Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K…
Il eut la chance de ne pas rencontrer sa propriétaire dans l’escalier.
Sa mansarde se trouvait sous le toit d’une grande maison à cinq étages et ressemblait plutôt à un placard qu’à une pièce. Quant à la logeuse qui lui louait la chambre avec le service et la pension, elle occupait un appartement à l’étage au-dessous, et le jeune homme, lorsqu’il sortait, était obligé, de passer devant la porte de sa cuisine, la plupart du temps grande ouverte sur l’escalier. À chaque fois, il en éprouvait une sensation maladive de vague effroi, qui l’humiliait, et son visage se renfrognait. Il était terriblement endetté auprès de sa logeuse et il redoutait de la rencontrer. Ce n’était point qu’il fût lâche ou abattu par la vie; au contraire, il se trouvait depuis quelque temps dans un état d’irritation et de tension perpétuelle, voisin de l’hypocondrie. Il avait pris l’habitude de vivre si renfermé en lui-même et si isolé qu’il en était venu à redouter, non seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait. Ces derniers temps cependant, cette misère même avait cessé de le faire souffrir. Il avait renoncé à toutes ses occupations journalières, à tout travail.
Au fond il se moquait de sa logeuse et de toutes les intentions qu’elle pouvait nourrir contre lui, mais s’arrêter dans l’escalier pour y entendre des sottises, sur tout ce train-train vulgaire, dont il n’avait cure, toutes ces récriminations, ces plaintes, ces menaces, et devoir y répondre par des faux-fuyants, des excuses, mentir… Non, mieux valait se glisser comme un chat, le long de l’escalier et s’éclipser inaperçu.
Ce jour-là, du reste, la crainte qu’il éprouvait à la pensée de rencontrer sa créancière l’étonna lui-même, quand il fut dans la rue.
«Redouter de pareilles niaiseries, quand je projette une affaire si hardie!» pensa-t-il avec un sourire étrange.
«Hum, oui, toutes les choses sont à la portée de l’homme, et tout lui passe sous le nez, à cause de sa poltronnerie… c’est devenu un axiome… Il serait curieux de savoir ce que les hommes redoutent par-dessus tout. Ce qui les tire de leurs habitudes, voilà ce qui les effraye le plus… Mais je bavarde beaucoup trop, c’est pourquoi je ne fais rien, ou peut-être devrais-je dire que c’est parce que je ne fais rien que je bavarde. Ce mois-ci j’ai pris l’habitude de monologuer, couché pendant des jours entiers dans mon coin, à songer… à des sottises. Par exemple, qu’ai-je besoin de faire cette course? Suis-je vraiment capable de «cela»? «Est-ce» seulement sérieux? Pas le moins du monde, tout simplement un jeu de mon imagination, une fantaisie qui m’amuse. Un jeu! oui c’est bien cela, un jeu!»
Une chaleur suffocante régnait dans les rues. L’air étouffant, la foule, la vue des échafaudages, de la chaux, des briques étalées un peu partout, et cette puanteur spéciale bien connue de tous les Pétersbourgeois qui n’ont pas les moyens de louer une maison de campagne, tout cela irritait encore les nerfs déjà bien ébranlés du jeune homme. L’insupportable relent des cabarets, particulièrement nombreux dans ce quartier, et les ivrognes qu’il rencontrait à chaque pas, bien que ce fût jour de semaine, achevaient ce mélancolique et horrible tableau. Une expression d’amer dégoût glissa sur les traits fins du jeune homme. Il était, soit dit en passant, extraordinairement beau, d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait; il avait de magnifiques yeux sombres et des cheveux châtains. Bientôt il tomba dans une profonde rêverie, une sorte de torpeur plutôt, et il continua son chemin sans rien remarquer ou, plus exactement, sans vouloir rien remarquer de ce qui l’entourait.
De loin en loin cependant, il marmottait quelques mots indistincts, par cette habitude de monologuer, dont il s’avouait tout à l’heure atteint; il se rendait compte que ses idées se brouillaient parfois dans sa tête, et qu’il était extrêmement faible: il n’avait presque rien mangé depuis deux jours.
Il était si misérablement vêtu, que tout autre, à sa place, même un vieux routier, n’eût point osé se montrer dans la rue en plein jour avec ces loques sur le dos. Il est vrai que le quartier où il habitait en avait vu bien d’autres.
Le voisinage des Halles Centrales, les maisons closes fort nombreuses, la population d’ouvriers et d’artisans entassée dans ces ruelles et ces impasses du centre de Pétersbourg coloraient de teintes si cocasses le tableau de la rue, que la silhouette la plus hétéroclite ne pouvait éveiller l’étonnement.
Mais l’âme du jeune homme était pleine d’un si cruel mépris, que malgré sa fierté naturelle et un peu naïve, il n’éprouvait aucune honte à exhiber ses haillons. Il en eût été autrement, s’il avait rencontré quelque personne de sa connaissance, ou un ancien camarade, chose qu’il évitait en général. Néanmoins, il s’arrêta net et porta nerveusement la main à son chapeau, quand un ivrogne, qu’on emmenait dans une charrette vide, on ne sait où ni pourquoi, au trot de deux grands chevaux, le désigna du doigt en criant à tue-tête: «Hé! dis donc, chapelier allemand [1]!» Le chapeau était haut, rond, tout usé, déteint, troué, couvert de taches, sans bords et tout cabossé. Cependant ce n’était pas la honte, mais un autre sentiment, voisin de la terreur, qui avait envahi le jeune homme.
«Je le savais bien, marmottait-il dans son trouble, je le pressentais. Voilà qui est pis que tout. Un rien, une gaffe insignifiante peut gâter toute l’affaire. Oui, ce chapeau attire l’œil… Il se fait remarquer, justement parce qu’il est ridicule… Il faut une casquette pour aller avec mes loques, n’importe laquelle, une vieille galette, mais pas cette horreur. Personne ne se coiffe ainsi, on me remarque à une verste à la ronde, on s’en souviendra… C’est ce qui importe, on y repensera plus tard, et voilà un indice… Alors qu’il s’agit d’attirer l’attention le moins possible. Des riens, ce sont ces riens qui sont l’essentiel. Ils finissent par vous perdre…»
Il n’avait pas loin à aller, il connaissait même le nombre exact de pas qu’il avait à faire de la porte de sa maison, juste sept cent trente. Il les avait comptés un jour que ce rêve s’était emparé de lui. Dans ce temps-là, il ne croyait pas lui-même à sa réalisation. Sa hardiesse chimérique, à la fois séduisante et monstrueuse, ne servait qu’à exciter ses nerfs. Maintenant, un mois s’était écoulé, il commençait à considérer les choses tout autrement et malgré tous ses soliloques énervants sur sa faiblesse, son impuissance et son irrésolution, il s’habituait peu à peu et comme malgré lui, à appeler cette chimère épouvantable, une affaire, qu’il aurait entreprise, tout en continuant à douter de lui-même. En ce moment, il partait pour une répétition, et son agitation croissait à chaque pas. Le cœur défaillant, les membres secoués d’un tremblement nerveux, il atteignit enfin une immense bâtisse dont une façade donnait sur le canal et l’autre sur la rue. Cette maison divisée en une foule de petits logements était habitée par de modestes artisans de toute sorte, tailleurs, serruriers, etc. Il y avait là des cuisinières, des Allemandes, des prostituées en chambre, des petits fonctionnaires. C’était un va-et-vient continuel de gens entre les portes et dans les deux cours de la maison. Trois ou quatre concierges y étaient attachés. Le jeune homme fut fort satisfait de n’en rencontrer aucun. Il franchit le seuil et s’engagea dans l’escalier de droite, étroit et sombre comme un véritable escalier de service, mais ces détails, familiers à notre héros, n’étaient pas pour lui déplaire. On n’avait pas à redouter les regards curieux dans cette obscurité.
«Si j’ai si peur maintenant, que serait-ce si j’en venais par hasard à «l’affaire» pour de bon?» songea-t-il involontairement, en arrivant au quatrième étage. Là, le chemin lui fut barré par d’anciens soldats devenus portefaix, en train de déménager le mobilier d’un appartement occupé, le jeune homme le savait, par un Allemand marié, un fonctionnaire. «Donc cet Allemand déménage et il ne restera, par conséquent, pendant quelque temps, sur ce palier, pas d’autre locataire que la vieille. C’est bien… à tout hasard», pensa-t-il encore, et il sonna chez elle. Le son retentit si faiblement, qu’on eût pu croire que la sonnette était en fer-blanc et non en cuivre. Tous les petits logements de grandes maisons comme celle-ci en ont de pareilles. Mais déjà le jeune homme avait oublié ce détail, et le tintement de la sonnette dut évoquer nettement en lui quelques vieux souvenirs… car il frissonna. Ses nerfs étaient très affaiblis. Au bout d’un instant la porte s’entrebâilla. Par l’étroite ouverture, la maîtresse du logis examinait l’intrus avec une méfiance évidente. On n’apercevait que ses petits yeux brillants dans l’ombre. En voyant du monde sur le palier, elle se rassura et ouvrit la porte. Le jeune homme franchit le seuil d’un vestibule obscur, coupé en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait une cuisine minuscule. La vieille se tenait immobile devant lui. C’était une toute petite femme desséchée, âgée d’une soixantaine d’années, au nez pointu, aux yeux pétillants de méchanceté. Elle avait la tête nue et ses cheveux d’un blond fade, qui grisonnaient à peine, étaient abondamment huilés. Un chiffon de flanelle s’enroulait autour de son cou long et décharné comme une patte de poule, et malgré la chaleur, une fourrure pelée et jaunie flottait sur ses épaules. La toux la secouait à chaque instant, elle gémissait. Le jeune homme dut la regarder d’un air singulier, car ses yeux reprirent brusquement leur expression de méfiance.
