Chroniques. Année 1886

Un prophète (Le Figaro, 1er janvier 1886)

En lisant Le Prêtre de Nemi, drame religieux et philosophique, histoire bizarre d’une sorte de prophète qui prêche sous la plume de M. Renan, la sagesse et la justice, sept cents ans avant l’ère chrétienne, en voyant surtout les paysages charmants dans lesquels le grand écrivain français a enveloppé son étrange sujet, le souvenir m’est venu d’un livre lu à Rome au printemps dernier et qui contient aussi l’histoire saisissante d’un prophète.

M. le professeur Barzellotti raconte dans son intéressante étude la vie singulière d’un illuminé, d’un fondateur de religion, né en 1835 à Arcidosso, province de Grosseto (Toscane), et mort en martyr, il y a quelques années à peine. On se rappellera sans doute le fait de cette mort dont nous avons ignoré jusqu’ici les détails.

Si cet inspiré était venu à une époque de foi, il est probable qu’il aurait entraîné des peuples et converti à sa doctrine une succession de générations, car on retrouve en lui les traits originaux des grands semeurs de croyances, et ce singulier mélange de franchise et de charlatanisme qu’il faut pour séduire les hommes.

Né en 1835, sur les confins des États pontificaux, David Lazzaretti montra dès son enfance une sensibilité et une imagination tellement remarquables, que les habitants du pays l’avaient surnommé Mille idées.

N’est-ce point là une marque qu’on retrouve chez tous les fondateurs de religions ?

Il fit preuve de très bonne heure d’une tendance à l’exaltation religieuse dont on signala, paraît-il, des traces héréditaires dans sa famille ; et il eut, à l’âge de treize ans, une apparition.

C’était pendant les événements de 1848. Un personnage mystérieux le rencontra et lui prédit tous les événements futurs de son existence.

Mais sa vie active et pénible dut arrêter le développement de sa vocation d’illuminé. Il fut dans sa jeunesse une sorte de barde célèbre déjà par ses poèmes rustiques, par ses chants, par sa beauté et par sa force physique.

Comme il transportait d’ordinaire du charbon et de la terre de Sienne sur le dos de ses trois mulets, les habitants des pays qu’il traversait se réunissaient autour de lui pendant ses haltes pour l’écouter déclamer les chants du Tasse ou de l’Arioste, et parfois aussi ses propres vers.

Il avait les yeux bleus, les cheveux et la barbe noirs, la taille haute, et sa vigueur était telle qu’il se débarrassa, un jour de foire, de trois colosses qui l’attaquaient, en leur lançant un tonneau plein de vin qu’il souleva comme un panier vide.

Son adresse à manier le bâton et sa vie aventureuse le rendaient populaire. Des légendes commençaient à courir sur lui, comme i : s’en forme toujours sur ceux qui ont ou qui doivent avoir de l’action sur les foules ; et il exerçait déjà une influence personnelle singulière sur tous ceux qui l’entouraient ou qui l’approchaient.

A cette époque, cependant, sa vocation de prophète semble subir un arrêt, car il se mit à blasphémer ; mais ses blasphèmes, loin de lui nuire, accrurent encore sa réputation, augmentèrent son autorité. Le blasphème, d’ailleurs, n’est-il pas une des formes de la foi ? Nier violemment, n’est-ce pas attester qu’on peut croire avec passion ? Insulter un dieu, c’est presque lui rendre hommage ; c’est montrer qu’on le craint, puisqu’on le brave, c’est armer qu’on croit à sa puissance puisqu’on l’attaque. Entre blasphémer et croire, il y a juste la même différence qu’entre aimer et haïr. Ceux-là seuls qui peuvent aimer ardemment sont capables de haine furieuse ; et si l’on passe de la haine à l’amour, l’amour alors devient excessif.

A vingt-deux ans, David Lazzaretti se maria et il devint père.

En 1860, il s’engagea comme volontaire. Il prit part au combat de Castelfidardo et composa des hymnes patriotiques que ses amis répétaient en chœur.

Au mois d’avril 1868, David eut une nouvelle apparition qui détermina la direction de sa vie, et il se retira, en solitaire, sur une montagne déserte et sauvage de la Sabine, non loin de Rome. Il vécut là en ermite errant, changeant sans cesse de retraite, se contentant des moindres nourritures.

Au cours de cette vie vagabonde, il rencontra un Prussien, Ignace Micas, qui vivait depuis quinze ans dans l’ermitage de Sainte-Barbe et qui paraît avoir été un homme bizarre et supérieur.

Il est à remarquer comme cette terre italienne est bien une terre religieuse qui appelle les ermites et les fait éclore ainsi qu’un fruit naturel de ce sol miraculant.

Micas eut sur les idées de Lazzaretti une influence profonde et peut-être décisive. C’est lui qui semble avoir mis en son esprit cette graine étrange du mysticisme qui envahit une âme, comme la folie. Jusque-là, en effet, David n’était qu’un exalté ; à partir de sa rencontre avec Ignace Micas, il devint un mystique. Ignace s’attacha à son nouvel ami, quitta pour lui sa retraite, l’accompagna plus tard en son pays natal, où il mourut au milieu des disciples de David. Il fut assisté à ses derniers moments par un médecin qui déclara au professeur Barzellotti que ce Prussien était un homme vraiment remarquable et très mystérieux.

Le séjour de Lazzaretti sur la montagne de la Sabine fut rempli de visions. Il reçut d’abord la visite d’un guerrier qui lui indiqua, dans la grotte même habitée par David, l’endroit où étaient enfouis ses os. Lazzaretti appela à son aide l’archiprêtre voisin, et tous deux, s’étant mis à creuser, découvrirent en effet des ossements humains qu’ils enterrèrent en lieu saint.

Le guerrier, satisfait, apparut une seconde fois au solitaire mais il n’était plus seul, s’étant fait accompagner de la Sainte Vierge et de saint Pierre. Comme remerciement du service rendu, il raconta à David sa très curieuse histoire, qu’on trouvera tout au long dans l’étude du professeur Barzellotti.

C’est ici que, pour la première fois, nous allons constater chez le prophète italien une de ces supercheries familières aux faiseurs de miracles. Saint Pierre, avant de remonter au ciel, lui imprima sur le front le signe bizarre que voici : )+(. A partir de ce moment, il deviendra bien difficile de démêler exactement ce qui se passe dans l’esprit de cet illuminé, de faire la part de la bonne foi, du mysticisme exalté et sincère, et, en même temps, la part de la ruse naïve et native, de la ruse campagnarde du paysan toscan ingénument crédule et roué, aussi simple que pratique. Il a passé, sans doute, par une série d’évolutions et de transformations, par une suite d’étapes où tantôt il se croyait vraiment envoyé du ciel, et tantôt s’ingéniait à se faire prendre pour un apôtre, sans être lui-même absolument certain de sa mission.

Peu à peu, il s’est mis à jouer son rôle, employant tous les moyens que lui suggéraient sa finesse et son intelligence, convaincu parfois que ce rôle lui était imposé par Dieu, et comprenant parfois aussi qu’il en imposait à ses concitoyens. Puis il est entré lentement dans la peau du personnage, ainsi qu’on dit au théâtre ; il s’est pris pour un messie ; la conscience de la comédie jouée s’est noyée dans l’acclamation de la foule, dans la popularité grandissante, dans l’admiration générale, pour ne plus lui laisser que l’orgueil de son triomphe et la certitude de sa mission. L’exaltation se développant en lui comme une ivresse qui grandit l’a mené sûrement à la folie mystique aiguë.

Le souvenir des apparitions du guerrier, de la Sainte Vierge et de saint Pierre a été fixé par un tableau appelé « la Madone de la Conférence », nom que Lazzaretti avait donné à son entretien avec ces personnages célestes ; et ce tableau fut exposé dans une chapelle érigée ad hoc dans le voisinage de la grotte par l’archiprêtre de Montorio.

Les reproductions de ce tableau sont pieusement conservées dans les demeures des paysans disciples de David.

Précédé par le récit de ces visions miraculeuses, le prophète rentra dans son pays natal où il devint l’objet de la vénération de tous. On l’appelait l’homme du mystère ; et de très loin des fervents accouraient pour le voir et l’écouter.

Sa renommée s’étendit de jour en jour, favorisée même par le clergé. L’archiprêtre d’Arcidosso le promenait par le pays en le montrant comme l’homme de Dieu.

David alors établit sa demeure sur l’une des montagnes les plus élevées autour du Monte Amiato, le Monte Labro que les lazzarettistes appellent aujourd’hui Monte Labaro (Drapeau). Sur ce sommet désert et inculte, la population voulut ériger, sous sa direction, une tour, un ermitage et une petite église dont les ruines subsistent encore. On vit plus de 300 hommes travailler sous les ordres du saint. Cet ermitage devint bientôt le centre de réunion des adeptes du prophète qui fonda entre eux plusieurs sociétés.

Dans tout fondateur de religion, il y a un législateur et souvent un socialiste. C’est à ce moment de la vie de David Lazzaretti que se développèrent ces deux tendances de son esprit.

Il fit donc des lois et des règlements, établit une association de secours mutuels et une autre association tout à fait communiste dont faisaient partie plus de 80 familles. Ces familles de paysans et de petits propriétaires mirent en commun tous leurs biens. On crut même à ce moment en Italie que le mouvement lazzarettiste était un mouvement agraire, tandis qu’il n’était en réalité qu’une évolution religieuse à laquelle prenaient part des petits propriétaires plutôt que des prolétaires.

Cependant le prophète, comprenant que tout prestige finit par s’affaiblir, que toute influence finit par s’user, voulut redonner une force nouvelle à son autorité, et il tenta d’autres aventures, avec cet instinct de la mise en scène qui ne lui fit jamais défaut.

Le 5 janvier 1870, après avoir soupé avec ses disciples, vêtus comme lui de robes étranges, et avoir prédit même que l’un d’eux l’avait trahi, il partit subitement et alla vivre en solitaire dans l’île de Monte-Cristo.

A son retour, après quarante jours d’absence, il reçut une véritable ovation.

Mais son nouveau séjour à Monte-Labro dura peu. Il partit alors pour la France, où il demeura huit années, à la Chartreuse de Grenoble d’abord, et puis dans les environs de Lyon, où il retrouva un de ses fervents disciples, M. Léon Duvachat, ancien magistrat qui l’avait connu en Italie et lui avait donné 14000 francs pour la tour de Monte-Labro.

M. Duvachat l’accueillit avec sa famille et le logea, se chargea de l’éducation de ses enfants Turpino et Bianca, et fit traduire et imprimer à ses frais les ouvrages du prophète : Les Fleurs célestes, Ma lutte avec Dieu et le Manifeste aux Princes chrétiens (Lyon, librairie Pitrat aîné).

Dans le Manifeste aux Princes chrétiens, David prédisait à l’Europe les successives apparitions de sept têtes de l’Antéchrist dont chacune signifierait un ennemi du parti légitimiste français et du pouvoir temporel des papes – Il y avait le cardinal Hohenlohe, le père Hyacinthe, Bismarck, etc.

Il résulta, d’ailleurs, du procès intenté à Sienne aux lazzarettistes en 1879, et qui se termina par leur acquittement, qu’un accord existait entre les disciples français et italiens de David, pour favoriser une aventure politique combinée entre les partis cléricaux des deux pays.

Une chose curieuse à noter dans les écrits de David, et qui rattache, selon M. Barzellotti, les utopies de ce prophète à la tradition mystique du Moyen Age, c’est la prédiction du prochain règne du Saint-Esprit. Cette prédiction fait partie, en effet, de la doctrine de Joachim de More, cité par Dante et étudié par M. Renan.

L’histoire de David aurait ressemblé à celle de beaucoup d’illuminés si une mort tragique n’était venue consacrer sa mémoire et transformer le prophète en martyr.

Après avoir été encouragé par le clergé de son pays, il vit ses ouvrages condamnés par les autorités ecclésiastiques. Puis on l’invita lui-même à se soumettre, ainsi que les deux prêtres qui dirigeaient la petite communauté de Monte-Labro.

Exaspéré par cette opposition et n’espérant plus pouvoir exécuter la réforme politique et religieuse qu’il avait rêves avec l’appui de l’Église, il devint un révolté et il imagina aussitôt un nouveau plan de réforme qui tendait à une République universelle appelée le Règne de Dieu, le siège de la papauté ayant été transporté par lui de Rome à Lyon.

Son exaltation toucha alors à la folie. Après avoir quitté la France pour se rendre à Rome où il se disait appelé par le Saint-Office, il déclara qu’il était le Christ lui-même, chef et juge revenu au monde, et il prédisait la modification prochaine de l’univers entier.

A Rome, il parut se soumettre, mais à peine revenu sur sa montagne, il se mit à prêcher violemment sa réforme, en réclamant le partage des terres.

Il transforma les rites de sa petite église et vit chaque jour augmenter le nombre de ses disciples.

L’opposition du clergé et de la partie riche de la population devint alors passionnée. D’un autre côté, son parti exigeait la réalisation de ses prophéties ; et David se résolut à frapper un grand coup sur les esprits.

Ayant réuni tous ses disciples sur sa montagne, il les tint en prière pendant quatre jours et quatre nuits, puis, quand il les eut exaltés par toutes sortes d’exercices pieux et de pénitences, il se mit à leur tête et descendit vers la plaine.

Ils étaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes, vêtus de robes symboliques et chantant des psaumes au son des fanfares.

Les paysans accouraient sur leur passage et se joignaient à eux, s’attendant à des miracles, à des choses surprenantes et surhumaines. Et le cortège grossi sans cesse allait, traversait les villages en poussant des clameurs de piété sauvage.

Alors, le bruit se répandit dans le pays que cette horde de gens exaltés pillait et ravageait les demeures. Beaucoup d’hommes prirent les armes ; d’autres s’enfuirent.

C’était au lendemain de l’attentat de Passanante sur le roi Humbert ; les esprits étaient inquiets et troublés ; on prenait peur pour un rien.

Le chef de police de la contrée, surpris par la descente de cette procession de fanatiques, ne sachant guère à quelle sorte de gens il avait affaire, alla à leur rencontre avec les quelques carabiniers dont il pouvait disposer.

A la vue des soldats, les lazzarettistes, sans armes d’ailleurs, poussèrent des vociférations et lancèrent quelques pierres, comme il arrive toujours quand le peuple soulevé se trouve en face de la troupe.

Les carabiniers, effrayés à leur tour et se croyant menacés firent feu ; et le prophète, atteint d’une balle, tomba mort au milieu de ses disciples, dont plusieurs avaient été blessés.

Cette fin tragique mit l’auréole du martyre sur le front de l’illuminé, consacra sa doctrine et fortifia la foi de ses adeptes.

Ses disciples, encore assez nombreux aujourd’hui, attendent toujours la réalisation de ses promesses.

L’étude de ces derniers croyants termine l’ouvrage du professeur Barzellotti, qui montre vraiment d’une façon saisissante la figure de ce paysan. Prophète égaré dans notre siècle, figure bizarre du Moyen Age qui apparaît étrangement au milieu des mœurs, des coutumes et des costumes modernes dans un paysage presque biblique, un de ces paysages latins où les grands peintres de la Renaissance italienne nous ont accoutumés à voir des miracles.

Nos optimistes (Le Figaro, 1er janvier 1886)

Le pessimisme n’a qu’à bien se tenir. Voici que M. Ludovic Halévy, du haut de l’Académie française, dit son fait à Schopenhauer.

Musset avait crié à Voltaire :


« Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? »


M. Ludovic Halévy renouvelle cette imprécation contre l’admirable et tout-puissant philosophe allemand dont le génie domine et gouverne, aujourd’hui, presque toute la jeunesse du monde.

Le sourire satisfait de l’heureux académicien s’indigne contre le sourire diabolique du prodigieux sceptique qui méprisa la vie autant que l’homme et nous apprit, après beaucoup d’autres d’ailleurs, que l’une et l’autre ne valent pas grand-chose.

La gaieté aimable du spirituel écrivain, du charmant fantaisiste à qui nous devons les Cardinal, s’efface devant la gaieté sournoise et terrible du grand ironique de ce siècle.

Ils n’étaient pas créés pour se comprendre en effet.

M. Halévy, homme heureux, auteur heureux, à qui tous les succès arrivent, et qui les mérite, juge excellente l’existence, et ses voisins de l’Académie, des êtres exceptionnels, d’où il conclut que tous les hommes sont parfaits et toutes les choses à souhait.

Nous avons déjà vu, je crois, dans un conte de Voltaire, un certain docteur de cet avis.

