Chroniques. Année 1887

Tremblement de terre (Gil Blas, 1er mars 1887)

Antibes


On sait les détails, tous les détails du terrible tremblement de terre qui vient de ravager et d’affoler la côte entière de la Méditerranée. Je ne peux rien ajouter à la précision sinistre des faits, mais je veux dire quelques sensations personnelles. La façon de percevoir et d’interpréter un accident aussi rare qu’un tremblement de terre peut révéler, à beaucoup de gens qui n’ont jamais été secoués par ces étranges tempêtes du sol, le genre de trouble et d’émotion qu’il produirait sans doute en elles. C’est donc la répercussion de ce phénomène sur les sens et sur les nerfs que j’essayerai de noter en m’efforçant de le faire aussi exactement que possible.

La soirée avait été fort belle et j’étais resté debout assez tard à regarder le ciel criblé d’étoiles, et là-bas, de l’autre côté du large golfe, Nice illuminée, Nice chantant et dansant par ce dernier soir de carnaval. Le phare tournant de Villefranche ouvrait de demi-minute en demi-minute son œil de feu sur la mer, tandis que le phare fixe du cap d’Antibes debout sur le haut promontoire, pareil à une monstrueuse étoile, parcourait l’horizon de son regard fixe et circulaire. Puis j’avais lu, avec un intérêt passionné, Pœuf, le court et admirable récit de Léon Hennique, histoire si simple, si dramatique, d’une poignante simplicité et racontée avec un accent de vérité tout nouveau. Et je m’étais couché, vers une heure du matin, après avoir encore considéré, pendant quelques instants, les illuminations lointaines de Nice, en songeant qu’on devait être fort gai, là-bas.

Je dormais profondément quand je fus réveillé par d’épouvantables secousses. Pendant la première seconde d’effarement, je crus tout simplement que la maison s’écroulait. Mais comme les soubresauts de mon lit s’accentuaient, comme les murs craquaient, comme tous les meubles se heurtaient avec un bruit effrayant, je compris que nous étions balancés par un tremblement de terre. Je sautai debout dans ma chambre et j’allais atteindre la porte quand une oscillation violente me jeta contre la muraille. Ayant repris mon aplomb, je parvins enfin sur l’escalier où j’entendis le sinistre et bizarre carillon des sonnettes tintant toutes seules comme si un affolement les eût saisies ou comme si, servantes fidèles, elles appelaient désespérément les dormeurs pour les prévenir du danger.

Mon domestique descendait en courant l’autre étage, ne comprenant pas ce qui arrivait et me croyant écrasé sous le plafond de ma chambre tant les craquements avaient été forts. Cependant la convulsion cessait quand tout le monde enfin gagna le vestibule et sortit dans le jardin. Il était six heures, le jour naissait rose et doux, sans un souffle d’air, si pur, si calme ! Cette absolue tranquillité du ciel, pendant ce bouleversement épouvantable, était tellement saisissante, tellement imprévue, qu’elle me surprit et m’émut davantage que la catastrophe elle-même.

Cette aurore charmante prenait pour nous quelque chose d’exaspérant, de révoltant, de cynique.

Mais je rentrai pour chercher des vêtements, des couvertures et de l’argent pour le cas, assez vraisemblable, où l’accident se renouvellerait et nous forcerait à quitter la maison, en admettant même que la maison résistât à une seconde secousse.

Je prenais des manteaux dans une armoire quand j’entendis de nouveau le singulier bruit qui m’avait saisi, sans que je l’eusse compris, lors du premier ébranlement de la terre ; et le battant de l’armoire vint me frapper la figure.

On a dit, on a écrit que le phénomène était accompagné d’une rumeur semblable à un violent souffle de mistral. Cette affirmation, que je n’oserais pas nier, devrait être vérifiée avec soin. Ce bruit bizarre, si particulier que je le reconnaîtrais toujours, m’a paru provenir uniquement de la trépidation des murailles et des meubles, des murailles surtout, secouées jusque dans les fondations, et des poutres ballottées, et des tuiles soulevées, des ciments brisés, des pierres disjointes et heurtées, de toute la dislocation du bâtiment entier.

Les personnes qui se trouvaient dehors n’ont point entendu ce bruit, ce qui me paraît assez concluant.

Nous revoilà donc dans le jardin, forcés de contempler l’aurore.

De la villa, on voit tout le golfe de Nice, et tout le cap d’Antibes. Les côtes se déroulent jusque bien au-delà de la frontière d’Italie, baignées par la mer toute bleue. Le long des plages, les villages blancs ont l’air, de loin, de si loin, d’œufs d’oiseau pondus sur les sables ; puis la montagne s’élève portant encore, de place en place, sur un pic, une petite ville ou un hameau. Et sur tout cela s’étend l’immense cime neigeuse des Alpes avec ses sommets pointus, éclatants et tout roses à cet instant, d’un rose aveuglant sous l’aurore.

On a écrit encore qu’au moment de la catastrophe le ciel paraissait en feu ! C’était tout simplement un admirable lever de soleil qui n’a pu surprendre et épouvanter que les gens peu accoutumés à sortir si tôt de leur lit.

Mais tout paraît calmé ; et la tranquillité de la matinée nous rassure au point que chacun rentre dans sa chambre. Je me jette, tout habillé, sur mon lit.

Deux heures se passent sans que rien ne trouble notre repos, et notre confiance revenue, quand soudain je crois sentir une agitation presque imperceptible du sol. Rien ne semble remuer pourtant, mais on dirait un frisson de la terre, un frisson profond, continu, qui va devenir un tremblement tout à l’heure. Je me lève aussitôt et j’appelle. Les murs craquent de nouveau avec le bruit étrange et sinistre dont j’ai parlé. Nous subissons une troisième secousse plus courte et moins forte que les autres.


Depuis ce moment, le sol est sans cesse vibrant. Il ne palpite pas, il semble seulement agité d’un presque insaisissable grelottement. Cela cesse parfois pendant plusieurs heures, puis soudain la légère trépidation recommence, dure une minute ou un quart d’heure, cesse de nouveau, et la terre redevient tout à fait stable sous nos pieds. On dirait, en vérité, le frémissement d’une locomotive au repos, dont les flancs sont chargés de vapeur qui n’a point d’issue pour fuir.

Plusieurs secousses très perceptibles nous ont encore soulevés d’ailleurs : trois dans la nuit qui suivit la catastrophe, une dans le jour, et deux dans la nuit d’après. Aujourd’hui, rien ; mais le sol n’a point fini de grelotter. Nous attendons. A Antibes, un autre phénomène, signalé aussi sur plusieurs points de la côte, a accompagné le mouvement de la terre.

Quelques instants après la première secousse, la mer s’est brusquement retirée, laissant à sec des bateaux de pêche et des poissons sur le sable. Les petites sardines frétillaient, un gros congre rampait en fuyant, mais on ne songeait guère à le poursuivre. Puis, un flot haut de deux mètres, plutôt un soulèvement qu’une vague, est venu couvrir la plage et la mer enfin a repris son niveau.

Plusieurs pêcheurs affirment avoir distingué, non loin de la côte, des remous et des tourbillons ; mais d’autres le nient et le fait paraît très douteux.

Il semble que ce phénomène bizarre laisse en nous une émotion très spéciale qui n’est point la peur connue dans les accidents, mais la sensation aiguë de l’impuissance humaine et de l’instabilité. Contre la guerre, il y a la force ; contre la tempête, il y a l’adresse ; contre la maladie, il y a le remède et le médecin, efficaces ou non. Contre le tremblement de terre il n’y a rien ; et cette certitude entre en nous bien plus par le fait lui-même que par le raisonnement.

Le refuge de tout homme qui souffre, de tout homme menacé, c’est son toit, c’est son lit. Or, dans ces crises de la terre, rien n’est plus redoutable que le lit et que le toit. Alors l’impossibilité de rentrer chez soi fait de l’homme une bête errante, perdue, affolée, qui s’enfuit, et qui porte en elle une angoisse nouvelle et imprévue, celle du civilisé forcé de camper comme l’Arabe.

Et puis, pour tous les gens de Nice que j’ai rencontrés, cherchant refuge autour de la ville d’Antibes où aucune maison n’est tombée, il semble que l’émotion ait été accrue par la curieuse coïncidence de l’effrayant sinistre fermant le carnaval. Ils avaient vu des masques tout le jour d’avant ; ils s’étaient couchés et endormis avec ces visages, ces grimaces, ces figures grotesques dans les yeux ; et voilà qu’ils s’éveillent au milieu d’une ville croulante et d’un peuple fou d’épouvante.

Et ce contraste a dû en effet frapper leurs âmes étrangement, y produire un travail mystérieux qui servirait dans un siècle de foi à consolider une religion, car je sens moi-même que ma lecture du soir, précédant de quelques minutes le sommeil, cette histoire d’un soldat, Pœuf, qui a tué son supérieur par jalousie, reste et restera liée en mon esprit à l’émotion du tremblement de terre. Chaque fois que ma pensée retourne à l’accident, le souvenir du roman me revient plus vif que celui d’aucune autre lecture, et les faits qui y sont racontés se mêlent, malgré moi, aux faits réels de la nuit.

Pêcheuses et guerrières (Gil Blas, 15 mars 1887)

La mer n’a jamais eu tant d’amis et tant de poètes. Ceux d’autrefois lui adressaient par moments, des vers, ou des compliments, ou des gentillesses, mais ils ne semblaient point l’aimer avec la passion profonde que lui ont vouée ceux d’aujourd’hui.

Richepin l’a couverte de rimes étincelantes comme ses flots brisés sous le soleil, sonores comme ses vagues abattues sur les plages, légères comme l’écume qui danse sous la brise, souples comme la houle onduleuse et fuyante.

Loti, cette sirène, semble une voix sortie des profondeurs bleues, vertes, grises des océans impénétrables, une voix qui chante les choses inconnues, les beautés inexplorées, les grâces inaperçues, et le mystère surtout, le mystère sacré de la mer.

Bonnetain la raconte avec son talent précis et coloré, en homme qu’elle a longtemps bercé, et qui l’a longtemps regardée avec ses yeux d’artiste.

Un débutant, tout jeune encore, Pierre Maël, l’aime déjà d’un amour si vif qu’il lui consacrera tous ses livres, comme un prêtre consacre à son Dieu tous ses jours.

Et tu as exprimé, toi, ses coquetteries les plus subtiles, ses charmes les plus féminins, toute la délicatesse de ses nuances, toute la séduction infinie de ses mouvements, son ensorcelante et changeante beauté.

La lettre où tu m’annonçais la prochaine apparition de ton livre, la réunion de ces éclatants et si délicats portraits de la Grande Bleue, m’a surpris comme j’allais m’embarquer sur elle pour un petit voyage à Saint-Tropez.

Elle était vraiment la Grande Bleue, ce jour-là, notre amie, immobile, à peine ridée par un souffle imperceptible qui la rendait plus bleue encore, en faisant courir sur sa chair d’azur le frisson léger des étoffes moirées.

Je me rappelais les pages où tu parlais d’elle avec des mots si vrais, et je regardais s’éloigner la ville d’Amibes, que les flots entourent, caressant par les jours calmes et battant par les jours de vent les lourdes murailles de Vauban que dominent les vieilles maisons grises et les deux tours carrées debout dans le ciel comme deux cornes de pierre.

Et mêlés au souvenir de tes évocations artistes, des souvenirs d’enfance m’assaillaient ; car j’ai grandi sur le rivage de la mer, moi, de la mer grise et froide du Nord, dans une petite ville de pêche toujours battue par le vent, par la pluie et les embruns, et toujours pleine d’odeur de poisson, de poisson frais jeté sur les quais, dont les écailles luisaient sur les pavés des rues, et de poisson salé roulé dans les barils, et de poisson séché dans les maisons brunes coiffées de cheminées de briques dont la fumée portait au loin, sur la campagne, des odeurs fortes de hareng.

3e me rappelais aussi l’odeur des filets séchant le long des portes, l’odeur des saumures dont on fume les terres, l’odeur des varechs quand la marée baisse, tous ces parfums violents des petits ports, parfums rudes et senteurs âcres, mais qui emplissent la poitrine et l’âme de sensations fortes et bonnes. Et je songeais qu’après avoir dit à la mer toutes les tendresses que ton cœur lui garde, tu devrais maintenant, en suivant les côtes, de Dunkerque à Biarritz, et de Port-Vendres à Menton, parcourir le long et joli chapelet des villes marines, sur les rivages de France.

Il en est quelques-unes de ces petites cités que j’aime d’une façon spéciale, parce qu’elles sont vraiment les filles de la mer. Les grandes, les commerçantes : Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire ou Le Havre, me laissent indifférent. L’homme les a faites ; elles sont bruyantes, vénales, agitées, et, comme les parvenus qui ne fréquentent seulement que les gens riches ou illustres, elles n’ont d’attention que pour les immenses paquebots ou les énormes navires chargés de marchandises précieuses.

Je méprise les villes militaires dont les ports sont pleins de monstres, de cuirassés pareils à des montagnes de fer, gibbeux, ventrus, couverts d’excroissances, de verrues d’acier et de tours épaisses. On y voit aussi des torpilleurs minces, serpents de mer disgracieux et trop longs, et des navigateurs en uniformes, spécialistes de la guerre marine à vapeur.

Mais comme j’aime la petite ville poussée dans l’eau et qui sent la mer à plein nez, qui vit de la mer, qui s’y baigne et qui se battit aux temps fameux des marins épiques comme aucune ville ne s’est battue dans les poèmes antiques ! Connais-tu Dunkerque, où naquirent Jean Bart et tant de corsaires plus héroïques que les héros de l’Iliade ?

