Sur cette ville cosmopolite qu’est devenue l’esplanade des Invalides depuis l’ouverture de l’Exposition, s’abattait un de ces coups de soleil lourds, brûlants et moites, qui tombent entre deux averses, les jours d’orage ; toutes les constructions hétérogènes, plantées l’une contre l’autre, habitées par des races nées sous tous les ciels, donnaient à ce labyrinthe international l’aspect d’un petit champ miraculeux, où un dieu fantaisiste aurait semé des échantillons de tous les peuples et de toutes les constructions connues.
Je parcourais une sorte de ruelle tortueuse où l’on voyait, se suivant, des logis faits avec des bâtons et habités par de petits hommes jaunâtres et grimaçants, d’autres faits avec des nattes, avec des peaux, avec des boues, avec des toiles, des cases pleines de nègres, des tentes pleines d’Arabes. Soudain une musique bizarre, aigre et bondissante, jaillissant d’une petite construction mauresque, noya brusquement mon cœur sous une vague de souvenirs qui fit passer dans mes yeux de claires visions africaines.
J’entrai, et j’aperçus sur une estrade des femmes de là-bas dansant la danse du désert que scandait un sauvage orchestre de musiciens juifs et maures, au milieu desquels un fort Mozabite bronzé soufflait avec des joues enflées de triton monstrueux dans la terrible rhaïta, flûte formidable, faite d’une corne noire que l’homme, à moitié fou d’énervement, balançant la tête, ouvrant des yeux énormes, sans arrêt, sans repos, sans paraître respirer, sans dégonfler une seconde sa grande bouche ballonnée, emplissait interminablement de son haleine assourdissante.
Les femmes se balançaient, tournaient, glissaient en frappant du talon les planches de l’estrade. Il y avait Aklita (duvet de pêche), Yamina (fleur de jasmin), deux Mauresques, une Arabe, Houria, deux négresses du Soudan, une chanteuse juive Sultana, une enfant de six ans, déjà danseuse, et deux Ouled Naïl, une de Biskra et l’autre de Boghar.
Ce fut en moi une joie profonde, un de ces ressouvenirs qui grisent, une suite d’images, de gens, de choses, de paysages aimés, apparus, évoqués, dans ce petit coin forain de la grande fête parisienne ; et je revis surtout, avec une netteté surprenante, les deux plus étranges apparitions de danses et de femmes africaines, qui aient émerveillé mes yeux, l’une à Djelfa, l’autre à Tunis. Je dois ajouter que les danseuses venues à Paris sont pour la plupart mariées, tandis que celles rencontrées là-bas étaient... libres.
Depuis huit jours, j’errais à cheval à travers les plaines d’alfas, les longs espaces pierreux et les dunes, en compagnie de deux officiers qu’on m’avait autorisé à accompagner dans une excursion topographique. Le soir, devant la tente, puis, pendant les longs trajets au pas, sous le soleil martyrisant des premiers jours d’août dans le désert, nous causions de ce pays que je commençais à aimer non seulement par les yeux, mais aussi par le cœur. Oh ! quel soleil, non point pesant comme celui des régions humides et tropicales, qui semble une matière brûlante, lourde et féconde, mais terrible, dévastateur et léger, une sorte d’onde sèche et impalpable de feu qui s’est répandue sur le monde, qui a tout brûlé, tout mangé, ne laissant plus une herbe, plus d’insecte, presque plus de bêtes, calcinant les pierres, desséchant les sources, buvant même la sueur des hommes dont la peau semble tannée par cette atmosphère d’incendie.
Pendant huit jours nous n’avions rien vu, senti, respiré que Lui, ce Roi dévorant de l’été africain. Nous étions noirs déjà comme des Arabes, maigris et forts, rafraîchis d’ailleurs par l’air froid des nuits que nous passions devant les tentes, la tête enveloppée en des burnous dont j’écartais parfois les plis pour regarder le ciel violet du sud, où les astres palpitants semblaient vivre.
Nous avions rencontré des tribus nomades cherchant des restes d’herbes brûlées pour leurs troupeaux affamés. Les campements apparus au loin comme une lèpre brune étaient les seules manifestations de vie que nous eussions aperçues sur la surface du sol, tandis que des vautours glissaient lentement dans le ciel jaune comme s’ils eussent nagé, épiant ce passage des hommes qui laissent derrière eux des charognes. Or, un soir, tout à coup, nous rencontrâmes une route, puis des voitures, deux voitures pareilles à celles qu’on loue dans les sous-préfectures. Elles nous attendaient, conduites par des soldats qui lancèrent au grand trot les chevaux pour nous emmener à la ville.
Car Djelfa est une ville, une petite ville d’Europe, non une ville arabe, une petite ville qui a même une petite rivière où on pêche des petits poissons, où on voit des boutiques le long des rues, et des épiciers mozabites ou juifs, attendant le client, comme chez nous.
Mais soudain, au milieu d’un passage étroit enfermé entre deux lignes de maisons apparut, grande, mince, le corps cambre, drapée superbement sous des étoffes rouges et bleues, la tête couverte d’une montagne inimaginable de cheveux noirs formant une sorte de tour carrée, soutenue par un étrange diadème et par des chapelets de médailles qui serpentaient dedans, la gorge disparue sous des colliers faits avec des pièces de vingt francs, le ventre emprisonné sous une bizarre plaque d’argent naïvement ciselée où pendait, au bout d’une chaîne, une serrure symbolique, les bras couverts de bracelets, les chevilles chargées d’anneaux, une femme, une Ouled Naïl, une courtisane du Sud.
Dans cette petite ville de colons, poussée en plein désert, l’apparition subite de cet être éclatant et magnifique, couvert de parures, au visage tatoué d’étoiles bleues, à la démarche fière comme celle d’une reine barbare, me saisit d’étonnement et d’admiration. Plus loin j’en vis une autre debout sur le seuil de son logis, encadrée par sa porte, comme en une niche d’idole. La masse de ses cheveux édifiés en monument touchait le haut de l’entrée ; et elle nous regardait avec des yeux fixes, dédaigneux, vaguement souriants. Elles n’étaient belles ni l’une ni l’autre, mais inexprimablement étranges et saisissantes, bestiales et mystiques, parées pour des vices primitifs exigeants et simples de nomades.
