe siècle. Aujourd’hui des vaches habitent dans le cloître où circulaient les moines ; une famille de pâtres occupe un vaste bâtiment plus récent qui semble refait au XVIIe siècle.

Et cette ruine, la plus imposante que je connaisse, celle qui se trouve le mieux dans le milieu qui lui convient, celle dont la physionomie désolée s’accorde le plus avec le sombre et imposant paysage, a l’air de l’âme même de ces montagnes, de la seule habitante digne d’elles, faite pour elles.

Et nous montons encore sur la dernière cime qu’il faut une heure pour gravir. Et rien au monde n’est plus beau que ce qu’on voit de là.

En face, dans la brume d’or du soleil couchant, la mer, la Méditerranée plate, luisante, avec les îles d’Hyères, qui crèvent, comme des taches noires, son dos immobile et bleu. Autour de nous, un grand désert boisé de vallons et de ravins, les montagnes des Maures. Et là-bas, vers le nord, les Alpes, dont on voit luire, par places, les sommets blancs, les têtes géantes, coiffées de neige.

Les attardés (Gil Blas, 16 septembre 1884)

On quitte les plages, les plages tristes où gémit la mer. Les campagnes où fleurissaient les ombrelles rouges n’auront bientôt plus que des arbres dépouillés dressant à travers le ciel la dentelle grise de leurs branches nues.

Ceux qui demeurent encore au bord des flots, par économie, sentent de jour en jour une tristesse lente, infinie, mortelle, les envahir. Ils ne reconnaissent plus la mer, la mer gaie et claire de juillet, la mer chaude et molle du mois d’août. Ils la regardent avec surprise, avec effroi, la mer grise aux courtes lames, la mer de septembre qui se réveille pour les tempêtes de l’hiver. Ils ont peur d’elle maintenant et ne vont plus, comme au mois dernier, s’asseoir tout près, les pieds dans l’écume.

Les soirs surtout leur semblent sinistres. Un frisson de froid court dans la brise, un rude frisson du nord ; et le casino est presque vide. Quelques ombres marchent encore sur la terrasse, d’un pas rapide, pour activer la circulation du sang. Quelques couples dansent encore dans la salle de bal presque déserte. Mais tout semble triste, abandonné ; et les attardés, éperdus, frémissants, sentent peser sur eux quelque chose d’étrange et de terrible, la solitude, la solitude illimitée, inanimée de l’espace.

Ils ne connaissent pas cela, eux, les gens des villes, les gens des maisons pleines comme des ruches, les gens des rues populeuses, des cafés brillants et de l’éternel coudoiement. Toujours ils ont eu des êtres autour d’eux, au-dessus d’eux, au-dessous d’eux, sur leur tête et sous leurs pieds, et derrière la cloison voisine, derrière le mur, et dans la maison d’en face. Ils ont senti, partout, depuis qu’ils sont nés, grouiller la race humaine à leurs côtés ; ils ont senti toujours, les entourant, un flot d’hommes remuant dans une cité vaste comme un océan, et sur les bords de cette cité, à travers une campagne semée de maisons, encore des hommes, et derrière cette banlieue où les villes poussent mieux que l’herbe, encore des villes, Saint-Germain, Versailles, Pontoise, Rambouillet, Melun.

Pour fuir les grandes chaleurs, ils sont venus au bord de la mer, où ils ont retrouvé Paris. Les champs étaient pleins d’ânes montés par des jeunes filles, les auberges pleines de bandes en gaieté, les plages couvertes de robes claires, de chapeaux coquets et de jolis visages.

Mais voilà que, tout d’un coup, il n’y a plus rien que la mer et le ciel. Ces gens ont peur, peur sans savoir de quoi. Ils pensent brusquement à la mort.

Effarés d’être seuls, ils s’en vont par les plaines, pour y rencontrer les promeneurs habituels, mais ils n’aperçoivent plus que les vaches pesantes, couchées dans les trèfles ; ils n’entendent plus, par l’horizon, qu’un long meuglement solitaire qui rend moins morne le silence de l’air.

Ils reviennent vite : « Nous irons ce soir au casino », disent-ils. Et ils n’y trouvent personne encore ; et, pour la première fois peut-être, ils regardent les étoiles, les seules voisines qu’ils aperçoivent.

Alors ils se sauvent, ils fuient affolés, car ils ont senti la solitude. Ils rentrent dans la ville bruyante en déclarant : « La mer est sinistre en septembre. »

Dans un mois ce sera autre chose encore. Le village n’aura plus que ses pêcheurs qui iront par groupes, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, la lanterne du bateau.

La mer, glauque et froide, restera seule sur la grève déserte, illimitée et sinistre, montrant et retirant sa marée, sans personne pour la regarder.

Le soir venu, les matelots arriveront ; et longtemps on les verra tourner autour des grosses barques échouées, pareilles à de lourds poissons morts. Ils mettront dedans leurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre ; puis ils pousseront à l’eau la masse redressée qui bientôt, se balançant, ouvrira ses ailes brunes pour disparaître dans la nuit avec un petit feu au bout du mât.

Les femmes restées jusqu’au départ du dernier pêcheur rentreront alors dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd silence des rues mornes.

Mais sur la terrasse du Casino aux volets clos, un homme apparaît, cherchant de l’œil un autre être. Seul et dernier habitant de l’Hôtel des Bains, il se met à marcher vite, les mains dans ses poches, le dos arrondi, pour attendre l’heure du dîner.

Tout à coup, des voix résonnent, là-bas, derrière les cabines empilées pour l’hiver sous la galerie du café. Et des formes humaines se montrent. Elles viennent en tas pour avoir moins froid : le père, la mère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, des châles, des imperméables antiques ne laissant passer que le nez et les yeux. Le père est embobiné dans une couverture de voyage qui lui monte jusqu’aux cheveux.

Alors le promeneur solitaire se précipite ; de fortes poignées de main sont échangées, et on se met à marcher de long en large sur la terrasse.

Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde est parti ?

Le premier est un grand homme, un grand homme de bains de mer. La race en est nombreuse.

Quel est celui de nous qui, arrivant en été dans ce qu’on appelle une station balnéaire, n’a pas rencontré un ami quelconque, venu déjà depuis un mois, possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires, tous les cancans. On fait ensemble un tour de plage. Soudain on rencontre un monsieur sur le passage de qui les autres baigneurs se retournent pour le contempler de dos. Il a l’air très important : ses cheveux longs, coiffés artistement d’un béret de matelot, encrassent un peu le col de sa vareuse. Il se dandine en marchant vite, les yeux vagues, comme s’il se livrait à un travail mental important, et on dirait qu’il se sent chez lui, qu’il se sent sympathique. Il pose enfin.

Votre compagnon vous serre le bras :

— « C’est Ravalet. »

Vous demandez naïvement :

— « Qui ça, Ravalet ? »

Brusquement votre ami s’arrête, et vous dévisageant avec des yeux intrigués :

— « Ah çà, mon cher, d’où sortez-vous ? Vous ne connaissez pas Ravalet, le clarinettiste. Ça, c’est fort, par exemple. Mais c’est un artiste de premier ordre, un maître. Il n’est pas permis de l’ignorer. »

On se tait, légèrement humilié.

Et vous rencontrez encore Bondini, le chanteur, deux peintres, un homme de lettres, le romancier Paul Fardin, plus un chef de bureau dont on dit : « C’est monsieur Boutet, directeur au Ministère des travaux publics. Il a un des services les plus importants de l’administration : il est chargé des serrures. On n’achète pas une serrure pour les bâtiments de l’État sans que l’affaire lui passe par les mains. »

Voici les grands hommes de la station ; et leur renommée est due uniquement à la régularité de leurs retours. Depuis seize ans ils apparaissent exactement à la même date ; et comme tous les étés, quelques baigneurs de l’année précédente reviennent ; on relègue, de saison en saison, ces réputations locales, qui, par l’effet du temps, sont devenues de véritables célébrités, écrasant, sur la plage qu’ils ont choisie, toutes les réputations de passage.

Une seule espèce d’homme les fait trembler : les académiciens. Et plus l’Immortel est inconnu, plus son apparition est redoutable. Il éclate dans la ville d’eaux, comme un obus.

On est toujours préparé à la venue d’un homme célèbre ; mais l’annonce d’un académicien que tout le monde ignore produit l’effet subit d’une découverte géologique surprenante. On se demande : « Qu’a-t-il fait ? Qui est-il ? » Tous en parlent comme d’un rébus à deviner ; et l’intérêt qu’il excite s’accroît de son obscurité.

Celui-là, c’est l’ennemi ! Et la lutte s’engage immédiatement entre le grand homme officiel et le grand homme du pays.

Quand les baigneurs sont partis, le grand homme reste. Il reste tant qu’une famille, une seule, sera là. Il est encore grand homme quelques jours pour cette famille. Cela suffit.

Et toujours une famille reste également, une pauvre famille de la ville voisine avec trois filles à marier. Elle vient tous les étés, et les demoiselles Beausire sont aussi connues dans ce lieu que le grand homme. Depuis dix ans elles font leur saison de pêche au mari (sans rien prendre d’ailleurs) comme les marins font leur saison de pêche au hareng.

Mais elles vieillissent. Les gens du pays savent leur âge et déplorent leur célibat : « Elles sont bien avenantes cependant. »

Et voilà qu’après la fuite du monde élégant, chaque automne, la famille et l’homme célèbre se retrouvent face à face. Ils restent là un mois, deux mois, ne pouvant se décider à quitter la plage où gisent leurs rêves. Dans la famille on parle de lui comme on parlerait de Victor Hugo. Il dîne souvent à la table commune, l’hôtel étant triste et vide.

Il n’est pas beau, lui ; il n’est pas jeune ; il n’est pas riche, mais il est, dans le pays, M. Ravalet, le clarinettiste, « qui a joué, vous vous le rappelez bien, une année à la messe de la fête patronale. » Quand on lui demande comment il ne rentre pas à Paris où tant de succès l’attendent, il répond invariablement : « Oh ! Moi, j’aime éperdument la nature solitaire. Ce pays ne me plaît que lorsqu’il devient désert ! »

Mais bientôt un bruit court parmi les indigènes :

« Vous savez, M. Ravalet va épouser la dernière des demoiselles Beausire. »

Il a choisi la dernière, le pauvre, il a choisi la moins avariée, la moins avancée, et il a fait sa demande, accueillie avec transport.

Et il s’en fait quelques-uns chaque année, de ces mariages d’arrière-saison, de ces tristes mariages entre ces épaves de la vie.

La nuit est tombée, la lune se lève, toute rouge d’abord, puis pâlissant à mesure qu’elle monte dans le ciel ; et elle jette sur l’écume des vagues des lueurs blêmes, éteintes aussitôt qu’allumées.

Le bruit monotone du flot engourdit la pensée ; et une tristesse démesurée vous pénètre l’âme et le corps, venue de la solitude infinie de la terre et du ciel.

Soudain, des mots bizarres passent dans le vent, criés plutôt que parlés, et deux grandes filles démesurément hautes apparaissent, marchant d’un pas qui sautille, du pas long et rapide des Anglaises. Puis elles s’arrêtent, immobiles, et regardent l’océan. Leurs cheveux répandus dans le dos se soulèvent à la brise, et serrées en des caoutchoucs gris, elles ressemblent à des poteaux télégraphiques qui porteraient des crinières.

De toutes les épaves, celles-là sont les plus ballottées. A tous les coins du monde il en échoue ; il en traîne dans toutes les villes où la mode a passé.

Elles rient, de leur rire grave, parlent fort de leurs voix d’homme sérieux, et on se demande quel singulier plaisir ces grandes filles, qu’on rencontre partout, sur les plages désertes, dans les bois profonds, dans les villes bruyantes et dans les vastes musées pleins de chefs-d’œuvre, peuvent ressentir à contempler sans cesse des tableaux, des monuments, de longues allées mélancoliques et des flots moutonnant sous la lune, sans jamais rien comprendre à tout cela.

Vérités fantaisistes (Gil Blas, 7 octobre 1884)

Je ne connais ni M. Lefèvre, ni M. Arène, mais j’ai fait deux visites au pays dont M. Lefèvre a si fort malmené les femmes, défendues si énergiquement par M. Arène.

La querelle des deux journalistes importe peu, d’ailleurs.

Mais en apprenant que les dames corses avaient des mœurs aussi légères, j’ai regretté amèrement de n’avoir pas mieux employé mon temps là-bas. Je m’étais laissé dire, au contraire, par tous les officiers qui ont séjourné dans cette île, qu’il n’y fallait guère compter sur des amourettes ; – et je me l’étais tenu pour dit.

Jamais, d’ailleurs, je n’ai aussi peu entendu parler d’aventures galantes, de séductions et de malheurs conjugaux que pendant les quatre mois passés en Corse. J’en avais conclu que la vendetta et le banditisme, toujours florissants dans le maquis, occupaient trop les esprits pour leur laisser le loisir d’exploits moins sanguinaires. Et si on m’avait demandé un certificat de vertu pour les femmes corses, bien que je n’eusse aucune qualité pour délivrer de pareils diplômes, j’aurais pu le signer des deux mains, avec la conviction profonde qu’elles le méritaient mieux que les femmes de Paris, en général.

Si on m’avait demandé encore un travail comparé entre les mœurs de Corse et les mœurs de Jersey que gouverne la chaste et hypocrite Angleterre, j’aurais conclu, avec beaucoup de considérants à l’appui, en faveur de l’île française.

Je me hâte de prévenir les Anglais qui pourraient venir me demander raison de cette opinion que je les mordrai avec toute l’énergie dont je suis capable.

Quant aux Corses, qui ne sont pas riches, ils sont du moins les hommes les plus hospitaliers et les plus généreux du monde.

Et s’il fallait comparer le paysan normand qui travaille sans repos, du lever au coucher du soleil, économe, rusé pour ses intérêts, avare à laisser mourir de faim son frère, sournois et soupçonneux, au paysan corse qui ne fait rien du matin au soir que de fumer à l’ombre des châtaigniers, qui vit de presque rien mais qui ouvre sans hésiter et sans compter sa porte aux passants inconnus, partage avec eux sa soupe, et leur donne même ce qu’il y a de mieux chez lui, je préférerais peut-être le Corse au Normand.

Cette polémique et cette bataille occupent depuis huit jours tous les journaux français.

Dans les journaux belges j’ai trouvé aussi une petite aventure qui ne manque point d’intérêt.

Comme on fait toujours, non pas à Bruxelles, mais à Paris, des procès littéraires, et comme nos magistrats confondent et confondront éternellement l’œuvre d’art, bonne ou mauvaise, osée ou retenue, mais sincère, avec le roman obscène ou le volume de chantage, le parquet français vient de poursuivre Autour d’un Clocher, paru chez Kistemaeckers à Bruxelles.

C’est un tableau de mœurs, brutal il est vrai, mais écrit avec conviction par un auteur très jeune, trop jeune, mais qui promet.

Or, ce livre mis en vente chez nous en même temps qu’en Belgique a été poursuivi en France, et non en Belgique bien entendu.

A cette nouvelle, l’éditeur, surpris, accourt à Paris et vient se mettre spontanément à la disposition de M. le juge d’instruction.

Ce magistrat fit d’abord attendre plusieurs heures M. Kistemaeckers, puis le fit revenir le lendemain, puis, après une nouvelle attente, lui fit dire qu’il ne le recevrait pas.

Il paraît que la justice et le savoir-vivre ne sauraient faire bon ménage.

Donc, l’éditeur retourna chez lui.

Mais quelle fut sa stupéfaction, en recevant, un mois plus tard, du même juge d’instruction, l’ordre d’avoir à comparaître devant lui, tel jour, à telle heure.

M. Kistemaeckers sauta sur sa bonne plume et répondit au magistrat français une lettre fort spirituelle, affirmant que sa santé ne lui permettait guère de quitter la campagne en ce moment, et priant M. le juge d’instruction de ne point s’étonner de son refus d’aller à Paris, car il avait, pour ne pas se déplacer au jour dit, juste les mêmes raisons qui avaient empêché M. le magistrat de le recevoir, quand il s’était présenté chez lui.

La réponse était amusante et méritée. M. Kistemaeckers, qui a de la chance de ne point relever de nos tribunaux, doit s’amuser en ce moment.

Quant aux procès littéraires, il paraît que certains hommes regrettent les temps où ils étaient aussi nombreux que les jours de l’année.

Un ancien prêtre, qui s’appelait Hyacinthe, et qui s’appelle aujourd’hui, plus modestement, Loyson, a écrit au poète Jean Richepin une inqualifiable lettre, rendue publique, en laquelle il dénonce formellement Les Blasphèmes à l’indignation du monde et à l’attention des tribunaux.

Je sais que le signataire s’est défendu depuis lors de cette dernière intention, évidente cependant pour qui comprend le français.