Connais-tu Dieppe, patrie de Duquesne et de ce pilote Bouzard, qui sauva tant de navires et de naufragés, qu’une statue lui fut élevée ?

Sait-on assez l’histoire de cet autre Dieppois qui s’appelait Ango ? Des Portugais ayant capturé un de ses navires, ce simple armateur équipa une flotte à ses frais, bloqua Lisbonne, poursuivit jusqu’aux Indes les escadres portugaises, et ne cessa les hostilités qu’après avoir vu un ambassadeur venir en France lui demander la paix. Est-il beau, ce commencement du XVIe siècle ?

Et Saint-Malo sur son rocher, Saint-Malo, cette reine de la Manche, avec ses tours « Solidor » et « Qui-qu’engrogne », et son peuple de Malouins, les premiers marins du monde ? Elle vit naître Duguay-Trouin et le légendaire Surcouf, et Labourdonnais, et Jacques Cartier, et aussi Maupertuis, La Mettrie, Broussais, Lamennais et Chateaubriand. Voilà-t-il pas la plus belle et la plus féconde des humbles filles de la mer, qui, sous la caresse des flots, enfante de pareils hommes pour la patrie ?

Et La Rochelle la calviniste, dont les fils, moins célèbres peut-être que ceux de ses sueurs bretonnes et normandes, ne furent pas moins braves ? La connais-tu, la ville aux rues tortueuses, bordées d’arcades basses, au port fermé par deux tours antiques et jolies, et qui garde, souvenir de luttes admirables, là-bas, dans l’eau, à peine visible, sa digue immense, collier de pierre avec lequel l’étrangla Richelieu ?

Je songeais au charmant livre qu’on pourrait écrire sur ces villes !... Et les murailles d’Antibes s’enfonçaient peu à peu dans l’eau bleue, tandis que, de l’autre côté du golfe, au-dessus de Nice, pareille de si loin à un peu d’écume blanche sur le rivage, se dressait la grande chaîne des Alpes, vertes d’abord, puis portant sur leurs cimes dentelées un immense manteau de neige.

Sur cette côte du Midi, je n’en connais que deux, de ces petites pêcheuses, autrefois guerrières, si nombreuses dans le Nord. C’est d’abord celle que je quitte, Antibes, enfermée, bloquée, étreinte en sa double enceinte de murs énormes, construits par Vauban. Elle est dans l’eau tout à fait, sur une pointe qui forme presque une île, et on voit, par les jours clairs, sur le petit port, chauffant au soleil leurs vieux membres, le peuple lent des anciens matelots assis côte à côte et parlant, par moments, des navigations passées. Leurs visages sont fendus par les rides comme les bois anciens sous le soleil et les pluies, tannés et bruns comme les poissons séchés au four, et grimaçants, déformés par l’âge.

Devant eux passe, boitant sur une canne, l’ancien capitaine au long cours qui commanda les Trois-Sœurs, ou les Trois-Frères, ou la Marie-Louise, ou la Jeune-Clémentine.

Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l’appel, d’une litanie de « Bonjour, capitaine », modulée sur des tons différents. Et il les remercie d’un geste de la main.

Jamais la curiosité ne m’était venue de connaître le passé de la ville. Je descendis dans le salon de mon bateau pour y chercher le guide Sarty, auquel collabora le père de M. Victorien Sardou, un aimable et éminent chercheur qui sait à fond l’histoire de cette côte.

J’y appris que, fondée par les Phocéens de Marseille, Antibes fut baptisée par eux Antipolis, puis devint, sous les Romains, une ville municipale jouissant du droit de cité romaine.

Puis, elle fut achetée, vendue et revendue par les papes, par les Grimaldi de Monaco, par Henri IV, prise et reprise par le connétable de Bourbon, par André Doria, par Charles-Emmanuel, duc de Savoie, par le duc d’Épernon.

Mais depuis que Vauban l’a fortifiée, elle résista aux Impériaux et aux Piémontais, en 1707 et en 1746, bien que bombardée pendant vingt-neuf jours.

En 1815 enfin, sans garnison, elle se défendit seule et échappa aux Autrichiens qui avaient détrôné Murat.

Cependant, j’avais atteint la pleine mer, doublé le cap de la Garoupe, et j’apercevais maintenant le golfe Juan, où l’escadre cuirassée était à l’ancre, puis les îles de Lérins, toutes plates sur la mer, masquant Cannes et le golfe de la Napoule, puis, au-dessus d’elles, les sommets bizarres de l’Esterel.

Je passai prés de la balise des Moines, devant le vieux château debout, les pieds dans la vague, à l’extrémité de l’île Saint-Honorat, et qui fut si souvent pris et pillé par les pirates, les seigneurs des environs, les Sarrasins, et repris toujours par ses maîtres légitimes, les moines. Puis, ayant traversé tout le golfe de Cannes, longé les côtes rouges et abruptes de l’Estérel, que terminent le cap Roux et le Dramond, aperçu au loin Saint-Raphaël, j’arrivai à la nuit tombante à l’entrée de l’admirable golfe de Grimaud, devant le port de Saint-Tropez.

Loin du monde, séparée de la France par ces montagnes sauvages, sans villages et sans routes, qu’on nomme les montagnes des Maures, n’ayant de rapport avec les terres habitées que par une diligence antique et un petit bateau à vapeur qui reste au port les jours de mauvais temps, Saint-Tropez est, certes, la plus curieuse des petites villes marines du Midi. Une route, depuis deux ans, la liait à Saint-Raphaël. La mer a détruit cette route. Et nous sommes ici dans un pays bizarre, plein des souvenirs des Maures qui l’occupèrent longtemps et bâtirent presque tous les villages sur les sommets côtoyant la mer ; car, dans le centre des montagnes, on ne trouve rien, ni hameaux, ni fermes, rien que des huttes isolées et une ruine d’une morne beauté, la Chartreuse de la Verne.

Saint-Tropez, la première pêcheuse de ces côtes, assise au bord du golfe dont l’antique tour de Grimaud ferme le fond, montre avec orgueil sur son quai la statue du bailli de Suffren. Elle se battit contre les Sarrasins, le duc d’Anjou, les corsaires barbaresques, le connétable de Bourbon, Charles Quint, le duc de Savoie et le duc d’Épernon.

En 1637, les habitants, sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole, et chaque année se renouvelle, avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette défense qui emplit la ville de bousculades et de clameurs, et rappelle étrangement les grands divertissements populaires du Moyen Age.

En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée contre elle.

Aujourd’hui elle pêche ! Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit, à elle seule, une partie de la côte.

Tu la connais bien, d’ailleurs, cette petite cité provençale, car nous y sommes restés ensemble quelques jours, autrefois.

Viens avec moi suivre ce rivage, de port en port, de baie en baie, et peut-être te décideras-tu à l’écrire, ce livre que tu ferais si bien sur les Petites Filles de la Mer.

Loi morale (Gil Blas, 29 juin 1887)

Depuis quinze jours, un grand mouvement d’indignation s’est produit dans la presse et dans le public, au sujet du départ d’une dame touchant à la trentaine, ayant passé déjà par les formalités, sinon par les émotions du mariage, montée dans un fiacre aux Champs-Élysées, après avoir fermé elle-même son ombrelle, dit-on, et disparue en compagnie d’un monsieur qui lui tenait ouverte la portière.

Dans toutes les villes que cette dame a traversées, elle a eu soin de prévenir les magistrats qu’elle voyageait librement, dans le seul but de contracter mariage avec son compagnon, et elle ajoutait avec émotion le vieux mot classique : « Je l’aime. » Pourquoi s’étonner outre mesure de cette légère modification apportée aux coutumes existantes ? On commence ordinairement par la mairie, et on finit par le voyage ; ceux-ci commencent par le voyage, pour finir par la mairie. N’est-ce pas leur droit ?

Cette dame est très majeure, très libre et très riche. Pourquoi veut-on l’empêcher de se promener avec qui bon lui semble ? Si on faisait autant de tapage pour tous ceux qui arrêtent un fiacre sur la voie publique, et montent dedans sans être encore mariés et sans que leur acte de naissance porte exactement les mêmes indications, titres et particules que leurs cartes de visite, la justice et la presse auraient beaucoup à faire.

Cette pauvre femme, une fois déjà, semble avoir été déçue par les qualités essentielles de son premier mari. Plaise au ciel .qu’elle n’ait aujourd’hui de désillusion que sur les titres et qualités honorifiques du second.

Ces voyageurs, en somme, semblent peu faits pour retenir l’attention et l’intérêt. La seule question qui ait ému le public là-dedans est assurément la question des gros sous. Du moment qu’il n’y a point de séquestration et de violence, la justice n’a rien à voir là-dedans. Seule la morale, la pauvre morale pourrait crier, car elle n’a ni glaive, ni prison, ni guillotine à sa disposition, la morale, la pauvre morale, elle n’a que sa voix, sa voix si enrouée, si fatiguée, si usée, qu’on ne l’entend plus, plus du tout.

En vérité, si la justice veut mettre le nez dans les jeux de l’amour et de l’argent, et cesser de faire la morte en cette partie, elle pourrait nous donner un spectacle en même temps très édifiant et très gai.

Ses rapports avec la morale sont fort restreints et fort larges. La morale, de temps en temps, donne quelques conseils dont la justice tient ou ne tient pas compte, et c’est tout. Or, il est un point très délicat à toucher, et sur lequel, par hasard, par un extraordinaire accord d’opinion, tous les honnêtes gens s’entendent. Ce point, signalé sans cesse par la pauvre morale, est demeuré jusqu’ici indifférent à la justice.

Il serait vraiment réconfortant de voir un jeune député, en quête de projets de loi, un jeune et beau député, de ceux qu’on recherche et qu’on aime, monter à la tribune et s’exprimer ainsi :


Messieurs,

Nous voulons faire une République honnête, probe et respectable, n’est-ce pas. Déjà plusieurs de nos ministres se sont efforcés d’épurer nos mœurs. Ai-je besoin de rappeler des exemples connus, etc. ?

Le premier, M. Turquet, a tenté de donner aux artistes dévoyés une notion plus saine de l’art, de leur faire remplacer les cuisses nues des femmes par des culottes de troupier et les poitrines fermes et bombées par des canons braqués pour la défense de la patrie.

Plus tard, M. Goblet a purifié les champs de courses.

Il nous reste à nettoyer l’Amour.

Nous avons tous les jours sous les yeux, messieurs, d’épouvantables exemples. Je ne veux point parler de la prostitution de la rue. Celle-là est légitime. Plaignons seulement les pauvres filles qui se donnent pour un morceau de pain.

Quand un homme écoute sur le boulevard la prostituée qui le sollicite, c’est le mâle qui suit la femelle, femelle publique, souillée, immonde ; mais il la suit parce qu’il est mâle, il la suit pour obéir à une loi instinctive, irrésistible, dont la nature semble nous avoir dicté les principes.

C’est de ces principes que devrait s’inspirer notre Code pour réglementer l’amour, qu’il soit libre ou légal.

Il ne se passe point de mois sans que nous assistions su scandale d’un vieillard usé mais riche, épousant, c’est-à-dire achetant, une jeune fille, une enfant à peine femme encore, à quelque famille honorable et vénale.

Or, si l’homme qui monte au logis d’une fille publique la suit parce qu’il sent en lui la force du mâle, le vieux bourgeois épuisé, le vieux bourgeois ravagé de désirs honteux et séniles, dont la bourse seule est restée valide, qui achète une innocente, la paye aux parents devant le notaire, l’emmène avec permission du prêtre et du maire, fait cela, au contraire, parce qu’il n’est plus mâle, parce qu’il espère on ne-sait quel réveil répugnant au contact de cette petite vierge.

Regardez maintenant la vieille femme, plus abominable encore, qui achète un homme, amant ou mari.

Vous envoyez aux travaux forcés celui qui abuse d’un enfant avant l’âge fixé par la loi sur les indications de la nature.

Pourquoi ne punissez-vous pas de la même peine le misérable qui cède aux sollicitations d’une vieille dépravée, après l’âge qu’indique aussi la nature, pour la continuation de notre espèce ?

Je ne vois pas, en effet, messieurs, en quoi il est plus coupable de commencer trop tôt que de finir trop tard.

Ai-je besoin de vous rappeler que nous assistons tous les jours, du haut en bas de l’échelle sociale, à cette chasse impudique, atroce, monstrueuse, des jeunes par les vieux, que nous rencontrons partout, dans les salons, dans la rue, la vieille femme blanche et ridée avec le jeune amant qu’elle paye et entretient, le vieillard avec la jeune maîtresse qu’il montre et promène orgueilleusement, le vieillard avec la jeune épouse que convoite déjà la meute des futurs amants.

S’il est pourtant une chose anormale, condamnable, odieuse, c’est cette possession du jeune être qui naît à la vie, par le vieil être que la mort étreint déjà. La pensée seule de ces contacts soulève le cœur de dégoût.

Quoi de plus honteux que ces dernières secousses de passion dans la chair sénile, flasque et fanée.

Je demande donc, messieurs, une loi qui satisfasse en même temps la morale et la nature, qui interdise les unions disproportionnées.

Fixez le nombre maximum d’années qui doit séparer le mari de la femme.

Interdisez aux vieillards d’épouser des jeunes filles, aux vieilles femmes de prendre des maris sensiblement plus jeunes qu’elles.

Établissez un service des mœurs qui surveille les unions libres. Enfin, messieurs, fixez une limite d’âge pour l’amour. Quand un militaire, général ou capitaine, a fini son temps, vous lui fermez impitoyablement la carrière sans vous informer s’il est encore capable de monter à cheval ou de manier un sabre.