D’autres nous apparurent encore. Dans ce village franco-arabe elles étaient plus de cinquante, car Bou-Amama, en ce temps-là, terrorisait les petites oasis de l’Ouest et avait forcé les courtisanes couvertes d’argent et d’or à se réfugier à Djelfa, centre de la tribu des Ouled Naïl, à laquelle beaucoup de ces femmes appartenaient.
C’est une tradition dans cette tribu, tradition acceptée, presque respectée par tout le peuple arabe, que les filles aillent amasser dans les ksours et villages, en se livrant aux hommes, la dot qu’elles rapporteront pour se marier chez elles.
Après le dîner, au mess des officiers, dont je n’oublierai jamais l’accueil charmant, un d’eux me proposa d’aller au Café Maure.
De loin, trois ou quatre rues avant celle où était placé cet établissement, on entendait la clameur aiguë, assourdie par les murs de terre, de la flûte en corne noire qui semblait un cri féroce, ininterrompu, mystérieux. Certes, quand Aïssa viendra, au dernier jour, réveiller les morts, il fera sortir de terre les cadavres arabes couchés sous les pierres du désert, au son de la rhaïka.
Nous approchons ; des fantômes blancs sont debout devant la porte, immobiles sous le flot de clarté jaune qui jaillit de ce lieu, et va frapper, de l’autre côté de la rue, ce mur de chaux où des silhouettes noires sont plaquées. D’autres hommes accroupis le long de ce logis, pour ne point payer l’entrée, écoutent. Il faut écarter ces corps qui ne se dérangent jamais, les bousculer et les enjamber et j’aperçois, dans une pièce basse, claire, nue et vaste, pleine de fumée d’huile à quinquet et de tabac, un monceau d’Arabes, debout, couchés, roulés, deux cents peut-être, ne laissant au milieu d’eux qu’un étroit et long passage sur le sol nu où glissent l’une en face de l’autre deux femmes qui dansent, la taille droite et la tête immobile. Seul le ventre s’agite, tressaille, traversé de frissons, et les jambes aussi remuent sans qu’on devine sous la robe éclatante et longue quel mouvement elles font, comment elles portent ce torse rigide et cette tête sévère avec ce glissement mystérieux, charmant, incompréhensible, scandé parfois d’un coup de talon sec qui rend encore plus étrange cette danse auguste et primitive. Les tambourins et la rhaïka accélèrent leur vacarme formidable, crispent, tordent, déchirent, affolent les nerfs ; et on comprend quel autre effet cela doit produire sur ces primitifs.
Devant les premiers Arabes vautrés à terre, une ligne d’autres danseuses est accroupie. Elles attendent leur tour pour se montrer. Deux d’entre elles tout à l’heure se lèveront, le corps sonnant sous les parures d’or et d’argent dont l’amour des hommes les a couvertes et, un mouchoir de soie bleue ou rouge tenu par les bouts entre leurs mains et balancé devant leur visage impassible, elles allumeront, en dansant aussi, les désirs dans les cœurs, afin d’amasser une dot pour l’époux.
Ce que je vis à Tunis m’a plus surpris encore, bien que je fusse préparé par plusieurs mois passés, à deux reprises différentes, dans l’intérieur des pays arabes, à tout ce qu’ils peuvent nous révéler de singulier. A Tunis, nous ne pouvons pénétrer ni dans les mœurs, ni dans les maisons des indigènes. Ils vivent à côté de nous, soumis, semble-t-il, à des lois européennes, ou plutôt à la police qui gouverne la voie publique, mais libres, en leurs demeures, de tout faire puisque nous n’y entrons point. Un prélat, que ses immenses propriétés et de grosses sommes gagnées, dit-on, par ses participations heureuses aux affaires de la jeune colonie, ont fait surnommer, là-bas, Monseigneur Mercanti, prêche une croisade contre les nègres esclaves chassés comme du gibier en des contrées lointaines ; pourquoi ne s’occupe-t-il pas plutôt de l’esclavage à Tunis, où on achète l’ouvrier au moyen d’un subterfuge très simple, où tout musulman peut acheter une femme, deux femmes, autant de femmes qu’il veut, pour les enfermer dans une oubliette conjugale où elles disparaissent, où il en fait ce qu’il lui plaît, où la seule loi qui veille véritablement sur elles est le grand principe d’économie domestique auquel obéissent secrètement tous les propriétaires de chair humaine ou d’autre chose.
Donc, un soir, un fonctionnaire français, fort gracieux et armé d’un pouvoir redoutable pour les Arabes, m’offrit de voir ensemble tout ce qu’on peut voir à Tunis la nuit.
Nous dûmes être accompagnés par un agent de la police beylicale sans quoi, aucune porte, même celle des plus vils bouges indigènes, ne se serait ouverte devant nous.
La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent des couloirs d’une cité abandonnée, dont on a oublié d’éteindre le gaz, par places.
Nous voici partis très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs ; et on nous fit entrer chez des juives qui dansaient la « danse du ventre ». Cette danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la maestria de l’artiste. Trois sueurs, trois filles très parées faisaient leurs contorsions impures, sous l’œil bienveillant de leur mère, une énorme petite boule de graisse vivante coiffée d’un cornet de papier doré, et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon, trois portes entrebâillées montraient les couches basses de trois chambres. J’ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un rideau, s’agiter pour nous le flanc de ses sueurs. J’allais entrer dans la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille, de la belle-sueur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne fût-ce qu’un soir, à la famille. Pour me faire pardonner cette défense d’entrer, on m’amena le premier enfant de cette dame, une petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la « danse du ventre ».
Je m’en allai fort dégoûté.