Mais pourquoi les gens contents qui entrent à l’Académie, après l’avoir beaucoup désiré, veulent-ils empêcher les autres d’avoir un idéal différent, plus difficile, même inaccessible ? Peu importe d’ailleurs ! Ce qui importe, c’est d’empêcher à tout prix qu’on nous parle plus longtemps du pessimisme qui devient la grande scie de notre Troisième République. Nous lisions déjà l’autre jour, dans la Revue bleue, une conférence, fort remarquable du reste, de M. Ferdinand Brunetière, sur le même sujet, que le rédacteur de la Revue des Deux Mondes a traité avec une science, une hauteur de vue et une compétence absentes dans le discours élégant du glorieux académicien.

Mais qu’on soit pour ou qu’on soit contre, ne nous parlez plus de pessimisme ; par grâce, n’en parlez plus.

Le seul moyen pratique pour obtenir ce résultat serait de prier nos députés, qui ne font pas grand-chose de bon, de nous voter une loi rédigée à peu près ainsi :


« LOI

Tendant à réprimer le pessimisme contemporain


Article premier – Il est rigoureusement interdit à tout Français sachant lire et écrire de rien lire ou de rien écrire sur le pessimisme contemporain.

Art. 2 – Il est rigoureusement interdit sous peine de deux ans à vingt ans de travaux forcés d’être ou de paraître malheureux, malade, difforme, scrofuleux, etc., etc., de perdre un membre dans un accident de voiture, de chemin de fer ou autre, à moins qu’on ne se déclare aussitôt satisfait de cet événement.

Art. 3 – Il est défendu à tout Français, majeur ou non, de mourir de faim.

Art. 4 – Ceux qui n’ont pas de domicile et qui sont forcés de passer sur des bancs ou sous des ponts les nuits glaciales devront chanter des chansons plaisantes et honnêtes de six heures du soir à six heures du matin pour bien prouver leur satisfaction aux gens qui rentrent chez eux.

Art. 5 – Tout homme riche qui se dirait pessimiste sera immédiatement mis à mort.

Art. 6 – Une exception sera faite en faveur de ceux qui, ayant moins de mille francs de rentes, auront plus de dix enfants.

Art. 7 – Une autre exception en faveur des gens atteints par cas extraordinaire d’une maladie chronique du cœur, de l’estomac, du foie ou du cerveau, affections qui sont de nature à déterminer un mauvais caractère.

Art. 8 – Il est interdit à tout Français riche et bien portant de s’apitoyer sur le sort des misérables, des vagabonds, des infirmes, des vieillards sans ressources, des enfants abandonnés, des mineurs, des ouvriers sans travail et en général de tous les souffrants qui forment en moyenne les deux tiers de la population, ces préoccupations pouvant jeter les esprits sains dans la déplorable voie du pessimisme.

Art. 9 – Quiconque parlera de Decazeville ou de Germinal sera puni de mort.

Art. 10 – Quiconque sera convaincu d’avoir acheté ou de posséder chez soi Germinal devra payer à l’État une amende de 1000 francs. Une enquête sera faite à domicile dans ce but, par les gendarmes sur qui il est défendu de tirer.

Art. 11 – La tendance au pessimisme, provenant d’une manière de penser défectueuse de la nouvelle génération, le gouvernement, grâce au précieux concours des trente-six membres toujours vivants de l’Académie française, réunis sous la présidence de M. Ludovic Halévy, croit devoir rectifier de la façon suivante quelques idées défectueuses et dangereuses qui ont cours dans le public.

Le malheur n’existant pas, et ne provenant que d’un vice d’appréciation, il suffira, pour être toujours et constamment très heureux, de se bien convaincre :

1° Que tout est parfait ici-bas, depuis la politesse des cochers de fiacre, jusqu’à l’intelligence des députés.

2° Que la fortune est plutôt une calamité qu’un bonheur, et la misère plutôt un bonheur qu’une calamité.

3° Que la faim est un excellent moyen d’apprécier l’exquise saveur du pain sec quand un passant vous a donné cinq centimes ; que la soif est un excellent procédé contre l’ivrognerie ; que les infirmités sont des épreuves utiles, les épidémies un parfait moyen d’avancement pour les survivants, la guerre une saignée bien aisante, et celle du Tonkin en particulier une méthode ingénieuse inventée pour remplacer par des torpilleurs à bon marché toute notre marine cuirassée mise aux vieux fers chinois.

4° Toute situation fâcheuse ne devra jamais être regardée que comme transitoire. C’est ainsi que les républicains d’hier considéraient l’Empire comme le plus sûr moyen d’arriver à la République, et que les réactionnaires d’aujourd’hui considèrent la République comme la meilleure manière de revenir à la monarchie.

Avec cette façon de voir, aucun pessimisme n’est plus possible.

En outre, à l’exemple de beaucoup d’hommes qui pensent ainsi déjà, tout Français devra envisager :


- La mort de ses enfants comme un soulagement ;

- Celle de ses parents comme un accroissement de bien-être ;

- Celle de ses collatéraux comme une petite fête de famille ;

- Et la sienne comme une délivrance.


N.B. – Le mot « Délivrance », ancienne formule usitée depuis des siècles, semblerait indiquer que la vie est un état de souffrance et pourrait être remplacé par ceux-ci : « Triomphe Final ».


Ces dispositions étant encore insuffisantes, l’Académie, dont chaque membre prend le titre d’optimiste d’honneur, a établi ainsi l’idéal auquel a droit chaque citoyen, suivant la classe de la société à laquelle il appartient. Car il est absolument interdit à tout Français de rêver plus haut que son rang.

L’ouvrier ne doit aspirer qu’au pot-au-feu et jamais au poulet rôti.

S’il ne peut s’élever au-dessus du bon de fourneau, il cesse d’être intéressant.

Tout bourgeois aspirera à la Légion d’honneur. Cette distinction continuera à être distribuée avec une libéralité qui assurera aux optimistes une grande majorité dans la bourgeoisie.

Tout député aspirera au ministère. On continuera également à changer les ministres assez vite pour que tous nos représentants puissent remplir cette haute fonction au moins pendant huit jours chaque année.

Tout individu marié, homme ou femme, aspirera au divorce, et l’obtiendra.

Quant aux poètes qui demandent la lune, on la leur donnera en pain d’épice ou en quelque autre substance, tout idéal inaccessible étant sévèrement interdit.

Sera également interdit, de la façon la plus rigoureuse, tout calcul proportionnel qui pourrait produire le raisonnement suivant

Les appréciations sur le bonheur ou sur le malheur dans l’existence pouvant donner lieu à contestation par suite d’idées contradictoires, il paraît sage de s’en rapporter aux simples mathématiques, les chiffres demeurant indiscutables.

Nous allons donc faire le bilan du bien et du mal en prenant comme unités les hommes et en les classant par professions. Si la moyenne des bons l’emporte d’une façon indiscutable sur la moyenne des mauvais, nous conclurons indubitablement pour l’optimisme, et vice versa.

Donc : sur dix rois, y en a-t-il eu cinq bons ? Prenons la grande période de l’histoire de France.


François Ier – Un batailleur plus souvent battu que vainqueur. Ce roi qui perdit tout, fors l’honneur, ne fut certes pas un grand monarque. Et d’un.

Henri II signa le traité désastreux du Cateau-Cambrésis par lequel la France perdait une partie de ses conquêtes. Mauvais roi. Et de deux.

François II régna un an. Nul.

Charles IX – Déplorable. Et de trois.

Henri III – Oh ! Oh ! Et les mignons. Et de quatre.

Henri IV – Grand roi. Un.

Louis XIII – Mauvais – mauvais. Quatre.

Louis XIV – Grand roi. Deux.

Louis XV – Tirons un voile. Cinq.

Louis XVI – Laissa la Révolution devenir ce qu’elle fut par son inqualifiable faiblesse. Six.


Donc, six mauvais pour deux bons.

Regardons autour de nous maintenant. Obtenons-nous un bon ministre sur dix, un député intelligent sur cent, une bonne cuisinière sur mille, une bonne bouteille de vin sur dix mille, une bonne bouteille d’eau-de-vie sur cinquante mille ? A peine.

Continuons : existe-t-il un bon écrivain sur cent ? Un bon livre sur cent mille ? Un financier honnête sur dix mille ? Un commerçant probe sur vingt ? Une bonne pièce de théâtre sur cent ? Un bon général sur cinquante ? Un bon médecin sur mille ? A peine.

Continuons. Rencontrons-nous plus d’une jolie femme sur cinq cents ? – Non ! – Plus d’un beau cheval sur cinq mille ?-Non !– Plus d’un beau jour sur vingt ?– Non ! – Plus d’un homme instruit sur cinquante mille ? Non ! – Plus d’un peintre remarquable sur cent ? – Non ! – Plus d’un bon domestique sur cent ? – Non !

Donc en établissant, par professions une moyenne de une unité pour le bien et de quatre-vingt-dix-neuf pour le mal, nous serons à peu près dans la vérité, car il est indéniable que presque tous nos ministres sont sans valeur, presque toutes nos cuisinières détestables, presque tous nos députés incapables, presque tout le vin que nous buvons exécrable, presque tous nos écrivains médiocres (sur les quarante de l’Académie peut-on compter plus de dix exceptions – éclatantes, il est vrai), presque tous les marchands fripons (s’informer au Laboratoire municipal), presque toutes les pièces que nous allons voir ennuyeuses, presque toutes les femmes laides (combien de jolies dans ce qu’on appelle le monde, dix ?) presque tous nos domestiques paresseux, etc. D’où il faudrait conclure ?...

Mais ne concluons pas, car nous serions menacés d’une nouvelle averse de raisonnements sur le pessimisme.

Et il faut se hâter de rire des choses pour n’être pas forcé d’en pleurer, comme il est écrit quelque part.

À propos de rien (Gil Blas, 30 mars 1886)

C’était à Nice, pendant la bataille des fleurs.

Une petite femme blonde et jolie, debout au premier rang des tribunes, bataillait avec acharnement. Devant elle, deux immenses paniers de fleurs, sans cesse remplis par des bouquets nouveaux, lui servaient d’arsenal où elle prenait à pleines mains ces balles parfumées pour les lancer aux voitures, qui passaient lentement au pas des chevaux.

Et elle riait de tout son cœur, s’agitait follement, triomphant quand elle avait atteint une amie en plein visage.

Puis, lasse, exténuée, elle cessa de se battre pendant quelques instants pour regarder le défilé.

L’une derrière l’autre, les voitures arrivaient, passaient, disparaissaient, couvertes, vêtues, remplies de fleurs. Les unes avaient des roues de violettes, les autres des roues de giroflées ; celle-ci ressemblait à une énorme cuve d’œillets, celle-là â un nuage de mimosas. Des bottes de roses remplaçaient les lanternes, un fouet avait l’air d’une fusée de jonquilles.

Et dedans des dames et des messieurs en toilette. Des dames et des messieurs trop gros ou trop maigres, rouges, empanachés, endimanchés. De temps en temps une jolie femme, une sur deux cents, que tous les yeux suivaient ; puis le défilé recommençait, l’interminable défilé des laids, des grotesques, des vilains bonshommes ventrus ou étiques, des vilaines bonnes femmes communes et fagotées.

Et parmi les brillantes voitures, passaient aussi les fiacres, les hideux fiacres, traînés par un squelette de cheval et conduits par l’affreux cocher à moustaches, au veston crasseux, au chapeau de feutre incliné sur l’oreille.

La petite femme ne se battait plus, elle regardait ces gens, elle les regardait avec des yeux étonnés, après sa griserie gaie de tout à l’heure, avec des yeux ouverts pour la première fois. Et elle murmura :

— Mon Dieu, que les hommes sont laids ! Pour la première fois, elle s’apercevait, au milieu de cette fête, au milieu de ces fleurs, au milieu de cette joie, au milieu de cette ivresse, que, de toutes les bêtes, la bête humaine est la plus laide.

Alors elle regarda, autour d’elle, la foule agitée des tribunes et elle se vit au milieu d’affreux êtres ridicules, dont le rire était une grimace, une abominable grimace qui relevait les joues, fendait la bouche, fermait les yeux, plissait le nez.

Et par-dessus l’odeur des fleurs coupées, des fleurs arrachées aux jardins, arrachées à la terre pour amuser la foule, la vilaine foule grouillant dans la poussière, une odeur de peuple flottait, une odeur de chair malpropre et d’ail, cette odeur d’ail que les gens du Midi répandent autour d’eux comme la rose exhale son parfum, dont ils empoisonnent leurs villes, dont ils corrompent l’air de leurs campagnes, dont ils gâtent le ciel lui-même.

Et la petite femme dit à son voisin :

— Est-ce qu’on sent mauvais comme ça tous les jours ?


Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux, habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leur puanteur que lorsqu’ils en sont avertis par un contraste subit et violent.

L’homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop courtes, leurs corps trop gras ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.

Jadis, aux premiers temps du monde, l’homme sauvage, l’homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L’exercice de ses muscles, la libre vie, l’usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l’élégance de la forme que donne seule l’agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l’homme intelligent cette grâce et cette élégance, par les artifices de la gymnastique. Les soins constants du corps, les jeux de force et de souplesse, l’eau glace et les étuves firent des Grecs les vrais modèles de la beauté humaine, et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu’étaient leurs corps, ces grands artistes.

Mais aujourd’hui, ô Apollon, regardons la race humaine s’agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l’étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu’il soit nubile, arrivent à l’adolescence, avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.

Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan ! Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l’homme souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu’on voit aux musées d’anthropologie.

Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure !

Mais l’homme a les yeux fermés pour l’homme. Il ne sait pas regarder ce qu’il voit dès l’enfance, juger d’un coup d’œil ce qui passe devant son regard en établissant toujours le mieux et le pire, contempler enfin notre vie comme ferait un singe grimpé dans un arbre et qui estimerait l’homme une caricature de sa race. Et ce bandeau que nous avons sur les yeux, nous le portons aussi sur l’esprit. Nous marchons aveuglés par les religions successives et diverses, puériles et folles inventées par nos pères contre la terreur de l’immense Inconnu. Nous allons, abrutis par les préjugés séculaires, par les morales de toute origine qui ont fait ricochet sur nous, par les législations enfantines qui ont changé en liens sacrés des usages ridicules et niais.

Et le nombre est tel des idées fausses, des opinions stupides mais indéracinables, des croyances saintes mais imbéciles, des superstitions invincibles, des coutumes antiques mais honteuses, des usages établis mais monstrueux, acceptés, pratiqués par tout le monde sans contrôle, sans résistance, sans révolte, respectés, au contraire, accueillis comme si un Dieu nous les eût révélés dans sa miséricorde, qu’il est impossible de s’en dégager.

Ceux qui le tentent se débattent en vain au milieu de liens menus, irrésistibles, innombrables et .presque insensibles, ce qui les rend insaisissables. Et on cesse bientôt de lutter, par fatigue.

Celui qui voudrait garder l’intégrité absolue de sa pensée, l’indépendance fière de son jugement, voir la vie, l’humanité et l’univers en observateur libre, au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute religion, c’est-à-dire de toute crainte, devrait s’écarter absolument de ce qu’on appelle les relations mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu’il ne pourra fréquenter ses semblables, les voir et les écouter sans être, malgré lui, entamé de tous les côtés par leurs convictions, leurs idées et leur morale de taupes.

Ce qui semble le plus singulier à tout esprit qui regarde, d’un peu loin, vivre les hommes, c’est leur agitation inutile. On s’agite dans les salons en des fêtes qui n’offrent aucun plaisir effectif, sauf celui de s’entreregarder pendant une heure, après en avoir passé trois ou quatre à se parer.

On s’agite en politique autour de questions dont la solution n’appartient pas à l’homme, mais que l’homme discute et reprend avec une persévérance de cheval qui tourne une meule.

On s’agite dans la rue et dans les cafés à discuter les opinions des journalistes qui ont souvent l’esprit de n’en pas avoir, mais qui s’agitent dans les colonnes de leurs feuilles comme s’ils étaient les plus convaincus et les plus enthousiastes des hommes.

Enfin, le monde a l’air d’un immense ministère plein d’employés, qui sont eux-mêmes pleins de zèle et qui ne font jamais rien autre chose que de noircir inutilement un peu de papier, tout en paraissant travailler du matin au soir, pour le plus grand intérêt de l’univers...

La petite femme blonde ne jetait plus de fleurs. Elle regardait passer la foule bruyante avec des yeux las et découragés ; elle regardait les fleurs bleues, rouges, jaunes, blanches, si fines, si jolies, si parfumées, pleuvoir sur les grosses figures rouges et sur les maigres figures ridées.

Elle ne parlait plus ! A quoi pensait-elle ?... A rien, sans doute !