Sa présence dans les rangs serait-elle plus nuisible à fermée que ne sont dangereux pour l’espèce tout entière les efforts d’amour des vieillards quelquefois prolifiques ?

Enfin, messieurs, des dispenses pourraient être accordées par un conseil de santé, pour les cas exceptionnels.

Le législateur, en outre, s’inspirant de l’esprit de la loi future, pourrait imaginer une pénalité redoutable de scandale pour mettre à l’abri les jeunes députés, les jeunes ministres et en général tous les hommes publics des attaques, des poursuites, des provocations éhontées, du troupeau d’antiques Messalines qui cherche sa proie à travers Paris.

Sicut leo rugiens quœrens quem devoret. […]


Le député qui parlerait ainsi n’aurait, certes, aucune chance d’être écouté, et pourtant sa requête ne serait pas, dans le fond, aussi ridicule que dans la forme.

En l’air (Le Figaro, 9 juillet 1887)

M. Guy de Maupassant a fait hier une ascension sur le ballon le Horla, un grand aérostat, de 1000 mètres.

Le départ a eu lieu à 9 h 20 du soir, à l’usine à gaz de la Villette, rue d’Aubervilliers.

MM. Paul Bessand, Eugène Beer, M. Jovis et le lieutenant Mallet faisaient partie du voyage.

Voici l’article que nous envoie M. de Maupassant sur l’aérostat qui l’a emporté.


Soixante-neuf, boulevard de Clichy, on lit sur la porte : Union aéronautique de France ; et un public nombreux regarde un très ingénieux baromètre encastré dans le mur et indiquant, par de grands triangles de couleurs diverses, le temps probable du lendemain.

Nous entrons et nous demandons le directeur de la Société, M. le capitaine Jovis. C’est un Méridional, actif, énergique, souple et fort comme il faut l’être pour pratiquer ce sport dangereux, et qui va faire, avec le Horla, sa deux cent quatorzième ascension.

Le Comité de l’Union aéronautique m’ayant fait l’honneur de donner au dernier-né de ses ballons le nom de mon dernier livre, et de m’offrir le parrainage, je vais prendre des nouvelles de mon filleul et assister, pendant quelques instants, au travail de sa confection.

Le directeur, M. Jovis, me montre d’abord son baromètre et développe l’idée très intéressante d’établir à son observatoire de Montmartre un système de ballons pour le jour et de feux électriques pour le soir, fournissant aux Parisiens, rien que par la couleur des ballons ou des rayons, des renseignements aussi exacts que possible sur le temps probable du lendemain, comme on donne l’heure avec les horloges pneumatiques.

Que de projets on pourrait faire, avec la presque certitude d’un ciel bleu ; que de rhumes, d’averses et de mécomptes de toutes sortes on éviterait avec une presque certitude de pluie.

Les Américains, qu’il faut toujours consulter quand il s’agit de science pratique, possèdent un service météorologique admirable ; et les renseignements donnés par le New York Herald sont consultés dans le monde entier.

Chez nous, au contraire, la météorologie reste, à proprement parler, dans les nuages. Pour savoir ce qui s’y passe en effet, dans les nuages, il faut y monter, y monter souvent, y monter toujours, observer en se promenant de cirrus en nimbus, de nimbus en stratus, et de stratus en cumulus, noter la formation des orages, la direction des courants superposés, leurs modifications selon les heures et les saisons. En somme, on devient météorologiste dans le ciel, comme on devient marin sur la mer ; et les livres n’y font pas grand-chose. Nos savants, gens calmes, pères de famille, qui ont, dit-on, d’excellentes lunettes pour voir les astres, mais inutiles pour voir tourner le vent, semblent s’en tenir, pour la prévision du temps, au système des cors aux pieds et de la goutte qui remonte. « Tiens, disent-ils, j’ai une douleur dans l’épaule gauche, le baromètre est tombé à soixante-quinze. Nous aurons certainement du mauvais temps. Je vais faire là-dessus une petite note pour l’Académie des sciences. »

Il serait donc fort utile, au point de vue météorologique, qu’une société comme l’Union aéronautique, puisque les hommes officiels restent sur leurs fauteuils, pût exécuter constamment et régulièrement des ascensions.

Mais allons voir le Horla.

Au premier étage, dans un vaste appartement qui sert d’atelier de construction et de musée et où fonctionnent les machines à coudre maniées par les employés de M. Jovis, gît un incroyable amas de bandelettes jaunâtres, minces comme du papier de soie, longues, souples et légères : c’est la peau de notre aérostat.

M. Mallet, lieutenant du capitaine Jovis, en a tracé les épures, dirigé la mise en train, c’est-à-dire le découpage, et maintenant il en surveille la couture ; une couture fine avec un petit fil blanc si léger. Et c’est cela qui nous portera là-haut !... Et on entend le bruit mécanique et continu des machines et le frémissement de la souple étoffe.

Tout autour de la pièce des tableaux représentant des ballons dans le ciel ; et M. Jovis nous raconte des ascensions. Il en a fait d’admirables, entre autres sa traversée de la Méditerranée, aller et retour, dans l’Albatros.

Par deux fois, cette navigation aérienne a failli devenir tragique. Quelques heures après le départ, en pleine nuit, l’aérostat, ayant épuisé tout son lest, commença à descendre vers la mer d’une façon très inquiétante. Comme la rapidité de la chute s’accélérait sans cesse en vertu de la force acquise, le capitaine, en présence du danger imminent, eut une idée fort ingénieuse, celle de couper et de laisser pendre, sous l’aérostat, trois câbles de longueur inégale, un de deux cents mètres, un de cent, et un de cinquante.

Dès que le premier toucha la mer, le ballon soulagé diminua la vitesse de sa descente ; le second l’arrêta presque, et, quand le troisième rencontra l’eau, l’Albatros enfin recouvra sa force ascensionnelle et se remit à monter.

Et cette manœuvre dura toute la nuit.

La pleine lune d’un ciel d’Orient éclairait l’eau sans horizon sur laquelle couraient les trois voyageurs portés à travers le ciel par un peu de gaz enfermé dans une toile.

Soudain on aperçut la terre, c’était la pointe de la Corse à l’entrée des bouches de Bonifacio, et dans le rayon de lune, dans la route de lumière tombée de l’astre sur la mer, un navire, un brick qui s’en allait doucement, comme ensommeillé dans cette ombre claire et douce.

L’homme de quart aperçut dans le ciel, au-dessus de lui, l’énorme aérostat qui passait, pareil à quelque bête de l’air, inconnue et fantastique, et il poussa des cris.

L’équipage réveillé accourut sur le pont, c’étaient des Italiens qui acclamèrent leurs frères voyageurs, leur jetant à pleine voix des « bon voyage », et des « bonne chance ».

Et les trois hommes du ballon, penchés hors de la nacelle, répondaient à ces clameurs amies, puis ils laissèrent au loin le brick, pour se perdre de nouveau sur la mer.

Au retour, la nacelle finit par traîner dans les vagues, emportée à la vitesse fantastique de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Les aéronautes se jugeaient à peu près perdus quand le soleil se leva, dilata le gaz et fit bondir l’Albatros à plus de trois mille mètres dans le ciel. Il tourna sur Gênes et revint vers l’Italie ; mais il n’avait plus ni lest, ni ancres, rien pour le diriger, rien pour l’arrêter, rien pour le manœuvrer.

Tout à coup M. Jovis aperçut quelque chose de vert, une forêt, qui, de là-haut, ressemblait à un champ de choux. Ses deux compagnons, alors, sur son ordre, se pendirent à la corde de la soupape et l’aérostat tomba comme une pierre et la nacelle entra dans l’océan des arbres, crevant les feuillages, brisant des branches énormes, et elle demeura immobile, arrêtée, encore suspendue, mais saisie, tenue par tous ces branchages refermés sur elle, tandis que le ballon, énorme et flasque, semblait palpiter, se débattre, se noyer dans les sommets bruissants des grands arbres.

Ils étaient tombés dans les Apennins. Au mois d’octobre prochain, M. le capitaine Jovis a l’intention de tenter la traversée de l’océan, de New York en Europe, avec un aérostat de 8 000 mètres.

Il compte profiter pour ce voyage d’une des perturbations atmosphériques bien observées et annoncées par les savants américains. En se lançant dans la bourrasque dont la marche est prévue d’une façon presque certaine, grâce à l’admirable bureau de renseignements du New York Herald, les aéronautes pensent et espèrent arriver en Europe en cinquante heures au maximum. Bonne chance à ces hardis oiseaux.


Que de choses encore nous raconte le capitaine avec sa verve exubérante de Méridional, sa visite à un petit nuage noir, aperçu très loin, très haut, pendant une ascension et qui n’était autre chose que le laboratoire, ou plutôt que l’œuf d’un orage. En une seconde, l’aérostat fut couvert de glace dès qu’il eut pénétré dans cette nuée en travail, et il fallut jeter le lest à deux mains pour n’être pas précipité du ciel, comme Phaéton jadis.

Voici dans un coin des ateliers une petite porte, c’est le poste des pigeons voyageurs. On les garde là, dans une pièce ouvrant sur les toits. A chaque ascension on en prend un, et dès que le ballon a touché terre, on lâche la bête en lui attachant aux ailes une dépêche.

L’oiseau revient aussitôt vers sa maison où il pénètre par une trappe à bascule ; et cette trappe, en se refermant, fait sonner un timbre électrique qui annonce la rentrée du messager.

Voici des échantillons de cordages, d’ancres automatiques, de tous les engins utilisés dans la navigation aérienne. On nous montre un vernis nouveau, imperméable, qui augmente la souplesse et la résistance des tissus au lieu de les brûler, comme font les anciens vernis employés jusqu’à ce jour. Mais ce qu’il faut admirer de véritablement surprenant, ce sont les photographies instantanées faites à 2000 et 2500 mètres de hauteur et donnant, avec une netteté parfaite, toute la topographie d’un pays.

Puis-je commettre une indiscrétion ? L’éminent géographe M. Liénard prépare avec M. Jovis une des attractions futures et certaines de l’Exposition universelle. De la nacelle d’un ballon, élevée seulement de douze mètres au-dessus du sol, on pourra voir sous ses pieds Paris, avec tous ses monuments, ses rues, ses environs, et le cœur même de la France jusqu’à la mer, jusqu’au Havre, car l’effet d’optique de cet étonnant panorama en relief, d’une exactitude absolue, sera obtenu d’une hauteur fictive de 2 500 mètres.

En terminant, lisons seulement un article des statuts de cette Société qui a pour président M. Delpont, et qui compte parmi ses membres fondateurs décédés (je ne veux parier que des morts) Gambetta, Victor Hugo, Dupuy de Lôme, Henry Gifard, le général Farre, le vice-amiral Gougeard et Paul Bert.

Lisons, dis-je, l’article 3 de ses statuts :


« L’Union aéronautique de France, avec son matériel et son personnel, se tient constamment, à toute réquisition, à la disposition de l’État et en particulier du Ministère de la guerre, pour toutes missions ou études qui paraîtraient nécessaires. »

De Paris à Heyst (Le Figaro, 16 juillet 1887)

J’avais reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici :


« Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des manœuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l’usine à partir de cinq heures.

JOVIS. »


A cinq heures précises, j’entrais à l’usine à gaz de la Villette. On dirait les ruines colossales d’une ville de cyclopes. D’énormes et sombres avenues s’ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l’un derrière l’autre, pareils à des colonnes monstrueuses, tronquées, inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque effrayant édifice de fer.

Dans la cour d’entrée, gît le ballon, une grande galette de toile jaune, aplatie à terre, sous un filet. On appelle cela la mise en épervier ; et il a l’air, en effet, d’un vaste poisson pris et mort.

Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou bien examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair humaine qui porte sur son flanc, en lettres d’or, dans une plaque d’acajou : Le Horla.

On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon par un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle, palpite comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image frappent tous les yeux et tous les esprits. C’est ainsi que la nature elle-même nourrit les êtres jusqu’à leur naissance. La bête qui s’envolera tout à l’heure commence à se soulever, et les aides du capitaine Jovis, à mesure que Le Horla grossit, étendent et mettent en place le filet qui le couvre, de façon à ce que la pression soit bien régulière et également répartie sur tous les points.

Cette opération est fort délicate et fort importante ; car la résistance de la toile de coton, si mince, dont est fait l’aérostat, est calculée en raison de l’étendue du contact de cette toile avec le filet aux mailles serrées qui portera la nacelle.

Le Horla, d’ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses yeux et par lui. Tout a été fait dans les ateliers de M Jovis, par le personnel actif de la société, et rien au-dehors.

Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis jusqu’à la soupape, ces deux choses essentielles de l’aérostation. Il doit rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d’un navire sont impénétrables à l’eau. Les anciens vernis à base d’huile de lin avaient double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en peu de temps, se déchirait comme du papier.

Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement dès qu’elles avaient été ouvertes et qu’était brisé l’enduit, dit cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine mer et en pleine nuit, a prouvé, l’autre semaine, l’imperfection du vieux système.

On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du vernis principalement, sont d’une valeur inestimable pour l’aérostation.

On en parle d’ailleurs dans la foule, et des hommes, qui semblent être des spécialistes, affirment avec autorité, que nous serons retombés avant les fortifications. Beaucoup d’autres choses encore sont blâmées dans ce ballon d’un nouveau type que nous allons expérimenter avec tant de bonheur et de succès.

Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures faites pendant le transport ; et on les bouche, selon l’usage, avec des morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé d’obstruction inquiète et émeut le public.

Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s’occupent des derniers détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l’usine à gaz, selon la coutume établie.