– Raskolnikov [2], étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, marmotta-t-il rapidement, en s’inclinant à demi (il s’était dit qu’il devait se montrer plus aimable).
– Je m’en souviens, mon ami, je m’en souviens très bien, articula la vieille, sans cesser de le considérer de son regard soupçonneux.
– Eh bien, voici… Je reviens pour une petite affaire du même genre, reprit Raskolnikov un peu troublé et surpris par cette méfiance.
«Peut-être, après tout, est-elle toujours ainsi, mais l’autre fois je ne l’avais pas remarqué», pensa-t-il désagréablement impressionné. La vieille ne répondit rien, elle paraissait réfléchir, puis elle indiqua la porte de la chambre à son visiteur, en s’effaçant pour le laisser passer.
– Entrez, mon ami.
La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune; ses fenêtres avaient des rideaux de mousseline; des pots de géranium en garnissaient les embrasures; le soleil couchant l’illuminait à cet instant. «Ce jour-là, le soleil l’illuminera aussi sans doute de la même façon», se dit brusquement Raskolnikov, et il embrassa toute la pièce d’un regard rapide pour en graver le moindre détail dans sa mémoire. Mais elle n’offrait rien de particulier. Le mobilier très vieux, en bois clair, était composé d’un divan à l’immense dossier recourbé, d’une table ovale placée devant le divan, d’une table de toilette garnie d’une glace, de chaises adossées aux murs et de deux ou trois gravures sans valeur, qui représentaient des demoiselles allemandes, tenant chacune un oiseau dans les mains, c’était tout. Une veilleuse brûlait dans un coin devant une icône. Tout reluisait de propreté. «C’est l’œuvre de Lizaveta», songea le jeune homme. On n’aurait pas pu découvrir une trace de poussière dans tout l’appartement. «Pareille propreté n’existe que chez de méchantes vieilles veuves», continua à part soi Raskolnikov, et il loucha avec curiosité sur le rideau d’indienne qui masquait la porte de la seconde chambre, minuscule également, où se trouvaient le lit et la commode de la vieille et dans laquelle il n’avait jamais mis les pieds. Le logement se composait de ces deux pièces.
– Que désirez-vous? fit rudement la femme qui, à peine entrée dans la chambre, était revenue se planter devant lui, pour l’examiner bien en face.
– Je suis venu engager quelque chose, voilà, et il tira de sa poche une vieille montre plate en argent, qui portait un globe terrestre gravé sur l’envers et dont la chaîne était en acier.
– Mais vous ne m’avez pas remboursé la somme que je vous ai déjà prêtée. Le terme est échu depuis trois jours.
– Je vous payerai les intérêts pour un mois encore, patientez.
– Il ne dépend que de moi, mon brave, de patienter ou de la vendre immédiatement.
– Me donnerez-vous un bon prix de la montre, Aliona [3] Ivanovna?
– Mais c’est une misère que vous m’apportez là, mon ami, elle ne vaut rien, cette montre. La dernière fois je vous ai prêté deux beaux billets sur votre bague, quand on pourrait en avoir une neuve chez le bijoutier pour un rouble et demi.
– Donnez-moi quatre roubles, je la rachèterai, elle me vient de mon père. Je dois recevoir de l’argent bientôt.
– Un rouble et demi, l’intérêt pris d’avance.
– Un rouble et demi! se récria le jeune homme.
– À prendre ou à laisser.
La vieille lui rendit la montre. Le jeune homme la prit et, dans son irritation, il s’apprêtait à partir, mais il se ravisa aussitôt car la vieille usurière était sa dernière ressource et, d’autre part, il était venu pour tout autre chose.
– Donnez, fit-il grossièrement.
La vieille prit ses clefs dans sa poche et passa dans la pièce voisine. Resté seul le jeune homme se mit à réfléchir, l’oreille aux aguets: il tirait ses conclusions. On entendait ouvrir la commode, «sans doute le tiroir supérieur, se dit-il. Elle tient donc ses clefs dans sa poche droite… Un seul trousseau accroché à un anneau d’acier, il y en a une qui est plus grosse que les autres avec un panneton dentelé, celle-là n’ouvre sûrement pas la commode. C’est donc qu’il existe encore un coffret ou un coffre-fort. Les clefs des coffres-forts ont généralement cette forme… Ah! tout cela est ignoble».
La vieille reparut.
– Voilà, mon jeune ami, à dix kopecks [4] par mois pour un rouble, cela fait quinze kopecks pour un rouble et demi, et pour un mois d’avance; en plus, pour les deux anciens roubles, je dois compter encore vingt kopecks d’avance, ce qui fait en tout trente-cinq kopecks. Vous avez donc à toucher sur votre montre un rouble quinze kopecks. Tenez!
– Comment! C’est devenu un rouble quinze à présent?
– Par-fai-te-ment.
Le jeune homme ne voulut point discuter et prit l’argent. Il regardait la vieille et ne se pressait pas de partir; il paraissait désireux de dire ou de faire quelque chose, lui-même sans doute ne savait quoi au juste.
– Il se peut, Aliona Ivanovna, que je vous apporte bientôt un autre objet en argent… très beau… un porte-cigarettes… dès qu’un ami, à qui je l’ai prêté, me l’aura rendu…
Il se troubla et se tut.
– Eh bien, nous en causerons à ce moment-là, mon ami.
– Adieu donc… Et vous êtes toujours seule chez vous, votre sœur n’est jamais là? demanda-t-il du ton le plus dégagé qu’il put prendre en pénétrant dans le vestibule.
– Mais que vous importe?
– Oh! je disais ça comme ça… et vous, tout de suite, vous… Adieu, Aliona Ivanovna.
Raskolnikov sortit, l’âme pleine d’un trouble qui ne faisait que grandir. En descendant l’escalier, il s’arrêta à plusieurs reprises, saisi par une émotion soudaine. Enfin, aussitôt dans la rue, il s’écria:
– Oh! Seigneur, que tout cela est répugnant! Se peut-il que moi… non ce sont des bêtises, des absurdités, ajouta-t-il d’un ton résolu. Comment une chose si monstrueuse a-t-elle pu me venir à l’esprit? De quelle infamie suis-je capable! Au fond, tout cela est dégoûtant, ignoble, affreux! Et j’ai pu tout un mois…
Mais paroles et exclamations étaient impuissantes à traduire son trouble. Le sentiment de profond dégoût qui l’oppressait et l’étouffait déjà quand il se rendait chez la vieille, devenait maintenant absolument insupportable; il ne savait comment échapper à l’angoisse qui le torturait. Il suivait le trottoir, chancelant comme un homme ivre, se heurtait aux passants et ne voyait personne; il ne revint à lui qu’en s’engageant dans la seconde rue. Il jeta un coup d’œil autour de lui et s’aperçut qu’il était à la porte d’un cabaret. Un escalier partant du trottoir s’enfonçait vers le sous-sol où se trouvait l’établissement. Deux ivrognes en sortaient au même instant et montaient les marches en s’injuriant, appuyés l’un à l’autre. Raskolnikov y descendit à son tour sans hésiter. Il n’avait jamais mis les pieds dans un cabaret, mais aujourd’hui la tête lui tournait; une soif ardente le tourmentait. Il éprouvait le désir de boire de la bière fraîche, d’autant plus qu’il attribuait sa brusque faiblesse à la faim. Il s’assit dans un coin sombre et sale, devant une table poisseuse, demanda de la bière et vida un premier verre avec avidité.
Il éprouva aussitôt une grande impression de soulagement; ses idées parurent s’éclaircir. «Tout ça ce sont des sottises, se dit-il réconforté, et il n’y avait pas là de quoi perdre la tête, tout simplement un malaise physique… Un verre de bière, un bout de biscuit, en voilà assez pour raffermir l’esprit, la pensée s’éclaircit, la volonté revient! Ah! que tout cela est misérable!» Pourtant en dépit de cette conclusion désespérante il semblait gai comme un homme libéré soudain d’un fardeau épouvantable; il promenait un regard amical sur les personnes qui l’entouraient. Mais tout au fond de lui, il pressentait au même instant que cette animation et ce regain d’espoir étaient maladifs et factices. Le cabaret était presque vide. À la suite des deux ivrognes croisés par Raskolnikov sur l’escalier, sortit toute une bande de cinq personnes au moins, qui emmenaient une fille et un harmonica. Après leur départ la pièce parut vaste et tranquille. Il ne s’y trouvait plus qu’un homme légèrement pris de boisson, un petit bourgeois, selon toute apparence, tranquillement assis devant une bouteille de bière; son camarade, un grand et gros homme en houppelande et à barbe grise, sommeillait sur le banc, complètement ivre, lui. De temps en temps, il sursautait en plein sommeil, se mettait à claquer des doigts en écartant les bras et en remuant le buste sans se lever de son banc, il chantonnait, en même temps, une chanson inepte dont il s’efforçait de retrouver les mots dans sa mémoire.