Au salon (Le XIXe Siècle, 30 avril, 2, 6, 10 et 18 mai 1886)


I

Mesdames et Messieurs,

Nous allons, si vous le voulez bien, faire ensemble quelques visites à cette halle centrale de la peinture qu’on appelle, je ne sais pourquoi, le Salon. Ne croyez point cependant qu’à l’imitation de MM. les critiques j’aie l’intention de vous faire un cours théorique sur l’art de peindre. Non, et j’ai pour cela de bonnes raisons. La meilleure de toutes, c’est que je n’entends rien à cet art que je n’ai point pratiqué, dont j’ignore le métier, indispensable à connaître pour formuler une opinion raisonnable et autorisée. Je suis sur ce point, d’ailleurs, tout juste aussi renseigné que mes confrères ; mais j’ai sur eux cet avantage d’avouer mon ignorance et de la proclamer même préférable à leur autorité pour faire un Salon sans préjugés. En peinture d’ailleurs, comme en littérature, en musique, en hébreu ou en thérapeutique, personne au fond ne s’y connaît et le plus simple est de le reconnaître, ce que personne non plus ne fait, ni le public, ni les critiques, ni les peintres.

Cela est facile à prouver.

Commençons par les critiques.


Je suppose un d’eux doué des délicates et si rares qualités de l’œil qui font l’artiste moderne, qualités dont je parlerai tout à l’heure, qualités natives, qualités inconnues d’ailleurs aux six dixièmes des peintres. Eh bien, si le critique les possédait, ces qualités, au lieu d’écrire des phrases dessus, il s’en servirait tout simplement pour peindre.

Mais admettons le critique doué par la nature. Il lui manquera toujours la science de l’exécution, compliquée, difficile, que des années d’études peuvent seules donner.

Mais la peinture et la littérature ont cela de particulier qu’elles semblent compréhensibles pour tous, alors qu’elles demeurent ignorées de presque tous. L’homme qui sait écrire une lettre avec orthographe juge de pair les écrivains dont il ne soupçonnera jamais les tortures, les intentions, les combinaisons, le martyre secret pour donner aux mots la vie mystérieuse de l’art. Et l’homme qui se promène au palais de l’Industrie se permet de juger les peintres, par cela même qu’il a des yeux pour voir. Je vois, donc je sais ! pense-t-il.

Suffit-il de regarder une locomotive en marche pour posséder les connaissances d’un ingénieur ?

Or le critique croit en savoir assez parce qu’il a vu beaucoup de trains passer, de trains ou de tableaux, si vous voulez. Et il juge ! Il juge, bénit, encourage, approuve, condamne, distribue l’éloge ou le blâme, l’obscurité ou la gloire. Il fait cela au nom de ses idées, de ses théories ou de son impartialité, ce qui est pis encore.

Si ses théories sont classiques, il méprise les novateurs ; si ses théories sont révolutionnaires, il extermine, dans ses feuilletons, toute l’École des Beaux-Arts ; mais s’il est impartial il ne comprend rien aux uns ni à l’autre, et les encourage avec une égale outrecuidance.

Or les peintres, chaque année, se révoltent contre ces pontifes dont ils désirent ou sollicitent quand même les éloges, tout en méprisant leur opinion.

Qui donc peut juger les peintres ?

Le public ? Si les critiques sont relativement incompétents, les passants le sont radicalement.

Le public va regarder les tableaux exactement comme les petits enfants regardent les images. Il s’intéresse d’abord aux sujets, cherche à comprendre l’aventure, s’inquiète ou s’amuse de la ressemblance des personnages avec des gens qu’il connaît. On s’écrie :

— Tiens ! Juliette, regarde donc si cette grosse femme ne ressemble pas à Mme Bafour !

Et on rit !

Si on disait au public ce qu’il y a de mystérieux et de compliqué dans une belle œuvre, il resterait plus étonné qu’un singe contemplant une montre qui marche.

Il faut d’abord, pour comprendre l’art tel qu’on le cherche aujourd’hui, une délicatesse, une sensibilité d’œil que très peu d’hommes possèdent, même parmi les peintres.

L’œil, aussi impressionnable, aussi raffiné que l’oreille d’un musicien subtil, ressent au seul aspect des nuances, des nuances voisines, combinées, compliquées, un plaisir profond et délicieux. Un regard fin et exercé les distingue, ces nuances, les savoure avec une joie infinie, en saisit les accords invisibles pour la foule, en note les innombrables et discrètes modulations.

La foule, dont l’éducation artiste est et restera toujours à faire, ne connaît que quelques couleurs, les couleurs mères, celles que les poètes antiques ont nommées dans leurs chants. Car les hommes de l’antiquité ignoraient les nuances comme les sons, la peinture comme la musique ; et nous ne trouvons dans leurs œuvres écrites que les noms d’un fort petit nombre de teintes. Sensibles au dessin, à l’harmonie des formes, à la grâce des attitudes, ils ne connaissaient pas plus la beauté mystérieuse de la couleur savante que la puissance ensorcelante de la musique qui ravage l’âme nerveuse des modernes.

Puis, peu à peu, l’œil humain a compris. L’École italienne a enfanté des coloristes éclatants, toujours un peu durs bien qu’admirables, et l’École flamande a engendré ces hommes prodigieux qui, dans les gradations d’une seule note, ont su voir et ont su mettre tout l’infini des nuances. Un bout d’étoffe peint par Rembrandt, deux tons voisins posés par la main de cet admirable maître nous ont révélé que ce qu’on croyait noir ne l’est pas, et nous ont montré, dans ces noirs lumineux, plus de couleur, plus de richesse, plus de variété, plus d’inattendu, plus de charme captivant que dans les toiles éclatantes de Rubens.

C’est par ces hommes que nous avons enfin compris combien le sujet a peu d’importance dans la peinture et combien la beauté particulière, la beauté intime et inexplicable d’une œuvre d’art diffère de ce que l’œil humain, l’œil ignorant, est accoutumé à trouver beau.

Que de portraits sont des merveilles, vilains portraits de vieilles gens, portraits de bourgeois communs, comiques, qui feraient rire si on ne regardait que (expression humaine de la figure représentée, et qui éveillent en nous une admiration émue parce qu’ils sont l’expression complète et mystérieuse d’un art, et non l’expression d’une tête !

Le sujet en effet n’a, en peinture, d’autre valeur que celle-ci : l’artiste, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver belle, soit qu’il représente une chose qu’on est convenu de trouver laide, doit seulement découvrir et dégager le sens profond et toute la valeur de son sujet, de telle sorte qu’il produise une œuvre d’art, soit avec cette beauté, soit avec cette laideur. Il doit nous émouvoir par son œuvre même et non par l’anecdote que son œuvre représente. Car il ne faut pas confondre la sensation simple et directe qu’un objet ou qu’un fait produit sur nos sens et sur notre âme avec la sensation complexe que nous donne un art représentant et interprétant cet objet ou ce fait. La chose la plus affreuse et la plus répugnante peut devenir admirable sous le pinceau ou sous la plume d’un grand artiste.

Or le public et beaucoup de critiques, hommes de lettres, ont imposé aux peintres une peinture littéraire, antique ou moderne, tirée de l’histoire ancienne, des mémoires tragiques ou galants de jadis ou de la Gazette des tribunaux d’aujourd’hui, qui est aussi dangereuse pour cet art que le roman-feuilleton cher aux concierges pour les écrivains observateurs et stylistes.

Car la foule, ignorante de cette subtile et singulière sensation de joie artiste communiquée par le regard au cerveau, voit et ressent naïvement, en sauvage qui vient se distraire et pour qui un musée ou une exposition n’est pas autre chose que du roman et de l’histoire dessinés et mis en couleur.

Il se trouve cependant dans le public des hommes que la nature a doués pour être d’excellents juges, et ceux-là finissent sans doute par imposer leur avis ; mais ils sont rares, perdus dans le nombre, et leur voix n’est entendue que plus tard, beaucoup plus tard !

Alors, qui donc est compétent, qui donc a le droit d’exprimer son opinion ? Les peintres ?

Pas davantage, et voici pourquoi :

Leur extrême éducation spéciale les arme d’une partialité redoutable pour tout confrère qui, doué d’un tempérament autre que le leur, suit une tendance différente.

Prenons des exemples. M. Puvis de Chavannes cherche à évoquer, à fixer vaguement les rêves qui passent devant ses yeux, devant ses yeux de peintre-poète.

Comment admettre qu’il puisse, étant donné ses œuvres, comprendre et apprécier la peinture microscopique de M. Meissonier ?

M. Gustave Moreau cherche aussi à fixer des rêves, mais avec une précision méticuleuse.

Peut-on croire qu’il était admiré et compris de Courbet, robuste et brutal coloriste ?

Les hommes de l’École des Beaux-Arts, les corrects saturés de traditions, ne haussent-ils pas les épaules avec un dédain magistral devant les Manet, les Monet, devant tous ceux que les attitudes conventionnelles irritent et qui, méprisant le dessin savant et le tableau composé suivant les règles établies, poursuivent les insaisissables harmonies des tons, la vérité inaperçue jusqu’ici par leurs devanciers. Car si la nature n’a point changé, le regard humain s’est modifié et reconnaît des couleurs impossibles même à exprimer par des mots.

Il suffit pour s’en convaincre de regarder les étoffes nouvelles. Qui donc pourra indiquer leurs nuances avec des paroles ? Voyez les roses et les rouges de Chine, toute la gamme des lilas rouges, des lilas roses, des lilas orangés, et les verts si différents, si délicieux, si nouveaux, innombrables, innommables, que notre œil aujourd’hui distingue sans que notre bouche sache encore les définir.

Est-ce que les réalistes, malgré leur génie puissant, admettront la grâce de Watteau ?

Est-ce qu’on n’entend pas chaque jour des maîtres de la peinture moderne parler avec mépris de quelques maîtres de la peinture ancienne ? Est-ce que Ingres admettait Delacroix ? Est-ce que tous les contemporains de ce dernier ne l’ont pas conspué et méprisé malgré leur savoir spécial ? N’en ont-ils pas fait autant pour Corot, pour Millet et pour bien d’autres ? N’entendons-nous pas chaque jour des artistes de grand mérite contester avec une passion ardente et convaincue, avec l’autorité que donnent le savoir et le succès, d’autres artistes non moins célèbres, non moins autorisés à proclamer leur dédain pour ceux dont le tempérament est différent ? Et toutes ces opinions cependant sont logiquement défendues et raisonnées par des hommes instruits et compétents, motivées en vertu de principes inflexibles, mais divers, et affirmées irréfutables par les uns comme par les autres.

Alors, dira-t-on, si personne ne peut juger la peinture, qu’allez-vous faire au Salon ?

Eh bien, nous irons, en bons naïfs, en bons bourgeois, contempler des images, et rien que des images. Nous nous promènerons de salle en salle, au milieu du public, regardant nos voisins autant que les murailles, écoutant ce qu’on dit et vous le racontant. Nous vous rapporterons des réflexions, peut-être des anecdotes, mais nous ne vous parlerons guère de couleurs ni de dessin, en vertu de ce dicton : « Des goûts et des couleurs on ne discute point. »

Nous laisserons les artistes se chamailler sur le faire et le savoir-faire, sur les tendances et les procédés, sur le jour de plein air et le jour d’atelier, sur les conventions de la perspective et des ombres, sur les modifications que les voisinages font subir aux valeurs, etc., etc.

Nous regarderons les images, et aussi les imagiers ; c’est-à-dire que nous nous amuserons à chercher, chez les peintres, les raisons qui les ont fait choisir leurs sujets. Nous ferons un petit voyage d’exploration et d’agrément dans leurs esprits et dans leurs intentions, dans leurs idées, dans leur sentimentalité, dans leurs combinaisons pour émouvoir les braves gens, les simples gens, comme nous. Ah ! Nous en verrons des Orientales sur des divans, comme les sultans n’en ont jamais vu, des guerriers gaulois ou francs avec des moustaches couleur de ficelle, des yeux terribles, des airs nobles et redoutables ; nous verrons des scènes effroyables ou touchantes, des gestes pleins d’expression et d’intentions si évidentes que les petits enfants s’arrêtent pour dire :

— Tiens ! Papa, un homme en colère !

Ou bien :

— Oh ! Maman, voilà une dame bien malade !

Nous découvrirons enfin toute la littérature, bonne ou mauvaise, que les peintres opprimés par le public et par les critiques sont contraints de mettre dans leur art.

Oh, si vous saviez comme c’est parfois abominable, à voir toute cette peinture à esprit et à sentiments, cette peinture à émotions tendres, dramatiques ou patriotiques, cette peinture larme à l’œil et romanesque, cette peinture anecdotique, historique, faits divers, judiciaire, familiale ou polissonne, cette peinture qui raconte, qui déclame, qui enseigne, qui moralise ou qui pervertit !



II

Plaignons les peintres !

Quand on pénètre dans le Salon, on éprouve d’abord au fond des yeux une vive douleur, un coup de couleur crue et de jour brutal, qui se transforme bientôt en migraine. Et on s’en va de salle en salle, effaré, aveuglé par le flamboiement des tons furieux, par l’incendie des cadres d’or, par la clarté crue, blanche et féroce qui tombe du plafond de verre.

Ne devrait-on pas vendre des lunettes fumées en même temps que les catalogues pour cette visite redoutable comme on en vend dans les rues les jours d’éclipse ?

J’estime même qu’un oculiste distingué devrait se tenir au buffet, à la disposition du public, comme M. Dufoussat, l’honorable avoué des peintres.

La peinture est un art délicat, tout de nuances, et a besoin d’être vue sous un jour spécial, préparé pour elle, habilement ménagé. Ajoutons que chaque tableau a été conçu et exécuté dans des conditions différentes de lumière qu’on devrait reproduire, autant que possible, avant de le montrer au public ; que la mise en scène au Salon serait aussi utile qu’au théâtre, pour faire valoir ces œuvres décoratives qu’on vous étale pêle-mêle, côte à côte, comme les marchandises d’un entrepôt, sous une lumière aussi violente que désagréable, qui éclaire affreusement en décolorant tout par sa crudité.

Ajoutons que les voisinages inattendus des toiles produisent fatalement d’atroces cacophonies de tons, des combats de rouges, des rencontres de bleus, des mêlées innommables de couleurs exaspérées de se rencontrer. Les œuvres fines et discrètes s’effacent sous l’éclat aveuglant des œuvres colorées, qui semblent criardes à côté des autres.

Mais, comme on s’accoutume à tout, on se fait bientôt à ce supplice. Et on va, on va à travers les salles, en se demandant de quelle façon on pourra parler au public, avec un peu d’ordre, de cette foule affolante de tableaux.

Alors un souvenir vous vient.

Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, connaisseur raffiné autant qu’habile sous-ministre, qui a eu dans sa vie deux grandes idées.

Il fut l’inventeur (b. s. g. d. g.) des groupes sympathiques et l’ingénieur du niveau de l’art.

Nous allons pour la première fois, croyons-nous, expérimenter pratiquement ses conceptions, faire l’essai loyal de ses découvertes.

Il s’agit donc de classer les peintres par groupes sympathiques après les avoir d’abord divisés en deux grands courants : un courant ascendant, un courant descendant, celui-ci faisant baisser, celui-là faisant monter le niveau sacré de l’art. Les peintres militaires sont le courant qui fait monter, et les peintres de femmes nues le courant qui fait baisser !

Cette grande idée n’est-elle pas simple comme l’œuf de Christophe Colomb ? Et cependant elle n’a pu naître dans l’esprit d’un homme qu’à la fin du XIX siècle.

Dans les salles où dominent les batailles, le niveau de l’art est haut ; dans les salles où dominent les Orientales sur des coussins et les baigneuses sur l’herbe verte, le niveau de l’art est bas.

Un embarras se présente encore. Tous les peintres n’ayant pas eu l’inspiration de produire des militaires ou des dames dévêtues, nous nous trouvons contraints d’avoir recours à un sous-classement. Nous diviserons donc de nouveau, suivant l’ancienne méthode, en grande peinture et petite peinture.

L’application de ce vieux système ne va point non plus sans difficulté, les mots grande et petite pouvant s’appliquer soit aux idées, soit aux dimensions des toiles. Si on les applique aux idées, nous retombons dans le gâchis, Teniers et bien d’autres devant être alors classés parmi les petits peintres, étant donné la vulgarité triviale de leurs sujets.

– Et pourtant on les proclame des maîtres !

Bornons-nous donc à dénommer grande peinture celle qui emplit les grands cadres ; et petite peinture, celle contenue dans les petits cadres.

Les groupes sympathiques deviennent ensuite faciles à définir.


1er groupe – Antiquaires religieux. Les peintres qui continuent à illustrer la mythologie, l’Ancien et le Nouveau Testament, et en général toutes les fables établies sur les divinités.

2e groupe – Antiquaires historiques. Ceux qui illustrent l’histoire ancienne grecque, romaine, égyptienne, etc., etc., l’Antiquité et le Moyen Age, et, en général, toutes les fables historiques racontées par les écrivains.

3e groupe – Modernistes champêtres et fantaisistes.

4e groupe– Classiques fantaisistes et champêtres.

