Ceux qui vivent avec des yeux ouverts, ceux pour qui le monde est un spectacle dont les accidents et les émotions n’atteignent que leur sensibilité spéciale de voyeurs, promènent dans l’existence une sorte de tourment de connaître, de regarder et de sentir qui s’attache souvent au passé avec autant de force qu’au temps présent.
Beaucoup même ne sont pas frappés par l’acuité vibrante de la vie contemporaine comme ils sont émus par certaines apparitions de l’Histoire, d’où découlent pour eux des idées générales, des rêves d’artistes ou philosophiques.
L’Aujourd’hui est trop près, trop connu, trop deviné, pas assez imprévu pour nous donner la bizarre sensation d’étrangeté et de grandeur qu’on rencontre par moments dans l’évocation de l’Autrefois.
J’avais emporté dans la cabine de mon bateau une douzaine de volumes à lire en rôdant le long des côtes, tous ceux sur lesquels on n’a pas eu le temps de jeter les yeux pendant l’agitation de l’hiver. Comment lire à Paris, et comment bien lire au milieu de tout ce qu’on fait, de tout ce qu’on voit, de tout ce qu’on subit, de tout ce qu’on supporte, de tout ce qu’on écoute, de tout ce qui nous occupe, nous fatigue, nous mange et nous abrutit ?
Je parcourus d’abord trois romans et il me sembla que je les connaissais depuis quinze ou vingt ans. Un peu de science me consola, car la science actuelle, depuis les grands novateurs modernes, a cela de particulier qu’elle est la prodigieuse évocatrice d’un monde nouveau. Elle change notre atmosphère, nos croyances, nos mœurs, notre histoire, la nature même de nos esprits ; elle modifie la race humaine. Un romancier ne devrait lire que de la science, car, s’il sait comprendre, il apercevra par elle comment on sera, comment on pensera, comment on sentira dans cent ans. Les études et les découvertes d’Herbert Spencer, de M. Pasteur et quelques autres préparent à toutes les observations mieux que la lecture des plus grands poètes, car elles jettent nos esprits vers des hypothèses d’une réalité précise et inattendue qui seront demain des croyances, remplacées plus tard par d’autres.
Puis je regardai deux ou trois volumes de recherches historiques que j’avais emportés, et mon attention tomba sur ce titre :
Un Empereur byzantin au Xe siècle : Nicéphore Phocas.
Byzance ! S’il est dans l’histoire un nom de ville évocateur de visions féeriques et mystérieuses, c’est celui-là ! Et de la Byzance du Xe siècle, on ne sait rien ou presque rien.
Cité inconnue et magnifique, immense capitale d’un immense empire, sans cesse en guerre avec le musulman ou avec le chrétien du Nord, bien souvent victorieuse, pleine du bruit des triomphes, de fêtes inimaginables, d’un luxe fantastique, d’un déploiement de pompes dont les énumérations savantes font passer dans nos yeux d’invraisemblables images ; raffinée, corrompue, barbare et dévote, elle semble dans le mystère qui l’entoure une ville étrange, où tous les instincts humains, toutes les grandeurs et toutes les ignominies, toutes les vertus et tous les vices fermentaient à la frontière de deux continents, à l’entrecroisement de deux civilisations, entre deux époques du monde, au milieu de la lutte furieuse du Croissant et de la Croix.
Il est vraiment surprenant qu’on puisse avec d’indéchiffrables écritures trouvées surales pierres, sur des parchemins, sur des médailles, reconstituer la physionomie d’une époque comme l’a fait M. Gustave Schlumberger en nous racontant Nicéphore Phocas.
Ce livre extrêmement érudit est pourtant amusant pour tout le monde, pour quiconque sait voir et rêver en lisant, à la façon d’un conte des Mille et Une Nuits.