Avec des précautions infinies, on me fit pénétrer ensuite dans le logis -de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le Roumi est entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées : Je vis là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins d’armoires à glace.
Nous songions à regagner l’hôtel quand l’agent de police indigène nous proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu d’amour dont il ferait ouvrir la porte d’autorité.
Nous voici le suivant à tâtons en des ruelles noires inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de l’épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains, effrayants d’assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans le quartier de la débauche.
Devant une porte on s’arrête ; nous nous dissimulons à droite et à gauche tandis que l’agent frappe à coups de poing en criant une phrase arabe, un ordre.
Une voix, faible, une voix de vieille répond derrière la planche ; et nous percevons maintenant des sons d’instruments et des chants criards de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.
On ne veut pas ouvrir. L’agent se fâche, et de sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques et violentes. A la fin, la porte s’entrebâille, l’homme la pousse et entre comme en une ville conquise, et d’un beau geste vainqueur, semble nous dire : « Suivez-moi ».
Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre enfants arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour de quelque chose qui remue, et d’où sort une tête invraisemblable et tatouée de sorcière, essaye encore de nous empêcher d’avancer. Mais la porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques hommes sont debout, qui n’ont pu pénétrer dans la seconde dont ils obstruent l’ouverture en écoutant d’un air recueilli l’étrange et aigre musique qu’on fait là-dedans. L’agent pénètre le premier, fait écarter les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des tas d’Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs blancs, jusqu’au fond. Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce, une pyramide d’autres Arabes s’étage, invraisemblablement empilés et mêlés, un amas de burnous d’où émergent cinq têtes à turban.
Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face, derrière un guéridon d’acajou chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses à café et de petites cuillers d’étain, quatre femmes assises chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs accompagnent sur des instruments.
Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille et Une Nuits, et une d’elles, âgée de quinze ans environ, est d’une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu’elle illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose d’imprévu, de symbolique et d’inoubliable.
Les cheveux sont retenus par une écharpe d’or qui coupe le front d’une tempe à l’autre. Sous cette barre droite et métallique s’ouvrent deux yeux énormes, au regard fixe, insensible, introuvable, deux yeux longs, noirs, éloignés, que sépare un nez d’idole tombant sur une petite bouche d’enfant, qui s’ouvre pour chanter et semble seule vivre en ce visage. C’est une figure sans nuances, d’une régularité imprévue, primitive et superbe, faite de lignes si simples qu’elles semblent les formes naturelles et uniques de ce visage humain.
En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-t-il, remplacer un trait, un détail, par quelque chose pris sur une autre personne. Dans cette tête de jeune Arabe, on ne pourrait rien changer tant ce dessin en est typique et parfait. Ce front uni, ce riez, ces joues d’un modelé imperceptible qui vient mourir à la fine pointe du menton, en encadrant, dans un ovale irréprochable de chair un peu brune, les seuls yeux, le seul nez et la seule bouche qui puissent être là, sont l’idéal d’une conception de beauté absolue dont notre regard est ravi, mais dont notre rêve seul peut ne pas se sentir entièrement satisfait. A côté d’elle, une autre fillette charmante aussi, point exceptionnelle, une de ces faces blanches, douces, dont la chair a l’air d’une pâte faite avec du lait ; encadrant ces deux étoiles, deux autres femmes sont assises, au type bestial, à la tête courte, aux pommettes saillantes, deux prostituées nomades, de ces êtres perdus que les tribus sèment en route, ramassent et reperdent, puis laissent un jour à la traîne de quelque troupe de spahis qui les emmène en ville.
Elles chantent en tapant sur la darbouka avec leurs mains rougies par le henné, et les musiciens juifs les accompagnent sur de petites guitares, des tambourins et des flûtes aiguës.
Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais rire, avec une gravité auguste.
Où sommes-nous ? Dans le temple de quelque religion barbare ? Ou dans une maison publique ?
Dans une maison publique ? Oui, nous sommes dans une maison publique, et rien au monde ne m’a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche, plus colorée que l’entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d’un de ces hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu’au milieu des débauches.
On m’en montre un, assis devant sa minuscule tasse de café, les yeux levés pleins de recueillement. C’est lui qui a retenu l’idole ; et presque tous les autres sont des invités. Il leur offre des rafraîchissements et de la musique, et la vue de cette belle fille jusqu’à l’heure où il les priera de rentrer chacun chez soi. Et ils s’en iront en le saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, cet homme de goût, jeune, grand, avec une peau transparente d’Arabe des villes que rend plus claire la barbe noire, luisante, soyeuse, et un peu rare sur les joues.
La musique cesse. Nous applaudissons. On nous imite. Nous sommes assis sur des escabeaux, au milieu d’une pile d’hommes. Soudain une longue main noire me frappe sur l’épaule et une voix, une de ces voix étranges des indigènes essayant de parler français, me dit :
— Moi, pas d’ici. Français comme toi.
Je me retourne et je vois un géant, en burnous, un des Arabes les plus hauts, les plus maigres, les plus osseux que j’aie jamais rencontrés.
— D’où es-tu donc ? lui dis-je stupéfait.
— D’Algérie !
— Ah ! Je parie que tu es Kabyle ?
— Oui, Moussi.
Il riait, enchanté que j’eusse deviné son origine, et me montrant son camarade :
— Lui aussi.
— Ah ! Bon.
C’était pendant une sorte d’entracte.
Les femmes à qui personne ne parlait ne remuaient pas plus que des statues, et je me mis à causer avec mes deux voisins d’Algérie, grâce au secours de l’agent de police indigène.
J’appris qu’ils étaient bergers, propriétaires aux environs de Bougie, et qu’ils portaient dans les replis de leurs burnous des flûtes de leur pays dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils avaient envie sans doute qu’on admirât leur talent et ils me montrèrent deux minces roseaux percés de trous, deux vrais roseaux coupés par eux au bord d’une rivière !
Je priai qu’on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec une politesse parfaite.