5e groupe – Peintres de harengs, fleurs, légumes et casseroles (natures mortes).

6e groupe – Peintres de faits divers. Accidents de voiture, chiens écrasés, naufrages, événements parisiens, mariages et morts célèbres, fêtes de toute nature, Chambre des députés, guérison de la rage, actes de dévouement, dangers de l’ivresse et de la morphine, scènes de la vie populaire, chevaux emportés, chronique du feu, du duel, de l’amour, au voleur, etc., etc.

7e groupe – Marines. Marines de guerre, de plaisance, de pêche, de commerce, canotage.

8e groupe – Paysagistes : bois, vallons, rivières, bosquets, plages, plaines, landes, etc.

N.B. – Tous ces pays sont déserts, aucun homme n’étant admis, sous peine de mutilation et de déformation, à traverser les contrées chères aux paysagistes.

9e groupe – Animaliers : vaches, chevaux, porcs, lapins, moutons, dindons, chèvres, fourmis, éléphants, oiseaux divers.

N.B. – Pour tous renseignements, s’adresser aux gardiens du Jardin des Plantes.

10e groupe – Portraits (ressemblance garantie).

11e groupe – Fumistes et déments.


Et nous commençons.


1er et 2e groupes – Grande peinture. Antiquaires religieux et historiques. A tout seigneur tout honneur. Saluons M. Puvis de Chavannes qu’on devrait nommer, me semble-t-il, en raison de la place qu’il occupe, M. Puvis de Pavannes. Quatre peintres comme lui et nous voici débarrassés de trois mille cinq cents autres d’un seul coup. C’est là du grand art à encourager. Sa belle toile, j’allais écrire sa belle fresque, l’Inspiration chrétienne, nous montre un peintre religieux de jadis, rêvant devant son œuvre.

Quand on demande aux confrères du grand artiste : « Est-ce remarquable d’exécution ? » ils répondent : « Heu ! Heu ! Pas trop. Mais quelle poésie ! »

C’est en effet, de la poésie sans rimes, de la poésie peinte, que nous offre, en des proportions considérables, ce maître inspiré. Le mot vision qu’il a appliqué, d’ailleurs, à son autre toile : Vision antique, semble fait pour caractériser ces grandes œuvres larges, sereines et superbes, calmantes et captivantes comme de doux crépuscules en des pays rêvés.

En face de ce remarquable et noble artiste, M. Benjamin Constant nous présente un Justinien qui semble fort attristé du départ de Sarah Bernhardt pour l’Amérique. Que fait-il au milieu de ses ministres et conseillers, vêtus avec un luxe qu’on ne rencontre plus aujourd’hui, dans les cours les plus opulentes ?

Cette grande et belle toile, tout en or et en pierres précieuses, est bien faite pour exciter les convoitises du pauvre monde et soulever les passions basses, les désirs de pillage et de vol. On la devrait couvrir d’un voile les jours d’entrée gratuite et de flot populaire.

On raconte que M. le Président de la République s’est arrêté longtemps devant cette œuvre, et a demandé à l’artiste, avec un malin sourire, s’il n’avait pas eu l’intention de représenter M. Odilon Barrot, dans la figure d’un vieillard peu vêtu et vu de dos.

M. Benjamin Constant a protesté avec énergie, affirmant que, s’il y avait ressemblance, elle était bien imprévue et nullement intentionnelle.

Sur le panneau voisin, Liphart attire et séduit l’œil par sa poétique étoile du berger.

Nous passons, cherchant au hasard des salles les toiles les plus grandes.

Voici, de M. Luna-Juan, un Spoliarium très coloré où agonisent des hommes bizarres, faits pour rendre fous d’étonnement ceux qui s’arrêtent devant ce tableau. Qu’est-ce que cela ? Le catalogue heureusement nous explique que ce sujet est tiré des œuvres de Ch. Dezobry (Rome au Siècle d’Auguste). Merci, mon Dieu ! Il nous apprend aussi que cette conception sauvage appartient à la députation provinciale de Barcelone. Ah ! Tant mieux !

Le Vitellius de M. Vimont se rattache au même ordre de recherches historiques : Plutarque en a fourni le thème. Mais un des plus remarquables de ces peintres évocateurs de l’Histoire tragique est assurément M. Rochegrosse, qui fait passer devant nos yeux, d’une façon terrible et saisissante, la folie du roi Nabuchodonosor.



III

Depuis que j’ai eu l’imprudence d’écrire deux articles sur le Salon, on ne m’aborde plus que par ces mots :

— Vous voulez donc vous faire une galerie ?

J’ai beau protester, attester ma candeur, mon innocence et ma loyauté, on sourit d’un air malin.

Fort contristé par ce soupçon, je ne sais plus vraiment par quel argument le combattre et je me vois forcé de déclarer publiquement que je n’ai reçu et que je ne recevrai aucun don des peintres exposants, de quelque nature que ce soit. Je dois ajouter que mon désintéressement en cette question n’est pas aussi irraisonné qu’on le pourrait supposer, car je sais les peintres gens malins, gens pratiques, gens de commerce, incapables de nous offrir, en échange de la gloire que nous leur distribuons, autre chose que des études d’une vente difficile et problématique. Quand nous donnons, nous autres, à titre amical et gracieux, quelque article ou quelque conte pour un journal qui se fonde, à la requête pressante d’un camarade, soyez sûr que ce conte ou que cet article ne vaut guère plus que le papier blanc ; ainsi des toiles non payées, car le talent est marchandise.

Pauvres critiques incorruptibles ! A quel supplice on les expose ! Comme le témoin qui va déposer, j’avais juré, en commençant ce Salon, de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

Et je commençais à l’écrire, cette vérité, quand on m’apporta le courrier du matin, quarante ou cinquante lettres environ. La première disait :


« Mon cher ami, je te prie de parler aimablement dans ton compte rendu du Salon, du si beau portrait de X... Tu obligeras ton vieux camarade qui compte absolument sur toi. »


N° 2

« Cher monsieur, un de mes amis expose cette année une toile fort remarquable, et j’ai espéré que nos bonnes relations, etc. »

Signé d’une femme chez qui je dîne souvent.


N° 3

« Mon vieux, sois gentil pour X... qui expose une chose excellente. Je compte sur toi et je me suis engagé en ton nom. »


N° 4

« Monsieur, une femme qui a eu le plaisir de dîner avec vous et surtout de causer avec vous dernièrement, se permet de vous recommander etc., etc. » (La femme est jolie, fort jolie.)


N° 5

« Mon cher gros, tu parleras de Z..., n’est-ce pas ? Ça me fera bien plaisir et tu n’obligeras pas une ingrate... »


N° 6

« Mon cher et illustre confrère, j’ai lu votre beau Salon et je me permets de vous recommander mon ami Z... » (On rougit, mais comment résister à cela ?)


J’en ai reçu de sénateurs, de députés, d’académiciens, de mon bottier (recommandation excellente), de mon coiffeur qui me glissa deux noms sur une carte de sa maison recommandant aussi sa brillantine, de ma blanchisseuse, par l’intermédiaire de mon valet de chambre. (Elle blanchit un paysagiste pauvre qui demeure sur le même palier qu’elle.) J’en ai reçu de femmes influentes à qui on ne peut rien refuser ; j’en ai reçu de femmes charmantes de qui on peut tout espérer ; j’en ai reçu de femmes à qui on n’a plus le droit de dire « non » et j’en ai reçu des peintres en personne, qui ont pensé, en gens prudents, qu’on n’était bien chauffé que par soi-même.

Et sous ce déluge, sous cette inondation de compliments et de prières, je me suis senti fondre comme un bloc de glace sous une pluie chaude.

Ceux-là seuls que leur propre talent recommande suffisamment ne m’ont point écrit ou fait écrire.

Ma conscience cependant luttait encore ; elle lutta quatre jours, cherchant des expédients pour combattre ma faiblesse.

J’allai consulter des confrères. Les uns me dirent : « Soyez aimable » ; les autres : « Soyez sévère » , sur le même ton d’indifférence. Leur table de travail était couverte de lettres. Je reconnus des écritures.

Je pensai aller trouver un ecclésiastique pour lui soumettre le cas. Je m’adressai ensuite à un membre du jury et je lui dis : « Comment faites-vous pour refuser un tableau recommandé ? » Il murmura : « Je dégage ma responsabilité en accusant les autres dans une lettre flatteuse. »

Je ne pouvais employer ce moyen. Alors je me décidai à prévenir le public lui-même de ma situation, et à faire suivre des lettre T.R. (très recommandé) les noms de ceux appuyés par des femmes séduisantes, par la lettre R ceux recommandés par des amis, des académiciens, des sénateurs, députés ou fournisseurs utiles, par un petit r ceux qui s’étaient recommandés eux-mêmes, par N.R. les huit ou dix dont on ne m’avait rien dit.

Je songeai encore à ne désigner que par les numéros des toiles ceux qui n’auraient pas essayé de me faire corrompre. C’était trop dur pour le mérite modeste de ces artistes.

Mais je m’aperçus qu’il y aurait bientôt plus de noms sur mon calepin que je n’en trouvais sur le catalogue. On me faisait même protéger les refusés !

Alors, je cédai, emporté par le flot des lettres. Ma conscience sapée par des espérances inavouables, troublée par des sourires, affaiblie par la lutte, séduite par des souvenirs de bons dîners, s’écroula. Je demande pardon à mes confrères inaccessibles aux sollicitations, aux prières, aux flatteries ! Qu’ils me jettent la première pierre ! Je suis un critique perdu, un critique corrompu, le seul critique corrompu ; oui, le seul, le seul ! Tous les autres sont demeurés intègres ! Pardon ! Pardon !

Donc nous allons maintenant parler des peintres recommandés, avec une certaine sévérité, pour ne pas trop les désigner au public.

Nous y mêlerons par moitié environ les peintres non recommandés, sans aucune désignation spéciale. Nous garantissons d’ailleurs le talent des uns et des autres car nous ne voudrions, sous aucun prétexte, tromper nos bienveillants lecteurs.


1er et 2e groupes (suite) – Grande peinture. – Du maître qui s’appelle Humbert, deux grandes compositions très remarquables qui pourraient porter pour titre celui de Musset : Il faut que les portes soient ouvertes ou fermées. Elles sont fermées, malheureusement. De Chartran, un délicieux mariage dans les nuages.

De Lagarde, un beau panneau décoratif. Un autre de M. Baudouin.

M. Casanova y Estorach nous montre un repas de cors. (Demandez le coricide Estorach, celui dont se servit le roi Ferdinand III pour débarrasser, sans douleur, vingt-quatre pieds de leurs durillons, oignons, œils-de-perdrix, etc.)

M. Ferry (Jules) rêva longtemps, le jour du vernissage, devant La Prise de Sontay, au Tonkin, par M. Castellani, comme on rêve devant un tombeau.


3e groupe– Modernistes, fantaisistes et champêtres.

Commençons par les nudités. Salut à la Femme masquée de Gervex. Rien de plus délicieux pour l’œil que cette toile. Est-ce un modèle qui a posé cette charmante et troublante coquette ? Est-ce une amie du peintre ? That is the question. Que fait-elle ? Qu’attend-elle ? Sort-elle ou rentre-t-elle ? Quel joli mystère dans ce tableau qu’une jeune femme, l’autre jour, appelait, je ne sais pourquoi : « Entre chat et loup » !

De Roll, un dos nu de femme dans la verdure. On a envie de crier : « Psitt ! » pour faire retourner cette belle personne, si puissamment peinte qu’elle semble vivante.

Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir où M. Henner a rencontré la baigneuse, le bois et l’étang qu’il nous rapporte tous les ans, comme pour nous dire : « Hein ! Vous n’en avez jamais vu comme ça ! »

Non, Monsieur Henner, jamais, jamais, jamais, jamais ! Et pourtant nous en avons vu, mais pas comme ça.

Sous ce titre : En Arcadie, M. Harrison fait danser sous des saules, sur une herbe tendre trempée de lumière, des femmes nues et grasses, en plein soleil. Ah ! Celles-là, par exemple, on les voudrait voir ! Pourquoi placer en l’air cet exquis tableau, comme il en est peu dans le Salon !

Et toujours dans l’herbe, deux autres femmes aussi mies encore que ravissantes, sur deux toiles de MM. Raphaël Collin et Lahaye. Où diable M. Henner a-t-il donc vu la sienne ? Toutes celles-là, qui sont fort bien, ne lui ressemblent pas, mais pas du tout.

Tiens ! Quelle drôle d’île ! Trois belles filles, sans un voile, sans même une feuille, debout sur la rive, lèvent les bras et appellent un navire qui passe : « Hé ! Hé ! Joli navire, arrivez donc ! » Pas un agent des mœurs à l’horizon ; et elles s’en donnent, les gaillardes : « Arrivez donc, joli navire ! »

Et il arrive ! Il arrive !

M. Berthault nomme des sirènes ces trois effrontées qui ont rendu rouge comme un coq le digne magistrat du cadre voisin, peint par M. Ferry (Georges) et qui assiste, en grande tenue de la Cour de cassation, à cette scène impudique et révoltante. On n’aurait pas dû laisser un magistrat dans le voisinage de ces écumeuses de mer !



IV

3e et 4e groupes sympathiques – Classiques et modernistes. – Champêtres et fantaisistes (suite).

Chaque fois que je retourne au Salon, un étonnement me saisit devant les paysanneries. Et ils sont innombrables aujourd’hui, les paysans. Ils ont remplacé les Vénus et les Amours que, seul, M. Bouguereau continue à préparer avec de la crème rose.

Ils bêchent, ils sèment, ils labourent, ils hersent, ils fauchent, ils regardent même passer des ballons, les jolis paysans peints. Et je me disais devant chacun d’eux : « Où diable ai-je vu ce gaillard-là ? Mais je le connais, je ne connais même que lui, je l’ai rencontré cent fois ! » Et j’allais de salle en salle, examinant avec souci, avec une inquiétude grandissante, tous ces travailleurs de la terre. Je les considérais, troublé comme on l’est devant les masques, devant les déguisements de bal d’Opéra, trompé par les blouses et par les bêches.

Et voilà que, tout à coup, je les ai reconnus l’autre jour. Ah ! Mes farceurs, je vous tiens ! Vous êtes les guerriers grecs et les guerriers romains que les papas de vos peintres peignaient pour nos papas à nous. Oh ! vieux malins, vieux ficeleurs, vieux retapeurs d’antiques, vous avez enterré vos casques, vos boucliers et vos glaives, vous avez mis des bonnets de coton et des sabots pour me tromper ; mais j’ai reconnu vos bonnes têtes de modèles soignées, brossées et rasées, mes gueux ! Vous cachez dans vos vieilles culottes à pièces la jambe qui se tendait pour lancer le javelot. Et dans quatre ans vous reviendrez sous des accoutrements d’ouvriers, mes camarades ! Car nous allons à l’ouvrier maintenant ; nous allons au forgeron, au mineur, au travailleur des grandes usines. Dans quatre ans, nous ne verrons pas plus de paysans qu’il n’y a, aujourd’hui, de guerriers grecs ; mais nous aurons les grandes industries : fonderie – métallurgie – verrerie toiles et prélarts – corderie, etc., etc. Et voilà ce qu’on nomme l’art moderne, le progrès, la marche en avant des vieux-jeunes modèles et d’un magasin de costumes !

Adieu le paysan ! vive l’ouvrier !


Une – deux – trois !

Dans la note vraiment moderne et nouvelle, quelques toiles se distinguent tout à fait :

La Salle des Filles au Dépôt, de Jean Béraud, le plus charmant des fantaisistes ;

Avant la Fête, de M. Kuehl ;

Une vieille qui file, de M. Gray ;

Un Réfectoire de Femmes, de M. Hubert ;

Une Paysanne rêvant, de M. Perret ;

Le Barbier de Village, de M. Brispot ;

Une Rue à Pont-de-l’Arche, de M. Baillet ;

Une grande et belle composition de M. Halkett, intitulée : Dans la Sapinière, et qui devrait plutôt être baptisée : Dans les Flûtes ;

Les bizarres et séduisantes fantaisies de M. Ary Renan ;

Le Vercingétorix de M. Motte, d’un grand effet ; et, parmi les classiques célèbres, citons M. Boulanger qui nous apporte deux belles œuvres.


5e groupe sympathique – Peintres de harengs, fleurs, légumes, casseroles. MM. Rousseau (Philippe) et Vollon font preuve, depuis des temps qui seront bientôt préhistoriques, d’une obstination inébranlable, d’un talent hors ligne d’ailleurs et d’une imagination inépuisable dans la découverte des ustensiles de ménage.

Voici, sauf quelques erreurs, les dates et les sujets de leurs principales expositions :


1789 (année de la Révolution française) – Rousseau (Philippe) – Un fromage.

1789 – Vollon – Un chaudron.