La guerre était alors le grand souci, la grande passion, le grand amusement, le grand passe-temps des hommes. Ce n’était pas notre guerre brutale et légale, mais une guerre artiste, colorée, pilleuse, massacreuse, monstrueusement mouvementée et belle. La nôtre disparaît dans le bruit et dans les fumées du canon. Celle d’alors éclate aux lueurs du feu grégeois, du « feu liquide » que les navires byzantins lançaient sur l’ennemi. L’auteur décrit d’une façon saisissante les effets et les ravages de cette matière explosive qui affolait les Sarrasins et dont le secret ne fut jamais connu. « Mystérieuse découverte apportée, dit-on, au VIIe siècle à Byzance par le Syrien Callinicus, mise au rang des plus précieux secrets d’État et demeurée la terreur des barbares aux corps nus d’Orient et d’Occident. »
A l’époque où commence le récit de M. Schlumberger, Byzance avait surtout à redouter les incursions et les pillages des Sarrasins de Crète.
« Chaque printemps, comme une monstrueuse machine de guerre, Crète vomissait ses flottes aux innombrables et légers bâtiments à voiles noires, d’une merveilleuse vitesse, qui s’en allaient partout, brûlant les cités, razziant les populations terrifiées, disparaissant avec les dépouilles et le peuple de toute une ville avant que les troupes impériales toujours surmenées eussent pu accourir. »
Le récit des massacres, des supplices infligés aux prisonniers, des inventions féroces des pirates vainqueurs est horrible, bizarre et curieux.
Byzance alors envoie contre Crète le plus célèbre et le plus heureux de ses soldats, Nicéphore Phocas dont le frère, Léon Phocas, est aussi un presque invincible général.
Je cueille deux détails dans la conquête de cette île pour montrer combien décorative était la guerre d’alors. La flotte envahisseuse comptait trois mille trois cents navires de toutes dimensions, dont la proue portait des tours et des monstres de bronze qui lançaient .le feu grégeois.
Quand cette multitude de bâtiments, après beaucoup de peine pour trouver la route, car aucun pilote grec ne se hasardait depuis longtemps dans ces terribles parages, apparut devant l’île de Crète, « l’ensemble des hauteurs dominant la plage était occupé par des masses sarrasines, piétons et cavaliers, dont les hurlements s’entendaient distinctement et dont les blancs vêtements et les armes polies étincelaient au soleil. » Le débarquement semblait impossible devant cette formidable armée, aucun port n’existant sur cette plage. Alors on vit les plus gros dromons byzantins poussés à terre à force de rames ; et quand ils échouèrent sur le sable, l’avant s’ouvrit ; des ponts inclinés tombèrent sur le rivage et, du ventre de ces monstres flottants, les cuirassiers à cheval s’élancèrent au galop, bondirent sur la plage et chargèrent les musulmans épouvantés de ce spectacle extraordinaire.
Combien semble mesquine à côté de cela l’invention du cheval de Troie, qu’Isomère fit éternelle et si grande par ses vers !
Le siège dura longtemps, et la ville semblait imprenable, défendue par d’énormes fossés, de hautes et puissantes murailles que rien ne pouvait ébranler ou disjoindre. Après des mois d’une lutte acharnée et de combats épouvantables, Nicéphore Phocas réussit à faire une brèche au moyen d’un procédé ingénieux souvent employé par les ingénieurs d’alors. Des mineurs, avec une patience et un art admirables, sapèrent un coin du rempart, en le soutenant en même temps avec d’énormes charpentes, des solives et des arcs-boutants en bois très sec. Puis toute cette boiserie souterraine fut enduite de matières grasses, d’huiles et d’essences. On y mit ensuite le feu, et en quelques instants elle fut consumée. Alors tout un pan de mur et deux tours s’écroulèrent en comblant le fossé.
La ville fut prise, pillée, et le massacre alla de quartier en quartier, de maison en maison, ne laissant derrière lui que des cadavres d’hommes suppliciés, de femmes violées et d’enfants.
Après de nombreux triomphes, Nicéphore devint empereur, et M. Schlumberger nous fait de cet étrange soldat un surprenant portrait. D’une vigueur et d’une force extraordinaires, mais laid, lourd, presque difforme, soldat avant tout, brutal, dur pour lui-même, capable de toutes les fatigues, de toutes les audaces, il était de caractère taciturne, renfermé, plutôt sombre, mais très passionné. Malgré son énergie physique qui faisait de lui un véritable hercule, un des traits le plus dominant de sa nature fut l’austérité de sa vie et la chasteté de ses mœurs. Il avait fait vœu de ne plus connaître aucune femme depuis la mort de la sienne et il avait pour grand ami saint Athanase dont il fit la connaissance en des circonstances très curieuses, et dont il demeura toujours l’admirateur et le disciple fervent et fanatique.
