Chroniques. Année 1882

Les employés (Le Gaulois, 4 janvier 1882)

Comme je passais dans cette foule compacte, dans cette foule engourdie, lourde, pâteuse, qui coulait lentement dimanche, sur le boulevard comme une épaisse bouillie humaine, plusieurs fois ce mot me frappa l’oreille : « La gratification ». En effet, ce qui remuait si difficilement le long des trottoirs, c’était le peuple des employés.

De toutes les classes d’individus, de tous les ordres de travailleurs, de tous les hommes qui livrent quotidiennement le dur combat pour vivre, ceux-là sont le plus à plaindre, sont les plus déshérités de faveurs.

On ne le croit pas. On ne le sait point. Ils sont impuissants à se plaindre ; ils ne peuvent pas se révolter ; ils restent fiés, bâillonnés dans leur misère, leur misère correcte, leur misère de bachelier.

Comme je l’aime, cette dédicace de Jules Vallès : « A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim ! »

Voici qu’on parle d’augmenter le traitement des députés, ou plutôt, voici que les députés parlent d’augmenter leur traitement. Qui donc parlera d’augmenter celui des employés, qui rendent ma foi, autant de discutables services que les bavards du palais Bourbon ?

Sait-on ce qu’ils gagnent, ces bacheliers, ces licenciés en droit, ces garçons que l’ignorance de la vie, la négligence coupable des pères et la protection d’un haut fonctionnaire ont fait entrer, un jour, comme surnuméraires dans un ministère ?

Quinze ou dix-huit cents francs au début ! Puis, de trois ans en trois ans, ils obtiennent une augmentation de trois cents francs, jusqu’au maximum de quatre mille, auquel ils arrivent vers cinquante ou cinquante-cinq ans. Je ne parle point ici des très rares élus qui deviennent chefs de bureau. J’en dirai quelques mots tout à l’heure.

Sait-on ce que gagne aujourd’hui, dans Paris, un bon maçon ? – Quatre-vingts centimes l’heure. Soit huit francs par jour, soit deux cent huit francs par mois, soit deux mille cinq cents francs environ par an.

Un ouvrier dans une spécialité quelconque ? Douze francs par jour. Soit trois mille sept cents francs par an ! Et je ne parle pas des habiles !

Or, messieurs les gouvernants, vous savez ce que vaut le pain, et le reste, n’est-ce pas, puisque vous vous trouvez insuffisamment rétribués ? Vous admettez bien que les bureaucrates se marient comme vous, aient des enfants comme vous, s’habillent au moins un peu, sans fourrures, mais enfin aillent vêtus à leur bureau. Et vous voulez qu’aujourd’hui, avec deux mille cinq cents francs, moyenne des traitements, un homme ait une femme, deux mioches au moins – (un de chaque sexe, pour maintenir l’équilibre des unions futures et la population de la France, dont vous vous inquiétez), et que cet homme achète des culottes pour lui et son garçon, des jupes pour sa femme et sa fille. Calculons : loyer, cinq cents ; habillement et linge, six cents ; tous autres frais, cinq cents. – Il reste neuf cents francs justes, soit deux francs quarante-cinq centimes par jour pour nourrir le père, la mère et les deux enfants. C’est odieux et révoltant !


Et pourquoi donc, seuls, les employés demeurent-ils dans cette misère, alors que l’ouvrier vit à son aise. Pourquoi ? Parce qu’ils ne peuvent ni réclamer, ni protester, ni se mettre en grève, ni changer d’emploi, ni se faire artisan.

Cet homme est instruit, il respecte son éducation et se respecte lui-même. Ses diplômes l’empêchent de clouer des tentures ou de racler du plâtre, ce qui vaudrait mieux pour lui. S’il quittait sa fonction, que ferait-il ? Où irait-il ? On ne change pas d’administration comme d’atelier. Il y a les fo-or-ma-li-tés. Il ne peut pas protester ; on le chasserait. Il ne peut même pas réclamer. Voici un exemple : Il y a quelques années, les employés de la marine, las de mourir de faim, de voir les Expositions universelles et l’augmentation générale du bien-être faire tout renchérir, alors que leurs traitements demeuraient invariablement dérisoires rédigèrent humblement une requête à M. Gambetta, président de la Chambre. Il y eut dans les bureaux un soupir d’espoir. Tout le monde signait. Des députés avaient promis, dit-on, d’intervenir. Or, la requête fut dénoncée, saisie, au nom de la discipline et au mépris de tout droit. L’amiral quelconque, alors ministre, fulmina des menaces de révocation pour les signataires, terrorisa l’administration tout entière. Que pouvait-on faire ? On se tut, et on continua à crever de misère.

Et quand on songe que ces pauvres diables d’employés trouvent encore quelquefois le moyen, par suite de je ne sais quels insondables mystères d’économie, d’envoyer leurs fils au collège, afin de leur faire obtenir, plus tard, ce ridicule et inutile diplôme de bachelier !

C’est à eux qu’on peut appliquer l’image hardie si connue, et dire : « Ils vivent de privations ».


Parlons de leur existence.

Sur la porte des Ministères, on devrait écrire en lettres noires la célèbre phrase de Dante : « Laissez toute espérance, vous qui entrez ».

On pénètre là vers vingt-deux ans. On y reste jusqu’à soixante. Et pendant cette longue période, rien ne se passe. L’existence tout entière s’écoule dans le petit bureau sombre, toujours le même, tapissé de cartons verts. On y entre jeune, à l’heure des espoirs vigoureux. On en sort vieux, près de mourir. Toute cette moisson de souvenirs que nous faisons dans une vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre, sont inconnus à ces forçats.

Tous les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années se ressemblent. A la même heure on arrive ; à la même heure, on déjeune ; à la même heure, on s’en va ; et cela de vingt-deux à soixante ans. Quatre accidents seulement font date : le mariage, la naissance du premier enfant, la mort de son père et de sa mère. Rien autre chose ; pardon, les avancements. On ne sait rien de la vie ordinaire, rien même de Paris. On ignore jusqu’aux joyeuses journées de soleil dans les rues, et les vagabondages dans les champs : car jamais on n’est lâché avant l’heure réglementaire. On se constitue prisonnier à dix heures du matin ; la prison s’ouvre à cinq heures, alors que la nuit vient. Mais, en compensation, pendant quinze jours par an on a bien le droit, – droit discuté, marchandé, reproché, d’ailleurs – de rester enfermé dans son logis. Car où pourrait-on aller sans argent ?


Le charpentier grimpe dans le ciel, le cocher rôde par les rues ; le mécanicien des chemins de fer traverse les bois, les plaines, les montagnes, va sans cesse des murs de la ville au large horizon bleu des mers. L’employé ne quitte point son bureau, cercueil de ce vivant ; et dans la même petite glace où il s’est regardé, jeune, avec sa moustache blonde, le jour de son arrivée, il se contemple, chauve, avec sa barbe blanche, le jour où il est mis à la retraite. Alors, c’est fini, la vie est fermée, l’avenir clos. Comment cela se fait-il qu’on en soit là, déjà ? Comment donc a-t-on pu vieillir ainsi sans qu’aucun événement se soit accompli, qu’aucune surprise de l’existence vous ait jamais secoué ? Cela est pourtant. Place aux jeunes, aux jeunes employés !

Alors on s’en va, plus misérable encore, avec l’infime pension de retraite. On se retire aux environs de Paris, dans un village à dépotoirs, où l’on meurt presque tout de suite de la brusque rupture de cette longue et acharnée habitude du bureau quotidien, des mêmes mouvements, des mêmes actions, des mêmes besognes aux mêmes heures.


Parlons des chefs maintenant.

Les quelques inconnus d’avant-hier qui, hier, se sont réveillés ministres n’ont pas pu ressentir un plus violent affolement d’orgueil qu’un vieil employé nommé chef. Lui, l’opprimé, l’humilié, le triste obéissant, il commande, il en a le droit, – et il se venge. Il parle haut, durement, insolemment, et les subordonnés s’inclinent.

Il faut excepter certains ministères comme celui de l’instruction publique, où d’anciennes traditions de bienveillance et de courtoisie ont été jusqu’ici conservées. D’autres sont des galères. J’ai cité celui de la marine ; j’y reviens. J’y ai passé, je le connais. Là-dedans on a le ton de commandement des officiers sur leur pont.

Il n’est pas le seul ; d’ailleurs, rien n’égale la morgue, l’outrecuidance, l’insolence de certains pions parvenus, dont l’ancienneté a fait des rois de bureau, des despotes au rond de cuir.

L’ouvrier insulté par le contremaître retrousse ses manches et frappe du poing. Puis il ramasse ses outils et cherche un autre chantier. Un employé un peu fier serait sans pain le lendemain, et pour longtemps, sinon pour toujours.

Dernièrement, un ministre prenant possession de son département prononçait à peu près ces paroles devant les « hauts fonctionnaires » de son administration, les chefs et les employés : « Et n’oubliez pas, messieurs, que j’exige votre estime et votre obéissance : votre estime, parce que j’y ai droit ; votre obéissance, parce que vous me la devez ».

Cela sent-il assez l’autoritaire parvenu ?

Et songeons à ce que deviendra un pareil discours passant de bouche en bouche jusqu’au sous-chef haranguant ses expéditionnaires !

Oh ! il y a bien des cœurs froissés dans ces vastes usines à papier noirci, et des cœurs tristes, et de grandes misères, et de pauvres gens instruits, capables, qui auraient pu être quelqu’un, et qui ne seront jamais rien, et qui ne marieront point leurs filles sans dot, à moins de leur faire épouser un employé comme eux.

Émile Zola (Le Gaulois, 14 janvier 1882)

Il est des noms qui semblent destinés à la célébrité, qui sonnent et qui restent dans les mémoires. Peut-on oublier Balzac, peut-on oublier Hugo quand une fois on a entendu retentir ces syllabes courtes et éclatantes ? Mais, de tous les noms littéraires, il n’en est point peut-être qui saute plus brusquement aux yeux et s’attache plus fortement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans l’oreille, l’emplit de sa brusque et sonore gaieté. Zola, quel appel au public ! Quel cri d’éveil ! Et quelle fortune pour un écrivain de talent de naître ainsi doté par l’état civil !

Et jamais nom est-il mieux tombé sur un homme ? Il semble un défi de combat, une menace d’attaque, un chant de victoire. Or qui donc, parmi les écrivains d’aujourd’hui, a combattu plus furieusement pour ses idées ; qui donc a attaqué plus brutalement ce qu’il croyait injuste et faux ; qui donc a triomphé plus vite et plus bruyamment de l’indifférence d’abord, puis de la résistance hésitante, du grand public ?

Sa personne aussi répond à son talent. Âgé de quarante et quelques ans, il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé ; et le nez droit s’arrête, coupé net, comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre Supérieure, ombragée d’une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méprisant, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure, d’une façon drôle et moqueuse. Toute sa personne ronde et forte donne l’idée d’un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.


Que n’a-t-on pas dit de son œuvre ? Que n’en doit-on pas dire encore ? Il est brutal aussi, cet œuvre ; il a déchiré, crevé les conventions du comme-il-faut littéraire, passant au travers ainsi qu’un clown musculeux dans un cerceau de papier. Ce qu’a eu surtout cet écrivain, c’est l’audace du mot propre (je vois sourire les gens d’esprit) et le mépris des périphrases. Plus que personne, il pourrait dire, après Boileau :


J’appelle un chat un chat...


Il semble même parfois pousser jusqu’au défi cet amour de la vérité nue. Son style large, plein d’images, n’est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt. Il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout. Fils des romantiques, romantique malgré lui dans ses procédés (il l’avoue avec regret) il a fait d’admirables livres qui gardent quand même des allures de poèmes sans poésie voulue, de poèmes sans conventions poétiques, sans parti pris, où les choses quelles qu’elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent, élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir de vérité, grossissant, mais toujours fidèle et probe, que l’écrivain porte en lui.

Le Ventre de Paris n’est-il pas le poème des nourritures ? L’Assommoir n’est-il pas le poème de la soûlerie ? Nana n’est-il pas le poème du vice ?

Qu’est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l’agrandissement magnifique de la gueuse.


« Elle demeurait debout, au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d’hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d’ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l’entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l’ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu’à se poser sur eux. C’était bien, c’était juste : elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »


Que de plaisanteries n’a-t-on point jetées à cet homme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d’ailleurs n’émeut guère un convaincu qui sent sa force.

Je ne voudrais point avoir l’air de rompre des lances pour Zola – il suffit, du reste, à se défendre et l’a souvent prouvé – mais je m’étonne de voir cette théorie de l’hypocrisie tellement enracinée chez nous, qu’on injurie odieusement un romancier parce qu’il réclame avec énergie la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Nous nous jouons vraiment à nous-mêmes une étonnante comédie. A l’aide de quelques grands mots honneur, vertu, probité, etc., nous imaginons-nous sincèrement que nous sommes si différent de nous. Pourquoi mentir ainsi ? Nous ne trompons personne ! Sous tous ces masques rencontrés, tous les visages sont connus ! Nous nous faisons, en nous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; nous nous chuchotons à l’oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais, si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement, d’une voix haute et indifférente, tous les secrets de Polichinelle mondains, une clameur s’élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire.

Personne peut-être, dans les lettres, n’a excité plus de haines qu’Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires. Si quelquefois, malgré son indifférence, les horions qu’il a reçus l’ont un peu meurtri, que n’a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n’est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde, plus incontesté même par ses adversaires, aucun ne jouit d’une plus large renommée.

Il est du reste, un laborieux exemplaire. Levé tôt, il travaille, d’un trait, de huit heures du matin à une heure de l’après-midi. Et, dans le jour, il se rassied à sa table ; et il recommence le soir. Ennemi du monde et du bruit, il ne quitte presque plus Médan, où il reste enfermé neuf mois sur douze.

Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s’entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un cas intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s’est créé, à la campagne comme à Paris, les plus romantiques des demeures. A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes, un lit Henri II s’avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d’anciens vitraux d’église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en ce lieu. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillie, de séculaires ornements d’autel. A Médan, c’est plus étrange encore. L’habitation, une tour carrée au pied de laquelle se blottit une microscopique maisonnette, comme un nain qui voyagerait à côté d’un géant, n’a ni parc, ni charmille, ni belles allées ombreuses, ni vastes massifs de fleurs royales. Elle est tout simplement précédée d’un petit jardin potager, un petit jardin de curé, où on cherche un globe de verre. Une haie sépare cet enclos modeste de la ligne de chemin de fer. Mais quand on pénètre dans le sanctuaire, on demeure stupéfait.

Zola travaille au milieu d’une pièce démesurément grande et haute, qu’un vitrage, donnant sur la plaine, éclaire dans toute sa largeur. Et cet immense cabinet est aussi tendu d’immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays. Des armures du Moyen Age, authentiques ou non, voisinent avec d’étonnants meubles japonais et de gracieux objets du XVIIIe siècle. La cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, pourrait brûler un chêne en un jour ; et la corniche est dorée à plein or, et chaque meuble est surchargé de bibelots. Et pourtant Zola n’est point collectionneur : il semble acheter pour acheter, un peu pêle-mêle, au hasard de sa fantaisie excitée, suivant les caprices de son œil, la séduction des formes ou de la couleur, sans s’inquiéter, comme Goncourt, des origines authentiques et de la valeur incontestable.

Gustave Flaubert, au contraire, avait la haine du bibelot, jugeant cette manie niaise et puérile. Chez lui on ne rencontrait aucun de ces objets qu’on nomme « curiosités – antiquités », ou « objets d’art ». A Paris, son cabinet tendu de perse manquait de ce charme enveloppant qu’ont les lieux habités avec amour et ornés avec passion. Dans sa campagne de Croisset, la vaste pièce de cet acharné travailleur n’était tapissée que de livres. Puis, de place en place, quelques souvenirs de voyages ou d’amitié, rien de plus.

Les psychologistes n’auraient-ils point là un curieux sujet d’observation ?

Je n’ai point la prétention de faire en ce court article une étude sur Zola, l’homme, sa vie, son œuvre. La chose est faite, d’ailleurs, et va paraître incessamment. Un de ses plus intimes amis, Paul Alexis, a réuni en un petit volume tout ce qu’il sait (et il sait tout) du maître naturaliste. J’ai voulu seulement esquisser en quelques lignes la silhouette de ce grand et si curieux écrivain, au moment où Le Gaulois va publier son œuvre nouvelle, Pot-Bouille, le roman qu’il a mis le plus de temps à faire, et celui qui, dans le système qu’il semble avoir adopté des contrastes de livre à livre, doit être le roman calme, après cet éclatant roman Nana.

Les causeurs (Le Gaulois, 20 janvier 1882)

Je lisais ceci, dernièrement, dans les lettres intimes de Berlioz qui viennent d’être publiées : « Je vis, depuis mon retour d’Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n’en rien faire, on se plaît, on s’obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d’une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout ».

Cette violente et superbe boutade pourrait s’appliquer à tous ou du moins à presque tous les salons d’aujourd’hui, tant la conversation y est banale, courante, odieuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu’un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu’un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d’esprit.

On parle, en effet, musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d’entendre un charcutier parler boudin avec compétence, que d’écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient. Croyez-vous qu’ils pensent à ce qu’ils disent, ces gens ? Qu’ils fassent l’effort de descendre au fond de ce dont ils s’entretiennent, d’en pénétrer le sens mystérieux ? Non ! Ils répètent tout ce qu’il est d’usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu’il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd’hui dans ce qu’on appelle le monde, et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu’on entend à propos de tout.

Quelques maisons, bien entendu, font exception, mais elles sont rares, très rares.

Je ne prétends point assurément que chacun puisse, dans le premier salon venu, parler poésie avec l’autorité de Victor Hugo, musique avec la compétence de Saint-Saëns, peinture avec le savoir de Bonnat ; qu’on doive dégager, dans une causerie de dix minutes, le sens philosophique du moindre événement, pénétrer cet « au-delà » de la chose même qui en fait le charme, qui constitue la séduction profonde d’une œuvre d’art, et qui élargit jusqu’à l’infini tout sujet qu’on aborde. Non. Il faut savoir s’abstenir de traiter légèrement les grandes questions ; mais il faudrait, pour que les salons actuels, fussent abordables, qu’on sût au moins causer !


Causer ! Qu’est cela ? Causer, madame, c’était jadis l’art d’être homme ou femme du monde ; l’art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout. Aujourd’hui on parle, on raconte, on chipote, on potine, on cancane, on ne cause plus, on ne cause jamais. L’ardent musicien que je citais s’écrie : « On dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries ». – Eh bien, savoir causer, c’est savoir parler vin, femmes, émeute et... autres balivernes, sans que rien soit... ce que dit Berlioz.

Comment définir le vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie ? On s’embourbe aujourd’hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues, qui n’intéressent aucun voisin. Remarquez-le, sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d’elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés, et cela lentement, laissant l’esprit retomber après chaque mot, la pensée des auditeurs bâiller entre chaque phrase, de telle sorte qu’on a toujours envie de leur dire : « Mais taisez-vous donc, laissez-moi au moins rêver tranquillement ».

Et puis toujours la conversation se traîne sur les choses banales du jour ou de la veille ; jamais plus elle ne s’envole d’un coup d’ailes pour se percher sur une idée, une simple idée, et, de là, sauter sur une autre, puis sur une autre.

J’ai souvent entendu Gustave Flaubert dire (et cette observation m’a paru d’une singulière et profonde vérité) : « Quand on écoute causer les hommes, on reconnaît les esprits supérieurs à ceci : c’est que sans cesse ils vont du fait à l’idée générale, élargissant toujours, dégageant une sorte de loi, ne prenant jamais un événement que comme tremplin ».

C’est ce que font les philosophes, les historiens, les moralistes. C’est ce que faisaient, toute proportion gardée, les charmants causeurs du siècle dernier. Ils jabotaient avec des idées bien plus qu’avec des faits divers. Aujourd’hui tout est fait divers. Quand on arrête, par hasard, dans un salon, l’écoulement des phrases toutes préparées, des idées reçues et des opinions adoptées, c’est pour narrer, sans commentaires spirituels d’ailleurs, quelque aventure d’alcôve ou de coulisse.


Il ne reste maintenant que des monologueurs. Ceux-là sont des malins. Comprenant que personne ne pourrait leur donner la réplique, l’art de causer étant disparu, ils sont devenus des espèces de conférenciers pour dîners et soirées. On les connaît, on les cite, on les invite. L’Académie en compte même plusieurs en son sein. Celui-ci opère surtout en tête-à-tête, celui-là préfère la galerie. Ils ont leurs sujets préparés, leurs tiroirs à bavardage, leurs arguments, leurs ficelles.

Le plus célèbre de tous, fort aimable homme, du reste, s’est fait une telle spécialité dans la causerie sentimentale à deux, lui seul parlant, que ses rivaux trépignent de jalousie. Jamais, oh ! jamais, il ne s’adresse aux hommes ! Tout pour les femmes. Pour elles, la séduction sérieuse de son esprit, son savoir grave et doux, tous ses frais d’éloquence. Mais aussi comme il sait leur plaire, comme il les séduit, comme il possède leur âme ! En voilà un qui doit mépriser Schopenhauer ! Et comme Schopenhauer le lui eût rendu !

Beau ? Non, il n’est pas beau, il est bien. Tout en lui est bien : sa figure, sa tenue, sa parole, sa science, sa position, tout. Il est presque trop bien ; pour les hommes il serait mieux étant moins bien.

Pour les femmes, il est l’idéal. Il sait manœuvrer sans faire de jalouses. Il choisit l’élue du jour, et – comment fait-il ? Je l’ignore – mais bientôt ils sont seuls, dans un coin, tout seuls, causant. Il parle bas, très bas ; personne autour de lui n’entend ; il reste grave, toujours bien, souriant à peine ; tandis qu’elle le regarde soit fixement soit par secousses, gardant sur les lèvres un sourire ravi, le sourire des bienheureux. C’est le Donato de la parole !

On dit pourtant qu’il n’est pas ce qu’on appelle un homme galant, bien qu’il soit fort galant homme ; il sait parler aux femmes, voilà tout.

Pourquoi l’ai-je cité ? Parce que chacune, quand on le nomme, s’écrie : « Quel causeur ! » – Eh bien, non, ce n’est point un causeur ; il n’y a plus de causeurs, à part quatre ou cinq, peut-être ; et ceux-là même, ne trouvant jamais personne qui leur tienne tête à cette charmante mais difficile escrime, deviennent peu à peu des monologueurs.

L’adultère (Le Gaulois, 23 janvier 1882)

Je ne connais presque rien de Pot-Bouille, je sais seulement comme tout le monde, que le romancier étudie, dans cette œuvre, l’Adultère bourgeois. Cette question est éternelle et toujours actuelle. Le nouveau roman de Zola présentera cet intérêt très particulier que l’auteur, appartenant à la grande famille des écrivains observateurs, se gardera bien de faire un plaidoyer pour ou contre, et laissera la conclusion sortir des faits eux-mêmes, comme dans ce superbe livre, le plus remarquable qu’il ait écrit, à mon avis, L’Assommoir. Dès lors que je sens un plaidoyer dans une œuvre, je me mets en garde ; dès lors qu’un écrivain cesse d’être un artiste, rien qu’un artiste, pour devenir un polémiste, je cesse de le suivre, m’estimant assez grand pour penser tout seul, et ne voulant de lui que l’œuvre d’art. Les idées changent sans cesse, mais l’instinct humain ne varie pas ; la façon d’apprécier, seule, se modifie avec le temps et les mœurs. Un homme qui tricherait au jeu, qui vivrait aux dépens d’une femme et filouterait en outre les protecteurs de cette femme, serait aujourd’hui considéré comme le dernier des gueux.

Or, si l’abbé Prévost avait apporté dans son chef-d’œuvre Manon Lescaut cet esprit de plaideur, de philosophe prêcheur, de penseur dramatique que M. A. Dumas met en ses pièces, s’il eût cherché à nous montrer le chevalier Des Grieux à son point de vue, quel que fût d’ailleurs ce point de vue, notre manière de juger ayant changé, Manon Lescaut nous indignerait ou nous ennuierait. Mais ici l’auteur a été tellement sincère, tellement désintéressé, tellement vrai ; il s’est tellement effacé pour nous présenter uniquement ses personnages, eux seuls, avec leurs amours, leurs mœurs (les mœurs de l’époque) et leurs physionomies lumineuses de réalité, que nous ne nous révoltons pas, nous, nous ne nous étonnons même point, nous subissons l’œuvre irrésistible et charmante dans sa sincérité brutale.

C’est donc d’adultère qu’il s’agit dans Pot-Bouille. Le sujet n’est pas neuf ; il n’en est que plus difficile ; il n’en apparaît que plus intéressant, l’adultère ayant toujours été la grande préoccupation des sociétés, le grand thème des écrivains, le grand joujou de l’esprit des hommes. Et on ferait une bien curieuse étude en recherchant de quelle façon, tantôt plaisante et tantôt tragique, les générations successives ont jugé les manquements à cet accouplement légal qu’on nomme le mariage.

La loi, avec raison, n’est pas douce pour l’adultère. L’opinion publique se montre généralement plus clémente ; bien qu’aujourd’hui elle n’en rie plus guère. Elle pardonne, excuse, oublie, ferme les yeux ; elle n’a plus la vive gaieté de jadis. Les contes de la reine de Navarre, et ceux de Boccace, et les inimitables comédies de Molière nous montrent grotesques les maris trompés. Plus tard ils furent déshonorés ; maintenant ils demeurent tout simplement trompés, ni grotesques ni déshonorés ; et cette dernière manière de juger est bien la vraie.

Les opinions sur toutes choses changent tellement, qu’il était autrefois honorable et profitable en même temps d’être... coiffé par le roi. Les maris recherchaient avidement cet honneur. Un bourgeois même qu’un prince rendait père se fâchait rarement, bien que la bourgeoisie soit la seule classe de la société où l’adultère ait toujours eu de l’importance.

Dans la brillante aristocratie du XVIIIe siècle, un ménage fidèle eût été souverainement grotesque. Chez les gens du commun seuls on pouvait rencontrer ce ridicule, ce manque d’usage et de goût.

Je trouve dans La Femme au XVIIIe siècle, d’Edmond et Jules de Goncourt, un adorable tableau des commencements d’une union à cette époque. Voici quelques citations :

« ... Le plus souvent, la jeune fille rencontrait le jeune homme charmant du temps, quelque joli homme frotté de façons et d’élégances... Ce jeune homme, un homme après tout, ne pouvait se défendre aux premières heures, d’une sorte de reconnaissance pour cette jeune femme, encore à demi vêtue de ses voiles de jeune fille, qui lui révélait dans le mariage la nouveauté d’un plaisir pudique, d’une volupté émue, fraîche, inconnue, délicieuse. Cependant, les tendresses, jusque-là refoulées, s’agitaient et tressaillaient dans la jeune femme...

« Mais quand toutes les distractions des premières semaines du mariage, présentations, visites, petits voyages, arrangements de la vie, de l’habitation, de l’avenir, étaient à leur fin ; quand le ménage revenait à lui-même, et que le mari, retombant sur sa femme, se trouvait en face d’une espèce de passion, il arrivait qu’il se trouvait tout à coup fort effrayé...

« Un peu honteux, et tout cela l’échauffant, il tâchait cependant d’être poli avec ce grand amour de sa petite femme ; et à ses plaintes il répondait avec une ironie câline et une indifférence apitoyée, prenant le ton dont on use avec les enfants pour leur faire entendre qu’ils ne sont pas raisonnables... Reproches, emportements, attendrissements, il essuyait tout avec un persiflage de sang-froid, l’aisance de la plus parfaite compagnie.

« La femme, au sortir de pareilles scènes, se tournait vers ses parents. Elle était tout étonnée de les voir prendre en pitié sa petitesse d’esprit, et traiter ses grands chagrins de misères. Sur la figure, dans les paroles de sa mère, il lui semblait lire qu’il y avait une sorte d’indécence à aimer son mari de cette façon. Et, au bout de ses larmes, elle trouvait le sourire d’un beau-frère, lui disant : « Eh bien ! Prenons les choses au pis : quand il aurait une maîtresse, une passade, que cela signifie-t-il ? Vous aimera-t-il moins au fond ?... » Le mari survenait alors, et glissait en ami ces paroles à sa femme : « Il faut vous dissiper. Voyez le monde, entretenez des liaisons, enfin vivez comme toutes les femmes de votre âge ! » Et il ajoutait doucement : « C’est le seul moyen de me plaire, ma bonne amie. »


Quels sont les maris qui oseraient aujourd’hui parler ainsi ? Il est vrai que dans le monde élégant et raffiné, bon nombre d’époux indifférents et sceptiques ferment les yeux et vivent de leur côté. Le ménage est en partie double ; il n’en va que mieux. La vengeance brutale est devenue bien rare ; les procès en séparation dénouent les situations trop difficiles, en attendant le divorce.

Dans le peuple, on retrouve, à part quelques violences de passionnés, la même indifférence tranquille. Les extrêmes se touchent, dit-on. L’homme de la nature, avec son seul instinct, n’a point encore les susceptibilités que créent chez nous les conventions passées à l’état de religions ; de même que chez le raffiné, devenu sceptique, les croyances à mille choses sont usées. Quiconque vit, par hasard, quelque temps au milieu du peuple reste abasourdi de la promiscuité des ménages, où l’inceste est presque aussi fréquent que l’adultère.

Rapprochons cela de ce que les mémoires secrets nous racontent de Louis XV et du mot, rapporté par Mme de Rémusat, de Napoléon Ier à sa mère : « Eh ! Ma mère, est-ce que votre morale est faite pour des hommes comme moi ? » Si ce ne sont point les paroles textuelles, c’est au moins le sens exact.

Dans la bourgeoisie moyenne, au contraire, tout cela change. L’adultère tout aussi fréquent, est beaucoup plus grave ; le drame est au bout des liaisons d’amour ; les maris attardés, à embuscades et à revolvers, se trouvent bien plus fréquemment que dans la classe au-dessus et dans la classe au-dessous.

Mais c’est aussi dans la bourgeoisie moyenne qu’on rencontre le plus souvent ces étonnants ménages à trois qui ont toujours fait et feront toujours la stupéfaction et la joie des spectateurs.

Et toujours l’éternel doute se produit. Le mari est-il complice, témoin timide et désolé, ou invraisemblablement aveugle ?

De tous les problèmes de la vie, celui des ménages à trois est le plus difficile à démêler. Si le mari est complice ? Quelle ignominie monstrueuse ! Que ne s’en va-t-il, s’il est témoin timide et désolé ? Quelle faiblesse, quelle résignation dans l’abjection ! S’il est aveugle ? Quelle incompréhensible stupidité ! L’autre, enfin, est installé dans le ménage en maître, il accompagne partout leur femme, lui donne le bras en public, tandis que le titulaire porte les manteaux. Il mange à leur table tous les jours ; le concierge seul pourrait dire à quelle heure il s’en va et à quelle heure il arrive. Et le mari lui serre la main ! Ils ont l’air de s’entendre, de se comprendre, de s’aimer ! Et la femme, ce sphinx, reste impénétrable, entre les deux. Et pourtant on ne peut douter.

Cette étrange et fréquente situation a été mise spirituellement à la scène. Le mari alors était supposé aveugle. D’autres fois elle a été traitée dramatiquement. Mais a-t-elle jamais été observée dans sa simplicité compliquée, dans son audace éhontée et inconsciente ? A-t-on jamais cherché à voir bien nettement ce qui se passe dans ces trois cœurs ; par suite de quelle convention tacite et inconcevable ces trois êtres ont accepté les uns vis-à-vis des autres leur anormale situation, qu’ils semblent supporter, du reste, avec cordialité, bonne humeur et sérénité, pour la plus grande satisfaction de ces singuliers contractants ?

Et voici où me paraît être l’intérêt puissant de l’œuvre nouvelle que commence aujourd’hui Le Gaulois.

À qui la faute (Le Gaulois, 25 janvier 1882)

Relisons ,admirable farce de Rabelais :


« Soubdain je ne sçay comment, le cas feut subit, je n’eu le loisir le consydérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les autres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencèrent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estoit à qui saulteroit après leur compagnon. Possible n’estoit les en guarder. Comme vous savez estre du mouton le naturel tous jours suivre le premier, quelque part qu’il aille ».


On pourrait toujours dire, en cette dernière phrase :


« Comme vous savez être du Français le naturel, etc. »


Voici en effet des choses bien étonnantes qui font en ce moment grand bruit.

Un innombrable troupeau de moutons à deux pieds, qu’on appelle les hommes d’affaires, vient de disparaître dans le flot de la spéculation. Tous sont noyés. Le berger (qu’il soit Bontoux ou Dindenault) a bien essayé de les retenir ; peine perdue ! Ils l’ont entraîné dedans le lac. Et rien n’est plus.

C’est à la France seule qu’il appartient de jouer ces prodigieuses comédies.

L’affaire présente est particulièrement instructive. Au nom d’une religion dont le « tout-Paris spéculant » se soucie assurément moins « qu’un poisson d’une pomme » – pour emprunter l’image inexacte du grand poète, – on a commencé une soi-disant guerre aux juifs sur une valeur nouvelle portant un drapeau de ralliement.

Au moyen d’agissements habiles, cette valeur a gravi des sommets fantastiques. Alors tous les porteurs de titres ont été invraisemblablement millionnaires ; ils ont racheté d’autres titres encore, dans la naïve croyance que ces petits morceaux de papier colorié continueraient à représenter un fabuleux numéraire. Et soudain, je ne sais pourquoi, le petit papier a perdu tout son prix. Et tout le monde a été ruiné, même ceux qui n’avaient rien. – Voilà.

J’avoue qu’il y a dans ces mots : affaires de Bourse, spéculation, un mystère impénétrable pour mon esprit. Quant on achète des actions de chemins de fer ou de la Rente, c’est simple comme bonjour. La prospérité de l’entreprise ou celle des affaires publiques règlent les bénéfices. Rien de moins compliqué.

Mais on devient fou quand on veut se représenter comment une entreprise inconnue, qui demande l’argent du public pour des spéculations inavouées, dissimulées derrière un prétexte honnête, une entreprise qui représente un capital connu et limité, des bénéfices problématiques et des dangers de perte incontestables, peut, dans un coup de folie des agioteurs, atteindre à des taux fabuleux.

Les opérations sont fictives, les bénéfices sont fictifs, la valeur est fictive, c’est une simple convention ; tout est fictif, et le premier venu se trouve fictivement riche à milliards, pour se trouver très réellement sans le sou quelques jours après.

Or, la débâcle des temps derniers était prévue, annoncée depuis des mois, on la voyait ; on la sentait venir ; elle était inévitable comme l’hiver après l’été. Cela n’a point empêché tout le monde d’y être pris. – Moutons de Panurge !

Mais où la farce devient inénarrablement drôle, c’est à la question de payement. Les enrichis d’hier, qui sont les ruinés d’aujourd’hui, n’étant millionnaires que fictivement, c’est-à-dire grâce au petit papier qui valait tant et ne vaut plus rien, se trouvent aussi fictivement ruinés ; c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas payer. Quel tableau de féerie : Le Royaume du Fictif ! On y verrait l’ombre d’un actionnaire de l’ombre de la Timbale verser l’ombre d’un milliard à l’ombre d’un banquier israélite.

Et nous entendrons bientôt des conversations comme celle-ci : « Je viens de gagner quarante millions à la Bourse ; prêtez-moi donc quarante sous pour aller dîner. » Ou bien ceci : « Oh ! Mon cher, quel désastre ; je viens de perdre en deux heures huit cents millions. » Et l’ami confident s’effondrera, sans réfléchir que, du moment qu’on ne paye pas, il est absolument indifférent de perdre huit cents millions ou deux cents francs.

Ce que je ne comprends pas du tout, par exemple, c’est le résultat de cette débâcle pour la prospérité générale. Car on a employé ces grands mots. Or voici des milliards perdus, o~ bien ils sont en d’autres poches : alors que nous importe ? Ou bien ils étaient fictifs : alors pourquoi ces cris ?

Et que dire de cette invocation au gouvernement que les spéculateurs lyonnais appellent « papa » en s’asseyant sur ses genoux :

— Papa, paye mes dettes. Ne le ferai plus : te promets, te jure, paye mes dettes, serai bien sage.

En quoi la folie de ces gens regarde-t-elle le gouvernement ? Ils sont ruinés, tant pis pour eux ! Il en viendra d’autres à leur place.