Pendant toute une année j’ai caressé ma femme.
«Pen-dant toute une année j’ai ca-res-sé ma fem-me» ou bien:
Dans la Podiatcheskaïa [5]
J’ai retrouvé mon ancienne…
Mais personne ne semblait partager sa joie. Son taciturne compagnon considérait ces éclats de gaieté d’un air méfiant et presque hostile. Il restait une troisième personne dans le cabaret, un homme à l’apparence d’un fonctionnaire en retraite, assis à l’écart, devant un verre; il le portait de temps en temps à ses lèvres, en lançant un coup d’œil autour de lui. Il semblait, lui aussi, en proie à une certaine agitation.
Raskolnikov n’avait pas l’habitude de la foule et, comme nous l’avons dit, il fuyait la société de ses semblables, ces derniers temps surtout. Mais à cet instant il se sentit tout à coup attiré vers eux. Une sorte de révolution semblait s’opérer en lui; il éprouvait le besoin de voir des êtres humains. Il était si las de tout ce mois d’angoisse et de sombre exaltation qu’il venait de vivre dans la solitude, qu’il éprouvait à présent le besoin de se retremper, même une minute, dans un autre monde, n’importe lequel. Aussi s’attardait-il avec plaisir dans ce cabaret malgré la saleté qui y régnait. Le tenancier se tenait dans une autre pièce, mais il faisait de fréquentes apparitions dans la salle. On le voyait descendre les marches; c’étaient ses bottes, d’élégantes bottes bien cirées à larges revers rouges, qui apparaissaient tout d’abord. Il portait une blouse, un gilet de satin noir tout graisseux, et n’avait pas de cravate. Tout son visage semblait huilé comme un cadenas de fer. Un garçon de quatorze ans était assis au comptoir, un autre plus jeune servait les clients. Des concombres [6] coupés en morceaux, des biscottes de pain noir et des tranches de poisson étaient exposés en vitrine. Ils exhalaient une odeur infecte. La chaleur était insupportable, l’atmosphère si chargée de vapeurs d’alcool qu’elle risquait de vous griser en cinq minutes.
Il nous arrive parfois de rencontrer des personnes, souvent des inconnus, qui nous inspirent un intérêt subit, à première vue, avant même que nous ayons pu échanger un mot avec elles. Ce fut l’impression que produisit sur Raskolnikov l’individu assis à l’écart, et qui ressemblait à un fonctionnaire en retraite; plus tard, chaque fois que le jeune homme se rappelait cette première impression, il l’attribuait à une sorte de pressentiment. Il ne le quittait pas des yeux, l’autre non plus ne cessait de le regarder et paraissait fort désireux d’engager la conversation. Quant aux autres personnes qui se trouvaient dans le cabaret (y compris le patron), il les considérait d’un air d’ennui avec une sorte de mépris hautain, comme des êtres d’une classe et d’une éducation trop inférieures pour qu’il daignât leur adresser la parole.
C’était un homme qui avait dépassé la cinquantaine, robuste et de taille moyenne. Ses quelques cheveux grisonnaient. Son visage était bouffi par l’ivrognerie, d’un jaune presque verdâtre; entre ses paupières gonflées luisaient de tout petits yeux injectés de sang, mais pleins de vivacité. Ce qui étonnait le plus dans ce visage, c’était l’enthousiasme qu’il exprimait – peut-être aussi une certaine finesse et de l’intelligence – mais dans son regard passaient des éclairs de folie. Il portait un vieux frac tout déchiré, qui avait perdu ses boutons, sauf un seul avec lequel il le fermait, dans un désir de correction sans doute. Un gilet de nankin laissait voir un plastron tout fripé et maculé de taches. Comme tous les fonctionnaires, il ne portait pas la barbe mais il ne s’était pas rasé depuis longtemps: un poil rude et bleuâtre commençait à envahir son menton et ses joues. Ses manières avaient une gravité bureaucratique mais il semblait fort agité. Il fourrageait dans ses cheveux, les ébouriffait et se prenait la tête à deux mains d’un air d’angoisse, ses bras aux manches trouées accoudés sur la table crasseuse. Enfin il regarda Raskolnikov bien en face et articula d’une voix haute et ferme:
– Oserai-je, Monsieur, m’adresser à vous pour engager une conversation des plus convenables? Car malgré la simplicité de votre mise mon expérience devine en vous un homme instruit et non un pilier de cabaret. Personnellement j’ai toujours respecté l’instruction unie aux qualités du cœur. Je suis d’ailleurs conseiller titulaire [7]: Marmeladov, tel est mon nom, conseiller titulaire. Puis-je vous demander si vous faites partie de l’administration?
– Non, je fais mes études, répondit le jeune homme un peu surpris par ce langage ampoulé et aussi de se voir adresser directement et à brûle-pourpoint la parole par un étranger. Malgré son récent désir d’une compagnie humaine quelle qu’elle fût, il éprouvait au premier mot qui lui était adressé son sentiment habituel et fort désagréable d’irritation et de répugnance pour tout étranger qui tentait de se mettre en rapport avec lui.
– C’est-à-dire que vous êtes étudiant ou que vous l’avez été, s’écria vivement le fonctionnaire. C’est bien ce que je pensais. Voilà ce que c’est que l’expérience, Monsieur, une longue expérience. Et il porta la main à son front comme pour louer ses facultés cérébrales. Vous avez fait des études! Mais permettez… Il se souleva, chancela, prit son verre et alla s’asseoir près du jeune homme. Quoique ivre il parlait avec aisance et vivacité. De temps en temps seulement ses discours devenaient incohérents et sa langue s’empâtait. À le voir se jeter si avidement sur Raskolnikov, on aurait pu croire que lui aussi n’avait pas ouvert la bouche depuis un mois.
– Monsieur, commença-t-il avec une sorte de solennité, pauvreté n’est pas vice, cela est une vérité absolue. Je sais également que l’ivrognerie n’est pas une vertu et c’est tant pis. Mais la misère, Monsieur, la misère est un vice, oui. Dans la pauvreté vous conservez encore la noblesse de vos sentiments innés, dans l’indigence jamais et personne ne le pourrait. L’indigent, ce n’est pas à coups de bâton qu’on le chasse de toute société humaine, on se sert du balai pour l’humilier davantage et cela est juste, car il est prêt à s’outrager lui-même. Voilà d’où vient l’ivrognerie, Monsieur. Sachez que le mois dernier ma femme a été battue par M. Lebeziatnikov, et ma femme, Monsieur, ce n’est pas du tout la même chose que moi! Comprenez-vous? Permettez-moi de vous poser encore une question! Oh! par simple curiosité! Avez-vous jamais passé la nuit sur la Néva, dans les barques à foin?…
– Non, cela ne m’est jamais arrivé, répondit Raskolnikov.
– Eh bien, moi j’en viens, voilà, c’est ma cinquième nuit. Il remplit son verre, le vida et devint songeur. En effet des brins de foin s’apercevaient çà et là sur ses habits et même dans ses cheveux. Il ne s’était apparemment pas déshabillé ni lavé depuis cinq jours. Ses grosses mains rouges aux ongles noirs étaient particulièrement sales. Toute la salle semblait l’écouter, assez négligemment du reste. Les garçons se mirent à ricaner derrière leur comptoir. Le patron était descendu, exprès, pour entendre ce drôle de type; il s’assit un peu à l’écart, en bâillant avec indolence, mais d’un air fort important. Marmeladov paraissait fort bien connu dans la maison. Il devait probablement son bagout à cette habitude des bavardages de cabaret avec des inconnus, qui prend le caractère d’un véritable besoin, surtout chez certains ivrognes quand ils se voient jugés sévèrement chez eux et même maltraités; aussi essaient-ils toujours de se justifier auprès de leurs compagnons d’orgie et même de gagner leur considération.
– Dis donc, espèce de pantin, dit le patron, d’une voix forte, pourquoi ne travailles-tu pas? Pourquoi n’es-tu pas dans une administration puisque tu es fonctionnaire?
– Pourquoi je ne suis pas dans une administration, Monsieur? répéta Marmeladov en s’adressant à Raskolnikov, comme si la question avait été posée par ce dernier. Pourquoi je n’entre pas dans une administration, dites-vous? Vous croyez que je ne souffre pas de cette déchéance! Quand M. Lebeziatnikov, le mois dernier, a battu ma femme de ses propres mains et que moi j’étais là ivre mort, croyez-vous que je ne souffrais pas? Permettez, jeune homme, vous est-il arrivé… hum… eh bien, mettons de solliciter un prêt sans espoir…
– Oui… Mais qu’entendez-vous par cette expression «sans espoir»?