1815 – Vollon – Deux fromages.

1815 – Rousseau (Philippe) – Deux chaudrons.

1830 – Rousseau (Philippe) – Œufs sur le plat.

1830 – Vollon – Poteries et Fromages.

1840 – Vollon – Le Plat aux neufs.

1840 – Rousseau (Philippe) – Le Pot au lait.

1865 – Vollon – Harengs et Poteries.

1865 – Rousseau (Philippe) – La Bassine aux confitures.

1869 – Rousseau (Philippe) – Fromages et Fraises.

1869 – Vollon – Le Saladier de fraises.

1875 – Rousseau (Philippe) – Bocal de prunes.

1875 – Vollon – Poissons et Primeurs.

1878 – Rousseau (Philippe) – La Bassinoire.

1878 – Vollon – La Bassinoire.


Et enfin, pour changer, M. Vollon nous donne, en 1886, des poteries ;

Et M. Rousseau (Philippe) des fromages et le bocal d’abricots.

(Bis repetita placent.)

Avec un talent tout à fait remarquable, un nouveau venu s’engage dans cette peinture de comestibles. Les deux toiles de M. Zakarian sont (si j’ose m’exprimer pour une fois en argot de critique d’art) des pages de cuisine de premier ordre. De même, les fort belles fleurs de M. Schuller, intitulées Automne, sont aussi des pages, ou plutôt des feuilles d’automne de grand mérite.


6e groupe sympathique – Peintres de faits divers.

Commençons par les illustres. M. Gérôme nous montre les obélisques du désert atteints de la rougeole, et le sphinx contemplant Napoléon. Cette dernière composition porte comme sous-titres : « Maximus et Minimus » et « le plus grand des deux n’est pas celui qu’on pense ».

M. Vibert, touché des faveurs de l’Amérique, les reconnaît en exposant un homard à l’américaine, d’un esprit très espagnol.

M. Moyse nous émeut par une peinture intitulée Les Verges et qui représente, nous a-t-il semblé, un frère ignorantin fessant un petit garçon (nous aurons sans doute la seconde partie l’an prochain). Ce tableau doit être acheté par le Ministère de l’instruction publique, qui se propose de l’offrir au Conseil municipal.

Dans la salle où triomphe M. Protais avec un admirable champ de bataille où tous les morts dorment sous la lune, on a réuni, sous l’influence sans doute de ce maure tableau, tant d’expirants et d’expirés, qu’on le pourrait dénommer la Morgue.

Ailleurs, M. Luigi Loir a peint un « Cherchez le train » d’une vérité et d’un talent délicieux. Le train passe sous une place de Paris, couverte de monde et de voitures. Seule la fumée répandue sur la foule, légère et ondulante comme un nuage, panache blanc et transparent qui flotte, révèle l’invisible convoi.

De M. Gueldry, un remarquable, très remarquable atelier de Décapage des métaux.

Deux charmantes compositions de M. Pierre Mousset : Le Nid et le Repos.

M. Deschamps nous raconte avec son pinceau l’histoire d’une pauvre folle qui tient dans ses bras un petit lapin coiffé d’un bonnet d’enfant, touchante image de la perfidie masculine, des odieux procédés dont les hommes ont usé envers cette jeune fille.

Ne devrait-on pas intituler cela : le Dernier Lapin, comme Neuville avait intitulé son célèbre tableau : La Dernière Cartouche ?

M. Marec expose une querelle de ménage dans le peuple, vraie scène de l’Assommoir, d’un effet saisissant et d’une beauté incontestable.

De M. Marius Michel, deux charmantes toiles très modernes.

M. Moreau de Tours, sous ce titre : La Morphine, nous donne sans doute la première illustration moralisatrice destinée au savant ouvrage des docteurs Bourneville et Bricos, d’où est tiré son sujet.

M. Jadin nous montre, avec son talent habituel, des Braconniers dérangés par une ronde de nuit.


7e groupe – Marines.

1° Marines de guerre.

M. Couturier, dans une toile d’une propreté admirable, enseigne aux foules comment sont nettoyés, brossés et lavés les bâtiments de l’État.

Saluons la galère royale de M. Delort.

2° Marines de pêche.

Un délicieux tableau de M. Maurice Courant, un départ pour la pêche sous un ciel clair. Jusqu’à l’horizon s’en vont les barques, penchant un peu leurs voiles, pareilles à un vol d’oiseaux.

M. Kroyer nous montre aussi, avec un talent puissant et neuf, un Départ pour la Pêche au clair de lune.

De M. Petitjean : l’Estacade d’Ostende, marine de commerce.

Une fort belle toile de M. Flameng : Sur la Tamise.

Une autre Tamise, de M. Vail.


8e groupe – Paysagistes.

Le sujet représente une plaine, une vallée, une chaumière, une plage, des arbres, des récoltes.

Saluons les maîtres incontestés : d’abord Harpignies ; Guillemet, avec un fort beau Hameau de Landemer ; Heilbuth, avec Villégiatures et Bords de la Seine ; Damoye, avec un Soleil couchant dans les Marais du Nord et la Mer à Quiberon.

Parmi ceux qui arrivent au premier rang : L. Le Poittevin, avec un vallon plein de fougères rousses, d’une rare puissance ; R. Billotte, avec un effet de soir sur un hameau, d’un charme exquis et pénétrant ; M. Nozal, dont le nom est fait ; M. Berthon, un des plus sincères et des plus parfaits.

M. Olive expose deux paysages-marines, d’une originalité bien personnelle et bien remarquable. M. Charnay évoque, dans une toile charmante, toute la grâce de l’automne encore fleuri. Cela s’appelle : la Terrasse aux Chrysanthèmes du Château de Gasthellier.

Les paysans agenouillés, de M. Marion, annoncent un peintre de grand tempérament ; Le Reposoir, de M. Minet, est d’une vérité et d’une fraîcheur remarquables. Quelle jolie mare, celle de M. Tanzi ! Une petite charrue abandonnée est peinte avec grand talent par M. Wistin.

Charmants, les Pêcheurs de rivière de M. Yon et les deux paysages de M. Tauzin.


Ouf ! Que de compliments ! Et pourtant ils sont sincères, tout à fait sincères !

Nous parlerons un autre jour des animaliers et des portraitistes, unissant ces deux groupes ensemble, car peintres de bêtes et peintres d’hommes peuvent fort bien marcher de pair par la nature de leurs sujets : et celui-là sera certainement le plus sympathique de tous les groupes.



V

Réparons deux oublis en mentionnant un charmant tableau de Mme Marguerite Ruffo, La Veuve, et un joli paysage de M. Datasse ; et, avant de passer aux portraits, citons deux très remarquables tableaux de peinture militaire.

La Ligne de Feu, de M. Jeanniot. En plein soleil, dans un air blanchi par la lumière crue et la poudre, les hommes tirent. Il en reste peu, presque tous sont morts. Au premier plan, un soldat abattu sur la face tient à deux mains, d’un geste terrible et vrai, sa tête où vient d’entrer une balle. Le clairon, hagard et tombé, ne sonne plus. Seuls quelques hommes continuent à se battre.

De M. Médard, une Armée en retraite, qui s’en va comme un troupeau, abattue, pressée, lasse, accablée.

Je n’ai cité, à dessein, que ces deux œuvres qui sont fort belles, la peinture militaire étant presque toujours de la peinture officielle. J’ai parlé ailleurs de l’œuvre magistrale de M. Protais.

Je passerai donc devant toutes les manifestations patriotiques en couleur, chères aux protecteurs de la peinture à l’huile, pour m’arrêter cependant devant une toile où j’ai cru démêler des symboles profonds.

Dans une plaine immense, vrai champ de bataille où les brins de paille sortent de terre comme des tuyaux de pipe, deux armées se sont rencontrées, une de dindons noirs, l’autre de dindons blancs.

Et, pendant que les femelles attentives regardent, les mâles se sont attaqués et combattent, M. Schenck a nommé cela La Lutte. – Quelle lutte, Monsieur ? La lutte du noir contre le blanc ? De l’ignorance contre la science ? Des ténèbres contre la lumière ? Des barbares contre les civilisés ? De l’Allemagne contre la France ? Du Nord contre le Midi ? Du mal contre le bien ? N’est-ce pas, oui, n’est-ce pas que je vous ai compris ? Les dindons noirs sont la barbarie et les dindons blancs la civilisation ?


C’est à cette peinture allégorique et simple que le ministre, s’il était seul juge, donnerait assurément la médaille d’honneur.


9e et 10e groupes. Animaliers et portraitistes – Bêtes et hommes.


Toutes les grandes qualités de M. Bonnat se trouvent réunies dans le superbe portrait de M. Pasteur qu’il expose cette année. Un autre portrait de M. Pasteur par M. Edelfelt révèle chez ce jeune peintre un éminent artiste.

Un homme, qui n’est plus un débutant, M. Cabanel, semble cependant débuter avec les portraits du fondateur et de la fondatrice des Petites Sueurs des pauvres. Ce couple de religieux restera comme une des bonnes choses de ce temps-ci.

M. Barillet nous montre des vaches très remarquables ; M. Hermann (Léon), un marché aux chevaux plein de mouvement et de talent ; M. Tuxen, un excellent portrait, de femme : M. Girardin, une fort bonne tête de vieille ; M. Landelle, un poétique aveugle du désert ; M. Duez, une charmante femme tout en rouge, couchée sur un divan rouge, dans un boudoir rouge, enfin ce qu’on appelle une symphonie de rouges délicieuse.

M. Roll expose un admirable portrait de M. Damoye, et M. Gervex un petit paysage d’une saisissante vérité, où se tient debout, en plein air, en pleine lumière, en pleine atmosphère de campagne, M. Hauch, un de ses amis. On remarque encore de bonnes figures de femmes de MM. Alaux et Agache et le portrait de Mme Pasca par Mlle du Mesgnil. C’est Mme Pasca en mère de clown, comme on l’a dit, ou plutôt Mme Pasca gelée à son retour de Russie, ce qu’indiquent les mains serrées contre le corps et la quantité de fourrures dont l’a couverte maladroitement l’artiste. Elle a bien froid, car elle est bien pâle, la pauvre femme, malgré toutes ces fourrures que remplaceraient avec avantage quelques dentelles de Doucet.

Remarquons encore en première ligne deux fort beaux portraits de M. Layraud, celui d’une très jolie femme, Mlle d’Anglar, et celui de notre confrère bien connu M. Alexandre Hepp ; puis deux études charmantes de M. Lafranchise, La Mer gracieuse et La Fille du Phare ; l’excellent portrait de M. Paul Mounet, par M. Boutet de Monvel ; un ravissant portrait de femme par Mlle Julia Marest ; d’une autre jeune artiste, Mlle Paraf-Javal, un autre très bon portrait.

Ceux de M. Jacques Blanche révèlent un véritable artiste ; celui de Mlle Vegman est fort bon, et l’apparition descendue par la cheminée, si noire de suie qu’on la voit à peine, que nous montre M. Whistler, dénote un peintre bizarre, mais des plus intéressants.

Un fort bon portrait de Mlle Boucher-Ourliac, deux autres de M. Vergèses, un autre de M. Paul de Katow, une charmante femme turque de Mlle Mégret. Gardons pour la fin les deux superbes toiles d’un maître toujours admiré, M. Carolus Duran.

Note. – On dit (mais la nouvelle mérite confirmation) qu’à la suite de son exposition de cette année M. Besnard vient d’être nommé peintre attaché à l’établissement thermal de Vichy – maladies du foie, sécrétions biliaires, unisse, etc., etc.


11e groupe – Fumistes et déments. Trop nombreux pour être cités.

J’ai écrit, en commençant ces articles, que personne n’avait le droit de prétendre s’y connaître en peinture. En sculpture, au contraire, tout le monde devrait être compétent, car tout le monde a vu, en plus ou moins grand nombre, des gens nus, et peut comparer.

Mais cela n’a encore servi de rien.

L’art du sculpteur, tel qu’on le pratique depuis la plus haute antiquité, est aussi simple que celui du boulanger ; il consiste à modeler en marbre, en plâtre ou en terre un homme ou une femme, toujours le même ou la même, dans deux ou trois mouvements qui ne varient jamais.

Le sujet peut danser, se battre, pleurer, rire, se fâcher ou supplier, sans que la forme de son corps soit modifiée, car rien ne ressemble moins à un homme vivant qu’un homme sculpté. L’homme vivant a toutes les tailles, toutes les formes, toutes les proportions. Il n’en est pas deux qui se ressemblent, tandis que l’homme sculpté doit l’être dans certaines conditions, toujours pareilles, de beauté invraisemblable et convenue qui fait des sculpteurs les seuls idéalement momifiés ou pétrifiés des artistes.

Depuis longtemps les écrivains ont abandonné le héros plein de grandeur, de beauté, de noblesse, de courage et de générosité, qui sauve les jeunes filles, arrête les chevaux emportés, tue les traîtres, laisse intact, à force d’argent, l’honneur des pères à cheveux blancs, compromis par des hommes d’affaires, et épouse dans une apothéose de vertu.

Depuis longtemps les peintres, abandonnant l’école du beau muscle et des nobles attitudes dont Raphaël fut le plus éminent vulgarisateur, se sont efforcés d’exprimer toute la nature humaine et de chercher dans le sens profond des choses une beauté autre que la beauté commune, visible pour tous et écœurante pour les esprits délicats.

Mais le sculpteur continue, depuis l’éternité, à sculpter le beau torse, le beau bras et la belle jambe des statues grecques, qui ne ressemblent pas plus à l’humanité moderne qu’une étoile ne ressemble à une tomate.

Et le public passe devant tous ces marbres qui ont la même tête, les mêmes membres de la même longueur mathématique, le même geste superbe et gracieux, et il murmure, plein d’orgueil : « C’est rudement beau, un homme ! »

Mais regarde-toi donc, imbécile, regarde ta femme, ta fille, ton fils, ton père, ta mère, ta bonne, ton voisin. Y en a-t-il un de vous qui ait des jambes et des bras comme ceux-ci ? Regarde les gens dans la rue, les échassiers qui vont à longs pas, et les bedonnants qui trottinent ; va voir aux bains froids ceux qui piquent des têtes en caleçon rouge ; rappelle-toi même les belles filles que tu as pu connaître, les plus belles, les plus vantées ; est-ce qu’elles ressemblaient aux Vénus ?

Mais si on les habillait, ces Vénus, elles seraient larges comme des portefaix car leurs bras, si gracieux à l’œil dans les galeries des musées, sont plus gros, le mètre à la main, que ceux des hercules de foire !

Comment n’es-tu pas révolté, bon public niais et gobeur, par toute cette beauté ronde, par tous ces membres en boudins, par tous ces Apollons et par toutes ces déesses vulgaires.

Tiens, voici un homme, M. Mercié, qui a osé sculpter deux morts, deux morts illustres, tels qu’ils étaient ; le roi Louis-Philippe et la reine ? Qu’en dis-tu ? Ce que tu en dis ! Tu admires l’ange qui pleure derrière le couple royal, le vieil ange que tu as vu cent mille fois ! Et tu trouves qu’il fait repoussoir, comme on dit en argot d’art.

Car la sculpture comme le théâtre sont restés embourbés dans le fossé des conventions alors que la peinture et le roman s’efforcent de s’en dégager. Donc, la chose la plus intéressante parmi les marbres, intéressante par la recherche du vrai, du neuf, par la sincérité en même temps que par l’admirable exécution, est assurément l’œuvre de M. Mercié. L’envoi de M. de Saint-Marteaux, Danseuse arabe, est fort gracieux et fort ingénieusement conçu.

M. Ferrary expose un groupe charmant, Mercure et l’Amour, d’un mouvement aussi hardi que joli.

M. Falguière nous montre des femmes qui se battent et il les nomme des Bacchantes, uniquement parce qu’elles sont nues. Cela m’étonne ! C’est vraiment un procédé commode de modeler un fort de la Halle et de le baptiser « Hercule », de faire une Diane avec la petite au concierge d’en face, et d’emplir Paris de divinités à dix francs la séance.

Pourquoi donc M. Falguière n’a-t-il pas simplement inscrit au catalogue : « Drôlesses nature qui se crêpent le chignon ? » On raconte (mais est-ce vrai ?) que l’artiste avait un peu de ce dessein et même qu’un petit lapin figurait dans le groupe. Devant la pudeur indignée des vieilles barbes du jury, le lapin dont on prétend encore distinguer deux pattes serait devenu une simple pomme de pin.

Signalons une Diane surprise fort jolie, d’une exécution savante et délicate de Mlle Anne Manuela et un beau buste de la même artiste.

Deux groupes fort intéressants de Mlle M. Thomas : la Chèvre Amalthée et Au chenil.

Une figure nue : Jeune Fille, et aussi un buste de M. Faraill.