Ô moutons de Dindenault ! Nous l’avons toujours été et le serons toujours. Jadis, quand un fou quelconque, que les sergents de ville aujourd’hui empoigneraient, s’en venait prêcher une croisade, toute la France partait en guerre contre l’infidèle, comme sont partis en guerre les actionnaires de M. Bontoux.

A peine en route, ils avaient regret, assurément ; mais, chez nous, quand un mouton a sauté, tous sautent. Puis, plus tard, les braves croisés revenaient éreintés, crevants, battus, aussi penauds que le sont aujourd’hui les actionnaires de M. Bontoux. La guerre aux infidèles, décidément, ne nous porte pas bonheur.

Pauvre M. Bontoux ! C’est le seul à plaindre dans l’affaire. Il avait lancé son ballon la Timbale, et, monté dans la nacelle, il faisait devant la foule sa petite ascension captive. Mais voilà que la foule se met à crier : « Plus haut ! Encore plus haut ! Toujours plus haut ! » Il ne veut pas, il proteste, essaye de calmer les spectateurs. Mais, basta ! Ils lâchent tout, coupent les cordes ; et le ballon s’envole aux nuages, crève, retombe, écrasant tout le monde et jetant sur le pavé l’aéronaute les reins cassés. Alors quels cris, quelle fureur ! « C’est la faute à Bontoux ! – crapule ! – canaille ! – misérable ! » En France, c’est toujours la faute à quelqu’un.

C’est aussi la faute à M. Lebaudy : à preuve qu’il a trahi un meilleur ami. L’ami proteste que c’est faux. Qu’importe ? C’est la faute à Lebaudy ! Gredin va ! Et tous les niais qui se sont laissé ruiner montrent le poing au financier plus malin qu’eux.

Autrefois, en d’autres circonstances, ce fut la faute à Capet. Aussi on a guillotiné Capet, et la femme Capet, et fait mourir le petit Capet.

Et pour changer, on a crié : « Vive Napoléon ! »

Et, vous rappelez-vous la guerre, la triste guerre de 1870 ?

Était-ce assez la faute aux généraux ? Et la faute aux espions ? En a-t-on assez fusillé, de ces espions sans le savoir. Tant pis pour eux, c’était leur faute !

Attendez un peu. Vous allez voir maintenant comme ça va être la faute à M. Gambetta ! Tout, vous dis-je, tout sera de sa faute. Les députés veulent une chose aujourd’hui, une autre demain. C’est la faute à Gambetta. Ils ne sont d’accord sur rien. C’est la faute à Gambetta ; jamais la faute aux députés, car : « vous savez être du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille. »

Et dire qu’à chaque bêtise nouvelle nous continuerons à trouver le coupable, sans jamais convenir simplement que c’est la faute à tout le monde.

Les femmes de théâtre (Le Gaulois, 1er février 1882)

Quelques-unes de nos belles comédiennes ont dû protester contre l’espèce de conclusion du nouveau roman d’Edmond de Goncourt, conclusion qui semble contenue dans cette phrase de lord Annandale à sa maîtresse, la Faustin. « Une artiste... Vous n’êtes que cela... la femme incapable d’aimer ! » Elles ont dû s’écrier : « Comment ! Nous, incapables d’aimer ? Mais nous ne faisons que ça ; nous en sommes plus capables que les autres femmes ! » Et elles se remémoraient sans doute leurs grrrrandes passions, oubliant qu’il ne faut pas confondre aimer souvent avec beaucoup aimer.

Elle est, au contraire, terriblement vraie, la subtile analyse du maître observateur qui a fouillé ces âmes d’actrices, suivi le labyrinthe compliqué de leurs tendresses, et ouvert au public les coulisses de leurs cœurs. Et celle qu’il a choisie pour modèle est une grande artiste, une sincère, une géniale ; et non la comédienne quelconque, telle que nous en voyons, chaque jour, en nos théâtres. Et elle aime, cette Faustin, elle aime ardemment ; mais elle aime en comédienne qu’elle est. C’est-à-dire qu’elle reste, malgré tout, fatalement, inconsciemment, cabotine jusque dans ses élans de passion les plus violents et les plus vrais.

Et le romancier a indiqué là, avec une rare discrétion d’ailleurs et une singulière perspicacité, la part que le métier reprend fatalement dans les passions des femmes de théâtre. Quelque capté que soit leur cœur, quelque sincère que soit leur étreinte, n’y a-t-il pas toujours un peu de mise en scène dans leurs manifestations, un peu de déclamation dans leurs ardeurs ? Ne jouent-elles pas, malgré elles, une comédie ou un drame d’amour avec des réminiscences de pièces, des intonations apprises ? Et je voudrais savoir si chaque homme sur qui tombe leur tendresse ne leur rappelle pas involontairement un personnage qu’elles ont joué, et si une partie de leur affection ne vient pas de là ?

Est-il bien certain qu’elles disent « Je t’aime ! » comme les autres femmes ; qu’elles n’aient jamais de « mots d’auteur », d’« effets » et de « gestes » ?

Et j’en appelle aux hommes qui ont connu des comédiennes, qui ont assisté à la représentation à domicile de leurs tendresses, tout, en cette petite aventure de leur vie qu’on nomme un « amour », n’a-t-il pas une odeur de planches, de coulisses, jusqu’à la rupture qui est fatalement plus dramatique, plus déclamatoire, plus machinée qu’avec d’autres ?

Et comme il est vrai cet amant, lord Annandale, qui vit près d’elle comme un époux fou d’amour, et qu’elle adore (il n’en peut douter), et qui cependant demeure sans cesse inquiet, soupçonneux, vaguement jaloux et troublé, sentant que, même en ses bras, même éperdue de bonheur, elle joue toujours, elle fait une sorte d’adaptation à la vie réelle des intrigues passionnées et des scènes ardentes répétées chaque soir devant la foule.

Du reste, les Faustins sont rares, et nos comédiennes d’aujourd’hui traitent l’amour d’une façon beaucoup plus simple et plus pratique.

Exceptionnellement placées pour plaire aux hommes, pour qui elles ont un attrait puissant et particulier, sur qui elles exercent une sorte de fascination ; debout sur les planches comme sur un piédestal d’où elles dominent la foule, elles se trouvent exposées en montre comme des objets aux vitrines des marchands, offertes pour ainsi dire aux désirs des spectateurs.

Elles apparaissent au public comme des femmes d’amour et de plaisir dont les journaux enregistrent les aventures galantes. De là à faire métier de soi, à devenir des objets de vente courante, il n’y avait pas loin.

Il existe assurément des exceptions, des femmes de théâtre fort honorables dont leurs camarades se moquent d’ailleurs ; d’autres qui ne sont point vénales et que leurs camarades méprisent. Les premières sont des poseuses qui « la font à la vertu » ; les autres sont des jobardes.

Quant à celles – le plus grand nombre – qui font le commerce de galanterie, je crois, vraiment, qu’elles ne tarderont pas à avoir leur Petite Bourse du soir, où l’on verra les amoureux surenchérir à pleine voix, comme on fait chaque jour à la grande Bourse.

Car elles sont cotées, comme des valeurs ; elles ont des hauts et des bas, des fluctuations de cours, des dépréciations et des vogues, selon les caprices des amateurs, les mouvements de la mode et leurs succès de planches.

Et cela nous semble tout simple ! Mais, en vérité, ces marchandages d’amour de femmes qui ne sont pas des filles, et qui devraient être des artistes, cette abdication du sentiment devant l’argent, du caprice devant la cote, cette réclame que fait le théâtre pour l’alcôve, cette valeur commerciale exploitée même quelquefois par un mari légitime au profit de la communauté, ces agences de location des divas à la nuit ou à la semaine, ces agences où le premier Anglais millionnaire peut se présenter tranquillement un chèque à la main, disant : « Je volé soupé demain avec madémoiselle Machin », passent un peu les limites de la prostitution permise.

Ne les verrons-nous pas bientôt, ces agences que tout le monde connaît, mais qui se cachent encore, ouvrir leur porte sur la rue, avec un encadrement de photographies et la carte des tarifs qu’on consultera, en passant, comme le dernier cours de la rente.

Et n’assisterons-nous pas à des émotions publiques, pareilles à celle qui suit la chute de la Timbale, quand on apprendra que par l’effet d’on ne sait quelles manœuvres, M. X..., du Vaudeville, et Mlle Y..., du Gymnase, viennent, en un soir, de tomber à cinq louis ?

N’ai-je pas connu un riche Américain qui, partant pour la France, télégraphia de New York pour retenir son Étoile, qui l’attendit à l’hôtel, sans embarras et sans révolte ?


Jadis les actrices furent des femmes à toquades, à escapades, à fantaisies. Aujourd’hui, elles rappellent les commerçants à deux boutiques, qui vendent de ceci dans l’une, de cela dans l’autre. Tout dépend de la porte par où l’on entre.

Je ne veux point, bien entendu, parler de morale, car j’estime que leur situation exceptionnelle leur doit donner les mêmes privilèges qu’aux hommes. Je ne parle que de dignité féminine, ce qui est fort différent.

A ce sujet, on chuchotait, ces jours-ci, une aventure qui serait arrivée dernièrement, en Angleterre, à une grande comédienne française.

Un lord, un très noble lord, séduit par la grâce merveilleuse de cette femme charmante autant que par son talent exceptionnel, l’invita chez lui, à une soirée dont sa femme faisait les honneurs.

L’actrice, qui est mère, amena son fils avec elle, et, lorsque la grande dame anglaise, rigide et prude comme toutes ses maigres compatriotes, s’avança pour la voir, elle présenta le jeune homme : « Mon fils, milady. » L’Anglaise rougit d’indignation, et, d’un ton sec : « Je vous demande pardon, madame ; jusqu’ici, je vous avais appelée mademoiselle, je vois que je m’étais trompée. » L’actrice ne se troubla point devant la réponse insolente ; elle sourit, au contraire, et, de sa voix exquise, si douce qu’elle prend tous les cœurs, elle reprit : « Oh ! Non, milady, caprice d’amour. » L’Anglaise aussitôt s’enfuit et ne reparut plus.

L’histoire est-elle vraie ? En tout cas, celle à qui on l’attribue est capable de cet esprit. Ce mot charmant n’a-t-il pas, en même temps, préservé sa dignité et affirmé les libertés que lui donne son talent ?

Les scies (Le Gaulois, 8 février 1882)

Dire que Paris vient d’être remué, pendant cinq jours, par les péripéties d’une partie de billard !

Les journaux enregistraient les résultats ; et, chaque soir, sur la place de l’Opéra, la foule, cette bête à mille têtes, ce tas grouillant d’humanité badaude, contemplait avidement les cadres transparents où les points étaient marqués. Et on criait, on applaudissait, on huait. Toute la bêtise populaire était secouée patriotiquement. Qui l’emporterait sur le billard, de l’Amérique ou de la France ? Lutte héroïque. Les deux Républiques, celles qu’on appelle les deux grandes Républiques, luttaient comme Roland et Olivier dans la Légende des Siècles ! Et chaque soir le dur combat recommençait ; et des paris étaient transmis par le câble transatlantique ; et, dans les salons élégants, les jeunes femmes aux yeux divins demandaient avec angoisse aux hommes qui revenaient du cercle : « Savez-vous qui a gagné ce soir de Slosson ou de Vignaux ? »

Voilà trop longtemps que dure cette insupportable scie. Ce duel ridicule au carambolage qui prend les proportions d’un événement public, qui recommence périodiquement à la façon de la querelle ancienne des Capulets et des Montaigus, a cela d’odieux qu’il remue le fond de bêtise que tout peuple, porte en lui ; il la fait monter en écume à la surface, l’étale au grand jour ! Le duel de l’Amérique et de la France sur un tapis ceint de bandes ! Le championnat pour le billard de la France et de l’Amérique ! Oh !

Que MM. Vignaux et Slosson s’amusent à jouer au billard, c’est leur droit incontestable. Que les combinaisons des carambolages constituent le grand intérêt de leur vie, le grand effort de leurs pensées, produisent la plus forte tension de leur intelligence, personne n’a rien à y voir ; personne n’a le droit de les en blâmer. Mais qu’ils fassent interrompre la circulation sur le boulevard en ameutant les badauds, sous leurs fenêtres ; qu’ils favorisent, par là même, l’accroissement de la niaiserie en France, c’est trop.

Vaincu, M. Vignaux a, parait-il, refusé la main que lui tendait M. Slosson. On ne l’a pas trouvé chevaleresque !... Parbleu ! Et on l’a hué. Miséricorde ! La foule est impitoyable. Comme Olivier fut plus magnanime, plus vraiment grand avec Roland, en lui offrant la main de sa sœur pour terminer la lutte !

Quel enthousiasme dans le public si cette partie acharnée avait pris fin héroïquement comme le poème de Victor Hugo.


Plus de queue en leurs mains, de cheveux sur leurs têtes,

Ils luttent maintenant, sourds, effarés, béants,

Avec des pieds de chaise ainsi que des géants.

Pour la cinquième fois voici que la nuit tombe.

Et, tout à coup, Vignaux, aigle aux yeux de colombe,

S’arrête et dit : « Slosson, nous n’en finirons point.

« Tant que nous garderons un bout de queue au poing

« Nous lutterons ainsi que lions et panthères.

« Ne vaudrait-il pas que nous devinssions frères ?

« J’ai ma sœur, Madeleine, au nez taché de son.

« Épouse-la,

— Parbleu ! Je veux bien, dit Slosson.

« Et maintenant, buvons, car je suis hors d’haleine.

C’est ainsi que Slosson épousa Madeleine. »


Et nous serions, nous, débarrassés de cette scie carambolo-patriotique.

Mais les scies sont éternelles. Et M. Vignaux vient d’être provoqué par un nouveau champion. A bientôt cet intéressant tournoi, où l’honneur national se trouve encore intéressé. La place de l’Opéra étant désormais insuffisante pour contenir le public anxieux, ne pourrait-on mettre le palais de l’Industrie à la disposition des combattants, et annoncer chaque point du champion français par un coup de canon tiré des Invalides, comme on annonçait, en d’autres temps, les victoires ?

On raconte aussi qu’un défi vient d’être lancé par un célèbre joueur de biribi de Montmartre à tous les amateurs de l’univers. Encore un championnat. Puis nous assisterons aux passionnantes rivalités des joueurs de loto, de pigeon-vole, de toupie hollandaise, de tonton, de bilboquet, etc.

Résignons-nous.

Déjà nous avons pris notre parti de bien d’autres scies, qui pour être plus anciennes, n’en sont pas moins insupportables. Nous les subissons d’une façon régulière, tantôt avec un enthousiasme de bon goût, tantôt avec une patience muette.

La plus terrible de toutes n’est-elle pas le changement de ministères ? Songez donc, trois fois par an on remplace M. Goblet par M. Timbale ou M. Timbale par M. Goblet. Cela ne change rien, il est vrai, et nous laisse froids. Mais chaque fois tous les journaux, tous nos parents, tous nos amis, tous nos voisins, au restaurant, en chemin de fer, en omnibus, recommencent la même discussion sur la manière d’appliquer en France le régime républicain. Avec une gravité prudhommesque et sereine, ils répètent invariablement les mêmes arguments que les faits, trois mois après, viennent invariablement démentir. Et nous ne sommes pas encore enragés ou anarchistes guillotineurs ?

Il faut avouer que l’oubli recouvre vite les ministres dégringolés. Qui sait leur nom trois jours après la chute ? Ne serait-il pas bien amusant de demander soudain à toutes les personnes réunies en un salon de nommer tous les membres du Grand Ministère défunt ? Combien les pourraient retrouver ?

En vérité, de tous les ministres qui se sont succédé depuis dix ans, un seul est immortel, incontestablement. Il s’appelle le général Farre. Et pourquoi sa renommée apparaît-elle, dès aujourd’hui, impérissable ? Pour une chose bien simple : il a supprimé les tambours ! Il est l’Erostrate du siècle ! Il peut crier : Eureka ! Il a trouvé un moyen pour l’immortalité, le vrai, le seul, le moyen à la Mangin et à l’Alcibiade. Et dans mille ans, alors que personne ne citera plus les noms de MM. Devès, Raynal et Cie, on parlera encore avec étonnement de l’homme qui a supprimé les tambours dans l’année française, comme on parle aujourd’hui de celui qui brûlât jadis le temple d’Éphèse.


Des scies ? Mais il en pleut toute l’année. Tenez : les œuvres de bienfaisance envers l’étranger, la charité par l’exportation, l’aumône-réclame, la pitié dansante, l’apitoiement sur des infortunes lointaines, au plus grand avantage des imprésarios, de la fête, et au réel détriment de notre pays.

Inondés de Hongrie, inondés d’Espagne, incendiés de Vienne et autres. Tout l’argent ramassé passe invariablement aux frais d’organisation. Mais peu importe.

L’Espagne a-t-elle donné un combat de taureaux ; l’Autriche-Hongrie a-t-elle offert une tombola pour les centaines de morts de Perrégaux ? Et là-bas le pays est ravagé, le grand barrage fécondant la plaine est détruit, douars et gourbis et maisons sont emportés par l’eau. Bast ! C’est en Algérie. Quel bénéfice, quelles décorations, quels honneurs, quelles prérogatives pourraient revenir aux gens généreux qui se mettraient en avant ?

Mais la plus tenace et la plus horrible des scies indestructibles est peut-être la « question de l’Opéra ».

L’État nomme périodiquement un directeur à cet établissement financier. Celui-ci, dès qu’il entre en fonction, n’a qu’une idée, très compréhensible : monter le moins d’opéras et gagner le plus d’argent qu’il pourra. La musique, bien entendu, est le moindre de ses soucis. Le public et les critiques de la presse, qui attendaient tout du nouveau fonctionnaire, avec une crédulité que rien ne décourage, se mettent alors à hurler derrière lui comme les chiens à la lune, avec autant de succès, du reste, que ces animaux auprès de l’astre nocturne. Car ils ne le font pas plus tomber que les chiens ne font choir la lune. Ils n’arrivent qu’à ranimer cette plaie qu’on appelle la question de l’Opéra.

Le remède est pourtant bien simple : supprimer l’Opéra. Tout le monde y gagnerait : les indifférents, qu’on n’énerverait plus ; le public, dont on sauvegarderait le goût et l’intelligence ; l’art, en la personne des musiciens, qui, débarrassés du désir de gagner beaucoup d’argent, feraient enfin de vraie musique. Le directeur seul y perdrait. Mais, avec les capacités financières que montrent généralement ces élus, il pourrait fonder une nouvelle Union Générale, plus prospère que celle de M. l’ingénieur Bontoux.

Oui, l’art y gagnerait ; car je ne sais rien de plus monstrueusement révoltant que ces personnages ornés de vêtements ridicules qui s’en viennent, avec des gestes inénarrablement grotesques, mugir leurs sentiments et hurler leur histoire devant une foule en toilette.

L’intrigue, d’ailleurs, est si stupide que personne ne la comprend jamais. La prose rimée qui la raconte donne des attaques d’épilepsie aux poètes et aux prosateurs ; sans compter que les acteurs sentent si bien comme est anormal et burlesque ce récit en musique, qu’ils ne prennent même pas la peine de mimer les rôles. Ils s’avancent, élèvent le bras droit, le bras gauche, font trois pas à droite, trois pas à gauche, ou bien tendent les deux mains vers la foule comme s’ils lui présentaient un enfant nouveau-né. C’est tout.

Exprimer des sentiments en roulades me semble d’ailleurs une idée de sauvages. Certes ce genre de spectacle est plus enfantin que les mystères du Moyen Age ; et, si l’on reprend par hasard une de ces œuvres dans cinq cents ans, par curiosité historique, la salle se roulera en des accès de gaieté folle, tant sont irrésistiblement comiques ces représentations. Nous ne nous en apercevons pas, accoutumés à ces choses grotesques ; et pourtant un opéra quelconque devrait soulever en nous plus de rires que Divorçons ! Ou n’importe quelle farce extravagante.

Alors, que voulez-vous ? dira-t-on. De la musique toute simple, où la voix humaine ne sera qu’un instrument. Ou bien, si vous vous destinez à mettre de la littérature en musique, je demande qu’on en fasse autant pour la peinture. Mais que ferait-on de l’Opéra ? A quoi pourrait-on employer ce médiocre monument ?

A quoi ? Qu’on le livre à MM. Vignaux et Slosson pour y donner leurs représentations, et qu’on écrive sur le fronton : « Académie nationale de billard ». L’enseigne, au moins, ne mentira pas.


Parmi les scies, citons pour mémoire les manifestations politiques sur la tombe des citoyens trépassés, les enfants prodiges, les déclamations des journaux religieux sur le prétendu dîner à charcuterie de Sainte-Beuve... et que d’autres encore !

Phoques et baleines (Gil Blas, 9 février 1882)

C’était un curieux spectacle, ces jours derniers, dans la grande cour qui précède le laboratoire d’anatomie comparée, au Muséum d’histoire naturelle.

Les lourds camions du chemin de fer de l’Ouest venaient de décharger des caisses longues semblables à de grands cercueils, et aussi des ossements monstrueux, des têtes d’animaux colossales, pareilles à d’étranges instruments d’industrie, compliquées comme des machines agricoles. Sur tout cela adhéraient encore des lambeaux de peau, des morceaux de chair. Et lorsqu’on eut ouvert la plus petite boîte, une odeur forte de cimetière s’exhala, une odeur de cadavre avancé, et dans cette boîte un corps s’allongeait tout déformé par la décomposition.

Alors des hommes alignèrent les vertèbres énormes, mirent en place chaque morceau des squelettes comme s’ils eussent joué à un nouveau jeu de patience, et ils reconstruisirent les carcasses des gigantesques baleines que le professeur d’anatomie comparée du Muséum, M. Georges Pouchet, est allé chercher cet été dans les mers du Nord, sur l’aviso de l’État le Coligny.

Le récit de ce voyage, que nous lirons quand le rapport du jeune et savant professeur sera publié, nous donnera de singulières sensations que peuvent déjà faire pressentir les photographies et les objets qu’il a rapportés de ce pays des baleines.

Les côtes sont encore ourlées de glaces ; la mer charrie des cristaux gelés gros comme des montagnes, elle les roule, les balance et les heurte, cette mer froide où vivent les monstres, les plus vastes bêtes créées.

Là-bas, sur le rivage, s’élève un grand bâtiment de bois tout simple, des cloisons de planches et un toit, rien de plus ; le flot vient en battre le pied ; et des treuils, des grues pareilles à celles des gares aux marchandises, se dressent devant l’entrée. C’est la grande usine où l’on travaille la chair des baleines. C’est de là que partent, c’est là que reviennent les bateaux pêcheurs.

L’ancienne baleine franche n’existe presque plus. Beaucoup plus grosse que la baleine bleue, elle vaut quarante à cinquante mille francs. La baleine bleue, moins grosse et beaucoup plus longue que sa sœur, très nombreuse encore, vaut environ sept mille francs. La baleine franche, mortellement frappée, surnageait ; l’autre coule ; aussi emploie-t-on pour la chasser de légers bateaux à vapeur qui la hissent à fleur d’eau et la remorquent ensuite jusqu’à l’établissement où l’industrie s’empare du corps.

Quand le Coligny vint mouiller en face du vaste hangar où sont disséqués ces monstres, il en arrivait chaque jour en si grand nombre que les ouvriers ne suffisaient plus. A peine la bête amarrée à terre, les hommes se jetaient dessus, enlevaient rapidement la peau et la graisse, puis on repoussait à l’eau l’animal écorché et on l’ancrait comme un navire, pour le reprendre, son tour venu, et fabriquer du guano avec sa chair. Le travail de la décomposition le faisait alors flotter ; et bientôt ils furent deux, puis quatre, puis six, puis huit, amarrés ensemble, pourrissant côte à côte, ces corps immenses, remués par la vague. C’était une île de baleines mortes, longue de cent mètres, large de cinquante ; et l’infection était si grande que tout le monde à bord du Coligny avait des haut-le-cœur, chaque matin, en se levant.

Parmi les objets rapportés par M. Pouchet est une espèce de grossière arbalète, primitive en sa forme, faite de bois à peine dégrossi et qu’un hercule seul peut bander. Chaque paysan là-bas possède une de ces armes, et, quand une baleine est jetée par la tempête dans un de ces petits lacs peu profonds qui bordent les côtes, chacun sort de sa maison et crible la bête de courtes flèches dont le fer porte les initiales du propriétaire. Puis, lorsque le gigantesque poisson expire d’ennui dans cette baignoire où il ne peut s’ébattre, on examine les coups supposés mortels, et les lettres gravées sur les lances désignent le propriétaire du cadavre.


Chose singulière, la Méditerranée, cette mer chaude, cette mer d’huile, possède aussi des baleines et un nombre considérable de phoques. J’ai eu moi-même l’étonnement de me trouver nez à nez avec un de ces derniers animaux... et j’ai fui.

Voici dans quelles circonstances.

Je voulais voir ce sauvage et dangereux détroit de Bonifacio qui sépare la Corse de la Sardaigne et la ville singulière qui donne son nom à ce passage, redouté surtout depuis le naufrage de la Sémillante.

J’étais parti d’Ajaccio sur le Rhône, un vapeur-tortue que la vague secoue d’une invraisemblable façon ; et après neuf heures de traversée, on pénétrait dans le détroit. A gauche, la haute falaise blanche se dressait comme une muraille. Soudain, sur le sommet, une petite ville apparue, bâtie sur un abîme qui la dévorera, car le roc qui la supporte est tellement rongé par la mer qu’il forme comme une gigantesque caverne sous la cité suspendue, restée en l’air sur cette voûte que les flots creusent de jour en jour.

Le navire longeait la côte, et bientôt il se trouva vis-à-vis d’une fente étroite dans la muraille de pierre. C’était un tortueux corridor naturel où le bâtiment s’engagea. Cet étroit couloir ondulait comme un serpent pour déboucher dans un joli bassin d’eau profonde d’un bleu merveilleux : le port de Bonifacio, la ville basse, aux constructions élevées, l’entoure.

Je grimpai d’abord jusqu’à l’ancienne ville, celle qui surplombe le gouffre. Les maisons restent accrochées on ne sait comment au-dessus de cette falaise minée ; et là, certes, s’accomplira une de ces catastrophes dont le souvenir ne s’efface pas. Un jour viendra, proche ou lointain, où la mer ayant achevé de creuser la pierre et d’ébranler la montagne engloutira tout un coin de la cité avec ses habitants.

De là on voit la Sardaigne, et tout l’effrayant détroit hérissé de rocs, qui sortent leurs têtes à fleur d’eau, comme des bêtes méchantes attendant une proie.

Puis, redescendant au port, je louai une barque pour visiter les grottes marines qu’on m’avait dit pouvoir être comptées parmi les plus belles du monde.

La plus curieuse est la Dragonale.

La mer étant un peu houleuse, nous eûmes grand’peine à franchir l’entrée, porte basse où la vague, s’engouffrant violemment, menaçait de briser notre embarcation. Nous pénétrâmes enfin dans une vaste chambre éclairée du haut par une échancrure naturelle qui traverse toute l’épaisseur de la colline et présente exactement, comme si elle eût été taillée par l’homme, la configuration de l’île de Corse. Sous nous, l’eau profonde, où pénétrait une lumière plus vive venant du dehors par l’entrée sur la pleine mer, une lumière de fond comparable à un rayon électrique, était tantôt rouge, tantôt azurée, tantôt violette, tantôt rose comme un pâle corail.

Des centaines de colombes s’envolant à notre approche, s’enfuyaient par le trou qui traversait la côte, et on voyait leur ombre monter, tournoyer, sur le petit morceau de ciel aperçu du fond de cette chambrée.

A droite, à hauteur d’homme au-dessus de la barque, s’ouvrait une excavation où les marins m’engagèrent à grimper pour contempler toute la grotte en me plaçant au fond, J’obéis ; mais à peine eus-je mis le pied sur le rocher qu’une grosse pierre, lancée comme une catapulte, m’effleura la tête, et un grand bruit, un bruit de course, se fit devant moi, dans l’ombre impénétrable à l’œil. D’un bond je rentrai dans la barque, sans comprendre ce qui se passait, sans savoir quel être j’avais dérangé dans son refuge, quel ennemi m’avait jeté ce caillou.

Aussitôt les deux hommes s’écrièrent : « Le phoque ! Le phoque ! » et ils se réfugièrent promptement dans une cavité de la grotte pour éviter, disaient-ils, les pierres que la bête lançait à ceux qui la troublaient.

Et soudain le clouf d’un énorme plongeon fit vibrer l’air calme de la caverne ; l’écume rejaillit jusqu’à la voûte et j’aperçus distinctement un gros corps noir et allongé qui filait sous l’eau vers la sortie. C’était l’habitant de ce lieu, le phoque lui-même qui nous cédait la place.

De retour à Ajaccio, on me raconta que souvent ces allaient jusqu’aux vignes qui bordent la mer, pour y manger du raisin. J’en doute un peu cependant et je ne me figure pas bien un phoque un peu pochard dansant un cancan sur la berge. On m’a affirmé aussi qu’ils lançaient toujours des pierres à ceux qui les surprenaient C’est possible à la rigueur. Voici comment : La bête, en s’enfuyant, rame pour marcher comme pour nager avec ses puissantes nageoires, et si une pierre est rencontrée par ces membranes qu’elle agite désespérément, elle se trouvera sans doute lancée en arrière avec violence justement vers la personne devant qui se sauve l’animal.

Cette explication, d’ailleurs, que je donne sous toutes réserves, aurait besoin d’être soumise à M. le professeur d’anatomie comparée du Muséum.

L’honneur et l’argent (Le Gaulois, 14 février 1882)

Nous assistons, certes, depuis quelques années, à un déplacement de la conscience. La morale change. La morale est pareille aux bancs de sable des rivières : elle se promène ; elle est tantôt ici et tantôt là, s’élève en montagne au-dessus du courant des mœurs et des instincts, forme des obstacles infranchissables en certains points ; puis soudain tout s’aplanit et l’onde humaine se remet à couler librement, barrée plus loin par la dune mouvante.

L’immense catastrophe financière de ces temps derniers vient de prouver d’une façon définitive (ce dont on se doutait un peu, d’ailleurs, depuis pas mal d’années) que la probité est en train de disparaître. C’est à peine si on se cache aujourd’hui de n’être point un honnête homme, et il existe tant de moyens d’accommoder la conscience, qu’on ne la reconnaît plus. Voler dix sous est toujours voler ; mais faire disparaître cent millions n’est point voler. Des directeurs de vastes entreprises financières font chaque jour, à la connaissance de la France entière, des opérations que tout leur interdit, depuis les règlements de leurs sociétés jusqu’à la plus vulgaire bonne foi ; ils ne s’en considèrent pas moins comme parfaitement honorables. Des hommes à qui les fonctions et le mandat qu’ils ont, et les dispositions mêmes de la loi, interdisent tout jeu de Bourse, sont convaincus d’avoir trafiqué sans vergogne, et, quand on le leur prouve, ils font en riant un pied-de-nez, et en sont quittes pour aller manger en paix les millions que leur ont donnés des opérations illicites !

Quant au fretin des agioteurs, il se fait un devoir de manquer de conscience, et presque une gloire de mettre dedans les naïfs. Le courant de la spéculation a passé sur l’antique probité et a dispersé sa montagne de sable.

On a gardé, il est vrai, dans le monde une sorte de probité extérieure, d’honnêteté relative. Ce qui a disparu surtout c’est la scrupuleuse intégrité, cette minutieuse propreté de la conscience, cette fine délicatesse de l’homme qui ne se serait laissé salir par aucun douteux contact d’argent.

Dans la crise que nous traversons, on a pu sonder exactement toutes les profondeurs de l’improbité ; et, tandis que les petites gens, atteints par la débâcle, payaient jusqu’au dernier sou, tandis que la modeste bourgeoisie d’un côté et quelques grandes familles de l’autre n’hésitaient pas à tout sacrifier, à tout donner, d’autres, qui sont riches, on le sait, ne se sont point fait scrupule de garder en même temps leur fortune et leurs dettes.

La probité pourtant était peut-être la seule vraie propreté morale de l’homme, la seule vraie qualité de l’âme constituant l’honorabilité.

Les progrès de l’indélicatesse sont faciles à suivre. Il y a vingt ans, on s’étonnait que les domestiques ne fussent plus honnêtes. Aujourd’hui on s’ébahit quand ils le sont.

Il y a quinze ans, on s’indignait quand un fournisseur vous avait trompé. On serait bien surpris aujourd’hui de n’être point mis dedans par les plus scrupuleux négociants.

Et voilà que la contagion a gagné partout. Encore quelques années, et ce sera fini. Il n’existera plus un homme vraiment intègre, un de ceux à qui il ne suffisait pas d’être probe en apparence, d’être probe vis-à-vis des autres, mais qui voulaient le rester vis-à-vis d’eux-mêmes.

La probité, jusqu’ici, était demeurée le plus fixe des sentiments humains, le plus sérieux des obstacles dressés par la morale à nos instincts. Tout change. Tout passe.

Un sentiment, par exemple, dont les déplacements sont vraiment surprenants : c’est la pudeur.

Je n’ose point affirmer que la pudeur n’a été inventée par les femmes que pour donner du prix et du charme à l’amour ; mais, au fond, je le crois. Donc, rechercher en quoi les femmes, dans tous les temps et chez tous les peuples, ont fait consister la pudeur nous révélerait sans doute ce qu’aimaient les hommes de leur époque et de leur pays, et nous donnerait l’histoire universelle de l’amour dans l’humanité.

Ajoutons que la pudeur et la mode sont sœurs et marchent ensemble.

Sait-on que c’est à une question de pudeur que les Espagnoles doivent leur gracieuse démarche.

En Espagne, jadis, il était, paraît-il, déshonorant pour les femmes de montrer leur pied, j’entends leur pied chaussé, ce petit pied dont la finesse est demeurée légendaire ; il leur fallait s’y prendre de telle sorte qu’elles allassent par les rues sans jamais laisser voir aux passants le bout même de leurs chaussures.

Que faisaient-elles ? Elles portaient de longues, de très longues robes ; et, au lieu de marcher, elles glissaient. Elles glissaient d’une façon particulière, frôlant la terre de la semelle, le bout de la bottine toujours enseveli sous l’étoffe tombante de la jupe ; et, de cette habitude devenue universelle dans le pays, de cette habitude prolongée pendant plusieurs générations, est résultée presque une modification anatomique de la race, une démarche souple, singulièrement gracieuse, comparable au flottement d’une barque, une sorte de léger effleurement du sol par les pieds.

Il est regrettable que les aïeules des Anglaises errantes qu’on rencontre par toute la terre n’aient pas eu le même sentiment de pudeur que les ancêtres des Espagnoles.

Car est-il rien de plus désolant, pour quiconque adore la grâce des femmes, que de voir sautiller ces grands corps sur les échasses que sont leurs jambes ?

Mais pour nous, la plus singulière des pudeurs est assurément celle des femmes arabes.

On le sait, jamais un homme, sauf l’époux, ne doit apercevoir leur visage. Quant au reste, elles ne le cachent guère.

Aussitôt qu’on avance dans le sud, le costume de la femme arabe devient des plus primitifs. Elle porte presque toujours une espèce de sac de laine blanche, ouvert du haut en bas des deux côtés, quelquefois noué à la ceinture, et quelquefois même flottant librement, de sorte que, de profil, on voit la femme nue de la tête aux pieds, tandis que son visage est voilé de façon qu’on distingue à peine ses yeux eux-mêmes.

Elles sont d’ailleurs, en général plus jolies de figure que de formes, étant dès l’enfance employées à tous les rudes travaux, et fatiguées à quinze ans comme si elles étaient vieilles.

Voici une petite aventure qui donnera de leur pudeur une idée fort exacte.

J’étais alors à Boukhari, et je partis un matin avec deux amis pour aller passer la journée et la nuit chez un caïd voisin.

Nous traversions la vaste forêt qui s’étend derrière le fort de Boghar, et, mes compagnons étant restés à causer quelques minutes avec un officier qui nous avait rencontrés, je continuai, seul, mon chemin. Je marchais sans bruit, lentement. Tout à coup, derrière une roche, je surpris une jeune Arabe dont le visage était nu. A ma vue, elle fut effarée, se leva d’un bond et, perdant tout sang-froid, elle saisit à deux mains le lambeau de laine qui tombait de sa gorge à ses chevilles, pour s’en couvrir la figure. Elle le releva tout entier d’un mouvement convulsif, et s’enveloppa la tête dedans ; et elle demeurait dressée devant moi, sans un voile de la tête aux pieds, absolument immobile, et satisfaite sans doute de la manière dont elle avait sauvegardée sa pudeur et sa dignité de femme.