Ah ! La surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon cœur avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans l’eau. C’était fin, doux, haché, sautillant : des sons qui volaient, qui voletaient l’un après l’autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans s’unir jamais ; un chant qui s’évanouissait toujours, qui recommençait toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de l’âme des feuilles, de l’âme des bois, de l’âme des ruisseaux, de l’âme du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles, dans cette maison publique d’un faubourg de Tunis.
Ce qu’on appelle aujourd’hui le roman de mœurs est d’invention assez moderne. Je ne le ferai pas remonter à Daphnis et Chloé, cette églogue poétique, sur laquelle s’extasient les esprits doctes et tendres qu’exalte l’Antiquité, ni à l’Ane, conte grivois, que refit en le développant, Apulée, ce décadent classique.
Je ne m’occuperai pas non plus, dans cette très courte étude sur l’évolution du roman moderne depuis le commencement de ce siècle, de ce qu’on appelle le roman d’aventures, lequel nous vient du Moyen Age, et, né des récits de chevalerie, continué par Mlle de Scudéry, et plus tard modifié par Frédéric Soulié et Eugène Sue, semble avoir eu son apothéose dans ce conteur de génie que fut Alexandre Dumas père.
Quelques hommes encore aujourd’hui s’acharnent à égrener des histoires aussi invraisemblables qu’interminables, durant cinq ou six cents pages, mais ils ne sont lus par aucun de ceux que passionne ou même qu’intéresse l’art littéraire.
A côté de cette école des amuseurs, qui ne s’impose que rarement à l’estime des lettrés et qui a dû son triomphe aux facultés exceptionnelles, à l’inépuisable imagination et la verve intarissable de ce volcan en éruption de livres, qui se nommait Dumas, se déroula dans notre pays une chaîne de romanciers philosophes dont les trois ancêtres principaux, bien différents de nature, sont : Lesage, J.-J. Rousseau et l’abbé Prévost.
De Lesage descend la lignée des fantaisistes spirituels qui, regardant le monde de, leur fenêtre, un lorgnon sur Vueil, une feuille de papier devant eux, psychologues souriants, plus ironiques qu’émus, nous ont montré, avec de jolis dehors d’observation et des élégances de styles, de fringantes marionnettes.
Les hommes de cette école, artistes aristocrates, ont surtout la préoccupation de nous rendre visibles leur art et leur talent, leur ironie, leur délicatesse, leur sensibilité. Ils les dépensent à profusion, autour de personnages fictifs, manifestement imaginés, des automates qu’ils animent.
De J.-J. Rousseau descend la grande famille des écrivains romanciers-philosophes, qui ont mis l’art d’écrire, tel qu’on le comprenait autrefois, au service d’idées générales. Ils prennent une thèse et la mettent en action. Leur drame n’est pas tiré de la vie, mais conçu, combiné et développé en vue de démontrer le vrai ou le faux d’un système.
Chateaubriand, incomparable virtuose, chanteur de rythmes écrits, pour qui la phrase exprime la pensée autant par la sonorité que par la valeur des mots, fut le grand continuateur du philosophe de Genève ; et Mme Sand a tout l’air d’avoir été le dernier enfant génial de cette descendance. Comme chez Jean-Jacques, on retrouve chez elle l’unique souci de personnifier des thèses en des individus qui sont, tout le long de l’action, les avocats d’office des doctrines de l’écrivain. Rêveurs, utopistes, poètes, peu précis et peu observateurs, mais prêcheurs éloquents, artistes et séducteurs, ces romanciers n’ont plus guère aujourd’hui de représentants parmi nous.
Mais de l’abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues, des véritalistes. C’est avec Manon Lescaut qu’est née l’admirable forme du roman moderne.
En ce livre, pour la première fois, l’écrivain cessant d’être uniquement un artiste, un ingénieux montreur de personnages est devenu, tout à coup, sans théories préconçues, par la force même et la nature propre de son génie, un sincère, un admirable évocateur d’êtres humains. Pour la première fois nous recevons l’impression profonde, émouvante, irrésistible de gens pareils à nous, passionnés et saisissants de vérité, qui vivent leur vie, notre vie, aiment et souffrent comme nous entre les pages d’un livre.
Manon Lescaut, cet inimitable chef-d’œuvre, cette prodigieuse analyse d’un cœur de femme, la plus fine, la plus exacte, la plus pénétrante, la plus complète, la plus révélatrice peut-être qui existe, nous dévoile si nue, si vraie, si intimement évoquée, cette âme légère, aimante, changeante, fausse et fidèle de courtisane, qu’elle nous renseigne en même temps sur toutes les autres âmes de femme, car toutes se ressemblent un peu, de près ou de loin.
Sous la Révolution et sous l’Empire, la littérature sembla morte. Elle ne peut vivre qu’aux époques de calme, qui sont des époques de pensée. Pendant les périodes de violence et de brutalité, de politique, de guerre et d’émeute, l’art disparaît, s’évanouit complètement, car la force brutale et l’intelligence ne peuvent dominer en même temps.
La résurrection fut éclatante. Une légion de poètes surgit, qui s’appelèrent A. de Lamartine, A. de Vigny, A. de Musset, Baudelaire, Victor Hugo et deux romanciers apparurent, de qui date la réelle évolution de l’aventure imaginée à l’aventure observée, ou mieux à l’aventure racontée, comme si elle appartenait à la vie.
Le premier de ces hommes, grandi pendant les secousses de l’Épopée impériale, se nomma Stendhal, et le second, le géant des lettres modernes, aussi énorme que Rabelais, ce père de la littérature française, fut Honoré de Balzac.
Stendhal gardera surtout une valeur de précurseur c’est le primitif de la peinture de mœurs. Ce pénétrant esprit, doué d’une lucidité et d’une précision admirables, d’un sens de la vie subtil et large, a fait couler dans ses livres un flot de pensées nouvelles, mais il a si complètement ignoré l’art, ce mystère qui différencie absolument le penseur de l’écrivain, qui donne aux œuvres une puissance presque surhumaine, qui met en elles le charme inexprimable des proportions absolues et un souffle divin qui est l’âme des mots assemblés par un engendreur de phrases, il a tellement méconnu la toute-puissance du style qui est la forme inséparable de l’idée, et confondu l’emphase avec la langue artiste, qu’il demeure, malgré son génie, un romancier de second plan.