Mais voici le roman, l’éternel roman. C’est l’inévitable dompteuse des victorieux, la Reine des pays puissants, la femme qui apparaît, et d’un sourire bouleverse l’histoire, asservit les invincibles et déchaîne les catastrophes :
Romain, le précédent empereur avait laissé deux enfants et une veuve, la belle Théophano, fille, croit-on, d’un cabaretier de Laconie. Délicieusement jolie et séduisante, perverse et dépravée, elle avait conquis le cœur et la couche du souverain par sa grâce et sa séduction, sans qu’on sache bien en quelles circonstances ni par quelles adresses elle y parvint.
Elle agit et réussit de même avec l’austère soldat qui succédait au voluptueux Romain. Nicéphore aussitôt maître de Byzance et de cet immense empire fit sortir Théophano du palais sacré et la relégua au château de Pétrim, où elle fut consignée.
Mais il l’aimait déjà sans doute et « un mois et quatre jours après son entrée triomphale dans la ville gardée de Dieu, Nicéphore, qui jusque-là avait vécu au palais comme un cénobite dans un pieux et solitaire recueillement, jugeant sa situation suffisamment affermie, incapable peut-être de maîtriser davantage la violence de son amour, jeta brusquement le masque, fixant su 20 septembre son mariage avec Théophano. Ce dut être pour le rude soldat un grand jour, le plus beau de son existence déjà si remplie. Du même coup, il obtenait l’empire d’une moitié du monde et la main de sa souveraine ».
Et voilà où apparaît toute l’attraction de ce livre inédit, c’est l’histoire d’un triomphateur à moitié barbare, d’une sorte de brute géniale, sainte et dépravée. On y trouve, on y comprend toutes les joies de ces grands vainqueurs à qui rien sur la terre ne fut refusé au milieu d’une civilisation brutale et raffinée, magnifique et corrompue.
Tout ce qui suivit ce mariage est d’un intérêt extrême, et la lutte imprévue du patriarche Polyeucte, interdisant à l’Empereur tout-puissant de franchir la très sainte porte médiane de l’Iconostase parce qu’il avait commis un crime canonique en contractant de secondes noces, est pleine de révélations particulièrement curieuses sur les doctrines religieuses d’alors. Ce Polyeucte apparaît comme un vrai prélat du Moyen Age, intraitable et brave, ne craignant rien et armé d’une piété et d’une foi de casuiste inexprimablement surprenantes. Il est enfin vaincu parce que tous les évêques de l’empire sont venus à Byzance pour le couronnement et pour demander des grâces.
D’innombrables détails sont amusants et curieux, en particulier tout ce qui concerne la si bizarre ambassade de l’évêque de Crémone Luitprand, envoyé près de Nicéphore par Othon Ier dit le Grand, empereur d’Allemagne. Puis la fin du volume est saisissante. On dirait un dénouement de Dumas père. L’impératrice, maltraitée et exaspérée par Nicéphore, conspire contre lui avec son amant Jean Tzimiscès, le plus brillant capitaine de l’armée byzantine, mis en disgrâce par le souverain. Et c’est un sombre assassinat de drame, un palais envahi la nuit, escaladé dans une tempête par les conjurés, cachés ensuite dans le gynécée impérial. Quand l’heure du meurtre est arrivée, ils ne trouvent pas l’Empereur dans son lit. Ils se croient dénoncés, perdus. On le découvre enfin. Inquiet, prévenu sans cesse des dangers qui le menacent, de plus en plus détaché d’un monde d’imposture et d’abjection, le rude maître de Byzance, après avoir longtemps prié, s’était couché sur une peau de tigre étendue su-dessous des images du Christ, de la Théotokos et du Précurseur, enveloppé simplement dans le vieux manteau du saint moine Michel Maleinos.
Pour la première fois de sa vie, il dormait sans avoir ses armes à ses côtés.