Si M. Loyson ne l’a pas eue, c’est qu’il ignore quelque peu le maniement et la valeur de notre langue.

Ce ci-devant moine, qui éprouve le besoin, semble-t-il, de faire sa paix avec l’opinion publique, part en guerre, avec la dernière violence, pour défendre la morale, et crie au scandale en regardant la paille dans l’œil de M. Richepin.

Donc M. Loyson défend la morale, comme homme marié, assurément, car il n’a plus de mandat spécial.

Il défend avec véhémence les liens du sang, comme père de famille sans doute ; et on ne peut lui contester ce droit.

Enfin, il défend la patrie, à propos de bottes, peut-être dans l’intention de devenir le chapelain de la Ligue des patriotes. Et tout cela pourquoi ? Tout cela au sujet de l’opinion poétique d’un écrivain ou plutôt au sujet de la fantaisie paradoxale ou sincère d’un rimeur excité par le rythme.

En tout cas il s’agit d’idées mises en vers, c’est-à-dire d’une œuvre d’art et non d’une œuvre scientifique, d’une, œuvre d’art qui doit échapper aux discussions de doctrine, aux discussions purement philosophiques pour appartenir aux discussions esthétiques.

Cette distinction est élémentaire pour tout homme éclairé et de bonne foi. MM. Darwin, Littré, Herbert Spencer et autres, n’ont pas écrit en vers leurs théories, leurs systèmes, leurs hypothèses.

Je ne me ferai pas une opinion sur les croyances de Musset, en lisant le dialogue de Dupont et Durand. Si M. Loyson, qui a perdu beaucoup de sujets de s’indigner, lisait un peu ce qu’écrivent aujourd’hui les philosophes positifs et scientifiques, à l’étranger et même en France, et je parle des philosophes les plus illustres et des savants les plus reconnus, il y verrait, précisée en des phrases d’une concision sèche, l’idée qui l’a choqué si fort avec k développement poétique que lui donne M. Richepin.

Mais cet ancien moine semble plus préoccupé de réclame que de sincérité scientifique ; et sa lettre, d’une grossièreté déclamatoire et voulue, montre bien le fond de cet esprit emphatique, brutal et vague.

Cependant, s’il tenait à dire son opinion sur Les Blasphèmes, ce discoureur confus a bien fait de ne donner que son avis de moraliste, car au point de vue littéraire son incompétence est suffisamment prouvée par ses stériles conférences.

Ce genre de lettres, d’ailleurs, et ce genre d’indignation ressemblent beaucoup à du cabotinage, à du cabotinage religieux.

Et nous venons d’assister, mes frères, à une autre séance de cabotinage politique qui a profondément remué l’opinion publique en Europe, mais dont nous n’avons pas suffisamment savouré le prodigieux comique.

Trois grands empereurs, de qui dépend le sort du monde, ont jugé bon de causer une heure ou deux des affaires de notre continent.

Quand trois gros commerçants ont à parler d’une entreprise importante, ils lui consacrent, en général, plus de temps.

Donc, nos trois empereurs ont résolu de se faire une visite de cousinage, mais comme les déplacements sont plus difficiles pour eux que pour un simple bourgeois, en raison des assassins spéciaux qu’on nomme des régicides, ils se sont rencontrés, avec mille précautions, dans un grand château bien gardé par deux excellents régiments d’élite.

Et là qu’ont-ils fait ? Ce qu’ils ont fait ? Ils ont invité les trois hommes d’État qui les accompagnaient à s’entretenir entre eux des motifs de ce voyage, pendant qu’ils tireraient un lapin, à l’imitation de M. Grévy.

Ils ont donc tué un lapin ou même plusieurs lapins pendant que les trois chanceliers, bien enfermés, discutaient tranquillement.

Puis, comme le temps devenait long, l’empereur d’Allemagne dit aux deux autres : « Si nous passions une revue », comme les enfants des Tuileries disent à leurs camarades : « Si nous jouions au cheval. »

Et les deux autres, enchantés, ont répondu : « C’est ça. »

Il faut dire que par politesse l’empereur d’Autriche était habillé en général prussien, l’empereur d’Allemagne en général russe et l’empereur de Russie en général autrichien. Je fais peut-être une confusion dans la mascarade.

Qu’on se figure un colonel s’habillant en curé pour aller faire visite à son évêque, et l’évêque rendant la visite en capitaine de gendarmerie.

Donc ils ont crié : « C’est ça, passons une revue. »

Mais on n’avait que deux régiments, deux régiments superbes, il est vrai ; mais enfin, pour trois empereurs, c’était peu. Il fallait pourtant s’en contenter. Ce qui rendait la chose amusante, par exemple, c’est que l’empereur de Russie était colonel d’un de ces régiments-là et l’empereur d’Allemagne colonel de l’autre.

Quant à l’empereur d’Autriche, il a dû pleurer de chagrin, n’étant colonel de rien du tout, comme l’officier qui ne portait rien à l’enterrement de Marlborough.

On a donc fait passer les deux régiments devant les trois généraux-empereurs. Puis ils ont repassé, puis ils sont revenus. Alors l’empereur d’Allemagne s’est mis à la tête du sien et il l’a ramené encore une fois devant ses deux compères, en leur faisant un grand salut avec son épée.

Après ça il a dit, en retournant s’asseoir :

— « Chacun son tour. »

Et l’empereur de Russie s’est levé pour faire aussi défiler son régiment, à lui, en saluant de la même manière.

Ce petit jeu de revue en chambre terminé, on est allé voir si les trois hommes d’État avaient enfin achevé leur besogne.

Est-ce que ces grotesques enfantillages ne donnent pas quelquefois raison, hélas, à ceux qui font des révolutions sanglantes ?

Car, au lieu de jouer à la revue, ces vieux gamins couronnés ont souvent la fantaisie de jouer à la guerre.

Et voilà comment les trois grands empereurs ont employé leur grande intelligence, par le moyen des trois chanceliers, pour le plus grand bien de l’Europe.

Le fond du cœur (Gil Blas, 14 octobre 1884)

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur, a dit un poète.

Quant à moi, mesdames et messieurs, je n’ai pas vu le fond d’un cœur, pas plus d’ailleurs que le fond de l’air dont on nous parle à tout instant, mais je m’imagine que si on en pouvait examiner un au microscope, on y trouverait autant de saletés que dans l’eau distribuée aux habitants de Paris par MM. les ingénieurs de la Ville, ces malfaiteurs publics.

Et je ne parle pas d’un cœur de qualité médiocre, d’un cœur de filou, de souteneur de fille publique, de financier ou de député, mais d’un cœur honnête, loyal, digne sous tous les rapports de l’estime publique.

Un autre penseur a dit : « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. »

Je dis, moi : « Il n’y aurait pas d’honnête homme pour un œil sondant le fond des consciences. »

Voilà. Criez, maintenant, prêcheurs de vertu, sépulcres blanchis, comme vous a appelés jadis, je crois, un homme qui passe pour respectable auprès d’un grand nombre d’humains. Pas d’honnête homme ? Pas un au monde ? – Pas un.

Ah ! Certes, on est honnête de temps en temps, par élans, par entraînement, par éducation, par raisonnement, par morale, – mais par vocation ?, jamais.

On est honnête devant les autres par pose, par politesse, par religion, par peur, par respect humain. Je vais plus loin, on est honnête devant soi-même par aveuglement, par orgueil, par pudeur, par estime de soi ou par sottise.

Mais personne, personne au monde ne paraîtrait toujours et rigoureusement honnête à l’œil, à l’œil mystérieux qui lirait au fond des cœurs.

Oh ! Quelle chance d’être fermés comme nous le sommes à toute investigation du voisin, d’être toujours mentalement sur la terre, toujours séparés de tous dans le mystère de notre pensée ! Quelle chance d’être par nature toujours discrets sur nous-mêmes et de ne jamais accomplir le Gnôthi seauton, le « Connais-toi toi-même » d’un philosophe d’autrefois.

Je me crois honnête, parbleu ! Vous aussi, monsieur, vous vous croyez honnête, qui n’avez pas volé ! Vous aussi, madame, qui n’avez pas failli !

Et nous ne sommes cependant, les uns et les autres, que d’hypocrites coquins.

D’hypocrites coquins, car nous nous jouons toute la journée, à nous-mêmes, la comédie de l’intégrité.

S’il fallait, non pas avouer mais seulement reconnaître en silence toutes les hontes secrètes de notre pensée, tous les désirs coupables qui nous effleurent, tous les éveils infâmes de nos passions, de nos instincts, de notre sensualité, de notre envie, de notre cupidité, nous demeurerions effarés devant notre gredinerie.

Confessons-le, notre cœur est plein d’appétits rampants, vils et coupables, que nous surprenons à tout instant, que nous réprimons souvent, où nous nous complaisons parfois.

Cherchons en nous. Qui n’a désiré la mort d’un rival ; d’un confrère heureux ; même d’un voisin dont on convoite le champ ? Oui, qui n’a désiré la mort d’un homme, ne fût-ce qu’une seconde, pour un motif futile, inavouable ou honteux. Combien même ont attendu la mort d’un parent dont ils devaient hériter, et, sans la désirer, se sont répété souvent tout bas un chiffre, rien qu’un chiffre : « Cinquante mille livres de rentes. J’aurai ça, un jour. »

Que d’autres choses encore on trouverait au fond d’un cœur honnête – petites lâchetés, petites transactions, petites perfidies, petits mensonges, petites roueries, -toutes les échappatoires, enfin qui nous font mettre le pied, pendant un moment, hors la limite étroite de ce pays de convention qu’on nomme la stricte honnêteté.

Et d’abord, au front de tout homme qui naît, on devrait graver ce mot : « égoïsme », sur la chair, au fer rouge.

Des gens indignés s’écrieront qu’ils suivent scrupuleusement, sans s’en écarter jamais, le chemin de la morale.

La morale, qu’est-ce que cela, monsieur ?

C’est, ne vous déplaise, l’idéalisation des mobiles de nos actions, c’est le besoin qu’éprouvent les braves gens de prendre des vessies pour des lanternes, ou, si vous l’aimez mieux, l’art délicat de nous faire passer vis-à-vis de nous-mêmes pour meilleurs que nous ne sommes, en colorant nos intentions avec des nuances de dévouement, de grandeur d’âme, de générosité, etc. ; c’est la poétisation de la vie au profit de l’humanité. La morale et la religion sont les deux poésies de la Loi, l’une laïque et l’autre ecclésiastique.

Essayons donc de dépoétiser la morale, dont toute l’action, indispensable à l’organisation sociale, vient de son idéalité.

Je dis que le seul mobile de nos faits toujours appréciable, toujours possible à retrouver sous les guirlandes de beaux sentiments, est l’égoïsme.

En effet, est-ce que tout ne se rapporte pas au MOI, soit directement, soit indirectement ? Toute action humaine est une manifestation d’égoïsme déguisée. Le mérite de l’action ne vient que du déguisement. Certains acteurs se prennent parfois pour les personnages qu’ils représentent : ce sont les grands artistes. Certains hommes croient au déguisement que la morale met sur nos actes : ce sont les honnêtes gens.

Prenons donc les morales les plus élevées.

Quelle est la sanction de toute religion ?

Récompense des bonnes actions après la vie, et punition des mauvaises ! Jamais on ne prévoit un acte sans retour assuré, un bienfait sans récompense.

— « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

Mais cette terreur du châtiment qui vous empêche de vous livrer à vos instincts nuisibles, et cette soif de joies futures qui vous fait vous priver des plaisirs plus passagers du monde, ne représentent-ils pas les deux pôles de l’égoïsme exploité habilement au profit de la morale et de l’humanité ? Le cloître, où se réfugient ceux qui sont revenus du monde, qu’est-ce donc, sinon l’enrégimentement de l’égoïsme qui se prive de tout en cette vie pour obtenir davantage dans l’autre ? N’est-ce pas là une sorte de compagnie d’assurances sur l’éternité ? On verse petit à petit à la caisse du Ciel toutes les douceurs qu’on aurait goûtées dans l’existence, pour en toucher la somme en bloc, après la mort, avec les intérêts accumulés et multipliés. Égoïsme raffiné d’avare.

Que dirons-nous des services rendus ? Voyons ! Là, au fond du cœur, lorsque vous rendez un service, n’avez-vous pas la conviction intime que vous placez votre générosité à mille pour cent ? Celui que vous obligez ne devra-t-il pas, sous peine d’être considéré par vous comme un traître et un malhonnête homme, demeurer jusqu’à son dernier jour prêt à vous témoigner de toutes les façons une constante et infatigable gratitude ?

Je n’ai pas inventé les deux aphorismes suivants d’une incontestable vérité. On est reconnaissant aux autres des services qu’on leur a rendus. On aime son prochain en raison du bien qu’on lui a fait.

Qu’est cela, sinon de l’égoïsme subtilisé ?

La charité, dira-t-on ?

La charité mondaine est une affaire de mode, de pose, un sport. Mais dans la charité discrète, dans l’apitoiement véritable, n’y a-t-il pas une peur ? Une crainte inconsciente pour soi-même, une sorte d’effarement devant une menace voilée du sort, en constatant le malheur d’un être qui nous ressemble, fait comme nous, et qui vivrait comme nous, s’il était dans les mêmes conditions de fortune, de famille et de santé que nous.

Toutes les fois que nous nous désolons devant les estropiés, les difformes, les victimes d’un accident, d’une fatalité, est-ce que le sentiment de la possibilité d’une pareille misère tombée sur nous ne s’éveille pas aussitôt, obscurément, au fond de notre esprit ; ne tremblons-nous pas un peu pour nous-mêmes en pleurant sur les autres de la façon la plus sincère ?

Faut-il d’autres exemples ?

Prenons l’amour qui, au dire de tous les exaltés, est le père de l’abnégation, de l’héroïsme, des plus nobles dévouements, et qui représente l’idéal du désintéressement.

Çà, vraiment, quand vous aimez quelqu’un plus que vous-même, qu’entendez-vous par là ? – Tout simplement que vous éprouvez à l’aimer un plaisir tellement aigu, tellement véhément, tellement puissant, que toutes choses, votre fortune, votre avenir, votre vie, vous deviennent moins chers que ce plaisir !

C’est de l’égoïsme à l’état furieux.

Vous me répondrez, madame : « Ce n’est pas vrai. Je l’aime pour lui et non pour moi. Je ne pense plus à moi ; je suis prête à tout lui sacrifier, à mourir pour lui. » Cela prouve seulement l’exaltation de bonheur que vous donne cet amour ! J’ai dit : de l’égoïsme furieux. Or, cela devient bientôt de l’égoïsme féroce. Attendez.

Quand l’un des deux amants a déroulé jusqu’au bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil et s’en va, sans davantage s’occuper de l’autre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement, et il cherche une passion nouvelle. Est-ce de l’égoïsme ou du désintéressement, cela ?

Mais que fait l’autre, aimant toujours ? Il devient ce qu’on appelle vulgairement un crampon ; et, sans trêve, sans pitié, sans répit, il s’attache au fuyard. Alors commence cette exaspérante persécution de la passion non partagée, les scènes, l’espionnage, les poursuites en voiture, la jalousie acharnée qui arme la main d’un couteau, d’un revolver ou d’une fiole de vitriol.

C’est là, peut-être, de l’abnégation et du désintéressement ?

Oui, madame, si l’amour était le dévouement, à partir du jour où vous ne vous sentiriez plus aimée, vous sacrifieriez votre bonheur à celui de votre infidèle, et au lieu de le traiter d’ingrat (en quoi ingrat ?), de traître (pourquoi traître ?), de lâche et de misérable (à quel sujet lâche et misérable ?), et de mille autres noms aussi injustes, vous lui diriez : « Puisque vous préférez aujourd’hui une autre femme, que vous espérez être plus heureux avec elle, soyez libre ; car moi, je vous aime, et je ne désire que votre bonheur. »


Montons plus haut.

Est-il un sentiment plus noble que le patriotisme ?

Or, un philosophe devant qui toute notre génération savante et pensante s’incline, M. Herbert Spencer, n’a-t-il pas écrit dans son admirable livre, L’Introduction à la science sociale, qui est une sorte de bréviaire des peuples :

« Le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu. Il a même racine, et produit les mêmes biens accompagnés des mêmes maux. »

Qui de nous n’a admiré et vanté cet axiome si simple et si complet : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît », qui contient l’origine de la loi, le principe de toute charité, la règle des rapports sociaux, la mesure de nos actions, la limite de la pénalité permise qui est le résumé parfait du code, de la religion, de la morale et de l’honnêteté. Eh bien, creusons ce précepte divin si magnifique, et nous arriverons à nous convaincre qu’il constitue un habile tour de passe-passe : Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. – C’est l’hypocrisie de l’égoïsme.