Un beau groupe tragique : Virginie, de Mme Bloch.

Les ravissants médaillons de Mme Paule Parent-Desbarres.

Un beau buste de M. Karl Ivel.

Une tête de paysanne en bronze de M. Lafont.

Beaucoup de bustes d’ailleurs sont des œuvres remarquables. Leur énumération serait longue, agréable seulement aux artistes et aux propriétaires des têtes exposées, mais fatigante pour le public. Supprimons-la, et concluons.


Donc, pour conclure, car il faut toujours tirer la morale des choses, s’il se rencontrait jamais un ministre des beaux-arts intelligent, il déciderait ceci :


- Il n’y a plus de ministre ni de directeur des beaux-arts.

- Les beaux-arts cessent d’être protégés par l’État.

- Le Salon annuel est supprimé.


Ce ministre ne se rencontrera pas.

Le Salon annuel est, en effet, la conséquence directe de la peinture protégée à la façon de l’agriculture et de la prostitution.

Or, quand le protecteur se trouve totalement inférieur au protégé, moins compétent et moins instruit, cette situation anormale peut amener de graves inconvénients.

Mais l’incompétence absolue des ministres et directeurs des beaux-arts étant devenue trop éclatante, on a créé parallèlement une Société des artistes chargée d’organiser le Salon, ce qui équivalait à remplacer des sourds-muets par les ouvriers de la tour de Babel.

Le principe du Salon n’était pas atteint.

Mais le Salon produit les résultats suivants :


1° Mépris de la peinture par la foule qui confond ce concours avec ceux des volailles grasses, des primeurs, des beurres et des orphéons.


2° Développement chez les peintres d’une acrobatie particulière, nécessaire pour décrocher les médailles suspendues par l’État au sommet de ce mât de cocagne englué de couleur à l’huile.

Les peintres, en effet, demeurés de petits collégiens, attendent la distribution des prix qui leur apportera l’estime méprisable, mais dorée, du public, et ils deviennent des forts en thème au lieu de devenir des artistes.

Le sujet change, mais le thème du Salon reste le même.

La première condition pour être vu, remarqué, et prendre rang, c’est de faire grand. Et ils font grand, sacrebleu ! Les mâtins !

De sorte que les miniaturistes deviennent des Puvis de Chavannes ; – ceux nés pour faire des tableaux délicats et discrets, larges comme la main, brossent des décors de théâtre à grand effet, attirant l’œil par tous les procédés éclatants que le charlatanisme naturel à l’homme, en même temps que le désir d’arriver, leur met au bout des doigts.

Est-ce au Salon qu’on pourrait bien apprécier, pour ne citer que deux exemples, la peinture si fine d’Alfred Stevens ou de Leloir ?

Donc l’exposition annuelle bouleverse les tempéraments, forçant, sous peine de mort, les misérables artistes à produire toute autre chose que ce pourquoi la nature les avait créés.

Voilà ce qu’on appelle protéger l’art !


3° Ce n’est pas en neuf jours qu’on prépare un tableau-réclame dans les conditions voulues pour obtenir mention, médaille ou croix. Ce monstre demande au moins neuf mois de gestation comme les enfants naturels ou légitimes, de sorte que le peintre ne peut plus faire autre chose dans son année que cette toile décorative ! Et il se trouve réduit pour vivre à produire en quelques jours, en quelques heures, des tableaux de vente ou de commerce, comme on dit !

Et cela recommence tous les ans, durant toute la vie des artistes, jusqu’à la médaille d’honneur ! De sorte qu’ils ne font jamais, jamais, les pauvres diables, la peinture qu’ils auraient dû faire, qu’ils auraient pu faire !

Voilà comment on protège l’art.


4° La nécessité d’obtenir les récompenses sous le patronage de l’État présente encore d’autres dangers d’un caractère plus général.

Les ministres ou les sous-ministres qui ignorent l’art de peindre autant que les autres arts ont cependant des idées là-dessus, comme ils en auraient en cuisine. Et comme ils sont puissants, comme l’État donne les croix et achète les toiles, ils peuvent avoir et ils ont une influence néfaste sur la production de leurs protégés.

M. Turquet ne semble-t-il pas avoir rêvé la régénération de l’art par la peinture patriotique ? Il suffit qu’une pareille idée ait pu se produire pour faire comprendre à tout jamais l’effroyable danger de la protection !

L’État achète des tableaux ; mais avant de les acheter il les choisit, et c’est encore là un de ses plus grands torts.

La preuve en est facile. Tous les tableaux classés comme des œuvres maîtresses depuis que le Salon existe (à peine est-il deux ou trois exceptions) sont entre les mains de particuliers, alors que l’État aurait pu les avoir et les prendre le premier.

On ne pourrait remédier un peu à cette ignorance de l’administration des Beaux-Arts qu’en confiant au hasard seul le choix des toiles à acquérir. On mettrait dans un sac tous les numéros des œuvres exposées, puis le plus jeune des ministres ou des députés en tirerait, les yeux bandés, trente ou quarante, et on aurait ainsi la chance de tomber sur une œuvre remarquable.

Le hasard étant aveugle peut fort bien se montrer, parfois, intelligent ; or un directeur des beaux-arts ayant des yeux pour écrire n’en a jamais pour juger. Les livres saints eux-mêmes l’ont annoncé : Oculos habent et non videbunt.

Mais puisqu’on ne changera rien à l’état de choses établi, au lieu d’étaler, sur l’immense bâtisse où l’on montre au peuple alternativement des chevaux et des tableaux, les trois mensonges de la politique moderne : « Liberté – Égalité – Fraternité », on devrait au moins ajouter sous les trois mots, justes ceux-là : « Palais de l’Industrie », ce simple avis : « Prenez garde à la peinture. »

Un miracle (Gil Blas, 9 mai 1886)

Monsieur le rédacteur,

Je ne suis pas même médecin, mais simple vétérinaire de province. J’ajoute que j’habite un pays de grandes chasses ; c’est-à-dire un pays plein de chiens, et que j’ai vu plus de cas de rage que la plupart des illustres médecins parisiens. Je me sens donc aussi autorisé que ces savants professeurs, et plus autorisé que la plupart de vos confrères à dire mon avis sur cette terrible et bizarre maladie dont il se peut que M. Pasteur préserve mes semblables, au moyen d’un miracle que seul il pouvait opérer, peut-être, et non pas au moyen d’un remède.

Je m’explique. Ma conviction profonde est que la rage n’existe pas chez l’homme, ainsi d’ailleurs que beaucoup d’autres maladies spéciales aux espèces animales. Un grand nombre de maladies humaines également ne peut pas atteindre les bêtes. Je veux dire que le virus rabique, inoculé par le chien, par le loup ou par l’aiguille de M. Pasteur, n’a aucune action sur l’organisme humain. La rage, mal contagieux, ne peut être communiquée à l’homme par aucun procédé scientifique ou naturel, alors même que beaucoup d’hommes meurent de bizarres accidents rabiformes qu’on nomme également « rage », mais qui ne proviennent que d’une idée fixe, c’est-à-dire d’une maladie cérébrale, ou d’une affection nerveuse de la famille du tétanos.

Les preuves dont je pourrais appuyer cette opinion sont innombrables. Je me contenterai d’en citer quelques-unes puisées soit dans mon expérience personnelle, soit dans les savants ouvrages de MM. Bouley, Bréchet, Portal, Magendie, Tardieu, Boudin, Vernois, Sausen, Renault, etc., etc., et aussi dans un petit volume des plus curieux de M. Faugère-Dubourg, publié en 1866, sous ce titre : Le Préjugé de la Rage.

Je suis donc convaincu que la rage .proprement dite n’existe pas, n’a jamais existé chez l’homme.

Deux cas se présentent.

Les gens qui meurent à la suite d’une morsure de chien qui est ou qu’on suppose enragé succombent.

Soit par des accidents du genre tétanique que produirait tout aussi bien chez eux la morsure d’un autre animal quelconque, chat, rat, lapin, mouton, cheval, singe, etc., etc., ou même une blessure, un coup, une piqûre, une coupure.

Soit par des accidents nerveux en tout semblables à ceux de la rage, mais produits par l’obsession de l’idée face.

J’arrive aux preuves. Il faut constater d’abord que beaucoup de personnes mordues par des chiens non enragés meurent de la rage, avec tous les symptômes caractéristiques de ce mal.

J’ai vu moi-même trois exemples, ayant gardé les chiens en pension pendant deux ans après le décès des victimes.

Tout le monde se rappelle aussi un garçon fort connu à Paris, mort récemment de la rage, alors que le chien par lequel il fut mordu vit encore, et qu’une autre personne, mordue en même temps, n’a rien eu.

Qu’est-ce donc qu’un virus communiqué par un animal qui ne le porte pas en lui ?

Autre exemple fort cité, d’un ordre différent.

Le 16 janvier 1853, deux jeunes gens se disaient adieu dans le port du Havre, l’un d’eux partant pour l’Amérique. Ils furent mordus en même temps par le même chien.

Celui qui restait mourut au bout d’un mois. L’autre ne le sut point et demeura quinze ans en Amérique, ignorant absolument ce qu’était devenu son compagnon.

A son retour, au mois de septembre 1868, il apprit soudain la fin misérable de son ancien ami ; il prit peur, et expira trois semaines plus tard, avec tous les symptômes connus de la rage.

Donc, dans ces deux cas, nous avons affaire, sans hésitation possible, à la rage morale que les médecins eux-mêmes ont dénommée hydrophobie rabiforme. Le docteur Café dit à ce sujet : « Seule la rage spontanée (hydrophobie rabiforme) est susceptible de guérison, l’imagination pouvant détruire ce qu’elle a enfanté. »

Donc, il existe une rage imaginaire, impossible à distinguer de l’autre, mortelle quand l’imagination qui l’a créée ne la guérit pas, et présentant, jusqu’à la fin, tous les signes caractéristiques de la vraie.

Je dis moi, qu’il n’y en a qu’une, l’imaginaire, à moins qu’on ne soit en présence d’une sorte de tétanos produit par une morsure, assimilable à une blessure quelconque.

Je m’appuierai d’abord sur ceci que cette maladie, présentant chez l’animal des signes caractéristiques absolument opposés à ceux observés chez l’homme, ne peut être que d’une nature essentiellement différente.

1° L’autopsie révèle chez le chien des lésions profondes, des altérations des organes, des poumons et de l’encéphale engorgés de sang, des inflammations violentes des bronches, de la trachée artère, du larynx, de l’arrière-bouche, de l’œsophage, de l’estomac, de l’utérus, de la vessie, et enfin des infiltrations sanguines dans le tissu cellulaire environnant les nerfs, sans toutefois révéler le siège même du mal (observations de Dupuy).

Chez l’homme, rien de tout cela, rien que les désordres légers des centres nerveux et les épanchements au cerveau, remarqués dans toutes les maladies de l’encéphale. – Or, les névroses ont cela de particulier qu’elles ne laissent pas d’autres vestiges après la mort.

Ce n’est pas tout.

Chez les chiens, la rage amène une insensibilité absolue de l’épiderme. On peut les battre, les brûler au fer rouge, les tailler à coups de couteau sans qu’ils accusent aucune douleur, eux qu’un simple coup de fouet fait hurler cinq minutes quand ils sont dans leur état normal.

Chez l’homme, au contraire, la prétendue rage développe une telle excitation nerveuse qu’il ne peut tolérer aucun contact, même celui d’une plume, même celui du plus léger courant d’air sur la peau, supporter aucun bruit, même celui d’une montre, ni aucun reflet de lumière, ni aucune odeur sans être saisi aussitôt par d’intolérables douleurs.

Nous retrouvons encore là les symptômes ordinaires des névroses, absolument différents, on le voit, de ceux que présente la rage confirmée chez le chien.

Or, cherchons maintenant si d’autres accidents que des morsures de chien peuvent produire tous les symptômes de la rage chez l’homme.


1° Marcel Donnat a vu mourir de l’hydrophobie deux personnes chez qui cette maladie nerveuse provenait de rhumatismes.


2° Le baron Portal cite le fait d’une jeune fille atteinte d’une esquinancie, dont elle mourut avec tous les signes les plus flagrants de l’hydrophobie. L’autopsie révéla que le pharynx, l’œsophage, le larynx et la trachée artère étaient enflammés dans toute leur étendue et gangrenés sur quelques points.


Voici encore une observation du docteur Selig, citée par le docteur Marc dans le Dictionnaire des Sciences médicales, et rapportée par M. Faugère-Dubourg :


« Un homme âgé de trente et quelques années, après s’être échauffé par des travaux champêtres pendant une journée des plus chaudes du mois de juillet, se baigna le soir dans une rivière dont l’eau était très froide. Le lendemain, il éprouva une douleur rhumatismale au bras droit et de la roideur dans la nuque ; le troisième jour, en outre, un sentiment de pesanteur dans tous les membres et quelques mouvements fébriles.

La douleur du bras disparut à la suite d’un vomitif qu’on lui fit prendre ; mais celle de la nuque était plus prononcée, et la céphalalgie, l’ardeur ainsi que la soif, devinrent plus intenses. Pendant la nuit, les accidents augmentèrent. Il s’y joignit une hydrophobie. Toutes les fois qu’il approchait de ses lèvres un verre ou une cuillerée remplie de liquide, et même lorsqu’un de ces objets frappait sa vue, il éprouvait un tremblement universel avec convulsion, et poussait des cris aigus ; jusqu’à l’haleine des personnes qui s’approchaient trop près de lui, l’incommodait, de sorte qu’il les suppliait de s’éloigner.

Comme ce malade n’avait été mordu par aucun animal, M. le docteur Selig fit la médecine antiphlogistique dérivative et calmante. Vers midi, amélioration sous tous les rapports, nulle agitation, nulle anxiété, point de chaleur ni de soif, possibilité d’avaler de temps à autre, quoique avec difficulté, des cuillerées d’infusion ; cependant, tremblements et mouvements convulsifs. Après midi, un peu de sommeil. Le soir, à huit heures, chaleur fébrile, agitation, anxiété, soif ardente, avec impossibilité d’avaler seulement une goutte de liquide sans tremblements et convulsions. Le voisinage, l’atmosphère, l’haleine du chirurgien agitent le malade au point de déterminer un tremblement continuel avec convulsions et sueur profuse. Dans les moments de rémission, le malade assure que l’atmosphère, ainsi que l’haleine des personnes qui l’entourent, lui deviennent insupportables, et prie avec instance les assistants de s’éloigner. L’agitation et l’anxiété s’accroissent d’heure en heure, au point que le malade supplie de le contenir. Il mourut à onze heures.

Cette hydrophobie spontanée a été causée par le transport d’une irritation rhumatismale sur les muscles du larynx et de l’œsophage, ainsi que par le spasme et l’inflammation déterminés de cette manière dans ces parties. »


Voilà donc l’hydrophobie déterminée par des rhumatismes ! ! ! On la constate aussi très souvent par suite d’affections nerveuses ou de maladies du cerveau.

Ajoutons une observation du baron Larrey :


« Un boulet avait emporté à François Pomaré, un grenadier, la peau de l’omoplate droite ; la sécrétion purulente ayant cessé, la cicatrice fit de très rapides progrès ; en deux fois vingt-quatre heures elle couvrit la moitié de la plaie, et le blessé éprouva bientôt un pincement douloureux sur tous les points cicatrisés ; il ressentait, disait-il, la même sensation que si l’on eût saisi les bords de la plaie avec des tenailles, et le moindre attouchement sur cette cicatrice très mince lui faisait jeter les hauts cris. Tous les symptômes du tétanos s’aggravaient sensiblement ; l’approche de l’eau limpide provoquant des mouvements convulsifs, les mâchoires se contractaient […] »


Le chirurgien brûla tout simplement la cicatrice au fer rouge. Aussitôt le malade écarta les mâchoires, but, et fut guéri.

Mais s’il avait été mordu par un chien au lieu d’être blessé par un boulet ?

Je pourrais citer des milliers d’exemples de même nature.

En résumé, on ne peut constater chez l’homme que des accidents de l’ordre nerveux, tantôt mortels, tantôt guérissables, selon qu’ils proviennent de désordres assimilables au tétanos produit par une blessure ou de désordres purement moraux.

Pour prouver encore l’influence de l’imagination sur les gens dits enragés, je citerai ce fait.

Le docteur Flaubert, père d’Achille et de Gustave Flaubert, fut appelé au village de La Bouille, auprès d’un homme atteint d’hydrophobie. Le malade, vu entre deux crises, accepta d’être emmené à Rouen par le médecin, qui le prit dans son coupé. Or, vers le milieu de la route, il cria qu’il sentait venir une attaque, affirmant qu’il allait mordre le docteur, et le suppliant de se sauver.