Quand nous ressortons, l’aérostat se balance, énorme et transparent, prodigieux fruit d’or, poire fantastique que mûrissent encore, en la couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.

Voici qu’on attache la nacelle, qu’on apporte les baromètres, la sirène que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes aussi, et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit matériel que peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.

Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à plusieurs reprises l’en éloigner pour éviter un accident au départ.

Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.

Le lieutenant Mallet grimpe d’abord dans le filet aérien entre la nacelle et l’aérostat, d’où il surveillera, durant toute la nuit, la marche du Horla à travers le ciel, comme l’officier de quart, debout sur la passerelle, surveille la marche du navire.

M. Étienne Beer monte ensuite, pais M. Paul Bessand, puis M, Patrice Eyriès, et puis moi.

Mais l’aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous devons entreprendre, et M Eyriès doit, non sans grand regret, quitter sa place.

M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort galants, les dames de s’écarter un peu, car il craint, en s’élevant, de jeter du sable sur leurs chapeaux ; puis il commande : « Lâchez-tout ! » et, tranchant d’un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de nous le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au Horla sa liberté.

En une seconde nous sommes partis. On ne sent rien ; on flotte, on monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les entendons presque plus ; nous ne les voyons qu’à peine. Nous sommes déjà si loin ! Si haut ! Quoi ! Nous venons de quitter ces gens là-bas ? Est-ce possible ? Sous nous maintenant, Paris s’étale, une plaque sombre bleuâtre, hachée par les rues, et d’où s’élancent de place en place, des dômes, des tours, des flèches ; puis, tout autour, la plaine, la terre que découpent les routes longues, minces et blanches au milieu des champs verts, d’un vert tendre ou foncé, et des bois presque noirs.

La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on n’aperçoit ni la tête ni la queue ; elle vient de là-bas, elle s’en va là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l’air d’une immense cuvette de prés et de forêts qu’enferme à l’horizon une montagne basse, lointaine et circulaire.

Le soleil qu’on n’apercevait plus d’en bas reparaît pour nous, comme s’il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s’allume dans cette clarté ; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. M. Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de papier à cigarettes et dit tranquillement : « Nous montons, nous montons toujours », tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte les mains en répétant : « Hein ? Ce vernis, hein ! Ce vernis. »

On ne peut, en effet, apprécier les montées et les descentes qu’en jetant de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l’air, semble tomber comme une pierre, c’est que le ballon monte ; s’il semble au contraire s’envoler au ciel, c’est que le ballon descend.

Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l’air d’une carte de géographie peinte, d’un plan démesuré de province. Toutes ses rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes, le claquement des fouets, le « hue » des charretiers, le roulement et le sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec le plus d’acuité.

Des hommes nous appellent ; des locomotives sifflent ; nous répondons avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs, affreux, maigres, vraie voix d’être fantastique errant autour du monde.

Des lumières s’allument de place en place, feux isolés dans les fermes chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le nord-ouest après avoir plané longtemps sur le petit lac d’Enghien. Une rivière apparaît : c’est l’Oise. Alors nous discutons pour savoir où nous sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise ? Si nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de la Seine et de l’Oise ; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche, n’est-ce pas le haut fourneau de Montataire ?

Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est surprenant ; sur la terre, il fait nuit et nous sommes encore dans la lumière, à dix heures passées. Maintenant nous entendons les bruits légers des champs, le double cri des cailles surtout, puis les miaulements des chats et les hurlements des chiens. Certes, les chiens sentent le ballon, le voient et donnent l’alarme. On les entend, par toute la plaine, aboyer contre nous st gémir, comme ils gémissent à la lune. Les bœufs aussi semblent se réveiller dans les étables, car ils mugissent ; toutes les bêtes effrayées s’émeuvent devant ce monstre aérien qui passe.

Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des foins, des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l’air, un air léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je n’avais respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu, m’envahit, bien-être du corps et de l’esprit, fait de nonchalance, de repos infini, d’oubli, d’indifférence à tout et de cette sensation nouvelle de traverser l’espace sans rien sentir de ce qui rend insupportable le mouvement, sans bruit, sans secousses et sans trépidations.

Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute, le lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d’araignée, dit au capitaine Jovis : « Nous descendons, jetez une demi-poignée. » Et le capitaine, qui cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux, prend dans ce sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.


Rien n’est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la manœuvre du ballon. C’est un énorme joujou, libre et docile, qui obéit avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant tout, l’esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.

Une pincée de sable, la moitié d’un journal, quelques gouttes d’eau, les os du poulet qu’on vient de manger, jetés au-dehors, le font monter brusquement.

Le fleuve ou le bois qu’on traverse, nous soufflant un air humide et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il se maintient, et sur les villes il s’élève.

La terre dort maintenant, ou plutôt l’homme dort sur la terre, car les bêtes éveillées annoncent toujours notre approche. De temps en temps le roulement d’un train, nous arrive ou le sifflet de la machine. Sur les lieux habités nous faisons mugir la sirène : et les paysans affolés dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c’est l’ange du jugement dernier qui passe.

Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe : nous avons rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant son sang invisible par le tuyau d’échappement, qu’on nomme appendice et qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.

Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l’écho de nos trompes ; nous avons déjà passé six cents mètres. On n’y voit pas assez pour consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de papier de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous montons toujours, toujours. On ne distingue plus la terre ; des brumes légères nous en séparent ; et sur nos têtes, le peuple des étoiles scintille.

Mais une lueur naît devant nous, une lueur d’argent qui fait pâlir le ciel ; et soudain, comme si elle s’élevait des profondeurs inconnues de l’horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d’un nuage. Elle semble venue d’en bas, tandis que nous la regardons de très haut, accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se dégage luisante et ronde des nuées qui l’enveloppaient, et elle monte au ciel avec lenteur.

La terre n’est plus, la terre est noyée sous les vapeurs laiteuses qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage en face de nous ; et notre ballon qui reluit a l’air d’une lune plus grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons plus, nous ne vivons plus ; nous allons, délicieusement inertes, à travers l’espace L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus la chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le cœur, on est devenu quelque chose d’inexprimable, des oiseaux qui n’ont pas même la peine de battre de l’aile.

Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, nous n’avons plus de regrets, de projets, ni d’espérances. Nous regardons nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche, comme nos sœurs les planètes ; et ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre et l’ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein jour ; nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n’avons à regarder que nous et quelques nuages d’argent qui flottent plus bas. Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis quatorze, puis quinze cents ; et les feuilles de papier de riz tombent toujours autour de nous.

Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s’emballer les aérostats et que le voyage en haut va continuer.

Nous sommes maintenant à deux mille mètres ; nous montons encore à deux mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s’arrête.

Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu’on ne nous réponde point des étoiles.

A présent, nous descendons, très vite, sans nous en douter, M. Mallet crie sans cesse : "Jetez du lest, jetez du lest !" Et le lest qu’on précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient dans la figure, comme s’il remontait, lancé d’en bas vers les astres, tant est rapide notre chute.

Voici la terre !

« Où sommes-nous ? » Cette pointe en l’air a duré plus de deux heures. Il est minuit passe et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé, plein de routes, très peuplé.

Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante, féerique, s’allume et s’éteint, puis elle reparaît, s’efface de nouveau. Jovis, que grise l’espace, s’écrie : « Regardez, regardez ce phénomène de la lune dans l’eau. On ne peut rien voir de plus beau la nuit. »

Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut donner l’idée de l’éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui ne sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent brusquement ici ou là et s’éteignent tout aussitôt.


Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent en même temps à chaque détour du cours d’eau ; mais comme le ballon passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.


Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer s’écrie : « Regardez donc ! Qu’est-ce qui court là-bas dans ce champ ? N’est-ce pas un chien ? » Quelque chose court en effet sur le sol avec une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne comprenons pas. Le capitaine riait : « C’est l’ombre de notre ballon, dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons. »

J’entendis distinctement un grand bruit de forges dans le lointain, et comme nous n’avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur l’étoile polaire, que j’ai souvent regardée et consultée du pont de mon petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers la Belgique.

Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer. Quelques cris nous répondent, cris de charretier qui s’arrête, cri de buveur attardé. Nous hurlons : "Où sommes-nous ?" Mais le ballon va si vite que jamais l’homme effaré n’a le temps de nous répondre. L’ombre grossie du Horla, large comme une balle d’enfant, fuit devant nous, sur les champs, les routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous précédant d’un demi-kilomètre ; et j’écoute à présent, penché hors de la nacelle, le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.

Je dis au capitaine Jovis : « Comme ça souffle ! »

Il me répond : « Non, ce sont des chutes d’eau sans doute. » J’insiste, sûr de mon oreille qui reconnaît bien, le vent, pour l’avoir entendu si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le coude ; il a peur d’émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car il sait bien qu’un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il répond : « Nord. »

Un autre nous jette le même mot.

Et soudain une ville considérable, d’après l’étendue de son gaz, se montre juste devant nous. C’est Lille, peut-être. Comme nous approchons d’elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des pierres précieuses pour les géants.

C’est une briqueterie, paraît-il. En voici d’autres, deux, trois. Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de rubis, d’émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des mugissements de lion apocalyptique ; les hautes cheminées jettent au vent leurs panaches de flammes, et l’on entend des bruits de métal qui roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.

« Où sommes-nous ? »

Une voix, voix de farceur ou d’affolé, nous répond :

— Dans un ballon.

— Où sommes-nous ?

— Lille.

Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers, de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, gris ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s’amassent derrière nous, couvrent la lune, tandis qu’à l’Est le ciel s’éclaircit, devient d’un bleu clair avec des reflets rouges. C’est l’aube. Elle grandit vite, nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous nous avec une prodigieuse vitesse ; on n’a pas le temps de regarder, à peine le temps de voir que d’autres prés, d’autres champs, d’autres maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils font de bruit.

Les paysans matineux agitent les bras, nous criant : « Laissez-vous tomber. » Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penches au bord de la nacelle et regardant couler l’univers sous nos pieds.

Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée par des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d’en haut. On discute. Est-ce Courtrai ? Est-ce Gand ?

Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu’elle est entourée d’eau, traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du Nord. Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher, le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et rapides, doux et clairs, semblent jaillit pour nous de ce mince toit de pierre frôlé dans notre course errante C’est un bonjour charmant, un bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène dont l’horrible voix résonne par les rues.

C’était Bruges ; mais à peine l’avions-nous perdue de vue, que mon voisin Paul Bessand me demande : « Ne voyez-vous rien sur la droite et devant vous ? On dirait un fleuve. »

Devant nous, en effet, s’étend au loin une ligne lumineuse, sous la clarté de l’aube. Oui, cela a l’air d’un fleuve, d’un immense fleuve, avec des îles dedans.


« Préparons la descente », dit le capitaine. Il fait rentrer dans la nacelle M Mallet toujours perché dans son filet ; puis on serre les baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les secousses.

M. Bessand s’écrie : « Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous sommes à la mer. »

Des brumes nous l’avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à gauche et en face, tandis qu’à notre droite l’Escaut, joint à la Meuse, étendait jusqu’à la mer ses bouches plus vastes qu’un lac.

Il fallait descendre en une minute ou deux.

La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac de toile blanche et placée bien en vue afin qu’elle ne soit touchée par personne, fut déroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.

Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivrait notre course folle.

« Tirez ! » cria Jovis.

Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et s’inclina. Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.

Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne maintenant ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une rapidité de boulet sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons, les canards effarés s’envolent dans tous les sens, tandis que les veaux, les chats et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.

Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette ; et Le Horla légèrement s’envole par-dessus le toit.

« La soupape ! » crie de nouveau le capitaine.

M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme une flèche.

D’un coup de couteau, l’amarre qui retient l’ancre est coupée, nous la traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.

Voici des arbres.

« Attention ! Cramponnez-vous ! Gare aux têtes ! »

Nous passons encore dessus ; puis une forte secousse nous bouscule. L’ancre a mordu.

« Attention ! Tenez-vous bien ! Soulevez-vous à la force des poignets. Nous allons toucher. »

La nacelle touche en effet. Et puis s’envole de nouveau. Elle retombe encore, rebondit et, enfin, se pose à terre, tandis que le ballon se débat follement, avec des efforts d’agonisant.

Des paysans accouraient, mais n’osaient point approcher. Ils furent longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut mettre pied à terre sans que l’aérostat soit presque complètement dégonflé.

Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns sautaient d’étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches qui paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon d’un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux soufflants.

Avec l’aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter à la gare de Heyst où nous reprenions à huit heures vingt le train pour Paris.

La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin, ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les éclairs aveuglants de l’orage qui nous chassait devant lui.

Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère Paul Ginisty m’avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils sont tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de Menton, nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel, le coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour et aller de Paris aux bouches de l’Escaut à travers les airs.

A 8000 mètres (Le Figaro, 3 août 1887)

Je ne me doutais guère, en racontant tout dernièrement dans ce journal une longue et heureuse traversée aérienne, que j’aurais à m’y occuper de nouveau des ballons quelques jours plus tard.

J’ai accepté avec plaisir la mission d’exposer la dangereuse ascension que va tenter dans quelques jours M. Jovis avec le concours et le patronage du Figaro.

Pour qu’on en comprenne bien la valeur et l’utilité, je dirai d’abord en quelques lignes les tentatives semblables qui ont eu lieu jusqu’ici, ainsi que leurs résultats heureux ou néfastes. Jusqu’ici le ballon a donné lieu à des expériences de deux sortes, expériences relatives à la direction et expériences scientifiques. Je ne parle point des simples promenades d’agrément comme celle que nous venons d’accomplir.