Pourtant il se rencontre quelquefois des hommes dont la droiture naïve est telle qu’ils se dévouent sans arrière-pensée, même inconsciente.

Combien de fois n’a-t-on pas cité l’exemple du monsieur en habit noir qui saute d’un pont dans un fleuve, la nuit, pour sauver un misérable et qui s’en va sans laisser son nom.

Cela arrive... Mais alors... Alors il faudrait un microscope plus puissant pour voir au fond de ce cœur-là ! Il faudrait, surtout, connaître l’histoire de sa vie.

Contemporains (Gil Blas, 4 novembre 1884)

On ferme, messieurs, on ferme vos tripots ! Il paraît que vous y cartonniez avec une ardeur rare et une louable habileté. Donc, on ferme des tripots d’un bout à l’autre du boulevard, des tripots fréquentés, soutenus, fondés, présidés par des gens connus et respectés, qui demeurent malgré tout respectés et plus connus que jamais.

— Que faisait-on dans ces tripots que la police a fini par murer ?

— On y trichait, madame.

— Rien que cela ?

— Oui, rien que cela, car ce n’est rien. Aujourd’hui, on entend bien murmurer des soupçons sur la délicatesse des hommes les plus considérables de ce temps. Quand ce n’est pas au jeu qu’on triche et qu’on vole, et qu’on pille, et qu’on dévalise, et qu’on filoute, c’est ailleurs, partout, en haut aussi bien qu’en bas.

On chuchote même que tous ces tripots fermés, si tard, ne l’ont été que pour venir en aide à certains autres établissements de même nature, patronnés par des puissants, et dont l’état financier laissait beaucoup à désirer.

Rien de mieux ! Le public aussi s’étonnait de ces exécutions sans raison sérieuse, car enfin ce n’est pas de fermer un cercle parce qu’on y vole des gens de bonne volonté, alors qu’on ne ferme pas les rues où on dévalise, chose plus grave, des gens qui ne s’y prêtent en rien.

Constatons cependant que la police s’est indignée.

Mais le monde, lui, ne s’indigne pas, il sourit ; il murmure : « Ah ! On trichait. – Eh bien, pourquoi ne tricherait-on pas dans un cercle ? »

Chaque siècle a son caractère, chaque quart de siècle sa physionomie. L’histoire de France faite au seul point de vue des mœurs serait plus intéressante pour bien des hommes que faite, selon l’usage, au seul point de vue des événements. Mais il est assez difficile de déterminer les causes qui modifient, en vingt ans, toute la manière d’être d’une race.

Le dernier siècle avait un caractère tout spécial. Il était élégant et dépravé. Rejetant l’hypocrisie à la mode sous le précédent roi, il étala des mœurs hardiment impures que rendit séduisantes une crise d’esprit, de fantaisie artiste, de goût charmant, de libre philosophie comme aucun pays n’en avait eu.

On peut dire que le peuple français a donné, sous le Régent et sous Louis XV, sa note éclatante dans l’histoire intellectuelle du monde, qu’il a atteint là le vrai sommet de son originalité.

Ainsi chaque pays arrive à un moment précis à dégager une sorte d’arôme d’humanité triomphante et mûre dont l’histoire garde le goût. Cette maturité particulière ne dure jamais, d’ailleurs. Produite par le temps et les événements, elle passe en quelques années comme la saveur des vins.

Il est à remarquer aussi que l’époque où un pays dégage le vrai bouquet de sa race ne correspond presque jamais avec les grandes périodes de splendeur et de prospérité, car le tempérament des nations comme celui des hommes étant fait autant de défauts que de qualités, il faut, pour qu’elles parviennent à tout leur développement caractéristique, que leurs défauts comme leurs qualités atteignent ce degré de maturité qui précède la décomposition.

Je ne veux point dire non plus que nous soyons en décadence en tout. – Qui pourrait affirmer cela ? – Nous sommes différents, pires sous certains rapports, meilleurs sous certains autres. Nous paraissons surtout être devenus beaucoup moins français. Mais le trait spécial à noter depuis une vingtaine d’années, c’est la disparition presque complète de ce qu’on pourrait appeler l’honneur intime. Nous n’avons plus guère que l’honneur d’apparat. Et cela se montre principalement par l’éclipse totale de la probité scrupuleuse, ou même de la probité, sans adjectif.

Quels que fussent les vices des hommes de l’ancienne société, ils gardaient cependant en eux le sentiment secret de la propreté morale, ils avaient le sens très profond d’une certaine délicatesse de cœur et d’une subtile élévation d’âme, qui, malgré leurs débauches, leurs écarts les faisaient demeurer des gentilshommes.

Tous les gentilshommes n’étaient pas des nobles, et tous les nobles n’étaient point gentilshommes.

Dans le peuple aussi la probité était commune.

Elle a disparu aujourd’hui du monde comme du peuple.

On pouvait tout faire, sauf voler. Cela seul déshonorait.

Aujourd’hui on peut tout faire, même voler, surtout voler, pourvu qu’on garde certaines formes exigées.

Il y a seulement cinquante ans, ceux dont on disait « c’est un honnête homme » étaient assez communs. Aujourd’hui ils sont devenus presque introuvables. Ce n’est point là un paradoxe, mais une vérité déplorable.

Cherchons, de bas en haut.

Encore connaît-on ces bons serviteurs dévoués et probes qu’on ne rencontrait pas seulement dans le théâtre de M. Scribe, mais aussi dans les familles ? Plus du tout ! Nos domestiques sont des ennemis intimes installés chez nous pour nous dévaliser. Est-il une cuisinière qui laisse en paix l’anse du panier ?

Connaissez-vous des fournisseurs scrupuleux ? Le principe du commerce moderne ne semble-t-il pas être le vol organisé, l’art de duper le client, de le tromper sur la qualité et sur la quantité, de lui placer les rebuts. La falsification des denrées les plus communes est devenue si générale qu’il a fallu organiser des escouades de chimistes aussi impuissants à empêcher cette fraude universelle qu’on le serait à empêcher la pluie de tomber.

Quel est celui des premiers restaurants de Paris où nous ne soyons chaque jour trompés sur la provenance et l’âge des vins que nous buvons à quarante francs la bouteille ?

Qui ne tonnait le truc du champagne Baratte, le truc de l’addition, le truc de la pièce de dix francs glissée sous la carte, tous les trucs enfin qu’il nous faut flairer, découvrir, pour n’être pas dévalisés du matin au soir, par ces honnêtes gens patentés qu’on nomme les commerçants.

Mais dans le monde, direz-vous ? Ah ! Oui, parlons-en !

L’improbité s’y étale avec une incroyable impudence. Que sont nos grands financiers ? De grands voleurs qui dévalisent les petits rentiers au moyen de fluctuations préparées des valeurs et de coups de bourse habiles. Toute la manipulation des hautes affaires n’est que de la ruse, de la duplicité, de l’adresse déloyale, employées avec une rare audace pour escamoter des millions. Le succès légitime la fraude.

Regardez l’histoire des grandes Banques, des grandes Entreprises dites Nationales, dites Patriotiques, dites Humanitaires, et vous ne trouverez, au fond, que de la friponnerie impudente.

On vient de condamner deux députés pour des tripotages indélicats. Mais si on condamnait tous ceux, députés, sénateurs, fonctionnaires ou autres, qui font partie de conseils d’administration véreux, qui patronnent des affaires louches, qui secourent des chemins de fer d’intérêt local et personnel passant par leurs propriétés, qui ont prêté la main, pour la tendre ensuite, à des spéculations inavouables, les services publics désorganises cesseraient de fonctionner, et il faudrait employer le budget tout entier à la construction de prisons.

Regardons maintenant dans les premiers salons de Paris. Qu’y voyons-nous ? Des hommes portant de grands noms, dont on tonnait et dont on accepte la vie faite d’expédients honteux. On parle, comme on parlerait de fredaines amusantes, des procédés qu’ils emploient pour se procurer les sommes nécessaires à leur existence somptueuse. Tout leur va. Argent des femmes, même de leurs femmes épousées pour leur dot, puis exploitées comme on exploite une mine, argent d’affaires suspectes, argent emprunté partout, argent du jeu – qui n’a entendu dire de vingt hommes connus : – « Oh, vous savez, X..., il triche au jeu. »

Combien a-t-on chuchoté de noms dans ces scandales des tripots fermés ? La foule soupçonneuse a désigné peut-être quelques innocents ; mais pour qu’il y ait tant de suspects, ne faut-il pas qu’il y ait aussi beaucoup de coupables ?

Enfin, c’est le mot friponnerie qui semble fait pour caractériser notre époque. Les portes des salons les plus difficiles ne se ferment plus devant les fripons connus et cent fois millionnaires ; et le culte du fripon étant entré dans les mœurs, tout le monde est devenu fripon du haut en bas de ce qu’on appelle l’échelle sociale.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait plus d’honnêtes gens. Il en existe, et beaucoup, mais ils sont effacés, éclipsés, écrasés par le fripon qui triomphe, que le monde accueille et acclame.

Or, il s’est produit en même temps que cette disparition presque totale de la probité un phénomène tout à fait étrange, la réapparition du duel, devenu aussi fréquent que les falsifications de denrées.

Et nous assistons à ce curieux spectacle de voir nos bourgeois véreux, ventrus et ensaqués en leurs redingotes noires ferrailler dans les salles d’armes et ferrailler sur le pré pour défendre leur honneur problématique, comme on ferraillait aux jours héroïques des cuirasses et aux jours élégants des pourpoints.

La continuation dans notre société démocratique, tolérante, complaisante de cette coutume antique des temps où l’on portait l’épée, comme nous portons des parapluies, a de quoi surprendre.

Elle est facile à expliquer cependant.

Plus cet honneur intime de l’homme, cet honneur délicat qu’on pourrait appeler la conscience de sa probité disparaît, plus on éprouve le besoin de faire croire à son existence. L’honorabilité véritable étant morte, on se fabrique, à coups d’épée, une honorabilité fictive, dont se contentent les gens du monde.

Il existe, il est vrai, des hommes qui se battent pour d’autres raisons. On les peut classer :

1° Ceux qui se battent parce qu’ils ont été insultés, injuriés, trompés par leurs femmes, leurs maîtresses et leurs amis ;

2° Ceux qui se battent par pose, par chic, pour la réclame, parce que c’est de mode en ce moment. La plupart des journalistes appartiennent à cette catégorie ;

3° Ceux qui se battent parce qu’ils ont le tempérament batailleur.

Mais la dernière catégorie, la plus nombreuse, est composée de tous ceux qui ont besoin d’intimider pour faire taire les bouches, pour forcer les chapeaux à se lever, les portes et les mains à s’ouvrir.

Ils s’imposent à la société lâche et indifférente par la menace de leur épée.

Jadis on se battait pour défendre son honneur, aujourd’hui on se bat pour se constituer un honneur qui ait cours. Car le duel refait une honorabilité d’aventure, ou plutôt d’aventurier, comme l’amour refaisait une virginité à Marion.

On confond tout à fait la crapule, brave parce qu’il le faut, avec l’honnête homme.

Mais il est rare, bien rare en vérité, qu’un homme parfaitement honorable ait besoin d’aller sur le terrain comme on dit, car on ne le suspectera point. Se sentant irréprochable il ne sera pas chatouilleux ; il n’éprouvera pas le besoin d’aller demander raison de paroles soupçonnées, de propos devinés, d’intentions aperçues.

Si on ne l’a point salué par hasard, il ne supposera pas aussitôt qu’on l’a fait avec intention.

En général, les hommes qui ont le témoin facile ont la conscience nuageuse : on est susceptible quand on se sent attaquable, car la bête souffre où le bât la blesse. Or, si chaque fois qu’un duel a lieu entre ces messieurs de la demi-société, cités dans le Tout-Paris et connus par la réclame qu’ils se font faire dans les journaux, on dévoilait la vie entière des deux adversaires, on trouverait, huit fois sur dix, une telle série de saletés que le public épouvanté finirait par confondre le combat pour l’honneur avec les condamnations judiciaires.

Et quand on dirait d’un homme : « X... a le diable au corps, il s’est battu dix-huit fois », on ne pourrait s’empêcher de murmurer : « Dix-huit fois !... Ça doit être une rude canaille... »

Messieurs de la chronique (Gil Blas, 11 novembre 1884)

Elle n’est point près de finir la grande querelle des romanciers et des chroniqueurs. Les chroniqueurs reprochent aux romanciers de faire de médiocres chroniques et les romanciers reprochent aux chroniqueurs de faire de mauvais romans.

Ils ont un peu raison, les uns et les autres.

Mais il serait étonnant d’entendre les pianistes reprocher aux flûtistes de manquer de doigts et les flûtistes reprocher aux pianistes d’avoir le souffle trop court. Ils sont musiciens les uns et les autres, cependant, bien que l’instrument diffère. Il en est de même des chroniqueurs et des romanciers qui sont hommes de lettres avec des tempéraments différents, je dirais même avec des tempéraments opposés.

Le romancier a besoin de pénétration, d’idées générales, d’observation profonde et minutieuse des hommes, et surtout une suite sévère dans l’enchaînement des : pensées et des événements d’où dépend la composition d’un livre.

L’observation du chroniqueur doit porter sur les faits bien plus que sur les hommes, le fait étant la nourriture même du journal, et ce doit être encore bien plus de l’appréciation que de l’observation. Le chroniqueur doit, en outre, avoir plus de trait que de profondeur, plus de saillie que de descriptions, plus de gaieté que d’idées générales.

Les qualités maîtresses du romancier, qui sont l’haleine, la tenue littéraire, l’art du développement méthodique, des transitions et de la mise en scène, et surtout la science difficile et délicate de créer l’atmosphère où vivront les personnages, deviennent inutiles et même nuisibles dans la chronique qui doit être courte et hachée, fantaisiste, sautant d’une chose à une autre et d’une idée à la suivante sans la moindre transition, sans ces préparations minutieuses qui demandent tant de peine au faiseur de livres.

J’ai parlé de l’atmosphère d’un livre et c’est là le point capital, essentiel.

C’est l’atmosphère de la terre, existant avant tout, qui a déterminé les races, la structure, les organes, toute la manière de vivre des êtres nés et développés sur le globe, et qui sont soumis à toutes les fatalités du lieu, de l’air, du climat, et modifiés même suivant les continents.

C’est l’atmosphère d’un livre qui rend vivants, vraisemblables et acceptables les personnages et les événements. Tout arrive dans la vie et tout peut arriver dans le roman, mais il faut que l’écrivain ait la précaution et le talent de rendre tout naturel par le soin avec lequel il crée le milieu et prépare les événements au moyen des circonstances environnantes.

Donc les qualités maîtresses du romancier deviennent stériles dans le journal et lui donnent même un air de gêne et de lourdeur. Tandis que les qualités essentielles du chroniqueur, la bonne humeur, la légèreté, la vivacité, l’esprit, la gâte donnent aux romans des journalistes un ait négligé, décousu, peu approfondi.

S’il fallait pousser plus loin cette analyse on remarquerait encore que le chroniqueur plaît surtout parce qu’il prête aux choses qu’il raconte son tour d’esprit, l’allure de sa verve, et qu’il les juge toujours avec la même méthode, leur applique le même procédé de pensée et d’expression auquel le lecteur du journal est habitué.

Le romancier, au contraire, doit, tout en donnant à son œuvre la marque de son originalité propre, se faire autant de tempéraments qu’il met en scène de personnes, il doit apprécier avec leurs jugements divers, voir la vie avec leurs yeux, donner le reflet des faits et des choses dans tous ces esprits contraires, différemment organisés suivant leur tempérament physique et les milieux où ils se sont développés. Aussi ne s’est-il jamais rencontré un romancier qui fût un chroniqueur, et jamais un chroniqueur qui fût un bon romancier.

Les vrais chroniqueurs sont tout aussi rares et aussi précieux que les vrais romanciers, et combien en compte-t-on qui résistent seulement quatre ou cinq ans à ce métier terrible d’écrire tous les jours, d’avoir de l’esprit tous les jours, de plaire tous les jours au public.

Le romancier peut braver la colère de ses juges, s’en moquer même et attendre la justice de l’avenir. Il poursuit son œuvre suivant l’idéal qu’il s’est créé, suivant ses croyances et sa nature.

Le chroniqueur, au contraire, n’existe que par la faveur immédiate du public. Il faut qu’il soit sans cesse le favori des lecteurs, qu’il s’efforce sans cesse de les séduire ou de les convaincre. Il a besoin pour cet effort constant, d’une incroyable énergie, d’un tempérament infatigable, d’un esprit et d’une présence d’esprit sans limites. Le mépris systématique des romanciers pour leurs frères du journalisme n’empêchera point qu’il soit aussi difficile au directeur d’un grand journal de découvrir un chroniqueur, qu’il est difficile à un éditeur de mettre la main sur un auteur.