M. Flaubert répondit tranquillement :


« Alors, mon ami, vous n’êtes pas enragé. Le chien enragé se sert de ses crocs, parce qu’il n’a pas d’autre moyen d’attaque que sa gueule, de même que le chat se sert de ses griffes et le bœuf de ses cornes. Vous, vous devez vous servir de vos poings et pas d’autre chose. Si vous me mordez vous n’êtes qu’un fou. »


Le malade n’eut pas de crise avant d’entrer à l’hôpital ; mais, à peine arrivé il en subit une terrible et distribua aux garçons de salle, comme aux internes, des volées de coups de poing dignes d’un boxeur anglais.

Il mourut cependant.

Maintenant j’affirme qu’il suffit de ne pas croire à la rage pour être absolument rebelle à ce virus prétendu.

Pour ma part, j’ai été mordu quatre fois, et je sais deux vétérinaires qui se sont laissé mordre ou fait mordre chaque fois qu’une bonne occasion se présentait ! On cite un Américain, M. Stevens, qui fut mordu jusqu’à quarante-sept fois, et un Allemand, M. Fischer, dix-neuf fois, uniquement pour prouver l’innocuité de ce virus.


Je conclus.

Un homme mordu par un chien ou par un autre animal peut succomber à la suite d’une hydrophobie rabiforme qui serait déterminée également chez lui par toute autre blessure et même par des rhumatismes.

C’est le cas du ou des paysans russes, que M. Pasteur n’a pu guérir en raison de la nature et de la gravité de leurs morsures.

On peut succomber également à la suite d’accidents nerveux produits par l’obsession de l’idée fixe.

Or, dans ce cas, il suffit de la foi dans un remède pour être sauvé, car, selon l’expression du docteur Caffe, « l’imagination peut détruire ce qu’elle a enfanté ».

Cette foi dans le remède, beaucoup d’empiriques, beaucoup de charlatans l’ont imposée dans les campagnes aux paysans simples et crédules ; et toujours la guérison, la guérison miraculeuse se produit à la suite des remèdes les plus bizarres, hannetons pilés, écorce de citrouille, yeux de chouette écrasés dans l’huile, etc., etc., car la foi, qui transporte les montagnes, guérit aisément d’un mal qui n’a pour cause que la peur du mal.

Mais cette conviction de la guérison ne pouvait être imposée à l’humanité tout entière par les vulgaires empiriques en qui croient aveuglément des campagnards ignorants.

Alors un homme s’est rencontré, un très grand homme, un savant illustre dont les travaux admirables avaient déjà enthousiasmé la terre, dont les recherches mystérieuses sur la rage inquiétaient et passionnaient depuis des années ; et cet homme en qui l’univers tout entier avait confiance s’est écrié : « Je guéris la rage, j’ai trouvé ce grand secret de la Nature ! »

Et il a guéri, en effet, à la façon des saints qui faisaient marcher les paralytiques par la simple imposition des mains. Il a guéri le monde, il a rendu à la race humaine un des plus grands services qu’on puisse lui rendre : il l’a sauvée de la peur qui tuait comme un mal.

Du fond de mon obscurité, je salue Monsieur Pasteur.

Et si j’étais mordu demain j’irais le prier de me soigner comme les athées qui appellent un prêtre à leur dernière heure. – En effet, si la dent du chien ne peut me communiquer la rage, l’aiguille du savant ne me la donnera pas davantage. – Et je serais sauvé par la seule puissance de la statistique, car, à l’exception des Russes, personne n’est mort de ceux qu’il a soignés. Personne n’est mort ? Combien en mourait-il donc autrefois ? Bien peu. Dix-neuf par an, disent les chiffres officiels. Et nous savons, par les inoculations récentes de M. Pasteur, que le nombre des gens mordus atteignait quinze cents à deux mille.

Recevez, etc.

UN VIEUX VÉTÉRINAIRE

Pour copie :

GUY DE MAUPASSANT

L’amour dans les livres et dans la vie (Gil Blas, 6 juillet 1886)

C’est d’ordinaire dans les livres que nous acquérons la connaissance de l’amour, c’est par eux que nous commençons à en désirer les émotions. Ils nous le révèlent poétique et enflammé, ou rêveur et clair-de-lunesque, et nous gardons souvent jusqu’à la mort l’impression qu’ils nous en ont donnée au début de notre adolescence ! Nous apportons ensuite, dans toutes nos rencontres, dans nos liaisons et nos tendresses, la manière de voir et d’être que nous avons apprise dans nos premières lectures, sans que l’expérience des faits nous donne la notion exacte des choses, l’appréciation précise des rapports amoureux, et la désillusion que traîne derrière elle la réalité.

Une jeune femme disait un jour : « En amour, nous sommes tous comme des locataires qui passent leur vie à changer de logement sans s’en apercevoir parce qu’ils portent leurs meubles et leur manière de draper de domicile en domicile. » Donc, les œuvres des poètes et des romanciers à travers lesquelles nous avons aimé regarder l’existence laissent d’ordinaire sur notre esprit et sur notre cœur une marque ineffaçable. Il en résulte que les tendances littéraires d’une époque déterminent presque toujours les tendances amoureuses. Peut-on contester que Jean-Jacques Rousseau, par exemple, n’ait modifié extrêmement la manière d’aimer de son temps, et n’ait eu sur les mœurs tendres une influence absolue ? N’est-ce pas lui qui a mis fin à l’ère de la galanterie ouverte par le Régent, après la période d’amours sévères due aux écrivains du grand siècle.

Niera-t-on que Lamartine, versant sur la France sa poésie sentimentale et exaltée, n’ait tourné les âmes vers un amour nouveau extatique et déclamatoire. D’autres écrivains de la même époque, Dumas avec Antony, avec ses romans lus comme des évangiles, Alfred de Vigny avec Chatterton, Eugène Sue avec Mathilde, Frédéric Soulié et tant d’autres apôtres des ardeurs tragiques et désordonnées ou des tendresses lugubres dont on meurt, jetèrent les esprits dans une sorte de folie passionnelle, dont Musset, avec ses vers idéalement sensuels, Hugo avec ses ouragans poétiques où l’amour héroïque passait comme une bourrasque, firent une sorte de renouveau du tempérament national, tout différent du vieux tempérament français, gai, inconstant et sagement ému.

Il est certain qu’on a aimé en France dans la bourgeoisie et dans le monde, d’après la formule de Rousseau, d’après la formule de Lamartine, d’après les formules de Dumas, de Musset, etc. Il est également certain que la génération, mûre aujourd’hui et qui fut jeune voici quinze ou vingt ans, a aimé et aime encore, selon les milieux, d’après la formule apportée par M. Alexandre Dumas fils, ou d’après celle de M. Octave Feuillet. Personne, me semble-t-il, à côté de ces deux écrivains, ni après ces deux écrivains n’a eu d’influence réelle sur les mœurs amoureuses, en France.

La génération littéraire d’aujourd’hui, en général, nous déshabitue du rêve passionné pour ne considérer la tendresse humaine qu’à l’état de cas pathologique, d’accident normal de l’instinct, étendant son influence sur la nature morale. Aussi, habitués à reconnaître la vérité précise dans les livres qui nous montrent l’image presque exacte de la vie, sommes-nous infailliblement un peu surpris, quand nous constatons dans un roman nouveau un peu de cet irréel aimable si recherché dans notre enfance.

Le dernier livre de M. Pierre Loti : Pêcheurs d’Islande, nous donne cette note attendrie, jolie, captivante mais inexacte qui doit, par le contraste voulu avec les observations cruelles et sans charme auxquelles nous sommes accoutumés, faire une partie de son grand succès.

Il ne s’agit nullement ici de critique ni d’opinion littéraire. En art tout est admis, toutes les tendances étant également justifiables, le talent seul a de l’importance. Or, le talent de M. Loti est très grand, son charme très subtil et très puissant en même temps, sa vision très personnelle et très originale, son droit de voir d’après son tempérament d’artiste demeure incontestable ; mais ce qu’on peut absolument contester chez lui, c’est l’exactitude de sa psychologie amoureuse ; et par là il appartient à l’école poétique des charmeurs sentimentaux.

A travers les brumes d’un océan inconnu de nos yeux, il nous a montré d’abord une île d’amour adorable, et il a refait avec Loti et Rarahu ce poème de Paul et Virginie. Nous ne nous sommes point demandé si la fable était vraie, qu’il nous disait si charmante. Il revenait de ce pays ; et nous avons pensé naïvement qu’on aimait comme ça là-bas ! De même nous imaginons volontiers qu’on aima jadis dans notre patrie avec plus d’entraînement qu’aujourd’hui.

Puis il nous a raconté avec non moins de séduction habile les tendresses d’un spahi et d’une mignonne négresse. Le soldat nous avait bien paru un peu conçu d’après la méthode de poétisation continue ; mais la femme, la petite noire était si jolie, si bizarre, si tentante, si drôle, si artistement campée qu’elle nous a séduits et aveuglés aussitôt.

Nous demeurions aussi sans méfiance devant ses étranges paysages, beaux comme les horizons entrevus dans les féeries, ou rêvés aux heures des songes.

Puis il nous a dit la Bretagne de Mon Frère Yves.

Alors, pour tout homme qui regarde avec des yeux clairs et perspicaces, des doutes se sont éveillés. La Bretagne est trop près de nous pour que nous ne la connaissions point, pour que nous n’ayons point vu ce paysan breton, brave et bon, mais en qui l’animalité première persiste à tel point qu’il semble bien souvent une sorte d’être intermédiaire entre la brute et l’homme. Quand on a vu ces cloaques qu’on nomme des villages, ces chaumières poussées dans le fumier, où les porcs vivent pêle-mêle avec les hommes, ces habitants qui vont, tous nu-jambes pour marcher librement dans les fanges, et ces jambes de grandes filles encrassées d’ordures jusqu’aux genoux, quand on a vu leurs cheveux et senti, en passant sur les routes, l’odeur de leurs corps, on reste confondu devant les jolis paysages à la Florian, et les chaumines enguirlandées de roses, et les gracieuses mœurs villageoises que M. Pierre Loti nous a décrites.

Il nous dit aujourd’hui les amours des marins, et la détermination d’idéaliser jusqu’à l’invraisemblable apparaît de plus en plus. Nous voici en plein dans les tendresses à la Berquin, dans la sentimentalité paysannesque, dans la passion lyrico-villageoise de Mme Sand.

Cela est charmant toutefois et touchant ; mais cela nous charme et nous touche par des effets littéraires trop apparents, trop visiblement faux, par l’attendrissement trop voulu, et non par la vérité, non par cette vraisemblance dure et poignante qui nous bouleverse le cœur au lieu de l’émouvoir facticement comme le fait M. Loti.

Notre esprit avide aujourd’hui d’apparences réelles demeure incrédule, bien que séduit devant ces jolies fables marines. Mais, dès qu’il s’éloigne des côtes connues de nous, l’écrivain retrouve soudain toute sa puissance de persuasion captivante. Je ne sais rien de plus parfaitement émouvant que ces visions de la mer, de la pêche, de la vie monotone et rude balancée sur les flots, que ces évocations de choses naturelles qui deviennent saisissantes comme des apparitions fantastiques. On se rappelle, dans Mon Frère Yves, le surprenant baleinier entrevu, un matin, dans les mers glaciales, vaisseau, cimetière portant à ses vergues des débris de baleines, et monté par des forbans écrémés sur tous les peuples.

Le procédé de poétisation continue de ces sortes de livres devient surtout apparent quand on les compare à des œuvres de même ordre écrites par des hommes d’un tempérament différent. Pour ne parler que des paysages qui sont, chez M. Loti, d’une vérité relative bien plus sévère que ses personnages, ils nous donnent encore la sensation de choses vues par un poète rêveur. Je me garderai bien de lui reprocher cette qualité ; mais si je compare sa vision poétique et un peu féerique à la vision admirablement précise bien que poétique aussi du peintre Fromentin qui nous montre la route de Laghouat et le désert, je ne puis m’empêcher de constater qu’il suffit d’être sincère, quand on est artiste et qu’aucune poétisation n’a la force saisissante de la vérité.

J’ai lu avec un plaisir délicieux le Mariage de Loti et le Roman d’un Spahi ; mais je ne connais point davantage les îles lointaines du Grand Océan ou la côte occidentale d’Afrique, après ces lectures.

Or, le remarquable roman de Robert de Bonnières sur l’Inde, le Baiser de Maïna, me montre bien plus exactement ce pays fabuleux que ne me l’avaient montré jusqu’ici les poètes menteurs et les voyageurs illuministes. Et quelques jours après cette lecture qui avait accru ma vive curiosité de cette étrange région, le hasard mit en mes mains le récit d’un officier, L’Inde à fond de train, par le comte de Pontevès-Sabran, qui se promène sans aucune préparation poétique, sans prétention littéraire, avec un entrain joyeux de bonne humeur un peu gavroche et un sans-façon tout militaire, dans la patrie mystérieuse du Bouddha.

Et ces deux livres, celui du romancier observateur minutieux et sérieux, celui du soldat observateur superficiel et gai, m’ont raconté l’Inde mieux que ne l’avaient fait jusqu’ici tous les chanteurs de légendes et de paysages colorés.


J’ai dit que M. Alexandre Dumas fils et M. Octave Feuillet, avec des tempéraments très différents, sont les deux seuls écrivains vivants qui aient eu une action réelle sur les mœurs amoureuses de notre pays.

Il suffit pour s’en convaincre d’un coup d’œil jeté sur les écrivains et sur le monde.

Les poètes autrefois déterminaient une manière d’aimer.

N’en citons que deux : Lamartine et Musset.

Quel poète aujourd’hui peut éveiller dans l’âme des femmes des rêveries tendres ou passionnées ? Est-ce M. Leconte de Lisle, l’admirable, impeccable et impassible artiste ?– Non.

– Est-ce M. Théodore de Banville, le plus adroit, le plus souple des poètes ? Non. Est-ce M. Sully Prudhomme qui rêve de science en écrivant ses vers ? Non.

Et parmi les prosateurs, cherchons. Est-ce Edmond de Goncourt, ciseleur de phrases subtiles, artiste complexe, merveilleusement habile, mais observateur implacable qui troublera les cœurs haletants des jeunes filles et leur dira : « C’est ainsi qu’on aime et qu’on doit aimer ? »

Est-ce Zola, génial, étrangement puissant et brutal, qui montrera aux femmes inquiètes et hésitantes le chemin des idéales tendresses ?

Est-ce Daudet, plus doux, plus adroit, moins franchement cruel, mais dont l’ironie apparaît derrière les joliesses voulues ?

Personne, parmi ceux qui écrivent aujourd’hui, ne peut faire couler dans le cœur de ses lecteurs ce je-ne-sais-quoi d’attendri qui prépare et fait naître les émotions d’amour. Et l’on peut dire, on peut affirmer que l’amour n’existe plus dans la jeune société française.


La faculté d’exaltation, mère des tendresses passionnées et de tous les enthousiastes, a disparu devant les envahissements de l’esprit d’analyse et de l’esprit scientifique. Et les femmes, atteintes par contagion, plus frappées même que les hommes, s’agitent, souffrent d’un malaise singulier, d’une inquiétude harcelante, qui n’est, au fond, que l’impuissance d’aimer.

Plus elles appartiennent au monde, plus elles ont l’esprit cultivé et les yeux ouverts sur la vie, plus se manifeste en elles cette maladie étrange et nouvelle. Celles d’un milieu moyen, d’une âme naïve et d’un cœur simple demeurent encore, pour quelques années, capables de cette flamme et de cet affolement qu’on nomme l’amour. Les autres sentent leur mal, luttent, s’efforcent de le vaincre, et n’y parvenant pas se résignent ou s’égarent en des caprices bizarres.

Plus rien qui ressemble à cet entraînement irrésistible que chantaient les poètes et que disaient les romanciers, voici trente ou quarante ans. Plus de drames, plus d’enlèvements, plus de ces enivrements qui prenaient deux êtres, les jetaient l’un à l’autre, en les emplissant d’un indicible bonheur.

Nous voyons des femmes coquettes, ennuyées, irritées de ne rien sentir, qui s’abandonnent par ennui, par désœuvrement, par mollesse ; d’autres qui restent sages uniquement par désillusion ; d’autres qui tentent de se tromper, qui s’exaltent sur les souvenirs d’autrefois et balbutient sans les croire les paroles ardentes que disaient leurs mères.

Nous voyons des liaisons réglées comme des actes notariés, où tout est prévu, les jours, les heures, les accidents et jusqu’à la rupture dont on devine l’échéance. On prend un amour comme une loge à l’Opéra, parce qu’il occupe deux soirs par semaine, qu’il facilite les sorties, qu’il offre des distractions d’hiver et d’été, et aussi, bien souvent, parce qu’il rend plus doux les rapports avec les couturiers.