Le récit du crime est terrible. L’ayant découvert, les conjures se jettent ensemble sur lui et le frappent à grands coups de pied. Il se soulève, veut se défendre. Léon Balantès lui ouvre la tête qu’il avait nue, car son bonnet était tombé. L’arme trancha la face, coupant profondément le front, le sourcil et la paupière sans cependant fendre le crâne. Jean Tzimiscès regarde assis sur le lit, et injurie furieusement le souverain lié avec des cordes, qui roule sur le sol, ne pouvant plus rester debout. Le Basileus ne répond pas. Il appelle Dieu et la Théotokos à son aide. Tous, en l’insultant, lui arrachent la barbe et lui fracassent la mâchoire. On lui brise les dents à coups de pommeau d’épée. Et après l’avoir lardé de la tête aux talons, comme le palais s’éveille, un conjuré le transperce enfin de part en part.
C’est ainsi que mourut cet homme étrange et grand ; et c’est là que finit le livre si curieux, attrayant comme un conte d’Orient, qui nous révèle une Byzance inconnue.
J’ai publié déjà tout ce que je voulais dire de Gustave Flaubert comme écrivain. Je parlerai un peu de l’homme, mais comme il n’aimait les révélations d’aucune nature, je n’en ferai point sur lui d’indiscrètes. Je veux seulement, à l’heure où ses amis offrent à Rouen, qui fut sa patrie, l’œuvre remarquable de M. Chapu, montrer quelques côtés caractéristiques de sa nature. J’ai connu Flaubert très tard, bien que sa mère et ma grand-mère eussent été des amies d’enfance. Mais les circonstances éloignent les amis et séparent les familles. Je l’ai donc vu deux ou trois fois seulement pendant ma première jeunesse.
C’est après la guerre, quand je vins à Paris, devenu homme, que j’allai lui faire une visite, définitive dans nos relations, et dont le souvenir est resté en moi inoubliable.
Il a dit et il a écrit lui-même que son amour immodéré des lettres lui a été en partie insufflé, au commencement de sa vie, par son plus intime et plus cher ami, mort tout jeune, mon oncle, Alfred Le Poittevin, qui fut son premier guide dans cette route artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des Lettres. Je trouve dans sa correspondance avec moi, cette phrase :
« Ah ! Le Poittevin, quelles envolées dans le rêve il m’a fait faire ! J’ai connu tous les hommes remarquables de ce temps, ils m’ont semblé petits auprès de lui. »
Il avait gardé le culte, la religion de cette amitié.
Quand il me reçut il me dit, en m’examinant avec attention : « Tiens, comme vous ressemblez à mon pauvre Alfred. » Puis il reprit : « Au fait, ce n’est pas étonnant puisqu’il était le frère de votre mère ».
Il me fit asseoir et m’interrogea. Ma voix aussi, parait-il, avait des intonations toutes semblables à celles de la voix de mon oncle ; et tout à coup je vis les yeux de Flaubert pleins de larmes. Il se dressa, enveloppé des pieds à la tête dans cette grande robe brune à larges manches qui ressemblait à un froc de moine, et levant ses bras, il me dit d’une voix vibrante de l’émotion du passé :
« Embrassez-moi, mon garçon, ça me remue le cœur de vous voir. J’ai cru tout à l’heure que j’entendais parler Alfred. »
Et ce fut là certainement la cause vraie, profonde, de sa grande amitié pour moi.
Certes je lui ai rapporté toute sa jeunesse disparue, car élevé dans une famille qui fut presque la sienne, je lui rappelais toute une manière de penser, de sentir, même d’exprimer, des tics de langage dont quinze ans de sa vie première avaient été bercés.
J’étais pour lui une sorte d’apparition de l’Autrefois.
Il m’attira, m’aima. Ce fut parmi les êtres rencontrés un peu tard dans l’existence le seul dont je sentis l’affection profonde,, dont l’attachement devint pour moi une sorte de tutelle intellectuelle, et qui eut sans cesse le souci de m’être bon, utile, de me donner tout ce qu’il me pouvait donner de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq ans de labeurs, d’études, et d’ivresse artiste.
Je le répète : ayant parlé ailleurs de l’écrivain, je n’en veux plus rien dire. Il faut lire ces hommes-là, et ne pas bavarder sur eux.