Le grand Balzac lui-même ne devint un écrivain qu’aux heures où il semble écrire avec une furie de cheval emporté. Il trouve alors, sans les chercher, comme il le fait inutilement et péniblement presque toujours, cette souplesse, cette justesse, qui centuplent la joie de lire.
Mais devant Balzac on ose à peine critiquer. Un croyant oserait-il reprocher à son dieu toutes les imperfections de l’univers ? Balzac a l’énergie fécondante, débordante, immodérée, stupéfiante d’un dieu, mais avec les hâtes, les violences, les imprudences, les conceptions incomplètes, les disproportions d’un créateur qui n’a pas le temps de s’arrêter pour chercher la perfection.
On ne peut dire de lui qu’il fut un observateur, ni qu’il évoqua exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains romanciers, mais il fut doué d’une si géniale intuition et il créa une humanité tout entière si vraisemblable, que tout k monde y crut et qu’elle devint vraie. Son admirable fiction modifia le monde, envahit la société, s’imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les personnages de Balzac, qui n’existaient pas avant lui, parurent sortir de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète l’illusion des êtres, des passions et des événements.
Cependant, il ne codifia point sa manière de créer comme il est d’usage de k faire aujourd’hui. Il produisit simplement avec une surprenante abondance et une infinie variété.
Derrière lui, une école se forma bientôt, qui, s’autorisant de ce que Balzac écrivait mal, n’écrivit plus du tout, et érigea en règle la copie précise de la vie. M. Champfleury fut un des plus remarquables chefs de ces réalistes, dont un des meilleurs, Duranty, a laissé un fort curieux roman : Le Malheur d’Henriette Gérard.
Jusque-là, tous les écrivains qui avaient eu le souci de donner en leurs livres la sensation de la vérité semblent s’être peu préoccupés de ce qu’on appelait l’art d’écrire. On eût dit que, pour eux, le style était une sorte de convention dans l’exécution, inséparable de la convention dans la conception, et que la langue châtiée et artiste apportait un air emprunté, un air irréel aux personnages du roman qu’on voulait créer tout à fait pareils à ceux des rues.
C’est alors qu’un jeune homme, doué d’un tempérament lyrique, nourri des classiques, épris de l’art littéraire, du style et du rythme des phrases à n’avoir plus d’autre amour dans le cœur, et armé aussi d’un œil admirable d’observateur, de cet œil qui voit en même temps les ensembles et les détails, les formes et les couleurs, et qui sait deviner les intentions secrètes tout en jugeant la valeur plastique des gestes et des faits, apporta dans l’histoire de la littérature française un livre d’une impitoyable exactitude et d’une impeccable exécution, Madame Bovary.
C’est à Gustave Flaubert qu’on doit l’accouplement du style et de l’observation modernes.
Mais la poursuite de la vérité, ou plutôt de la vraisemblance amenait peu à peu la recherche passionnée de ce qu’on appelle aujourd’hui le document humain.
Les ancêtres des réalistes actuels s’efforçaient d’inventer en imitant la vie ; les fils s’efforcent de reconstituer la vie même, avec des pièces authentiques qu’ils ramassent de tous les côtés. Et ils les ramassent avec une incroyable ténacité. Ils vont partout, furetant, guettant, une hotte au dos, comme des chiffonniers. Il en résulte que leurs romans sont souvent des mosaïques de faits arrivés en des milieux différents et dont les origines, de nature diverse, enlèvent au volume où ils sont réunis le caractère de vraisemblance et l’homogénéité que les auteurs devraient poursuivre avant tout.
Les plus personnels des romanciers contemporains qui ont apporté dans la chasse et l’emploi du document l’art le plus subtil et le plus puissant sont assurément les frères de Goncourt. Doués, en outre, de natures extraordinairement nerveuses, vibrantes, pénétrantes, ils sont arrivés à montrer, comme un savant qui découvre une couleur nouvelle, une nuance de la vie presque inaperçue avant eux. Leur influence sur la génération actuelle est considérable et peut être inquiétante, car, tout disciple outrant les procédés du maître tombe dans les défauts dont le sauvèrent ses qualités magistrales.
Procédant à peu près de la même façon, M. Zola, avec une nature plus forte, plus large, plus passionnée et moins raffinée, M. Daudet avec une manière plus adroite, plus ingénieuse, délicieusement fine et moins sincère peut-être, et quelques hommes plus jeunes comme MM. Bourget, de Bonniéres, etc., etc., complètent et semblent terminer le grand mouvement du roman moderne vers la vérité. Je ne cite point avec intention M. Pierre Loti, qui reste le prince des poètes fantaisistes en prose. Pour les débutants qui apparaissent aujourd’hui, au lieu de se tourner vers la vie avec une curiosité vorace, de la regarder partout autour d’eux avec avidité, d’en jouir ou d’en souffrir avec force suivant leur tempérament, ils ne regardent plus qu’en eux-mêmes, observent uniquement leur âme, leur cœur, leurs instincts, leurs qualités ou leurs défauts, et proclament que le roman définitif ne doit être qu’une autobiographie.
Mais comme le même cœur, même vu sous toutes ses faces, ne donne point des sujets sans fin, comme le spectacle de la même âme répété en dix volumes devient fatalement monotone, ils cherchent, par des excitations factices, par un entraînement étudié vers toutes les névroses, à produire en eux des âmes exceptionnellement bizarres qu’ils s’efforcent aussi d’exprimer par des mots exceptionnellement descriptifs, imagés et subtils.
Nous arrivons donc à la peinture du moi, du moi hypertrophié par l’observation intense, du moi en qui on inocule les virus mystérieux de toutes les maladies mentales.