Et si l’on entend dire, par hasard, dans le monde, en parlant d’une femme, qu’elle est follement amoureuse de M. X... ou de M. T... on peut être sûr, sans la connaître qu’elle a passé la quarantaine !

La vie d’un paysagiste (Gil Blas, 28 septembre 1886)

Étretat, septembre 1886.


Mon cher ami,

merci de ta lettre qui me donne des nouvelles de Paris. Elle m’a fait grand plaisir et elle m’a surpris, comme si elle venait d’un autre monde quitté depuis longtemps. Comment, tous ces hommes dont tu me parles ne sont pas morts ; et ils s’occupent encore des mêmes balivernes ! Le boulevard s’agite à propos des mêmes niaiseries, les salons se troublent de ce que M. X... semble avoir couché avec Mme Z... La stupide politique, roulée par les mêmes imbéciles, va d’ornière en ornière, et tous les jours des messieurs graves écrivent des colonnes innombrables sur les mêmes sujets que les naïfs discutent avec conviction, sans s’apercevoir qu’ils ont déjà lu dix mille fois les mêmes choses !

Ce que tu me dis de l’exposition de la Société des artistes indépendants aux Tuileries m’a intéressé. Il faut ouvrir les yeux sur tous ceux qui tentent du nouveau, sur tous ceux qui cherchent à découvrir l’Inaperçu de la Nature, sur tous ceux qui travaillent sincèrement, en dehors des vieilles routines. Mais pourquoi cette exposition en plein été ? L’État sans doute ne prête le local qu’en nette saison. L’État est toujours le même sot puissant et autoritaire. Nous le verrons quelque jour, en vertu de ce principe qui le pousse à ouvrir les expositions d’art pendant la canicule, forcer les propriétaires de bains froids à ne donner des leçons de plongeon et de natation en Seine que pendant les mois de décembre, janvier et février. Donc, tu me dis qu’il y a des choses curieuses à voir dans cette galerie, et des choses inattendues ; tant mieux, j’irai à mon retour.

En ce moment, je vis, moi, dans la peinture à la façon des poissons dans l’eau. Comme cela étonnerait la plupart des hommes, que de savoir ce qu’est pour nous la couleur, et de pénétrer la joie profonde qu’elle donne à ceux qui ont des yeux pour voir !

Vrai, je ne vis que par les yeux ; je vais, du matin au soir, par les plaines et par les bois, par les rochers et par les ajoncs, cherchant les tons vrais, les nuances inobservées, tout ce que l’école, tout ce que l’appris, tout ce que l’éducation aveuglante et classique empêche de connaître et de pénétrer.

Mes yeux ouverts, à la façon d’une bouche affamée, dévorent la terre et le ciel. Oui, j’ai la sensation nette et profonde de manger le monde avec mon regard, et de digérer les couleurs comme on digère les viandes et les fruits.

Et cela est nouveau pour moi. Jusqu’ici je travaillais avec sécurité. Et maintenant je cherche !... Ah ! Mon vieux, tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que c’est qu’une motte de terre et ce qu’il y a dans l’ombre courte qu’elle jette sur le sol à côté d’elle. Une feuille, un petit caillou, un rayon, une touffe d’herbe m’arrêtent des temps infinis ; et je les contemple avidement, plus ému qu’un chercheur d’or qui trouve un lingot, savourant un bonheur mystérieux et délicieux à décomposer leurs imperceptibles tons et leurs insaisissables reflets.

Et je m’aperçois que je n’avais jamais rien regardé, jamais. Va, c’est bon, cela, c’est meilleur et plus utile que les bavardages esthétiques devant des piles de soucoupes représentant des bocks.

Parfois, je m’arrête, stupéfait d’observer tout à coup des choses éclatantes dont je ne m’étais jamais douté ! Regarde les arbres et l’herbe en plein soleil, et essaie de les peindre. Tu essaieras. Tout le monde a fait du paysage au soleil, parce que tout le monde est aveugle. Mon cher, les feuilles, l’herbe, tout ce que le soleil frappe en plein n’est plus coloré, mais luisant, et d’un luisant tel que rien ne le peut rendre. Or on ne saurait peindre ce qui brille ; on ne saurai même en donner l’illusion. L’an dernier, en ce même pays, j’ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents.

Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups– de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité.

Je l’ai vu saisir ainsi une tombée étincelante de lumière sur la falaise blanche et la fixer à une coulée de tons jaunes qui rendaient étrangement le surprenant et fugitif effet de cet insaisissable et aveuglant éblouissement.

Une autre fois, il prit à pleines mains une averse abattue sur la mer, et la jeta sur sa toile. Et c’était bien de la pluie qu’il avait peinte ainsi, rien que de la pluie voilant les vagues, les roches et le ciel, à peine distincts sous ce déluge.

Et je me souviens encore d’autres artistes que j’ai vus travailler jadis dans ce vallon d’Étretat.

Un jour, j’étais très jeune encore, et je suivais la ravine de Beaurepaire, quand j’aperçus dans une ferme, dans une petite ferme, un vieil homme en blouse bleue qui peignait sous un pommier. Il paraissait tout petit, accroupi sur son pliant ; et, cette blouse de paysan m’enhardissant, je m’approchai pour le regarder. La cour était en pente, entourée de grands arbres que le soleil, près de disparaître, criblait de rayons obliques. La lumière jaune coulait sur les feuilles, passait à travers et tombait sur l’herbe en pluie claire et menue.

Le bonhomme ne me vit pas. Il peignait sur une petite toile carrée, doucement, tranquillement, sans presque remuer. Il avait des cheveux blancs, assez longs, l’air doux et du sourire sur la figure.

Je le revis le lendemain dans Étretat, ce vieux peintre s’appelait Corot.

Une autre fois, deux ou trois ans plus tard, j’étais venu sur la plage, pour voir un ouragan. Le vent furieux jetait sur le pays la mer déchaînée, dont les vagues, énormes, s’en venaient lourdement, l’une après l’autre, lentes et coiffées d’écume. Puis, rencontrant soudain la dure pente de galet, elles se redressaient, se courbaient en voûte et s’écroulaient avec un bruit assourdissant. Et, d’une falaise à l’autre, la mousse, arrachée de leurs crêtes, s’envolait en tourbillons et s’en allait vers la vallée, par-dessus les toits du pays, emportée par les bourrasques.

Un homme dit soudain près de moi : « Venez donc voir Courbet, il fait une chose superbe. » Ce n’était point à moi qu’on avait parlé, mais je suivis, car je connaissais un peu l’artiste. Il habitait une petite maison donnant en plein sur la mer, et appuyée à la falaise d’aval. Cette maison avait appartenu d’ailleurs au peintre de marines Eugène Le Poittevin.

Dans une grande pièce nue, un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à la vitre et regardait la tempête. La mer venait si près qu’elle semblait battre la maison, enveloppée d’écume et de bruit. L’eau salée frappait les carreaux comme une grêle et ruisselait sur les murs.

Sur la cheminée, une bouteille de cidre à côté d’un verre à moitié plein. De temps en temps, Courbet allait en boire quelques gorgées, puis il revenait à son œuvre. Or cette œuvre devint La Vague et fit quelque bruit par le monde. Trois hommes causaient dans un coin de l’atelier. Il y avait là, si je ne me trompe, Charles Landelle. Et Courbet aussi parlait, lourd et gai, farceur et brutal. Il avait un esprit pesant, mais précis, plein de bon sens paysan, caché sous de grosses blagues. Il disait devant une Sainte-Famille que lui montrait un confrère : « C’est très beau ça. Vous les avez donc connus, ces gens-là, que vous avez fait leur portrait ! »


Que d’autres peintres j’ai vus passer par ce vallon, où les attirait sans doute la qualité du jour, vraiment exceptionnelle ! Car le jour, à quelques lieues de distance, est aussi différent que les vins du Bordelais. Ici, la lumière est éclatante sans être crue ; tout est clair sans être brutal, et tout se nuance d’une admirable façon.

Mais il faut voir, ou plutôt il faut découvrir. L’œil, le plus admirable des organes humains, est indéfiniment perfectionnable ; et il arrive, quand on pousse, avec intelligence, son éducation, à une admirable acuité. Les Anciens, on le sait, ne connaissaient que quatre ou cinq couleurs. Nous notons aujourd’hui d’innombrables tons ; et les vrais artistes, les grands artistes s’émeuvent bien plus des modulations et des harmonies obtenues dans une seule note que des éclatants effets appréciés de la foule ignorante.

Tout le combat terrible que Zola raconte dans son Œuvre admirable, toute cette lutte infinie de l’homme avec la pensée, toute cette bataille superbe et effroyable de l’artiste avec son idée, avec le tableau entrevu et insaisissable, je les vois et je les livre, moi, chétif, impuissant, mais torturé comme Claude, avec d’imperceptibles tons, avec d’indéfinissables accords que mon œil seul, peut-être, constate et note ; et je passe des jours douloureux à regarder, sur une route blanche, l’ombre d’une borne en constatant que je ne puis la peindre.


Pour copie conforme :

GUY DE MAUPASSANT

La tour... prends garde (Gil Blas, 19 octobre 1886)

Les expositions universelles qui prennent des allures périodiques, comme certaines épidémies, menacent de devenir pour la France artiste des calamités nationales.

Elles seraient bonnes en elles, et même excellentes si elles ne laissaient pas de traces, mais elles en laissent, les gueuses, et des traces qu’on ne nettoie pas.

Elles ont ces avantages inestimables de faire dépenser de l’argent à beaucoup de Français qui en ont et d’en faire gagner à beaucoup d’autres Français qui n’en ont pas, de faire entrer dans nos frontières l’or étranger, d’encourager les industries par la vente et l’émulation et d’être un gage de paix pour quelques mois.

Mais nous payons cher ces avantages. La dernière venue a déposé sur la butte du Trocadéro une espèce de longue chenille monumentale coiffée de deux oreilles démesurées, une affreuse bâtisse qui semble conçue par un pâtissier prétentieux et rêvant de palais de dessert en biscuits et en sucre candi.

L’intérieur de cette nougatine, ayant la forme d’un tunnel, n’aurait pu servir qu’à un jeu de boules s’il eût été droit. Comme il était courbe, on y a installé un musée où on expose des Cynghalais conservés pour faire concurrence aux Cynghalais nature du Jardin d’acclimatation.

Mais nous voici menacés d’une horreur bien plus redoutable. Depuis un mois, tous les journaux illustrés nous présentent l’image affreuse et fantastique d’une tour de fer de trois cents mètres qui s’élèvera sur Paris comme une corne unique et gigantesque.

Ce monstre poursuit les yeux à la façon d’un cauchemar, hante l’esprit, effraie d’avance les pauvres gens naïfs qui ont conservé le goût de l’architecture artiste, de la ligne et des proportions.

Cette pointe de fonte épouvantable n’est curieuse que par sa hauteur. Les femmes colosses ne nous suffisent plus ! Après les phénomènes de chair, voici les phénomènes de fer. Cela n’est ni beau, ni gracieux, ni élégant, – c’est grand, voilà tout. On dirait l’entreprise diabolique d’un chaudronnier atteint du délire des grandeurs.

Pourquoi cette tour, pourquoi cette corne ? Pour étonner ? Pour étonner qui ? Les imbéciles. On a donc oublié que le mot art signifie quelque chose. Est-ce dans une forge à présent qu’on apprend l’architecture ? N’y a-t-il plus de marbre dans le flanc des montagnes pour faire des statues ou tenter d’élever des monuments.

Il est vrai que les monuments, depuis un demi-siècle, ne nous réussissent guère non plus, et il vaut peut-être autant montrer aux étrangers cette vilaine folie de cyclope en leur disant : « Est-ce assez haut ? » – ce qu’ils ne pourront nier – que de les conduire devant notre Opéra national – qui a l’air d’un temple de carton peint avalé par un terminus-hôtel – en leur disant : « Est-ce assez beau ? »

Cet édifice colorié, qui appartient à l’art lyreux par sa décoration et à l’art lyrique par sa destination, est assurément un des plus complets échantillons de mauvais goût monumental du monde entier.

L’architecture semble un art disparu de France. Il suffit d’un jour passé aux environs de Paris pour contempler !une, si hideuse collection de maisons de campagne ridicules, de châteaux effroyables, de villas extravagantes, que le doute n’est plus possible : nous avons perdu le don de faire de la beauté avec des pierres, le mystérieux secret de la séduction par les lignes, le sens de la grâce dans les monuments. Nous paraissons ne plus comprendre et ne plus savoir que la seule proportion d’un mur suffit pour constituer une belle chose, une œuvre d’art.

Sur les plages de la mer, soit au nord, soit au midi, soit à Trouville, soit à Cannes, on retrouve les mêmes échantillons du goût cage à serin qui s’est emparé de l’âme de nos architectes. Ce ne sont que tourelles, clochetons, ornements imprévus et bizarres. L’une de ces demeures ressemble à une pagode, l’autre à une forteresse du Moyen Age couronnée de créneaux, celle-ci à un café-concert tunisien, celle-là à une ferme d’opéra-comique. Le style oriental rencontre familièrement le style métairie, le souvenir de Pompéi fraternise avec le souvenir de l’Alhambra. Tout cela est affreux, prétentieux, vaniteux, honteux. En Angleterre, au contraire, la petite maison de campagne qu’on nomme cottage est presque toujours charmante, à l’extérieur. Beaucoup sont de vraies merveilles de goût simple et élégant en même temps. Ajoutons, pour être juste, que le goût s’arrête à la porte et que l’intérieur des maisons anglaises, décorées à l’anglaise, fait que, malgré tout, on aimerait mieux habiter une maison française.


Donc Paris va voir pousser cette corne, rivale da l’affreuse flèche dont on a coiffé la cathédrale de Rouen, et qui gâte tout l’horizon de la superbe vallée normande.

N’aurait-on pu faire autre chose avec l’argent destiné à cette ferraillerie ? Un monument, comme l’Hôtel de Ville, par exemple, qui est d’un joli style Réminiscence, n’aurait-il pas bien fait à la place des quatre murs de la Cour des comptes ? Mais il s’agit de l’Exposition universelle, ou plutôt il s’agit de recevoir dignement chez nous les étrangers que nous invitons, qui nous feront l’honneur et le plaisir d’y venir.

Or, le premier devoir de la politesse, avant de les laisser franchir les murs de Paris, ne devrait-il pas consister tout simplement à désinfecter la ville ?

Bourgeois de Paris, vous êtes de braves gens très doux, quoi qu’on dise en certain monde, à moins que vous n’ayez perdu l’odorat, ce qui est encore possible. Vous faites des émeutes pour des bêtises, des révolutions pour des mots vides ; eh bien, si vous aviez seulement du nez, vous feriez une petite émeute, ou même une bonne révolution, contre les malpropres ingénieurs, députés ou conseillers municipaux qui vous empoisonnent tout l’été à rendre inhabitables vos rues. Comment ! Vous ne sentez rien ? Mais le cœur monte aux lèvres quand on rentre dans Paris, après une promenade au Bois, par les doux soirs de printemps. A partir des Champs-Élysées l’infection commence, et quand on pénètre ensuite dans le centre de la ville, cela devient une telle puanteur qu’on est contraint de s’enfermer dans sa chambre pour y brûler du sucre, ou de l’eau de Cologne.

Car vous avez, sous chaque rue, braves gens qui ne sentez rien, une rivière où se déversent sans cesse, non pas seulement les eaux d’égout, mais aussi... ce que MM. les ingénieurs nomment LE LIQUIDE – et c’est lui, « ce liquide », qu’on sent ainsi, qui parfume vos voies et vos maisons. Chaque bouche d’égout est la cassolette d’où sort cet encens nocturne, bien reconnaissable à son odeur spéciale, qu’on peut distinguer sans être chimiste. Je sais bien qu’on veut vous faire croire que cette senteur si particulière vient uniquement des cultures potagères des environs de Paris, fumées avec le produit de vos maisons.

Ne le croyez pas, Parisiens, mettez le nez sur vos égouts, par les beaux soirs où fleurissent les roses dans les jardins... et pendez-moi vos ingénieurs et vos édiles...

Que diriez-vous d’un monsieur qui engagerait poliment ses voisins à passer une saison chez lui alors que certains conduits brisés dans les murs laisseraient couler leur contenu dans les chambres des invités ?

Le cas est pourtant le même. D’où il résulte, qu’au lieu de construire la pyramide de fer qui servira seulement à enlaidir votre ville, on ferait mieux de construire le canal à la mer qui servirait à l’assainir. Mais si on tient absolument à un monument de bronze, qu’on élève, par ce temps de statues, une statue gigantesque à l’héroïque général, seul digne aujourd’hui de devenir le patron de Paris, en remplacement de sainte Geneviève, à Cambronne.

Et qu’on lui mette dans les mains un fanal électrique afin de bien indiquer aux voyageurs délicats et dégoûtés ce foyer de puanteur qu’on nomme Paris.

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