Je signalerai seulement deux traits de sa nature intime une vivacité naïve d’impressions et d’émotions que la vie n’émoussa jamais ; et une fidélité d’amour pour les siens, de dévouement pour ses amis, dont je n’ai jamais vu d’autre exemple.
Comme il avait l’horreur du bourgeois (et il le définissait ainsi : quiconque pense bassement) il passa parmi la plupart de ses contemporains pour une espèce de misanthrope féroce qui eût volontiers mangé du rentier à ses trois repas.
C’était au contraire un homme doux, mais de parole violente, et très tendre, bien que son cœur, je crois, n’eût jamais été ému profondément par une femme. On a beaucoup parlé, beaucoup émit sur sa correspondance publiée depuis sa mort, et les lecteurs des dernières lettres parues l’ont cru atteint d’une grande passion parce qu’elles sont pleines de littérature amoureuse. Il aima comme beaucoup de poètes, en se trompant sur celle qu’il aimait. Musset n’en fit-il pas autant ; celui-là au moins, fuyait avec Elle en Italie ou dans les Iles Espagnoles, ajoutant à sa passion insuffisante le décor du voyage, et le légendaire attrait de la solitude au loin. Flaubert préféra aimer tout seul, loin d’elle, et lui écrire, entouré de ses livres, entre deux pages de prose.
Comme elle lui reprochait vivement, dans chacune de ses réponses, de ne venir jamais la voir, et de se passer de sa présence avec une obstination humiliante, il lui donna un rendez-vous à Nantes, et le lui annonça ainsi avec la satisfaction triomphante d’un utile devoir accompli : « Songe donc que nous passerons ensemble tout un grand après-midi, la semaine prochaine ».
Ne semble-t-il pas que si on aime une femme d’un sentiment vrai, on doit désirer éperdument passer près d’elle tous les instants de sa vie ?
Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un des amours pour sa mère, l’autre pour les livres.
Son être entier, depuis le jour où il pensa en homme jusqu’à celui où je le vis étendu, le cou gonflé, tué par l’effort effroyable de son cerveau, fut la proie de la Littérature, ou, pour être plus exact, de la Prose. Ses nuits étaient hantées par des rythmes de phrases. Pendant ses longues veilles dans son cabinet de Croisset où sa lampe allumée jusqu’au matin servait de signal aux pêcheurs de la Seine, il déclamait des périodes des maîtres qu’il aimait ; et les mots sonores, en passant par ses lèvres, sous ses grosses moustaches, semblaient y recevoir des baisers. Ils y prenaient des intonations tendres ou véhémentes, pleines des caresses et des exaltations de son âme. Rien, assurément, ne le remuait autant que de réciter aux quelques amis préférés de longs passages de Rabelais, de Saint-Simon, de Chateaubriand ou des vers de Victor Hugo qui sortaient de sa bouche comme des chevaux emportés.
De son admiration illimitée pour les maîtres de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays, naquit peut-être, en partie, son affreuse peine à écrire et l’impossibilité où il vivait d’être pleinement satisfait de l’accord mystérieux de sa forme et de sa pensée. Son idéal irréalisable lui venait d’une masse de souvenirs de choses très belles et très différentes. Il était épique, lyrique et en même temps observateur incomparable des vulgarités courantes de la vie. Et il dut, avec un effort surhumain, asservir et humilier son goût de la beauté plastique jusqu’à exprimer scrupuleusement tous les détails banals et quotidiens du monde.
Son érudition par conséquent fut peut-être aussi un peu une gêne pour sa production. Héritier de la vieille tradition des anciens lettrés qui étaient d’abord des savants, il possédait une érudition prodigieuse. Outre son immense bibliothèque de livres qu’il connaissait comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes prises par lui sur tous les ouvrages imaginables consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes. Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les pages et les paragraphes où on trouverait le renseignement cherché, inscrit par lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable. Il apportait aussi dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot seulement. Alexandre Dumas nous dit, parlant de lui en déjeunant : « Quel étonnant ouvrier, ce Flaubert, il varlopait une forêt pour faire chaque tiroir de ses meubles. »
Il eut besoin, en écrivant Bouvard et Pécuchet, d’une exception à une loi botanique, car, affirmait-il, il n’y a pas de règle sans exception, ce serait contraire au sens de production de la nature. Tous les botanistes de France furent interrogés et demeurèrent muets. Je lis cinquante courses pour cela. Enfin, le professeur du Muséum d’histoire naturelle découvrit la plante qu’il cherchait, et le délire de joie de Flaubert à cette nouvelle fut invraisemblable.