Je veux, en quelques lignes, faire le portrait des principaux chroniqueurs parisiens, des maîtres, de ceux qui, par la durée de leur labeur et de leurs succès, ont prouvé la valeur persistante de leur talent. J’en laisserai de côté d’excellents, qui sont plus jeunes, ou moins arrivés. Et puis je veux surtout choisir ceux qui sont les types de l’espèce. Ne songeons point à les classer. Aussi bien les chroniqueurs sont susceptibles. On a dit des poètes autrefois : Irritabile genus. On peut le dire aujourd’hui des journalistes. Autant les romanciers ont ou affectent d’indifférence pour les jugements qu’on porte sur eux, autant les chroniqueurs ont l’humeur excitable et la patience courte. Il ne les faut toucher qu’avec des gants et avec mille précautions.

Ceux dont je veux parler méritent ces égards.

Nous commencerons donc à l’F, sixième lettre de l’alphabet, par


M. HENRY FOUQUIER


Un grand garçon, beau garçon, portant toute sa barbe, une large barbe blonde galante et parfumée. La figure est douce, fine et calme, très calme. Il a le geste sobre et la parole modérée. Et la forme de son talent répond à celle de sa personne.

C’est un chroniqueur sage et mordant par des moyens cachés. Écrivain soigneux, châtié, amoureux de sa langue et la connaissant en perfection, il l’emploie avec des précautions délicates, avec des ruses et des perfidies sous les mots. Au lieu de frapper par des atteintes directes comme Scholl, dont les attaques ressemblent à des coups d’épée, il a des traits qui restent dans la plaie, accrochés par des intentions sournoises pareilles aux barbes des hameçons.

Bien qu’il traite les questions du jour, il n’est qu’à moitié ce qu’on appelle un chroniqueur d’actualité, car il voit, surtout, dans les sujets qu’il choisit, la moralité qu’il en veut tirer, et non point une moralité amusante ou piquante, mais une moralité de philosophe.

Henry Fouquier est, en effet, un philosophe, d’une race aujourd’hui disparue, un philosophe du XVIIIe siècle, bienveillant, optimiste, assez indifférent, satisfait des gens, des choses et du monde, irrité contre les désespérés, contre les pessimistes, contre les penseurs précis et désolés de l’école de Schopenhauer. Il aime vivre, le montre et le dit, et il porte, dans ses écrits comme dans sa personne, le reflet de cette satisfaction. Son esprit orné et lettré se complaît dans la galante métaphysique des hommes du dernier siècle que l’amour rêvé ou obtenu consolait de tout ; et il semble voir l’existence, toutes les choses tristes, navrantes, terribles de la terre, à travers un voile transparent où seraient dessinées des images et des figures de femmes, de femmes souriantes, coquettes, montrant la grâce de leurs lignes, le charme de leur sourire, l’appel de leurs yeux et de leur bouche.

Il n’a pourtant pas le scepticisme de ses ancêtres dont il a hérité la morale gracieuse : et les enseignements qu’il tire des choses du jour sont parfois empreints d’une certaine prud’homie, que je regrette pour ma part, mais que goûte fort le public.

Il est, en somme, un des écrivains les plus remarquables et les plus aimés de la presse actuelle, un de ceux qui font estimer et respecter le journalisme.


M. HENRI ROCHEFORT


Qui ne connaît cette figure de clown spirituelle, nerveuse et mobile, avec le haut toupet blanc, le nez cassé, l’œil inquiet, la voix fêlée, et dans toute l’allure un tel charale cordial et franc que ce Terrible, ce Révolté, ce Démolisseur, est aimé de ses plus furieux adversaires qui lui tendent la main avec plaisir. Confrère excellent et sûr, Henri Rochefort, le Démocrate, est, détail étrange, un remarquable connaisseur en bibelots d’art, en tableaux anciens, en vieilleries de toute espèce, et un amateur passionné de toutes ces choses.

Celui-là ne procède point par coups d’adresse ni par coups de pointe, pour abattre ses ennemis, mais par crocs-en-jambe prestement passés. Croc-en-jambe à l’homme ; croc-en-jambe au français, croc-en-jambe à la grammaire, croc-en-jambe même à la raison, et le tour est fait.

L’adversaire culbuté ne se relèvera pas.

Son esprit, imprévu, éclatant comme un pétard, n’emprunte rien à la tradition de notre race, à la tradition da finesses et de pointes où se sont exercés nos pères. Il e dérive cependant, d’une façon indirecte, et pour n’être pu’ tout à fait légitime il n’en est pas moins français.

Ce galant et charmant homme au masque de clown a inventé une clownerie bizarre de la langue, une manière de faire sauter les mots, de les désarticuler, de leur fait prendre des attitudes et des contorsions imprévues qui font rire d’un rire impérieux, irrésistible, immodéré, comme les véritables clowneries des vrais clowns, dans les cirques. Il fait naître, par des rapprochements de syllabes, des à-peu-près imprévus, par des calembredaines fantastiques, des éveils de pensées surprenantes et cocasses. Il lui faut une seconde pour appeler Camescasse-tête, M. Camescasse, en apprenant sa nomination aux fonctions de préfet de police. Et sans cesse de son esprit, de sa bouche et de sa plume, tombent des mots inattendus et singulièrement comiques, des jugements d’une vérité désopilante dans une forme saisissante de drôlerie.

Et tout le monde s’amuse de cette intarissable verve parisienne, depuis les femmes les plus fines jusqu’au voyou le plus illettré, pourvu qu’il ait respiré cet air du trottoir qui met dans le cerveau ce quelque chose d’inconnu qui semble l’âme de Paris.

Après l’R, arrêtons-nous à la lettre suivante S.


M. AURÉLIEN SCHOLL


Le nombre des mots que Scholl a semés sur le monde est aussi grand que celui des étoiles. Tous les chroniqueurs présents et les chroniqueurs futurs puisent et puiseront dans ce réservoir de l’esprit.

Il a le trait direct et sûr, frappant comme une balle et crevant son homme, le trait suivant la bonne tradition du XVIe siècle, rajeunie par lui, et qui deviendra, encore par lui, la tradition du XIXe siècle.

En lisant une bonne chronique d’Aurélien Scholl, on croirait sentir la moelle de la gaieté française coulant de sa source naturelle. Il est, dans le vrai sens du mot, le chroniqueur spirituel, fantaisiste et amusant.

Gascon, grand, bel homme, élégant et souple, il donne bien aussi l’idée de son talent, un peu casseur d’assiettes et rodomont. Il a fait, malheureusement, beaucoup d’élèves, qui sont bien loin de le valoir, ayant pris sa manière sans avoir son esprit. A la quatrième avant-dernière lettre de l’alphabet nous trouvons


M. ALBERT WOLFF


Tout différent des trois autres, celui-là procède avec un flair et une sûreté de limier pour découvrir le fait du jour, le fait parisien, le fait enfin qui doit intéresser, émouvoir, passionner le plus le public, son public. Non seulement il le découvre, mais il le fouille, le commente et le développe, juste de la façon dont il doit être fouillé, commenté et développé, ce jour-là même, pour répondre à l’attente de tous les esprits. Je parlais tout à l’heure de l’atmosphère à créer autour des personnages d’un livre. Eh bien ! M. Albert Wolff subit l’atmosphère du moment d’une telle façon qu’il semble écrire souvent ce que pensent et ce qu’ont pensé tous ses lecteurs, tant il leur donne le résumé de leur opinion, formulé avec sa verve souvent pointue et caustique, toujours amusante, fine et bien littéraire. Et ses fidèles, en le lisant, éprouvent à peu près le sentiment d’un homme à qui on servirait, quand il entre dans un restaurant, le plat unique qu’il désirait manger ce jour-là, et auquel il n’avait peut-être pas songé.

M. Wolff est en outre en train de faire ce que devraient faire tous les chroniqueurs vraiment parisiens, qui ont vécu longtemps cette vie mouvementée, si renseignée et si bizarre des journalistes ; il écrit ses mémoires.

Le premier volume contenant des souvenirs de voyage des plus intéressants ; le second, l’Écume de Paris, est une fort curieuse, fort saisissante et fort originale étude des dessous secrets de cette grande capitale des capitales. Les Voyous sinistres, les Forçats célèbres, les Monstres, les Adultères sanglants, le Crime et la Folie, sont des pages profondes, terribles, et singulièrement attachantes.


J’aurais tant désiré parler d’un autre encore, mort tout, dernièrement, Léon Chapron, qui avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante ! Il était en outre un des hommes les plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve.

Et si on me demandait maintenant de citer un nom parmi les plus jeunes, parmi ceux d’aujourd’hui qui sont ceux de demain, je le choisirais dans ce journal, et je dirais : Gros-claude.

Souvenirs (Le Gaulois, 4 décembre 1884)

Connaissez-vous, madame, l’admirable nouvelle d’Ivan Tourgueneff, qui a pour titre : Trois Rencontres ? Non, sans doute, car vous ne lisez que les livres du jour.

Je comprends l’intérêt que vous portez aux romans d’hier, d’aujourd’hui ou de demain, mais il faut quelquefois lire les vieux ; croyez-moi.

Les Trois Rencontres ! N’oubliez point ce titre, madame, et lisez cette courte nouvelle. Elle contient, en quelques pages, l’essence même du génie de Tourgueneff, de ce génie rêveur et précis, réel et poétique, un peu voilé, comme pour faire deviner des choses lointaines, indécises, ces choses qui flottent dans les brouillards de la vie, ces choses qui peuplent la terre de songes, qui nous montrent, derrière les faits cruels, le mystère doux, toujours fuyant et charmant, dont se bercent les poètes.

Le sujet ? Direz-vous. Il n’y en a guère dans cette œuvre enchanteresse et vague comme une féerie d’opium. C’est l’histoire étrange et charmante des émotions qu’une voix de femme, entendue trois fois par trois nuits de lune, sous trois climats différents, ont fait naître dans le cœur d’un homme.

Il ne la connaît point, cette femme, il ne l’a jamais vue ; mais il l’entend chanter, et il la reconnaît chaque fois. Et dans ces pays où chante aussi une musique mystérieuse, il semble que l’admirable poète ait fait passer toutes ces sensations menues et profondes qui s’éveillent dans certaines âmes, au contact exquis ou douloureux de choses que le commun des hommes ne remarque point.

Avez-vous observé, madame, combien sont sonores en nous, les nerveux, les répercussions du souvenir, et combien aussi la vue de certains détails inaperçus par tous fait vibrer notre cœur ?

Depuis quelque temps, elle me hante, cette nouvelle de Tourgueneff, les Trois Rencontres ; car, moi aussi, je viens de la sentir en moi la triple émotion d’une chose vue à trois époques différentes.

Je traversais Rouen, l’autre jour. Nous sommes au moment de la foire Saint-Romain. Figurez-vous la fête de Neuilly, plus importante, plus solennelle, avec une gravit provinciale, un mouvement plus lourd de la foule qui est aussi plus compacte et plus silencieuse.

Plusieurs kilomètres de baraques et de vendeurs, car les boutiques sont plus nombreuses qu’à Neuilly, les gens de campagne achetant beaucoup. Marchands de verrerie, de porcelaines, de coutellerie, de rubans, de boutons, de livres pour les paysans, d’objets singuliers et comiques en usage dans les villages, puis des montreurs de curiosités, que le Normand des champs appelle des « faiseux vé de quoi », et une profusion de femmes colosses dont semblent fort amateurs les Rouennais. Une d’elles vient d’envoyer à la presse locale une lettre aimable pour inviter MM. les journalistes à venir la visiter, en s’excusant de ne pouvoir se présenter elle-même chez eux, ses dimensions lui interdisant toute sortie.


... Se plaint de la grosseur qui l’attache au rivage.


Enfoncé Louis XIV !

Puis voici des lutteurs. L’admirable M. Bazin qui parte comme à la Comédie-Française, en saluant le public de l’index. Voici encore un cirque de singes, un cirque de puces, un cirque de chevaux, cent autres curiosités de toute espèce. Et un public particulier : – gens de la ville endimanchés, aux mouvements sérieux et modérés, mais bien accordés, l’homme et la femme manœuvrant d’ensemble, avec une sage gravité, comme si la nature eût mis en eux une même manivelle, – gens de la campagne aux mouvements plus lents encore, mais différents, l’homme et la femme ayant chacun le sien, couple détraqué par des besognes diverses : le mâle courbé, traînant ses jambes ; la femelle se balançant comme si elle portait des seaux de lait.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans la foire Saint-Romain, c’est l’odeur – odeur que j’aime, parce que je l’ai sentie tout enfant, mais qui vous dégoûterait sans doute. On sent le hareng grillé, les gaufres et les pommes cuites.

Entre chaque baraque, en effet, dans tous les coins, on grille des harengs en plein air, car nous sommes au plus fort de la saison de pêche, et on cuit des gaufres, et on rissole des pommes, de belles pommes normandes, sur de grands plats d’étain.

J’entends une cloche. Et tout à coup une émotion singulière me serre le cœur. Deux souvenirs m’ont assailli, l’un de mes premiers ans, l’autre de l’adolescence.

Je demande à l’ami qui m’accompagne :

— C’est toujours lui ?

Il a compris et répond :

— C’est toujours lui, ou plutôt toujours eux. Le violon de Bouilhet y est encore.

Et j’aperçois bientôt la tente, la petite tente où l’on joue, comme on jouait dans mon enfance, cette Tentation de saint Antoine, qui ravissait Gustave Flaubert et Louis Bouilhet. Sur l’estrade, un vieux homme à cheveux blancs, si vieux, si courbé qu’il semble un centenaire, cause avec un polichinelle classique. Songez donc, madame, que mes parents aussi l’ont vue, cette Tentation de saint Antoine, quand ils avaient dix ou douze ans ! Et c’est toujours le même homme qui la montre. Sur sa tête est pendue une pancarte où on lit : « A céder pour cause de santé. » Et s’il ne trouve pas d’amateur, le pauvre vieux, le spectacle naïf et drôle dont s’amusent, depuis plus de soixante ans, toutes les générations de petits Normands, disparaîtra.

Je monte les marches de bois qui tremblent, car je veux voir encore une fois, une dernière fois peut-être, le saint Antoine de mon enfance.

Les bancs, de misérables bancs étagés, portent un peuple de petits êtres, assis ou debout, babillant, faisant un bruit de foule, le bruit d’une foule de dix ans.

Les parents se taisent, accoutumés à la corvée de chaque année.

Quelques lampions éclairent l’intérieur sombre de la baraque. La toile se lève. Une grosse marionnette apparaît, faisant, au bout de ses fils, des gestes bizarres et maladroits.

Et voilà que toutes les petites têtes se mettent à rire, les mains s’agitent, les pieds trépignent sur les bancs, et des cris de joie, des cris aigus, s’échappent des bouches.

Et il me semble que je suis un de ces enfants, que je suis aussi entré pour voir, pour m’amuser, pour croire, comme eux. Je retrouve en moi, réveillées brusquement, toutes les sensations de jadis ; et dans l’hallucination du souvenir, je me sens redevenu le petit être que j’ai été autrefois, devant ce même spectacle.

Mais un violon se met à jouer. Je me lève pour le regarder. C’est aussi le même : un vieux encore, très maigre, et triste, triste, à longs cheveux blancs rejetés derrière une tête creuse, intelligente et fière.

Et je me rappelle ma seconde visite à Saint-Antoine. J’avais seize ans.

Un jour (j’étais élève au collège de Rouen en ce temps-là), un jour donc, un jeudi, je crois, je montai la rue Bihorel pour aller montrer des vers à mon illustre et sévère ami Louis Bouilhet.

Quand j’entrai dans le cabinet du poète, j’aperçus, à travers un nuage de fumée, deux grands et gros hommes, enfoncés en des fauteuils et qui fumaient en causant.

En face de Louis Bouilhet était Gustave Flaubert.

Je laissai mes vers dans ma poche et je demeurai assis dans mon coin bien sage sur ma chaise, écoutant.

Vers quatre heures, Flaubert se leva.

— Allons, dit-il, conduis-moi jusqu’au bout de ta rue ; j’irai à pied au bateau.

Arrivés au boulevard, où se tient la foire Saint-Romain, Bouilhet demanda tout à coup

— Si nous faisions un tour dans les baraques ?

Et ils commencèrent une promenade lente, côte à côte, plus hauts que tous, s’amusant comme des enfants, et échangeant des observations profondes sur les visages rencontrés.

Ils imaginaient les caractères rien qu’à l’aspect des faces, faisaient les conversations des maris avec leurs épouses. Bouilhet parlait comme l’homme et Flaubert comme la femme, avec des expressions normandes, l’accent traînard et l’air toujours étonné des gens de ce pays.

Quand ils arrivèrent devant Saint-Antoine :

— Allons voir le violon, dit Bouilhet.

Et nous entrâmes.