– Eh bien, sans ombre d’espoir, dis-je, en sachant que vous allez à un échec. Tenez, par exemple, vous savez d’avance et parfaitement que tel monsieur, un citoyen fort bien pensant et des plus utiles à son pays, ne vous prêtera jamais et pour rien au monde de l’argent, car, je vous le demande, pourquoi vous en prêterait-il? Il sait bien, n’est-ce pas, que je ne le rendrai jamais. Par pitié? Mais M. Lebeziatnikov, qui est toujours au courant des idées nouvelles, a expliqué l’autre jour qu’à notre époque la pitié est défendue aux hommes par la science elle-même, qu’il en est ainsi en Angleterre où existe l’Économie politique. Pourquoi donc je vous le demande cet homme me prêterait-il de l’argent? Or, tout en sachant d’avance qu’il ne vous donnera rien, vous vous mettez en route, et…
– Mais pourquoi, dans ce cas…? interrompit Raskolnikov.
– Et si l’on n’a pas où aller, si l’on n’a personne d’autre à qui s’adresser? Chaque homme, n’est-ce pas, a besoin de savoir où aller. Car il arrive toujours un moment où l’on sent la nécessité de s’en aller quelque part, n’importe où. Ainsi quand ma fille unique est allée se faire inscrire à la police, pour la première fois, je l’ai accompagnée… (car ma fille est en carte…), ajouta-t-il entre parenthèses en regardant le jeune homme d’un air un peu inquiet. Ce n’est rien, Monsieur, ce n’est rien, se hâta-t-il d’ajouter avec un flegme apparent, quand les deux garçons partirent d’un éclat de rire derrière leur comptoir, et que le patron lui-même sourit. Ce n’est rien, non! Ces hochements de tête désapprobateurs ne sauraient me troubler, car tout cela est connu de tout le monde, et tout mystère finit toujours par se découvrir. Et ce n’est point avec mépris, mais avec résignation que j’envisage ces choses. Soit! soit donc! «Ecce homo». Permettez, jeune homme, pouvez-vous… mais non, il faut trouver une expression plus forte, plus imagée, pouvez-vous, dis-je, oserez-vous en me regardant dans les yeux, affirmer que je ne suis pas un porc.
Le jeune homme ne répondit rien.
– Eh bien, voilà! continua l’orateur et il attendit d’un air posé et plus digne encore la fin des ricanements qui venaient d’éclater de nouveau.
«Eh bien, voilà, mettons que je suis un porc et elle est une dame. Je ressemble à une bête et Katerina Ivanovna, mon épouse, est une personne bien élevée, la fille d’un officier supérieur. Soit, mettons que je suis un goujat et elle possède un grand cœur, des sentiments élevés, une éducation parfaite, cependant… ah! si elle avait eu pitié de moi! Monsieur, Monsieur, mais chaque homme a besoin de se sentir plaint par quelqu’un. Or Katerina Ivanovna, malgré sa grandeur d’âme, est injuste… et quoique je comprenne moi-même parfaitement que lorsqu’elle me tire les cheveux, c’est assurément par intérêt pour moi, car, je le répète sans honte, elle me tire les cheveux, jeune homme, insista-t-il avec un redoublement de dignité en entendant ricaner encore. Mais, Seigneur, si elle pouvait, une fois seulement… mais non, non tout cela est vain, n’en parlons plus! Car mon souhait s’est réalisé plus d’une fois, plus d’une fois je me suis vu pris en pitié, mais… tel est mon caractère, je suis une vraie brute!
– Je crois bien, observa le patron en bâillant.
Marmeladov donna un grand coup de poing sur la table.
– Tel est mon caractère! Savez-vous, Monsieur, savez-vous que je lui ai bu jusqu’à ses bas? Pas les souliers, remarquez bien, car enfin, ce serait plus ou moins dans l’ordre des choses, mais ses bas; je lui ai bu ses bas, oui. Et j’ai bu aussi sa petite pèlerine en poil de chèvre, un cadeau qu’on lui avait fait avant notre mariage, sa propriété, non la mienne; nous habitons un trou glacé, un coin; cet hiver elle a pris froid, elle s’est mise à tousser et à cracher le sang; nous avons trois petits enfants et Katerina Ivanovna travaille du matin au soir, à gratter, à faire la lessive, à laver les enfants, car elle est habituée à la propreté depuis sa plus tendre enfance. Tout cela avec une poitrine délicate et une prédisposition à la phtisie; moi je sens tout cela. Est-ce que je ne le sens pas? Plus je bois, plus je souffre. C’est parce que je cherche à sentir, et à souffrir davantage que je me livre à la boisson. Je bois pour mieux souffrir, plus profondément.
Il inclina la tête d’un air désespéré.
– Jeune homme, reprit-il en se redressant, je crois déchiffrer sur votre visage l’expression d’une douleur. Vous étiez à peine entré que j’en avais l’impression, voilà pourquoi je vous ai aussitôt adressé la parole. Si je vous raconte l’histoire de ma vie, ce n’est point pour servir de risée à ces oisifs, qui d’ailleurs sont au courant de tout cela, mais parce que je cherche un homme instruit. Sachez donc que mon épouse a été élevée dans un pensionnat aristocratique de province et que le jour de sa sortie elle a dansé avec le châle [8] devant la dame du gouverneur de la province et d’autres personnages de marque; elle en a été récompensée par une médaille d’or et un diplôme. La médaille!… elle est vendue… depuis longtemps; quant au diplôme, mon épouse le conserve dans son coffre, elle le montrait dernièrement à la logeuse. Bien qu’elle soit à couteaux tirés avec cette femme, elle éprouvait le besoin de se vanter à quelqu’un de ses succès passés et d’évoquer les temps heureux. Je ne lui en fais pas un crime, non, car elle n’a plus que ces souvenirs, tout le reste s’est évanoui. Oui, c’est une dame ardente, fière, intraitable, elle lave elle-même son plancher et se nourrit de pain noir, mais elle ne souffrirait pas qu’on lui manquât de respect. Voilà pourquoi elle n’a pas toléré la grossièreté de Lebeziatnikov et quand ce dernier, pour se venger d’avoir été remis à sa place, l’a battue, elle s’est mise au lit, non point tant à cause des coups qu’elle avait reçus, mais plutôt pour des raisons sentimentales. Je l’ai épousée veuve avec trois enfants en bas âge; son premier mariage avait été un mariage d’amour, avec un officier d’infanterie, elle s’était enfuie avec lui de la maison paternelle. Elle adorait son mari, mais il se mit à jouer, il eut maille à partir avec la justice et mourut. Les derniers temps il la battait; elle ne le lui pardonna point, je le sais de bonne source, et pourtant même maintenant elle ne peut pas l’évoquer sans larmes, elle établit entre lui et moi des comparaisons peu flatteuses pour mon amour-propre, mais j’en suis heureux, car ainsi, elle se figure au moins qu’elle a été heureuse un jour. Elle est restée toute seule après sa mort avec trois petits enfants dans un district lointain et sauvage où je me trouvais alors. Elle vivait dans un si affreux dénûment que moi, qui ai vu des drames de toute sorte, je ne me sens pas capable de le décrire. Ses parents l’avaient tous abandonnée. Elle était fière d’ailleurs, trop fière… C’est alors, Monsieur, alors, comme je vous le dis, que moi, veuf également et qui avais de mon premier mariage une fille de quatorze ans, je lui ai offert ma main, car je ne pouvais pas la voir souffrir ainsi. Vous pouvez juger de sa misère, puisque instruite, cultivée et d’excellente famille comme elle l’était, elle a accepté de m’épouser. Mais elle l’a fait en pleurant, en sanglotant, en se tordant les mains, elle l’a fait pourtant! Car elle n’avait pas où aller. Comprenez-vous, comprenez-vous bien, Monsieur, ce que cela signifie, n’avoir plus où aller? Non, vous ne pouvez pas encore le comprendre… Et toute une année j’ai rempli mon devoir honnêtement et saintement, sans toucher à cela (il montra du doigt la demi-bouteille posée devant lui) car j’ai des sentiments. Mais je n’arrivais point à la satisfaire: sur ces entrefaites j’ai perdu ma place, sans pourtant qu’il y ait de ma faute, à cause de changements administratifs; alors je me suis mis à boire!… Voilà un an et demi qu’après mille déboires et toutes nos pérégrinations, nous nous sommes fixés dans cette capitale magnifique et ornée d’innombrables monuments. Ici j’ai pu trouver une place. Je l’ai trouvée et l’ai perdue de nouveau. Comprenez-vous, Monsieur? Cette fois par ma propre faute, à cause de mon penchant qui se manifestait… Nous habitons maintenant un coin chez la logeuse Amalia Fedorovna Lippevechsel, mais comment vivons-nous, avec quoi payons-nous nos dépenses? Cela, je n’en sais rien. Il y a là bien d’autres locataires à part nous, c’est un véritable enfer, oui, que cette maison. Entre-temps la fille que j’ai eue de ma première femme a grandi et ce qu’elle a pu souffrir de sa belle-mère, cette fille, j’aime mieux le passer sous silence. Car bien qu’elle soit remplie de sentiments magnanimes, Katerina Ivanovna est une dame irascible, incapable de se contenir… Oui, voilà. Mais à quoi bon rappeler tout ça? Vous imaginez bien que Sonia n’a pas reçu une très bonne éducation. J’ai essayé de lui apprendre, il y a quatre ans, la géographie et l’histoire universelle, mais comme je n’étais pas moi-même bien fort dans ces matières et que de plus nous ne possédions pas de bons manuels, car les livres que nous pouvions avoir… hum, eh bien, nous ne les avons plus, les leçons ont pris fin. Nous nous sommes arrêtés à Cyrus, roi des Perses. Plus tard, elle a lu quelques livres de caractère romanesque et dernièrement encore, Lebeziatnikov lui en a prêté un: la Physiologie de Lewis [9]. Vous connaissez cet ouvrage, n’est-ce pas? Elle l’a trouvé très intéressant, et nous en a même lu plusieurs passages à haute voix, voilà à quoi se borne sa culture intellectuelle. Maintenant je m’adresserai à vous, Monsieur, de ma propre initiative pour vous poser une question d’ordre privé. Une jeune fille pauvre, mais honnête, peut-elle gagner convenablement sa vie avec un travail honnête? Elle ne gagnera pas quinze kopecks par jour, Monsieur, si elle est honnête et ne possède aucun talent, cela en travaillant sans répit. Bien plus, le conseiller d’État Klopstock, Ivan Ivanovitch, – vous avez entendu parler de lui? – non seulement n’a pas payé la demi-douzaine de chemises en toile de Hollande qu’elle lui a faites, mais il l’a encore honteusement chassée en prétendant qu’elle n’avait pas bien pris la mesure du col et qu’il allait tout de travers. Et les gosses affamés…, Katerina Ivanovna qui va et vient dans la chambre en se tordant les mains, les pommettes colorées de taches rouges, comme il arrive toujours dans cette maladie, en criant: «Tu vis chez nous en fainéante, tu manges, tu bois, bien au chaud.» Or qu’y avait-il à manger et à boire, je vous le demande, quand les enfants eux-mêmes passent des trois jours sans voir une croûte de pain!