Les expériences relatives à la raréfaction de l’air aux plus grandes hauteurs que l’homme puisse atteindre, et à l’électricité atmosphérique, ont été réellement inaugurées par le Flamand Robertson, ami de Volta.

Le premier, il parvint dans les hautes régions de l’atmosphère, ayant atteint une hauteur de 7400, le 18 juillet 1803. Son ballon sphérique, de 30 pieds 6 pouces de largeur, avait été construit à Meudon pour le service des armées françaises.

Parti de Hambourg à neuf heures du matin, avec un Français, M. Lhoest, le baromètre marquant 28 pouces et le thermomètre Réaumur 16°, Robertson monta si vite et si haut que, dans toutes les rues, chacun croyait l’avoir à son zénith.

A dix heures quinze, le baromètre était à 19 pouces, et le thermomètre à 3 degrés au-dessus de zéro. Se sentant envahi par tous les malaises dus à la raréfaction de l’air, l’aéronaute se hâta de commencer ses expériences et constata « que l’électricité des nuages obtenue trois fois était toujours vitrée ».

Cependant, bien que fort incommodés, ils continuaient à monter, le froid augmentait, leurs oreilles bourdonnaient, leur anxiété devenait intolérable. La douleur qu’ils éprouvaient « avait quelque chose de semblable à celle qu’on ressent lorsqu’on plonge la tête dans l’eau. Nos poitrines paraissaient dilatées et manquaient de ressort, mon pouls était précipité. Celui de M. Lhoest l’était moins. Il avait, ainsi que moi, les lèvres grosses, les yeux saignants, toutes les veines étaient arrondies et se dessinaient en relief sur mes mains. Le froid se portait tellement à la tête qu’il me fit remarquer que son chapeau lui paraissait trop étroit...

« ... Le thermomètre descendit à 5 degrés et demi au-dessous de glace, tandis que le baromètre était à 12 pouces 4/100. A peine me trouvai-je dans cette atmosphère que le malaise augmenta ; j’étais dans une apathie morale et physique. Nous pouvions à peine nous défendre d’un assoupissement que nous redoutions comme la mort...

« ... C’est dans cet état, peu propre à des expériences délicates, qu’il fallut commencer les observations que je me proposais... »


Les opinions scientifiques émises par Robertson rencontrèrent une vive opposition parmi les savants du monde entier. Or, pour démontrer l’exactitude de ses observations, l’aéronaute, accompagné d’un savant russe représentant l’Académie de Saint-Pétersbourg, M. Zuccharoff, firent à Moscou une nouvelle ascension et renouvelèrent pendant plusieurs heures les expériences de Robertson.

M. Zuccharoff confirma plusieurs des assertions du Flamand, surtout celles relatives à l’affaiblissement graduel de l’action magnétique de la terre.

Mais après cette épreuve nouvelle, la lutte recommença plus violente et plus acharnée parmi les hommes de science. A Paris, les membres de l’Institut se divisèrent en deux camps, qui auraient bien longtemps discuté si Laplace n’avait proposé, au cours d’une séance, de faire de nouvelles expériences.

Biot et Gay-Lussac, professeurs de physique, furent choisis pour cette épreuve.

L’ascension, une des plus célèbres qui aient jamais été faites, eut lieu le 20 août 1804.


« Notre but principal, écrivait quelques jours plus tard Biot dans un rapport à l’Académie des sciences, était d’examiner si la propriété magnétique éprouve quelque diminution appréciable quand on s’éloigne de la terre. Saussure, d’après des expériences faites sur le col du Géant, à 3 435 mètres de hauteur, avait cru y reconnaître un affaiblissement très sensible qu’il évaluait à 1/5. Quelques physiciens avaient même annoncé que cette propriété se perd entièrement quand on s’éloigne de la terre dans un aérostat. […]


Outre cet objet principal dans ce premier voyage, nous nous proposions aussi d’observer l’électricité de l’air, ou plutôt la différence d’électricité des différentes couches atmosphériques. […]


Nous avions aussi projeté de rapporter de l’air puisé à une grande hauteur. […] »


Ils partirent du jardin du Conservatoire des Arts, le 6 fructidor, à dix heures du matin. Le baromètre était à 765 mm (28 po. 31), le thermomètre à 16°5 centigrades et l’hygromètre à 88°8, c’est-à-dire assez près de la plus grande humidité.

Biot raconte ensuite avec une grande netteté et une grande précision les différents incidents de leur magnifique et tranquille voyage, la traversée des nuages, leur admiration pour ce surprenant spectacle. – « Ces nuages vus de haut nous parurent blanchâtres... ils étaient tous exactement à la même élévation ; et leur surface supérieure toute mamelonnée et ondulante nous offrait l’aspect d’une plaine couverte de neige...


« Vers cette élévation (2 723 mètres), nous observâmes les animaux que nous avions emportés. Ils ne paraissaient pas souffrir de la rareté de l’air. Une abeille violette, à qui nous avions donné la liberté, s’envola très vite et nous quitta en bourdonnant. Le thermomètre marquait 13° centigrades. Nous étions très surpris de ne pas éprouver de froid ; au contraire, le soleil nous échauffait fortement. Notre pouls était fort accéléré : celui de M. Gay-Lussac, qui bat ordinairement soixante-deux pulsations par minute, en battait quatre-vingts. Le mien, qui donne ordinairement soixante-dix-neuf pulsations, en donnait cent onze. »


A la suite d’expériences minutieusement décrites, Biot conclut :


« La propriété magnétique n’éprouve aucune diminution appréciable depuis la surface de la terre jusqu’à 4000 mètres de hauteur. Son action dans ces limites se manifeste constamment par les mêmes effets et suivant les mêmes lois. […]

A 3400 mètres de hauteur, nous donnâmes la liberté à un petit oiseau que l’on nomme un verdier ; il s’envola aussitôt, mais revint presque à l’instant se poser dans nos cordages ; ensuite, prenant de nouveau son vol, il se précipita vers la terre en décrivant une ligne tortueuse peu différente de la verticale... Mais un pigeon que nous lâchâmes de la même manière à la même hauteur nous offrit un spectacle beaucoup plus curieux : remis en liberté sur le bord de la nacelle, il y resta quelques instants comme pour mesurer l’étendue qu’il avait à parcourir ; puis il s’élança en voltigeant d’une manière inégale, en sorte qu’il semblait essayer ses ailes ; mais après quelques battements, il se borna à les étendre et s’abandonna tout à fait. Il commença à descendre vers les nuages en décrivant de grands cercles comme font les oiseaux de proie […] »


Après le récit détaillé de la façon dont ils essayèrent l’électricité de l’air, il continue :


« Cette expérience indique une électricité croissante avec les hauteurs, résultat conforme à ce que l’on avait conclu par la théorie d’après les expériences de Volta et de Saussure […]


[…] Nos observations du thermomètre, au contraire, nous ont indiqué une température décroissant de bas en .haut, ce qui est conforme aux résultats connus. Mais la différence a été beaucoup plus faible que nous ne l’aurions attendu, car en nous élevant à 2 000 toises, c’est-à-dire bien au-dessus de la limite inférieure des neiges éternelles à cette latitude, nous n’avons pas éprouvé une température plus basse que 10°5 au thermomètre centigrade ; et au même instant la température de l’Observatoire, à Paris, était de 17°5 centigrades.

Un autre fait assez remarquable qui nous a été donné par nos observations, c’est que l’hygromètre a constamment marché vers la sécheresse à mesure que nous noua sommes élevés dans l’atmosphère ; et, en descendant, il est graduellement revenu vers l’humidité. »


Cette première ascension établit la fausseté de la plupart des allégations de Robertson ; pour dissiper les objections qui subsistaient encore, Gay-Lussac s’éleva seul, le 16 septembre 1804, à 7016 mètres au-dessus du niveau de la mer.

Il est impossible de reproduire ici ses nombreuses et minutieuses observations. Elles sont d’un intérêt très spécial et très vif, surtout dans leurs rapports avec la loi établie dans ces derniers temps par M. Faye et la décroissance de la température en raison des hauteurs. A la surface de la terre, le thermomètre était à 30°75, et à la hauteur de 6977 mètres il était descendu à 9°5.

Gay-Lussac prit de l’air dans des ballons de, verre à 6561 et à 6636 mètres.

L’analyse de cet air lui a permis de conclure généralement que la constitution de l’atmosphère est la même depuis la surface de la terre jusqu’aux plus grandes hauteurs auxquelles .on puisse parvenir. Les expériences de Cavendish, MacCarthy, Berthollet et Davy ont d’ailleurs confirmé l’identité de composition de l’atmosphère sur toute la surface de la terre. Gay-Lussac ne ressentit à cette hauteur aucun malaise grave, bien qu’il éprouvât les accidents ordinaires dus à la raréfaction de l’air.

Malgré le désir exprimé vivement par lui que ces expériences si intéressantes fussent continuées sous le patronage de l’Institut, ce n’est que cinquante ans plus tard que MM. Barral et Bixio firent quelques ascensions scientifiques. Pendant les années qui suivirent, les accidents furent si nombreux qu’on doit peut-être attribuer à cette cause le peu d’empressement des vrais savants à aller chercher des renseignements dans l’espace.

Nous arrivons à la célèbre ascension de M. Glaisher, chef du bureau météorologique de Greenwich.

Aguerri par trente voyages aériens qui lui avaient appris à affronter les effets de la raréfaction de l’air et de l’abaissement de la température, il dépassa trois fois de suite l’altitude de 7000 mètres, et dans son ascension du 5 septembre 1862 il atteignit, avec l’aéronaute Coxwell, la hauteur fabuleuse de 10 000 mètres.

« Tout à coup, dit M. Glaisher, je me sentis incapable de faire aucun mouvement. Je voyais vaguement M. Coxwell dans le cercle, et j’essayais de lui parler mais sans parvenir à remuer ma langue impuissante. En un instant, des ténèbres épaisses m’envahirent, le nerf optique avait subitement perdu sa puissance. J’avais encore toute ma connaissance et mon cerveau était aussi actif qu’en écrivant ces lignes. Je pensais que j’étais asphyxié, que je ne ferais plus d’expériences et que la mort allait me saisir […]

D’autres pensées se précipitaient dans mon esprit, quand je perdis subitement toute connaissance, comme lorsqu’on s’endort […]

Ma dernière observation eut lieu à 1 heure 54, à 9 000 mètres d’altitude. Je suppose qu’une ou deux minutes s’écoulèrent avant que mes yeux cessassent de voir les petites divisions des thermomètres, et qu’un même temps se passa avant mon évanouissement. Tout porte à croire que je m’endormis à 1 heure 57 d’un sommeil qui pouvait être éternel. »


M. Coxwell, heureusement, avait conservé ses facultés, et bien qu’ayant les bras paralysés et les mains noires il put tirer avec ses dents la corde de la soupape.

A 8 000 mètres, le thermomètre était descendu à 21° au-dessous de zéro.

Les expériences de M. Glaisher, les plus concluantes et les plus complètes faites jusque-là, eurent un grand retentissement dans le monde savant tout entier.

Elles furent reprises en 1867 par des savants français. M. Camille Flammarion, aidé de M. Eugène Godard, poursuivirent ensemble la solution de plusieurs problèmes sur l’état physique et hygrométrique des nappes de nuages, la formation des nuées, leur hauteur, la direction et la rapidité des vents et des courants superposés, mais aucune ascension à grande hauteur n’eut lieu jusqu’à celle du Zénith, qui amena la mort de Sivel et Crocé-Spinelli.

Paul Bert, pour combattre l’asphyxie due aux grandes hauteurs et appelée mal des montagnes, avait fait de très intéressants travaux. Ayant constaté que les changements dans la pression atmosphérique n’agissent nullement, comme on le croyait jusque-là, par une influence mécanique ou physique, mais parce qu’elles font varier la tension de l’oxygène et ses combinaisons avec le sang, il en conclut qu’il suffirait d’absorber de l’oxygène pour lutter contre la torpeur des hautes régions.

A la suite de nombreuses analyses sur le sang des animaux soumis à diverses dépressions et d’épreuves personnelles subies dans un cylindre de l’appareil inventé par lui, et dans lequel une pompe à vapeur faisait le vide, il arriva à vérifier la constante exactitude de sa théorie.

Pendant ce temps, MM. Gaston et Albert Tissandier faisaient de nombreux voyages aériens et de remarquables observations relatives aux ombres aérostatiques, tandis que Sivel, ancien officier de marine, et Crocé-Spinelli, ancien élève de l’École centrale, entreprenaient une série d’ascensions destinées à expérimenter les découvertes de Paul Bert.

Ce sont MM. Gaston Tissandier, Sivel et Crocé-Spinelli qui montaient le Zénith qui entreprit, après un long et heureux voyage de durée, l’ascension en hauteur où deux des aéronautes trouvèrent la mort.

L’horrible catastrophe est encore trop près de nous pour qu’il soit utile d’en rappeler les détails.

Parti le 15 avril 1875, à 11 h 35 du matin, de l’usine à gaz de la Villette, l’aérostat reprenait terre à 4 heures, avec deux cadavres dans sa nacelle.

Il faut lire le beau récit que M. Gaston Tissandier, le seul survivant, a fait de ce terrible drame.

C’est à 7000 mètres que l’engourdissement semble les avoir saisis. A cette hauteur, M. Tissandier écrivait encore d’une main que le froid faisait trembler :


« J’ai les mains gelées. Je vais bien. Brume à l’horizon avec petits cirrus arrondis. Nous montons. Crocé souffle. Nous respirons oxygène. Sivel ferme les yeux. Crocé ferme aussi les yeux. Je vide aspirateur. Temp. 10° 1 h 2. H. 320. Sivel est assoupi. – 1 h 25. Temp. 11°. H. 300. Sivel jette lest... » (Ces derniers mots sont à peine lisibles.)