Osera-t-on dire à présent que les manifestations de la morale ne dépendent point des latitudes ?

Nous étions là dans le pays des autruches !

La nature n’a-t-elle pas manifestement donné le même instinct aux femmes et aux oiseaux du désert ?

Il leur suffit de se cacher la tête.

Vengeance d’artiste (Le Gaulois, 20 février 1882)

Le drame Jacquet-Dumas émeut la ville et la province.

Parlons-en comme tout le monde.

On sait le fond de l’affaire.

M. Dumas ayant acheté un tableau à M. Jacquet l’a revendu avec bénéfice. De là, grande colère du peintre. Cette colère vient-elle du bénéfice, ou du procédé de l’écrivain ?

M. Jacquet affirme que le procédé seul l’a touché ; ne se pourrait-il pas que le bénéfice l’eût effleuré aussi quelque peu ?

En tout cas, il résulte des explications fournies par l’un et par l’autre (explication contradictoires, bien entendu, mais concluantes cependant) que M. Dumas avait le droit absolu de revendre ce tableau. Donc le peintre a montré sans doute une susceptibilité exagérée ; et sa vengeance peut-être n’était pas d’un goût parfait.

Oh ! Ne piquons jamais l’amour-propre des artistes !

Cette vengeance, on la connaît.

Il a mis la tête de M. Dumas sur les épaules d’un marchand juif et a exposé l’aquarelle vengeresse dans la nouvelle galerie que M. Georges Petit vient d’ouvrir au public.

Alors, grande colère de M. Dumas, qui s’empresse de téléphoner à son avoué de poursuivre.

Le téléphone ayant M. Dumas à un bout, l’homme de loi à l’autre bout, et portant à celui-ci la fureur indignée de celui-là met une gaieté de plus dans ce drame tragi-comique.

Là-dessus, le gendre de M. Dumas part en guerre, la canne à la main, et livre contre l’aquarelle coupable un combat à la Don Quichotte. L’aquarelle est vaincue et jonche la terre d’éclats de verre.

Immédiatement, M. Jacquet monte à cheval et va frapper de l’étrier à la porte de M. Dumas qui n’ouvre point.

Le cheval de l’homme de pinceau fait un pendant remarquable au téléphone de l’homme de plume.

Et les hommes de loi se frottent les mains.


L’affaire en est là. Les avocats vont plaider pour les deux parties avec un égal talent et des raisons excellentes.

Il n’est pas impossible de prévoir ce qu’ils vont dire.

Examinons donc l’un et l’autre cas.

L’avocat de M. Dumas prend la parole :


« Messieurs, est-il une propriété plus indiscutable, plus sacrée, que la tête d’un homme ? Sans sa tête, messieurs les juges, qui de vous pourrait vivre, parler, penser ? Mais la tête ne se compose pas uniquement de ce qui est au dedans ; elle se compose aussi de ce qui est au dehors, et la preuve c’est que vos amis, votre femme, vos enfants vous reconnaissent dès qu’ils vous voient. Cette partie de la tête se nomme le visage. Elle commence encore et se termine au-dessus des cheveux. Quand on rencontre mon client dans la rue, on se dit : « Tiens, voici Alexandre Dumas. » Alexandre Dumas lui-même et pas un autre. C’est au visage qu’on le reconnaît : donc son visage est sa propriété indiscutable.

« Eh bien, messieurs les juges, pour satisfaire une rancune que je ne veux pas qualifier, notre adversaire, M. Jacquet, a mis la tête de M. Dumas sur les épaules d’un brocanteur juif et a ensuite exposé son œuvre à la risée de tout Paris. L’ironie est patente, le dommage réel, puisque mon client est ridiculisé. Or les blessures du ridicule sont plus cruelles, tout aussi profondes et plus difficiles à cicatriser que celles d’un bâton... »


Ici, l’avocat adverse interrompt :


« Je ferai remarquer à mon éminent adversaire que les blessures d’un bâton sur une aquarelle laissent des traces encore plus ineffaçables. »


(Rires dans l’auditoire.)


La parole est à l’avocat du peintre :


« Messieurs les juges, je vais déployer d’abord un moyen de défense qui serait, je crois, irréfutable, mais que dédaigne mon client. Je pourrais dire :

« M. Dumas a-t-il la prétention d’avoir un nez spécial, une bouche unique, des yeux introuvables, un menton phénoménal, des cheveux sans pareils ? – Non, n’est-ce pas ? – Vous m’objecterez que la réunion de ce nez, de cette bouche, de ces yeux, de ce menton et de ces cheveux, forme une tête unique, étant donné surtout ce qui est dedans ; je ne le nie pas, mais je vais vous présenter cinq individus, dont l’un possède un nez, l’autre une bouche, l’autre des yeux, l’autre un menton, et le dernier (c’est un nègre) des cheveux crépus, ressemblant à s’y méprendre aux choses équivalentes chez M. Dumas.

« Or, me contesterez-vous le droit de former un visage avec des traits pris à cinq autres ? Non, n’est-ce pas ? Ce qui constitue M. Dumas, c’est sa cervelle et sa profession. Je ne les ai pas reproduits dans mon œuvre, puisque j’ai fait de mon personnage un marchand juif. M. Dumas n’est pas juif Il n’est pas marchand non plus, bien qu’il ait revendu mon tableau.

« Il ressemble à la figure que j’ai peinte : tant pis, c’est un hasard !

« Dans le cas de M. Zola et de M. Duverdy, le tribunal s’est basé sur un semblant de similitude de profession. Ici, le pouvez-vous ? Non. Alors laissez-moi tranquille ! Reste la question de ressemblance. Je vous avouerai qu’elle n’est peut-être pas tout à fait due au hasard. Non pas qu’il y ait de la malveillance de ma part : il y a simplement abus de photographie.

« Je m’explique. M. Duverdy arguait qu’il n’a jamais livré son nom au public. M. Dumas peut-il en dire autant de sa tête ? Elle est partout. Chaque marchand de photographies en exhibe dix exemplaires différents ; tout le monde peut l’acheter ; et moi, j’ai fait comme tout le monde. L’ayant achetée elle est à moi, n’est-ce pas ? Balzac cherchait sur des enseignes les noms de ses personnages ; moi, je prends sur des photographies des physionomies intéressantes. J’ai trouvé celle-là dans un tas au rabais, à deux sous ; elle m’a donné l’idée d’un marchand juif ; je m’en suis servi comme de document et, grâce à elle, j’ai fait un tout des cinq modèles que je vous présentais à l’instant.

« Cela ressemble à M. Dumas. Tant pis ! Il faudrait détruire tous les tableaux si on voulait effacer toute ressemblance de personnages. A qui l’homme ressemblerait-il si ce n’est à un autre homme ? A qui nos figures ressembleraient-elles si ce n’est à celle des hommes ?

« Sous l’Empire, messieurs, dix mille citoyens ressemblaient à s’y méprendre à l’empereur, tant ils avaient copié exactement sa tête. Les a-t-on condamnés ? Non, bien qu’ils fussent les caricatures de Napoléon. Pourquoi ne les a-t-on pas condamnés ? Parce qu’ils étaient inoffensifs. Ainsi de mon marchand juif. Il ne cherche pas à être M. Dumas homme de lettres ; il se contente de lui ressembler comme les dix mille citoyens ressemblaient à l’empereur, sans prétendre prendre sa place.

« Si on condamnait toutes ces ressemblances, il faudrait démolir la porte Saint-Martin, sous prétexte qu’elle ressemble à la porte Saint-Denis, brûler tous les romans-feuilletons qui se ressemblent les uns les autres, et décrocher toutes les étoiles qui nous semblent pareilles.

« Je sais bien qu’on a condamné les dominicains sous prétexte qu’ils ressemblaient aux jésuites, et les jésuites sous prétexte qu’ils ressemblaient à feu les Carbonari. Mais ce sont là des misons politiques, et tout le monde sait que les raisons politiques n’ont ni rime ni raison.

« Voilà, messieurs, ce que je pourrais vous dire ; mais je ne vous le dirai pas.

« Mon client dédaigne ces subterfuges. Oui, il a visé M. Dumas, oui, il a voulu ridiculiser M. Dumas. Eh bien, après !

« Ne voyez-vous pas tous les jours, des journalistes, des hommes de lettres employer leur métier, leur talent, leur ironie contre les gens dont ils ont à se plaindre ? Faites-vous alors brûler les journaux ou les livres en place publique ?

« Est-ce que tout Paris n’a pas cru reconnaître dernièrement, dans une spirituelle comédie, la caricature d’un homme de talent et d’esprit, qui ne s’est point adressé à vous, et qui ne s’en porte pas plus mal ?

« Cela ne se voit-il pas tous les jours ?

« M. Jacquet a, pour arme, son pinceau, M. Dumas avait sa plume. Nous attendions, messieurs, des coups de plume et non des coups de canne dans un morceau de papier.

« Je termine, messieurs.

« Que ne sommes-nous encore au siècle des Médicis, au siècle où Michel-Ange peignait ses ennemis sous les traits des damnés de son Jugement dernier ? Et ses ennemis étaient des princes, des cardinaux, des grands seigneurs. Lisez les catalogues des musées italiens, et partout, messieurs, vous trouverez cette indication : « Dans la tête du criminel, le peintre a fait le portrait exact d’un ennemi, etc., etc. »

« Autres temps, autres esprits. Et je conclus : mon tableau vient d’être détruit, sans qu’on ait attendu votre jugement, le mal est donc irréparable. Vous auriez pu me condamner à changer la tête de mon marchand, comme on a condamné M. Zola à changer le nom de M. Duverdy. Avec quelques modifications, j’en aurais fait M. Rochefort qui possède assez d’esprit pour ne point se fâcher ; et j’aurais vendu mon aquarelle quarante mille francs à quelque très riche réactionnaire, s’il en existe encore de riches après la débâcle de l’Union.

« Je demande donc quarante mille francs à M. Dumas, et je lui livre mon œuvre. »


Après ces plaidoyers, si le tribunal appréciait comme moi, il condamnerait M. Dumas ou son gendre à payer 20 000 francs l’aquarelle en question.

Et si l’affaire se résout ainsi, on rira de l’écrivain, car, en France, on est toujours pour l’esprit contre les coups de bâton.

Mais si, par hasard, M. Dumas revendait 40 000 francs à quelque riche Anglais l’œuvre devenue historique comme le manuscrit de Longus taché d’encre chez Paul-Louis Courier. C’est alors qu’on rirait de M. Jacquet !

Fini de rire (Gil Blas, 23 février 1882)

Depuis de longues années, nous assistons à l’agonie des réjouissances publiques et populaires. Et les gens à traditions, les éternels regretteurs du passé se lamentent : « On ne sait plus s’amuser », disent-ils. C’est que les peuples, c’est que l’humanité tout entière, comme chaque homme en particulier, ont leur vie marquée, dont chaque période est distincte. On ne s’amuse plus à vingt ans avec les mêmes jouets que dans l’enfance ; les masques, les travestissements, les farces en plein air, la grosse gaieté bruyante et niaise sont des jeux de peuples jeunes. Dès qu’une nation vieillit, elle passe à d’autres délassements, elle joue alors à la politique, fait cache-cache avec ses rois ; comme paillasses elle a ses députés, les révolutions comme jours de liesse.

Les masques attardés en notre époque font peine à voir ; ils semblent déplacés dans la foule morne, mal à leur aise dans l’air même de la cité moderne. Et la plèbe vient les regarder comme elle regarde des étrangers venus de loin, des Chinois bleus, des Arabes blancs, des Lapons vêtus de peaux, et les animaux singuliers qui vivent sous d’autres climats.

C’est un spectacle très curieux de voir passer sur les boulevards les quelques charretées de têtes en carton qui osent encore sortir par les rues. La cohue du populaire grouille sur les trottoirs. C’est une foule d’employés, de marchands endimanchés, de bourgeois pauvres, sédentaires, malhabiles à circuler, encombrant la voie, formant chaîne avec la femme et les enfants pâles, les enfants maigres, mal nourris, manquant d’air et de jeux, au sang pauvre, les futurs employés. C’est la masse des insignifiants, de ceux qui ne comptent que par le nombre, qui pensent d’après les formules enseignées par leurs pères ou par leurs prêtres, qui disent éternellement, sur les mêmes choses, les mêmes bêtises inconscientes, et qui, après avoir vécu comme tous le monde, meurent de même, sans laisser plus de traces que les feuilles d’une saison ou les mouches d’un été. Au Carnaval, tous ces gens-là sortent pour obéir à la coutume, et, au lieu de profiter du premier soleil pour aller promener les mioches rachitiques hors les murs, ils vont regarder les masques.

Quels masques ! Sur une grande voiture une vingtaine d’êtres innommables, mâles et femelles, se sont réunis pour avoir froid. Leurs hideux accoutrements font loucher ; et, quand ils passent, on croit sentir de loin la crasse amoncelée des magasins de costumes. Ils sont assis bien sagement les uns en face des autres, les mains sur leurs genoux ; ils ne font pas de farces, ils ne rient pas.

Pourquoi sont-ils là ? – Le savent-ils au juste ?

Au milieu d’eux, quatre valets d’écurie, habillés en piqueurs, sonnent du cor. Et les ahuris du trottoir regardent tristement les mornes fantoches de la voiture.

Voilà le plaisir !

Songeons aux fêtes anciennes du peuple rieur et naïf ; aux gaietés colossales des foules en délire, aux cris, aux contorsions, à la folie, passant en certains jours, comme un ouragan, sur les villes et les campagnes, et secouant les esprits, ainsi que des grelots, et faisant bondir les corps sans raison, crier les bouches, rendant la France entière pareille à un hôpital de fous.


Et on appelait en effet « fête des fous » la plus ancienne peut-être des réjouissances publiques, celle dont, sans doute, est sorti le « Carnaval ».

Elle remonte à peu près à l’an 633. C’était une étrange saturnale qui rappelait les orgies sacrées de l’Antiquité en ce sens que le clergé surtout y prenait part.

Et voici bien là un des signes particuliers du Moyen Âge, de cette singulière, grandiose et puérile époque, où les hommes semblaient doués d’âmes enfantines, poétiques et grossières, capables indifféremment d’actes stupides ou héroïques.

La fête des fous commençait par l’élection d’un abbé du clergé. Cette élection était faite par les chanoines mêlés aux enfants de chœur et à tous les oints du Seigneur.

On portait ensuite l’abbé dans la maison du chapitre ; et là, on commençait à godailler, à boire à plein gosier, à bâfrer à plein ventre. Puis on chantait des chants burlesques et immondes.

Le jour des Innocents avait lieu l’élection de l’Évêque des fous, qui, revêtu des ornements sacrés, chapé, mitré et crossé, assistait à l’office. Les prêtres et les clercs l’entouraient, vêtus en costumes de bouffons et de femmes, chantaient des refrains obscènes, mangeaient sur l’autel, y jouaient aux dés, etc.

A la fin de l’office, l’aumônier, coiffé d’un petit coussin, offrait les indulgences.


De par mossenhor l’Evesque

Que Dieu vous done grand mal à bescle,

Aves une plena balasta de pardos

E do dés de raycha de sot lo mento.


« De par monseigneur l’évêque, que Dieu vous donne grand mal au foie, avec une pleine panerée de pardons et deux doigts de gale sous le menton. »


Ces formules variaient d’ailleurs. L’Évêque distribuait aussi des panerées de mal de dents, de queues de rosse, etc. Ces sottes plaisanteries amusaient follement le peuple. Il suffit, du reste, de relire les traits d’esprit, gaudrioles, épigrammes et gauloiseries, même des meilleurs poètes des XVe et XVIe siècles, pour s’assurer que nos pères avaient le rire facilement excitable. C’était de la gaieté lourde, sans dessous malins. Au XVIIIe siècle apparaît l’ironie ; le rire devient sec, perfide, amer, féroce. Au lieu de chatouiller, l’esprit blesse, il tue même.

Aujourd’hui, le plaisir n’est plus gai, nous sommes vieux. On ne rit plus de rien, on sourit seulement, et pas longtemps encore. L’éclatante gaieté de nos grands-pères, la spirituelle raillerie de nos pères ont fait place à l’indifférence. Fini de rire.

Voici, d’après Naudé, ce qu’était la fête des Innocents qui succéda vers le XVIe siècle à la fête des Fous. Quel mépris indigné nous aurions pour ces grossières réjouissances, ces incompréhensibles enfantillages :


« Les frères lais occupaient, à l’église, la place des religieux tonsurés et récitaient une manière d’office entremêlé d’extravagances et de profanations... Ils faisaient semblant de lire avec des lunettes dont les verres étaient remplacés par des écorces d’oranges, et marmottaient des mots confus en poussant des cris accompagnés de contorsions. »


C’est seulement quelque temps avant la révolution de 1789 que le Carnaval français parvint à tout son éclat, et eut même une réputation presque aussi grande que celle du fameux Carnaval de Venise. Tous les nobles y prenaient part et se faisaient traîner dans les rues sur des chars à huit chevaux ; c’était surtout une fête de l’élégance. C’était en même temps une sorte de fête de l’égalité entre grands seigneurs et manants.

La Terreur arrêta ces jeux et les remplaça par d’autres. La guillotine devint le hochet du peuple. Puis tout le monde se déguisa en militaire ; ce fut alors l’époque des uniformes extravagants, des généraux aux cheveux tressés. En 1805, le bœuf gras reparut.

Le bœuf gras ! Il a fait dire assurément plus de solennelles niaiseries aux savants chercheurs de riens que la pierre philosophale elle-même.

Des livres se sont entassés sur les livres, pleins de raisonnements et d’érudition, pour démontrer que les Parisiens, ayant adoré le bœuf zodiacal, celui du Carnaval n’était qu’un descendant du céleste animal.

D’autres ouvrages, non moins dignes de foi, affirment que cette religion carnavalesque nous vient en droite ligne des Égyptiens, qui célébraient le bœuf Apis par une procession, vers le printemps.

Et dire qu’il suffit d’écrire trois volumes sur un sujet pareil, pour entrer à l’Académie !

Comme est plus sensé le bon Panurge, « lequel fit quinaud un grand clerc de Angleterre qui arguoit par signes. »

La descente de la Courtille était, il y a une cinquantaine d’années, le plus curieux moment du Carnaval. Le peuple, qui avait passé la nuit au milieu des saladiers à la française, rentrait le mercredi matin, dans Paris, par le faubourg du Temple. Et c’était une cohue d’hommes et femmes encore ivres, hurlants et trinqueballants. Une autre foule l’attendait, celle des masques élégants ayant passé la nuit dans les restaurants à la mode, et les deux légions de pochards se regardaient, s’engueulaient et fraternisaient.

Aujourd’hui, pour tous les vrais Parisiens, le Carnaval n’a de bon que l’instant où il finit ; et pendant ces jours bruyants, à cornets et à trompes de chasse, on entend dire à tout instant : « Mon Dieu, que ces fêtes sont horribles ! » – Fini de rire.

Les héros modestes (Le Gaulois, 1er mars 1882)

Que d’hommes ne sont point modestes, qui ne sont pas des héros ! Le temps des héros est passé, disait-on ; nous sommes dans le siècle des avocats et des financiers. Montrez-moi donc un héros ! Il en existe, et qui méritent autant ce nom que les plus illustres porteurs de gloire. Seulement ils sont inconnus.

Qu’est-ce qui constitue le héros, selon l’acception ancienne de ce mot démodé ? Suffit-il d’être brave, très brave, téméraire ? D’être bon et dévoué jusqu’à la dernière abnégation ? Non certes. Sauf les très rares exceptions de lâcheté native et inguérissable, tout homme peut être très brave à un moment donné, quitte à ne plus l’être le lendemain. La bravoure, fréquemment, dépend de l’estomac, qui règle l’état de l’esprit. On est souvent capable, après dîner, d’un acte téméraire qu’on n’aurait pas osé à jeun. Qui donc, souffrant d’un violent malaise, risquera sa vie pour sauver quelqu’un ? Qui donc, dans l’excitation de l’appétit satisfait reculerait devant un péril, même excessif ?

Ce qui est rare, par exemple, c’est la bravoure constante, sans défaillances, unie au constant dévouement ! C’est cette sorte d’instinct qui pousse l’homme à risquer sa peau toutes les fois que celle des autres est en danger, et cela sans hésiter, sans réfléchir, sans se demander ce que deviendraient, s’il mourait, sa femme et ses enfants – car sacrifier les siens, c’est encore se sacrifier soi-même.

Je dis qu’il existe beaucoup de ces hommes-là qui sont intrépides sans spectateurs et dévoués sans rémunération.

J’en sais plusieurs. Il en est un dont je veux dire aujourd’hui quelques mots, d’autant plus qu’un peu d’appui lui peut être en ce moment fort utile pour une modeste place qu’il sollicite.

Il s’appelle Alexandre Poret. Il est pilote à Fécamp. Voici sa vie, en quelques mots. Depuis sa jeunesse, il navigue, et sauve des hommes quand l’occasion se présente, de sorte qu’il a aujourd’hui quatre cent dix mois de mer, dont vingt-deux ans de pilotage, et trois ans au service de l’État, et qu’il est porteur d’une médaille d’or de première classe, de deux autres médailles, et de deux certificats de sauvetage pour actes de bravoure. Il est en outre patron du canot de sauvetage du port et... père de neuf enfants bien vivants.

Que peut-on demander de plus à un homme pour le service du pays ? Ne pas plus reculer devant le danger que devant le nombre des enfants, n’est-ce pas accomplir jusqu’à l’excès tous ses devoirs de citoyen ?

Mais ce qu’il y a de particulier chez ce terre-neuvien, c’est qu’il ne sait pas nager.

Cette vie, passée au milieu des tempêtes et des drames marins, a commencé par un drame. Nous ne connaissons guère, nous autres gens des villes, cette existence accidentée sur les flots, cette lutte incessante avec la vague, ce coudoiement continu de la mort. La mort nous apparaît, à nous, comme une chose possible à tout instant, mais que nous croyons toujours éloignée, cachée en tout cas par des rêves de bonheur ; et nous n’y songeons pas volontiers. Ces gens-là, les sauveteurs, ont pour mission de la combattre sans cesse, de la voir en toute occasion. Lutter avec elle est leur métier ; ils y pensent donc à chaque minute, sans la redouter d’ailleurs, comme chacun pense à la profession qu’il a prise. Tout matelot commence par être mousse. Le jeune Poret fut donc mousse à bord d’un bateau de pêche. Or, en ce temps-là, les droits d’entrée sur les marchandises étrangères donnaient de gros bénéfices aux fraudeurs ; et la contrebande se faisait largement tout le long de la côte normande.

Comme le patron et les hommes du bateau de pêche craignaient les indiscrétions du mousse, on le laissa seul, par un soir de brouillard, en pleine mer dans le petit canot de l’embarcation, pour aller sans doute opérer sans lui le transport de marchandises prohibées d’un navire anglais à la terre.

Mais la brume, faible d’abord, augmenta bientôt ; la marée montante entraîna la barque où dormait l’enfant, et, quand on le voulut reprendre, on ne le trouva plus. La nuit se passa, le jour vint, puis la nuit encore. Le petit mousse, mourant de faim et de soif, se mit à pêcher, allant toujours à la dérive. Il prit quelques poissons, qu’il mangea crus. Je laisse à deviner ce qu’il but.

Ce n’est que le troisième jour qu’il fut rencontré au large par un navire qui passait.

Voilà un début dans la vie maritime.

Le sauvetage qui lui valut sa grande médaille d’or est particulièrement dramatique.

Par une furieuse tempête, un navire en détresse, se voulant réfugier dans le port de Fécamp, manqua la passe et se brisa sur les roches. Une partie de l’équipage gagna la terre ; mais, sous la grande voile abattue et que chaque vague couvrait d’une masse d’eau, un homme enseveli se débattait ; on voyait de loin ses efforts, et personne n’osait tenter de lui porter secours. Le pilote Poret se dévoua, et se mit à chercher anxieusement quatre matelots qui oseraient sortir par cet ouragan pour le jeter à bord du navire naufragé. Beaucoup refusèrent de l’accompagner ; enfin il rencontra quatre gaillards déterminés, qui montèrent avec lui dans un canot et partirent. Vingt fois on les crut perdus ; enfin ils abordèrent le navire : Poret saisit une corde, et entre deux lames grimpa sur le pont. Il portait entre ses dents un couteau grand ouvert, et, cramponné aux moindres objets, il laissait passer sur lui les flots monstrueux. Enfin il s’engagea sous la voile ; mais soudain le plancher se déroba sous lui et il tomba dans la cale inondée, dont il n’avait pu voir l’ouverture. Il se crut perdu ; il put cependant, à force d’énergie, ressaisir l’orifice du trou et remonter. Mais, dans sa chute, son couteau lui avait échappé, et, quand il atteignit l’homme alors sans connaissance, c’est avec ses dents qu’il fut obligé d’ouvrir les doigts crispés sur un cordage.

Son courage ne servit à rien cette fois-là, l’homme qu’il rapporta était mort. Ce fut, pour le sauveteur, un gros chagrin.

Un autre jour, un navire encore s’était brisé sur la jetée où le pilote se trouvait de garde ; il aperçut soudain dans l’écume des vagues un matelot qui se noyait. Oubliant sa consigne et bien qu’il ne sût pas nager, il se précipita dans la mer, saisit le naufragé et le sauva.

Il n’eut en cette occasion aucune récompense, car il avait abandonné son poste !

Maintenant il commence à se sentir vieillir, la famille est nombreuse à soutenir ; et la mer rapporte moins que la Bourse, bien que les naufrages soient aussi fréquents dans l’une que dans l’autre.

Enfin le brave homme sollicite une petite place qui dépend de l’ingénieur et du préfet. Je voudrais que ces lignes leur tombassent sous les yeux, et qu’on lui tînt compte autant de son œuvre de repopulation que de son œuvre de dévouement. A ce dernier titre, ses concurrents peuvent être aussi méritants que lui, car nos ports de mer sont remplis de ces sauveteurs modestes et héroïques ; mais en est-il beaucoup qui réunissent, comme lui, des mérites aussi divers que complets.

Il n’est pas bon, parfois, de raconter en quelques mots la vie de ces humbles. Chaque jour les journaux consacrent des colonnes entières à des cabotins sans talent, à des hommes politiques inconnus la veille, oubliés le lendemain, à tous les QUELCONQUES qui traînent dans Paris. Nous lisons tous les jours des PORTRAITS de n’importe qui : de peintres dont l’art consiste surtout à mystifier le public ; de mondains dont les noms semblent des rébus et que personne ne connaît, et qui n’ont rien fait ; de tous les escamoteurs de réputation qui opèrent sur les boulevards. Les simples dévoués ne valent-ils pas ces farceurs ?

Et, puisqu’on décore si facilement ceux-ci, pourquoi oublier si longtemps ceux-là ?

Je sais bien qu’on a fait à l’homme dont je viens de parler des promesses qui seront tenues, et que le bout de ruban ne tardera guère à lui venir. Mais il est timide, toujours rougissant, n’osant rien demander, ne sachant point frapper aux portes. Il attend qu’on aille à lui.

Il a eu cependant son jour d’orgueil. Quand l’impératrice d’Autriche vint passer un été près de Fécamp, elle pria qu’on lui désignât un marin expérimenté pour conduire le petit vapeur mis à sa disposition, par un riche Normand, pour les promenades qu’elle voudrait faire le long des côtes ; et c’est au pilote Alexandre Poret que fut donné le commandement du yacht impérial.

En lisant (Le Gaulois, 9 mars 1882)

Nous ne connaissons guère que deux romans du XVIIIe siècle : Gil Blas et Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d’œuvre, bien que le second soit à mon avis incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu’il nous renseigne sur les mœurs, les coutumes, la morale ( ?) et les manières d’aimer de cette époque charmante et libertine. C’est le roman naturaliste du temps. Gil Blas, au contraire, n’est point documentaire malgré sa grande valeur. On y sent partout les conventions de l’écrivain, l’aventure d’ailleurs se passe au-delà des monts, et on n’y voit pas percer beaucoup de l’humanité d’alors. Les admirables contes de Voltaire ne nous en apprennent point davantage. Les polissonneries peu littéraires de Crébillon fils et autres ne nous troublent même pas l’esprit, et c’était surtout par la tradition, par les mémoires et l’histoire, que nous pouvions nous figurer cette société exquise et corrompue, raffinée, débauchée, artiste jusqu’aux ongles, gracieuse et spirituelle avant tout, pour qui le plaisir était la seule loi et l’amour la seule religion.

Or, voici qu’un petit roman d’alors, peu connu, bien que souvent réimprimé, nous apporte, grâce à la réédition que vient d’en faire l’éditeur Kistemaeckers, des renseignements inestimablement précieux. Cela s’appelle Themidore, et porte en sous-titre : « Mon histoire et celle de ma maîtresse. »

Oh ! C’est polisson à l’excès, immoral à outrance, pimenté de détails scabreux, mais si jolis, si jolis ! Un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée de cette fin de siècle amoureuse. Nos prêcheurs doctrinaires, ces empêcheurs de danser en rond, farcis d’idées graves et de préceptes pudibonds, rougiraient jusqu’aux cheveux s’ils entrouvraient seulement ce petit volume délicieux qui est un pur... non, un impur chef-d’œuvre.

Oui, un chef-d’œuvre ! Et ils sont rares les chefs-d’œuvre. Et tout séduit dans cette merveille de grâce décolletée ; et l’esprit y coule avec une abondance prodigieuse. C’est de ce bon esprit français, qui sonne clair, de cet esprit naturel, sautillant, pivotant, impertinent, léger, sceptique et brave, et il jaillit, cet esprit, dans un style exquis et simple, d’allure crâne et coquette, souple et finement méchante. Voilà de bonne prose de notre vieux pays, de la prose bien transparente qu’on boit comme nos vins, qui scintille comme eux, et monte aux têtes, et rend joyeux. C’est un bonheur de lire cela, un bonheur savoureux, une volupté presque sensuelle de l’intelligence.

L’auteur, qui cachait son nom, était un fermier général, Godard d’Aucourt. Vraiment, on eût aimé souper en sa compagnie.

Et le sujet ? dira-t-on. Presque rien : l’histoire d’un jeune élégant dont le père fait enfermer la maîtresse, Rosette, et qui parvient à la délivrer. Et qu’il eut raison, l’heureux coquin !

Ce livre donne étrangement la sensation de ce temps déjà lointain, et des gens d’alors, et de leurs habitudes ; c’est toute une résurrection.

M. Kistemaeckers n’a pas souvent la main aussi heureuse dans ses réimpressions.

De Bruxelles encore, nous arrive une bien singulière nouvelle de l’écrivain naturaliste J.-K. Huysmans. Elle a pour titre : A Vau-l’Eau.

Ce petit conte, qui me séduit profondément dans sa sincérité banale et navrante, a le don de faire dresser les cheveux sur la tête des amateurs de sentiment. Et j’ai vu des gens hors d’eux à son souvenir, ou bien abattus comme des porteurs d’Union Générale, ou bien frénétiquement furibonds. J’en ai vu gémir et j’en ai vu hurler. La donnée si modeste suffit à les exaspérer. C’est l’histoire d’un employé à la recherche d’un bifteck. Rien de plus. Un pauvre diable d’homme, forçat de ministère, n’ayant que trente sous à consacrer à chaque repas, erre de gargote en gargote, écœuré par la fadeur des sauces, l’insipide coriacité des viandes inférieures, les douteuses senteurs de la raie au beurre noir, et la saveur acide des liquides frelatés.

Il va de la table d’hôte au marchand de vin, de la rive gauche à la rive droite, retourne découragé aux mêmes maisons où il retrouve les mêmes plats, ayant toujours les mêmes goûts. C’est, en quelques pages, la lamentable histoire des humbles qu’étreint la misère correcte, la misère en redingote. Et cet homme est un intelligent, un résigné, qui ne se révolte que devant la bêtise acclamée. Cet Ulysse des gargotes, dont l’odyssée se borne à des voyages entre des plats où graillonnent les beurres rancis autour de copeaux de chair inavalables, est navrant, poignant, désespérant, parce qu’il nous apparaît d’une effrayante vérité.

Les gens dont j’ai parlé s’écrient : « Ne nous montrez pas les vérités hideuses ; ne nous montrez que les vérités consolantes ! Ne nous découragez pas ; amusez-nous ».

Il est certain que les esprits construits de façon à s’amuser à la lecture d’un roman de M. Cherbuliez s’ennuieraient mortellement au récit des découragements de M. Folantin. Je comprends à la rigueur l’opinion de ces gens ; mais je ne comprends plus qu’ils refusent à d’autres le droit de préférer infiniment l’œuvre du romancier naturaliste aux combinaisons d’aventures attendrissantes qu’imaginerait l’autre écrivain.

A côté des livres qui amusent, admettez-vous les livres qui émeuvent ? Oui, n’est-ce pas ? Or, c’est à mon tour de ne pas admettre qu’on puisse être ému par le tissu d’invraisemblances des romans dits consolants. Quoi de plus émouvant, de plus poignant que la vérité ? Et quoi de plus vrai que la toute simple histoire d’un employé pauvre à la recherche d’un dîner passable ?

Pour être ému, il faut que je trouve, dans un livre, de l’humanité saignante ; il faut que les personnages soient mes voisins, mes égaux, passent par les joies et les souffrances que je connais, aient tous un peu de moi, me fassent établir, à mesure que je lis, une sorte de comparaison constante, faisant frissonner mon cœur à des souvenirs intimes, et éveillent à chaque ligne des échos de ma vie de chaque jour. Et voilà pourquoi l’Éducation sentimentale me bouleverse, et pourquoi le roquefort avarié de M. Folantin fait courir en ma bouche des frémissements sinistres de remémorance.

D’autres peuvent se passionner aux aventures de Monte-Cristo ou des Trois Mousquetaires, dont jamais je n’ai pu achever la lecture, tant un invincible ennui me gagne à cette accumulation d’incroyables fantaisies.

Car comment être empoigné quand on ne peut pas croire ? Et comment croire quand toutes les impossibilités s’entassent ? Et pourtant c’est à peine si on oserait avouer son indifférence pour ces œuvres de clinquant, si l’inimitable maître Balzac n’avait écrit justement, au sujet des bouquins de Dumas père, cette phrase : « On est vraiment fâché d’avoir lu cela ; rien n’en reste que le dégoût pour soi-même d’avoir ainsi gaspillé son temps ».

A Vau-l’Eau, certes, n’est point à recommander aux jeunes femmes qui veulent s’endormir avec un livre parfumé ; à celles qui veulent croquer une nouvelle comme on croque une praline, et rester rêveuses sur un petit conte écrit pour elles. Mais voici le Mal d’aimer, de René Maizeroy, un délicat, un raffiné et un féminin par excellence.

Quelques-uns des courts récits que contient ce volume sont des bijoux de grâce ; quelques autres, comme le Crucifié se dressent grands et terribles. Ce Crucifié a toute une histoire, d’ailleurs. Publié d’abord dans un journal, il fut poursuivi et condamné, et quand on le relit dans le volume, on reste vraiment stupéfait des soudaines pudeurs de la justice. On serait tenté de croire à cette haine de la littérature dont parlait si souvent Flaubert exaspéré. Quand une simple obscénité apparaît dans quelque feuille immonde, le Parquet ferme les yeux. Il a ri, sans doute ; mais dès qu’il croit voir une tendance littéraire, des cabrioles d’adjectifs et des sonorités de verbes, il sévit.

Citons, parmi les histoires les plus charmantes de ce volume, Le Mariage du Colonel, Le Roman de Benoît Chanson, Les Demoiselles du Major, La Dernière Revue, l’Aubade.

Mais pourquoi donc ce subtil conteur qu’est René Maizeroy, ce maniériste si souple, ce précieux désarticulateur de mots, ce sensitif qui parait fait surtout pour dire les péchés délicats des chères adorées dans les boudoirs, dont l’air semble épaissi par des saveurs d’amour, veut-il aussi, de sa plume, qu’on disait parfumée, nous tracer de simples et brutales histoires de paysans ? Ce sont des bergers Watteau qu’il nous fait, et qui parlent trop sa langue maladivement énervée. Ses paysans fleurent l’églogue ; et toute la grâce de ses phrases exquisement contournées ne nous donne pas le rude coup de poing qu’il faut, la nette sensation du drame champêtre et violent, de cette Margot, brûlant la maison du père et tout le village natal, afin de pouvoir rejoindre son amant.

Question littéraire (Le Gaulois, 18 mars 1882)

Le remarquable écrivain qui signe Nestor au Gil Blas a consacré un long article à la discussion de ma dernière chronique, où j’appréciais le volume de mon confrère J.-K. Huysmans.