Ces livres prédits, s’ils viennent comme on les annonce, ne seront-ils pas les petits-fils naturels et dégénérés de l’Adolphe de Benjamin Constant ?
Cette tendance vers la personnalité étalée – car c’est la personnalité voilée qui fait la valeur de toute œuvre, et qu’on nomme génie ou talent – cette tendance n’est-elle pas une preuve de l’impuissance à observer, à observer la vie éparse autour de soi, comme ferait une pieuvre aux innombrables bras ?
Et cette définition, derrière laquelle se barricada Zola dans la grande bataille qu’il a livrée pour ses idées, ne sera-t-elle point toujours vraie, car elle peut s’appliquer à toutes les productions de l’art littéraire et à toutes les modifications qu’apporteront les temps : un roman, c’est la nature vue à travers un tempérament.
Ce tempérament peut avoir les qualités les plus diverses, et se modifier suivant les époques, mais plus il aura de facettes, comme le prisme, plus il reflétera d’aspects de la nature, de spectacles, de choses, d’idées de toute sorte et d’êtres de toute race, plus il sera grand, intéressant et neuf.
J’imagine que la plupart des hommes de lettres pensent à peu près de même en politique. Nous sommes, en général, des indifférents, des indifférents utiles, à l’occasion, et facilement changeants. Lorsqu’on s’est formé des idées, justes ou fausses, un peu sur toutes choses, il reste un point sur lequel on ne peut en avoir que de très fluctuantes : c’est celui-là. En somme, la profession de foi de celui qui réfléchit, qui voit les causes et les raisons, qui a appris dans (histoire ce que sont les peuples, comment on gouverne, comment on rend grandes ou décadentes, glorieuses ou méprisées, sages ou folles, opulentes ou misérables, les enfantines et simples multitudes, ne peut guère se formuler que par de décourageantes constatations. Entre le gouvernement d’un seul, qui peut être la tyrannie d’une brute féroce, le suffrage restreint qui est un bâtard de l’injustice et du tremblement, et le suffrage universel, émanation directe de toutes les ignorances, de toutes les convoitises, de toutes les bassesses de l’animal humain sans culture, un homme éclairé ne doit avoir que de très vagues sympathies.
Mais, si ces sympathies ne peuvent s’attacher en principe à la forme du pouvoir, elles peuvent aller aux hommes qui l’exercent. Les grands tyrans ont toujours eu des cours d’hommes distingués ; les grandes républiques aussi. Je crois que la nôtre n’en aura pas.
Quand on est bien renseigné par la lecture, par la réflexion et par l’observation, sur les qualités que doivent posséder ceux qui sont appelés à gouverner les masses ; quand on a les notions que nous possédons aujourd’hui sur la nature, sur le caractère spécial, sur les mérites très particuliers des politiciens utiles, on les connaît, on les juge, et on les classe à leur valeur, avec une rapidité et une sûreté qui ne laissent plus guère de place à l’erreur.
Qu’il s’agisse d’un roi, d’un ministre ou d’un député, l’élite du pays le connaît aussitôt qu’elle l’a vu à l’œuvre. L’élite du pays, il est vrai, n’est qu’une infime minorité, dont le vote passe insignifiant ; mais elle pense, elle parle et, ce qui peut être plus grave, elle écrit.
Indifférents à la politique, comme je l’ai dit dans le début, les artistes, les savants et, en général, tous ceux qui vivent de l’idée, regardent désormais avec des yeux calmes, un peu dédaigneux, mais sans haine, tous les agissements et les actes de nos éphémères gouvernements. Hésitant entre les vieilles théories monarchiques dont l’application fut souvent bonne à la France, et les jeunes théories républicaines, qui paraissent jusqu’ici d’une mise en pratique difficile, il est une quantité d’hommes indépendants et désintéressés qui attendaient simplement des détenteurs actuels de l’autorité des preuves d’intelligence, de puissance véritable, de hauteur de vues et de maîtrise gouvernementale, pour s’allier sans arrière-pensée à ce pis-aller brutal et répugnant du nombre électeur, primant toutes les forces sociales, dominant tous les droits innés ou acquis, valeur, activité, esprit, instruction, fortune et le reste.
Ces hommes indépendants et désintéressés, qui sont assez nombreux, dans toutes les classes de la société, et dont les écœurements peuvent amener, tout à coup, de grandes secousses de l’opinion publique, comme celle qui nous a si étrangement menacés, cette année même, il faut, en somme, peu de chose pour les contenter, les séduire et les attirer.
En ce moment, surtout, on est tout disposé à la tolérance. On accepte n’importe quoi, n’importe qui, pourvu que ce n’importe quoi, que ce n’importe qui ait seulement l’apparence de quelque chose ou de quelqu’un. Nous l’avons bien vu dernièrement. Nous nous contentons de peu, de très peu, nous sommes indulgents jusqu’à nous faire pitié à nous-mêmes, car nous sommes las, mais las jusqu’au degré où la lassitude va devenir de la rage.
Tout le monde ou presque tout le monde se sent disposé à accepter ce qui est, à accepter ceux qui gouvernent, tout le monde ou presque tout le monde, pour être débarrassé du harcelant souci politique, les accepterait même avec plaisir le jour où ils nous donneraient la plus légère garantie de capacité, de sécurité et enfin de probité. Nous attendons avec l’envie de crier : « Bravo ! » le premier républicain ou les premiers républicains qui nous donneront la sensation d’un gouvernement éclairé, l’espérance d’un gouvernement durable et fort, la confiance dans un gouvernement impartial et indépendant.
Mais c’est aux actes qu’on juge les hommes, et, après la grande et réjouissante panique des députés et des sénateurs qui, à force d’avoir peur, se sont rués ensemble sur un trop timide prétendant et l’ont fait fuir devant eux comme un chien épouvanté devant son troupeau, nous assistons, aujourd’hui, à une autre venette d’une autre nature, tellement misérable, tellement stupéfiante, tellement inexplicable qu’on demeure éperdu devant la bêtise ou devant la lâcheté du pouvoir.