Mais Sivel se ranime pour jeter du lest, le ballon bondit à 8 000 mètres, et les trois voyageurs perdent connaissance.

M. Tissandier s’étant réveillé à 2 h 8 m., vit bientôt Crocé-Spinelli se redresser à son tour, et, dans une sorte d’accès de folie, jeter par-dessus bord l’aspirateur, le lest, les couvertures, tout ce qui lui tombe sous la main. Ayant de nouveau perdu connaissance, M. Tissandier ne revint à lui qu’à 3 h 30 environ, l’aérostat se trouvant encore à une altitude de 6000 mètres. Ses compagnons avaient la figure noire, les yeux ternes, la bouche béante et remplie de sang.

A quatre heures, le Zénith, s’éventrant contre un arbre, déposait à terre les deux morts et le survivant.


Dans quelques jours, le Horla, monté par MM. Paul Jovis et Mallet, reprendra la route abandonnée depuis cette catastrophe, et s’élèvera, si aucun accident ne vient entraver la volonté des aéronautes à la hauteur de 8000 mètres.

Le Figaro, suivant en cela l’exemple magnifique du New York Herald qui, après avoir envoyé des expéditions au Pôle Nord, lança Stanley à travers l’Afrique, le Figaro a préparé, avec un soin minutieux, tous les détails de cet intéressant et hardi voyage.

En outre, une commission spéciale va être nommée, avec le concours du Bureau central météorologique et de la Faculté de médecine, pour contrôler et étudier les renseignements que rapporteront les voyageurs.

Quelques savants officiels, qui patronnèrent la malheureuse ascension du Zénith, semblent croire aujourd’hui, malgré les tentatives victorieuses de Robertson, de Gay-Lussac et de Glaisher, que l’homme ne peut vivre au-dessus de 7000 mètres, et que, s’il résiste aux dangers de ces hauteurs, il n’y conserve pas assez de lucidité pour poursuivre d’utiles observations météorologiques.

En tout cas, l’éminent directeur de l’Observatoire de Meudon, M. Janssen, a déclaré que cette expérience aurait le plus grand intérêt si on la pouvait accomplir entièrement, prouver l’altitude atteinte et la durée du séjour aux grandes hauteurs. Mais il doute que ces conditions puissent être tout à fait remplies.

Pour vaincre ces difficultés, M. Jovis a fait construire d’abord un appareil enregistreur semblable à celui dont nous nous sommes servis dans notre premier voyage sur le Horla. Mais cet appareil réglé alors à 3000 mètres va l’être à 9 500. Mû par un mouvement d’horlogerie très délicat, il dessine sur une bandelette de papier roulée autour d’un cylindre, et qui se déroule d’une façon lente et régulière, une petite ligne noire, à l’encre.

Le tracé vertical révèle la hauteur atteinte, tandis que la longueur du trait mesure la durée de chaque période de l’ascension. Ce baromètre précieux, construit par MM. Richard frères, est exposé, dès maintenant, dans la salle des dépêches du Figaro.

En outre, les baromètres à déversement de mercure sont des témoins irrécusables de l’élévation ; car le mercure contenu dans un tube à deux branches monte dans l’un et baisse dans l’autre à mesure que diminue la pression atmosphérique. Cet appareil étant réglé à 7000 mètres, le métal liquide parvient alors à l’orifice du tube libre et se répand. La quantité répandue indiquera, par conséquent, de combien on a passé 7000 mètres.

Tous les autres appareils, électroscope, boussole aérienne, instrument des plus précieux inconnu jusqu’à ce jour, seront construits par l’ingénieur Chevalier.

La question des vêtements pour affronter une différence de température qui peut être de cinquante degrés en une heure a été résolue grâce aux conseils du géographe M. Liénard, que ses nombreuses ascensions ont renseigné sur ces dangers. Ils seront en soie et garnis intérieurement d’une fourrure fine et légère. Les propriétaires de la Belle Jardinière, qui sont eux-mêmes des aéronautes, et dont l’un fut, avec moi, parrain du Horla, se sont chargés de les faire confectionner. Enfin, la nouvelle nacelle du ballon, contenant tout le laboratoire aérien nécessaire pour cette montée, sera exposée la semaine prochaine.

Bonne chance aux voyageurs.

La fortune (Gil Blas, 9 août 1887)

L’architecture se meurt, l’architecture est morte. La disparition de cet art est d’ailleurs facile à constater, mais en y songeant bien, ce n’est pas aux architectes qu’il faut s’en prendre.

Si nous voyons de temps en temps s’élever dans Paris un affreux monument nouveau, songeons que deux ou trois cents projets, sinon plus, ont passé sous les yeux d’une commission présidée par un ministre ou par un membre de l’Institut. C’est donc le membre de l’Institut (à tout seigneur tout honneur), puis le ministre, puis la commission tout entière qu’il faut traiter comme ils le méritent. Si M. Eiffel, marchand de fers, dresse sur Paris l’effroyable corne dont les dessins et les débuts font présager la laideur totale et définitive, il ne, faut assurément pas en vouloir à M. Eiffel qui fait ce qu’il peut avec son fer. Mais quand il nous sera permis de contempler dans toute sa hauteur et toute sa hideur ce monument du mauvais goût contemporain, nous proclamerons bien haut les noms des patrons de cette chaudronnerie, afin qu’on ne songe jamais à eux quand le Ministère des beaux-arts sera vacant.

Les millions employés à construire cette cage-paratonnerre (qui nous fera désirer une Commune déboulonneuse) n’auraient-ils pas pu servir à favoriser l’effort de l’architecte inconnu qui porte peut-être en sa tête des formes nouvelles d’édifices. Les pauvres jeunes gens qui cherchent aujourd’hui le secret de la beauté des lignes et des ornements de pierre en sont réduits à subir le goût du bourgeois qui commande son château, ou de la commission ministérielle composée de vieux fossiles pétrifiés dans la période grecque, dans celles du Moyen Age ou de la Renaissance.

Donc, si l’impuissance de l’architecture monumentale contemporaine doit être attribuée d’abord au goût rétrograde ou nul de nos gouvernants, il est juste aussi de faire large part à la médiocrité du bourgeois riche.

Et c’est une curieuse étude à faire que celle de l’emploi de la fortune, de nos jours.

Ceux qui étaient autrefois les seigneurs, les grands seigneurs, portaient en leur âme une curiosité, une ardeur, une hardiesse qui les poussaient aux entreprises. Quand ils avaient fini de faire la guerre où se plaisait leur cœur aventureux, ils bâtissaient des châteaux ou des cathédrales. La France n’est-elle pas couverte de merveilleux monuments, tous différents, édifiés de siècle en siècle par des artistes modernes, patients, convaincus, sur l’ordre de princes ignorants et magnifiques ? Nous devons à ces seigneurs entreprenants et à ces grands artistes, demeurés souvent inconnus, l’admirable musée des monuments historiques dont notre sol est peuplé. Il suffit de nommer tous les illustres châteaux français, ceux du Nord et ceux du Centre, ceux de l’Est et ceux de l’Ouest, pour voir surgir devant nos yeux une surprenante galerie de palais où s’est fixé, sous des aspects nombreux, variés et superbes, tout le génie architectural de notre race. Chaque siècle a laissé d’innombrables traces, de merveilleux échantillons de son art toujours renouvelé. Et nous pouvons suivre d’époque en époque toutes les modifications de l’inspiration immortelle. Aujourd’hui plus rien. Manquons-nous donc d’artistes ? Pourquoi les architectes auraient-ils disparu de France puisque nous avons toujours d’admirables sculpteurs et de remarquables peintres ? Certes, il en existe qui, demain, pourraient créer des types de monuments comme ont fait ceux d’autrefois !

Mais ce qui nous manque, par exemple, c’est l’homme généreux et riche pour oser et pour payer ces tentatives.


Certes, la nature de l’homme riche, de l’homme très riche d’aujourd’hui est inférieure à celle de l’homme puissant et riche de jadis.

Cherchons un peu à quoi nos opulents contemporains emploient leur temps, leur argent, et ce qu’ils peuvent avoir d’intelligence.

Leur première ambition, en général, est de faire parler d’eux, de briller et de dominer, par leur fortune. Cette ambition est naturelle, mais les moyens dont ils se servent pour y parvenir sont au moins très discutables.

Le plus employé est le cheval. Cet animal est devenu, en effet, la plus noble conquête de l’homme, comme fa proclamé le prophète évangéliste Buffon, car il donne la gloire et la considération. Je ne veux point parler du cheval utile, de celui qu’on monte et qu’on attelle, mais de l’affreuse bête efflanquée nommée cheval de course, sur le dos de laquelle on met un petit homme maigre dont le génie consiste à cravacher les côtes qui le portent avec plus d’ardeur que le voisin et d’arriver premier dans une course où il ne court pas lui-même.

Ces jeux sont très respectables comme divertissements pour amener le public et comme prétexte à paris, bien que je préfère les petits chevaux des casinos qui peuvent donner les mêmes émotions tout en coûtant beaucoup moins cher à installer.

Peu importe d’ailleurs. Il ne s’agit ni de juger, ni de blâmer, ni de condamner, ni de moraliser, mais de constater que le plus grand effort d’esprit de nos contemporains opulents consiste à faire galoper des bêtes et à découvrir des jockeys incomparables et non des artistes originaux qui attacheraient le nom de leur protecteur à quelque monument impérissable. Quand l’homme riche n’est point un homme de sport par suite des tendances de sa nature morale ou des empêchements de sa nature physique, il devient volontiers amateur d’art et collectionneur.

Cela vaut peut-être un peu moins que s’il était un simple turfiste comme on dit dans le galimatias hippique et moderne, car le propriétaire d’écuries est à peu près sûr de se ruiner, tandis que le collectionneur cache, derrière un goût qui semble noble, une âme rapace de trafiquant. Il n’achète pas pour encourager, pour aider l’artiste, il ne cherche pas à découvrir les talents nouveaux, à les pousser, à leur donner l’or qui leur permettrait de se développer complètement et librement, il achète, après contrôle d’hommes compétents, des objets rares dont la valeur est plus cotée que celle des rentes nationales.

Ce qu’il y a de bizarre et de curieux, en effet, dans son cas, c’est qu’il ne connaît rien lui-même au bibelot. A force d’en voir il finit par discerner à peu près le prix courant des objets assez connus ; mais il hésite devant les pièces rarissimes, incapable de reconnaître leur provenance et de contrôler leur authenticité. Il n’est, au fond, qu’un avare amassant non de l’or, mais des poteries, des toiles, des meubles, des bijoux, en procédant toujours par comparaison et jamais par intuition. Quand il hésite, il a recours à l’expert, ce qui prouve bien qu’il n’aime pas l’objet, que la beauté et la grâce de la chose ne le préoccupent nullement, et qu’il tient à la seule estimation – bien établie.

Et c’est grâce à lui, pour lui, que s’est développée, comme le chien d’arrêt pour le chasseur, la race anxieuse des experts. Quelques-uns exercent cette profession officielle à la façon des notaires et des avoués, mais les plus sûrs sont des amateurs bien doués, vraiment nés pour le bibelot, ceux-là, et qui, sans fortune, utilisent leurs facultés naturelles, leur flair, leur sens du beau, du rare, du curieux, du gracieux, de l’introuvable, et cherchent, dénichent, reconnaissent, apprécient, jugent, estiment, classent, d’un œil sûr, infaillible, l’objet qu’on leur montre ou qu’ils découvrent.

Il est en France plus de cent collections ayant coûté plus d’argent qu’il n’en faudrait pour bâtir la féerique abbaye du Mont-Saint-Michel.

Où sont-elles, ces collections ? Elles sont rangées dans des vitrines, enfermées dans des armoires, classées comme des herbiers ou des médailles. Servent-elles à la décoration de quelque hôtel original et princier ? Non. L’hôtel, au contraire, semble construit uniquement pour les contenir comme une boutique est faite pour enfermer des marchandises. Ce sont, en effet, des marchands qui ont acheté ces choses, avec la peur incessante d’être trompés, d’être volés, puis ils les ont mises en ordre, ravis de savoir au juste ce qu’elles valent, ils les ont alignées, époussetées, numérotées et cataloguées avec un soin minutieux et puéril de gens très ordonnés et très riches.


Un d’eux disait un jour à l’ami qui visitait son hôtel : « Voyez donc ma salle de bains, elle est, je crois, le dernier mot du confortable. »

L’ami regarda et admira cette salle fort jolie en effet, avec vitraux et vieilles faïences italiennes couvrant les murs du haut en bas, puis il répondit : « C’est très bien, mais vieux jeu. Vous en êtes encore à la baignoire. »

— A la baignoire. Mais oui ! Par quoi voulez-vous donc la remplacer ?

— Oh ! Moi, si je possédais votre fortune colossale, j’aurais une piscine en marbre rouge où coulerait jour et nuit de l’eau tiède comme coule une rivière dans un pré. On y pourrait nager à vingt personnes. Sur le bord de ce bassin, des statues, l’une assise les pieds dans l’eau, une autre debout, tordant ses cheveux, une autre à genoux, se mirant, une autre lisant, une autre chantant, créées par les premiers sculpteurs de mon époque, alterneraient avec de fines colonnes portant la voûte de marbre blanc. Et dans les fonds de la vaste galerie, des vitraux superbes, de la verdure et des fleurs.

« Et mes amis viendraient nager chez moi au lieu d’aller piquer des têtes dans les bains à fond de bois ou dans la piscine Rochechouart.