«Moi j’étais couché à ce moment-là…, autant vous le dire, j’étais ivre et j’entends ma Sonia lui répondre (elle est timide, sa voix est si douce…, toute blonde avec son petit visage toujours pâle, si mince): «Comment, Katerina Ivanovna, pourrai-je faire une chose pareille?»
«Daria Frantzovna, une mauvaise femme bien connue de la police, était déjà venue trois fois lui faire des ouvertures par l’entremise de la logeuse.
«Comment? répète Katerina Ivanovna en la singeant. Qu’as-tu donc à préserver avec tant de soin? Voyez-moi ce trésor?»
«Mais ne l’accusez pas, Monsieur, non, ne l’accusez pas. Elle n’avait pas conscience de la portée de ses paroles. Elle était bouleversée, malade, elle entendait les cris des enfants affamés et puis c’était plutôt pour vexer Sonia qu’avec une intention sérieuse. Car Katerina Ivanovna est ainsi faite, dès qu’elle entend pleurer les enfants, même si c’est de faim, elle se met aussitôt à les battre. Tout à coup, il était un peu plus de cinq heures, je vois ma Sonetchka se lever, mettre un fichu, un châle et sortir du logement; à huit heures passées elle était de retour. Elle entra, alla droit à Katerina Ivanovna et déposa devant elle sur la table trente roubles, en silence. Elle n’a pas proféré une parole, vous m’entendez, elle n’a pas eu un regard, elle a pris seulement notre grand châle de drap vert (nous possédons un grand châle de drap vert en commun), s’en est couvert la tête et le visage et elle s’est couchée sur le lit, la figure tournée contre le mur; seuls ses petites épaules et tout son corps étaient agités de tressaillements… Et moi j’étais toujours couché dans le même état. J’ai vu alors, jeune homme, j’ai vu Katerina Ivanovna s’approcher silencieusement, elle aussi, du lit de Sonetchka; elle a passé toute la nuit à genoux devant elle à lui baiser les pieds sans vouloir se relever. Ensuite elles ont fini toutes deux par s’endormir enlacées… toutes les deux, toutes les deux… Oui… voilà, et moi… j’étais ivre, oui.» Marmeladov se tut comme si la voix lui avait manqué. Puis il se versa brusquement à boire, vida son verre, soupira et continua après un silence.
– Depuis lors, Monsieur, par suite d’une circonstance malheureuse et sur la dénonciation de personnes malveillantes (Daria Frantzovna y a pris une grande part! elle prétendait qu’on lui avait manqué de respect), depuis lors ma fille, Sofia Semionovna, a été mise en carte et elle s’est vue, pour cette raison, obligée de nous quitter. D’ailleurs, d’une part, la logeuse Amalia Fedorovna [10] n’eût point toléré sa présence (alors qu’elle-même avait favorisé les menées de Daria Frantzovna) et de l’autre M. Lebeziatnikov… hum… C’est à cause de Sonia qu’il a eu cette histoire dont je vous ai parlé avec Katerina Ivanovna. Au début il courait lui-même après Sonetchka et puis tout à coup il s’est piqué d’amour-propre. «Comment un homme éclairé comme moi pourrait-il vivre dans la même maison qu’une pareille créature?» Mais Katerina Ivanovna lui a tenu tête, elle a pris la défense de Sonia… et voilà comment la chose est arrivée… À présent, Sonetchka vient surtout nous voir à la tombée de la nuit. Elle aide Katerina Ivanovna et lui apporte quelque argent… Elle habite chez le tailleur Kapernaoumov, elle y loue un logement. Kapernaoumov est boiteux et bègue, et toute sa nombreuse famille l’est également. Sa femme elle aussi est bègue… ils habitent tous dans une seule chambre, mais Sonia a la sienne, séparée de leur logement par une cloison. Hum, voilà… Des gens misérables et affectés de bégaiement… Alors un matin je me suis levé, j’ai revêtu mes haillons, tendu les bras vers le ciel, et je m’en suis allé chez son Excellence Ivan Afanassevitch. Connaissez-vous son Excellence Ivan Afanassevitch? Non? Eh bien, c’est que vous ne connaissez pas l’homme de Dieu. C’est de la cire… Une cire devant la face du Seigneur, il fond comme la cire, il a même eu les larmes aux yeux après avoir daigné écouter mon récit jusqu’au bout. «Allons, me dit-il, Marmeladov, tu as déjà trompé une fois la confiance que j’avais mise en toi… Je veux bien te reprendre sous ma responsabilité.» C’est ainsi qu’il s’est exprimé. «Tâche de t’en souvenir, voulait-il dire, tu peux te retirer.» J’ai baisé la poussière de ses bottes, mentalement, car il ne me l’aurait pas permis en réalité, étant un haut fonctionnaire et un homme imbu d’idées modernes et très éclairées. Je suis revenu chez moi et, Seigneur! qu’est-ce qui s’est passé, lorsque j’ai annoncé que je reprenais du service, et que j’allais recevoir un traitement!
Marmeladov s’arrêta encore, tout ému. À ce moment-là le cabaret fut envahi par une bande d’ivrognes déjà pris de boisson, les sons d’un orgue de barbarie retentirent à la porte de l’établissement, une voix frêle et fêlée d’enfant s’éleva, chantant l’air de «la Petite Ferme [11]». La salle s’emplit de bruit. Le patron et ses garçons s’empressaient auprès des nouveaux venus. Marmeladov, lui, continua son récit sans faire attention à eux. Il paraissait très affaibli, mais devenait plus expansif à mesure que croissait son ivresse. Les souvenirs de son dernier succès, cet emploi qu’il avait reçu, semblaient l’avoir ranimé, et mettaient sur son visage une sorte de rayonnement. Raskolnikov l’écoutait attentivement.