Ce n’est plus un général ambitieux, c’est M. François Coppée, de l’Académie française, qui menace, en ce moment, la République.
M. François Coppée, le poète, oui, madame, le poète du Passant, du Reliquaire, des Humbles et des Intimités ; M. François Coppée, de l’Académie française, enfin. Vous croyez peut-être qu’à l’imitation de M. Renan, devenu impudique sous les palmes et écrivant l’Abbesse de Jouarre, il a écrit à son tour quelque drame hardi, dont Marianne a rougi sous son bonnet ? Point du tout. M. Coppée a composé simplement un acte où il s’agit d’un prêtre fusillé par la Commune et d’un communard sauvé par la sueur de ce prêtre.
La pièce, présentée au Théâtre-Français, a été reçue à l’unanimité par le comité, et allait être jouée quand le ministre s’y est opposé.
Voilà qui est trop fort et trop bête ou trop couard ! L’homme, le citoyen quelconque, l’élu de je ne sais où qui est, aujourd’hui, ministre de l’Instruction publique veut-il par hasard nous faire croire qu’on n’a pas fusillé des prêtres et d’autres gens sous la Commune ? C’est .comme si on voulait nous insinuer que les Versaillais n’ont pas fusillé des communards et même aussi d’autres gens. De qui a-t-on peur ? De M. Coppée ? – Non. – Des spectateurs ordinaires du Théâtre-Français ? Quel étonnement ! – Non ! – Alors, de qui ? Des communards ? Mais ils ne sont pas encore en masse à la Comédie-Française. Ils n’y feront pas de bruit, soyez tranquilles. De qui donc a-t-on peur ? De qui ? Des communards qui sont au pouvoir, peut-être ?
Peur ! Voilà. On a peur. On a peur de tout le monde, et tout le monde a peur sous ce régime. Croyez-vous qu’ils ont des principes, des croyances, des convictions ou des idées ? Non, ils ont peur. Peur de l’électeur, peur des villes, peur des campagnes, peur des majorités, peur du papier, surtout du papier des votes, et de l’autre, celui des journaux ; peur de l’opinion, cette rouleuse ; peur de ce qu’ils disent, de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent et peur de leur ombre, c’est-à-dire de l’ombre des poltrons.
Quand un ministre craintif a tremblé au jour où M. Zola et M. Busnach allaient faire jouer Germinal sur un théâtre populaire, on a ri et on a protesté, mais on a compris que l’appréhension d’une bagarre pouvait faire hésiter cet illettré inquiet.
Quand le gouvernement, ému pour la réputation de l’armée, poursuit le livre de M. Descaves, nous protestons encore au nom du principe inviolable de la liberté de pensée ; cependant, nous sommes sans étonnement sur les défenseurs violents du prestige militaire.
Mais quand nous apprenons que le préposé à l’instruction nationale interdit de son autorité privée, de son autorité d’incompétent parvenu, la représentation d’une pièce de M. François Coppée reçue à l’unanimité par le comité de la Comédie-Française, nous crions : « C’est trop ridicule, à la fin : guerre à ces gens-là ! »
Ils prétendent, ces niais, qu’il y a péril pour la République ! Péril pour la République ! Un péril préparé, médité par M. Coppée, ce pétroleur – ou ce jésuite – car le danger peut venir de droite ou de gauche dans cette pièce où l’on parle en même temps de la Commune et de la religion ; un péril favorisé par M. Claretie, un péril auquel ont concouru sournoisement tous les sociétaires de la Comédie !
Dieu, est-ce bête ! C’est pour l’intelligence française et pour notre réputation de peuple libre et spirituel qu’il y a péril, qu’il y aura grand péril tant que nous serons entraînés à la dérive de leurs paniques par ces outres vides et flottantes des votes populaires.
A force d’être médiocres, ces hommes sont redoutables comme ces épidémies, bénignes au début, qui deviennent invincibles et chroniques ; à force d’amoindrir le pays, de le rapetisser à leurs idées, d’y semer leurs procédés, ils finiront par le détruire ; et si, en matière de gouvernement, l’indifférence pour la forme me paraît être un dogme de sage, pourvu que cette forme soit appliquée au mieux des intérêts matériels et intellectuels du pays, il n’en est point de même pour ceux qui détiennent le pouvoir en des mains maladroites, ignorantes ou trembleuses.
Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair sur les grandes prairies normandes. La terre sue de la verdure, s’en couvre comme d’une bave verte. Les arbres s’enveloppent de feuilles, la plaine se cache sous l’herbe haute, drue, reluisante, et l’on voit entre les haies les filles de ferme aux jupes courtes tirer vers les pâturages les lourdes vaches dont les mamelles pendent ballotées entre leurs cuisses. Elles vont, la fille devant, la bête derrière, la fille traînant, la bête traînée, l’une pressée et l’autre lente, n’ayant l’une et l’autre au fond des yeux que les reflets verts des arbres et des herbes. A quoi pensent-elles ? A quoi songe la pauvre fille qui gagne douze francs par mois, qui couche sur la paille d’un grenier, s’habille de quatre loques, et sans avoir jamais lavé dans l’eau froide d’une rivière ou dans l’eau chaude d’une baignoire son corps nerveux, fort comme celui d’un homme, voudrait peut-être le parer pour plaire au charretier qui laboure là-bas au bout de la plaine, derrière la maigre charrue que traînent deux chevaux roux ? Dans son rêve animal et court passe la boutique ambulante du marchand de rubans, de bonnets et de fichus, qui rôde sur les routes en tentant les paysannes. Elle entend le grelot de l’âne, le jappement du chien, le cri de l’homme qui annonce ses marchandises ; et l’envie veille en son pauvre cœur de brute, l’envie d’être parée, par les belles matinées des dimanches, pour passer devant les garçons, en entrant à l’église.
Le premier soleil printanier tombe tiède, vif et clair, sur les grands arbres des Champs-Élysées.