« Et cette jolie fantaisie ne coûterait pas un demi-million. » L’homme riche écoutait, stupéfait, puis, après un long silence : « Oh ça, c’est de la folie ! » dit-il.

Aux bains de mer (Gil Blas, 6 septembre 1887)

Autrefois, on allait à la mer pour prendre des bains et nager. Aujourd’hui, on vient sur les plages pour se livrer à un exercice d’une nature toute différente et qui ne demande pas le voisinage de l’eau. Du matin jusqu’au soir, on rencontre dans les rues du village marin et sur les routes avoisinantes, dans les prés, par les champs, au bord des bois, partout, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, des vierges et des mères de famille déformées par cinq ou six accidents de reproduction ; les hommes vêtus de complets en flanelle blanche, les femmes d’un petit uniforme à jupe courte en flanelle noire et tous portant à la main une raquette.

Cette raquette, l’odieuse raquette, cauchemar affreux, on ne peut faire un pas dehors sans la voir. Tous l’ont su bout du bras du matin jusqu’au soir, ne la quittent pas, la manient comme un joujou, la font sauter en l’air, la brandissent, s’assoient dessus, vous regardent à travers comme derrière la grille d’une prison, ou la raclent comme une guitare. Vous la retrouvez dans les maisons, dans toutes les maisons, sur les tables, sur les chaises, derrière les portes, sur les lits, partout, partout.

Après l’avoir vue tout le jour on en rêve toute la nuit, et à travers des songes tumultueux on aperçoit toujours la main, rien qu’une main, immense et folle, agitant, dans le firmament vide, une raquette démesurée.

Ces gens, ces pauvres gens, qui portent ce signe particulier de leur folie comme autrefois les bouffons déments agitaient un hochet à grelots, sont atteints d’un mal d’origine anglaise qu’on appelle le lawn-tennis.

Ils ont leurs crises en des prairies, car un grand espace est nécessaire à leurs convulsions.

On les voit, par troupes, s’agiter éperdument, courir, sauter, bondir en avant, en arrière, avec des cris, des contorsions, des grimaces affreuses, des gestes désordonnés, pendant plusieurs heures de suite, maintenus par un filet qui arrête leurs emportements.

On pourrait croire, en les regardant de loin, de très loin, que ce sont des enfants qui s’amusent à quelque jeu violent et naïf. Mais, dès qu’on approche, le doute disparaît ; on comprend la nature de leur mal, car des hommes mûrs, des hommes vieux, des femmes à cheveux gris, des obèses, des étiques, des chauves, des bossus, tous ceux qu’on croirait ailleurs être des sages et des raisonnables se démènent et se désarticulent avec plus de folie encore que les jeunes.

Et leurs bonds, leurs gestes, leurs élans révèlent aussitôt au passant effaré l’expression bestiale cachée en tout visage humain qui ressemble toujours à un type d’animal et fait apparaître étrangement tous les tics secrets du corps.

Et les yeux se troublant, l’esprit s’affolant à les voir, c’est alors une danse macabre de chiens, de boucs, de veaux, de chèvres, de cochons, d’ânes à figures d’hommes, enculottés et enjuponnés, qui s’agitent avec des secousses grotesques du ventre, de la poitrine ou des reins, des coups de jambe et des coups de tête, une mimique violente et ridicule.

C’est ainsi qu’on s’amuse et c’est pour se livrer à ces crises quotidiennes et convulsives qu’on vient aux bains de mer en l’an 1887.


Les baigneurs d’Étretat ont pu jouir dernièrement d’une distraction d’autre nature qui a causé dans la petite ville une émotion profonde.

Un remarquable magnétiseur qui est aussi un fort adroit prestidigitateur, M. Pickmann, a affolé et terrifié ses spectateurs par des expériences d’hypnotisme.

L’hypnotisme, qui est en train de devenir une religion qui a ses miracles, ses apôtres, ses fanatiques et ses incrédules, diffère des religions ordinaires en ceci que presque tous ses prêtres sont docteurs en médecine et non plus en théologie. Jusqu’ici le principal résultat obtenu par les pratiques hypnotiques est une hausse sensible du prix des épingles, la principale épreuve consistant à en cacher partout, dans les rideaux, sur les fauteuils, sur les robes, sous les tables, afin que le voyant les retrouve. En admettant une perte de 50 %, la consommation normale des épingles a donc subi une notable augmentation, et les maisons des croyants sont devenues inquiétantes, les sièges pleins de ces épingles non découvertes présentant de sérieux dangers.

Cependant, parmi les expériences faites par des hommes de science et de raison, il en est quelques-unes qui semblent indéniables, et qui présentent un intérêt étrange et puissant. On sait que les magnétiseurs peuvent suggérer à leurs sujets préalablement endormis la vision d’êtres ou d’objets imaginaires quelconques. Rien d’étonnant à cela.

On dit : — « Voici un chat, un chien, un loup, un verre, une montre. » Et l’hypnotisé voit un chat, un chien, un loup, un verre ou une montre.

Je dis voit, et non pas croit voir, car l’examen de l’œil avec un prisme au moment de l’hallucination y montre reflétée sur la rétine l’image de l’objet suggéré – qui n’existe pas ! – Ce fait est affirmé en des ouvrages de médecine fort sérieux ; et il confirme cette théorie que tout est illusion dans la vie. Les conséquences philosophiques de cette bizarre observation sont infinies et déconcertantes.

On est arrivé aussi, au moyen du sommeil hypnotique, à déterminer d’une façon fort curieuse l’indépendance fonctionnelle de chaque hémisphère cérébral, en produisant des illusions et des hallucinations bilatérales simultanées de caractères différents pour chaque côté.

Combien de fois n’avons-nous pas senti obscurément travailler en nous ce double cerveau dont un désaccord fonctionnel presque insensible peut expliquer tant de phénomènes de double volonté, de double croyance, de double jugement, et tant de contradictions dans notre être pensant et raisonnable.

Au point de vue utilitaire, on ne découvre pas encore nettement quels seront les avantages des pratiques hypnotiques introduites dans la vie courante.

Comme il demeure indubitable que certains êtres sous l’influence de cet engourdissement partiel du cerveau, accompagné d’une surexcitation extrême de certaines facultés, deviennent les esclaves du magnétiseur, reçoivent ses ordres pendant le sommeil et les exécutent au réveil, aveuglément, sans aucun souvenir de les avoir reçus, les assassins de l’avenir pourront éviter les dangers de la guillotine en prenant quelques leçons et en se procurant un bon sujet qu’ils exerceront préalablement sur des poulets ou des lapins.

Ne se peut-il que Pranzini ait été l’agent inconscient d’un camarade et que ses négations obstinées soient simplement le résultat du sommeil persistant de sa mémoire ?

Un autre avantage sera la possibilité d’endormir ses domestiques chaque soir et de leur donner des ordres minutieux pour le lendemain. On évitera de cette façon les réponses insolentes, les commentaires désobligeants et surtout les désobéissances. L’art de M. Pickmann n’est pas encore arrivé à cette perfection. Je l’ai vu cependant faire une chose des plus surprenantes que je pourrais appeler un admirable tour de prestidigitation mentale.

Introduit le soir dans une maison où il n’était jamais entré, il a pu deviner un objet auquel a pensé le maître du logis, et, les yeux bandés, courir à l’étage supérieur, à travers des chambres inconnues chercher, trouver et rapporter cet objet. Il m’a paru posséder à un degré plus étonnant que ses confrères ce bizarre flair nerveux que nous a révélé M. Cumberland et que possède aussi très étrangement, paraît-il, M. Garnier, l’architecte de l’Opéra.

Il est d’ailleurs une expérience des plus simples que connaissent bien tous les Parisiens coureurs de rues... et de ruelles, et qui rentre absolument dans le domaine de l’hypnotisme. Quand un homme, qui aime les femmes, aperçoit un peu devant lui, sur l’autre trottoir d’une large rue, une tournure éveillant son désir, il lui suffit de regarder avec persistance, avec volonté, cette taille et cette nuque fuyant à travers la foule, et toujours, après une minute ou deux de cet appel mystérieux, la femme se retourne et le regarde aussi.

Dans une salle de spectacle on peut également, du fond d’une loge, solliciter et attirer un regard qui, surpris, cherche et trouve le vôtre au bout de quelques instants.

Je laisse à d’autres le soin d’expliquer ces phénomènes qui ne m’étonnent aucunement, tant nous ignorons encore les propriétés et les puissances de nos organes.

Nouveau scandale ? (Gil Blas, 15 novembre 1887)

Une nouvelle très invraisemblable a couru hier dans Paris. Jusqu’à plus amples renseignements nous nous refusons absolument à l’admettre. Cependant, comme elle intéresse le monde des lettres tout entier, il est de notre devoir de la faire connaître aux lecteurs de Gil Blas, tout en les mettant en garde contre une crédulité trop prompte.

On raconte que tous les membres encore vivants de l’Académie française ont été convoqués hier chez un des plus illustres d’entre eux, un des plus vénérés maîtres de la pensée moderne pour recevoir communication d’une révélation des plus graves.

Il ne s’agirait de rien moins que du recommencement du procès de Mmes Limouzin, Rattazzi et de deux autres dames que nous ne nommons point par un sentiment de réserve bien naturel, qui auraient employé pour les dernières nominations académiques les mêmes manœuvres illicites que pour les fournitures de gamelles au Ministère de la guerre et pour les croix accordées aux industriels pressés et riches.

Le fait dénoncé est d’autant plus triste, et, hâtons-nous de le dire, d’autant plus improbable, qu’on sait dans le monde entier combien l’Académie française s’est toujours tenue en dehors des influences et des coteries féminines.

Que certains vieux généraux fatigués par leurs campagnes se laissent troubler, conquérir et même corrompre jusqu’à accorder, sur la sollicitation de regards tentateurs et de bourses sonnantes, une fourniture de bidons, de boutons de guêtres ou de draps pour culottes à des fabricants astucieux, nous l’admettons tout en doutant encore, mais nous ne pouvons croire que les Immortels aient poussé la faiblesse jusqu’à donner leurs voix aux candidats de ces dames.

Voici, en tout cas, ce qu’on raconte

Il y aurait eu, depuis plusieurs années, chez Mmes Limouzin, Rattazzi, D... et S... des dîners et des soirées littéraires destinés uniquement à la conquête d’influences illégitimes au sein de l’illustre assemblée. Dans ces dîners, où assistait, assure-t-on, l’élite de la littérature contemporaine, qui alternait ainsi avec des généraux et des hommes politiques, on traitait, pour sauver les apparences, les plus hautes questions d’art et de science, mais on présentait, en réalité, de jeunes poètes et jeunes romanciers ambitieux aux grands maîtres de la forme écrite.

La maîtresse de céans (nous ne nommons plus personne afin de ne pas désigner trop clairement les convives) profitait du doux moment qui suit le repos, quand l’attendrissement né des vins généreux se mêle à la reconnaissance de la digestion qui va bien, pour s’approcher de l’Immortel ému, et lui dire, avec son plus séduisant sourire :

— Cher maître, permettez-moi de vous présenter M. Roulon des Palmes qui vient de publier Fleurs aurorales, dont je vous ai parlé déjà.

Et ainsi, de semaine en semaine, on faisait le siège du grand homme qui commençait par voter un prix pour Fleurs aurorales ou pour Triple Châtiment, de M. Jehan Larivaudière, romancier de grand talent encore peu connu et presque un débutant dans les lettres, bien qu’âgé de soixante-treize ans. On explique donc aujourd’hui par cette influence fâcheuse de certaines femmes intrigantes les choix si souvent discutés et les récompenses si souvent incompréhensibles accordées par l’Académie.

On attribue même, mais nous nous refusons absolument à le croire, une grande part à Mmes Limouzin et Rattazzi dans les nominations de MM. Léon Say et Ferdinand de Lesseps comme membres de l’Académie, car on assure, à voix basse, qu’on a saisi chez elles, lors de l’enquête faite par M. Gragnon, quatre collections des œuvres complètes de ces deux Immortels, soit cent quatre-vingt-seize volumes qui auraient disparu au cours de l’enquête.

M. Gragnon aura à s’expliquer sur cette disparition devant la commission parlementaire. On se demande avec curiosité ce qu’on a pu faire d’une pareille quantité de livres. Les a-t-on détruits ou rendus à leurs auteurs afin qu’ils puissent les remanier à leur guise. Cette dernière version est très admissible, car on ne connaît pas, dans le commerce, le double de cette collection.

Voici maintenant un échantillon des lettres qu’on se récitait hier sur le boulevard, car, vraies ou fausses, tout le monde les sait par cœur.


« Chère madame, vous êtes vraiment la plus délicieuse des amies et le pâté de foie gras que vous m’avez envoyé, le plus succulent des pâtés. Ma femme l’a trouvé exquis et me charge de vous remercier. Nous le dégustons avec religion, en pensant à vous et en parlant de vous. Nous avons tant de bien à en dire, nous découvrons chaque jour en vous des qualités si nouvelles et si charmantes que cet éloge, commencé depuis que nous vous connaissons, ne finira qu’avec ma vie.

« Certes, je songe à votre candidat et je travaille pour lui. J’ai déjà gagné les voix de L..., de G..., de B..., de N... et de R... Si j’osais vous donner un conseil ce serait d’inviter à dîner M. R... qui est très friand de bonne cuisine et de doctes causeries.

« Pour en revenir à votre ami, M. Palumeau, nous sommes tous d’accord sur la grande valeur de son beau livre : « De l’emploi du verbe être dans l’ancienne poésie française », et je ne doute pas qu’il obtienne le prix de trois mille francs que vous m’avez demandé pour lui.