Mon contradicteur ayant, dans sa critique, mis en cause tous ceux qu’il appelle les romanciers nouveaux, apprécié leur méthode et jugé leur poétique, je reviens sur ce sujet.

Et d’abord, en principe, je déclare à mon aimable confrère que je crois tous les principes littéraires inutiles. L’œuvre seule vaut quelque chose, quelle que soit la méthode du romancier. Un homme de talent ou de génie met en préceptes ses qualités et même ses défauts ; et voilà comment se fondent toutes les écoles. Mais, comme c’est en vertu des règles établies ou acceptées par les écrivains d’un tempérament différent qu’on attaque les livres du rival, les discussions ont cela d’excellent qu’elles peuvent servir à expliquer les œuvres et faire comprendre la légitimité des revendications artistiques, le droit de chaque littérateur de comprendre l’art à sa façon, du moment qu’il est doué d’assez de talent pour imposer sa manière de voir.

Or, j’ai dit, en parlant des romans de Dumas père (et de là vient la querelle de Nestor) qu’un invincible ennui me gagne à la lecture de cette accumulation d’incroyables inventions ; et, sentant bien dans quelle colère j’allais jeter les admirateurs des Trois Mousquetaires, j’eus soin de me mettre à l’abri derrière cette phrase de Balzac : « On est vraiment fâché d’avoir lu cela. Rien n’en reste que le dégoût pour soi-même d’avoir ainsi gaspillé son temps. »

Et, là-dessus, mon confrère s’écrie que je montre un dédain transcendant pour les romans qui amusent ; et que les récits merveilleux qui ont diverti déjà trois générations ne sont, à mes yeux, que des sottises.

J’admire infiniment l’imagination, et je place ce don au même rang que celui de l’observation ; mais je crois que, pour mettre en œuvre l’un ou l’autre, de façon à faire dire aux vrais artistes : « Voici un livre », il faut un troisième don, supérieur aux deux autres et qui faisait défaut à Dumas, malgré sa prodigieuse astuce de conteur. Ce don, c’est l’art littéraire. Je veux dire cette qualité singulière de l’esprit qui met en œuvre ce je ne sais quoi d’éternel, cette couleur inoubliable, changeante avec les artistes, mais toujours reconnaissable, l’âme artistique enfin qui est dans Homère, Aristophane, Eschyle, Sophocle, Virgile, Apulée, Rabelais, Montaigne, Saint-Simon, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, Montesquieu, Voltaire, Chateaubriand, Musset, Hugo, Balzac, Gautier, Baudelaire, etc., etc., et qui n’est pas plus dans les romans de Dumas père que dans ceux de M. Cherbuliez, que je citais aussi l’autre jour. Mlle de Scudéry, le vicomte d’Arlincourt, Eugène Sue, Frédéric Soulié, ont affolé leurs générations. Qu’en reste-t-il ? Ce qui restera de Dumas père quand son fils aura disparu. Rien qu’un souvenir, bien que Dumas soit, à mon sens, infiniment supérieur à ceux que je viens de citer.

Don Quichotte, ce roman des romans, est une œuvre d’imagination, et, bien que traduit, il nous donne la sensation d’une merveille d’art inestimable. Gil Blas est une œuvre d’imagination, Gargantua également, et aussi l’adorable livre de Gautier, Mademoiselle de Maupin.

Et ils vivront éternellement, parce qu’ils sont animés de ce souffle qui vivifie.

En dehors de l’art, pas de salut. L’art, est-ce le style ? dira-t-on. Non assurément, bien que le style en soit une large partie. Balzac écrivait mal ; Stendhal n’écrivait pas ; Shakespeare traduit nous donne des soulèvements d’admiration.

L’art, c’est l’art, et je n’en sais pas plus.


Opium facit dormire quia habet virtutem dormitivam.


L’art nous donne la foi dans l’invraisemblable, anime ce qu’il touche, crée une réalité particulière, qui n’est ni vraie, ni croyable, et qui devient les deux par la force du talent.

Mais il faut distinguer entre ce dieu et les Pygmalions d’aventure.

Partant de ce principe que nos sens ne peuvent nous rien révéler au-delà de ce qui existe, que les plus grands efforts de notre imagination n’aboutissent qu’à coudre ensemble des bouts de vérité disparates, les romanciers nouveaux en ont conclu que, au lieu de s’évertuer à déformer le vrai, il valait mieux s’efforcer de le reproduire tout simplement. Cette méthode a sa logique. Mon confrère Nestor l’admet parfaitement ; mais, quand je prétends que M. Folantin, le personnage de Huysmans, ce triste employé à la recherche d’un dîner passable, est d’une navrante vérité, le rédacteur du Gil Blas me répond : « Non pas ! il est de pure fantaisie, il me laisse froid. » Et Nestor en donne immédiatement la raison probante que voici : « Comme j’ai, grâce au ciel, une excellente cuisinière, ces angoisses ne m’intéressent pas du tout. » Or, mon cher confrère, comme la mienne est beaucoup moins bonne que la vôtre, je continuerai jusqu’à ce qu’elle soit formée, ce qui ne tardera pas, je l’espère du moins – je continuerai, dis-je, à être ému par les désagréments d’estomac qu’éprouvent les gens mal nourris.

Mais j’avoue que ce genre de critique me jette en un grand embarras. Si chaque lecteur exige que je le fasse coucher dans son lit, manger sa cuisine ordinaire, boire le vin qu’il est accoutumé de boire, aimer les femmes qui auront les cheveux de la sienne, s’intéresser aux enfants portant le petit nom de son fils ou de sa fille, et refuse de comprendre des angoisses, des douleurs ou des joies qu’il n’a point traversées, s’il arrive à proclamer : « Je ne m’intéresserai jamais à tout être qui n’est pas moi et moi seul », il faut renoncer à faire du roman.

Si un de mes personnages, monté dans un fiacre, verse et se casse un bras, vous me répondrez : « Cela m’est bien égal, j’ai un parfait cocher. » Si je fais subir à une jeune femme un accouchement douloureux, vous me répondrez : « Je m’en moque un peu, je ne suis pas femme. »

Si je fais se noyer un jeune homme, dans une promenade sur la Seine, direz-vous : « Que m’importe, je ne vais jamais sur l’eau » ?

Mon confrère Nestor ajoute, il est vrai : « Ah ! si vous m’eussiez raconté les déceptions de la vie d’un employé, ses ambitions, ses amours, ses craintes de l’avenir, bien que mes ambitions, mes amours, mes craintes, soient d’une autre nature, le point de contact serait trouvé. »

J’en doute un peu. L’ambition d’un employé, c’est (avancement de 300 francs tous les trois ans. Ses déceptions viennent de la gratification rognée ; ses amours sont à trop bon marché pour nous ; ses craintes de l’avenir se bornent à ne pouvoir atteindre le maximum de la retraite. Voilà tout.

Et quand je vous aurai décrit cette vie, vous vous déclarerez satisfait ? Et vous me refusez le droit de prendre un employé philosophe, résigné, qui se dit : « Je n’ai pas d’espoir, pas d’avenir. Je tournerai toujours dans le même cercle. Je le sais, je n’y peux rien : tâchons su moins de ne pas trop souffrir physiquement dans cette misère. »

Et il s’efforce inutilement de se faire une vie matérielle supportable. Il est à vau-l’eau, il le sait, ne résiste pas ; mais il voudrait au moins avoir bonnes les heures de table, les autres étant si mauvaises. Et vous dites que cela n’est pas juste, pas humain, pas légitime ?

Quand donc cessera-t-on, de discuter les intentions, de faire aux écrivains des procès de tendance, pour ne leur reprocher que leurs manquements à leur propre méthode, que les fautes qu’ils ont pu commettre contre les conventions littéraires adoptées et proclamées par eux ?

Les foules (Le Gaulois, 23 mars 1882)

Les uns adorent la foule ; d’autres l’exècrent ; mais bien peu d’hommes, à part ces psychologues étranges, à moitié fous, philosophes singulièrement subtils, bien qu’hallucinés, Edgar Poe, Hoffmann et autres esprits du même ordre, ont étudié ou plutôt pressenti ce mystère : une foule.

Regardez ces têtes pressées, ce flot d’hommes, ce tas de vivants. N’y voyez-vous rien que des gens réunis ? Oh ! C’est autre chose, car il se produit là un phénomène singulier. Toutes ces personnes côte à côte, distinctes, différentes de corps, d’esprit, d’intelligence, de passions, d’éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de leur réunion, forment un être spécial, doué d’une âme propre, d’une manière de penser nouvelle, commune, et qui ne semble nullement formée de la moyenne des opinions de tous.

C’est une foule, et cette foule est quelqu’un, un vaste individu collectif, aussi distinct d’une autre foule qu’un homme est distinct d’un autre homme.

Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas ». – Or, pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle spontanément ce qu’aucune des unités de cette foule n’aurait fait ? Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés féroces, des entraînements que rien n’arrête, et, emportée par un de ces entraînements, accomplit-elle des actes qu’aucun des individus qui la composent n’accomplirait ?


Dans une foule, un inconnu jette un cri, et voilà qu’une sorte de frénésie s’empare de tous ; et tous, d’un même élan auquel aucun n’essaie de résister, emportés par une même pensée qui instantanément leur devient commune, sans distinction de castes, d’opinions, de croyances et de mœurs, se précipiteront sur un homme et le massacreront sans raison, presque sans prétexte.

Et, le soir, chacun, rentré chez soi, se demandera quelle rage, quelle folie l’ont saisi, l’ont jeté brusquement hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette impulsion stupide, comment il n’a pas raisonné, pas résisté ? C’est qu’il avait cessé d’être un homme pour faire partie d’une foule. Sa volonté individuelle s’était noyée dans la volonté commune comme une goutte d’eau se mêle à un fleuve. Sa personnalité avait disparu, devenant une infime parcelle d’une vaste et étrange personnalité, celle de la foule. Les paniques ne sont-elles pas aussi un autre saisissant exemple de ce phénomène ?

En somme, il n’est pas plus étonnant de voir les individus réunis former un tout, que de voir des molécules rapprochées former un corps.


Combien de fois n’avons-nous pas constaté les étonnements des auteurs devant une salle de première.

Cette salle, disent-ils, est composée de Parisiens blasés, corrompus, de viveurs coudoyant chaque jour tous les vices, de sceptiques riant de tout, et de femmes qui font de l’aventure amoureuse un plaisir charmant quand elles n’en font pas un métier. Tous ces gens-là ne s’indignent jamais à la lecture des romans les plus salés. Eh bien, si une phrase, un mot, une situation dans la pièce parait peu conforme à la morale enseignée – mais nullement pratiquée – par tout ce monde, qui ne cache même pas son indifférence dans les conversations intimes, une tempête furieuse éclate, avec des sifflets, des colères, des indignations véhémentes et sincères.

C’est que, par le seul fait de leur agglomération, toutes ces gens, tous ces blasés parisiens ont formé à leur insu et spontanément une société, et qu’en eux s’est développée tout à coup une sorte d’esprit social, cette âme collective des peuples qui enlève à chacun son propre jugement, ou plutôt le modifie au profit du jugement général ; qui fait que tous subitement, par suite d’une sorte de dégagement cérébral commun, pensent, sentent et jugent comme une seule personne, avec un seul esprit et une même manière de voir.

Or, la foule ne raisonne pas, dit-on, elle ressent, et, dans ce cas sa sensation participe de toutes les idées accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de tous les préjugés anciens, de toutes les opinions établies qui pèsent théoriquement sur les institutions sociales.

Faites une salle de forçats libérés : le résultat sera le même qu’avec une salle d’honnêtes gens.

Mais, quand une personne lit un livre en sa chambre, elle réfléchit sans cesse, s’arrête, reprend un chapitre, se fait une opinion lentement, pose l’ouvrage pour méditer, et souvent dépouille d’anciennes convictions que détruisent des raisonnements, se laisse séduire enfin par les hardiesses des novateurs originaux, ou dompter par la vigueur des écrivains audacieux et justes.


C’est au théâtre qu’on peut le mieux étudier les foules. Quiconque fréquente un peu les coulisses a entendu bien souvent les acteurs dire : « La salle est bonne, aujourd’hui », ou bien : « Aujourd’hui, la salle est détestable. »

C’est là une constatation dont on n’a pas donné l’explication. Telle scène, un soir, soulève spontanément les bravos des spectateurs. « Les effets portent », dit-on. Et le lendemain, au même passage, il n’y aura pas un applaudissement, pas une personne empoignée sur deux mille assistants. Parfois même on siffle le lendemain ce qu’on avait applaudi la veille.

Nous nous contentons de constater que « la salle est mauvaise ». Fort bien – mais pourquoi est-elle tout entière mauvaise ? Le public d’une semaine est identique tous les jours, n’est-ce pas ? Pourquoi ne se trouve-t-il plus cent, cinquante, ou dix personnes pour rire là où toute l’assemblée éclatait le jour précédent ?

Et si l’on doute de cela, qu’on aille trois jours de suite à la même pièce, et, trois fois on aura des sensations différentes ; on jugera l’œuvre de trois manières ; on applaudira deux fois ce passage, une fois cet autre ; deux fois on rira à cette situation qui, la veille, n’avait point ému.

Alors constatez qu’une sorte d’harmonie s’est établie chaque soir entre votre manière de sentir et celle du public. Essayez d’y résister en raisonnant, vous subirez malgré vous l’entraînement, la mystérieuse influence du Nombre ; vous êtes mêlé à tous, enveloppé par l’Opinion confuse, éparse ; vous entrez dans la combinaison inconnue qui forme « l’Opinion publique ». Vous vous en dégagerez une heure plus tard, c’est vrai, mais, au moment même, le courant établi vous emporte.

Et chaque soir le phénomène recommence. Car chaque salle de spectacle forme une foule, et chaque foule se forme une espèce d’âme instinctive différente par ses joies, ses colères, ses indignations et ses attendrissements, de l’âme qu’avait la foule de la veille et de celle qu’aura la foule du lendemain. Et dans la rue, chaque fois que vous vous trouvez mêlé à une émotion publique, vous la partagez un peu malgré vous, quelque intelligent que vous soyez. Car toute molécule d’un corps marche avec ce corps.

De là ces impressions soudaines, les grandes folies et les grands entraînements populaires, ces ouragans d’opinion, ces irrésistibles impulsions des masses, les crimes publics, les massacres inexpliqués, la noyade des deux pauvres diables jetés à la Seine, en 1870, parce qu’un farceur ou un forcené s’était mis à crier « A l’eau ! ».

Comédie et drame (Le Gaulois, 4 avril 1882)

Les nouvelles des pays voisins ont été, cette semaine, pleines de fantaisie.

Tout est à la pantomine. Pantomine en Prusse et pantomime en Italie.

Il était temps vraiment que M. de Bismarck apportât un peu de nouveauté dans la diplomatie. Cette vieille empaillée, ne changeant jamais ses coutumes surannées, faisait songer au sempiternel cirque Franconi, où l’on voit depuis l’origine des temps le même cheval tourner dans la même piste.

Le chancelier allemand qui semble tenir les représentants étrangers en mince estime – car jamais, sous aucun prétexte, pour aucune raison, il ne consent à causer deux minutes avec eux – vient d’inaugurer un genre nouveau de diplomatie muette, qui lui permet de faire connaître ses intentions aux ambassadeurs, sans ouvrir la bouche.

La première séance a eu lieu au moyen d’un grand dîner-pantomime à la façon des Hanlon-Lees.

C’est quelque chose comme les divertissements d’opéra Connus sous le nom de ballets ; seulement la danse est remplacée par un repas, et les ballerines par des ministres plénipotentiaires, lesquels représentent et figurent les nations d’Europe.

Les journaux nous ont fourni des détails et suggéré des prévisions politiques, à la suite de cette fête où la pétition des convives à table indiquait, de la façon la plus précise et la plus claire, la pensée du chancelier, les tendances de son amitié, les prochaines combinaisons internationales, le déplacement de l’équilibre dit européen, les principales clauses des futurs traités de commerce, les rectifications de frontières, enfin tous les remaniements de la carte d’Europe au moyen de la carte des plats.

C’est ingénieux et malin comme tout, simple comme l’œuf de Christophe Colomb ; et cela supprime la parole, toujours si dangereuse dans les rapports des représentants des peuples. La parole d’ailleurs, grâce aux principes élémentaire de la diplomatie et aux pratiques séculaires adoptées dans le corps des Excellences, dont M. de Bismarck vient de faire une sorte de corps de ballet, était d’une inutilité complète pour l’arrangement des combinaisons politiques. Comme il est bien entendu et connu de tous que jamais un ministre étranger ne doit exprimer sa pensée, ni même la laisser deviner, ni laisser échapper un geste, un regard, un soupir, un mouvement pouvant indiquer ce qui se passe en lui, ni s’engager à rien, ni promettre rien, ni rien affirmer, ni rien nier, le commerce habituel de ces gens devait manquer de fantaisie et d’imprévu.

C’était là, sans doute, l’opinion de M. de Bismarck avant qu’il eût trouvé le moyen pratique et discret d’exprimer lui-même ses volontés, sans se compromettre par un mot.

Après cet important dîner, afin d’éviter toujours de laisser parler ses convives, et pour les distraire un peu, l’amphitryon leur a raconté, d’une façon fort intéressante, la guerre de Trente Ans et ses suites, avec quelques anecdotes de l’époque. Les invités, qui ignoraient absolument ces événements, ont été ravis de recevoir encore un peu d’instruction après un excellent repas ; et ils n’ont pu cacher leur étonnement au récit plein d’intérêt du chancelier. Ils se répétaient l’un à l’autre : « Est-il possible que nous ayons pu vivre jusqu’à ce jour sans connaître ces choses ? » Puis il leur a dit : « Maintenant, mes enfants, à bon entendeur salut. Allez vous coucher. Ça suffit. »

Seul l’ambassadeur de Russie, placé à une petite table à part, et qu’on avait privé de crème, pleurait doucement en s’en allant.

L’ambassadeur de Turquie l’a consolé en lui affirmant que le chancelier l’aimait beaucoup.


Je sais bien que la Prusse est la patrie du grand Frédéric, et que la France n’est que la patrie de Voltaire ; mais il me semble que, chez nous, ce dîner-pantomime, avec le petit cours d’histoire sur la guerre de Trente Ans, suffirait à faire sombrer dans une tempête de rires le plus génial des ministres.


En Italie, c’est encore une pantomime, mais d’un autre genre.

Voulant nous faire comprendre d’une façon moins que discrète que nous ne leur étions plus sympathiques, les Italiens n’ont rien trouvé de mieux que de célébrer en grande pompe, dans tout le royaume, l’anniversaire des Vêpres siciliennes.

Pour les gens peu au courant des dates historiques, c’est en 1282 qu’eut lieu ce célèbre massacre des Français. La manifestation italienne est aussi claire que k dîner Bismarck. Des gens s’en blessent ; n’en vaut-il pas mieux rire ? Faut-il vraiment que ces Italiens aient du temps de reste et des loisirs cérébraux pour organiser, pendant des mois, et exécuter, pendant des jours, ce sixième bout de siècle d’une boucherie d’oppresseurs.

Mais, si la patrie de Polichinelle se met sérieusement à célébrer les anniversaires de toutes ses reprises de liberté, les trois cent soixante-cinq jours de l’année ne suffiront pas, tant elle a été de fois envahie, battue et bas contente.

Si, d’ailleurs, chaque nation en faisait autant, à commencer par nous, il faudrait passer sa vie en des fêtes patriotiques. Pourquoi aussi ne pas rappeler par des deuils publics les jours d’envahissement ?

Du reste, en France, peu d’émotion s’est déclarée à la nouvelle de cette manifestation. Nous nous en « battons l’œil », comme on dit dans certain monde.

Il y a vraiment des jours où des peuples entiers sont bêtes comme un seul homme.

On nous affirme, je le sais bien, que ces réjouissances publiques ne sont pas dirigées contre nous.

Cela m’a fait songer à un procès en séparation dont je lisais dernièrement les détails.

Une jeune femme demandait à être éloignée légalement de son mari, pour cette raison qu’il ornait sa boutonnière d’une rose et s’égayait avec une bouteille de champagne chaque année à l’anniversaire de la mort de son beau-père.

A cette argumentation, le mari répondit : « Il est vrai que je célèbre cette date par une petite noce, mais ce n’est point pour blesser ma femme ; je me réjouis seulement de ma délivrance. »

Je ne sais ce qu’ont pensé les juges.


Puisque le mot « juges » me vient sous la plume, parlons de ces gens.

Voici, en un mois, deux erreurs judiciaires qu’on nous signale. Des innocents condamnés par des naïfs ont fait quelques ans ou quelques mois de prison imméritée.

Je suis, en matière légale, d’une complète incompétence. Mais il est une chose qui m’étonnera toujours ; c’est la compétence d’un boucher, d’un droguiste ou d’un boulanger, dans les cas si difficiles, si compliqués, si psychologiques, où il faut discerner le coupable entre un innocent imbécile qui se défend mal et un scélérat fort malin qui roule allégrement son tribunal.

Un procureur de la République disait un jour, dans : un salon : « Quand un criminel est intelligent, instruit, sans remords, et quand il a bien préparé son crime, neuf fois sur dix on l’acquitte. »

« Or, quand des préventions pèsent sur un sot inhabile à se tirer d’affaire, s’ensuit-il que neuf fois sur dix on le condamne ? », demandai-je. – « Non ; mais cela arrive souvent », dit l’homme aux réquisitoires.

Il faudrait une rouerie singulière, une pénétration géniale, une connaissance merveilleuse de l’homme avec ses ruses, ses défenses, ses supercheries, et une longue pratique des gredins et des honnêtes gens, tout cela lié, équilibré par une intelligence supérieure, une large philosophie, pour être apte à fouiller dans les cœurs, à discerner les témoignages, à écarter les causes d’erreurs, à faire la part du trouble, de la passion, de la bêtise naturelle et de l’instinct de conservation qui rend malin le dernier des êtres, et c’est le sort, le hasard aveugle qu’on charge de désigner ceux qui rempliront ces délicates et si difficiles fonctions de jurés !

Il faut dix ans de pratique à un piqueur pour connaître les ruses purement instinctives d’un gibier chassé, et, du jour au lendemain, le mercier d’à côté sera capable d’apprécier la culpabilité indémontrable d’un homme ?

La bêtise des citoyens jurés est souvent si patente que le président, navré, se voit contraint de leur expliquer à nouveau la cause entière à laquelle ils n’ont rien compris, et, après cela, ils décident, acquittent et condamnent !

On a supprimé le résumé des débats, qui les pouvait influencer. Quel coin maintenant ouvrira donc ces huîtres ?

Choses et autres (Gil Blas, 12 avril 1882)

Nous a-t-on assez étourdis depuis dix jours avec le mariage Sarah Bernhardt et Damala ?

Dès la première rumeur, tous, chroniqueurs et reporters, ont saisi leur plume, leur meilleure plume, et nous ont donné une telle abondance, une telle profusion de renseignements erronés que je défie bien, aujourd’hui, n’importe quel lecteur consciencieux de feuilles à informations d’avoir la moindre idée nette sur l’être que la voyageante actrice vient de prendre pour époux.

Ne nous parlez plus d’elle ni de lui, par grâce, par pitié, ô confrères de la presse bien renseignée. Aussi bien, à quoi nous ont servi vos articles, vos reportages et vos commentaires ?

Qui donc, en France, après ces dix jours de chroniquage effréné, pourrait seulement affirmer que Sarah Bernhardt est mariée ?

Vous m’avez dit que cette comète, juive errante, catholique, unie avec un Grec devant le consul de Grèce, devenait épouse grecque légitime.

Vous m’avez dit ensuite que cette voix d’or internationale s’était mariée simplement à l’anglaise, comme on sort des soirées ennuyeuses.

Vous m’avez dit en outre que les formalités de la loi’ anglaise n’avaient pas été régulièrement remplies.

Voyons : est-elle mariée à l’anglaise, à la grecque, à la turque, à la légère, en liberté, aux câpres, aux cornichons ou à la sauce blanche ? Est-elle mariée un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout ?

Comment le savoir ?

Tant de doutes ont été soulevés ; cette union a été narrée de tant de façons contradictoires, tant de juridictions opposées semblent avoir présidé à cet accouplement, tant de cas de nullité paraissent ménagés, que nous gardons le droit de ne pas croire davantage à une formalité régulière qu’aux regards magnétiques de l’insensibilisateur Donato.

Puis, une fois admise, cette vraisemblance que factrice possède un compagnon faisant fonctions de mari plus ou moins régulier, ce privilégié (si tant est qu’il y ait privilège), est-il M. le comte d’Amala, jeune Grec de noble race et attaché d’ambassade, de grand avenir, tel que vous nous l’avez présenté d’abord ?

Ou bien, n’est-ce que M. Damala, tout court, sans titre ni particule, mais toujours Grec et diplomate, ainsi que vous nous l’avez affirmé ensuite ?

Ou encore est-ce M. Damala, simple fils d’un honorable commerçant marseillais, vendeur de ces produits coloniaux que nous connaissons généralement sous la dénomination d’épicerie ?

Sarah, enfin, se serait-elle mésalliée comme vous nous l’avez laissé supposer en dernier lieu ?

Oh ! Le doute ! Le doute !

Au fond,


Je m’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme.


Peu m’importe que le nouvel époux soit descendant d’Ulysse en personne, ou issu d’un marchand de pruneaux de la Canebière ; peu m’importe que l’on puisse dire à propos de lui, plus tard, le vers d’un poète mort :


C’était le descendant d’une antique lignée,


ou bien le vers, un peu modifié, de François Coppée


C’était un tout petit épicier dé Marseille.


Mais je trouve, ô confrères de la presse informée, que vous me donnez bien peu de renseignements dans beaucoup de copie.

Un autre mariage est annoncé qui fera jaser sous peu. Un jeune homme de vingt-six ans, fils de parents pauvres, nobles et malhonnêtes sans doute, va épouser une femme de soixante-quatre ans, mais riche et grand’mère, au détriment incontestable des premiers héritiers.

Qu’on me permette quelques réflexions.

Puisque la loi punit ce qu’elle appelle les détournements de mineures, comment tolère-t-elle, et même sanctionne-t-elle, ces violations d’aïeules ?

Est-il plus immoral de souiller une enfant que de profaner une ancêtre ? De commencer trop tôt, que de finir trop tard ? Maxima debetur puero reverentia. Certes, si l’enfance a droit à nos plus délicats égards, la sainte vieillesse, la vieillesse en cheveux blancs ne devrait-elle pas nous inspirer un respect sans défaillances ?

S’il est odieux d’abuser de l’être trop jeune, de devancer l’heure où la nature le fait nubile, n’est-il pas plus odieux encore, et encore moins dans l’ordre régulier, de persévérer après l’heure où la nature a défendu la maternité ?

Puisque la loi prend la peine de fixer l’âge de l’amour au début de la vie (peine souvent inutile, mais dont l’intention est louable), ne serait-il pas logique qu’elle fixât aussi la limite d’âge, l’instant de la retraite, le moment de l’extinction des feux ?

Que le législateur se préoccupe également de la jeune et de la vieille, car les extrêmes se touchent, dit-on. L’une n’est pas encore mûre, l’autre l’est trop. L’une n’est pas encore femme ; l’autre a cessé de l’être. Cela se vaut.

Donc, ne serait-il pas juste de condamner à la même peine celui qui abuse d’une fillette avant quinze ans et celui qui se prête aux débordements des antiques débauchées ?

Une loi, s.v.p., contre les épouseurs et contre les trousseurs de vieilles !

En tout cas, ce sont là deux mariages qui annoncent deux séparations ou deux divorces.

Or, voici d’avance un document qui pourra servir à l’un comme à l’autre couple. C’est la troisième circulaire de la même sorte qui me passe entre les mains depuis un mois.


« MAISON ?

rue... n°...


Paris, le...


Renseignements intimes, etc. – Recherches de documents importants pour séparation de corps. – Procès civils, etc. Renseignements divers au moyen de surveillances quotidiennes.


Nota. Monsieur fait observer que ses affaires sont toujours faites sous sa surveillance immédiate, et, quand on le désire, par lui seulement.


Monsieur,

Les connaissances que j’ai acquises par la pratique de chaque jour et surtout une discrétion absolue ont su me faire apprécier par le Commerce, la Magistrature, les Hautes Classes et par toutes les personnes qui ont songé à recourir à mes services.

J’ai été honoré de la confiance intime de tous ceux qui ont reconnu l’utilité de ces services que je puis toujours rendre à un moment donné par la surveillance discrète et quotidienne que je suis en mesure d’exercer.

Daignez agréer, etc. »


Voilà, par exemple, des industries qui me font l’effet de franchir allégrement le mur de la vie privée.

Or çà, la loi ne tolère pas la preuve en matière de calomnie ; elle s’oppose même à la médisance, et voilà installée, organisée, la liberté de l’espionnage, de la délation, la porte ouverte à toutes les infamies de la mouchardise.

Ces louches et malfaisants chercheurs de pistes envoient ouvertement leurs programmes et leurs réclames avec leur nom et leur adresse.

Enregistrons l’un et l’autre pour savoir où frapper... à coups de botte, si jamais nous sommes victimes de ces policiers de contrebande.

Que dites-vous de la « Recherche de Documents importants pour séparation de corps » ?

Le sale métier que font ces sales gens !

Les amies de Balzac (Le Gaulois, 22 avril 1882)

Celle qui fut d’abord Mme Hanska, puis Mme Honoré de Balzac, vient de mourir. Elle a tenu dans la vie de l’immortel écrivain une place prédominante ; elle semble même avoir possédé son unique amour profond.

Mais, à côté d’elle, beaucoup d’autres femmes, toutes de mérite et d’esprit, ont eu leur part dans l’affection expansive du romancier. On eût dit qu’il leur jetait partout de grands morceaux de son cœur.

Car Balzac était un TENDRE.

Il y aurait une bien curieuse et bien intéressante étude à faire sur ce sujet : « Le rôle, l’importance et l’influence des femmes dans la vie des hommes de lettres. » Car tous les artistes ont une manière différente d’envisager la femme, de la comprendre, de l’aimer et de la pratiquer.

Le temps des grandes passions idéalistes est passé ; les Pétrarques sont rares aujourd’hui ; et beaucoup d’hommes de labeur s’éloignent systématiquement de ce qu’on appelait naguère « le beau sexe », ou du moins ne lui demandent que des plaisirs rapides et tout matériels, fermant leurs cœurs aux amours exaltées.

Parmi les grands écrivains morts depuis le commencement du siècle, on rencontre, suivant les tempéraments, les plus diverses manières de comprendre l’amour.

Gœthe semble avoir conçu et réalisé une sorte de harem libre, avoir voulu parcourir en même temps toute la gamme des tendresses, goûter à tous les plaisirs, se délecter à toutes les sources de l’affection féminine.

Il traitait l’amour en grand seigneur qui ne se veut priver de rien.

Il lui fallait, pour être heureux, dit-on, mener cinq intrigues de front – cinq, ni plus ni moins. – Il avait d’abord, pour son âme, rien que pour son âme, pour entretenir en lui une exaltation artistique et sentimentale dont il avait besoin, une sereine passion où rien de charnel n’entrait. Don Quichotte conscient, il idéalisait une Dulcinée quelconque et la posait religieusement sur l’autel des pures extases en l’entourant de petites fleurs bleues.

Pour son cœur, il lui fallait un amour ardent, tendre et charnel, poésie et sensualité mêlées, quelque chose de distingué, avec titre et position sociale, une passion mondaine enfin.

Puis il avait son ordinaire, une maîtresse comme toutes les maîtresses, une fille toujours prête, esclave caressante et payée : un lit garni, enfin, avec le foulard sous l’oreiller.

Mais quand un homme est complet, quand tout son mécanisme fonctionne, il a aussi des instincts bas, des vices. Gœthe estimait que cette partie de son être méritait autant d’égards que l’autre, que la partie dite supérieure ; et il ne méprisait point, paraît-il, la servante d’auberge, la laveuse de vaisselle, la fille aux bras rouges, au linge grisâtre, aux bas blancs.

Ce qui ne l’empêchait pas de courir encore la gueuse par les rues.

Musset, après des velléités d’amour, des essais d’affection complète, c’est-à-dire de cette affection où le cœur et les sens ont leur part, semble s’en être tenu définitivement aux caresses des drôlesses numérotées.

Byron, sur qui bien des légendes ont couru, après cette passion inquiète qu’il a eue pour la Guiccioli, traita la femme en marchandise, qu’il payait largement, paraît-il.

Chateaubriand ne fut-il pas torturé par cette inavouable et brûlante tendresse qu’il nous raconte dans René.

Lamartine aima un nuage qu’il baptisa du nom d’Elvire. Mais on dit tout bas qu’il ne s’en tenait point à cette affection céleste.

Balzac adorait les femmes, mais d’une façon poétique, éthérée et raffinée. Comme Gœthe, il paraît avoir eu diverses catégories d’amies ; mais, avec lui, elles demeuraient simplement des amies.

En pouvait-il être autrement ? Chez cet homme, tout est cerveau. Ce prodigieux remueur d’idées, qui passa son existence à regarder ses rêves, ne semble avoir vécu que dans les joies cérébrales et n’avoir jamais touché aux autres. Chez lui, tout est pensée : à peine même s’inquiète-t-il de l’art, de la beauté plastique, de la forme pure, de la signification poétique des choses, de cette vie imagée et imaginée dont les poètes animent les objets.

Il avoue ingénument qu’en visitant la galerie de Dresde il est resté froid devant les Rubens et les Raphaël, parce qu’il n’avait point dans sa main celle de la comtesse Hanska !

Dans ses labeurs herculéens, au milieu de ses embarras d’argent, de toutes les difficultés qu’il traversa, c’est aux femmes qu’il demande les consolations, le courage, les douceurs d’âme dont il a besoin.

Elles furent, du reste, ses fidèles amies.

Il était avide de leur tendresse et la chercha toute sa vie. Presque adolescent encore, il écrivait à sa sœur : « Mon assiette est vide et j’ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls et immenses désirs : être célèbre et être aimé, seront-ils jamais satisfaits ? » – Puis, plus tard : – « Me consacrer au bonheur d’une femme est pour moi un rêve perpétuel. » Une autre fois, après une de ces périodes de travail fou qui l’ont tué, lassé d’écrire, il se tournait vers cet amour qu’il appelait sans cesse et il s’écriait : « Vrai, je mérite bien d’avoir une maîtresse ; et tous les jours mon chagrin s’accroît de n’en point avoir, parce que l’amour, c’est ma vie et mon essence. » Il en rêvait sans fin, et, avec une naïveté d’écolier qui attend le prix du devoir terminé, il le considérait comme la récompense réservée et promise par le ciel à ses labeurs.

Et rien, absolument rien, de matériel n’entrait dans cette soif de la femme. Il aimait leur cœur, le charme de leur parole, la douceur de leurs consolations, l’abandon tendre de leur commerce, peut-être aussi leurs parfums, la finesse de leurs mains pressées, et cette molle tiédeur qu’elles semblent répandre dans l’atmosphère qui les entoure. Il poussait vers elles des appels d’enfant malade qui a besoin d’être soigné, et se jetait sur leur affection, l’implorait, s’y réfugiait dans ses fatigues, ses déboires, ses tristesses, lorsqu’il était blessé par quelque injustice de ces Parisiens « chez qui la moquerie remplace ordinairement la compréhension ». Jamais une pensée charnelle ne semble l’avoir effleuré.

Il s’en défend même avec violence : « Moi ? Un homme chaste depuis un an... qui regarde comme entachant tout plaisir qui ne dérive pas de l’âme et qui n’y retourne pas. »

Enfin, son vœu le plus ardent est exaucé ! Il aima et fut aimé. Alors ce furent des épanchements sans fin d’adolescent à son premier amour, des débordements de joie infinis, des délicatesses de langage extraordinaires, des quintessences et des puérilités de sentiments.

Lorsqu’Elle est loin, il hésite à manger les fruits qu’il aime, parce qu’il ne veut point goûter un plaisir qu’elle ne partage pas. Lui, qui se plaignait si fort de perdre tant de temps aux lettres que réclamait sa mère, passe des nuits entières à écrire à celle qu’il adore ; il travaille plus et court à la poste à tout moment chercher les réponses venues de Russie. Puis, lorsqu’il ne les trouve pas, il a des accès de découragement presque de folie. Il reste tantôt immobile ; tantôt s’agite sans raison, il ne sait que faire, s’irrite s’exaspère : – « Le mouvement me fatigue et le repos m’accable. »

Il lui écrit, dans cet éternel étonnement des amoureux : « Je ne suis pas encore habitué à vous connaître, après des années. » Il se plonge dans le souvenir des jours heureux écoulés près d’elle. Il ne sait comment exprimer ce qu’il ressent, lorsque lui revient la pensée de quelques bonheurs lointains. Il s’écrie alors : « Il y a des choses du passé qui me font l’effet d’une fleur gigantesque, – que vous dirai-je ?... d’un magnolia qui marche, d’un de ces rêves du jeune âge trop poétiques et trop beaux pour être jamais réalisés. »

Il fut réalisé, son rêve, mais trop tard.