– C’était, mon cher Monsieur, il y a cinq semaines de cela, oui… Dès qu’elles apprirent toutes les deux, Katerina Ivanovna et Sonetchka, la nouvelle, Seigneur, ce fut comme si j’étais transporté au paradis. Autrefois quand il m’arrivait de rester couché j’étais comme une bête, je n’entendais que des injures. À présent on marchait sur la pointe des pieds et l’on faisait taire les enfants. «Chut! Semion Zakharytch est fatigué de son travail, il faut le laisser reposer, chut!» On me faisait boire du café avant mon départ pour le bureau et même avec de la crème. Elles se procuraient de la vraie crème, vous entendez! Où ont-elles pu découvrir onze roubles cinquante kopecks pour remonter ma garde-robe, je ne puis le comprendre. Des bottes, des manchettes en calicot superbes, un uniforme [12], le tout en parfait état pour onze roubles cinquante kopecks. Je rentre le premier jour de mon bureau à midi et qu’est-ce que je vois? Katerina Ivanovna a préparé deux plats: la soupe et du petit salé avec une sauce, chose dont nous n’avions même pas idée jusqu’à présent. Des robes, il faut dire qu’elle n’en a point, c’est-à-dire pas une, non; et là, on dirait à la voir qu’elle se prépare à aller en visite, elle s’est arrangée, non pas qu’elle ait de quoi, mais elles savent fabriquer quelque chose avec rien du tout; c’est la coiffure, un petit col par-ci bien propre, des manchettes, on dirait une autre femme, rajeunie, embellie. Sonetchka, ma colombe, elle ne voulait que nous aider de son argent, mais maintenant, «venir vous voir souvent», nous dit-elle, «je juge que ce n’est pas convenable, ou alors à la nuit tombante, de façon que personne ne puisse me voir». Entendez-vous, entendez-vous bien? Je suis allé me coucher après dîner, et, qu’en pensez-vous, Katerina Ivanovna n’a pas pu y tenir. Il y avait à peine une semaine qu’elle s’était querellée à mort avec la logeuse Amalia Fedorovna, et maintenant, elle l’invite à prendre le café. Elles sont restées deux heures à bavarder tout bas. «Semion Zakharytch, dit-elle, a maintenant un emploi et il reçoit un traitement, il s’est présenté lui-même à son Excellence, et son Excellence est sortie et a ordonné à tout le monde d’attendre et a tendu la main à Semion Zakharytch et l’a fait passer ainsi devant tout le monde dans son cabinet. Entendez-vous, entendez-vous bien? «Je me souviens naturellement, dit-il, Semion Zakharytch, de vos services et quoique vous persistiez dans votre faiblesse, mais puisque vous nous promettez… et que, d’autre part, tout a mal marché chez nous, en votre absence (entendez-vous, entendez-vous bien?), je compte, dit-il, maintenant sur votre parole d’honnête homme.»
«Je vous dirai que tout cela elle l’inventait purement et simplement et non par légèreté ou pour se vanter. Non, voilà, elle-même y croit, elle se console avec ses propres inventions, ma parole d’honneur! Je ne le lui reproche pas, non, je ne puis le lui reprocher. Et quand je lui ai rapporté, il y a six jours, le premier argent que j’avais gagné, vingt-trois roubles quarante kopecks, intégralement, elle m’a appelé son petit oiseau. «Eh! me dit-elle, espèce de petit oiseau» et nous étions en tête à tête, comprenez-vous? Et dites-moi, je vous prie, quel charme puis-je avoir et quel époux puis-je bien être? Eh bien non, elle m’a pincé la joue, «son petit oiseau», m’a-t-elle dit.
Marmeladov s’interrompit, tenta de sourire, mais son menton se mit à trembler, il se contint cependant. Ce cabaret, ce visage d’homme déchu, cinq nuits passées dans les barques à foin, cette bouteille enfin et en même temps cette tendresse maladive pour sa femme et sa famille, tout cela rendait son auditeur perplexe. Raskolnikov était suspendu à ses lèvres, mais il éprouvait un sentiment pénible, il regrettait d’être entré dans ce lieu.
– Monsieur, cher Monsieur, s’écria Marmeladov, un peu remis, ô Monsieur, peut-être trouvez-vous tout cela comique, comme tous les autres, et je ne fais que vous ennuyer avec tous ces petits détails misérables et stupides de ma vie domestique, mais moi je vous assure que je n’ai pas envie de rire, car je sens tout cela… et toute cette journée enchantée de ma vie, tout ce soir-là, je les ai moi-même passés à faire des rêves fantastiques: je rêvais à la manière dont j’organiserais notre vie, dont j’habillerais les gosses, au repos que j’allais lui donner à elle, je comptais enlever ma fille à cette vie honteuse, et la faire rentrer au sein de la famille… Et bien d’autres choses encore! Tout cela est permis, Monsieur. Mais voilà, Monsieur (Marmeladov tressaillit soudain, leva la tête et regarda fixement son interlocuteur), voilà: le lendemain même du jour où je caressais tous ces rêves (il y a juste cinq jours de cela), le soir j’ai inventé un mensonge et dérobé, comme un voleur de nuit, la clef du coffre de Katerina Ivanovna et pris le reste de l’argent que j’avais rapporté. Combien y en avait-il? Je ne m’en souviens plus, mais regardez-moi, tous. Il y a cinq jours que je ne suis pas rentré chez moi et les miens me cherchent et j’ai perdu ma place, laissé mon uniforme au cabaret près du pont d’Égypte en échange de ce costume… tout est fini!
Il se donna un coup de poing à la tête, serra les dents, ferma les yeux, et s’accouda lourdement sur la table. Au bout d’un instant, son visage parut transformé; il regarda Raskolnikov avec une sorte de malice voulue et de cynisme joué, éclata de rire et dit:
– Aujourd’hui j’ai été chez Sonia, je suis allé lui demander de l’argent pour boire. Hé! hé! hé!
– Et elle t’en a donné? cria un des nouveaux venus avec un gros rire.
– Cette demi-bouteille que vous voyez a été payée de son argent, reprit Marmeladov en ne s’adressant qu’à Raskolnikov. Elle m’a remis trente kopecks de ses propres mains, les derniers, tout ce qu’elle avait, je l’ai vu moi-même, elle ne m’a rien dit et s’est bornée à me regarder en silence… Un regard qui n’appartenait pas à la terre mais au ciel, ce n’est que là-haut qu’on peut souffrir ainsi pour les hommes, pleurer sur eux, sans les condamner. Non, on ne les condamne pas! mais c’est plus dur, quand on ne vous condamne pas! Trente kopecks, voilà, oui, et cependant elle-même en a besoin, n’est-ce pas? Qu’en pensez-vous, mon cher Monsieur, elle a besoin de se tenir propre à présent. Cette propreté coûte de l’argent, une propreté spéciale, vous comprenez? Il faut de la pommade, des jupons empesés, des petites bottines un peu élégantes, qui fassent valoir le pied quand on a une flaque à enjamber. Comprenez-vous, comprenez-vous, Monsieur, l’importance de cette propreté? Eh bien voilà, et moi, son propre père, je lui ai arraché ces trente kopecks. Je bois, oui, je les ai déjà bus… Dites-moi, qui donc aura pitié d’un homme comme moi, hein? Dites, Monsieur, avez-vous maintenant pitié de moi, oui ou non?… Parlez-moi, Monsieur, me plaignez-vous, oui ou non? Ha! ha, ha!
Il voulut se verser à boire, mais la bouteille était vide.
– Pourquoi te plaindre? cria le patron qui apparut de nouveau auprès des deux hommes.
Des rires mêlés d’injures éclatèrent dans la pièce. C’étaient les auditeurs du fonctionnaire qui riaient et juraient ainsi; les autres, qui n’avaient rien entendu, se joignaient à eux rien qu’à voir sa figure.
– Me plaindre? Et pourquoi me plaindrait-on? hurla soudain Marmeladov en se levant, le bras tendu avec exaltation, comme s’il n’avait attendu que ces paroles. Pourquoi me plaindre, dis-tu? Oui, il n’y a pas lieu de me plaindre, il faut me crucifier, me mettre en croix et non pas me plaindre. Crucifie-moi donc, juge, fais-le, et en me crucifiant aie pitié du supplicié; j’irai alors moi-même au-devant du supplice, car ce n’est point de joie que j’ai soif, mais de douleur et de larmes… Crois-tu donc, marchand, que ta demi-bouteille m’a procuré du plaisir? C’est la douleur, la douleur que je cherchais au fond de ce flacon, la douleur et les larmes; je les y ai trouvées et savourées. Mais nous ne serons pris en pitié que par Celui qui a eu pitié de tous les hommes. Celui qui a tout compris, l’Unique et notre seul Juge, Il viendra au jour du Jugement et demandera: «Où est la fille qui s’est sacrifiée pour une marâtre cruelle et phtisique, pour des petits enfants qui ne sont point ses frères? Où est la fille qui a eu pitié de son père terrestre et ne s’est point détournée avec horreur de ce crapuleux ivrogne?» Il lui dira: «Viens! Je t’ai déjà pardonné une fois… pardonné une fois… et maintenant que tous tes péchés te soient remis, car tu as beaucoup aimé…» Et il pardonnera à ma Sonia, Il lui pardonnera, je sais qu’il lui pardonnera… Je l’ai senti dans mon cœur tantôt, quand j’étais chez elle! Tous seront jugés par Lui, les bons et les méchants, et nous entendrons Son Verbe: «Approchez, dira-t-il, approchez, vous aussi les ivrognes, approchez, les faibles créatures éhontées!» Nous avancerons tous sans crainte et nous nous arrêterons devant Lui et Il dira: «Vous êtes des porcs, vous avez l’aspect de la bête et vous portez son signe, mais venez aussi.» Et alors vers Lui se tourneront les sages et se tourneront les intelligents et ils s’écrieront: «Seigneur! Pourquoi reçois-tu ceux-là?» et Lui dira: «Je les reçois, ô sages, je les reçois, ô vous intelligents, parce qu’aucun d’eux ne s’est jamais cru digne de cette faveur.» Et Il nous tendra Ses bras divins et nous nous y précipiterons… et nous fondrons en larmes… et nous comprendrons tout… alors nous comprendrons tout… et tous comprendront… Katerina Ivanovna elle aussi comprendra… Seigneur, que Ton règne arrive!