Il vivait donc presque toujours à Croisset, au milieu de ses livres, et près de sa mère. Ce fut un admirable fils, et plus tard un oncle admirable pour sa nièce, fille de sa sueur morte après ses couches.
Il montra dans toutes les circonstances de la vie un cœur d’enfant et des allures de croquemitaine. Il fut même un peu toujours sous la tutelle de cette mère, car la Prose française, à qui il appartenait complètement, n’est ni une femme de tête ni une directrice d’existence.
Ils passaient, tous deux, des années presque entières à Croisset, entre la Seine et la côte couverte d’arbres. Lui, enfermé dans son cabinet, regardait comme repos le pays par les fenêtres. Quand il collait à celles de la façade sa grande figure de Gaulois, il voyait monter vers Rouen les gros vapeurs noirs de charbon et les beaux trois-mâts d’Amérique ou de Norvège qui semblaient glisser dans son jardin, traînés par un petit remorqueur, mouche haletante, empanachée de fumée. Quand il regardait au contraire vers son petit parc, il apercevait à la hauteur du premier étage une longue allée de tilleuls, et tout près, ombrageant les vitres, un tulipier géant, qui était pour lui presque un ami.
Il vivait avec Mme Flaubert, comme deux vieux. Il montrait pour elle une déférence absolue, presque une obéissance de petit garçon, et un respect affectueux dont il était impossible de ne pas s’émouvoir.
Il avait horreur du mouvement, bien qu’il eût un peu voyagé autrefois et nagé avec joie. Toute son existence, tous ses plaisirs, presque toutes ses aventures furent de tête. Jeune il eut de grands succès de femmes et les dédaigna vite. Et pourtant son cœur semblait plein d’appel ; et sans avoir éprouvé peut-être aucune de ces grandes émotions qui brûlent un homme, il avait des souvenirs qui grandissaient avec le temps et devenaient poignants ainsi que tout ce qu’on laisse derrière soi.
Voici ce qui m’arriva juste un an avant sa mort.
Je reçus de lui une lettre où il me priait de venir passer deux jours et une nuit à Croisset afin de n’être pas seul en accomplissant une corvée pénible.
Quand il me vit entrer il me dit :
— « Bonjour mon bonhomme, merci d’être venu. Ça ne sera pas gai. Je veux brûler toutes mes vieilles lettres non classées. Je ne veux pas qu’on les lise après ma mort ; et je ne veux pas faire ça tout seul. Tu passeras la nuit sur un fauteuil, tu liras ; et quand j’en aurai trop nous causerons un peu ».
Puis il m’emmena faire quelques tours dans l’allée de tilleuls qui dominait la vallée de la Seine.
Depuis trois ans, il me tutoyait, m’appelant tantôt : « Mon bonhomme » et plus souvent : « Mon disciple ».
Je me rappelle que le jour où j’allai le voir ainsi à Croisset, nous causâmes, pendant toute la promenade sous les tilleuls, de M. Renan et de M. Taine, qu’il aimait et qu’il admirait beaucoup.
Puis nous dînâmes tous les deux dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Ce fut un bon dîner copieux et fin. Il but quelques verres de vieux vin bordelais en répétant : « Allons, il faut que je me monte le bourrichon. Je ne veux pas m’attendrir ».
Revenus ensuite dans le grand cabinet tapissé de livres, il bourra et fuma quatre ou cinq des toutes petites pipes de faïence blanche vernie qu’il aimait tant, dont sa cheminée était couverte, et dont les tuyaux brunis par le tabac me faisaient regarder par moments sur sa table, dans un plat d’Orient, ses innombrables plumes d’oie au bec noirci d’encre.
Puis il se leva : « Aide-moi », dit-il. Nous passâmes dans sa chambre, longue pièce étroite donnant sur son cabinet. Sous un rideau tiré qui cachait des planches chargées d’objets, je vis une grande malle dont nous primes chacun une poignée pour la porter dans l’appartement voisin.