Celle qu’il avait tant aimée et qui vient, à son tour, de mourir put enfin devenir sa femme, après des obstacles sans nombre. Une maladie de cœur avait miné depuis longtemps l’infatigable écrivain. Au lieu de partager les gloires de son mari, et de goûter le bonheur que lui promettait son grand amour, Mme Honoré de Balzac n’avait plus qu’un mourant à soigner.

Romans (Gil Blas, 26 avril 1882)

En tête de son nouveau volume intitulé Quatre Petit Romans, notre confrère Jean Richepin a placé une intéressante préface, que les lecteurs de Gil Blas connaissent déjà.

Cette préfacé est une sorte d’analyse du livre, analyse faite sur un ton plaisant de débiteur de boniment.

Elle renferme beaucoup de choses très justes à mon gré ; mais elle contient aussi la phrase suivante : « La belle malice de m’inventorier un appartement avec minutie d’huissier. Le puissant effort de me noter comment M. Chose a le nez tordu, comment Mme Machin a la nuque tournée, comment des gens quelconques gesticulent, crachent, mangent, et s’acquittent de toutes leurs fonctions ordinaires ! »

Eh bien, cette phrase m’inquiète. Elle contient résumé toutes les critiques, adressées aux écoles dites réalistes, naturalistes, etc., qu’on peut, je crois, comprendre en bloc sous cette dénomination : « Écoles de la vraisemblance. »

Oh ! je ne nie point qu’on ait souvent abusé de la description à outrance ; je ne conteste pas qu’on ait fait souvent le principal de l’accessoire ; je ne mets pas en doute que la psychologie soit la chose essentielle des romans vivants, mais je crois que retrancher la description de ces ouvrages, ce serait en supprimer l’indispensable mise en scène, en détruire la vraisemblance palpable, enlever tout le relief des personnages, leur ôter leur physionomie caractéristique, et négliger volontairement de leur donner le fameux coup de pouce artistique. Ce serait, en un mot, supprimer tout le travail de l’artiste pour ne laisser subsister que la besogne du psychologue.

Dans tout roman de grande valeur il existe une chose mystérieusement puissante : l’atmosphère spéciale, indispensable à ce livre. Créer l’atmosphère d’un roman, faire sentir le milieu où s’agitèrent les êtres, c’est rendre possible la vie du livre. Voilà où doit se borner l’art descriptif ; mais sans cela rien ne vaut.

Voyez avec quel soin Dickens sait indiquer les lieux où s’accomplit l’action. Et il fait plus que les indiquer, il les montre, les rend familiers, rendant ainsi plus vraisemblables, nécessaires même les péripéties du drame qui, exposé en un autre cadre, perdrait son relief et son émotion.

Quand il nous présente un personnage, il le décrit jusque dans ses tics, dans les moindres habitudes de son corps, dans ses mouvements ordinaires ; et il insiste, il se répète.

J’ai cité Dickens, parce qu’il est aujourd’hui un maître incontesté, qu’il n’est pas Français, et que ce romancier a poussé aussi loin que possible l’art de donner une vie extérieure à ses figures, de les rendre palpables comme des êtres rencontrés, en poussant jusqu’à l’exagération ce besoin de détail physique.

La partie psychologique du roman, qui est assurément la plus importante, n’apparaît puissamment que grâce à la partie descriptive. Le drame intime d’une âme ne me tordra le cœur que si je vois bien nettement la figure derrière laquelle cette âme est cachée.

Il semble qu’on pourrait classer les romans en deux catégories bien distinctes : ceux qui sont nets et ceux qui sont vagues. Les premiers sont les romans bien mis en scène, les seconds les romans expliqués simplement par la psychologie. Quelque extrême que soit le mérite de ses derniers, ils restent toujours confus pour moi, et lourds, comme indigestes et indistincts. Ils ont leur type dans les remarquables œuvres psychologiques de Stendhal dont la valeur n’apparaît que par la réflexion, dont les qualités semblent cachées au lieu de sauter aux yeux, d’être lumineuses, colorées, mises en place par la main d’un artiste.

Les dedans des personnages ont besoin d’être commentés par leurs gestes.

Les faits ne sont-ils pas les traductions immédiates des sentiments et des volontés ? Expliquer l’âme par l’inflexible logique des actions n’est-il pas plus difficile que de dire : – M. X... pensait ceci, puis cela, faisait cette réflexion, puis cette autre, etc., etc. ? Décrire le milieu où se passera l’aventure, d’une façon si nette que cette aventure y vive comme en son cadre naturel ; montrer les personnages si puissamment que tous leurs dessous soient devinés rien qu’à les voir ; les faire agir de telle sorte qu’on dévoile au lecteur, par les actes seulement, tout le mécanisme de leurs intentions, sans entreprendre en eux un voyage géographique avec la carte des désirs et des sentiments, ne serait-ce pas là faire du vrai roman, dans la stricte et, en même temps, la plus grande acception du mot ?

Je vais plus loin. Je considère que le romancier n’a jamais le droit de qualifier un personnage, de déterminer son caractère par des motifs explicatifs. Il doit me le montrer tel qu’il est et non me le dire. Je n’ai pas besoin de détails psychologiques. Je veux des faits, rien que des faits, et je tirerai les conclusions tout seul.

Quand on me dit : « Raoul était un misérable », je ne m’émeus point, mais je tressaille si je vois ce Raoul se conduire comme un misérable.

Chez le romancier, le philosophe doit être voilé.

Le romancier ne doit pas plaider, ni bavarder, ni expliquer. Les faits et les personnages seuls doivent parler. Et le romancier n’a pas à conclure ; cela appartient au lecteur.

Cette question d’art, très confuse en beaucoup d’esprits, donnerait peut-être l’explication de bien des haines littéraires. Il est des gens qui ne peuvent comprendre que si on leur dit : « La pauvre femme était bien malheureuse », ceux-là ne pénétreront jamais les grands artistes dont la mystérieuse puissance est tout intentionnelle, et sobre de commentaires. L’œuvre porte leur indéniable marque par sa matière et sa contexture ; mais jamais on ne voit surgir leur opinion, ni leurs desseins profonds s’expliquer par des raisonnements. Et quand ils décrivent, on dirait que les faits, les objets, les paysages se dressent, parlent, et se racontent eux-mêmes ; car il faut une géniale et tout originale impersonnalité pour être un romancier vraiment personnel et grand.

Laissons cette question qui demanderait à elle seule un volume de développements. Je me suis laissé prendre par une phrase au lieu de parler uniquement, comme je le voulais faire, du très remarquable volume de Jean Richepin. La première œuvre, Sœur Doctrouvé, est la simple et poignante histoire d’une pauvre fille de noble famille qui se sacrifie à son nom, laisse à son frère sa part d’héritage, et entre au cloître à l’heure du premier frisson des sens. Faite pour l’amour, elle devient bientôt une sorte d’extatique, d’exaltée volontaire, sauvagement religieuse ; mais voilà qu’elle apprend soudain le mariage de ce frère chéri avec la fille, deux fois millionnaire, d’un banquier juif ; et tout s’écroule en elle, tout, jusqu’à sa croyance en Dieu ; et elle meurt désespérée, victime de son héroïque et inutile sacrifice. Sobre et puissante, cette nouvelle fait froid au cœur dans sa vérité nue.

Le second récit, M. Destremeaux, est la curieuse histoire d’un pauvre clown enrichi qui devient amoureux d’une jeune fille, et, ruiné soudain à la veille du mariage, s’éloigne en demandant trois ans pour refaire sa fortune détruite.

Il réussit. Mais, aveuglé par l’amour, il n’avait point révélé au père de sa fiancée l’humiliante profession d’où venait son argent.

Alors, au moment de s’emparer du bonheur promis, il se confesse dans une longue et fort belle lettre, pleine d’orgueil et d’humilité, mais la famille indignée le repousse.

Puis, un soir, comme la jeune fille, maintenant mariée, assistait aux divertissements du cirque, elle le reconnaît au moment où il va exécuter un saut vertigineux. Elle pousse un cri ; il la voit, jette un baiser de son côté et, s’élançant dans le vide, vient se briser la tête à ses pieds.

J’aime moins le troisième conte : Une Histoire de l’Autre Monde. Mais, j’ai ce défaut, car ce doit être un défaut, d’être rebelle aux extraordinaires aventures qui me laissent le seul étonnement qu’on ait pu imaginer des choses aussi invraisemblables.

Le volume se termine par un remarquable roman historique, qui est vrai dans le fond, bien que surprenant, car les personnages s’appellent les Borgia.

C’est le récit des débuts du fameux César Borgia, ce fils de pape qui, amant de sa sueur Lucrèce, fut le rival de son père, et l’assassin de son frère, et bien autre chose encore.

Cette épouvantable histoire, racontée sur un ton tranquille d’historien et de romancier qui regarde avec intérêt ces êtres singuliers, prend une intensité naturelle dans les faits mêmes. Et c’est là, à mon humble avis, le plus excellent morceau du livre nouveau de Jean Richepin.

Conflits pour rire (Gil Blas, 1er mai 1882, sous la signature de Maufrigneuse)

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dans l’ère des conflits entre l’autorité civile et la domination ecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent au duel héroïque du préfet et de l’évêque, tantôt la France entière reste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’un cardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaient jusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils se produisent entre un simple maire et un humble curé ; entre un Frère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttes désopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. Henri Rochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux, loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous les Pinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos, le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont été mutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes. Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, mais ancienne déjà.

Un petit village normand possédait une église très vieille et classée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateur desdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ou réparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quand ces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, par exemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux à faire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations du style jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquables édifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, un de ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistes naïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leur nudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève ses hommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel, et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avec abandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générations humaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mère Ève.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme, mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passer devant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence, ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deux voyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rire en le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : "C’est votre enseigne monsieur le curé ?" Et il montrait nos antiques parents éternellement immobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’au cœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblème de honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil de fabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et les réponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour que l’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre père Adam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela ne gâterait rien, au contraire. Le conservateur des monuments historiques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire fut inflexible, et il congédia le desservant en le traitant de rétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adam portait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin au moyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premier homme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et il enjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce qui fut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Ce dernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le village en l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse était exposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé ne pouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues des quatre coins du département défileraient en procession sous notre impudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illumination du ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par un bruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants. Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil, sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et une lueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ou plutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayait de fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute, et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ; celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent et réquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent à leurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches et d’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvement tournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute. Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent le long du monument ; et soudain le maure, qui marchait le dernier, cria d’une voix furieuse : « En avant ! Saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent... et ils aperçurent, grimpés sur deux chaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandis que le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda, tout juste à ce moment.

"Au nom de la loi, je vous arrête !" hurla l’officier de l’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonne éplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces à conviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genre humain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfet conciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux la lettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, pour sommer ce maître d’école de déclarer si oui ou non, il avait traité l’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés, les journaux libéraux ont argumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteurs d’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? – Personne. – Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de ce recueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament, peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création du monde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destruction musicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dans l’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire aux baguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracle à la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, aux termes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doit affirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment lui défendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité des métamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainte au même rang que la mythologie ; s’il appelle l’une "le Récit des fables sacrées de l’Église chrétienne" et l’autre "le Récit des fables sacrées du paganisme", pourra-t-on le blâmer, le réprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, en ce moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avec leurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin de l’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisables rivaux !

Chronique (Le Gaulois, 2 mai 1882)

Et on prétend qu’il n’y a plus de ces bons et braves domestiques d’autrefois, dévoués au maître, prêts à mourir pour lui, gardiens de ses intérêts, faisant corps avec la famille ! Mais le procès dit « des deux duchesses » vient de nous révéler une invraisemblable collection de ces domestiques modèles.

Où donc M. le duc de Chaulnes a-t-il pu découvrir cette légion de valets incorruptibles et vertueux, oh ! Mais là, vertueux à rendre des points aux muets de Turquie.

Enfoncés, les légendaires eunuques ! Les larbins du château de Sablé les laissent loin, et on affirme que le Grand Turc vient d’écrire à Mme la duchesse de Chevreuse pour lui proposer un échange.

Où sont les souples valets de Molière ; et Scapin, et tous ses frères si subtils, rusés, joyeux, toujours prêts à ouvrir aux galants les portes secrètes, et contents, comme il convient, quand le maître se trouvait dandinisé à outrance.

Ceux de Sablé ont l’air de sortir d’une pièce honnête de M. Scribe (avez-vous remarqué que Scribe reste « monsieur » après sa mort ?) ; ils ont des sentiments honnêtes à revendre, et même de l’héroïsme à profusion.

Ils s’aperçoivent qu’un étranger pénètre mystérieusement dans le manoir, et ils s’en vont, à deux, en grande cérémonie, trouver le seigneur qui se couche : « Monsieur le duc, disent-ils ensemble, il y a un voleur dans le château. »

Un voleur ! Que de délicatesse, de finesse, de savoir-vivre, de discrétion pour des valets !

Le lendemain, ce qu’on suppose être l’invisible et nocturne visiteur s’est présenté en face du pont-levis (il doit y avoir un pont-levis dans ce drame), avec un revolver à la main (j’aimerais mieux une arquebuse).

Et aussitôt un serviteur magnanime se jette à sa rencontre et l’arrête.

Une autre fois, c’est un garde qui brave stoïquement l’arme du séducteur supposé.

Celui-ci, selon l’affirmation des domestiques, ne marche plus que le pistolet au poing ; et l’armée des valets fidèles se jette chaque fois à sa rencontre.

Nous sommes en pleine chevalerie. C’est vraiment trop beau. Ce n’est pas tout.

Une autre fois, la jeune femme soupçonnée trouve dans un jardin public un homme qu’elle connaît, et se met à causer. Aussitôt les deux nourrices, saisies d’indignation, déposent leurs nourrissons et leurs tabliers sur un banc, referment leur corsage, et déclarent y qu’elles se retirent.

Et elles s’en vont, toutes les deux, en cadence, comme dans le divertissement de M. de Pourceaugnac.

Jamais, non jamais tant de dévouement ne s’est rencontré dans des âmes aussi vulgaires... Il est vrai que le maître allait mourir... et... il serait peut-être intéressant de savoir si quelque clause du testament n’a pas récompensé une conduite si méritoire.

Mais non, sans doute ; n’effleurons pas d’un soupçon ces honnêtes gens.

Plus de dix mille maris ont déjà écrit au château de Sablé et se sont fait inscrire pour tâcher d’obtenir un de ces serviteurs modèles, ou, du moins, un petit de la race.

Il est un autre moyen pour s’en procurer d’aussi précieux.

Nous recevons de temps en temps les lettres-réclames d’habiles industriels qui se chargent, en promettant une impénétrable discrétion, de faire surveiller, jour par jour, heure par heure, les gens dont nous avons intérêt à surprendre les moindres actions.

Ils affirment que cette invisible et constante inquisition aura lieu par les moyens les moins prévus, et ils se chargent « de rechercher et de fournir tous les documents nécessaires pour séparation de corps ».

Non pas qu’on puisse supposer une seconde les valets de M. de Chaulnes sortis d’un établissement pareil ; mais on peut constater du moins que leur précieuse honnêteté a donné exactement les mêmes résultats que la discrète surveillance des mouchards à gages qu’on se procure si facilement chez les marchands de documents pour séparation de corps.

O vertueux serviteurs, je vous aimerais mieux, je crois, un peu moins probes !

M. de Chaulnes fut, paraît-il, un très brave et très digne gentilhomme d’un autre temps, du bon vieux temps, comme ses domestiques. Eh bien, si j’étais femme, je n’aimerais pas du tout, mais pas du tout, un époux des époques passées. En lisant ce curieux procès, on plaint assurément cet homme simple, et trop candide, et trop honnête pour son siècle ; mais on plaint aussi la jeune et belle fille mariée à cet ascète fanatique.

Et, si j’étais juge...


Oh ! Si j’étais juge, je me montrerais peut-être fort sévère pour la jeune et charmante duchesse qui excite en ce moment la pitié galante des chroniqueurs.

Non pas que je m’étonne, comme ses valets, de ses écarts ; loin de moi cette rigueur et cette intolérance : mais je trouve abominable, monstrueux, révoltant qu’on ait pu rencontrer dans le corsage de cette femme, qu’on assure une des plus séduisantes du monde, et dont ledit corsage doit être, en conséquence, un des endroits la plus poétiques du globe, des vers aussi plats que ceux cités déjà dans ce journal. Relisons-les :


Je t’aimerai tant que la fleur bénie

S’épanouira pour orner ton séjour ;

Tant qu’au printemps la terre rajeunie

Dit à l’oiseau : « Reviens chanter l’amour. »

Je t’aimerai tant que la blanche étoile

Viendra, le soir, veiller sur ton sommeil ;

Tant que, des nuits perçant le sombre voile,

Le jour viendra sourire à ton réveil.

Je t’aimerai, même si l’inconstance

Te rend parjure, ingrate, à nos amours ;

Malgré l’oubli, mon cœur, sans espérance

Dans sa douleur, pour toi battra toujours.


On peut être un fort galant homme et un fort mauvais poète ; mais alors pourquoi montrer plus de prétentions que M. Jourdain ?

« Belle duchesse, vos beaux yeux me font mourir d’amour », aurait écrit simplement le bourgeois gentilhomme ; c’est de la prose, cela ; mais


Je t’aimerai tant que la fleur bénie

« S’épanouira » pour orner ton séjour...


m’aurait enlevé, je l’avoue, toute velléité de faiblesse pour un amoureux aussi privé de qualités poétiques.

Oui, cette absence de littérature m’aurait gâté les sentiments les plus exaltés ; l’envoi de ce morceau rappelle trop vivement les déclarations de pompier à cuisinière : « Ma bele pouxpoule, je taicri pourre te dir que je viendré mangé un boutlion de mains çoir... »

Comment nous attendrir maintenant ? La duchesse est exquise, dit-on – oui ; mais songer que son corsage est un séjour orné de pareils vers de mirliton !

Elle a des yeux d’ange – c’est possible ; – mais quand on pense que ces yeux-là ont dû pleurer sur la fleur bénie (pourquoi bénie ?)

Et puis, pour peu qu’on soit poète soi-même, quand on rêve en quel endroit délicieux ces vers, dignes de Bossuet, s’étaient blottis, quand on se dit qu’ils y ont été. ; trouvés, et qu’il y en a peut-être encore de semblables, en ce lieu !... Oh ! Seigneur, faites que je ne trouve jamais une déclaration rimée ainsi dans la poitrine de ma bien-aimée ! Elle me deviendrait odieuse à jamais – ces simples mots : bénie – séjour – rajeunie – amour – étoile – sommeil – voile – réveil – inconstance – amours – espérance – toujours – suffiraient à déparfumer pour moi éternellement ces deux fleurs, bénies ou non.

Quand on est beau garçon, séduisant, galant homme, large d’épaules et orné d’une fine moustache (la moustache est indispensable pour être follement aimé) ; quand on a enfin tous les dehors qu’il faut pour plaire ; quelle folie de montrer ses dedans !


Ô séducteurs, séducteurs coquets : Acta, non verba, croyez-moi !

George Sand d’après ses lettres (Le Gaulois, 13 mai 1882)

George Sand a eu, toute sa vie, à combattre le préjugé ; et il est curieux de suivre dans ses lettres ses luttes continuelles contre ses plus fidèles amis, qui ne pouvaient s’accoutumer aux allures libres, à la large indépendance d’esprit et de mœurs, de cette femme en qui la nature s’était trompée.

Que la société, cette portière à cancans, que les gens du monde, ces « sépulcres blanchis », aient fait un crime à cette révoltée de ses allures cavalières et de son profond mépris de l’opinion, on le comprend ; mais il est curieux que les hommes d’esprit eux-mêmes aient presque tous montré cette étroitesse, ces crises de sainte prud’homie.

L’homme, en jugeant la femme, n’est jamais juste ; il la considère toujours comme une sorte de propriété réservée au mâle, qui conserve le droit absolu de la gouverner, moraliser, séquestrer à sa guise ; et une femme indépendante l’exaspère comme un socialiste peut exaspérer un roi.

« L’opinion, dit George Sand, c’est, d’un côté, l’intolérance des femmes laides, froides ou lâches ; de l’autre, c’est la censure railleuse ou insultante des hommes qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles. Or, il n’est pas facile que la femme soit philosophe et chaste à la fois...

« L’opinion, c’est la règle des gens sans âme et sans vertu... L’opinion que je respecte, c’est celle de mes amis. »

Dans une fort belle lettre à sa mère, elle dit : " Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l’intolérant des fausses vertus des gens à grands principes... »

Et d’autre part : « Mon esprit antisocial et ma mépris pour tout ce que la plupart des homme respectent. »

Et on trouve, en effet, dans toute la correspondant de cette femme une série d’axiomes philosophiques d’une surprenante largeur, d’une vérité inflexible et d’une tranquille sérénité dont on pourrait faire un Manuel des rapports sociaux.

Peu d’êtres assurément ont eu un plus vif sentiment de la liberté, un plus profond respect de la nature des autres et une plus complète tolérance pour les défauts ou plutôt pour les divergences de tempérament de ses amis. Elle établit des principes d’amitié et de camaraderie avec une sagesse rare et souriante. Elle dit :

« J’accepte tous les caractères, tels qu’ils sont, parce que je ne crois guère qu’il soit au pouvoir de l’homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière d’être dans l’habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d’être semblable à moi ou différent de moi. Ce dont je m’occupe, c’est du fond des pensées et des sentiments sérieux...

« Mon Dieu ! Quelle rage avons-nous donc ici-bas nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout qui n’est pas taillé sur notre patron ?... »

Et toujours reparaît son invincible besoin d’indépendance. « Être toute seule dans la rue et me dire à moi-même : Je dînerai à quatre heures ou à sept heures, suivant mon bon plaisir. Je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice... »

Or, l’innombrable armée des Prudhommes moralisants pardonne volontiers les fautes couvertes, les péchés que lave l’eau bénite ; mais qu’une femme, une simple femme, leur ose dire : « Je dînerai à quatre heures ou à sept heures suivant mon bon plaisir... » ils s’écrieront : « Miséricorde ! Quelle déréglée ! »


Avec cette nature, il n’est pas étonnant que la vie conjugale lui ait été bientôt insupportable. Son mari avait, sans doute, l’instinct dominateur de tous les hommes ; elle avait, de son côté, l’instinct de révolte de tous les forts, et l’existence commune leur devint impossible. Un peu nonchalante jusque-là, elle ne semble pas avoir songé à quitter le baron Dudevant, jusqu’au jour où elle découvrit dans un tiroir un testament de lui, destiné à n’être ouvert qu’après sa mort. Comme elle était femme, elle l’ouvrit tout de suite, et y trouva un vrai réquisitoire à son endroit. Sa résolution fut prise en un instant. Ils se séparèrent à l’amiable, et elle vint à Paris avec une rente de trois mille francs.

Trois mille francs, c’était bien peu. Elle songea aux moyens d’augmenter ses revenus, et c’est alors que la pensée d’écrire la saisit. « Je m’embarque, dit-elle, sur la mer orageuse de la littérature. Il faut vivre. »

Voici une des plus curieuses observations à faire sur ce remarquable écrivain, c’est qu’il ne fut pas travaillé dès l’enfance, comme tous les grands artistes, par l’impérieux besoin de traduire ses pensées, ses visions, ses sensations, ses rêves. Jamais elle n’a ce frisson d’art : l’émotion du sujet trouvé, de la scène qui se dessine, d’ivresse de la création, le bonheur de l’enfantement. La joie profonde de la page écrite, et qu’on croit toujours parfaite, dans cette griserie du travail, ne met jamais du feu dans ses veines et un peu de folie dans sa tête. Elle ne pense toujours qu’à l’argent dont elle a besoin, et ne .désire pas même de gros bénéfices, un modeste salaire lui suffit – de quoi vivre aisément. Elle accomplit ce métier superbe de pondeur d’idées, comme un menuisier fait des tables, avec la pensée constante de l’argent gagné. Et nous trouvons là, en face de son large besoin d’indépendance, un vif instinct de ménagère, un côté pot-au-feu très marqué.

Elle est bonne maman, dans le sens commun du mot. Elle n’a pas, enfin, la grandeur qu’on voudrait en cette femme émancipée et si supérieure.

Elle dit, en vingt endroits différents de ses lettres : « Je songe donc uniquement à augmenter mon bien par quelques profits. Comme je n’ai nulle ambition d’être connue je ne le serai point... » – Et, un peu plus tard : « Et puis, voyez l’étrange chose, la littérature devient une passion... Vous vous trompez pourtant si vous croyez que l’amour de la gloire me possède. J’ai le désir de gagner quelque argent. »

« J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »

C’est donc la nécessité seule qui l’a faite artiste, et non l’éclosion normale du talent qui perce et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.

Mais c’est peut-être seulement dans son sexe qu’il faut chercher la cause de cette indifférence pour l’art lui-même. De toutes les passions, l’amour de l’art pour l’art est assurément la plus désintéressée. A côté du désir très légitime de gagner de l’argent, à côté du besoin tout naturel de renommée, l’artiste aime et doit aimer frénétiquement ce qu’il enfante. Aux heures de production, il ne songe ni à l’or ni à la gloire, mais à l’excellence de son œuvre. Il frémit aux trouvailles qu’il fait, s’exalte, comme hors de lui-même, devenu une sorte de machine intellectuelle à produire le beau, et il aime son ouvrage uniquement parce qu’il le croit bien.

Or il est à remarquer que dans ses lettres George Sand oppose souvent l’idée de l’argent à l’idée de gloire, mais jamais à l’idée d’art.

Il est en outre une observation constante à faire chez toutes les femmes, c’est qu’elles sont obstinément fermées à tout sentiment qui ne les intéresse pas directement.

Jamais elles ne peuvent être juge impartial d’une chose ou d’une idée, se soustraire à leurs tendances, à leurs affections, à leurs sympathies ou à leurs antipathies, pour apprécier quoi que ce soit avec une complète indifférence. Une chose leur plaît ou ne leur plaît pas, les séduit ou les repousse ; mais toujours leur personnalité persiste invinciblement, et jamais elles ne pourront sortir d’elles-mêmes pour déclarer beau ce qui choque leur nature ou même ce qui ne s’adresse en rien à leur personne, à leurs croyances, ou à leurs intimes sentiments.

L’au-delà d’elles-mêmes leur est étranger. Elles sont, en un mot, passionnelles, inconsciemment mais constamment personnelles, enfermées en elles-mêmes, condamnées à elles-mêmes.

Eh bien, dans ces cent quarante lettres de George Sand, jamais on ne trouve une ligne qui ne se rapporte à des choses personnelles. Jamais d’envolement dans les ides pures, jamais de réflexions étrangères à elle ou à ses amis ; jamais elle n’est sortie d’elle-même une minute, pour devenir un simple esprit qui voit, rêve, raisonne et parle, sans croyances préconçues et sentiments intéressés.

Elle ne semble même pas avoir connu cette sensation singulière et puissante de cesser d’être soi pour devenir ce qu’on écrit, pour revivre dans un personnage rêvé. Et quand, épuisée de fatigue après un jour de travail, elle s’adresse à ses amis, elle se plaint presque : « J’attendrai pour cela un jour où j’aurai de l’âme, un jour où je serai Othello. Pour aujourd’hui je suis chien... J’ai mis tout ce que j’avais de cœur et d’énergie sur des feuilles de papier Weyneu ; mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du prote. Infâme métier ! Les jours où je le fais, il ne me reste plus rien le soir. »

Une femme, la passion toujours la domine et lui fait proclamer parfois de singulières choses : « Il est bien vrai que le roi Louis-Philippe est l’ennemi de l’humanité », dit-elle. Le roi d’Yvetot ne l’était-il pas autant ? Elle écrit à son fils : « Mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. » Elle écrit à la comtesse d’Agoult (Daniel Stern) : « Il faut que vous soyez, en effet ; bien puissante pour que j’aie oublié que vous êtes comtesse. » Voilà la femme avec ses petitesses et ses préjugés.

Puis, soudain, un de ses amis se mariant : « Vous vous mariez, mon bon camarade. Le bien et le mal n’existant pas par eux-mêmes, et le bonheur, comme le malheur, étant dans l’idée qu’on s’en fait, vous vous croyez content, donc vous l’êtes. »

Voilà l’esprit large et libre.

Elle écrit à un autre ami : « Le mariage est un état si contraire à toute espèce d’union et de bonheur, que j’ai peur avec raison. »

Et à un autre, qui était saint-simonien : « Un jour, vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. »

Mais ces élans d’indépendance ne durent guère, et toujours on la sent combattue, tiraillée entre les besoins de liberté de son intelligence et les besoins de foi de la femme, foi en quelque chose, en quelqu’un, foi dans la religion ou dans la Révolution.

Et, comme tous les grands esprits, toujours aussi on la voit découragée, écœurée, révoltée, blessée par l’égoïsme, l’étroitesse, l’intolérance et l’éternelle bêtise des hommes. « Voyez-vous, dit-elle souvent, l’espèce humaine est mon ennemie. »

Notes d’un démolisseur (Gil Blas, 17 mai 1882)

Ô barbouilleurs, enlumineurs, gâcheurs de petits pinceaux, fabricants de niaiseries en couleur, peintres, quand nous débarrassera-t-on de vos concours à images ? Quel bruit vous faites, quelle turbulence vous avez, comme vous êtes, en général, médiocres, grâce au Salon, stimulant vos efforts pour plaire aux sots qui achètent, aux ministres ignorants qui décorent, et aux puissants jurés qui donnent des médailles !

La médaille est le but, vous vous faites petits garçons pour l’avoir ; et vous badigeonnez de petits sujets, avec un tout petit talent, pour aller sur les petits panneaux des petits salons des petits bourgeois qui ont le sac. Après quoi vous vous faites bâtir de petits hôtels avec de grands ateliers où vous débitez votre petite marchandise, petits artistes !

Beaucoup de vous ont du talent, pourtant, mais bien peu l’osent montrer ouvertement ; il faut vendre sa pacotille. M. Harpignies, M. Manet, M. Puvis de Chavannes, M. Gustave Moreau ont-ils jamais songé à la médaille et à la vente ?

Oh ! Qui nous débarrassera du Salon, scie annuelle, éteignoir des personnalités, grand bazar où trafique la juiverie d’art ?

Sans ce concours, sans ces croix, que de peintres soudain se révéleraient personnels et libres, sans doute ! La nécessité d’être médaillé, décoré, les étreint et les comprime, espérons-le.

Plus de Salon, dira-t-on. Mais comment les amateurs connaîtraient-ils les toiles ?

Eh ! Pourquoi une exposition ne serait-elle pas ouverte, d’un bout à l’autre de l’année, où l’on irait à son gré, où chaque peintre pourrait montrer tout ce qu’il fait, varier ses envois, se révéler vraiment, par des études originales et franches, par toutes les libres manifestations de son pinceau, sans s’en tenir, comme aujourd’hui, à ces morceaux de concours devant qui défile le public. Pourquoi ces prix de mérite ? Êtes-vous donc des écoliers ? Les médailles supprimées feront pousser les vrais artistes. L’exposition permanente mettrait sous les yeux de la foule toutes vos œuvres, l’une après l’autre, comme aux vitrines des libraires sont étalés des livres, toute l’année.


Et pourtant, comme vous êtes plus chercheurs, plus vrais, plus novateurs que vos frères de la sculpture !

Type éternel et insipide du Beau, parfaite Vénus, dite de Milo, quel audacieux brisera tes reins célèbres qui inspirent depuis si longtemps tous les gratteurs de marbre pâle, comme si l’Art ne devait pas se renouveler sans cesse, se transformer, mourir à chaque âge et renaître différent, changer toujours ses formes et ses moyens ? Ta sereine et plastique beauté m’écœure, immuable et froide inspiratrice de la pierre. C’est quelque révolté, sans doute, qui t’a cassé les bras, quelque révolté, las comme moi de ton geste gracieux et froid toujours copié par les artistes, toujours admiré, toujours le même.

Tu fus sublime, sans doute, mais tu n’es plus la femme d’aujourd’hui, comme le marbre rigide n’est plus la matière que veulent nos yeux avides de couleur, de mouvement et de vie.

Brisons les marbres, les moules et les admirations antiques. Cherchez, imaginez, trouvez. Fouillez le bois, pétrissez la terre, modelez la cire !

Qui sait, un musée nouveau ouvrira peut-être la route, révélera des procédés inconnus, lancera sur des traces nouvelles.

Et la couleur s’alliant à la forme, nous verrons peut-être bientôt des statues peintes. Ne serait-il pas naturel en effet de donner la vie factice des nuances aux êtres vraiment modelés comme des hommes ?

Et si je puis faire encore un vœu, c’est de n’avoir plus à lire chaque matin le chapelet des articles attardés que les Salonniers ruminants vont délayer obstinément, avec une compétence ennuyeuse, jusqu’en janvier de l’année prochaine.

Et vous, Jean Richepin, mon brave et cher confrère, cessez de regretter qu’on décore si peu d’hommes de lettres et tant de peintres. C’est tant mieux pour les uns et tant pis pour les autres.

Que se passe-t-il ? Un monsieur quelconque, avocat le plus souvent, est nommé soudain ministre des arts. Qu’a-t-il lu ? Cicéron au collège, et, depuis, les feuilles de son opinion. Il ne sait rien, et s’en moque d’ailleurs. Or c’est long, de lire ; et pour se donner une teinture de ces arts dont il est ministre, il s’en va contempler des tableaux. Il tombe naturellement en arrêt devant la peinture de M. Vibert qu’il juge le maître des maîtres ; et comme il a dans sa poche un tas de petits rubans rouges, il en donne un, celui d’officier, à ce peintre que tous les jeunes alors vont s’empresser d’imiter.

Quant à M. Zola, qu’il ne connaît point, on lui a dit que c’était un pornographe. Peut-il, en vérité, décorer un pornographe ?

Quant à M. Barbey d’Aurevilly, qu’il ne connaît pas davantage, on lui a dit que c’était un réactionnaire. Peut-il décorer un réactionnaire ? Non certes ; on l’interpellerait.

Mais, direz-vous, s’il n’y connaît rien, aux arts, ce ministre des arts, que ne demande-t-il des conseils ? – A qui ?... – A ses chefs de bureau. – C’est ce qu’il fait. Mais croyez-vous qu’ils s’en soucient bien, des arts, et qu’ils les possèdent à fond, les arts, ces chefs de bureau des beaux-arts ?

Leur avancement les inquiète d’une bien autre façon. Ils désignent M. Manuel comme poète, et M. Cherbuliez comme romancier.

Et ils ne s’en portent pas mieux, les arts, ni plus mal non plus d’ailleurs.

Car nous savons, nous (si nos ministres l’ignorent), quel maître poète est Théodore de Banville, quel puissant créateur est Zola, quel artiste est Barbey d’Aurevilly, le plus méconnu des écrivains.

Nous savons (ce dont ils ne se doutent point, ces hommes), quelles merveilles enferment Le Chevalier Des Touches, Une Vieille Maîtresse, L’Ensorcelée, et ce que vaut ce livre étrange, superbe et poursuivi : Les Diaboliques, où l’on trouve ce chef-d’œuvre, Le Rideau cramoisi.

Et cela vaut mieux ainsi, confrère. Nous avons le droit de rire en voyant passer ces ministres !

M. Wolff disait dernièrement, à propos d’un chapitre de Pot-Bouille : « Une mère. Ce n’est point une vache qui met bas son veau, quoi que M. Zola en pense, c’est une créature pleine de tendresse pour l’enfant qui lui cause de si cruelles souffrances et qui, à l’heure décisive, s’il fallait absolument choisir, demanderait qu’on lui prenne la vie pour sauvegarder celle de son fils. Jamais on ne verrait cela chez une simple vache. Elle met quelque chose de vivant au monde que le boucher lui enlève au bout de huit jours, après quoi la bête continue à brouter l’herbe des prairies. Pour la bête tout est fini quand elle a accompli l’acte... », etc.