De la place de la Concorde au rond-point, sous les marronniers en dôme, où piaillent les moineaux dans les feuilles, un peuple d’enfants joue sur le sable. Les tout-petits sont accroupis et maçonnent des buttes de leurs mains maladroites, d’autres plus grands roulent des cerceaux ou combinent des amusements en des conciliabules sérieux qui réunissent les garçons aux jambes nues et les fillettes en jupes courtes.
Les parents et les bonnes assis sur les bancs, sous l’ombre des verdures renaissantes, rêvassent, lisent ou tricotent et regardent d’un œil distrait couler vers le bois de Boulogne le fleuve luisant des roues qui tournent. C’est un flot noir, continu, roulant, de fiacres, de landaus, de victorias, et de chapeaux clairs, et d’ombrelles, et de livrées aux boutons brillants. Les fouets défilent innombrables, pareils aux lignes d’une armée de pêcheurs noyés qu’emporterait le courant. Mais sous les arbres les nourrices vont deux par deux, un enfant au bras, d’un pas lourd de bêtes laitières, berçant l’humanité nouvelle sur l’oreiller de chair de leurs molles et grandes mamelles. Elles parlent de temps en temps, avec l’accent de la campagne lointaine, avec des patois champêtres qui font rêver aux pesantes vaches brunes couchées dans les herbages.
Elles vont, les grosses femmes pleines de lait, en se balançant et se souvenant des prés, sans autres idées et sans autres désirs que ceux du pays délaissé, presque indifférentes aux rubans de soie rouges, bleus ou roses si larges, si longs, qui traînent dans leur dos, de leur nuque à leurs pieds, presque indifférentes au beau bonnet, léger comme une crème sur leur tête, presque indifférentes à toute cette élégance dont les mères les ont parées, les pauvres petites mères maigres et pâles qui habitent ces riches hôtels le long de la vaste avenue.
De temps en temps elles s’asseyent, ouvrent leurs robes et versent dans la bouche goulue d’un petit être assoiffé le flot blanc qui gonfle leurs, poitrines ; et le passant qui se promène croit sentir passer dans le vent une bizarre odeur de bêtes, d’étable humaine et de laitages fermentés.
Rue Notre-Dame-de-Lorette, la bobonne trotte. Elle est à tout faire et fait tout dans la maison ; elle lave, cuisine, retape les lits, cire les chaussures, brosse les culottes et recoud les jupes, nettoie les enfants, jure au coup de sonnette et en sait long sur les mœurs de monsieur, car elle fait tout, la bobonne. Elle trotte sur ses savates écrasées, les pieds en des bas douteux, mais la gorge ronde bien serrée dans le corsage, accrochant l’œil des passants, du célibataire qui descend au bureau, du cocher qui lance une blague, du conducteur d’omnibus suivant à pied la boîte jaune pleine de voyageurs et qui fait le salut militaire, à la française, en voyant passer la bobonne. L’épicier l’appelle « mademoiselle », le boucher galant « mam’zelle », la laitière ajoute son petit nom, la fruitière lui dit « ma fille », et la marchande des quatre saisons, plus familière, « ma p’tite ».
Étourdie du matin au soir, par tous les ordres qu’elle reçoit, par toutes les choses qu’elle doit faire, la tête à l’envers, la main affolée, galopant sans cesse, elle semble vivre dans un coup de vent qui l’a tout à fait écervelée.
A quoi pense-t-elle ?-Quatre sous de lait... six sous de fromage... deux sous de persil... dix sous d’huile... il me manque trois sous ! Il me manque trois sous ! Qu’est-ce que j’ai bien pu acheter ?... Vraiment monsieur n’est pas propre... Si l’épicier m’embrasse encore, moi, je le dirai à sa femme. Je ne veux pas d’histoires dans le quartier... Il est très bien, le cocher de M. Dubuisson... Il me manque trois sous tout d’même. Malheur ! Je s’rai donc jamais tranquille ? Qu’est-ce qu’on m’a dit de faire pour le dîner ? Une soupe aux choux ou bien une soupe à l’oseille ? V’là que je sais plus, Madame va m’attraper. C’est pas une vie, c’t’ existence-là... J’ vas compter cinq sous de lait, huit de fromage, trois de persil et douze pour l’huile, ça me fera trois sous de bénéfice en plus des trois que j’aurai rattrapés.
— Bonjour, madame Dubuisson.
— Bonjour, mon enfant.
Mme Dubuisson est tout simplement la cuisinière de M. Dubuisson, femme légitime de ce cocher qui est très bien. Plus tard la bobonne aspire à devenir â son tour une madame Dubuisson, à porter, majestueuse, un grand panier plein de bonnes choses qui coûtent très cher, en promenant par les rues un gros ventre qui semble lourd.
Le pourra-t-elle ? Il faut de la tête, de la sagesse, de la conduite, de la malice, de l’ordre, et bien savoir son métier de cuisinière pour arriver là.
Elles se connaissent et se saluent comme des princesses ces maréchales du fourneau.
On devine, on suppose, on commente ce qu’elles gagnent, les gages et la gratte. Elles parlent haut, traitent les fournisseurs avec autorité, encombrent les trottoirs devant les boutiques, larges et lourdes, forçant la foule alerte à des circuits pour les contourner. Aussi lentes, sûres, circonspectes, que la bobonne est pressée et indifférente aux achats, elles flairent le poisson, soupèsent les fruits, suspectent la volaille, soupçonnent le gibier, et elles marchandent avec obstination, sans que leur maître y gagne un sou.
Elles ont un vice, un vice caché : la bouteille ou l’amour. – Quelquefois le petit épicier rougit quand elles entrent, ou bien le marchand de vin glisse dans leur panier un litre de rhum qui ne figure point sur les notes.
Mais on les respecte, on les considère, car elles sont des puissances. On se les dispute, on se les arrache, on les sert avant tout le monde, et elles ont dans l’œil et dans la voix un dédain de souveraines en répondant au bonjour des humbles bobonnes, ces souillons, ce déchet des gens de maison.