Il se laissa tomber sur le banc, épuisé, sans regarder personne, comme s’il avait oublié tous ceux qui l’entouraient dans la profonde rêverie qui l’absorbait. Ces paroles produisirent une certaine impression, le silence régna un moment, puis les rires reprirent de plus belle, mêlés aux invectives.
– C’est du propre!
– Radoteur!
– Bureaucrate!
etc.
– Allons-nous-en, Monsieur, s’écria soudain Marmeladov en levant la tête et en s’adressant à Raskolnikov, ramenez-moi, maison Kosel, dans la cour. Il est temps de retourner chez Katerina Ivanovna…
Raskolnikov songeait depuis longtemps à s’en aller et il avait bien pensé à lui offrir son soutien dans la rue. Marmeladov avait les jambes moins fermes que la voix et s’appuyait lourdement sur le jeune homme. Il y avait deux ou trois cents pas environ à faire. Le trouble et la frayeur de l’ivrogne croissaient à mesure qu’il approchait de son logis.
– Ce n’est pas Katerina Ivanovna que je redoute à présent, balbutiait-il dans son émoi, ce n’est pas la perspective de me voir tirer les cheveux qui me fait peur. Qu’est-ce que les cheveux? Mais absolument rien du tout… C’est bien ce que je dis! Il vaut même mieux qu’elle se mette à les tirer, ce n’est pas ce que je crains… Je… ce sont ses yeux qui me font peur… oui… ses yeux, les taches rouges de ses pommettes, je les redoute aussi; son souffle… As-tu remarqué comment on respire dans ces maladies-là, quand on est en proie à une émotion violente? Je crains aussi les pleurs des enfants, car, si Sonia ne leur a pas donné à manger…, je ne sais plus comment… ils ont pu… je ne sais plus! Mais les coups ne me font pas peur! Sachez bien, Monsieur, que ces coups-là non seulement ne me font pas souffrir, mais me procurent une jouissance… Je ne pourrais pas m’en passer. Cela vaut mieux… Il faut qu’elle me batte, cela la soulagera… cela vaut mieux… Voici la maison, la maison de Kosel… un serrurier allemand, riche… Conduis-moi!
Ils traversèrent la cour et montèrent au quatrième étage. L’escalier devenait de plus en plus sombre. Il était presque onze heures et quoique, à cette époque de l’année, il n’y eût point, à proprement parler, de nuit à Pétersbourg, le haut de l’escalier était pourtant plongé dans l’obscurité.
La petite porte enfumée, qui donnait sur le dernier palier, était ouverte. Un bout de chandelle éclairait une pièce des plus misérables, longue à peine de dix pas, qu’on pouvait du vestibule embrasser tout entière d’un coup d’œil. Elle était dans le plus grand désordre, tout y traînait de tous côtés, surtout des langes d’enfant; un drap troué masquait l’un des coins les plus éloignés de la porte, il devait dissimuler un lit. Dans la pièce elle-même, il n’y avait que deux chaises et un antique divan recouvert d’une toile cirée qui s’en allait en lambeaux; une vieille table de cuisine nue en bois blanc lui faisait face.
Là, sur un chandelier de fer, achevait de brûler un bout de chandelle. Marmeladov avait donc sa chambre à lui, et non pas un simple coin [13]; mais elle donnait sur les autres pièces et était, en fait, un couloir. La porte qui ouvrait sur les chambres, ou plutôt les cages, dont se composait l’appartement d’Amalia Lippevechsel, était entr’ouverte. On entendait du bruit, des cris. Des rires éclataient. Par là on devait jouer aux cartes et prendre le thé. Des bribes de phrases grossières arrivaient parfois jusqu’au logement des Marmeladov.
Raskolnikov reconnut à première vue Katerina Ivanovna. C’était une femme horriblement amaigrie, fine, assez grande et svelte, avec des cheveux châtains encore très beaux; comme l’avait dit Marmeladov, des taches rouges brûlaient à ses pommettes. Les lèvres desséchées, la respiration courte et irrégulière, elle arpentait la petite chambre de long en large, les mains convulsivement pressées contre la poitrine. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, mais le regard en était fixe et dur et ce visage bouleversé de poitrinaire produisait une impression pénible à la lumière mourante du bout de chandelle presque consumé, dont la lueur tremblotante tombait sur lui. Raskolnikov jugea qu’elle devait avoir trente ans et que Marmeladov ne lui convenait pas du tout en effet. Elle ne remarquait pas la présence des deux hommes; elle semblait plongée dans une sorte d’hébétement, qui la rendait incapable de voir et d’entendre. Il faisait étouffant dans la pièce, mais elle n’ouvrait pas la fenêtre; de l’escalier arrivaient des odeurs infectes; pourtant elle ne songeait pas à fermer la porte du carré; enfin, la porte intérieure, simplement entrebâillée, laissait passer des vagues épaisses de fumée de tabac qui la faisaient tousser sans qu’elle songeât à pousser cette porte. L’enfant la plus jeune, une fillette de six ans, dormait assise par terre, le corps à demi tordu et la tête appuyée au divan. Le garçonnet, d’un an plus âgé, tremblait de tout son corps dans un coin et pleurait. Il venait probablement d’être battu. L’aînée, une fillette de neuf ans, longue et mince comme une allumette, portait une chemise toute trouée. Sur ses épaules nues était jeté un vieux manteau de drap, fait pour elle deux ans auparavant sans doute, car il lui venait à peine aux genoux; elle se tenait près de son petit frère et lui entourait le cou de son bras desséché. Elle devait essayer de le calmer et lui murmurait quelque chose pour le faire taire; elle suivait en même temps sa mère d’un regard craintif de ses immenses yeux sombres qui semblaient plus grands encore dans ce petit visage amaigri.
Marmeladov n’entra point dans la pièce; il s’agenouilla devant la porte et poussa Raskolnikov en avant. La femme, voyant cet étranger, s’arrêta distraitement devant lui et, revenue à elle, – momentanément, – sembla se demander: «Que fait-il là, celui-là?» Mais elle dut s’imaginer aussitôt qu’il traversait leur chambre pour aller dans une autre pièce. S’étant dit cela, elle se dirigea vers la porte d’entrée pour la fermer et poussa soudain un cri, en apercevant son mari agenouillé sur le seuil. «Ah! cria-t-elle, prise de fureur. Te voilà revenu, scélérat, monstre, et où est l’argent? Qu’as-tu dans ta poche? Monstre! Ce ne sont pas tes vêtements! Où sont les tiens? Où est l’argent? Parle!» Elle se mit à le fouiller précipitamment; Marmeladov aussitôt écarta docilement les bras pour faciliter la visite de ses poches. Il n’avait pas un kopeck sur lui.
«Où est l’argent? criait-elle. Oh Seigneur! se peut-il qu’il ait tout bu. Il restait pourtant douze roubles dans le coffre.» Prise d’un accès de rage, elle saisit son mari par les cheveux et l’attira dans la chambre. Marmeladov, lui, essayait d’adoucir son effort et la suivait humblement en se traînant sur les genoux. «C’est une jouissance pour moi! non une douleur, mais une jou-i-ssance- cher- Monsieur!» criait-il, tandis qu’il était ainsi secoué par les cheveux. Son front même vint heurter le plancher. L’enfant qui dormait par terre s’éveilla et se mit à pleurer. Le garçonnet debout dans son coin ne put supporter cette scène; il se reprit à trembler, à hurler, et se jeta dans les bras de sa sœur, en proie à une terrible épouvante, presque dans une crise convulsive. La fille aînée, elle, frissonnait comme une feuille.
«Il a tout, tout bu, criait la pauvre femme dans son désespoir; ce ne sont pas ses vêtements. Ils sont affamés! Ils sont affamés! (Elle désignait les enfants en se tordant les bras.) Ô vie trois fois maudite! Et vous, vous n’avez pas honte?» Elle prenait à partie Raskolnikov. «Vous n’avez pas honte de venir du cabaret? Tu as bu avec lui, toi aussi! tu as bu avec lui! Va-t’en d’ici!»
Le jeune homme se hâta de sortir sans dire un mot. La porte intérieure, au surplus, venait de s’entr’ouvrir et plusieurs curieux y apparaissaient, allongeant des figures effrontées et moqueuses, la calotte sur la tête, la cigarette ou la pipe aux lèvres. On les voyait, les uns en robes de chambre, d’autres en costumes d’été légers jusqu’à l’indécence, quelques-uns avaient même les cartes en main. Ils se mirent surtout à rire de bon cœur, lorsqu’ils entendirent Marmeladov crier qu’il éprouvait une jouissance à être tiré par les cheveux. Certains pénétraient dans la pièce. Enfin, on entendit une voix sifflante de mauvais augure; c’était Amalia Lippevechsel elle-même qui se frayait un passage à travers la foule pour rétablir l’ordre à sa manière et effrayer, pour la centième fois, la malheureuse femme en lui donnant au milieu d’injures l’ordre brutal d’avoir à vider les lieux dès le lendemain. En sortant, Raskolnikov eut le temps de mettre la main dans sa poche, d’y prendre ce qui lui restait de monnaie sur le rouble qu’il venait de changer au cabaret et de la déposer, sans être vu, dans l’embrasure de la fenêtre. Puis, quand il fut dans l’escalier, il se repentit de cette générosité et il fut sur le point de remonter.