Les bêtes ainsi calomniées ont besoin d’un défenseur. Je serai leur avocat.

Ouvrons donc la collection de la Maison rustique, l’ouvrage le plus compétent en ces matières et auquel ont collaboré d’illustres savants.

Il y est expressément recommandé aux cultivateurs de bien veiller à ce que la vache ne voie jamais le boucher enlever son veau, car l’instinct maternel est si développé chez elle, qu’elle devine ce qu’on veut en faire, et, très souvent, se laisse mourir de chagrin.

Passons aux autres bêtes.

Les chiennes et les chattes aiment si violemment leurs rejetons que si on détruit les portées entières, elles refusent la plupart du temps de manger et meurent de désespoir.

J’ai vu, moi, les deux faits suivants :

Une chienne qui avait mis bas dans une partie de chasse à six lieues de sa maison, a été laissée par son maître chez le garde, avec deux petits, pour ne la point fatiguer par cette longue route.

Le lendemain on la trouva dans sa niche avec ses deux chiens. Elle avait donc fait deux voyages, aller et retour, pour les apporter chez elle, l’un après l’autre : soit vingt-quatre lieues dans la nuit.

Une autre, dont on avait enterré tous les descendants, loin du logis, dans un bois, a disparu soudain. Trois jours après, on la retrouva morte auprès de ses petits qu’elle avait déterrés.

La plupart des oiseaux se laissent tuer plutôt que de quitter leur nid.

On prétend que les lapines mangent leurs petits. Rouvrons la Maison rustique, et nous apprendrons que la lapine ne détruit jamais sa portée quand on lui laisse un coin pour la cacher. Un trou, une simple planche, suffisent. C’est donc l’excès d’amour maternel qui les porte à ce crime. Pareilles aux antiques Romaines, elles aiment mieux voir leurs enfants morts qu’esclaves. Elles ne cherchent qu’à les soustraire aux regards de l’homme.

Revenons à l’humanité.

Ouvrons les journaux.

Tous les jours des infanticides, tous les jours des petits êtres trouvés au coin des bornes, au fond des fleuves, le long des fossés, dans les égouts et dans ces réservoirs souterrains que dessèchent ces pompiers de la nuit que je n’ose pas nommer par peur d’être traité de naturaliste. Et les magistrats affirment avec raison qu’on ne découvre pas deux de ces crimes sur dix commis. Or, une loi terrible les punit. Supprimez cette loi et laissez la femme livrée au seul amour maternel et vous aurez bientôt un tel massacre de nouveau-nés que l’humanité disparaîtra.

D’ailleurs, la nécessité d’une législation aussi rigoureuse prouve surabondamment la fréquence du forfait.

En vérité, je crois qu’il est inutile d’insister pour prouver que l’instinct maternel est sensiblement plus vif chez la bête que chez la femme, et que l’infanticide apparaît infiniment plus fréquent chez celle-ci que chez celle-là.


Voici ce que je viens de lire en des mémoires qui datent de la fin du siècle dernier.

« Se peut-il que tant de sages, de savants, de penseurs, de philosophes aient en vain vécu, médité, prouvé de grandes vérités ?

« L’homme aveugle ne voit pas, n’écoute pas, ne comprend pas. Aujourd’hui que la raison nous éclaire, on voit encore des sauvages assez ignorants des lois de la philosophie pour dénouer leurs querelles dans le sang.

« On voit le zèle fanatique de la religion exciter le frères à s’entre-tuer.

« On voit des hommes assez méchants encore pour prêcher la haine et la discorde. »

Or, en cette bonne année 1881-1882, nous avons assisté à près de deux cents duels, provoqués la plupart du temps, non par des brutalités, des voies de fait, d’anciennes et invincibles rivalités, mais par de simples polémiques, c’est-à-dire par des divergences d’opinion.

Nous avons assisté à des massacres religieux aussi terribles que la Saint-Barthélemy.

Et, en pleine chaire de Notre-Dame, on a osé, sans que l’assistance tout entière se levât pour protester, faire l’apologie de l’Inquisition !

Ça va, le progrès, ça va !

Je me permets enfin de signaler aux dignes législateurs qui s’occupent en ce moment de sauver la morale et de préparer la loi vengeresse des mœurs, destinée à anéantir les impudiques écrivains, le savant ouvrage de Molmenti, sur la vie privée à Venise, et même, s’ils tiennent à remonter aux sources, je leur citerai Galliccioli.

Ils apprendront là qu’en cette charmante ville des arts et de l’intelligence, Venise, on poussait le scrupule moins loin qu’à Paris en 1882.

Car, en 1458, l’autorité, remarquant que la galanterie diminuait, que les femmes étaient négligées pour d’autres plaisirs, considérant que l’amour est un devoir, une nécessité et même une obligation pour les citoyens, chercha les moyens de raviver les ardeurs de ce peuple déjà blasé.

(Considérez aussi, messieurs les législateurs, que les femmes, aujourd’hui comme alors, sont fort négligées, que les concours hippiques, les tripots et cercles, et mille autres occupations dangereuses éloignent les hommes de la galanterie.)

Donc, l’autorité vénitienne invita les dames à se décolleter dans la rue, le plus bas possible, à montrer leurs bras et leur poitrine entière.

Ce moyen, bien qu’énergique, ne suffit pas. Alors les législateurs du temps enjoignirent aux filles publiques de laisser pendre par leurs fenêtres leurs jambes nues sur les passants ! ! !

Oh alors !

Voyons, messieurs les sénateurs, messieurs les députés, serez-vous moins libéraux que vos grands prédécesseurs ?

Voyons, voyons, introduisez chez nous cette ancienne et séduisante coutume !

Mais vous ne le ferez pas, Tartufes !

Profils d’écrivains (Le Gaulois, 1er juin 1882)

Puisque le temps est au reportage, puisqu’on veut savoir, avant de connaître la valeur d’un homme, comment sont ses traits, sa taille, ses mœurs, ses manières, puisqu’on s’intéresse plus au renseignement qu’à l’œuvre, je vais essayer de faire quelques rapides portraits d’écrivains, en indiquant seulement l’allure et la tendance de leurs ouvrages.

Pâle, assez grand, assez maigre, aux allures de myope qui semble timide, imberbe, les joues un peu creuses, et lisses comme toute chair où la barbe n’a point germé, avec un air rêveur et doux, presque maladif, Paul Bourget, que ses remarquables articles d’analyse littéraire et philosophique ont fait depuis longtemps connaître des lettrés, est un des jeunes gens en qui se fonde l’espoir de la littérature.

Fort élégant sans qu’on le remarque et presque sans qu’on s’en doute, amoureux des finesses et des subtilités, plus sensible à la pensée ingénieuse qu’à l’image vive, séduit jusqu’à l’extase par le charme des femmes, tout enveloppé de leur molle séduction, livré sans résistance à leur influence morale, à la douceur de leur bavardage et de leurs gentillesses, et de leurs affinements d’esprit bien plutôt que captivé par le désir de leur personne, sentimental et non passionné, délicat surtout, il est un des causeurs les plus charmants, les plus variés, les plus aigus et les plus profonds qui soient aujourd’hui Ergoteur, abstracteur de quintessence, démonteur de doctrines, byzantin, croyant vague, de cette race de croyants par instinct à laquelle appartient ce charmeur, M. Renan, ennemi des théories violentes et radicales, pacifique d’idées autant que de mœurs, il fait son grand bonheur de la contemplation presque désintéressée des hommes, des choses, des pensées et des arts.

Artiste, s’il aime produire, il doit préférer comprendre, interpréter et démontrer, et il saisit les nuances les plus fines, les intentions les plus voilées, qu’il expose avec une rare clarté de langage, une singulière justesse de mots, un vrai tempérament de parleur, et un geste fréquent de la main, une main longue aux doigts secs, une main de jeune professeur.

Féminin, byronien, un peu de la famille des désespérés heureux de vivre, il vient de publier un très remarquable recueil de vers tout inspiré par les femmes, rimé surtout pour les femmes, mélancolique et raffiné, une sorte de murmure de poésie fait avec des choses intimes.

L’amour est le thème presque constant des pièces l’amour rêveur et tendre, l’amour flottant dans les brises, dans les aurores et les crépuscules.

Le poète ne chante que ce qui se passe en lui ; il dit son cœur, ses tristesses, ses subtiles souffrances ; il ne raconte pas, comme les visionnaires inspirés, les spectacles des hommes et des événements, avec des images colorées, des mots sonores, et cette exaltation que mettent en leurs œuvres ces divins interprètes de la vie ; mais il raconte comment il sent, comment il vibre au contact des pensées, des souvenirs, des espoirs, des, désirs.

Et toutes les femmes le liront et le comprendront, et aussi tous les artistes.

Les poètes, ceux qui sont poètes dans les moelles, qui, pensent en vers comme on pense dans sa langue natale, sont souvent malhabiles à écrire en prose, à saisir le rythme fuyant de la phrase, à trouver ce tour vif, nerveux, changeant qui est la qualité première des vrais prosateurs. Ils ont en général une propension à l’emphase et à la période. Victor Hugo, ce maître des poètes, n’échappe point à cette tendance et un écrivain disait de lui : « Sa prose me fait l’effet d’un beau cavalier démonté ; il est grand et superbe, mais il marche mal ; on sent qu’il lui faut une selle entre les jambes ».

Voici pourtant un poète qui vient de publier en prose une des meilleures œuvres qu’il ait produites. Le livre s’appelle Les Monstres parisiens, et l’auteur Catulle Mendès.

Ce livre, que connaissent déjà les lecteurs de Gil Blas, est l’histoire des plus monstrueuses dépravations de notre époque. Étrange et vrai, saisissant, charmeur, brutal dans le fond, mais si habile, si voilé, si rusé, qu’il trompe les pudeurs et ne fait rougir qu’après coup, ce magasin de portraits est une œuvre d’art exquise et singulière.

Et elle porte bien la marque personnelle du poète aux intentions mystérieuses, frère d’Edgar Poe et de Marivaux, compliqué comme personne, et dont la plume, soit qu’il fasse des vers, soit qu’il écrive en prose est souple et changeante à l’infini. Cette œuvre est bien l’œuvre de cet homme séduisant et inquiétant, avec sa pâle face de Crucifié, sa barbe frisée et vaporeuse, ses cheveux longs et légers comme un nuage, son œil fixe où l’on sent une pensée qu’on ne pénètre point, et son sourire charmant qui semble parfois dangereux.

On a dit de lui qu’il avait l’air d’un Christ de cabinet particulier ; ne dirait-on pas plutôt un Méphisto, ayant pris la figure du Christ ?

Presque chaque soir, à l’heure dite de l’absinthe, on voit passer sur le boulevard, du Vaudeville à l’Opéra, un jeune homme à l’allure lente, un peu lasse, aux joues rosées comme celles d’une fille, à peine ombrées d’un duvet blond et qui semble encore un enfant. Il se nomme Paul Hervieu et sera connu bientôt.

Diogène le Chien, qu’il vient de publier, nous montre un esprit des plus curieux, tranchant, un peu froid, armé d’une ironie sèche, cinglante, qui nous promet des livres exquis, railleurs, avec ces dessous de gai mépris qui mettent tant de profondeur dans les mots.

Pâle et triste à donner le spleen, maigre comme un séminariste, chevelu comme un barde et regardant la vie avec des yeux désespérés, jugeant tout lamentable et désolant, imprégné de mélancolie allemande, de cette mélancolie rêveuse, poétique, sentimentale, des peuples philosophants, dépaysé dans l’existence vive, rieuse, ironique et bataillante de Paris, Édouard Rod, un des familiers d’Émile Zola, erre par les rues avec des airs de désolation.

Grandi parmi les protestants, il excelle à peindre leurs mœurs froides, leur sécheresse, leurs croyances étriquées, leurs allures prêcheuses. Comme Ferdinand Fabre racontant les prêtres de campagne, il semble se faire une spécialité de ces dissidents catholiques, et la vision si nette, si humaine, si précise qu’il en donne dans son dernier livre : Côte à Côte, révèle un romancier nouveau, d’une nature bien personnelle, d’un talent fouilleur et profond.

Et voici maintenant un nom tout inconnu, Francis Poictevin. Pour son livre, La Robe du Moine, Alphonse Daudet écrivit une préface, heureux, disait-il, de présenter au public un aussi remarquable début.

Ce livre tout d’observation, où l’action disparaît pour laisser la place à des portraits de religieux, où l’on trouve des figures célèbres, des analyses profondément curieuses, des tableaux de vie claustrale d’une surprenante vraisemblance, est d’un intérêt vif, malgré l’inhabileté de l’auteur à mouvementer ses personnages.

Mais il descend en eux, il les sait par cœur, il lit leur âme, ouvre leur cœur, les explique comme s’il avait été lui-même un de ces moines à grande robe blanche qui promènent leurs discussions vagues, leurs préoccupations de commères, et leur souci des pénitentes voilées, le long des chemins du jardin régulier.

Et le parloir, les visites, la sollicitude des femmes du monde pour « leurs Pères », tout semble vu par un homme à qui ces choses sont familières.

Et l’auteur, ce grand garçon timide, rougissant, au geste embarrassé, à la voix souvent balbutiante, aux épaules un peu courbées, porte certainement dans sa parole, dans le mouvement de ses mains, dans sa démarche, dans toute la physionomie de sa personne, quelque chose de monacal.

Il est parmi les prosateurs deux groupes qui passent leur temps à s’entre-mépriser : ceux qui travaillent presque trop leur phrase, et ceux qui ne la travaillent pas assez. Les premiers n’arrivent jamais à l’Académie ; les seconds, à moins d’être vides comme l’Odéon un jour de première, y parviennent presque toujours. Leur prose coule, coule, incolore, insipide, sans mordre l’esprit, sans secouer la pensée, sans troubler les nerfs. On appelle cela être correct. Mais celle des autres est compliquée, machinée, criblée d’intentions, hérissée de procédés, semée de nuances. Tout y est voulu, médité, préparé. Chaque adjectif a des lointains et chaque verbe un son qui doit s’accorder avec l’idée qu’il exprime. En une page, jamais deux fois la même allure de phrase ne doit se reproduire, jamais deux mots pareils, jamais deux consonances ne se doivent rencontrer à cent lignes de distance, et il doit exister même dans le retour des lettres initiales des mots, une certaine symétrie mystérieuse qui concourt à l’harmonie de l’ensemble.

Un des plus curieux, et des plus originaux, et des plus puissants parmi ces écrivains, est assurément Léon Cladel.

Jadis, dans une remarquable petite revue, la République des Lettres ; que dirigeait Catulle Mendès, parut un étrange roman de ce précieux jongleur ; titre : Ompdrailles ou le Tombeau des Lutteurs. Cette œuvre vient d’être publiée en volume. Cladel y déploie toutes ses ressources d’ajusteur de mots, toute la variété de ses moyens, y pousse à l’excès son habileté de styliste difficile. D’un bout à l’autre du volume, des luttes d’athlètes, rien que des luttes, et toujours différentes, toujours empoignantes, toujours dites avec des expressions nouvelles, inattendues et vigoureuses. C’est là un des plus énormes tours de force littéraires que puisse accomplir un romancier. Apre comme sa phrase, l’auteur du Bouscassié et des Va-nu-pieds est, dans la vie, un terrible. Issu d’une forte race paysanne, il semble aigu, dur et tranchant comme la pierre d’un champ. La barbe longue, les cheveux longs, la face creuse, il va dans la rue à grands pas, avec des yeux luisants de fauve. Il parle par éclats, lance des mots vibrants, où sonne en son plein l’accent du Midi ; et, irrité à la moindre contradiction, il discute violemment, tumultueusement, comme s’il allait se ruer sur son adversaire et le terrasser d’une étreinte. Mais il aime les lettres avec passion, comme on ne les aime plus guère.

Chronique (Le Gaulois, 14 juin 1882)

Nos hommes politiques s’occupent en ce moment de l’indemnité à accorder aux Espagnols victimes des incursions des Arabes sur les hauts plateaux alfatiers du Sud oranais.

Le gouvernement espagnol le prend de haut, et les avis sur cette question sont partagés. Sans émettre aucune opinion, et même sans n’en avoir aucune, je veux rappeler quelques souvenirs sur ce pays que j’ai visité immédiatement après le massacre des colons.

Dès qu’on a passé Saïda, on s’engage dans la montagne, une montagne de pierre rouge, calcinée, toujours brûlante ; puis on retrouve des plaines nues, interminables, puis une espèce de solitude où poussent, de cinquante mètres en cinquante mètres, des touffes de genévriers. On appelle cela la forêt des Hassassenas ; puis enfin on rencontre l’alfa, sorte de petit jonc qui couvre des espaces infinis et qui fait songer à la mer. Toute maison est inconnue en ces contrées mornes ; seule la tente brune et basse des Arabes s’accroche au sol, comme un étrange champignon.

Dans ces océans d’alfa vivait une vraie nation, des hordes d’hommes plus sauvages et plus farouches que les Arabes : les alfatiers espagnols. Isolés ainsi, loin du monde, réunis par bandes avec leurs femmes et leurs enfants, perdus en dehors de toute loi, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles : ils ont été violents, sanguinaires, terribles, avec leurs voisins les Arabes.

Or, l’Arabe supporte tout, jusqu’au moment où il tue.

Bou-Amama est venu et, profitant de sa présence à Assi-Tircine, à vingt-quatre kilomètres de Saïda (on le croyait alors derrière les Chotts), les deux tribus su milieu desquelles vivaient les Espagnols, les Harras et les Hassassenas, ont massacré les alfatiers.

Ils ont respecté les employés de la petite ligne de chemin de fer ; mais ils ont été sans pitié pour quiconque était Espagnol. Alors, pendant plusieurs jours, des blessés ont erré, des enfants mutilés, des femmes martyrisées. Tous ces misérables se rapprochaient de la voie, et, quand un train passait cherchant les victimes, ils s’élançaient, appelaient, nus et sanglants.

Une semaine avant mon arrivée, on avait retrouvé encore une grande fille de dix-huit ans, d’une incomparable beauté, violée, lardée de coups de couteau et qui cependant courait vers le convoi, aussi dévêtue qu’on peut l’être.

Ces choses sont horribles, mais reste à savoir qui avait commencé. On dit là-bas communément qu’on aimerait mieux tomber au milieu de cavaliers dissidents qu’au milieu d’un groupe d’alfatiers.

Quels sont ces aventuriers qui vont cueillir l’alfa dans ces tristes pays ? Quelle fut leur vie auparavant ; quels sont, comme on dit, leurs antécédents ?

J’en ai vu, de ces hommes ; eh bien ! Franchement, je me croirais plus en sûreté dans une tribu arabe, même révoltée, que sous leur toit.

Comme j’étais sorti de Saïda par un après-midi dé furieux soleil, je me dirigeai d’abord vers l’ancienne ville d’Abd-el-Kader. Sur un rocher escarpé, on distingue vaguement quelques murailles : c’est tout ce qui reste de la résidence chère au célèbre émir.

Mais, quand je fus là-haut, j’aperçus, par-derrière, une admirable chose. Un ravin profond sépare la vieille forteresse de la montagne. Elle est, cette montagne, toue rouge, d’un rouge doré, d’un rouge de feu, dentelée, escarpée, coupée par de minces échancrures où descendent, en hiver, les torrents.

Mais tout le fond du ravin n’est qu’un bois de lauriers-roses, un grand tapis de feuilles et de fleurs.

J’y descendis, non sans peine. Une mince rivière coulait sous les merveilleux arbustes, une rivière sautant les pierres, écumante, tortueuse. J’y trempai ma main : l’eau était chaude, presque brûlante.

Sur les bords, de gros crabes, des centaines de crabes fuyaient devant moi ; une longue couleuvre parfois glissait dans l’eau, et des lézards énormes s’enfonçaient dans les taillis.

Soudain, un grand bruit me fit tressaillir. A quelques pas, un aigle s’envolait. L’immense oiseau, surpris, s’éleva brusquement vers le ciel bleu, et il était si large qu’il semblait toucher avec ses ailes les deux murailles de pierre calcinée qui enfermaient le ravin.

Après une heure de marche, je rejoignis la route qui monte vers Aïn-el-Hadjar.

Devant moi, une femme marchait, une vieille femme courbée, qui s’abritait du soleil sous un antique parapluie.

Il est bien rare, en ces contrées, de voir une femme, hormis les grandes négresses luisantes, chamarrées d’étoffes jaunes ou bleues. Je rejoignis la femme. Elle était ridée, soufflait, semblait exténuée et désespérée, avec une face sévère et triste. Elle allait à petits pas, sous la chaleur accablante. Je lui parlai, et soudain sa colère indignée éclata. C’était une Alsacienne qu’on avait envoyée en ces pays désolés avec ses quatre fils, après la guerre. Trois de ses enfants étaient morts en ce climat meurtrier ; il en restait un, malade aussi maintenant ; et leurs terres ne rapportaient rien, bien que grandes, car elles n’avaient pas une goutte d’eau. Elle répétait, la vieille : « Il n’y vient pas un chou, monsieur, pas un chou ! » s’obstinant à cette idée de chou. Ce légume, évidemment, représentait pour elle le bonheur terrestre. Et quand elle m’eut dit toute sa peine, elle s’assit sur une pierre, et pleura.

Et je n’ai rien vu de plus navrant que cette bonne femme d’Alsace perdue sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou.

En me quittant, elle ajouta : « Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie ? On dit que c’est bon par-là ; ça vaudra toujours mieux qu’ici. »

N’est-ce pas à ces gens-là, messieurs les députés, qu’il faudrait accorder une indemnité ?

Quel enseignement pour les romanciers que ce fameux drame du Pecq ?

Quand on a retrouvé ce cadavre roulé dans un tuyau de plomb, les lèvres fermées par une épingle de femme tous les membres liés, tortionné comme s’il avait passé par les mains des inquisiteurs, chacun eut une secousse de stupéfaction et d’horreur. Et .les imaginations s’exaltèrent ; on parlait d’une vengeance d’époux outragé, et l’horrible scène était devinée ; chacun aurait pu la raconter, tant elle semblait logique, commençant par les imprécations et finissant par l’exécution.

MM. X. de Montépin, du Boisgobey et Cie ont dû frémir de joie.

Le misérable, attiré dans le piège, entrait en la chambre où le mari vengeur l’attendait.

Un dialogue ironique de la part de l’époux commençait, comme on en entend au théâtre, un dialogue à faire se pâmer la salle. Puis venaient les reproches, les menaces, la colère, la lutte. L’amant terrassé râlait, et l’autre, à genoux sur lui, vibrant d’une rage frénétique, le mutilait, criant : « Ah ! Ta bouche m’a trompé, monstre ! Elle a balbutié des paroles d’amour dans l’oreille de celle que j’aime, de celle que la loi et l’Église m’ont donnée pour compagne ; elle a jeté ses baisers brûlants sur les lèvres qui m’appartenaient : eh bien, je la fermerai, cette bouche, avec une épingle de son corsage, une de ces épingles que tu aimais tant à défaire. Et dans tes yeux qui l’ont admirée, j’en enfoncerai deux autres, et je lierai avec du plomb tes mains infâmes qui l’ont caressée !... »

Et on voyait cette bouche sanglante cherchant encore à s’ouvrir, clouée par la longue pointe d’acier fin.

Quel effet sur un théâtre !


La réalité est plus simple.

Pas de colère : le mari trompé, depuis des années, le savait. La petite affaire se prépare en famille, s’exécute en famille, tout tranquillement, comme on met le pot-au-feu le dimanche.

Pas de grands mots, pas de sentiments exaltés. Toutes les affreuses mutilations ne sont que de petites précautions pratiques, des précautions de ménagère.

Le frère dit : « Mais l’eau va lui entrer dans la bouche, et ça le fera flotter. » L’idée est singulière, mais le mari la trouve juste. Comment fermer cette bouche ? Soudain une inspiration les frappe. On la percera d’une épingle. « Donne une épingle ! » dit l’époux à sa femme, comme s’il voulait rattacher sa cravate. Elle en retire une de sa gorge et la tend avec douceur.

Le tuyau de plomb n’est qu’une innovation pratique. Il joue le rôle de la pierre qui retient le corps au fond et celui de la corde qui l’enlace. Avis aux imitateurs. Rien de dramatique ni d’élevé, tout est simple et commun.

En route, un cahot violent fait dégringoler le cadavre de la voiture, devant la porte d’un boucher. Aussitôt un des meurtriers efface doucement avec son pied la trace de sang laissée à terre comme font certains hommes après avoir craché.

Puis les trois complices vont se coucher.

Vraiment, ces criminels sont trop nature.

Moralité : ne faites jamais la cour aux femmes dont les maris sont mal en leurs affaires.

Les vieilles (Le Gaulois, 25 juin 1882)

Est-il au monde rien de plus adorable qu’une vieille femme, une vieille femme qui fut jolie, coquette, séduisante, aimée, et qui sait rester femme, mais femme d’autrefois, coquette encore, mais d’une coquetterie d’aïeule ?

Si la jeune femme est charmante, la vieille n’est-elle pas exquise ? Et près d’elle n’éprouve-t-on pas quelque chose d’indéfinissable, comme une sorte d’amour non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fut, et une sorte de vraie tendresse, de tendresse délicate, de tendresse pleine de regrets, de tendresse galante et vénérante, raffinée, apitoyée un peu, pour cette femme qui survit dans une autre, oubliée, morte, détruite, qu’aimèrent des hommes, que baisèrent des lèvres affolées, pour qui l’on rêva, l’on se battit, l’on passa des nuits fiévreuses, pour qui souffrirent des âmes et battirent des cœurs.

Ceux qui aiment vraiment les femmes, qui les aiment en tout, des pieds à la tête, pour cela seul qu’elles sont femmes, ceux qui ne peuvent voir sans frissonner les petits cheveux frisés des nuques, le petit duvet impalpable semé sur le coin des lèvres, et le petit pli des sourires, et l’insoutenable caresse de leur regard ; ceux qui voudraient pouvoir aimer toutes les femmes – non pas une, mais toutes, avec leurs séductions opposées, leurs grâces différentes et leurs charmes variés doivent infailliblement adorer les vieilles.

La vieille n’est plus une femme, mais elle semble être toute l’histoire de la femme ; elle devient un peu ce que sont pour nous les antiques et beaux objets qui nous rappellent toute une époque ancienne. Faite libre par ses cheveux blancs d’où la poudre s’envole, elle ose parler de tout, des choses mystérieuses et chères qui restent comme un éternel secret entre les jeunes et nous, de ce sous-entendu charmant dont les yeux, les sourires, toute l’attitude semblent jaser quand nous nous trouvons en face d’Elles, qui que nous soyons, et quelles qu’elles soient.

Dans la rue, dans un escalier, dans un salon, dans les champs, dans un omnibus, n’importe où, quand se croisent deux regards de jeunes gens, une subite éclosion de galanterie, un obscur désir emplit les yeux, et il semble qu’un invisible fil se trouve jeté de l’un à l’autre en qui circule un courant d’amour.

Mais c’est la chose dont on ne parle pas, ou du moins dont on ne parle guère. La vieille ose parler de tout. Elle peut le faire sans être immodeste, impudique, comme seraient les jeunes, et c’est un charme singulier de causer longtemps, tout bas, à mots un peu voilés, mais librement, avec une femme vénérable, de toutes les ivresses des cœurs et des sens.

Et elles font cela, les vieilles, avec un petit air content, désintéressé ; mais encore friand, comme si elles flairaient en passant l’odeur d’un plat qu’elles adorent, mais dont elles ne peuvent plus manger. Elles parlent d’amour d’un ton maternel et bienveillant ; parfois, elles jettent un mot cru, une image vive, une réflexion hardie, une plaisanterie un peu pimentée : et cela prend en leur bouche une grâce poudrée de l’autre siècle ; on dirait une pirouette osée ou se voit un peu de jambe.

Et quand elles sont coquettes – une femme doit toujours l’être – elles sentent bon, d’une odeur vieille, comme si tous les parfums dont fut baignée leur peau eussent laissé en elles un subtil arôme, une sorte d’âme des essences évaporées. Elles sentent l’iris, la poudre de Florence d’une façon discrète et délicieuse. Souvent le désir vous vient de prendre leur vieille main blanche et douce, et, tout attendri par ces effluves d’amour passé qui semblent venir d’elles, de la baiser longtemps, longtemps, comme un hommage aux tendresses défuntes.

Mais toutes les vieilles ne sont pas telles.

Il en est d’abominables, celles qui, au lieu de se faire plus bienveillantes, plus aimables, plus libres de langage et de morale, ont suri. Et presque toujours les femmes qui ont été peu ou point aimées, qui ont vécu d’une vie strictement, étroitement honnête, deviennent les vieilles grincheuses, les vieilles pimbêches grondantes et hargneuses, sortes de faux eunuques femelles, gardiennes jalouses de l’honnêteté d’autrui, machines à mauvais compliments en qui fermentent des âmes de vieux gendarmes.

Aussi, quand une vieille femme est vraiment séduisante, elle semble avoir pris en elle tout le charme de toutes les autres, et vous ne pouvez la connaître et aimer sans un constant et mordant regret qu’elle ne soit plus à l’âge où vous la sauriez chérir d’une affection tout autre.

Et que de gré ne lui devons-nous pas garder d’être ainsi charmante, car elle a passé par le plus épouvantable, le plus dévorant supplice que puisse souffrir une créature : elle a vieilli.

La femme est faite pour aimer, pour être aimée, et pour cela seulement. Est-il au monde un être plus puissant, plus adoré, plus obéi, plus triomphant, plus éclatant qu’une jolie femme dans l’épanouissement de sa beauté ? Tout lui appartient, les hommes, les cœurs, les volontés. Elle règne d’une manière absolue par le seul fait de son existence, sans souci, sans travail, dans une plénitude d’orgueil et de joie.

Alors elle s’accoutume à ces hommages comme l’enfant s’accoutume à respirer, comme le jeune oiseau s’habitue à voler. C’est la nourriture de son être ; et toujours, où qu’elle aille, qu’elle dorme ou qu’elle veille, elle porte en elle le sentiment de sa force par sa beauté, la satisfaction d’être jolie, un immense orgueil satisfait, et encore une autre indéfinissable sensation de femme qui accompli sans cesse son rôle de charmeuse, de séductrice, de conquérante, son rôle naturel et instinctif.

Puis voilà que peu à peu les hommes s’éloignent. Elle, qui était tout, n’est plus rien, mais rien, qu’une vieille femme, un être fini dont la tâche humaine est achevée de par l’impitoyable loi des âges.

Elle vit encore cependant, et elle peut vivre longtemps. Et on dit d’elle simplement : « En voilà une qui fut jolie ! »

Alors il faut qu’elle disparaisse, ou qu’elle lutte, et qu’elle sache alors devenir, à force de grâce non plus rayonnante mais réfléchie, à force de volonté de plaire encore, de plaire toujours, cet être adorable et si rare : une vieille femme séduisante.

Mais pour cela il lui faut de l’esprit, beaucoup d’esprit, et aussi bien d’autres choses.

Et comme on voudrait connaître celle à qui M. Alexandre Dumas faisait dernièrement une remarquable préface pour un volume de comédies légères qui s’appelle le Théâtre au Salon.

On la dit, celle-là, la plus charmante de toutes. Elle est certes la plus spirituelle et la plus fine, la plus adorée aussi de ses amis.

Et comme, à travers les scènes de ces sautillantes petites pièces, on aime cet esprit marivaudeur et subtil, littéraire à la façon des femmes de lettres, aimable toujours et captivant : et comme on admire de loin cette ancêtre qui a su rester plus séduisante que la plupart des jeunes femmes, et qui sait être plus agréable à lire que la plupart des auteurs applaudis.

M. Dumas nous apprend que le nom qu’elle signe, Gennevraye, n’est point celui qu’elle porte dans le monde.

Il n’avait point à le dire, nous nous en serions doutés.

À propos du divorce (Le Gaulois, 27 juin 1882)

En dehors de toutes les raisons invoquées pour ou contre 1e divorce, il en est une qui me semble être restée inaperçue jusqu’ici, celle que nous pourrions appeler la « raison sentimentale ». Nous ne sommes pas des gens logiques ni raisonnables, mais des gens à sentiments subtils ; et les plus justes arguments ne valent jamais, dans notre esprit, quelque préjugé poétique.

En politique, en morale, même en art, nous ne sommes jamais déterminés par des raisonnements, mais toujours par des impulsions raffinées et souvent fausses, venues d’un idéalisme exalté.

Le plus grand obstacle que le divorce rencontrera avant d’entrer dans nos mœurs, après être entré dans nos lois, sera peut-être une répulsion de cette nature.

Je prends un exemple pour me faire comprendre. Il est, dans Monsieur de Camors, un mot qui parut odieux aux uns, superbe aux autres. C’est le fameux « parbleu ! » que l’amant répond à la maîtresse quand, après la chute, elle lui dit :

— Comme vous devez me mépriser !

Si M. Feuillet avait eu quelque souci de la vraisemblance, il n’aurait point écrit ce parbleu ! Que jamais homme ne répondra.

Le mot est faux ; mais il a porté sur beaucoup de lecteurs, parce que le sentiment est juste ; parce que la première impression de l’amant qui vient de triompher est une sorte de vague mépris pour celle qui s’est abandonnée à lui.

Inexplicable, incompréhensible, illogique, révoltante même, cette mésestime immédiate de la femme possédée est cependant indéniable. Bien des hommes se l’avoueront à peine à eux-mêmes et la nieront énergiquement en public ; beaucoup d’amants sensés la combattront en leur cœur, mais aucun n’échappera à ce rapide effleurement de dédain, à cette fine et soudaine piqûre.

Or, cet étrange sentiment à l’égard d’un être à qui nous devons, au contraire, tous nos sentiments de reconnaissance passionnée et dévote, n’existera-t-il pas plus violent encore envers celle qui aura dormi longtemps dans les bras d’un autre homme ?

Et les veuves ? dira-t-on.

C’est différent. Le précédent possesseur n’existe plus. Puis, épouser une veuve, n’est-ce pas un peu considéré chez nous comme un mariage d’occasion, comme l’achat d’une marchandise légèrement défraîchie ?

Toutes nos subtiles susceptibilités amoureuses ne se révolteront-elles pas à l’idée du sourire du précédent époux, de ses pensées secrètes, de ses souvenirs, et même du regard plein d’anciens secrets qu’il peut échanger avec sa compagne de la veille s’il la rencontre à notre bras ?

Nous apportons en ces questions une délicatesse si exagérée, que bien peu d’hommes consentiraient à prendre pour femme une jeune fille, s’ils apprenaient qu’elle eut déjà une légère amourette, une petite intrigue anodine.

De là l’éducation étroite, étouffante, des filles en France, si différente de l’éducation des Anglaises et des Américaines, qui flirtent à outrance jusqu’à la découverte de l’épouseur qui ne s’inquiète jamais des baisers cueillis par d’autres avant lui sur ces lèvres qui vont lui appartenir d’une façon définitive.

Mais, si nous n’admettons pas que la jeune fille ait seulement été effleurée par la pensée d’un autre homme, Comment consentirons-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?

D’où viennent ces nuances, ces arguties de sentiment, ces excessifs raffinements ?

Il est plus aisé de les constater que de les expliquer. Il est cependant une cause palpable, facile à apprécier, l’influence des lettres en général, et du roman en particulier.

Grâce à cette littérature sophistique, sentimentale et emphatique, qui couvre la France depuis le commencement du siècle, et qui, semée par Jean-Jacques Rousseau, bouleversa toutes les têtes lors de la crise de 1830, nous avons fait de la femme une espèce d’être idéal, placé dans un nuage, une sorte de divinité, d’hermine à robe immaculée.

L’influence de ces romans à sentiments extrêmes fut prédominante. Nous nous en ressentons encore. Les héros et les héroïnes, toujours en proie à un délire de délicatesse, à une exaltation ininterrompue, ont troublé dans notre race le tout simple bon sens que la nature y avait mis.

Il est aisé de se rendre compte de cette singulière et rapide modification, par la lecture des œuvres les plus typiques, reflets précis des esprits à notre siècle comme au siècle dernier.

Prenons pour exemple, d’un côté, les livres de George Sand qui peuvent servir de type du roman idéaliste. Ils eurent sur toute notre époque une singulière influence morale ; ils sont en même temps un miroir fidèle des croyances contemporaines.

Or, dans tous ces romans, de la première à la dernière ligne, on vit dans une sentimentalité exaltée, dans une tension constante des idées chevaleresques et anormales, dans une atmosphère sublime et troublante, excessivement raffinée, qui fausse bien vite dans tout esprit excitable la simple et saine notion de l’existence réelle.