Quelques années plus tard, le poète étant mort, Gustave Flaubert publia ses vers posthumes, les Dernières Chansons.

Une pièce est intitulée :


UNE BARAQUE DE LA FOIRE


En voici quelques fragments :


« Oh ! qu’il était triste au coin de la salle,

Comme il grelottait l’homme au violon.

La baraque en planche était peu d’aplomb

Et le vent soufflait dans la toile sale.

Dans son entourage, Antoine, en prière,[…]

Se couvrait les yeux sous son capuchon.

Les diables dansaient. Le petit cochon

Passait, effaré, la torche au derrière.[…]

Oh ! qu’il était triste ! Oh ! qu’il était pâle !

Oh ! l’archet damné, raclant sans espoir ;

Oh ! le paletot plus sinistre à voir

Sous les transparents aux lueurs d’opale !

Comme un chœur antique au sujet mêlé,

Il fallait répondre aux péripéties

Et quitter soudain, pour des facéties,

Le libre juron tout bas grommelé !...

Il fallait chanter, il fallait poursuivre,

Pour le pain du jour, la pipe du soir ;

Pour le dur grabat dans le grenier noir ;

Pour l’ambition d’être homme et de vivre !

Mais parfois dans l’ombre, et c’était son droit,

Il lançait, lui pauvre et transi dans l’âme,

Un regard farouche aux pantins du drame,

Qui reluisaient d’or et n’avaient pas froid.

Puis – comme un rêveur dégagé des choses,

Sachant que tout passe et que tout est vain,

Sans respect du monde, il chauffait sa main

Au rayonnement des apothéoses. »


Et quand je sortis de la baraque, je croyais ente encore la voix sonore de Flaubert :

— Pauvre... diable !

Et Bouilhet répondit :

— Oui, ça n’est pas gai pour tout le monde !

Le sentiment et la justice (Le Figaro, 8 décembre 1884)

Obéissant au sentiment presque unanime, je désire l’acquittement de Mme Clovis Hugues dont la situation a éveillé dans tous les cœurs la sympathie la plus respectueuse et la plus vive.

Cependant, à un point de vue plus général, il y aurait beaucoup de choses à dire.

Pour les dire, ces choses, je vais imaginer une aventure analogue à la sienne mais en disposant les circonstances accessoires que j’ignore, de façon à appeler sur l’agent plus d’intérêt peut-être qu’il n’en mérite, et cela, pour les besoins de la cause que je vais plaider.

Je veux faire le procès de l’opinion publique.

Je dis que l’opinion publique en France a perdu complètement le sens de la justice et qu’elle se laisse emporter, emballer, égarer sans cesse par une sentimentalité naïvement prudhommesque et par un donquichotisme niais.

Et de plus en plus, dans nos mœurs, le sentiment tend à remplacer la loi et la logique.

Nous ne faisons que de la politique de sentiment, de la guerre de sentiment, de la justice de sentiment.

Donc, je raconte une aventure qui n’est pas arrivée, mais que je suppose arrivée.

J’imagine qu’un garçon de trente ans erre dans Paris, sans place et sans pain. Le cas est fréquent. Il va de porte en porte et ne trouve rien. Il n’a d’ailleurs ni parents ni recommandations. Enfin, harcelé par la faim, il frappe chez un de ces misérables qui tiennent des agences de renseignements secrets.

L’homme l’emploie, puis au bout de quelque temps le charge de trouver des preuves de l’infidélité conjugale de M. X... Besogne aisée, ajoute le patron, car les maris fidèles sont rares.

L’agent se met en campagne, il interroge à droite, à gauche, convaincu, comme un simple juge d’instruction, que le prévenu est coupable. Qui interroge-t-il ? Les concierges, parbleu’ Or, quel est le concierge qui ne calomnie pas cent fois par jour le plus innocent de ses locataires ? Oh ! Si nous savions ce que disent de nous nos concierges, les armuriers, demain, n’auraient plus assez de revolvers.

Un fait, entre mille. Le bruit ayant couru dernièrement dans Paris, de la folie d’une femme charmante, un grand journal envoya aussitôt prendre des renseignements chez sa concierge.

Le reporter demanda

— Est-ce vrai que Mme X... est folle ?

L’autre, ravie d’avoir à dire du mal de sa locataire, s’écria :

— Pour sûr, et folle à lier encore.

C’était là son opinion de portière mais nullement la confirmation d’un fait accompli.

Et le journal annonça une nouvelle fausse.

Donc la concierge en raconte sur la dame du quatrième et celle du cinquième. L’agent demande : – Est-ce que M. X... ne vient pas au cinquième ?

Et la chipie en loge en débite, en invente, en surinvente, enchantée d’avoir un public aussi rempli d’attention.

Le pauvre gueux, tenant son témoin, fait son rapport au patron qui fournit à sa cliente les renseignements payés.

Un procès a lieu.

La concierge se voyant dans une position dangereuse nie avoir bavardé et menti et se tire d’affaire par un faux serment.

— Si on rapportait au tribunal tout ce qu’on dit, n’est-ce pas, on ne pourrait plus causer de rien.

Or l’agent mis en cause se trouve ainsi avoir indignement calomnié une honnête et charmante femme. Il est condamné à deux ans de prison et deux mille francs d’amende.

Le malheureux, qui faisait, il est vrai, une besogne ignoble, mais non punie par la loi, avait été poussé par son patron et trompé par son témoin. Donc, innocent jusqu’à un certain point, il trouve dure la peine et en appelle.

Mais la jeune femme, victime, affreusement frappée, meurtrie, désespérée, tire un coup de revolver sur son tortureur et l’abat. L’homme agonise dix jours et meurt.

Et l’opinion publique crie « Bravo ! vive l’héroïne ! », pousse des hurlements d’enthousiasme, veut qu’on acquitte séance tenante la meurtrière !...

Pourtant...

Pourtant les juges ont apprécié et jugé. Ils ont rendu l’arrêt légal que nous devons respecter d’une façon absolue !

La jeune femme ne se trouve pas assez vengée. Rien en effet ne peut compenser la souffrance morale qu’elle a subie.

Mais qu’arrivera-t-il si nous en appelons tous, par le couteau, le revolver ou le vitriol, des jugements que nous estimons insuffisants ?

Or quel est l’homme lésé qui trouve suffisante la compensation accordée par la loi ?

En quoi l’horrible agonie de cet agent infime, moins coupable que son patron introuvable, rend-elle plus éclatante l’innocence reconnue incontestée de sa victime ?

Quelles seraient les conséquences de cette jurisprudence nouvelle ?

Quelle femme n’a pas été calomniée mille fois par ses concierges, ses domestiques, ses amies et ses ennemies ? Quelle femme n’a pas appris un jour par une bouche affectueuse et malveillante que telle ou telle personne avait dit sur elle une chose infâme ?

Devra-t-elle acheter un revolver et tuer ? N’y sera-t-elle pas un peu autorisée par un verdict d’acquittement ?

Puis, après ? Oui, après les femmes calomniées, nous aurons les femmes suspectées avec raison qui voudront se refaire un honneur à coups de pistolet. Et elles seront nombreuses celles qui, n’ayant rien à perdre, auront tout à gagner d’un crime retentissant capable de retourner et d’établir en leur faveur le cours de l’opinion publique ?

Elles joueront le tout pour le tout, pile ou face, acquittement ou condamnation, car avec les jurés français tout arrive.

N’avons-nous pas déjà, comme exemple du sentiment substitué à la stricte justice, tous les cas de vitriol jugés depuis quelques années par ce tribunal fantaisiste qu’on nomme un jury.

Toutes les fois qu’il s’agit d’amour, l’indulgence attendrie du tribunal est acquise d’avance à celle qui a mutilé son séducteur. Elle est acquittée d’enthousiasme.

Or, cinq fois sur dix, c’est le vitriolé qui a séduit, car le monde est peuplé de filles et de femmes qui emploient des ruses de Peau-Rouge et une adresse et des astuces, et un déploiement d’innocence, de naïveté et de candeur incroyables, à découvrir et conquérir le séducteur de leur choix.

La profession de fille et de femme séduite et payée a du bon. Or, si le séducteur leur échappe, c’est toute une campagne à recommencer. Leur dépit exaspéré les pousse à une vengeance terrible pour lui et sans danger pour elles.

J’admets qu’elles aiment follement.

L’amour peut-il être une excuse ?

Qu’est-ce que l’amour qui frappe, sinon de l’égoïsme que les jurés acquittent, en donnant aux liens illégaux une sanction poétique et une valeur presque légale, en ce temps où il devient si facile de rompre les liens réguliers du mariage.

De sorte qu’on peut maintenant se débarrasser à son gré d’une femme légitime, par un petit jugement, tandis qu’on a tout à craindre en se débarrassant d’une maîtresse !

Vive le sentiment, à bas la loi !


La création des jurys a été d’ailleurs, en principe, la substitution du sentiment à la justice, car les jurés jugent selon leur cœur, et ces braves gens seraient fort embarrassés pour faire autrement puisqu’ils n’ont que ça pour juger.

On leur soumet des cas compliqués de psychologie, or ils sont préparés à les résoudre, uniquement par les romans-feuilletons de leur journal.

Une fille séduite ! Ils ne connaissent que ça ! Ils ont assez pleuré en lisant « La Folle du Carrefour », et ils voient immédiatement une situation analogue. Ils se rappellent aussi toutes les scènes de tribunal, de cour d’assises, les plaidoiries, les preuves accablantes, les circonstances dramatiques des œuvres de MM. Richebourg et autres. Et ils jouent une de ces scènes, ils font partie d’un de ces romans !

Pouvait-il en être autrement, du jour où l’on choisissait pour pénétrer dans le tréfonds du cœur humain, pour démêler les fils délicats des intentions, non pas des criminalistes de profession, non pas des hommes supérieurs habitués à voir, à comprendre et à juger toutes les évolutions de l’esprit, mais le boucher, le boulanger, le mercier, le commerçant quelconque, qui apprécient selon leur cœur, parbleu, à défaut du reste.

Je voudrais qu’on fît une simple expérience.

On prendrait dix jurés et on leur poserait cette question :

— Que pensez-vous du 2 Décembre ?

Le premier répondrait : « C’est un crime ignoble pli par des bandits. »

Le second : « Ce fut un coup de génie qui sauva pour quelques années la France agonisante... »

Aucun d’eux ne dira : « Ce fut un coup d’État comparable à toutes les révolutions qui ont changé le gouvernement d’un pays. »

Or, s’ils sont six du premier avis, tant pis pour les réactionnaires qu’ils auront à juger.

Mais s’ils sont au contraire six de la seconde opinion, tant pis pour les républicains.

Il en est de même en matière de sentiment ; et voilà ce que nous appelons la justice.

Donc, les femmes sont aujourd’hui à peu près autorisées à régler toutes leurs affaires à coups de revolver et de vitriol.

Quoi d’étonnant à cela, puisqu’un homme attaqué dans son honneur n’a pas d’autre ressource, en ce moment, que le duel.

Et c’est là un signe singulier de cette tendance de plus en plus visible du tempérament français à remplacer la justice par le hasard, ou plutôt par une fantaisie imprévue, arbitraire et sentimentale.

Nous avons horreur de la loi et de la logique !

Examinons donc la jurisprudence du duel telle qu’elle s’établit chez nous.

Nous sommes loin des jours, proches cependant, où on concédait que le duel, vieille coutume de la chevalerie, devenue souvent, de nos jours, la ressource des chevaliers d’industrie qui se font un honneur à coups d’épée, était admissible seulement dans certains cas d’appréciation délicate où la loi est impuissante et dans certaines situations que l’amour ou la trahison d’une femme, ainsi que des haines particulières, peuvent créer entre deux êtres.

Aujourd’hui, le combat singulier est devenu la règle et la loi dans tous les cas d’injures, calomnie ou médisance, entre hommes.

L’insulté, le lésé, sous peine d’être dix fois déshonoré, devra avoir recours aux armes et non aux tribunaux.

S’il se bat, étant même une crapule et un fripon, il redevient instantanément un honnête homme.

S’il fait intervenir les juges, il n’est plus qu’un couard, même avec un honneur irréprochable.

Qui est l’insulteur ? La galerie ne s’en informe guère. Homme du demi-monde vivant d’expédients, publiciste aux abois vivant de chantage. Peu importe. On le salue, on lui serra la main. Cela suffit.

Prévoyant le cas, il a travaillé ses contres de quarte comme un gymnaste travaille le trapèze.

Qui est l’insulté ? Un homme du monde quelconque, qui peut exciter la haine, la jalousie ou l’envie par sa fortune, ses succès, sa situation politique, ou la beauté de sa femme ?

Il est peut-être myope. Alors il doit renoncer au pistolet qui égalise à peu près les chances. Il peut être aussi maladroit, lourd, obèse, sans aucune habitude de l’escrime. Alors il ira se faire saigner par son adversaire et reviendra chez lui injurié, blessé et pas content. Ô Molière !

Car nous apprenons chaque jour qu’une innombrable quantité de gaillards se font la main du matin au soir.

Il en est, dans le nombre, qui travaillent l’escrime comme on travaille la peinture, parce qu’ils l’aiment.

Mais les autres ? Les autres s’exercent le poignet afin de pouvoir être insolents tant qu’il leur plaira.

De sorte que le duel étant devenu la règle de tout différend entre deux hommes, l’étude acharnée de l’épée à laquelle on se livre en ce moment n’est qu’un effort raisonné pour faire entrer l’injustice dans ce hasard armé qui remplace la loi.

Or, puisque les ministres semblent embarrassés pour équilibrer leur budget, ne pourrait-on faire des économies sur la magistrature et supprimer autant de juges qu’on ouvre de salles d’armes nouvelles ?

Et ne pourrions-nous arriver tout de suite à l’État idéal rêvé par beaucoup ?

L’École de droit étant devenue inutile aux Français sera remplacée par une Faculté d’escrime.

On y travaillera de neuf heures à midi, et de deux heures à six heures, les dégagés, les oppositions, les contres, les coupés, etc., afin de pouvoir injurier, calomnier, mentir et gifler autrui en toute liberté et toute sécurité.

Les citoyens français se trouveront donc divisés en deux classes.

La première catégorie comprendra les gens agiles ; adroits, ayant le coup d’œil juste et le jarret solide, qui seront braves par nature et par profession, après dix ans de salle et de tir au commandement.

Les gens affligés de maladies des yeux, d’embonpoint précoce, de gaucherie naturelle et de faiblesse musculaire, feront partie de la deuxième catégorie des braves par nécessité.

Les certificats de médecin, constatant un état physique suffisants à vous faire dispenser du service militaire, ne seront pas valables en cas de duel.

Un impotent qui aurait refusé de se battre contre un maître d’armes serait qualifié de lâche et rejeté du monde comme il faut.

D’où il résulte que quiconque ne sera ni fort comme Hercule, ni agile comme Achille aux pieds légers, et n’aura pas sacrifié un quart de son existence pour acquérir le doigté de Louis Mérignac, sera aussi exposé dans la société parisienne qu’un voyageur tout nu dans une forêt vierge, peuplée d’animaux féroces.

O saint Don Quichotte, priez pour nous !

Mais la situation est en train de devenir encore plus grave qu’on ne pense.

Nous avons lu l’autre jour le compte rendu du grand concours d’escrime organisé entre les commis du Bon Marché, dans une salle d’armes ouverte par les soins et aux frais du directeur de ce magasin.

Et vous voulez que nous allions acheter des gants ou un parapluie dans cette boutique pour que l’employé du rayon ganterie, « très prompt à prendre les contres », prenne la mouche avec non moins de promptitude à une simple observation sur le nombre des boutons, et nous jette sa carte au visage.

Et l’employé du rayon ameublement, en déployant une tenture qui ne nous plaira point, répondra avec insolence, parce qu’il « déploie aussi une grande vitesse dans les attaques en ligne basse ».

Les gens pacifiques se verront donc contraints de s’adresser aux maisons qui n’arment pas leur personnel.

Mais qu’arrivera-t-il si M. Bixio ouvre une salle d’armes pour ses cochers ? Si la Compagnie des omnibus en fait autant pour ses conducteurs ?

Ne verrons-nous pas bientôt sur les grandes lignes, à côté du wagon-restaurant, le wagon d’escrime où le mécanicien viendra de temps en temps faire un petit assaut avec le chef de train ?

O saint Don Quichotte, priez pour nous !


J’ai dit que nous faisions de la politique et de la guerre de sentiment et jamais de logique.

Je n’en citerai qu’une preuve entre cent mille.

Il y a quelques années, un officier de grande valeur qui fait aujourd’hui la campagne du Tonkin, M. le général de Négrier, alors colonel, ayant à réprimer une insurrection d’Arabes dans le Sud Oranais et sachant bien qu’on ne peut frapper ces fanatiques que par leur religion, abattit la célèbre mosquée de Sidi-Cheik.