Nous la déposâmes devant la cheminée dont le feu flambait. Il l’ouvrit. Elle était pleine de papiers. « Voilà de ma vie, dit-il. Je veux en garder une partie, et brûler l’autre. Assieds-toi, mon bonhomme, et prends un livre. Je vais me mettre à détruire ça ».
Je m’assis, j’ouvris un livre, je ne sais pas lequel. Il avait dit : « Voilà de ma vie ». Un large morceau de l’histoire intime de ce grand homme simple était dans cette grande caisse de bois. Il allait la reprendre par les derniers jours, pour la finir par les premiers, en cette nuit où j’étais seul près de lui, sentant mon cœur crispé comme le sien.
Les premières lettres qu’il trouva étaient insignifiantes, lettres de vivants, connus ou non, intelligents ou médiocres. Puis il en déplia de longues qui le tinrent songeur. « C’est de madame Sand, dit-il, écoute. » Il me lut de beaux passages de philosophie et d’art, et il répétait, ravi : « Ah ! Quel bon grand homme de femme ». Il en trouva d’autres, de gens célèbres, d’autres de gens consacrés dont il soulignait les sottises avec forts éclats de voix. Il en classait beaucoup pour les garder. Un coup d’œil sur les suivantes lui suffisait pour les lancer au feu d’un mouvement brusque. Elles s’enflammaient, illuminant le vaste cabinet jusque dans ses coins les plus sombres.
Les heures passaient. Il ne parlait plus et lisait toujours. Il était dans la foule de ses disparus et de longs soupirs lui gonflaient la poitrine. De temps en temps il murmurait un nom, faisait un geste de chagrin, le geste vrai et désolé qu’on ne fait pas sur les tombes.
« En voilà de maman », dit-il. Il m’en lut aussi des fragments. Je voyais dans ses yeux des larmes briller puis couler sur ses joues.
Puis il s’égara de nouveau dans le cimetière des anciennes connaissances et des anciens amis. Il lisait peu ces papiers intimes et oubliés comme s’il eût voulu en avoir fini lui-même, et il se mit à en brûler, à en brûler des tas. On eût dit qu’à son tour il tuait ces déjà morts.
Quatre heures avaient sonné ; il trouva tout à coup, au milieu des lettres, un mince paquet, noué avec un étroit ruban ; et l’ayant développé lentement il découvrit un petit soulier de bal en soie, et dedans une rose fanée roulée dans un mouchoir de femme, tout jaune en son cadre de dentelles. Cela avait l’air du souvenir d’un soir, d’un même soir. Et il baisa ces trois reliques avec des gémissements de peine. Puis il les brûla, et s’essuya les yeux.
Le jour vint sans qu’il eût fini. Les dernières lettres étaient celles reçues dans sa jeunesse, quand il n’était plus enfant, quand il n’était pas homme encore.
Puis il se leva : « C’était, dit-il, le tas de ce que je n’avais voulu ni classer ni détruire. C’est fait : Va te coucher, merci ». Je rentrai dans ma chambre, mais je ne dormis pas. Le soleil se levait éclairant la Seine. Et je pensais : « Voilà une vie, une grande vie, c’est-à-dire : beaucoup de choses inutiles qu’on brûle, l’indifférent passe-temps de chaque jour, quelques souvenirs marquant de faits sentis, d’hommes rencontrés, des tendresses intimes de famille, et une rose flétrie, un mouchoir et un soulier de femme ». Voilà tout ce qu’il a eu, tout ce qu’il a éprouvé, goûté lui-même.
Mais dans sa tête, dans cette forte tête aux yeux bleus, l’univers entier passa depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Il a tout vu, cet homme, il a tout compris, il a tout senti, il a tout souffert, d’une façon exagérée, déchirante et délicieuse. Il a été l’être rêveur de la Bible, le poète grec, le soldat barbare, l’artiste de la Renaissance, le manant et le prince, le mercenaire Matho et le médecin Bovary. Il a été même aussi la petite bourgeoise coquette des temps modernes, comme il fut la fille d’Hamilcar. Il a été tout cela non pas en songe, mais en réalité, car l’écrivain qui pense comme lui devient tout ce qu’il sent, si bien que la nuit où Flaubert écrivit l’empoisonnement de madame Bovary, il fallut aller chercher un médecin, car il défaillait, empoisonné lui-même par le rêve de cette mort, avec des symptômes d’arsenic.