Tous ceux qu’ont touchés ces poétiques fictions de la vie s’agitent dans une demi-hallucination romanesque qui change pour eux les proportions et les rapports des choses.

La femme, dans ces œuvres-là, devient une sorte d’être symbolique, personnification de la pudeur, de la chasteté, de toutes les délicatesses et de toutes les finesses.

D’un autre côté, si nous ouvrons quelqu’un de ces charmants petits volumes de littérature badine qui nous donnent l’exacte physionomie des hommes du XVIIIe siècle avec leurs croyances et leurs sentiments les plus intimes, nous entrons dans un monde nouveau.

Prenons Manon Lescaut, Thémidore, ou le charmant récit qui vient d’être réédité et qui porte pour titre : Ma Vie de garçon. Cette dernière œuvre surtout a un tel caractère de franchise, de sincérité, de bonne foi, qu’on en pourrait déduire, si on ne la connaissait déjà, toute la morale de ce temps.

C’est un conte grivois, même fort polisson, mais où transpire partout l’âme de l’époque.

Qu’on tombe là-dessus, après le Marquis de Villemer, et soudain tout l’échafaudage compliqué de la sentimentalité moderne s’écroule, tous les raffinements d’idéalisme disparaissent, et la bonne logique ancienne se redresse devant nous.

Et qu’on remonte plus haut, si l’on veut. Sont-ce les contemporains de Molière, ceux de Rabelais ou de Brantôme qui auraient répondu, même dans le fond de leur cœur, à la maîtresse tombée en leurs bras le « parbleu ! » de M. Feuillet ?

Discours académique (Le Gaulois, 18 juillet 1882)

Mesdames, Messieurs,

N’est-ce point M. Renan qui, appelé à présider une distribution de prix de vertu, dans l’auguste sein de l’Académie française, commençait ainsi son discours : « Il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée » ? Avec moins de fantaisie, M. Mézières vient de célébrer à son tour ces gens ennuyeux mais humbles à qui feu Montyon laissa des rentes. Puisqu’ils ont leurs orateurs, leurs défenseurs et leurs bienfaiteurs, ne nous occupons point de ces quêteurs de récompenses honnêtes. Bornons-nous à constater en passant que la vertu payée et couronnée, cessant ainsi de trouver en elle-même son prix, de se complaire dans le sacrifice, perd, par là, son plus grand mérite. Pourquoi tue-t-on, vole-ton, commet-on toutes les choses que persécutent les lois ? Pour de l’argent, mesdames ! Si l’on devient vertueux aussi pour de l’argent, je cesse de voir la différence entre l’honnête homme et le gredin.

Protestons, messieurs, contre ces concours immoraux. Mais il me paraît bon aujourd’hui de pousser plus loin le courage, et non content de dénoncer ces compétitions de vertu salariée, je veux défendre à la face de la France, à la face surtout des Béotiens qui nous gouvernent, de cette assemblée de provinciaux illettrés, élus et parvenus par l’aveugle volonté du nombre, tous les écrivains français, menacés des fureurs de la loi, et dénoncés pêle-mêle à nos magistrats, ces inquisiteurs laïques, sous l’infamante appellation de pornographes !

On nous affirme, je le sais, que les vrais écrivains ne sont point menacés, et que ceux-là seuls ont à craindre qui impriment et vendent des polissonneries sans art.

L’art est donc l’accommodement, qui peut seul sauver les écrits dits immoraux de la griffe levée de la loi.

Or, qu’est-ce que l’art ? Comment est-il caractérisé ? Reconnaissable ? Comment dire sans crainte de se tromper : Ceci c’est de l’art ! Cela n’est pas de l’art ! M. Pinard, qui fut ministre, a flétri en termes virulents cette merveille d’art, Madame Bovary. Je pourrais citer cent autres exemples concluants pour prouver que la compétence payée de MM. les magistrats s’arrête à ces questions.

Donc l’art est le laissez-passer des écrits légers ; c’est lui, lui seul, qui peut servir à déterminer les limites précises de la pornographie.

Cette distinction, toute subtile qu’elle soit, est acceptable. Elle ne laisse subsister qu’une difficulté, mais capitale, c’est-à-dire l’impossibilité d’avoir des juges, des experts, des arbitres compétents.

En résumé, on pourrait qualifier de pornographie toutes les publications présentant un caractère libidineux joint à une bêtise appréciable. C’est le cas de toutes les feuilles polissonnes visées par la loi. Leur suppression ne fera, certes, de mal à personne. Mais fera-t-elle du bien à qui que ce soit ?

Admettons qu’elle ne fasse ni bien ni mal ; classons la nouvelle ici parmi les mesures inutiles, et passons.

Ce qui me semble inquiétant là-dedans, c’est la tendance. C’est le but soi-disant moralisateur. Il existe dans toutes nos sociétés modernes un éternel malentendu entre les artistes et les législateurs. Le législateur ne se préoccupe que d’une prétendue morale absolue, changeante d’ailleurs comme le temps ; et, sans rien distinguer, il frappe au nom de ce principe.

L’artiste ignore cette morale, ne la comprend pas, la nie. Il marche, les yeux éblouis d’une vision, possédé par ce qu’on appelait jadis l’inspiration, sans s’inquiéter si elle est chaste ou impure. Il produit son œuvre conçue selon ses facultés, il élabore presque inconsciemment ; il est une force, une machine productrice. Et soudain il se sent pris au collet ; il est arrêté, poursuivi, jugé, condamné par des messieurs ignares que pousse toute une armée d’imbéciles qui proclament au nom de leur sottise « que l’art doit moraliser ».

Ne confondons pas, messieurs, l’art de M. Scribe avec l’art de Shakespeare.

Or, en étendant cette laide appellation de pornographe à tous ceux dont les écrits ont blessé la morale courante, on irait loin.

Qui donc alors ne fut pas pornographe parmi nos ancêtres, parmi les plus magnifiques génies qui sont demeurés la gloire des lettres ? Oui, messieurs, si une autre Académie (je ne fais aucune allusion), pour répondre au dictionnaire de Pénélope entrepris par les quarante vieillards au milieu desquels ne serait pas en sûreté, pourtant, la chaste Suzanne ; si une autre Académie, dis-je, s’avisait de commencer aujourd’hui un dictionnaire des pornographes célèbres, quels noms n’y pourrait-elle pas inscrire ?

En prenant à la lettre A, nous trouvons Apulée, Aristophane, etc., et, derrière ceux-là, tous les poètes grecs et tous les poètes latins, Virgile qui chantait les tendresses germinicales :


Formosum pastor Corydon ardebat Alexin,


Ovide, Lucrèce, Juvénal, tous.

Dans notre pays je ne prendrai qu’un nom, le plus fameux. C’est celui du colossal écrivain, du conteur prodigieux, du merveilleux philosophe, et de l’incomparable styliste, de qui découlent toutes les lettres françaises, selon l’expression de Chateaubriand, qui s’y connaissait mieux que messieurs les magistrats. J’ai nommé François Rabelais.

En face de l’Arioste, de Dante, de Cervantes, de Shakespeare, nous n’avons eu qu’un homme aussi grand que les plus grands, en qui s’incarne pour jusqu’à la fin des siècles le génie de l’esprit français et de la langue française, un de ces artistes géants qui suffiraient à la gloire d’un pays : Rabelais. Et il est, celui-là, Français dans les moelles ; il caractérise notre race gaillarde, rieuse, amoureuse, en qui le sang et le propos sont vifs.

Nierez-vous qu’il fut un pornographe ? En France, voyez-vous, nous avons toujours eu la pensée leste et le mot un peu gras. Pourquoi vouloir changer cela ?

Prenez garde d’ailleurs. Il pourrait vous en arriver mal.

Depuis quelques années, vous êtes, messieurs les gouvernants, des pontifes. Nous n’aimons point ce genre qui n’est pas de tradition chez nous.

Notre monarchie ancienne fut souvent bête et maladroite : on le lui a prouvé avec raison. Craignez qu’il vous en arrive autant ; non pour les mêmes causes, mais pour d’autres, plus petites en apparence, bien qu’aussi graves. Ne méconnaissez pas le tempérament de notre race.

Voilà qu’il vous est venu une pudibonderie, une gravité, une sévérité républicaines. Vous voulez une République chaste. Prenez garde de n’avoir qu’une République hypocrite.

Les petits exemples abondent

Jadis nos pères se soulageaient ouvertement au coin des rues, le long des murs, ou bien en de vieux tonneaux qui avaient contenu du vin. Nos mères ne se choquaient point. Maintenant vous avez fait des labyrinthes de ces endroits où l’on accomplit ce que Rabelais ne craignait pas de dire en français. Il ne vous suffisait pas d’avoir une flotte cuirassée, vous avez voulu des Rambuteau blindés.

M. Chouard a dû se frotter les mains.

Aujourd’hui vous songez vaguement à supprimer des mots dans la langue, ne pouvant supprimer les choses dans la nature.

Du moment que la femme existe, c’est pour quelque chose, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ces mystères ? Pourquoi ces voiles ?

S’il est tout simple d’aimer les femmes et de le leur prouver par les moyens connus, pourquoi serait-il défendu de parler de cela sans détours et sans feintes ?

Si vous croyez à Dieu, c’est à lui qu’il faut vous en prendre. Si vous n’y croyez pas, le meilleur moyen serait de faire châtrer les citoyens dès leur naissance. Les hommes ainsi corrigés cesseraient, soyez-en sûrs, ces naturelles plaisanteries qui vous offusquent si fort.

Vous êtes des pontifes, messieurs, et des pontifes ennuyeux, des pontifes sans esprit et sans fantaisie, vous ne savez pas rire. Prenez garde.

Vous dites, la main sur le cœur : « Les vrais artistes n’ont rien à craindre de nous. » Et cependant les vrais artistes vous craignent, car vous avez au fond de l’âme une pensée, et vous travaillez à sa réalisation : vous voulez un art démocratique, un art honnête.

L’art, messieurs, ne vous en déplaise, n’a rien à faire avec tous ces mots. Il est et restera malgré vous aristocrate, sans se soucier le moins du monde de vos croyances.

L’art est aristocrate, c’est là sa force et sa grandeur. Rêver un art populaire est une autre sottise. Plus il s’élève, moins il est compris du nombre, plus il est adoré des quelques-uns capables de le pénétrer.

Ne nous parlez pas de république athénienne, vous qui auriez envoyé Aristophane en police correctionnelle.

Faites des lois contre les vices. Emprisonnez M. de Germiny, cet imitateur de Socrate, de Socrate dont le Chouard s’appelait Alcibiade, dit-on. Quand vous trouverez quelques-unes de ces passions incestueuses dont Louis XV, Chateaubriand et Napoléon nous ont fourni des exemples fameux, à ce qu’affirment les gens compétents, frappez sans merci ; mais laissez-nous rire à notre aise, comme riaient nos pères, et trouver gaies les libres aventures d’amour. Vous regardez le ciel de travers, parce que la plus impérieuse des lois naturelles vous choque, et vous punissez les hommes de la subir.

Chronique (Le Gaulois, 20 juillet 1882)

Dans un article, dont je lui suis infiniment reconnaissant, malgré ses réserves, M. Francisque Sarcey soulève à mon sujet plusieurs questions littéraires. J’aurais préféré répondre aux théories de l’éminent critique sans avoir été nommé, pour n’avoir point l’air de plaider ma propre cause ; car j’estime qu’un écrivain n’a jamais le droit de prendre la parole pour un fait personnel : mais, dans le cas présent, la discussion passe bien au-dessus de ma tête.

M. Sarcey a écrit :


« Voici, ce me semble, que nous sommes descendus plus bas. Ce n’est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre, ils marquent je ne sais quel goût étrange pour la prostituée... »


Et plus loin :


« A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d’intérêt ? Ces âmes dégradées ne sont plus capables que d’un très petit nombre de sentiments qui tiennent tous de l’animalité. »


M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me semble-t-il. Depuis que la littérature existe les écrivains ont toujours énergiquement réclamé la liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets. Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d’autres, se sont justement irrités de la prétention des critiques d’imposer un genre aux romanciers.

Autant reprocher aux prosateurs de ne point faire de vers, aux idéalistes de n’être point réalistes, etc.

L’écrivain est et doit rester seul maître, seul juge de ce qu’il se sent capable d’écrire. Mais il appartient aux critiques, aux confrères, au public, d’apprécier s’il a accompli bien ou mal l’œuvre qu’il s’était imposée. Il n’est justiciable du lecteur que pour l’exécution.

S’il me prend fantaisie de critiquer ou de contester le talent d’un homme, je ne le puis faire qu’en me plaçant à son point de vue, en pénétrant ses intentions secrètes. Je n’ai pas le droit de reprocher à M. Feuillet de ne jamais analyser des ouvriers, ou à M. Zola de ne point choisir des personnages vertueux.

Il ne s’ensuit pas qu’il ne nous soit point permis de garder des préférences pour un certain ordre d’idées ou de sujets.

Nous touchons là à la question la plus discutée depuis une dizaine d’années. Je ne puis mieux faire, me semble-t-il, pour l’aborder, que de citer un passage d’une très remarquable lettre de M. Taine, dont je ne partage point l’opinion, opinion qui concorde d’ailleurs avec celle de M. Francisque Sarcey :

« Dans le second rôle, il ne me reste qu’à vous prier d’ajouter à vos observations une autre série d’observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants.

« A mon sens, la civilisation est une puissance. Un homme né dans l’aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d’être probe, délicat et instruit. L’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre.

« Cette doctrine est bien aristocratique, mais elle est expérimentale... »

Ajoutons encore à cela le vœu formulé par un maître romancier, Edmond de Goncourt, de voir les jeunes gens appliquer au monde, au vrai monde, les procédés d’observation scrupuleuse qu’emploient depuis longtemps déjà les écrivains pour analyser les humbles classes !

Et maintenant étonnons-nous de ce que les gens qui semblent les seuls intéressants à étudier soient toujours négligés par les hommes de lettres.

Pourquoi ? Est-ce, comme le dit Edmond de Concourt, parce que la difficulté de pénétration dans les cœurs, les âmes et les intentions est infiniment plus difficile ? Peut-être un peu. Mais il existe une autre raison.

Le romancier moderne cherche avant tout à surprendre l’humanité sur le fait. Ce qu’il a donc intérêt à dégager d’abord dans toute action humaine, c’est le mobile initial, l’origine mystérieuse du vouloir, et surtout les déterminants communs à toute la race, les impulsions instinctives.

Or, ce qui distingue principalement les gens du monde des catégories d’individus plus simples, c’est surtout une sorte de vernis, de conventions, un badigeonnage d’hypocrisie compliquée.

Le romancier se trouve donc placé dans cette alternative : faire le monde tel qu’il le voit, lever les voiles de grâce et d’honnêteté, constater ce qui est sous ce qui paraît, montrer l’humanité toujours semblable sous ses élégances d’emprunt, ou bien se résoudre à créer un monde gracieux et conventionnel comme l’ont fait George Sand, Jules Sandeau et Octave Feuillet.

Non point qu’il faille attaquer et condamner ce parti pris de ne dépeindre que les surfaces attrayantes, que les apparences aimables ; mais, quand un écrivain est doué d’un tempérament qui ne lui permet d’exprimer que ce qu’il croit être la vérité, on ne le peut contraindre à tromper et à se tromper consciemment.

M. Francisque Sarcey s’irrite et s’étonne que la courtisane et la fille depuis une quarantaine d’années aient envahi notre littérature, se soient emparées du roman et du théâtre.

Je pourrais répondre en citant Manon Lescaut et toute la littérature pimentée de la fin du dernier siècle. Mais les citations ne sont jamais concluantes.

La vraie raison n’est-elle pas celle-ci : les lettres sont entraînées maintenant vers l’observation précise ; or la femme a dans la vie deux fonctions, l’amour et la maternité. Les romanciers, peut-être à tort, ont toujours estimé la première de ces fonctions plus intéressante pour les lecteurs que la seconde, et ils ont d’abord observé la femme dans l’exercice professionnel de ce pour quoi elle semblait née.

De tous les sujets, l’amour est celui qui touche le plus le public. C’est de la femme d’amour qu’on s’est surtout occupé.

Et puis, il existe chez l’homme de profondes différences d’intelligence créées par l’instruction, le milieu, etc. ; il n’en est pas de même chez la femme, son rôle humain est restreint ; ses facultés demeurent limitées ; du haut en bas de l’échelle sociale, elle reste la même. Des filles épousées deviennent en peu de temps de remarquables femmes du monde, elles s’adaptent au milieu où elles se trouvent. Un proverbe dit qu’on a vu des rois épouser des bergères. Nous coudoyons chaque jour des bergères, et même moins, qui sont devenues des dames et qui tiennent leur rang tout comme d’autres.

Chez les femmes, il n’est point de classes. Elles ne sont quelque chose dans la société que par ceux qui les épousent ou qui les patronnent. En les prenant pour compagnes, légitimes ou non, les hommes sont-ils donc toujours si scrupuleux sur leur provenance ? Faut-il l’être davantage en les prenant pour sujets littéraires ?

M. Taine dit en sa lettre : « L’honneur et l’esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre... »

Pour l’esprit, je ne le conteste pas ; quant à l’honneur ?... Je me rappelle qu’un jour on discutait cette question devant une jeune femme de province, mais du meilleur monde, et aristocrate jusqu’aux ongles. Elle s’irritait d’entendre dire qu’il y eût plus de sentiments droits et simplement nobles dans les classes moyennes que dans les classes hautes. Puis, comme on citait des exemples, elle se mit à rire tout à coup et convint que nous avions un peu, rien qu’un peu, raison. Un souvenir lui était revenu : comme la guerre de 1870 venait de finir, elle fut chargée par un comité de quêter pour la libération du territoire, dans la grande ville manufacturière qu’elle habitait. Elle commença par les quartiers ouvriers. Certes, elle rencontra des brutes, mais elle y trouva aussi nombre de pauvres diables qui donnaient l’argent du dîner. Et des femmes du peuple, attendries, la voulaient embrasser, et des hommes en offrant leurs : sous lui serraient les mains à la faire crier. Quand elle pénétra dans les quartiers bourgeois, on répondait que les maîtres étaient sortis, ou bien quand elle les surprenait au logis, ils rusaient pour donner moins, s’excusaient hypocritement, se montraient gueux, avec des phrases.

Un jour enfin, comme elle n’avait point trouvé chez lui un gros industriel, elle le rencontra en sortant. Il s’excusa, avec mille politesses, il la fit entrer, monter deux étages, lui offrit des biscuits et du malaga ; puis, apportant ses livres de commerce, lui prouva que, n’ayant rien gagné durant toute cette année d’invasion, il ne pouvait par conséquent rien donner à la patrie.

Et la quêteuse ajouta : « Nous conservons toujours un peu de parti pris bienveillant pour les gens de notre monde ; au fond vous avez peut-être raison ».

Les bas-fonds (Le Gaulois, 28 juillet 1882)

M. Albert Wolff, en critiquant vivement les tendances de la jeune école littéraire, lui reproche de ne jamais étudier que les bas-fonds, et il ajoute, avec toute raison :


« Mais ces mots (les bas-fonds) n’impliquent pas forcément la seule étude des filles et des pochards, de ce qu’on appelle si gracieusement, dans cette littérature-là, les saligauds et les salopes. Les bas-fonds de la société commencent avec la déchéance des caractères, avec l’écroulement de l’homme, quelle que soit la caste qui en souffre. Quel vaste champ ouvert à l’observation du romancier ! Nous avons les bas-fonds de l’aristocratie, de la bourgeoisie, des artistes, des financiers et des ouvriers... »


Et, me prenant personnellement à partie, M. Wolff me reproche de n’avoir pas répondu bien franchement, l’autre jour, à Francisque Sarcey. Toute question personnelle mise de côté, j’ai revendiqué la liberté absolue, pour le romancier, de choisir son sujet comme il l’entend. Je vais, aujourd’hui, si M. Wolff le veut bien, me mettre complètement d’accord avec lui sur cette, question des bas-fonds.

La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n’est qu’une réaction trop violente contre l’idéalisme exagéré qui précéda.

Les romanciers ont aujourd’hui, n’est-ce pas ? La prétention de faire des romans vraisemblables. Ce principe admis, cet idéal artistique une fois posé (et chaque époque a le sien), l’étude unique et continue de ce qu’on appelle les bas-fonds serait aussi illogique que la représentation constante d’un monde poétiquement parfait.

Quelle différence existerait-il, entre une œuvre dont tous les personnages seraient sages comme des images, et une autre œuvre dont les personnages seraient vils et criminels ? Aucune. Dans l’une comme dans l’autre subsisterait un parti pris de bien comme de mal, qui ne s’accorderait en rien avec la prétention adoptée de rendre la vie, c’est-à-dire d’être plus équitable, plus juste, plus vraisemblable que la vie même.

Dans le roman tel que le comprenaient nos aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies de l’existence, les aventures rares et compliquées. On créait avec cela une sorte de monde nullement humain, mais agréable à l’imagination. Cette manière de procéder a été baptisée : « Méthode ou Art idéaliste. »

Du roman, tel qu’on le comprend aujourd’hui, on cherche à bannir les exceptions. On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains et en déduire une philosophie générale, ou plutôt dégager les idées générales des faits, des habitudes, des mœurs, des aventures qui se reproduisent le plus généralement.

De là cette nécessité d’observer avec impartialité et indépendance.

La vie a des écarts que le romancier doit éviter de choisir, étant donné sa méthode actuelle. Les nécessités impérieuses de son art doivent lui faire souvent même sacrifier la vérité stricte à la simple mais logique vraisemblance.

Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins de fer broient des voyageurs, la mer en engloutit, les cheminées écrasent les passants pendant les coups de vent. Or, quel romancier de la nouvelle école oserait, au milieu d’un récit, supprimer par un de ces accidents imprévus un de ses personnages principaux ?

La vie de chaque homme étant considérée comme un roman, chaque fois qu’un homme meurt de cette manière, c’est cependant un roman que la nature interrompt brusquement. Dans ce cas, nous n’avons pas le droit de copier la nature. Car nous devons toujours prendre les moyennes et les généralités.

Donc, ne voir dans l’humanité qu’une classe d’individus (que cette classe soit d’en haut ou d’en bas), qu’une catégorie de sentiments, qu’un seul ordre d’événements, est assurément une marque d’étroitesse d’esprit, un signe de myopie intellectuelle.

Balzac, que nous citons tous, quelles que soient nos tendances, parce que son génie était aussi varié qu’étendu, – Balzac considérait l’humanité par ensembles, les faits par masses, il cataloguait par grandes séries d’êtres et de passions. Si nous semblons aujourd’hui abuser du microscope, et toujours étudier le même insecte humain, tant pis pour nous. C’est que nous sommes impuissants à nous montrer plus vastes.

Mais, rassurons-nous. L’école littéraire actuelle élargira sans doute peu à peu les limites de ses études, et se débarrassera, surtout, des partis pris.

En y regardant de près, la persistante reproduction des « bas-fonds » n’est, en réalité, qu’une protestation contre la théorie séculaire des choses poétiques.

Toute la littérature sentimentale a vécu depuis des temps indéfinis sur cette croyance qu’il existait des séries de sentiments et de choses essentiellement nobles et poétiques, et que seuls, ces sentiments et ces choses pouvaient fournir des sujets aux écrivains.

Les poètes, pendant des siècles, n’ont chanté que les jeunes filles, les étoiles, le printemps et les fleurs. Dans le drame, les basses passions elles-mêmes, la haine, la jalousie, avaient quelque chose d’emporté et de magnifique.

Aujourd’hui, on rit des chanteurs de rosée, et on a compris que toutes les actions de la vie, que toutes les choses ont, en art, un égal intérêt ; mais, aussitôt cette vérité découverte, les écrivains, par esprit de réaction, se sont peut-être obstinés à ne dépeindre que l’opposé de ce qu’on avait célébré jusque-là. Quand cette crise sera passée, et elle doit toucher à sa fin, les romanciers verront d’un œil juste et d’un esprit égal tous les êtres et tous les faits ; et leur œuvre, selon leur talent, embrassera le plus possible de vie dans toutes ses manifestations.

C’est justement pour se débarrasser de préjugés littéraires qu’on s’est mis à en créer d’autres tout opposés aux premiers. S’il est enfin une devise que doive prendre le romancier moderne, une devise résumant en quelques mots ce qu’il cherche, ce qu’il veut, ce qu’il tente, n’est-ce pas celle-ci :


« Je tâche que rien de ce qui touche les hommes ne me soit étranger. » Nihil humani a me alienum puto.

La belle Ernestine (Gil Blas, 1er août 1882)

La belle Ernestine ! Tout le monde a entendu prononcer ce nom ; tout le monde l’a lu dans les journaux. Depuis vingt ans, chaque année, ces trois mots : « la belle Ernestine », reviennent sous la plume des chroniqueurs ; et bien des lecteurs, sans doute, se demandent quelle est cette femme aussi connue que Thérésa ou Mlle Léonide Leblanc, dont la beauté est devenue proverbiale, et qu’on ne voit point aux premières.

La belle Ernestine est une aubergiste de Saint-Jouin, de Saint-Jouin près Étretat.

Belle ? Elle le fut certes beaucoup plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, mais elle est demeures intéressante autant que femme du monde, curieuse à tous égards, vrai personnage de roman. Je ne puis aller chez elle, la voir, l’entendre parler d’elle, de sa vie, sans être obsédé par le souvenir de George Sand. Oh ! si le grand et charmant romancier l’avait connue, bien connue, il en aurait fait certes un des plus curieux personnages de ses livres, un de ces personnages attendrissants, philosophants, mi-paysans, pleins de dessous et de dedans, vivants plaidoyers pour des thèses morales, un de ces types champêtres et doux, un peu malheureux toujours, pliés sous quelque brutale méchanceté de l’existence, un de ces êtres sympathiques en qui se complaisait son talent rêveur et séduisant.

Saint-Jouin n’est pas loin d’Étretat. Allons-y à pied, si vous voulez.

On monte d’abord la côte du Havre, puis on prend à droite dans un léger pli de terre ; on passe entre deux fermes, deux belles fermes normandes, riches, cossues, avec de longs bâtiments couverts de chaume, des granges, des écuries, des étables, des hangars et la maison des fermiers, une sorte de petit château coiffé d’ardoises. Dans les vastes cours, sous les pommiers à cidre, des vaches nonchalantes et couchées, le ventre écrasé par terre, la mamelle tombée dans l’herbe, ruminent avec un grand mouvement en biais de leurs mâchoires lentes et fortes.

Puis on traverse des champs. L’horizon de gauche est fermé par des villages, des arbres, un clocher pointu. A droite, la côte brusquement tombe à la mer en une chute, de cent mètres, et l’on voit la grande nappe bleue sur qui se répand le soleil, et des voiles partout, les unes toutes blanches, flambantes, joyeuses, les autres brunes ; et parfois un grand vapeur empanaché de fumée, qui descend vers Le Havre, ou monte vers le nord.

La route s’enfonce entre deux collines et nous entrons en une série de ces petits vallons tortueux qui créent le charme si particulier des environs d’Étretat.

Ils sont nus, ces vallons, plantés d’ajoncs jaunes au printemps, jaunes comme un manteau d’or, et verts en été. Ils se déroulent avec une fantaisie charmante, imprévue et toujours coquette. Ils vont à droite, à gauche, se redressent et se courbent encore. Parfois on y rencontre des bouquets d’arbres, des bois de cent pas de long, et parfois des blés mûrs qui ondulent avec un bruit pareil à un crépitement.

Et l’on répète, malgré soi, ces vers qui reviennent sans cesse à l’esprit, ces admirables vers d’un des plus grands poètes du siècle, Leconte de Lisle :


« Seuls les grands blés mûris, comme une mer dorée

Se prolongent au loin, dédaigneux du sommeil ;

Pacifiques enfants de la terre sacrée,

Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,

Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,

Une ondulation majestueuse et lente

S’élève, et va mourir à l’horizon poudreux. »


Voici Bruneval, une vallée profonde qui court à la mer, et où on essaye, en vain jusqu’ici et sans espoir pour l’avenir, de créer une station de bais.

On remonte par un sentier tout droit ; on pénètre en un hameau de fermes, le chemin passant entre les fossés verts plantés de grands arbres que secoue éternellement et que fait chanter le vent du large, et on arrive au village où demeure la belle Ernestine.

Une entrée de manoir campagnard mène devant une ancienne et jolie maison, toute vêtue de plantes grimpantes. En face un beau potager, puis, plus loin, séparée par une haie, une cour herbeuse, qu’ombrage un vrai toit de pommiers.

L’hôtelière attend devant sa porte, rieuse et toujours fraîche. C’est une forte fille, mûre maintenant, belle encore, d’une beauté puissante et simple, une fille des champs, une fille de la terre, une paysanne vigoureuse.

Le front et le nez superbes, le front droit, tourné comme un front de statue, le nez continuant la ligne droite qui part des cheveux, rappellent les Vénus, bien qu’ils soient jetés, comme par mégarde, sur une tête à la Rubens.

Car toute cette fille semble Flamande, par sa carnation, sa structure, son rire osé, sa bouche forte, bien ouverte. C’est une de ces servantes charnues et saines qu’on a vues danser dans les kermesses du grand peintre.

Mais, il fallait la voir vingt ans plus tôt, la belle campagnarde rusée qui sait, d’un sourire ou d’un mot, se faire donner des vers par tous les poètes, des autographes par tous les illustres, des dessins par tous les peintres.

Sa maison en est pleine. En voici signés Dumas père, d’autres signés Dumas fils. Tous les noms du siècle sont là.


Belle Ernestine,

A vos yeux je devine

Que vous voulez un autographe,

Le voilaphe.


Paroles et musique : signées Jacques Offenbach.

Et chaque peintre passant par Étretat (tous y sont venus) paya son tribut.

Mais si les artistes ont saisi le caractère curieux et si particulier de cette femme, les simples baigneurs souvent la méconnaissent. Et comme elle a de l’esprit, beaucoup d’esprit, elle en rit.

Que de fois des gens sont venus pour contempler la belle Ernestine, des gens qui s’attendaient à des atours, à des manières, à des grâces apprises, à des coquetteries de Parisienne !

Arrivés en face de cette forte fille en robe d’indienne, ils demandaient : « Où donc est la belle Ernestine ? » Et elle répondait, enchantée : « A l’est partie, pou l’moment, mais a va rentrer. » Les gens attendaient avec patience, déjeunaient, attendaient encore, buvaient toujours, puis, las, enfin faisaient atteler ; et comme ils montaient en voiture, Ernestine, riant comme une folle, leur criait au nez : « Mais v’là six heures que vous me r’gardez, j’vous ai servi l’déjeuner et tout c’que vous avez voulu. C’est mai la belle Ernestine ! »

Et elle s’asseyait pour rire à son aise devant les voyageurs stupéfaits.

Elle est l’amie, je dis l’amie, de la moitié de ses clients, qu’elle séduit par sa grâce rustique et sa bonne humeur toute ronde. L’an dernier, la reine d’Espagne vint la voir et fit annoncer sa visite. Tout le monde, hormis Ernestine, perdit la tête dans la maison. On rêvait de plats extraordinaires pour ce royal déjeuner. Un pensionnaire parlait déjà d’envoyer chercher un chef au Havre. Mais Ernestine calma ces ardeurs : « Une reine, eh ben ! Une reine c’est fait comme moi. J’vas li servir des tripes à c’te femme. J’suis sûre qu’a n’en mange pas souvent et qu’a l’aimera mieux ça qu’tous vos plats. »

La reine reprit trois fois des tripes !

Puis, à la fin du déjeuner, comme un de ces hommes en qui tous les respects sont plantés avait conseillé à Ernestine d’enlever du mur un autographe d’Emilio Castelar, elle s’approcha de l’auguste convive :

« Dites donc, la Reine, on m’a dit d’enlever ça parce que vous alliez venir. C’est-il vrai que ça vous fâchera que je l’aie laissé ? Mais voyez-vous, M. Castelar est mon ami, et, moi, je n’cache jamais mes amis. »

La reine répondit : « Vous avez eu raison. M. Castelar est notre ennemi ; mais je sais lui rendre justice ; c’est un homme de grand talent. »

Quand la voiture royale s’en alla, Ernestine, debout sur la porte, cria : « Au revoir, la Reine ! » Un monsieur présent, un peu choqué, lui dit : « Vous l’empêcherez de revenir, vous être trop familière. » Elle riposta : « Eh bien, si a n’veut pas r’venir, a ne reviendra pas. Moi je n’me gêne point. »

La reine d’Espagne revint deux fois.

On pourrait raconter sur Ernestine des multitudes d’anecdotes. Elle a vu tant de monde et tant de choses !

Au moral on ne la connaît guère. Elle est brave fille, familière, avec des dehors toujours joyeux et, peut-être, des dedans pas toujours gais. En elle semble s’être incarné l’esprit normand, bon enfant, rieur et rusé. Car elle est rusée comme personne, mais rusée dans le bon sens du mot, sans aucune perfidie méchante, rusée inconsciente, astucieuse par instinct, pleine de moyens, de diplomatie voilée, d’habiletés campagnardes, d’intentions dissimulées.

D’un coup d’œil elle pénètre et connaît ses clients, elle les juge et les jauge. Et elle ne se contente pas de les servir selon son appréciation, mais elle leur parle comme il faut leur parler, et, avec un air superbe de franchise, flatte délicatement leurs opinions, les amuse et les séduit, les édifie au besoin.

Si quelque romancier voulait écrire un roman sur les paysans, elle serait un type absolument superbe à connaître et à décrire.

En sortant de chez Ernestine, on va voir la falaise de Saint-Jouin, la plus magnifique de la côte.

Ce n’est plus la muraille droite et blanche d’Étretat, mais un chaos étrange de roches éboulées, les unes accumulées comme des ruines de châteaux anciens, les autres gisant çà et là au milieu d’herbes hautes où bouillonnent des sources.

Et l’on sait, à n’en pouvoir douter, l’abbé Cochet, nouveau Faria, l’ayant écrit et raconté, l’abbé Cochet, ce père d’Étretat, l’antiquaire bien connu, mort aujourd’hui, on sait, dis-je, que dans ces roches bouleversées un gros trésor est caché.

Une femme (Gil Blas, 16 août 1882)

Dans ce procès retentissant qui préoccupe en ce moment tous les esprits, un personnage attire particulièrement l’attention, c’est la femme Fenayrou.

Le public, exaspéré, la voudrait lapider, les hommes raisonnables restent confondus devant elle, la déclarant un problème moral ; enfin, beaucoup de journalistes ont affirmé simplement que « c’est une hystérique », se contentant de cette expression qui sert maintenant à tout expliquer.

Hystérique, madame, voilà le grand mot du jour. Êtes-vous amoureuse ? Vous êtes une hystérique. Êtes-vous indifférente aux passions qui remuent vos semblables ? Vous êtes une hystérique, mais une hystérique chaste. Trompez-vous votre mari ? Vous êtes une hystérique, mais une hystérique sensuelle. Vous volez des coupons de soie dans un magasin ? Hystérique. Vous mentez à tout propos ? Hystérique ! (Le mensonge est même le signe caractéristique de l’hystérie.) Vous êtes gourmande ? Hystérique ! Vous êtes nerveuse ? Hystérique ! Vous êtes ceci, vous êtes cela, vous êtes enfin ce que sont toutes les femmes depuis le commencement du monde ? Hystérique ! Hystérique ! Vous dis-je. Nous sommes tous des hystériques, depuis que le docteur Charcot, ce grand prêtre de l’hystérie, cet éleveur d’hystériques en chambre, entretient à grands frais dans son établissement modèle de la Salpêtrière un peuple de femmes nerveuses auxquelles il inocule la folie, et dont il fait, en peu de temps, des démoniaques.

Il faut être vraiment bien ordinaire, bien commun, bien raisonnable, pour qu’on ne vous classe point aujourd’hui parmi les hystériques. Les académiciens ne le sont pas ; les sénateurs non plus.

Tous les grands hommes le furent. Napoléon Ier l’était (pas l’autre), Marat, Robespierre, Danton, l’étaient. On entend dire fréquemment de Mme Sarah Bernhardt : « C’est une hystérique. » Messieurs les médecins nous apprennent aussi que le talent est une espèce d’hystérie, et qu’il provient d’une lésion cérébrale. Le génie, par conséquent, doit provenir de deux lésions voisines, c’est de l’hystérie double.

La Commune n’est pas autre chose qu’une crise d’hystérie de Paris.

Nous voilà bien renseignés.