« Veuillez agréer, chère madame, l’hommage, etc. »


On a pensé un moment que la date portée sur cette lettre était antérieure à la fabrication du papier, mais l’expert consulté a déclaré reconnaître le papier spécial destiné à la préparation du dictionnaire, et fabriqué en 1640. Quelques feuilles à peine ont disparu depuis cette époque.

On raconte aussi, encore plus bas, que cette agence pour nominations et prix académiques avait une organisation beaucoup plus active et compliquée que l’agence pour gamelles et décorations, et que si le scandale n’avait pas été étouffé dans l’œuf, comme on dit à l’Institut, il aurait atteint au moins 20/40 des Immortels. Cela est faux, nous n’en doutons pas. Il paraît probable cependant que ces dames se sont occupées activement de soutenir leurs candidats pour les trois fauteuils actuellement vacants.

On murmure que M. Claretie est fortement patronné par Mme Limouzin. Les habitués du foyer des Français prétendent qu’on allait mettre en répétitions, sur cette scène, un acte en vers, intitulé : Péché caché de... devinez... de M. Limouzin lui-même !...

A la suite de cette représentation, quatre sociétaires de la Comédie devaient recevoir la croix d’honneur ! Nous ne dirons pas leurs noms.

On affirme, en outre, qu’une chaloupe canonnière amarrée actuellement au quai de la Tournelle a été offerte, avec équipage complet, par un amiral, candidat au second fauteuil, à Mme Rattazzi qui devait la présenter au ministre de la Marine pour en solliciter l’admission dans la flotte en remplacement des torpilleurs reconnus défectueux à la suite des expériences de cet été.

On prétend enfin que le candidat au troisième fauteuil ne serait autre que le général Boulanger lui-même. Voici à ce sujet quelques détails assez curieux. On a surpris, chez Mme Limouzin, lors de la première perquisition, trois volumineux paquets de lettres. Ce sont des lettres qu’on n’avait pas pris la peine de lire qui ont décidé le gouvernement à remuer toute cette boue dans l’espoir d’en couvrir cet officier redouté. Or, il ne s’agissait que de trois volumes de correspondance envoyés à l’impression et dont Mme Limouzin corrigeait les épreuves.

Inutile d’ajouter que ces volumes devaient assurer la nomination du général à l’Académie. Les titres qu’a bien voulu nous communiquer un sympathique éditeur étaient :


- Lettres aux Princes ;

- Lettres à Divers ;

- Lettres aux Dames.


Voici maintenant le plus curieux de l’affaire.

De qui tient-on la révélation de ces menées académiques ?

Je vous le donne en mille !...

De M. Michelin !...

Comment et pourquoi ?

On se rappelle que Mme Rattazzi fut condamnée par le tribunal pour tentative de corruption sur cet incorruptible président du Conseil municipal.

Or, il paraît qu’à la sorte du refus indigné de cet honnête homme, cette dame, par un brusque revirement bien féminin, enthousiasmée de cette conduite, alla le trouver de nouveau pour lui offrir le prix Montyon, et afin de le convaincre lui donna les preuves indéniables de ses relations avec l’Académie.

Non moins intraitable la seconde fois que la première, repoussant la récompense comme il avait repoussé la tentative de corruption, M. Michelin n’hésita pas à dénoncer cette nouvelle manœuvre !

Au dernier moment, on nous dit que nous avons été trompés et qu’il s’agit simplement de l’académie du Chat Noir, dont M. Salis est directeur perpétuel.

La démarche de Mme Limouzin, allant chercher refuge et protection chez cet illustre gentilhomme cabaretier, donne beaucoup plus de vraisemblance à cette toute récente version.

Les grandes passions (Tout-Paris, 17 décembre 1887)

Donc, madame, vous vous ennuyez ?

— Hélas oui, monsieur, affreusement !

— Et cela dure depuis longtemps ?

— Oh oui !

— Depuis un an ?

— Oui, à peu près.

— Vous avez été voir Georgette ?

— Oui.

— Est-ce bon ?

— Oh ! Charmant, tout à fait charmant ! Et Speranza ?

— J’ai vu également Speranza. C’est un délicieux ballet.

— Avez-vous lu Tartarin dans les Alpes ?

— Certainement, et le premier jour.

— Cela vous a plu ?

— Infiniment. Moi, d’abord, j’avais une passion pour Tartarin. Rien ne m’a jamais amusée autant que ce livre-là : c’est si drôle, si spirituel, si cocasse. Malgré toute l’admiration que j’ai pour les autres romans de Daudet, je préfère encore Tartarin, parce qu’il me fait rire aux larmes toutes les fois que je l’ouvre. Non, voyez-vous, jamais on n’a eu tant d’esprit. Et c’est si amusant de voir Tartarin dans les Alpes après l’avoir vu dans le désert !

— Donc, madame, vous avez passé un soir excellent en écoutant Georgette, un soir excellent en regardant Speranza, et un jour excellent en lisant Tartarin. Et vous prétendez vous ennuyer ?

— Mais oui, je m’ennuie ! Vous croyez donc que cela suffit pour occuper ma vie, d’avoir quelques heures d’agrément de temps en temps.

— Moi, madame, je trouve qu’il est fort rare d’obtenir non pas quelques heures, mais quelques minutes de distraction. Or, vendredi vous irez à Sapho. Vous lirez le lendemain le délicieux volume de nouvelles qu’Octave Mirbeau vient de publier : Lettres de ma Chaumière, et le lendemain encore L’Alpe homicide de Paul Hervieu ; et cela vous intéressera d’autant plus que vous retrouverez dans ce livre remarquable, ces Alpes neigeuses où vient de se promener Tartarin. Et puis vous aurez d’autres spectacles et d’autres livres, et des dîners en ville, et des soirées, et mille choses diverses qui vous conduiront au printemps. Et vous prétendez vous ennuyer ?

— Mais oui, je m’ennuie. Vous êtes insupportable de ne pas me croire.

— Je vous crois, ma chère amie, seulement vous vous trompez de mot ; vous ne devriez pas dire : je m’ennuie, mais : je n’aime pas. Pour vous, tout se borne à l’amour. Aimer ou ne pas aimer, tout est là. Quand vous aimez, la terre devient un paradis terrestre, la vie un enchantement ; et quand vous n’aimez pas, l’univers et la vie redeviennent un enfer.

— C’est vrai, cela !

— Parbleu, si c’est vrai ! Et vous considérez l’amour comme la plus grande, la plus belle, la plus généreuse, la plus profonde, la plus puissante des passions.

— Mais oui. Certainement.

— Eh bien, ma chère amie, l’amour, en vérité, est la plus mesquine, la plus faible, la plus légère et la moins durable des fantaisies qui entraînent le cœur humain.

— Mon Dieu, que vous êtes bête !

— C’est possible ! Bête, mais juste. Raisonnons. On connaît la force d’une locomotive au nombre de wagons chargés qu’elle peut traîner, n’est-ce pas ? Et de même on peut mesurer la force d’une passion aux choses qu’elle peut faire accomplir à l’homme. Je dis que sous tous les rapports l’amour est inférieur aux autres passions.

D’abord la qualité première d’une passion est la durée. Or, l’amour est essentiellement limité. Combien pourrait-on citer de cas où il ait persisté pendant une vie entière ? Il change de sujets plusieurs fois dans le cours d’une existence et s’arrête définitivement dès que les cheveux sont devenus blancs. C’est donc plutôt un appétit qu’une passion, un appétit qui varie suivant les âges et qui se porte sur plusieurs personnes.

Or, ma chère amie, il me serait facile de prouver que le jeu a ruiné plus d’hommes que l’amour, et que l’alcool en a tué davantage. Donc, les cartes et l’ivrognerie sont deux passions supérieures.

En effet, on ne peut rien faire de plus énergique, pour prouver un entraînement, que de donner son argent et sa vie, les deux choses les plus précieuses qui soient.

Or, si la statistique nous prouve que l’homme se ruine plus volontiers, plus facilement pour le baccara que pour une jolie fille, qu’il résiste moins aux cartes qu’aux beaux yeux, qu’il est attiré plus irrésistiblement par les tripots que par les alcôves, et qu’il laisse plus passionnément ses derniers sous sur une table verte que dans les mains roses d’une femme, le doute ne nous est plus possible.

Ceux qui se ruinent pour des femmes sont rares, bien rares, aujourd’hui, tandis que ceux qui se ruinent par le jeu sont nombreux.

Quant à ceux qui se tuent par amour ou pour l’amour, on n’en voit guère. Ceux qui se tuent par l’alcool sont innombrables. Vous vous étonnerez, n’est-ce pas, ma chère amie, que deux bras ouverts n’aient pas autant d’attrait qu’un petit verre plein d’eau-de-vie ? Mais vous avouerez aussi que deux bras fermés sont un instrument de mort aussi prompt et aussi sûr, quand on s’y abandonne complètement, qu’un liquide jaune ou vert bu avec excès ? Or, du moment qu’on meurt davantage de la bouteille que du baiser... que conclure ?...

— Vous êtes tout à fait stupide ! On ne peut même pas répondre à de pareilles sottises.

— Je vais plus loin. Je dis que ces trois passions : l’alcool, le jeu et l’amour, réputées redoutables parce qu’elles sont dangereuses et qu’elles mènent à des catastrophes, sont bien moins vives en réalité, bien moins puissantes et bien moins intenses que la pêche à la ligne, la chasse et le billard !

— Taisez-vous. Vous m’exaspérez.

— Oh ! Je vous comprends. Votre cœur de femme s’exalte pour les passions poétiques, accepte les passions dramatiques et s’indigne des passions inoffensives et bourgeoises, les plus tenaces, les plus vivaces, les plus absorbantes de toutes.

Ma chère amie, cet homme calme, coiffé d’un chapeau de paille et assis au bord de l’eau où il fait tremper un bouchon au bout d’un fil, est le plus ardent des passionnés. Rien n’arrêtera son invincible amour, rien ! Le jour où Paris flambait incendié par la Commune, alors que le canon faisait trembler les murs, que les balles volaient par les rues comme des mouches, que les corps troués servaient de pavés aux rues, que les ruisseaux roulaient du sang au lieu d’eau, on compta quarante-sept hommes, quarante-sept sages ou quarante-sept fous, assis paisiblement le long des berges de la Seine, depuis le Point-du-Jour jusqu’aux Tuileries écroulées sous les flammes. Que leur importait Paris en feu, la Commune vaincue, la Patrie sanglante, la guerre civile après l’invasion prussienne, à ces hommes qui n’avaient d’attention que pour leur flotteur de liège ?

La mort les menaçait de tous les côtés. Les balles sifflaient sur leurs têtes, et leur cœur battait d’espérance quand un goujon mordillait l’asticot !

Je pourrais citer cent exemples aussi frappants.

La chasse ! Quel est l’homme qui ferait pour une femme ou des femmes, durant toute sa vie, ce qu’un chasseur fait pour la chasse ?

Songez aux voyages en carriole, par les nuits froides, pour aller tuer quelques lapins, aux autres nuits passées dans les marais, sous une hutte de paille ou de glace, aux pluies battantes reçues pendant des saisons entières, aux prodigieuses fatigues, aux mauvais repas des fermes, aux marches interminables.

Est-il un amoureux qui supporterait cela pour sa maîtresse ? Est-il un joueur qui affronterait ces fatigues et ces privations pour aller tenir une banque au fond d’un bois ? Est-il un ivrogne qui ferait vingt lieues sous la grêle pour boire un verre de fine champagne, comme le fait un chasseur pour tirer une bécasse ?

— Alors ? Alors ? Alors ?

— Quant au billard ? Oh, le billard ?

L’homme pris par le billard ne voit plus la vie, la politique, l’art, la guerre, l’amour, que sous forme de trois billes d’ivoire, courant l’une après l’autre, dans un champ de drap vert ! Il divise l’humanité, non pas en hommes et en femmes, en militaires et en civils, en aristocrates et en démocrates, mais en êtres qui jouent ou qui ne jouent pas au billard. Vignaux est son pape, son pape majestueux, mystérieux, tout-puissant, surhumain ! Quand il boit, quand il mange, quand il marche, quand il se repose, quand il tousse, quand il se mouche, quand il rit, quand il pleure, quand il crache, quand il s’habille ou se déshabille, il ne pense qu’au billard, et il voit sans cesse, partout, les deux billes blanches et la bille rouge vagabondant sous la poussée d’une queue pointue, jouant une éternelle partie qui ne finira qu’au Jugement dernier !

Il se lève, cet homme, pour aller à son estaminet, il y passe sa journée entière autour du meuble carré qui contient et limite tous ses désirs et toutes ses espérances, et il ne part qu’à l’heure obscure où le garçon le met dehors, en éteignant le dernier bec de gaz. Oh ! Voilà une passion, ma chère amie !

— Mon cher, vous allez me forcer à vous mettre à la porte !

— Non, madame, je ne vous réduirai point à cette extrémité. Je m’en vais. Mais... écoutez. Vous croyez à la Providence, n’est-ce pas ?

— Certainement !

— Eh bien, je vais prier la Providence de vous envoyer ce que vous demandez, l’amour ! L’amour d’un homme. Mais de votre côté, ma chère amie, priez Dieu, votre Dieu, de m’accorder une grâce, une grâce infinie.

— Laquelle ?

— Vous ne devinez pas ? Voici. Je m’ennuie autant que vous, madame, et même plus, beaucoup plus ! Eh bien, suppliez le ciel de mettre en mon cœur, en mon pauvre cœur vide et sans espoir, l’amour... l’amour de la pêche à la ligne ou du billard ! C’est la seule grâce que je lui demande.

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