L’Arabe est fataliste. « Dieu le veut ! » est toute sa foi. Si Dieu ne le défend pas, c’est qu’il abandonne ses enfants.

Or, l’opinion publique s’émut en France, le gouvernement s’indigna. On avait outragé la religion de ces pauvres ennemis ! On avait détruit leur temple ! Profanation !

On fit reconstruire la mosquée ! Allah avait vaincu !

Or, c’est le même gouvernement qui, quelques mois plus tard, expulsait les moines et fermait leurs églises en France.

Les académies (Gil Blas, 22 décembre 1884)

On parlait, dans un salon académique, de la réception de François Coppée. Une jeune femme, pour qui les combinaisons qui ont étonné et éloigné M. Soulary n’ont pas de mystères, s’écria : « Ça me fait de la peine de voir nommer Coppée ; j’aurais préféré qu’on en choisît un autre. »

Comme on la savait grande admiratrice du poète, on s’étonna. Elle reprit : « C’est justement parce que je l’aime beaucoup que ça m’a ennuyée. Moi je ne nomme que les académiciens pour qui je n’ai ni admiration ni amitié. »

« Je ne nomme » fit sourire les hommes. Mais les femmes ne le remarquèrent point. Quelqu’un demanda : « Alors vous préférez les ganaches ? » Elle dit : « Oui, les vieux surtout. Vous ne comprenez pas pourquoi. C’est bien simple pourtant.

« J’adore Coppée, et voilà que j’ai peur de désirer sa mort.

« Vous n’y êtes point encore ?

« Qu’est-ce que nous connaissons parmi les académiciens. Trois poètes : Coppée dont nous avons lu tous les vers, Sully Prudhomme dont nous avons lu quelques vers, et Hugo qui a fait des vers superbes, mais que nous avons un peu... un peu oubliés. Pardon, nous nous rappelons encore quelques pièces des Châtiments et de La Légende des Siècles, n’est-ce pas ?

« Nous connaissons très bien les auteurs dramatiques et les romanciers, en tout dix écrivains.

« Il en reste trente. Qui ? Nous savons leurs noms, nous autres, parce qu’ils sont de l’Académie. C’est vrai. Mais qu’ont-ils fait ? Personne ne sait. Personne ! Voilà pourtant ceux que je préfère, les vrais académiciens, ceux que nous devrions toujours nommer.

« Chaque fois qu’un fauteuil est vacant, moi je ne m’informe jamais des titres d’un candidat, mais de son âge et de ses maladies. Que m’importe qu’il ait fait une traduction en vers de Don Quichotte ou bien dix volumes de bavardages sur l’idée de Patrie dans la poésie scandinave, ou bien vingt volumes de commentaires sur les poètes marocains du XVIe siècle. Ce qui m’importe et ce qui m’amuse, par exemple, c’est qu’il meure le plus vite possible.

« Je voudrais qu’on forçât les candidats à passer devant une espèce de conseil de révision qui écarterait les bien portants. On ne nous dirait point les titres ni la valeur de leurs œuvres qui ne nous intéressent guère, mais les noms et la gravité de leurs maladies et les lésions organiques de leur corps. C’est le plus atteint qui aurait le plus de chances.

« N’ai-je point raison ?

« Quoi de plus ennuyeux et de plus inutile que l’Académie quand elle est au complet ? Que fait-elle ? A quoi sert-elle ?

« Mais sitôt qu’un académicien meurt, quel amusement ! Toute la France s’émeut, tout Paris se passionne. Qui le remplacera ? Moi je sens un petit frisson au cœur quand je lis dans mon journal, le matin, qu’un immortel vient de mourir ! Voilà mes bons jours, car j’ai du plaisir sur la planche pour six mois au moins. Et s’il en meurt deux ou trois de suite, je deviens folle de contentement. Et tout le monde est comme moi, sans exceptions !

« Qui remplacera le trépassé ? Quelle émotion ! Chacun fait sa liste. On pointe, on discute, on suppose, on calcule. Il n’y a rien de plus amusant, non rien, absolument rien ! Que d’intrigues, de visites, de mines, de contre-mines, de combinaisons, d’influences mises en mouvement, de manœuvres ! Quelle joie quand votre candidat réussit ! Et comme il faut déployer d’adresse, de ruse, de tact, de politique.

« C’est là la vraie distraction de Paris l’hiver, du Paris intelligent, du Paris qui pense.

« Personne ne pourra dire le contraire. Aussi je trouve très fâcheux qu’on amène à l’Académie des jeunes gens comme François Coppée, qui nous feront attendre très longtemps leur successeur. Songez que nous pourrions disparaître avant lui ! Ça n’est pas gai cette idée-là.

« Du moment que nous ne nommons des académiciens que pour avoir le plaisir de les remplacer, c’est avec l’espérance de les voir mourir bientôt. Plus il en meurt, plus nous devons être satisfaits. Il faut donc les prendre très vieux, très infirmes, très malades.

« Moi, je l’avoue, quand il se passe deux ou trois mois sans qu’il en soit parti un seul pour l’autre monde, je fais brûler un petit cierge à Notre-Dame. Ça m’a réussi souvent.

« Il y a beau temps que l’Académie n’existerait plus, croyez-moi, si ce n’était pas si amusant de la renouveler.

« C’est un petit jeu, cela, un petit jeu littéraire et tout à fait passionnant.

Si j’étais écrivain, je composerais un livre sur ce sujet :


« L’ACADÉMIE FRANÇAISE OU LE JEU DE LA MORT ET DES QUARANTE VIEILLARDS »


« ou encore


« JEU DE LA MORT ET DES IMMORTELS. »


La petite dame avait-elle tort ? A d’autres de le décider. Mais il me semble pour être juste, qu’il y avait du vrai dans sa manière de raisonner.

Voilà donc Coppée baptisé avec la prose de M. Cherbuliez. (A sa place, je me laverais la tête.) Au tour de M. Edmond About, maintenant, et puis au tour de M. Ludovic Halévy. Le Paris qui pense va s’amuser avec ces entrées à sensation.

Mais on attend les sorties ? A qui le tour ?

Il n’est point que l’Académie où l’on s’exerce à discourir.

Voilà que la Société des gens de lettres est en train de devenir une concurrence de l’Institut. La maison n’est pas au coin du quai.

On y discute le mérite littéraire, la valeur du verbe et de l’adjectif, le style et la composition, en des morceaux préparés avec prétention.

Cet autre petit jeu serait fort innocent, s’il était inoffensif. Malheureusement, il ne l’est point.

Le fait qui vient de se produire est assez curieux pour qu’on le cite.

La Société des gens de lettres est une association de gens qui écrivent bien ou mal, souvent mal et quelquefois bien, et qui se sont associés pour tirer tout le profit possible de leurs œuvres et empêcher le pillage littéraire, si facile et si constant. C’est donc uniquement une réunion d’intérêts pécuniaires, une réunion de marchands de prose ou de vers, une réunion de commerçants qui mettent en commun, pour l’exploiter, un fonds ayant une valeur mercantile. Ils forment donc absolument le contraire d’une académie.

S’il en fallait une preuve, il suffirait de lire les noms des sociétaires. Pour dix qui sont connus un peu ou beaucoup, on en trouve cinquante ignorés du monde entier. Pour dix qui écrivent en une langue élégante ou seulement correcte, on en trouve cinquante qui se servent du charabia négro-français le plus étonnant. Là sont réunis tous ceux qui fabriquent en gros le roman-feuilleton, honorables débitants de lignes, habiles en leur métier spécial, mais qui n’ont pas connu ce qu’un poète nommerait les idéales caresses de la langue française, cette divine maîtresse des artistes. Trublots de la littérature, ils n’ont jamais fréquenté que la bonne de la maison. Cela n’empêche que leurs intérêts soient aussi respectables que ceux de MM. Daudet, Claretie, Coppée et de tous les vrais écrivains qui font partie de cette association, mais cela devrait empêcher ces barbouilleurs de papier de s’ériger en juges aussi intolérants qu’incompétents.

Voici le cas

Le règlement dit que pour être admis dans la Société, il faut avoir produit au moins deux volumes, ou la valeur de deux volumes en articles publiés.

Il faut en outre que le candidat soit absolument honorable.

Or, un jeune écrivain de talent, Harry Alis, qui a publié quatre volumes plus trois cent mille lignes dans divers grands journaux, garçon charmant d’ailleurs et dont la vie est inattaquable, vient de se voir refuser la porte de ce sanctuaire, après la lecture d’un rapport superlativement admirable de M. Ferdinand du Boisgobey.

Il semble que le rapporteur aurait dû mettre une certaine coquetterie modeste à nous laisser toujours ignorer ses idées et ses théories sur l’art littéraire. Il a l’imprudence de nous les révéler.

Il dit, parlant du premier roman d’Harry Alis, Hara-Kiri : « Le commencement est un petit chef-d’œuvre. La description du Japon (l’avez-vous vu, monsieur Ferdinand ?), la douleur du vieux samouraï, etc., etc., tout cela forme un tableau achevé.

« Mais la suite ne rappelle que très imparfaitement le voyage en Grèce du jeune Anacharsis (l’avez-vous lu, monsieur Ferdinand ?) qui fit les délices de nos grands-pères ! » (Parbleu ! que la logique est une belle chose, et aussi l’à-propos de la comparaison, et cette opération d’esprit qu’on nomme l’enchaînement des idées !)

Et puis M. du Boisgobey s’étonne de rencontrer des invraisemblances dans le roman de son jeune confrère. Et je m’étonne à mon tour, et plus que lui encore, de son étonnement ! Il s’écrie : « O prodige ! » parce qu’un jeune Japonais de noble race pénètre dans les salons les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain, ces salons dont M. du Boisgobey considère les portes comme infranchissables, bien qu’il en ait révélé le monde, et le ton et les amours, à toutes les portières et les fruitières de France ! Oh ! Le bon faubourg qu’elles ont !

Le récipiendaire conclut ainsi : « Tel est, messieurs, le fond du roman de M. Harry Alis qui a tiré de ce fond bizarre une infinité d’épisodes non moins singuliers. Il y a de tout dans son œuvre... Elle pèche fortement par la composition, mais elle est écrite avec une verve extraordinaire, dans une bonne langue, sobre et colorée à la fois. L’auteur n’abuse pas trop des adjectifs et ne torture pas trop ses phrases.

« Il est malheureusement sorti de la bonne voie, lorsque, deux ans plus tard, il fit son second roman, Reine Soleil. Cette fois, il a versé dans le réalisme, dans le néologisme et même dans la pornographie ! »

— Avec vous, Goncourt et Zola !

Après une analyse succincte, M. du Boisgobey reprend :

« Vous parlerai-je du style ? » (Oh ! non, s’il vous plaît.) Il en parle cependant. – « Je me contenterai de deux ou trois citations qui vous mettront à même d’en juger. »

Première citation. « Au théâtre, la lumière crue de la rampe fait scintiller les ors et rougeoyer les maillots des danseuses. » Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? dit le conte.

La sœur Anne voit l’herbe qui verdoie et la route qui poudroie. Mais M. du Boisgobey ne voit point rougeoyer les maillots des danseuses.

Je continue... Ce sont-là de vraies perles, et le livre contient de quoi faire un beau collier. – (Si j’étais écailleur, ce n’est pas dans Reine Soleil que je chercherais des perles de cette sorte.) – Le rapporteur reprend :

« M. Harry Alis vous apporte deux volumes importants. Il a de gros défauts, mais il a aussi du talent. C’est un jeune. Il cherche sa voie, et, en attendant qu’il l’ait trouvée, il va où le pousse le vent qui souffle en ce temps-ci sur la littérature. Il prend plaisir à traiter des sujets scabreux et à alambiquer la bonne vieille langue française ! ! » – (Que cet « à alambiquer » a de grâce et de justesse !)

Mais le juge sévère termine :

« Si le comité était de l’Académie, je ne vous proposerais pas de décerner un prix à M. Harry Alis, surtout pas un prix de vertu ; mais je vous propose de le nommer sociétaire par la même raison que vous ne pourriez pas refuser M. Zola s’il se présentait ! »


Voilà ! Voilà la langue française défendue par M. Ferdinand du Boisgobey. O prodige ! L’Invraisemblance condamnée par M. du Boisgobey. O deux fois prodige ! Et Reine Soleil, un livre d’artiste, étudié et écrit, curieux et vrai, jeté dans la hotte aux ordures par M. Ferdinand du Boisgobey avec L’Assommoir et Germinal. O trois fois prodige ! ! !

Et le comité a repoussé la candidature de M. Harry Alis, ce qui fera subir au jeune écrivain un dommage pécuniaire important.

Toute réflexion est inutile.


Je plains ceux qui débutent en ce moment, je ne parle pas de M. Alis qui n’est plus un débutant, mais de ceux qui publient un premier livre dans ce flot de volumes qui nous inonde. Si vraiment M. de Goncourt a l’intention de laisser un prix de dix mille francs à décerner chaque année au roman qui révélera chez un jeune écrivain le plus de tempérament, d’originalité, d’effort vers la forme et l’invention indéfiniment nouvelles que doivent poursuivre les artistes, il fera là une œuvre belle, grande et digne du nom qu’il porte.

L’Académie, la vraie, celle qui est au coin du quai, cette éternelle couronne de momies, jeunes ou vieilles, car il est des momies de vingt ans, en art, a-t-elle parfois découvert un jeune homme devenu plus tard un grand homme ?

Je lisais avec surprise, dernièrement, la longue liste des encouragements qu’elle a distribués cette année.

Où sont les jeunes d’avenir, là-dedans ? J’y cherche les noms des nouveaux qu’on murmure déjà dans les réunions d’hommes de lettres, les noms de romanciers de demain.

Parmi ces derniers venus, est-ce l’Académie qui patronnera M. Robert Caze, qui n’est plus d’ailleurs un inconnu et sur qui beaucoup comptent, et son homonyme, M. Jules Case, un débutant qui sera quelqu’un, ou M. Abel Hermant, dont le premier roman, Monsieur Rabosson, est déjà un livre fort et charmant et plus qu’une promesse, une œuvre ?

L’amour à trois (L’amour à trois, 1884)

Vous touchez, mon cher ami, dans ces vives et charmantes nouvelles, au plus gros problème moral de notre époque, ou même au plus gros problème de tous les temps.

Depuis que le monde et le mariage existent, la religion, la littérature et la loi se sont cassé le nez à cet écueil de l’amour à trois. Ces trois têtes sur le même oreiller font rire les uns, indignent les autres, sont la plus fréquente cause de procès, de crimes ou de bonheur qui soit encore connue.

Il ne sert à rien de se fâcher là contre. Ça est parce que ça est. Constatons simplement, comme vous le faites si bien, tous les cas si variés, si drôles ou si dramatiques de l’adultère, servons-nous-en dans les livres et au théâtre, laissons les législateurs chercher le remède, et philosophons un peu, par moments.

Le remède ? En est-il un ? M. Naquet répond : « Le divorce. »

Et M. Naquet pourrait bien avoir raison.

Deux cas surtout sont intéressants, l’un parce qu’il est mystérieux, l’autre parce qu’il est terrible.

Dans le premier, l’aveuglement de certains maris passe les bornes du possible, et fait rêver.

Dans le second, la vengeance de certains jaloux surprend, révolte les observateurs désintéressés.

Quel roman on pourrait écrire, mon cher ami, sur certains ménages à trois, alors que l’amant est installé dans la maison comme un époux préféré ! Quelle situation singulière, complexe, comique, étrange, et cependant naturelle, puisqu’elle est fréquente ! Nous en connaissons tous, de ces associations où les hommes se partagent amicalement les bénéfices et les charges. Liés par une étroite amitié, intimes comme deux complices, ils ont les mêmes soins pour leur femme qui, elle, préfère, on le voit, l’ami choisi par son cœur à l’homme imposé par la famille et par la loi. Ils vivent ensemble, au vu et au su de tous, déjeunent et dînent à la même table. On en conclut avec vraisemblance que tous les autres meubles de la maison leur sont également communs, la nuit comme le jour.

Dans la rue, on les rencontre. Elle et Lui devant (car elle a pris son bras), le mari derrière car on ne peut aller trois de front, partout ; et les trottoirs n’ont pas tout à fait la largeur d’un lit.

Le monde sourit et ferme les yeux. Qui donc pourrait les ouvrir assez grands, les yeux, pour voir au fond de ces trois cœurs, surtout au fond du cœur du troisième, du mari impénétrable, ignorant ou complaisant, lâche ou indifférent, plein de colère étouffée, de haine et de désirs de vengeance, ou simplement heureux peut-être ?