Eh bien, à mon humble avis, la nommée Gabrielle Fenayrou n’est pas une hystérique. C’est tout simplement une femme pareille à beaucoup d’autres.

Nous restons éternellement stupéfaits devant les moindres actions des femmes qui déroutent sans cesse notre logique boiteuse. Nous sommes, en général, des êtres de raisonnement, même quand nous raisonnons mal ou faux. La femme est un être de sensation et de passion. Ce qu’a fait Mme Fenayrou, mille femmes le feraient en des occasions semblables. Aimait-elle ou n’aimait-elle pas Aubert ? Peu importe. Aubert ne l’aimait plus : elle était donc une femme abandonnée. Cela suffit.

Changeante, nerveuse jusqu’à la folie, bouleversée par les plus fuyantes impressions, prête à tous les actes extrêmes, aux plus grands dévouements comme aux plus grands crimes, la femme, pour qui l’amour est tout (amour d’un homme, amour de ses enfants, amour du vice, amour de Dieu) est capable de tout dans un dépit d’amour. Combien s’empoisonnent en une heure de fièvre inexplicable ! Combien d’autres, des filles appartenant souvent au premier venu, poignardent et vitriolisent à bout portant un amant quelconque qui les abandonne !

Si l’on recherchait toutes les vengeances obscures, mais plus odieuses qu’un meurtre, des femmes délaissées, on demeurerait épouvanté à ne plus oser jamais dire une parole de tendresse.

D’où viennent les lettres anonymes, les délations, les révélations criminelles qui font battre deux hommes, ou assommer l’un d’eux, les calomnies mortelles, toutes les perfidies dont on est frappé par derrière ? Presque toujours d’une femme dont on fut las avant qu’elle ne fût lasse de vous.

La femme, dans ses colères d’amour, déjoue toutes nos suppositions. Nous ne la comprenons pas, nous ne la pressentons pas ; nous ne l’expliquons jamais. Et les autres femmes demeurent surprises de choses qu’elles-mêmes auraient faites en des occasions semblables.

Toutes heureusement ne sont point ainsi, mais elles restent nombreuses, celles dont l’âme surexcitée à la moindre impulsion est capable des plus cruelles violences.

Si nous pouvions interroger les femmes qui ont aimé, qui ont souffert par l’amour, qui ont vu s’éloigner d’elles l’homme à qui elles s’étaient données, combien nous avoueraient qu’elles ont médité des vengeances aussi terribles que celles de Fenayrou contre Aubert ? Elles ne les ont point accomplies, direz-vous ? Mais pourquoi ? Parce que la femme n’est pas un être d’action. Supposez maintenant à son côté un homme, un mari outragé qui la terrasse, qui la domine, qui la pousse encore à cette vengeance rêvée. Alors elle ne reculera plus, et l’aidera jusqu’au bout, en demeurant en arrière à l’heure de l’exécution.

Tous les philosophes affirment que la faculté dominante de nos compagnes c’est l’assimilation. Presque toujours la femme d’un homme éminent semble supérieure. Dans tous les cas, elle s’imprègne de lui d’une étrange façon. Elle prend ses idées, ses théories, ses opinions. La femme n’a ni rang, ni caste, ni classe : elle sait devenir ce qu’il faut qu’elle soit selon le milieu où elle se trouve.

Il existe aujourd’hui des femmes athées, des femmes libres penseuses. Elles le sont avec violence comme elles seraient dévotes. Celles-là ont épousé des libres penseurs. La femme devient ce que l’homme la fait.

Qu’est-ce donc que cette armée de jeunes nihilistes russes, prêtes à tuer, prêtes à mourir, plus déterminées et plus dévouées que les hommes ? Des femmes sous l’influence directe d’une idée et d’une société secrète.

Est-ce qu’une jeune fille de bonne race, assassinant en pleine rue un général qu’elle ne connaît nullement, n’est pas mille fois plus surprenante qu’une femme aidant son mari qu’elle a trompé et qu’elle redoute, à tuer son amant qui la délaisse ? Martin Fenayrou me paraît moins logique, n’en déplaise à l’opinion publique.

Il tua l’amant. Cela s’explique. Mais n’aurait-il pas dû, d’abord, tuer sa femme ?

Aubert était son ami, soit. Mais il ne lui avait pas juré fidélité devant le maire, ni devant le prêtre. En courtisant la femme du patron, il ne faisait en vérité que suivre un usage assez généralement suivi dans le commerce.

On invoquait dernièrement cette espèce de subordination morale de la femme au mari pour répondre aux théories de Mlle Hubertine Auclert sur les libertés politiques de la femme.

Si les femmes votent, disait-on, rien ne sera changé dans le résultat final des suffrages, chaque femme devant fatalement représenter l’opinion de son maître, ou, si elle n’est pas mariée, celle de son père ou de ses frères.

Ce raisonnement cependant ne me semble pas tout à fait juste. La femme, sensiblement inférieure à son mari, le subit, devient son reflet. Mais quand elle lui est égale, ce qui est le plus fréquent, et, à plus forte raison, quand elle lui est supérieure, elle échappe totalement à son influence.

Alors qu’arrive-t-il ? La femme étant, par nature, disposée aux abandons du cœur et de l’âme, à la fois, est religieuse presque toujours. Personne ne me contredira si j’affirme que les neuf dixièmes des femmes de France sont catholiques pratiquantes, alors qu’un tiers à peine des hommes tient aux croyances religieuses.

Donc, donnez aux femmes les droits politiques : et c’est le plus sûr moyen de rétablir chez nous la monarchie, avec le pape comme souverain temporel.

Ce n’est pas sans doute ce que désire Mlle Hubertine Auclert.

Louis Bouilhet (Le Gaulois, 21 août 1882)

Mercredi dernier, est arrivée, en gare de Rouen, une caisse portant comme adresse : « A monsieur le président du comité Bouilhet », puis plus bas : « Envoi de M. Guillaume. »

C’était le buste du poète mort, voici treize ans maintenant, et dont on va inaugurer le monument dans quelques jours.

Toute la presse va donc répéter ce nom ; on rappellera ses œuvres si admirées des lettrés et peu lues maintenant du public ; on racontera sa vie, on réveillera sa gloire. Je veux, un des premiers, reparler du poète gracieux et puissant que j’ai connu, que j’ai aimé, et que j’ai vu dans l’intimité de sa vie.

Un autre jour, quand aura lieu la cérémonie d’inauguration, je m’occuperai de son œuvre, et je pourrai peut-être citer quelques pièces ou quelques fragments absolument inédits. Aujourd’hui je raconterai l’homme en quelques lignes, mêlant à mes souvenirs personnels les choses que j’ai sues de lui par son plus intime ami, Gustave Flaubert.

J’avais alors dix-huit ans, et je faisais ma rhétorique à Rouen. Je n’avais rien lu de Bouilhet, bien qu’il fût le plus cher camarade de Flaubert.

En ville, on ne le connaissait guère ; mais on en parlait beaucoup parce qu’il était bibliothécaire. L’académie locale le méprisait un peu, sous l’influence d’un poète indigène, M. Decorde, un barde étonnant dont les vers semblent avoir été faits par Henry Monnier pour les attribuer à l’immortel Prudhomme.

Dans le public, les nombreux parents des académiciens déclaraient Louis Bouilhet surfait. Quelques jeunes gens l’admiraient frénétiquement.

Un jour, comme nous nous dirigions vers le collège, après une promenade, le pion, un piocheur qu’on estimait, chose rare, eut un geste brusque comme pour nous arrêter ; puis il salua, d’une façon respectueuse et humble, ainsi qu’on devait jadis saluer les princes, un gros monsieur décore à longues moustaches tombantes qui marchait, le ventre en avant, la tête en arrière, l’œil voilé d’un pince-nez.

Puis quand le promeneur fut loin, notre maître d’études qui l’avait longtemps suivi du regard nous dit : « C’est Louis Bouilhet. » Et immédiatement il se mit à déclamer les vers de Melœnis, des vers charmants, sonores, amoureux, caressant l’oreille et la pensée comme font tous les beaux vers.

Le soir même j’achetais Festons et Astragales. Et pendant un mois je restai grisé de cette vibrante et fine poésie.

Tout jeune encore je n’osais demander à Flaubert, dont je n’approchais alors qu’avec un respect craintif, de m’introduire chez Bouilhet. Je résolus d’y aller seul.

Il habitait rue Bihorel, une de ces interminables rues des banlieues provinciales qui vont de la ville à la campagne. Par un bout elles plongent dans la foule des maisons, et par l’autre, elles se perdent, s’effacent dans les premiers champs d’avoine ou de blé. Elles sont faites de murs et de haies enfermant des jardins tantôt petits, tantôt très grands, et les demeures sont plantées au fond de ces enclos, loin de la rue. Je tirai un fil de fer pendu contre une petite porte encastrée dans une haute muraille, et j’entendis, tout là-bas, tinter une sonnette. On fut longtemps sans venir ; j’allais m’en aller quand je distinguai des pas qui s’approchaient. La porte s’ouvrit. J’étais en face du gros monsieur qu’avait salué notre pion.

Il me regardait d’un air surpris en attendant que je parlasse. Quant à moi, je venais, pendant le tour de clef, d’oublier complètement le discours habile et flatteur que je préparais depuis trois jours. Je me nommai tout simplement. Comme il connaissait depuis longtemps ma famille, il me tendit la main, et j’entrai.

Un long jardin planté d’arbres fruitiers et d’arbres ombrageants conduisait à l’habitation, toute simple et carrée. Le chemin, droit, était bordé de fleurs des deux côtés, non pas d’une simple ligne comme les jardiniers experts en font serpenter autour des plates-bandes ; mais c’étaient deux nappes, deux larges viviers de fleurs magnifiques, de toute race, de toute nuance, dont les odeurs remuées semblaient épaissir l’air.

C’était là une des passions du poète. Je lui citai, non sans une certaine pédanterie, ces vers anciens :


« Puis, du livre ennuyé, je regardois les fleurs.

Charmante compagnie et utile et honneste.

Un autre en caquetant m’étourdiroit la teste. »


Bouilhet se tourna alors vers moi et sourit. Je vis alors pour la première fois cet étrange et charmant sourire, qui était bien le signe particulier, distinctif, caractéristique de sa figure.

Des gens sourient de la bouche seulement ; lui, il souriait plus encore du regard que des lèvres.

Son œil large et bon, infiniment bon et perçant, s’allumait d’une petite lueur moqueuse et bienveillante. On y voyait distinctement cette ironie toujours en éveil, toujours aiguë, mais paternelle, qui semblait le fond même, la couche résistante de sa nature d’artiste. Car il avait, ce poète doux, gracieux et cornélien, doux par nature, gracieux par raffinement, cornélien par éducation littéraire, par volonté, il avait plus qu’aucun autre la verve railleuse, l’observation mordante, le mot cinglant sans devenir cependant jamais cruel. Son rire était bon enfant.

Je pénétrai dans le logis, intérieur simple de poète, qui ne recherche point les délicates ornementations, intérieur d’érudit surtout, car il était un des humanistes les plus remarquables de son époque.

Il avait eu des débuts pénibles, très pénibles. Ayant abandonné à ses sueurs sa part d’héritage, il s’était mis à travailler la médecine, après avoir fait de magnifiques études latines et grecques.

M. Maxime Du Camp, dans ses indiscrétions littéraires, dit de lui : « Nul poète grec, nul poète latin qui ne lui fût connu. Il en faisait sa lecture habituelle et savait n’être point pédant. »

Le besoin de produire le harcelant, il se mit à donner des leçons pour vivre, tout en écrivant des vers. C’est alors qu’il composa Melœnis, une merveille exquise de grâce, de force et de rythme, son chef-d’œuvre peut-être.

Puis, il vint à Paris, où il eut son premier grand succès avec Madame de Montarcy. Il habita Mantes ensuite, puis Rouen vers la fin de sa vie. Son dernier succès au théâtre fut la Conjuration d’Amboise.

Ses deux recueils de vers, Festons et Astragales et Dernières Chansons, le classent au premier rang des vrais poètes de notre siècle.

Son grand malheur est d’avoir toujours été pauvre, ou d’être venu trop tard à Paris. Paris est le fumier des artistes ; ils ne peuvent donner que là, les pieds sur les trottoirs et la tête dans son air capiteux et vif, toute leur complète floraison. Et il ne suffit pas d’y venir ; il faut en être, il faut que ses maisons, ses habitants, ses idées, ses mœurs, ses coutumes intimes, sa gouaillerie, son esprit vous soient familiers de bonne heure. Quelque grand, puissant, génial qu’on soit, on garde, quand on ne sait pas devenir parisien jusqu’aux moelles, quelque chose de provincial. Bouilhet, dont les poésies détachées sont comparables aux plus belles choses des grands poètes, montre dans son théâtre, plein cependant de richesses exceptionnelles, une certaine tendance vers une grandeur un peu convenue dont il se fût peut-être débarrassé s’il avait pu, comme bien d’autres, venir à vingt ans sur les boulevards.

Pendant six mois, je le vis chaque semaine, tantôt chez lui, tantôt chez Flaubert. Timide en public, il était, dans l’intimité, débordant d’une verve incomparable, d’une verve nourrie, de grande allure classique, pleine de souffle épique et de finesse en même temps.

J’appris un jour qu’il était fort malade. Il mourut brusquement le lendemain.

Et je me rappelle la foule, la foule inconsciente, incapable de subtiles délicatesses, piétinant ses fleurs, écrasant les plates-bandes, broyant les œillets, les roses, tout ce qu’il aimait d’un amour chantant et attendri, pour se presser autour du lourd cercueil de chêne que quatre croque-morts emportaient en déchiquetant, tout le long d’une allée, deux fines bordures de bouquets bleus.

Et je répétais machinalement les tristes vers de la dernière pièce d’un dernier livre :


« J’adore à présent l’héritière

Du vieux fossoyeur aux bras noirs,

Je suis fidèle tous les soirs

Au rendez-vous du cimetière.

Toc, toc, toc, on entend le bruit

Du vieux qui bêche dans la nuit. […]

Un jour, bientôt, quand ? je l’ignore,

A quatre pas de ta maison,

J’irai dormir sous le gazon.

Que tu seras charmante encore ! »


Les journaux locaux viennent d’annoncer que l’inauguration du monument aura lieu le 24 de ce mois. Espérons que cette nouvelle sera démentie et qu’on fixera une date plus éloignée. En précipitant ainsi cette cérémonie qui pourrait attirer devant le buste du poète disparu tous les poètes jeunes et vieux de la France actuelle : Banville, Coppée, Silvestre, Mendès, Bourget, etc., on s’exposerait à n’avoir, ce jour-là, autour du monument que les Rouennais lettrés, peu nombreux, et les amis particuliers de l’écrivain, ce qui serait insuffisant.

Poètes (Gil Blas, 7 septembre 1882)

Comme un cadavre au sépulcre endormi

Je sens déjà peser l’oubli du monde

Qui tout vivant m’a couvert à demi.


Quand il écrivait ces vers de la Dernière Nuit, le poète dont on inaugurait le buste à Rouen l’autre jour, Louis Bouilhet, songeait au noir guignon qui le poursuivit jusqu’à la mort. Il fut pauvre et il demeura toujours un peu méconnu du public, bien que mis à sa place par les vrais lettrés.

Il était un poète-artiste, et l’art, en poésie comme en prose, est ce qui demeure le plus méconnu du lecteur vulgaire. Le commun des hommes veut tout simplement qu’on lui exprime avec des rimes les choses qu’il pense communément. La rime n’est guère pour lui qu’un moyen mnémotechnique ; et il demeure étranger aux subtiles délicatesses des rythmes, à l’ordonnance euphonique des mots, à la concordance de l’harmonie avec l’idée. Et voilà pourquoi le public, presque toujours, prend l’ombre pour la réalité, les faux poètes pour les vrais, préfère Musset à Baudelaire et des ritournelles patriotiques aux œuvres superbes de Lecomte de Lisle.

Qui donc sait par cœur Midi, les Éléphants, Caïn, les Hurleurs, le Sommeil du Condor ? – Personne, sauf les poètes.

M. Leconte de Lisle est, et restera, un grand poète ignoré, pas même académicien, mais plus immortel cependant que trente-huit au moins des quarante ; car les œuvres de cette envergure sont plus fortes que l’opinion des ignorants. Louis Bouilhet, malgré d’éclatants triomphes au théâtre, resta incompris du monde, qui ne connut guère et n’apprécia point, par inconséquence naturelle, les plus rares beautés du poète : Melœnis, les Fossiles et ses exquises poésies légères. Il en souffrit. Bien que ne parlant presque jamais de lui, il laissa parfois percer sa tristesse :


« Mon rêve est mort, sans espoir qu’il renaisse.

Le temps s’écoule, et l’orgueil imposteur

Pousse au néant les jours de ma jeunesse

Comme un troupeau dont il fut le pasteur. »


Cette malchance invincible l’a poursuivi jusqu’après sa mort. Ses vrais amis (j’entends les amis de l’artiste) espéraient que l’inauguration du monument qu’on vient d’élever à sa mémoire serait l’occasion d’un réveil de sa gloire endormie. Tous seraient venus parmi les poètes : Banville, Silvestre, Sully Prudhomme, Bourget, Catulle Mendès, Richepin, Coppée, Bouchor, etc. Et que de romanciers, que de journalistes, que d’auteurs dramatiques, vieux amis du mort, ou admirateurs fidèles, auraient voulu se réunir autour de son buste ! Rouen, Rouen même, semblait prête à célébrer pompeusement son enfant disparu. Les autorités offraient leur concours.

On s’est contenté d’une cérémonie piteuse, par suite, dit-on, de je ne sais quelles questions d’amour-propre local, ou peut-être grâce simplement à la maladresse de quelques membres rouennais du comité.

A-t-on craint la présence d’hommes trop connus, capables d’éclipser la renommée d’arrondissement du médecin, du dentiste et du pharmacien qui ont réglé, avec une autorité contestable, tous les détails de la cérémonie ?

A-t-on voulu éviter un dérangement aux célébrités contemporaines en fixant la date de la fête en plein été, au mois d’août, juste au moment où tout le monde est loin de Paris ? Cela paraît encore vraisemblable, car les invitations, lancées seulement six jours d’avance, n’ont guère rencontré que des concierges.

On se perd en conjectures.

Mais quand le voile qui recouvrait le marbre, œuvre de M. Guillaume, tomba, l’auteur de Melœnis n’avait en face de lui que les représentants de l’art médical, pharmaceutique et dentaire de la localité. Un pédicure manquait à cette fête.

Celui qui, depuis la mort de Gustave Flaubert, remplissait les fonctions de président du comité, M. Raoul Duval, avait même été remplacé en cette occasion, comme étant trop connu sans doute, par un fort honorable médecin dont le savoir-faire professionnel n’est point contestable, mais dont les facultés artistiques et littéraires demandent jusqu’ici confirmation.

Enfin, que cette cérémonie avortée soit due à une sorte de jalousie posthume des humbles amis de Bouilhet, des anciens camarades, qui auraient voulu, en la précipitant ainsi, garder pour eux seuls, pour la ville de Rouen exclusivement, le charmant écrivain mort depuis treize ans déjà, et se faire un peu de gloire personnelle, sans éclipse possible, en cette occasion ; ou qu’ils aient agi simplement par inhabileté, par ignorance, ils ont attristé tous ceux en qui vit l’admiration profonde du poète des Fossiles.

La pièce qu’on connaît le plus de lui, celle qu’on cite le plus souvent, a pour titre : A une Femme.

Chacun sait par cœur ces vers :


« Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur. […]

Et maintenant, adieu. Suis ton chemin ; je passe.

Poudre d’un blanc discret les rougeurs de ton front.

Le banquet est fini quand j’ai vidé ma tasse.

S’il reste encor du vin, les laquais le boiront. »


Mais ces vers, tout beaux qu’ils sont, ne valent point peut-être les délicieux bijoux, les petites œuvres délicates, exquisément ouvragées, adorablement maniérées, qu’on trouve partout dans ces deux recueils, ni les poèmes de grande allure où passe ce souffle puissant hautement lyrique qu’il avait en lui. Rien n’est plus grand que la Colombe, – les Fossiles, – l’Abbaye. Rien n’est plus gracieux que le Dieu Pu, - Chanson d’Amour - A un Nouveau-né.

Écoutons-le conter les amours d’une fleur et d’un oiseau, d’un oiseau qui est tout juste assez grand


Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.


« Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit.

Et la fleur est de pourpre et l’oiseau lui ressemble

Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,

Si c’est la fleur qui chante ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure

Et la même rosée avive chaque jour

Les deux époux vermeils, gonflés du même amour.

Mais quand la fleur est morte il faut que l’oiseau meure.

Alors sur ce rameau d’où son bonheur a fui,

On voit pencher sa tête et se faner sa plume.

Et plus d’un jeune cœur, dont le désir s’allume,

Voudrait aimer comme elle, expirer comme lui ! »


Et je ne puis résister au désir de citer encore les premiers vers seulement du Dieu Pu :


« Il est en Chine un petit Dieu bizarre

Dieu sans pagode et qu’on appelle Pu.

J’ai pris son nom dans un livre assez rare

Que le dit frais, souriant et trapu.

Il a son peuple au long des poteries

Et règne en paix sur ces magots poupins

Qui vont cueillant des pivoines fleuries

Aux buissons bleus des paysages peints. »


N’est-ce point d’une grâce adorable et d’un inimitable joli ? Louis Bouilhet était avant tout un artiste en rythmes. Les poètes d’aujourd’hui sont d’abord des artistes en rimes.

Je vais tâcher de me faire comprendre, sans être sûr d’y parvenir. Les ouvriers « du métier » peuvent seuls apprécier bien nettement ces subtiles questions d’art, et saisir au premier coup d’œil la valeur vraie d’une œuvre poétique.

La qualité maîtresse de Bouilhet, c’est le rythme. Il savait comme personne forger les grands vers sonores et leur donner juste le degré de sonorité que comportait la pensée représentée par les mots. Les mots, outre leur valeur propre, prennent une valeur changeante, essentielle, selon la place qu’ils occupent, selon mille circonstances de voisinage, d’influences, de rapports, d’association. Tout l’art du rythme est fait de nuances, de sons voilés, d’accords secrets, du mariage harmonieux de la chose avec le terme. Seuls les grands artistes sentent, et savent, et règlent à leur gré ces mystérieuses combinaisons. Hugo, en cet art, est le maître des maîtres.

La plus grande préoccupation des poètes actuels, c’est la rime. On croit en général qu’il suffit pour que la rime semble bonne, qu’elle soit variée et possède la consonne d’appui. Nullement. La vraie rime, la rime géniale est plus difficile à découvrir qu’un diamant comme le Régent. Il faut qu’elle soit imprévue, qu’elle étonne et ravisse. Le poète, après avoir jeté sa première rime doit donner, par la seconde, une secousse de surprise et de bonheur au cœur des artistes. En dehors du charme de la pensée, en dehors de la valeur particulière du vers, la rime est un monde. On ne peut définir cette puissance ; il faut la sentir : elle doit être quelque chose comme un jeu de mots compliqué, qui serait en même temps une exquise œuvre d’art.

Et c’est encore Victor Hugo qui est le maître en ce savoir-faire.

Bouilhet ne poussait point à l’extrême, comme on le fait aujourd’hui, l’art si difficile de la rime. Mais il restera comme un grand et sincère artiste, l’égal des meilleurs de son temps.

Continuons à parler des poètes.

J’ai lu dernièrement, par hasard, dans une soirée, des vers inédits, inconnus, nés la semaine précédente, de l’un des plus parfaits artistes d’aujourd’hui.

Une femme s’éventait, de ce geste lent qu’elles ont, quand elles s’ennuient un peu. Puis elle se mit à regarder son éventail, à le regarder de biais, en fermant un peu les yeux, comme si elle lisait. Elle lisait en effet des vers, écrits en travers du parchemin, car il était en parchemin jauni, comme un vieux livre, cet éventail de jolie femme.

Voici les vers :


« L’ÉVENTAIL

C’est moi qui soumets le zéphire

A mes battements gracieux

O femmes, tantôt je l’attire

Plus vif et plus frais sur vos yeux.

Tantôt je le prends au passage

Et j’en fais le tendre captif

Qui vous caresse le visage

D’un souffle lent, tiède et plaintif.

C’est moi qui porte à votre oreille,

Dans un frisson de vos cheveux,

Le soupir qui la rend vermeille,

Le soupir brûlant des aveux.

C’est moi qui pour vous le provoque

Et vous aide à dissimuler

Ou votre rire qui s’en moque,

Ou vos larmes qu’il fait couler. »


Et cela était signé : Sully Prudhomme. N’est-ce point charmant, de s’éventer avec de la poésie, de la vraie et délicieuse poésie ? Et pourquoi cette mode ne prendrait-elle pas de demander aux poètes de rimer un éventail, comme on demande aux peintres d’en colorier ? Toutes les femmes, dira-t-on, ne pourraient s’offrir un tel luxe. Soit. Cela n’en aurait que plus de prix pour les privilégiées.

L’homme de lettres (Le Gaulois, 6 novembre 1882)

L’article d’Octave Mirbeau, qui vient de soulever tant de tapage, abordait incidemment à une question qui serait bien curieuse à approfondir d’une manière générale : l’influence de la profession sur l’homme.

Dans cette attaque aux comédiens, il est à remarquer que le journaliste visait toujours la profession, qu’il la chargeait de tous ses griefs, qu’il la rendait en quelque sorte responsable des modifications qu’elle fait fatalement subir à ceux qui l’exercent. Déjà, dans Fromont jeune et Risler aîné, Alphonse Daudet avait étudié un comédien au période aigu de cette maladie spéciale qu’on pourrait appeler « le cabotinage ». Le cabotinage est la maladie incurable de l’acteur, soit ; les symptômes en sont constants, les manifestations apparentes, soit. Mais n’est-il pas vrai aussi que chaque profession a sa maladie, que chaque métier déforme d’une façon plus ou moins sensible l’homme normal, lui donne des tics, des habitudes, des manières d’être, de penser, d’agir, qui peuvent plaire à ceux-ci, déplaire à ceux-là. N’est-il pas certain aussi que, avant d’entrer dans la profession qu’on doit choisir, il est nécessaire de porter en soi le germe de cette maladie (qu’on appelle alors vocation), sous peine de n’être jamais qu’un médiocre dans le métier ? Pour devenir un comédien de mérite, n’est-il pas indispensable d’être cabot à la naissance, cabot dès qu’on marche et qu’on parle ?

Mais que dirions-nous donc du monde de l’argent, du monde du sport, etc. ?

Dans le peuple, on suivrait d’une façon plus précise encore les influences du métier sur l’homme. Les ouvriers peintres ressemblent-ils aux ouvriers menuisiers, les forgerons ne sont-ils pas en tout différents des épiciers ?

Mais, de toutes les professions, celle qui produit le plus de ravages dans l’organisme cérébral, celle qui trouble le plus les fonctions normales de l’esprit, c’est assurément la profession des lettres.

Le public considère ordinairement l’homme de lettres comme une sorte d’animal étrange, de fantaisiste, d’original, de paradoxe vivant, de poseur, sans s’expliquer bien nettement cependant en quoi cet être particulier diffère de ses semblables.

C’est qu’en lui aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses .joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi ! Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions instantanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.

S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton ; il se dit, en revenant du cimetière, où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde : « C’est singulier ce que j’ai ressenti ; c’était comme une ivresse douloureuse, etc. » Et alors il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversait le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.

Il a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce qu’il est, avant tout, malgré tout, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte, que la répercussion, chez lui, est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire, que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif.

Il semble avoir deux âmes, l’une qui note, explique, commente chaque sensation de sa voisine, de l’âme naturelle, commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.

S’il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement parce que sa pensée est clairvoyante, et qu’il désarticule tous les ressorts cachés des sentiments et des actions des autres.

S’il écrit, il ne peut s’abstenir de jeter en ses livres tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a compris, tout ce qu’il sait ; et cela sans exception pour les parents, les amis ; mettant à nu, avec une impartialité cruelle, les cœurs de ceux qu’il aime et qu’il a aimés, exagérant même, pour grossir l’effet, uniquement préoccupé de son œuvre et nullement de ses affections.

Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.

Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout autour de lui devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions secrètes, et il souffre d’un mal étrange, d’une sorte de dédoublement de l’esprit, qui fait de lui un être effroyablement vivant, machiné, compliqué et fatigant pour lui-même.

Je prends, dans un livre paru récemment, un exemple frappant de cette observation involontaire pratiquée sur soi-même aux heures les plus douloureuses. Un de ceux qui ont le plus souffert par l’art, Gustave Flaubert, après avoir passé la nuit auprès du corps de son plus cher ami, de celui dont la mort le laissa inconsolable, écrivait à M. Maxime Du Camp une étrange et superbe lettre dont voici des fragments :


« Alfred est mort lundi soir, à minuit ; je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits, je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges ; en le gardant, je lisais les Religions de l’Antiquité de Creuzer.

La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe ; on entendait les chants du coq, et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure, ni le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi, j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je laie appelée. Cette chienne lavait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul ; la nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire.[…]


[…] De temps à autre, j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage pour le regarder... Quand le jour a paru, vers quatre heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et roidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls.

Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes, et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc ; les bois commençaient à se détacher sur le ciel ; les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante ; des oiseaux ont chanté, et je me suis dit cette phrase de son Bélial : “Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant.”[…]


[…] On l’a porté à bras au cimetière ; la course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque gui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse ; je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille.[…]


[…] Un autre eût pleuré simplement, puis oublié. Il me semble que ces douleurs clairvoyantes doivent être plus aiguës, et ces âmes attentives et complexes plus malheureuses que celles des autres. »

L’Anglais d’Étretat (Le Gaulois, 29 novembre 1882)

Un grand poète anglais vient de traverser la France pour saluer Victor Hugo. Tous les journaux sont pleins de son nom et des légendes courent sur son compte à travers les salons. J’ai eu, voici quinze ans déjà, l’occasion de rencontrer plusieurs fois Algernon-Charles Swinburne. Je veux essayer de le montrer tel que je l’ai vu, et de fixer l’étrange impression qu’il m’a faite, restée toujours vive en moi malgré le temps.

C’était en 1867 ou 1868, je crois ; un jeune Anglais inconnu venait d’acheter à Étretat une petite chaumière cachée sous de grands arbres. Il vivait là, toujours seul, d’une manière bizarre, disait-on, et il soulevait l’étonnement hostile des indigènes, le peuple étant sournois et niaisement malveillant comme tout peuple de petite ville.

On racontait que cet Anglais fantaisiste ne mangeait que du singe bouilli, rôti, sauté, confit ; qu’il ne voulait voir personne, qu’il parlait haut, tout seul, pendant des heures ; enfin mille choses surprenantes qui faisaient conclure aux raisonneurs du lieu qu’il n’était pas fait comme tout le monde.

On s’étonnait surtout qu’il vécût familièrement avec un singe, un grand singe libre dans sa demeure. C’eût été un chien, un chat, on n’eût rien dit. Mais un singe ? N’était-ce pas affreux ? Fallait-il avoir des goûts de sauvage !

Je ne connaissais ce jeune homme que pour le rencontrer dans la rue. Il était petit, gras sans être gros, d’allure douce, et portait une moustache blonde presque invisible. Un hasard nous fit causer ensemble. Ce sauvage avait des manières aimables et aisées ; mais il était bien un de ces Anglais étranges qu’on rencontre çà et là par le monde.

Doué d’une intelligence remarquable, il semblait vivre dans un rêve fantastique comme dut le faire Edgar Poe. Il avait traduit en anglais un volume de surprenantes légendes islandaises que je désirerais ardemment voir maintenant traduites en français. Il aimait le surnaturel, le macabre, le torture, le compliqué, tous les détraquements cérébraux ; mais il parlait des choses les plus stupéfiantes avec un flegme tout anglais qui leur donnait, sous sa voix douce et tranquille, des allures de bon sens à rendre fou.

Plein d’un mépris hautain pour le monde, ses conventions, ses préjugés, sa morale, il avait cloué à sa maison un nom audacieusement impudent. Le patron d’une auberge déserte écrivant sur sa porte : « Ici on tue les voyageurs ! » ne ferait pas une plus sinistre facétie.

Je n’avais point pénétré chez lui quand je reçus une invitation à déjeuner à la suite d’un accident arrivé à un de ses amis, qui avait failli se noyer et que j’avais voulu secourir.

Bien qu’accouru après le sauvetage, je reçus les remerciements empressés des deux Anglais, et je me rendis chez eux le lendemain.

L’ami était un garçon d’une trentaine d’années qui portait sur un corps d’enfant, – un corps sans poitrine et sans épaules, – une tête énorme. Un front démesuré, qui semblait avoir dévoré tout le reste de l’homme, se développait comme un dôme au-dessus d’une mince figure, terminée en fuseau par la barbiche d’un menton pointu. Les yeux aigus et la bouche fuyante donnaient l’impression d’une tête de reptile, tandis que le crâne magnifique éveillait l’idée du génie.

Une trépidation nerveuse agitait cet être singulier qui marchait, remuait, agissait par saccades, comme aux secousses d’un ressort détraqué.

C’était Algernon-Charles Swinburne, fils d’un amiral anglais et petit-fils, par sa mère, du comte d’Ashburnham.

Sa physionomie, troublante, inquiétante même, se transfigurait quand il parlait. J’ai rarement vu un homme plus saisissant, plus éloquent, plus incisif, plus charmant dans l’action de la parole. Son imagination rapide, claire, suraiguë et fantasque semblait glisser dans sa voix, faire vivants et nerveux les mots. Son geste à sursauts scandait sa phrase sautillante qui vous pénétrait dans l’esprit comme une pointe, et il avait soudain des éclats de pensée, comme les phares ont des éclats de feu, de grandes lumières géniales qui semblent éclairer tout un monde d’idées.

La maison des deux amis était jolie et peu ordinaire. Partout des tableaux, parfois superbes, parfois étranges, fixant des conceptions d’aliénés. Une aquarelle, si je me souviens bien, représentait une tête de mort naviguant dans une coquille rose, sur un océan sans limites, sous une lune à figure humaine.

De place en place, on rencontrait des ossements. Je remarquai surtout une affreuse main d’écorché qui gardait sa peau séchée, ses muscles noirs mis à nu, et sur l’os, blanc comme de la neige, des traces de sang ancien.

La nourriture me parut une énigme que je ne devinais pas. Était-ce bon ? Était-ce mauvais ? Je ne le pourrais établir. Un rôti de singe m’ôta l’envie de manger ordinairement de cet animal ; et le grand singe en liberté qui rôdait autour de nous et me poussait, par farce, la tête dans mon verre quand j’allais boire, m’enleva tout désir d’avoir un de ses frères pour compagnon de tous les jours.

Quant aux deux hommes, ils m’ont laissé l’impression de deux esprits singulièrement originaux et remarquables, totalement bizarres, appartenant à cette race particulière d’hallucinés de talent dont sont sortis Poe, Hoffmann et d’autres encore.

Si le génie est, comme on le croit communément, une sorte de délire des grandes intelligences, Algernon-Charles Swinburne est assurément un homme de génie.

Les vastes esprits raisonnables ne sont jamais considérés comme géniaux, tandis qu’on prodigue une sublime qualification à des cerveaux souvent de second ordre, mais qu’agite un peu de folie.

Dans tous les cas, ce poète reste un des premiers de son temps par l’originalité de son invention et la prodigieuse habileté de sa forme. C’est un lyrique exalté, un lyrique forcené qui ne se préoccupe guère de cette humble et bonne vérité que recherchent aujourd’hui si obstinément et si patiemment les artistes français, mais qui s’évertue à fixer des songes, des pensées subtiles, tantôt ingénieusement grandioses, tantôt simplement enflées, parfois aussi magnifiques.

Deux ans plus tard, je trouvai la maison fermée, les hôtes partis, on vendait les meubles. J’achetai, en souvenir d’eux, la hideuse main d’écorché. Sur le gazon, un énorme bloc carré de granit portait gravé ce simple mot : « Nip ». Au-dessus, une pierre creuse, pleine d’eau, offrait à boire aux oiseaux. C’était la sépulture du singe, pendu par un jeune domestique nègre et vindicatif. Ce serviteur violent s’était ensuite enfui, disait-on, devant le revolver du maître exaspéré. Mais, après avoir erré sans toit, ni pain, pendant plusieurs jours, il reparut et se mit à vendre des sucres d’orge par les rues. Il fut définitivement expulsé du pays après avoir étranglé aux trois quarts un consommateur mécontent.

La terre serait plus gaie si on rencontrait souvent des intérieurs comme celui-là.

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