Heureux ceux qui ont reçu du « je-ne-sais-quoi » dont nous sommes en même temps les produits et les victimes, cette faculté de se multiplier ainsi par la puissance évocatrice et génératrice de l’Idée. Ils échappent, pendant les heures exaltées du travail ; à l’obsession de la vraie vie banale, médiocre et monotone ; mais, après, quand ils s’y réveillent, comment pourraient-ils se défendre du mépris et de la haine artistes dont débordait le cœur de Flaubert pour la réelle humanité.
Le docteur Cloquet disait à Mme Flaubert, après avoir vu pour la première fois le jeune Gustave, grand et mince garçon de seize ans, aux cheveux bouclés tombant sur les épaules : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »
Il était beau, alors, paraît-il, d’une beauté olympienne de jeune dieu grec.
Cette beauté physique dura peu. Un voyage en Orient le fatigua et l’alourdit, et il devint alors l’homme que nous avons connu, un grand, un fort, un superbe Gaulois, aux superbes moustaches, au nez puissant, aux sourcils épais abritant et couvrant un œil bleu d’oiseau de mer, taché au milieu d’une toute petite pupille noire, toujours mobile et qui regardait fixement, aiguë et troublante, agitée d’un incessant tremblement.
Puis, j’ai vu, au dernier jour, étendu sur un large divan, un grand mort au cou gonflé, à la gorge rouge, terrifiant comme un colosse foudroyé.
On a moulé cette tête puissante, et, dans le plâtre, les cils sont restés pris. Je n’oublierai jamais ce moulage pâle qui gardait, au-dessus des yeux fermés, les longs poils noirs qui couvraient jusqu’alors son regard.
Sa maison est devenue aujourd’hui une usine à pétrole.
Il n’existait pas peut-être en France une demeure plus littéraire et plus séduisante pour un écrivain.
Toute blanche, datant du XVIIe siècle, séparée de la Seine par un gazon et par un chemin de halage, elle regardait la magnifique vallée normande qui va de Rouen au port du Havre.
Les grands navires, remorqués lentement vers la ville et vus des fenêtres du cabinet de travail de Flaubert, semblaient passer dans le jardin. Il les regardait, la face collée aux vitres, puis il retournait s’asseoir à sa table de travail, reprenait, dans son grand plat d’Orient, une des cent plumes d’oie qui dormaient là, et il se remettait à écrire en déclamant sa prose. Il veillait si tard chaque nuit que sa lampe servait de phare aux pêcheurs de la rivière.
Deux des fenêtres de ce cabinet, plein de livres et de souvenirs de voyage, s’ouvraient sur le jardin, dont les allées gravissaient la côte. Un immense tulipier les venait caresser. Presque jamais Flaubert ne quittait ce cabinet de travail, n’aimant pas marcher, car il répétait souvent que le mouvement n’est point philosophique.
Quelquefois, cependant, il allait se promener une demi-heure dans la longue avenue de tilleuls, à la hauteur du premier étage, allant de la maison au bout de la propriété. Pascal aussi avait marché sous ces tilleuls, car il demeura quelques jours sous ce toit.
On croit aussi que l’abbé Prévost y fit un court passage. Quand on montait jusqu’au haut du jardin, une admirable vue s’étendait sous les yeux. Le grand fleuve, semé d’îles couvertes d’arbres, descendait de Rouen vers Le Havre.
Sur la rive droite, en se tournant vers l’est, les cent clochers des églises rouennaises se dressaient dans le ciel brumeux, tandis que sur la rive gauche les innombrables cheminées d’usines de Saint-Sever, faubourg industriel, déroulaient dans le même firmament leurs crêpes onduleux de fumée noire.
Mais quand on se tournait vers l’ouest, c’était une longue vallée verte où coulait le fleuve. Sur les côtés, des forêts sombres, et, dans le fond, le grand serpent d’argent liquide qui glissait doucement vers la mer.