Sous cette rubrique : « Les drames de l’adultère », les journaux nous apprennent tous les jours qu’un époux trompé vient de massacrer sa femme, ou l’amant, ou tous les deux. Les jurés, tous mariés, sont pleins d’indulgence pour ces fureurs de propriétaire outragé. Ils acquittent ce meurtrier, et l’assistance spéciale des cours d’assises, lecteurs de romans-feuilletons, venue pour l’émotion, gonflée de sensiblerie larmoyante, applaudit à ce verdict, jugeant que le mari trompé a lavé son honneur dans le sang, qu’il s’est réhabilité par ce meurtre. C’est avec ces grands mots qu’on nous élève, avec ces préjugés qu’on nous instruit, avec ces idées qu’on nous prépare au mariage.

Ce que je vais dire paraîtra sans doute déplorablement subversif. Tant pis ; il ne faut chercher que la vérité, sans s’occuper de la morale enseignée, orthodoxe et officielle ; de la morale, cette prétendue loi naturelle, indéfiniment variable, facultative, cette chose dosée différemment pour chaque pays, appréciée d’une façon nouvelle par chaque expert, prêtre ou législateur, et sans cesse modifiée par tout le monde.

La seule loi qui importe est la loi suprême de l’humanité, cette loi qui gouverne les baisers humains, et qui sert de thème éternel aux poètes.

Nous vivons dans une société affreusement bourgeoise, timorée et médiocre. Jamais peut-être on n’a eu l’esprit plus étroit et moins humain.

La faiblesse (disons faute, si vous vous voulez) d’une femme mariée, entraînée à mal par un séducteur, a pris des proportions si mélodramatiques qu’on la considère généralement comme digne de mort.

Des hommes comme M. Dumas fils raisonnent et argumentent pendant des livres entiers, avec talent, esprit et partialité, et peut-être avec incompétence, sur les entraînements et les chutes de ces pauvres êtres sans énergie contre l’amour. Les baisers illégaux acquièrent sous leur plume une gravité de crimes ; et les femmes payent pour tous : pour le mariage indissoluble, chose horrible ; pour la loi, injuste à leur égard ; pour le préjugé féroce qui les condamne ; pour l’opinion monstrueuse qui permet tout à leurs maris et leur défend tout. Je ne veux point absoudre l’adultère. Je ne veux que constater la situation absolument injuste que crée le mariage.

Le mariage est la loi. Nous devons donc nous y soumettre.

Il est cependant permis de le discuter.

Constatons d’abord que les médecins et les philosophes affirment, pour la plupart, que nous sommes des polygames et non des monogames. Donc les femmes seraient des polyandres. (J’ignore si le mot est académique.) Ainsi, l’individu qui se contenterait d’une femme toute sa vie serait tout autant en dehors des lois de la nature que celui qui ne vivrait que de salade. L’examen de nos mâchoires nous révèle créés pour manger de la viande et des légumes ; mais à quoi voit-on que nous sommes des polygames ? Il suffit d’un raisonnement pour le prouver. Une femme ne peut porter qu’un enfant par an, tandis qu’un homme... a la production plus facile. La loi de nature veut donc que le mâle ait plusieurs épouses. D’où il résulte que le harem est une institution sage. Et pourtant... on pourrait dire encore beaucoup d’autres choses, mais, cette fois, à l’avantage des femmes et au détriment des hommes ! Passons.

Admettons donc que nous ne soyons absolument ni carnivores, ni herbivores, mais omnivores. Nous nous arrangerons en Orient de la polygamie, et en Occident de la monogamie, et encore de la monogamie avec accommodements. Je voudrais bien qu’on me citât un seul homme – un seul – sain de corps et d’esprit, demeuré toute sa vie absolument monogame.

Donc le mariage crée une situation anormale, antinaturelle, et à laquelle on ne peut se résigner que grâce à des abnégations infinies, à une vertu supérieure, à des mérites absolument religieux, une situation à laquelle le mari ne se résigne jamais, une situation qui met éternellement la conscience en lutte avec l’instinct, avec l’amour.

Lequel est le monstre au point de vue naturel et humain : la femme qui succombe ou le mari qui tue ?

Ici un homme, parce qu’il est trompé dans son égoïsme, blessé dans sa vanité, déçu dans sa prétention (peut-être exorbitante) de possession exclusive, détruit un être, supprime la vie, la vie que rien ne peut rendre, commet le seul acte vraiment monstrueux qu’on puisse commettre, et le plus horrible, et le plus immoral, tue !

Là, une femme, élevée pour plaire, instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté et sa seule joie au monde (tels sont, en effet, les enseignements de la société) ; créée par la nature même faible, changeante, capricieuse, entraînable ; faite coquette par la nature et par la société ensemble, vivant presque toujours seule pendant que son mari fait ce qu’il veut et s’amuse à son gré ; une femme donc se laisse captiver par un homme qui met tous ses soins, toute son ardeur, toute son habileté, toute sa puissance à l’entraîner ! Il fait, lui, son métier d’homme du monde, de séducteur ! Elle tombe entre ses bras, obéissant à l’invincible amour ; elle commet un acte blâmable, condamnable au point de vue des législations, mais humain, fatal, si fatal que rien n’a jamais pu l’entraver depuis que les règlements de la moralité civile et religieuse le combattent ; et on proclame cette femme une gueuse, une misérable, une souillée, tandis qu’on salue jusqu’à terre son mari qui l’assassine, parce qu’on le juge’ réhabilité !

Pourquoi tue-t-il ? Parce qu’il se croit déshonoré ! Nous touchons ici à un de ces préjugés prodigieux qui servent généralement de bases à toutes nos croyances.

Êtes-vous déshonoré parce que votre marchand de vin vous a filouté ? – Non ? – Parce que votre bonne vous a volé ? – Non ? – Et vous l’êtes parce que votre femme vous a trompé ! Vous, le volé, le trompé, le lésé, le filouté enfin, vous vous considérez comme déshonoré tant que vous n’aurez pas lardé de coups de couteau l’amant que tout le monde considère comme honorable, comme accomplissant légitimement ses fonctions de maraudeur d’amour, et la femme qui s’est abandonnée, séduite, entraînée ! Que la logique est une belle chose !

Mais, sacrebleu, le déshonneur ne peut résulter que d’un acte absolument personnel, et ne peut, en aucun cas, provenir du fait d’un autre.

Est-il admissible qu’on puisse être atteint dans son honneur par une action à laquelle on n’est pour rien bien au contraire, – une action qu’on met tous ses soins à empêcher ? Nous voyons heureusement aujourd’hui une phalange de maris philosophes, qui, ayant déterminé exactement la situation, les droits et les devoirs de chacun des époux, et respectant les convenances, aiment à leur guise, laissent leur femme vivre à son aise, tout en surveillant de l’œil ses allures comme ferait le gardien d’une chèvre capricieuse, pour empêcher ses escapades. Cette sagesse n’est-elle pas morale au fond ?

Gustave Flaubert (Lettres à George Sand, 1884)



I

Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à une famille de Basse-Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était alliée à Thouret, de la Constituante.

La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d’enfance de Charlotte Corday.

Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise. C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile. Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.

Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.

Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.

Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.

Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.

Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts. C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons, de son ami Louis Bouilhet :


« Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez ! »


Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »

Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.

Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M. Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et l’épilepsie, à l’expliquer l’une par l’autre. Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir l’esprit. Mais, doit-on le regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu l’homme enthousiaste et vigoureux qu’était Flaubert, pour quiconque l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et les habitudes de sa vie. Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave Flaubert débuta en 1857 par un chef-d’œuvre, Madame Bovary.

On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera marqué par ce procès, l’éloquente défense de M° Sénart, l’acquittement difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, puis le succès vengeur, éclatant, immense !

Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.

Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp, qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris. C’est alors qu’il éprouva combien il est difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les négations absolues.

Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary, M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre suivante, qui, peut-être, modifiera l’opinion qu’on a pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :


« 14 juillet 1856.


Cher vieux,

Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile. On n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n’ai en vue que ton seul intérêt.

Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.


MAXIME DU CAMP »


La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n’aurait coûté à l’auteur qu’une centaine de francs ! Vraiment, c’est pour rien !

Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce seul mot : Gigantesque !

Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes :


« 20 avril 1857.


« Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.


GUSTAVE FLAUBERT »


En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses originales et nouvelles sont biffées avec soin. Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :


« Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d’un bout à l’autre ! De l’avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, “inutile”. »


C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S’il en fallait une preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de Louis Bouilhet à Flaubert :


« Quant à Maxime Du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même n’était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais pardonné la Revue, qu’il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise… »


Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus tard, entre eux.

L’apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.

Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.

Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.

Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.

Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.

Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.

Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.

Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l’art.

Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.

S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.

Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.

« Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants. »

La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.

L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.

Tout acte, bon ou mauvais, n’a, pour l’écrivain, qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal n’y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.

En dehors de lit vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions. Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.

Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu’il raconte.

Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.

Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il s’explique ainsi dans une de ses lettres :


« ... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés, – cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrais que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. »


Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.

Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l’observation.

Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.

Il imaginait d’abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments.

La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à titre de renseignement.

Jamais il n’énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à l’apparition visible des hommes et des choses. C’est cette rare qualité de metteur en scène, d’évocateur impassible qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est étalé en des phrases philosophiques.

Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on -lui avait collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury.

Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait pas le naturalisme.

Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du réalisme.

Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et observés.

Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.

Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant plus vraisemblables qu’ils représentent l’échantillon modèle de leur classe.

Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait à l’âme un besoin lyrique qui ne pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme Madame Bovary. Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu’à sa mort sous l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des tableaux d’opéra.

Dans Madame Bovary, d’ailleurs, comme dans l’Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs de poème.

Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d’un récit homérique son second roman, Salammbô. Est-ce là un roman ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’opéra en prose ? Les tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, une couleur et un rythme surprenants. La phrase chante, crie à des fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des finesses de flûte.

Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l’air de se mouvoir dans un décor antique et grandiose.

Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu’il ait écrit, donne aussi l’impression d’un rêve magnifique.

Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave Flaubert ? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l’éclat de poésie qu’il a jeté dessus nous les montre dans l’espèce d’apothéose dont l’art lyrique enveloppe ce qu’il touche.

Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, qu’il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude sobre et parfaite qui s’appelle l’Éducation sentimentale.

Cette fois, il prit pour personnages, non plus des types comme dans la Bovary, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu’on rencontre tous les jours.

Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se passe chaque jour ; il est le journal exact de l’existence ; et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable.

Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer.

L’Éducation sentimentale, méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert.

Mais il lui fallait, par suite d’une de ces réactions nécessaires à son esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit une œuvre ébauchée autrefois, la Tentation de saint Antoine.

C’est là, certes, l’effort le plus puissant qu’ait jamais tenté un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur inaccessible rendaient l’exécution d’un pareil livre presque au-dessus des forces humaines.

Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l’a fait assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de nourritures succulentes mais par toutes les doctrines, toutes les croyances, toutes les superstitions où s’est égaré l’esprit inquiet des hommes. C’est le défilé colossal des religions escortées de toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le désir de l’impénétrable inconnu.


Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.

Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines. »

Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale. Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.

Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, â la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.

Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns tes autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.

Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.

Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans la Tentation de saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours « l’éternelle misère de tout ».

La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain ; tout est incertain, variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »

Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.

Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.

Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, de visions.

Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.

Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de sottises cueillies chez les grands hommes.

Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.

Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en entier.


Morale.

Amour.

Philosophie.

Mysticisme.

Religion.

Prophétie.

Socialisme (religieux et politique).

Critique.

Style

Esthétique.


Spécimens de style.


- Périphrases.

- Palinodies.

- Rococo.


Style des grands écrivains, des journalistes, des poètes.


- Classique.

- Scientifique.

- Médical.

- Agricole.

- Clérical.

- Révolutionnaire.

- Romantique.

- Réaliste.

- Dramatique.

- Officiel des souverains.

- Poétique officiel.


HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES


Beaux-arts


Beautés

- Du parti de l’ordre.

- Des gens de lettres.

- De la religion.

- Des souverains.


Bizarreries. – Férocités. – Excentricités. – Injures. – Sottises. – Lâchetés. – Exaltation du bas.


Opinions sur les grands hommes.

Les classiques corrigés.

Charabia officiel

- Discours.

- Circulaires.


IMBÉCILES


Le dictionnaire des idées reçues. Le catalogue des opinions chic.


Il les avait cependant classées ; mais il devait revoit cette classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il a laissé ces notes : (voir page précédente).

C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses formes.

Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de ces notes.


PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION


Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse


Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de livres et de statues. Il manqua toujours de raison.


LAMENNAIS, Essai sur l’indifférence, t. IV, p. 17t.


Morale


Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.


DESCARTES, Discours de la méthode, part. 6.


L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terrible.


DUPANLOUP, Éducation intellectuelle, p. 417.


La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu’il ne faut pas détruire.


DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg, ent. VII, p. 234.


L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l’on appelle des vaisseaux.


FÉNELON


BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE


Économie politique


En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de l’huile de colza, exposèrent au gouvernement qu’un produit nouveau, le gaz, commençait à se répandre ; que ce mode d’éclairage, s’il se généralisait, ferait délaisser les autres, d’autant plus qu’il paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté, protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce produit perturbateur.


FRÉDÉRIC PASSY, Discours sur le libre-échange.


15 décembre 1878.


Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance.


LA HARPE, Introduction de cours littéraire.


Style ecclésiastique


Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrès, et s’avance vers les doctrines éternelles.

Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes.


Mgr MERMILLOD, De la vie surnaturelle dans les âmes.


PÉRIPHRASES


Imbéciles


Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage.


(Traduction d’Homère.) PONSARD.


Style romantique


Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange venait aux lèvres en la regardant.


Sibylle (p. 116). O. FEUILLET.


Style des souverains


La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale.


Louis-NAPOLÉON

Cité dans LA RIVE GAUCHE, 12 mars 1865.


Style catholique


L’enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de dragon dans le calice de Babylone.


PIE IX, Manifeste, 1847.


Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à l’inobservation du dimanche.


L’ÉVÊQUE DE METZ, Mandement, décembre 1846.


IDÉES SCIENTIFIQUES


Histoire naturelle


Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles !


PROUDHON (De la Célébration du Dimanche, 1850).


Les chiens sont pour l’ordinaire de deux teintes opposées, l’une claire et l’autre rembrunie, afin que, quelque part qu’ils soient dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la couleur desquels on les confondrait.


BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la Nature.


Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les attraper plus aisément.


BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la Nature.


Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins.


BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Études de la Nature.


Souci de la vérité


Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions et les opinions reçues.


P. 283, t. II. DE MAISTRE, Exam. philos., BACON.


La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. C’est l’effet d’un refroidissement subit.


RASPAIL., Hist. Santé et Maladie, p. 246-247.


Poissons


Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent naître et vivre dans l’eau de mer, qui est salée, et que leur race ne soit pas anéantie depuis longtemps.


GAUME, Catéchisme de Persévérance, 57.


De la chimie


Est-il nécessaire d’observer que cette vaste science (la chimie) est absolument déplacée dans un enseignement général ? A quoi sert-elle pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour te marin, pour le négociant ?


DE MAISTRE, Lettres et Opuscules inédits.


Mépris de la science


Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de l’homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime.


CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 335.


Zoologie


C’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui l’homme mammifère rangé, d’après le système de Linnæus, avec les singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse, Aristote, Buffon et la nature ?


CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 351.


Ses mouvements (du serpent) différent de ceux de tous les animaux ; on ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement.


CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, p. 138.


Linguistique


Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé, et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait seulement que la dégradation est arrivée su point d’effacer ces derniers restes.


DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.


Les sciences naturelles sont secondaires


Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser. De quoi pourraient-ils se plaindre ?


8e Entretien. DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.


La science doit être mise à la seconde place


Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est pas rendue aux prêtres et si la science n’est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables ; nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de l’abrutissement.


DE MAISTRE, Essai sur les Principes générateurs.


BÉVUES HISTORIQUES


Opinion sur l’étude de l’histoire


L’enseignement de l’histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.


DUPANLOUP.


Critique historique


Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de l’univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.


A. THIERS, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. XX, p. 713.


J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.


MONTESQUIEU, Esprit des Lois, liv. XXI, ch. XXII.


François Ier monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb meurt en 1506.

Le Pape au XVe siècle

A quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile, fumait une longue pipe.


VILLEMAIN, Lascaris.


A la veille de l’empire napoléonien


Il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une époque du monde.


DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg.


La Prusse ne sera pas rétablie


Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil et c’en est fait pour toujours.


DE MAISTRE, Lettres et Opuscules, p. 98.


Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain !

[Saint Jean Chrysostome, né à Antioche (Asie).]

La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par Hannibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.

Il accuse Louis XI d’avoir persécuté Abélard.

Louis XI, né en 1423.

Abélard, né en 1079.

Smyrne est une île.


J. JANIN, dans G. de Flotte, 1860.


EXALTATION DU BAS


Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les Orientales.


PROUDHON.


BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES


Corneille


Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses ; si, en effet, elles ne sont pas dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage notablement défectueux et s’écartent du but de la poésie qui veut être utile.


ACADÉMIE (sur le Cid).


Qu’on me cite une pièce du grand Corneille que je ne me charge de refaire mieux que lui ! Qui tient la gageure ? Je n’aurais fait que ce dont tout homme est capable, pourvu qu’il croie aussi fermement en Aristote qu’en moi.


LESSING, Dramaturgie de Hambourg, p. 462, 463.


Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a beaucoup de négligence dans son style.


CONDILLAC, Traité de l’art d’écrire.


(Descartes) Rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont le nom est fait pour le pays des chimères.


MARAT, à propos, du Panthéon.


Rabelais, ce boueux de l’humanité.


LAMARTINE.


Lulli


Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer des passions les plus déréglées.


BOSSUET, Maximes sur la Comédie.


Molière


C’est dommage que Molière ne sache pas écrire.


FÉNELON.


Molière est un infâme histrion.


BOSSUET


Byron


Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.


L. VEUILLOT, Libres Penseurs, p. 11.


A mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la patrie, c’est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et citoyen scandaleux, s’il eût été homme de sens et vraiment grand par l’esprit et par le cœur, aurait fait tout simplement pénitence, afin de reconquérir le droit d’élever sa fille et de servir son pays.


L. VEUILLOT, Libres Penseurs, p. 11.


Injures aux grands hommes


C’est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles ; mais, hors de là, le moindre général est plus habile que lui.


CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons.


Bonaparte


On a cru qu’il (Bonaparte) avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.


CHATEAUBRIAND, De Buonaparte et des Bourbons.


Bacon


Bacon est absolument dépourvu de l’esprit d’analyse, non seulement ne savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.


DE MAISTRE, Examen de la Philosophie de Bacon, t. I, p. 37.


Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées fondamentales étaient fausses.


DE MAISTRE, Examen de la Philosophie de Bacon, t. I, p. 82.


Bacon avait l’esprit éminemment faux et d’un genre de fausseté qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Son incapacité absolue, essentielle, radicale dans toutes les branches des sciences naturelles.


DE MAISTRE, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 285.


Voltaire


Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et déconsidéré par l’orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme et de son caractère.


DUPANLOUP, Haute Éducation intellectuelle.


Gœthe


La postérité, à laquelle Gœthe a donné son œuvre à juger, fera ce qu’elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d’airain :

« Gœthe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand écrivain, grand poète, grand artiste. »

Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l’art pour l’art, de l’amour quand même et du matérialisme, viendront lui demander d’ajouter :

« Grand homme ! » elle répondra : Non !


A. DUMAS fils - 23 juillet 1873.


IDÉES SUR L’ART


Imbéciles


Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce soit, ne doivent une partie de leur succès aux qualités supérieures dont leur organisation est douée.


DAMIRON, Cours de Philosophie, t. II, p. 35.


Jocrisses


Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger.


L. HAVIN, Courrier du Dimanche - 15 décembre.


Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.


PONSARD.


Imbéciles


L’épicerie est respectable. C’est une branche du commerce. L’armée est plus respectable encore, parce qu’elle est une institution dont le but est l’ordre.

L’épicerie est utile, l’armée est nécessaire.


Les Nouvelles, Jules NORIAC - 26 octobre 1865.


Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes. L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était surprenante. Un exemple est caractéristique. En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement :

“La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses ou des fautes du grand roi ? Nous parle-t-elle de la révocation de l’Édit de Nantes ?”

Il écrivit au-dessous de cette citation :


“Révocation de l’Édit de Nantes, 1685.

Mort de Molière, 1673.”


Comment se peut-il qu’aucun des académiciens, réunis en Comité pour entendre la lecture de ce discours avant qu’il fût prononcé, ne fit ce simple rapprochement de dates ? Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de sottises, il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme poétique, copiés aussi par Bouvard et Pécuchet.

On a trouvé dans ses papiers le plan d’une de ces nouvelles, qui aurait été intitulée : Une Nuit de Don Juan.

Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et de préparer son travail. A ce point de vue, il peut être intéressant. Le voici :


UNE NUIT DE DON JUAN


I


Le faire sans parties, d’un seul trait.

Commencement mouvementé comme action, – en tableau deux cavaliers arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres, – on laisse paître les chevaux dans les broussailles, – ils s’y empêtrent la gourmette, etc. – Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à autre, par de petits détails d’action.

Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau sur le gazon. – Il vient de tuer le frère de dona Elvire. – Ils sont en fuite. – La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.

Paysage. – Le couvent derrière eux. – Ils sont assis sur une pelouse en pente sous des orangers. – Cercle des bois autour d’eux. – Terrain d’une pente légère devant eux. – Horizon de montagnes pelées par le sommet. – Coucher de soleil.

Don Juan est las et s’en prend à Leporello. – Mais est-ce ma faute, la vie que vous menez et me faites mener ? – Eh bien, la vie que je mène, est-ce ma faute aussi ? – Comment, ce n’est pas votre faute ! – Leporello le croit, car il lui a souvent w de bonnes intentions de mener une vie plus rangée. – Oui, et le hasard en dispose autrement. Exemples. – Leporello reprend les exemples : désir qu’il a de connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du genre humain. – Vous voudriez que tout fût à vous. – Vous cherchez les occasions. – Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais... aspiration. – Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait, ce qu’il veut. – Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien à ce que dit son maître. – Don Juan souhaite d’être pur, d’être un adolescent vierge. – Il ne l’a jamais été, car il a toujours été hardi, impudent, positif. – Il a voulu souvent se donner les émotions de l’innocence. – Dans tout et partout c’est la femme qu’il cherche. – Mais pourquoi les quittez-vous ? – Ah ! Pourquoi ! – Don Juan répond par l’ennui de la femme possédée. – Embêtement que cause son œil, tentation de battre celles qui pleurent. – Comme vous les repoussez, les pauvres petites biches. – Comme vous oubliez. Don Juan s’étonne lui-même de l’oubli et sonde cette idée, c’est une chose triste. – J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus d’où ils me venaient. – Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est injuste. – Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de Don Juan. – Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme participant à quelque chose de la poésie de son maître.

Rêverie de Don Juan à l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut avoir un fils quelque part ?...

Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes. – Désir qu’a Don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque effacés. – Que ne donnerait-il pas pour t’avoir une idée nette de cas images ! Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour pire. – Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou de cette vieille marquise napolitaine ?

Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille duègne, dans l’ombre, dans un château). – Mais tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant le bras), et ce qui le fait naître ? – Excitation d’un désir physique. Corruption. – Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit de celui-ci à entrer dans l’autre. – Voilà pourquoi toujours je suis en quête. – Silence.

Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue de navire. – Envie d’y monter. – Il y grimpe un jour, et lui prend les seins. – Araignées dans le bois pourri. – Premier sentiment de la femme, excitation du péril. – Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de bois. – Comment, mais pourtant quand elles jouissent ! Car je vous vois heureux. – Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose su-delà. – Mais non. – Impossibilité d’une communion parfaite, quelque adhérent que soit le baiser. – Quelque chose gêne et de soi fait mur. Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d’une adhérence plus intime. (A des places différentes noter :

Jalousie dans le désir = savoir, avoir.

Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.

Jalousie dans le souvenir = r’avoir, se souvenir bien.)

C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello. – Eh ! Non, ce n’est jamais la même chose ! Autant de femmes et autant d’envies, de jouissances et d’amertumes différentes.

Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de Don Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant il n’y a de différence que dans l’intensité !

Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes regardent. – Avoir toute beauté, etc. – Vous avez pourtant bien des femmes. – Qu’est-ce que ça me fait ? Le grand nombre de maîtresses, qu’est-ce que c’est comparativement au reste ? Combien m’ignorent et pour lesquelles je n’aurai jamais rien été !

Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de volupté, pourtant). A celui-là appartient la jalousie. Le second, c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi dépend des moments, des hasards et des dispositions.

Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend quand on a trop pensé, sans solution.

On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini.

Qu’est-ce donc ?

Et ils lèvent la tête.



II

Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria couchée. Tableau. – Longue contemplation, – désir, – souvenir. – Elle se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).

Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas. – Raconte sa maladie et sa mort. – A mesure que le dialogue prend, elle se réveille de plus en plus. – Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, lentement, d’abord sur les coudes, puis assise. Grands yeux ébahis. Rentrer dans le précis. – Comment ?

C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois, étouffement des nuits. – Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains dans la fontaine. – Comparaison symbolique du cerf altéré. – Après-midi d’été.

On nous défendait de raconter nos songes – à propos du crucifix qui domine le lit d’Anne Maria, ce Christ qui veille sur les rêves. – Le crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille est agité et saigne souvent.

Ce qu’est le Christ pour Anne Maria, mais il ne me répond pas dans mon amour. -Oh ! Je l’ai bien prié pourtant ! Pourquoi n’a-t-il pas voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écouté ? Aspirations de chair et d’amour vrai (complétant l’amour physique), en parallèle avec les aspirations dévergondées de Don Juan, qui a eu, dans ses autres amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. (Indiquer ceci, quant à Don Juan, dans sa conversation avec Leporello).

Mouvement d’Anne Maria entourant Don Juan de ses deux bras. – Le gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui ; une boucle des cheveux de Don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le bouton de sa chemise.

La nuit animée, – feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle d’amour. – C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie simple. Le jour vient.

Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées de dimanche les jours de tête dans l’église. – Les directeurs la tourmentent. – J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son cœur allait s’ouvrir. – Mystère, ombre. – Mais elle n’avait pas de péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes à vie ardente, – heureuse.

Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un vitrail pénétré de soleil.

Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le corps, Dieu en soi ! – A chaque nouveau sacrement il lui semblait qu’une soif serait apaisée. – Elle multipliait lés œuvres, jeûnes, prières, etc. – Sensualité du jeûne. – Se sentir l’estomac tiraillé, faiblesses de tête. -– Elle a peur, elle s’étudie à se donner des peurs, etc. – Mortifications. – Elle aimait beaucoup les bonnes odeurs. – Elle flaire des choses dégoûtantes. – Volupté des mauvaises odeurs. -– Elle en est honteuse devant Don Juan, que ça enthousiasme. – Anna Maria s’étonne de son désir. – Qu’est-ce ? Comment se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas ? La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez Don Juan). – J’entendais parler du monde. -– Parle-moi ! Parle-moi !

La lampe s’éteint faute d’huile. – Les étoiles éclairent la chambre (pas de lune). – Puis le jour paraît. – Anna Maria retombe morte. On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur dos. Don Juan s’enfuit.

Ton du caractère d’Anna Maria : doux.

Ne jamais perdre de vue Don Juan. L’objet principal (au moins de la seconde partie) c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.

Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup Bouvard et Pécuchet. On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer ce livre et qu’il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable volonté.

Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortait des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.

Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.

On dirait qu’il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son œuvre. Les trois nouvelles : Un Cœur simple, La Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, montrent d’une façon courte et admirable les trois faces de son talent.

S’il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier rang Saint Julien l’Hospitalier. C’est un absolu chef-d’œuvre de couleur et de style, un chef-d’œuvre d’art.

Un Cœur simple raconte l’histoire d’une pauvre servante de campagne honnête et bornée ; dont la vie va tout droit jusqu’à la mort, sans qu’une lueur de bonheur vrai l’éclaire jamais. La Légende de saint Julien l’Hospitalier nous montre les aventures miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d’église d’une naïveté savante et colorée.

Hérodias nous dit l’accident tragique de la décollation de saint Jean-Baptiste.

Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de romans.

Il comptait écrire d’abord le Combat des Thermopyles et il devait accomplir un voyage en Grèce au commencement de l’année 1882 pour voir le paysage réel de cette lutte surhumaine.

Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et terrible, qu’on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur apprendre l’amour du pays.

Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et les corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un mot technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui n’appartient pas à l’histoire d’une nation, mais à l’histoire du monde. Il se réjouissait à l’idée d’écrire en termes sonores les adieux de ces guerriers recommandant à leurs femmes, s’ils mouraient dans la rencontre, d’épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert dans un enthousiasme violent.

Il songeait encore à une sorte de Matrone d’Éphèse moderne, ayant été séduit par un sujet que lui avait raconté Tourgueneff. Enfin, il méditait un grand roman sur le Second Empire, où on aurait vu le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale, le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France impériale.

Deux personnages principaux l’attiraient, l’homme et la femme, un ménage parisien, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu. L’homme, fonctionnaire supérieur, rêvait d’une haute fortune qu’il atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.

Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n’étaient point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d’une façon tranquille et résignée.

Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l’administration, avec ce titre : Monsieur le Préfet, et il affirmait que personne n’avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile est un préfet.



III

Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signe ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si délicat, si subtil, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes ; il n’appartient guère aux démocraties.

De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les autres.

Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.

Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.

La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète, échappant la plupart du temps au jugement des foules.

Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent presque .indifférents ceux que préoccupe la poursuite, la recherche, l’émotion d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.

La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.

Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.

Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.

Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu’ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu’importe ! Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.

Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres.

Flaubert fut torture toute sa vie par la poursuite cette insaisissable perfection.

Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualités qui font, en même temps, un penseur et un écrivain. Aussi, quand il déclarait : « Il n’y a que le style », il ne faudrait pas croire qu’il entendît : « Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des mots. »

On entend généralement par « style » la façon propre à chaque écrivain de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme, éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit disparaître dans l’originalité du livre ; et que l’originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.

Car il n’imaginait pas des « styles » comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.

Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.

Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la forme sans le fond.

Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la vision.

Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le vrai, l’unique.

Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.

Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant le sommet du crâne, laissait échapper de longues mèches de cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût.

Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.

Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de plumes d’oie soigneusement taillées la plume qu’il tenait à la main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.

Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut.

Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des Dernières Chansons de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.

Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit : « Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour exprimer ce que je veux dire. »

Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une forme solide et précise.

De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une phrase avec tant de peines et de tortures, il n’admettait pas qu’on en pût changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé : Un Cœur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit : « Vous avez raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase. »

Le soir même, cependant, il se mit à la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont l’harmonie lui parût satisfaisante. Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, s’efforça de modifier le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et, découragé, s’écria : « Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! »

Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnées : « Dans le vers, disait-il, le poète possède des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le son du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur. »

Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique ; il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose ! Faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le ravissaient : il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur justesse, et déclarant : « Il faut être un homme de génie pour trouver des adjectifs pareils. »

Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.

Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes, battre des mains, et captive les cœurs des femmes.

Plaire aux femmes ! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être, par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré, ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés ! Entrer, partout où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation, et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi. C’est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange et difficile de reproduire et d’interpréter la nature par des moyens artificiels.

D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne : le luxe de l’existence et les délicatesses de la table.

Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.

Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs ; il était presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé par des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.

Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.

Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par-derrière et escaladait, par des chemins rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rêve.

Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans sa fenêtre sa large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. A gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillés ; un peu plus à droite, les mille cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute des pyramides d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.

En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.

Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.

Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres. Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages : des corps de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable buste de Pradier, représentant la sueur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours blanc.

Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin, se levait pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans l’après-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare, des fenêtres de « Monsieur Gustave ». Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits. Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué par une cordelière de soie à la ceinture, et d’une immense robe de chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun l’hiver, et, l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à la Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute fenêtre.

Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait, leur étonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractères, le tempérament, la bêtise de chacun.

On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.

Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bêtise et le définissait ainsi : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le « bon peuple », un mépris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes, l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot, affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée des autres.

Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets. Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à le martyriser ; et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.

La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose.

La saveur amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue. Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant l’Éducation sentimentale n’était que la sensation irraisonnée de cette éternelle misère des pensées montrées à nu dans les crânes.

Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre « les Fruits secs », pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes.

Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent ! Je vais, enfin, dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation ! » Ce mépris d’idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou .la nature de leur érudition. N’ayant jamais aimé que la pensée, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures s’étendaient aux livres qui semblent ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris était des plus curieux.

Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art.

Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.

Le premier venu était souvent Ivan Tourgueneff, qu’il embrassait comme un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une Élection profonde et rare. Des affinités de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté, d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils éprouvaient, l’un et l’autre, en se revoyant, une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.

Tourgueneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes ; et il répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourgueneff était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Goethe, de Pouchkine ou de Swinburne.

D’autres personnes arrivaient peu à peu : M. Taine, le regard caché derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe.

Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothèque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maître émailleur ; Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.

Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement -fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.

Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’œil sur les figures, l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artiste emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais... » étouffé dans les grands éclats ; puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles.

Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une moustache assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et moqueuse.

D’autres arrivent encore : voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de Théophile Gautier. Voici José Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze. Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de hauteur et de noblesse. Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille étrangement dilatée.

Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.

Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.

C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.

Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles. Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches.

Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne peut plus simplement.

Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait même plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.

Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la bêtise ; car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la mélancolie ne prend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais.

Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.

Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands passionnés que dévore toujours leur passion.

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