«Quelle sottise ai-je faite là! songea-t-il, – eux, ils ont Sonia tandis que moi je suis dans le besoin.» Mais, s’étant dit qu’il ne pouvait retourner reprendre l’argent et que, de toute façon, il ne l’aurait pas fait, il se décida à rentrer chez lui. «Sonia, elle, a besoin de crème, – continua-t-il en avançant dans la rue, avec un rire sardonique; cette propreté-là coûte de l’argent. Hum! Sonetchka peut se trouver sans le sou aujourd’hui, car cette chasse-là, c’est comme la chasse au fauve, une affaire de chance. Sans mon argent ils se serreraient tous le ventre. Eh! cette Sonia tout de même! Ils ont trouvé une vraie mine d’argent. Et ils en profitent! car enfin ils en profitent! Ils en ont pris l’habitude, pleurniché d’abord, puis pris l’habitude; crapule humaine, qui s’habitue à tout!»
Il devint songeur. «Et si c’est faux, – s’écria-t-il soudain involontairement, – si l’homme n’est pas réellement une crapule, c’est-à-dire s’il ne l’est pas en général? Eh bien, c’est que tout le reste, ce sont des préjugés, des craintes vaines et l’on ne doit jamais s’arrêter devant quoi que ce soit. Agir, voilà ce qu’il faut!»
Il s’éveilla tard le lendemain, après un sommeil agité qui ne l’avait point reposé. Il s’éveilla sombre, de très méchante humeur et regarda sa mansarde avec dégoût. C’était un tout petit réduit qui n’avait pas plus de six pas de longueur et présentait l’aspect le plus pitoyable avec son papier jaunâtre, poudreux et qui se décollait par plaques, si bas de plafond qu’un homme à peine au-dessus de la moyenne devait s’y sentir mal à l’aise et craindre sans cesse de s’y cogner. L’ameublement était en rapport avec le local: il se composait de trois vieilles chaises, plus ou moins boiteuses, d’une table peinte placée dans un coin, sur laquelle traînaient quelques cahiers et des livres si empoussiérés qu’on pouvait deviner, rien qu’à les voir, qu’ils n’avaient pas été touchés depuis longtemps; enfin, d’un grand divan biscornu qui occupait presque toute la longueur et la moitié de la largeur de la pièce et était recouvert d’une indienne qui s’en allait en lambeaux. Il servait de lit à Raskolnikov. Celui-ci y couchait souvent tout habillé, sans draps, en se couvrant de son vieux manteau usé d’étudiant. Il se faisait un oreiller d’un tout petit coussin, derrière lequel il fourrait, pour l’exhausser un peu, tout ce qu’il avait de linge, propre et sale. Devant le divan se trouvait une petite table.
Il était difficile d’imaginer plus grand dénûment, plus de laisser-aller, mais dans son état d’esprit actuel Raskolnikov en était heureux. Il s’était écarté de tout le monde et vivait retiré comme une tortue dans sa carapace. La vue même de la servante, chargée d’assurer son service et qui jetait parfois un coup d’œil dans sa chambre, l’exaspérait et le mettait en fureur. C’est ce qui arrive à certains maniaques absorbés par une idée fixe.
Il y avait quinze jours que sa logeuse avait cessé de lui envoyer à manger et il n’avait pas encore songé à aller s’expliquer avec elle, quoiqu’il restât sans dîner. Nastassia, la cuisinière et l’unique servante de la maison, elle, était plutôt satisfaite de ces dispositions du locataire; elle avait cessé de balayer et de nettoyer sa chambre. De temps en temps seulement, une fois par hasard dans la semaine, il lui arrivait de donner un coup de balai chez lui. Ce fut elle qui le réveilla ce jour-là.
– Lève-toi; qu’as-tu à dormir? lui cria-t-elle. Il est plus de neuf heures. Je t’ai apporté du thé. En veux-tu une tasse? Tu as une mine de déterré!
Le locataire ouvrit les yeux, tressaillit et reconnut Nastassia.
– C’est la logeuse qui m’envoie ce thé? demanda-t-il en se soulevant sur son divan avec un effort pénible.
– Pas de danger que ce soit elle.
Elle posa devant lui sa propre théière fêlée où il restait encore du thé, et deux morceaux de sucre jaunâtre.
– Voilà, Nastassia, prends ceci, je te prie, dit-il en fouillant dans sa poche d’où il tira une poignée de menue monnaie. (Il s’était cette fois encore couché tout habillé.) Va m’acheter un petit pain blanc et prends aussi chez le charcutier un peu de saucisson, du moins cher.
– Le petit pain blanc, je te l’apporterai tout de suite, mais ne veux-tu pas, au lieu de saucisson, de la soupe aux choux. Elle est d’hier et elle est très bonne. Je t’en avais gardé, mais tu es rentré trop tard. Elle est très bonne, je t’assure.
Quand elle eut apporté la soupe et que Raskolnikov se fut mis à manger, Nastassia s’installa sur le divan à ses côtés et se mit à bavarder. C’était une paysanne très loquace, venue de son village.
– Praskovia Pavlovna veut porter plainte à la police contre toi, dit-elle.
Il fronça les sourcils d’un air sombre.
– À la police? Pourquoi?
– Tu ne payes pas ton loyer et tu ne t’en vas pas, on sait bien ce qu’elle veut.
– Diable! Il ne manquait plus que cela, marmotta-t-il en grinçant des dents. Non, cela viendrait maintenant fort mal à propos pour moi… Elle est sotte, ajouta-t-il à haute voix. J’irai la voir aujourd’hui et je lui parlerai.
– Sotte, pour ça oui elle l’est, tout comme moi, mais toi alors, puisque tu es si intelligent, qu’est-ce que tu fais là couché comme un sac? Et on ne voit jamais la couleur de ton argent. Tu dis qu’avant tu donnais des leçons aux enfants; pourquoi, à présent, ne fais-tu plus rien?
– Je fais quelque chose, répondit Raskolnikov, sèchement et comme malgré lui.
– Quoi?
– Un travail.
– Quel travail?
– Je réfléchis, répondit-il gravement, après un silence.
Pour le coup, Nastassia se tordit. Elle était d’un naturel fort gai et, quand on la faisait rire, elle se tordait silencieusement, tout le corps secoué, jusqu’au moment où elle n’en pouvait plus.
– Elles t’ont rapporté beaucoup d’argent, tes réflexions? fit-elle, lorsqu’elle put enfin parler.
– On ne peut pas donner des leçons quand on n’a plus de bottes. D’ailleurs, je crache sur ces leçons.
– Prends garde que ton crachat ne retombe sur toi!
– Pour ce que c’est payé les leçons! quelques kopecks! Qu’en ferais-je? continua-t-il, toujours malgré lui comme s’il répondait à ses propres pensées.
– Alors, toi, il faut que tu gagnes une fortune d’un seul coup?
Il la regarda d’un air étrange.
– Oui, une fortune, répondit-il fermement, après un silence.
– Dis donc! Va doucement; sans cela tu peux nous faire peur; c’est que tu as l’air terrible. Et ton pain blanc? Faut-il aller te le chercher ou non?
– Fais comme tu veux!
– Ah, mais j’oubliais. Il est venu une lettre pour toi, quand tu étais sorti.
– Une lettre pour moi? de qui?
– De qui, cela je n’en sais rien. J’ai donné de ma poche trois kopecks au facteur, tu me les rendras au moins?
– Mais apporte-la, pour l’amour de Dieu, apporte-la, s’écria Raskolnikov, très agité. Ah! Seigneur!
Une minute plus tard, la lettre était là. C’était bien ce qu’il pensait; elle venait de sa mère, de la province de R… Il pâlit même en la prenant. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas reçu de lettre, mais, à ce moment-là, l’émotion qui lui serrait le cœur redoublait pour une autre raison.
– Nastassia, va-t’en, pour l’amour de Dieu! Tiens, voilà tes trois kopecks, mais va-t’en, je t’en supplie, au plus vite.
La lettre tremblait dans ses mains; il ne voulait pas la décacheter en présence de la servante. Il désirait rester seul pour l’ouvrir. Quand Nastassia fut sortie, il approcha vivement l’enveloppe de ses lèvres et la baisa, puis il resta encore longtemps à en contempler l’adresse et à en considérer l’écriture, cette fine écriture un peu penchée, si chère et familière, celle de sa mère qui lui avait autrefois appris à lire et à écrire. Il tardait à l’ouvrir et semblait même éprouver une certaine crainte. Enfin, il rompit le cachet. La lettre était longue, rédigée d’une écriture serrée; elle remplissait deux grandes feuilles de papier à lettres, des deux côtés.
«Mon cher Rodia, – écrivait sa mère, – voilà déjà plus de deux mois que je ne me suis pas entretenue avec toi par écrit, ce dont j’ai souffert moi-même au point d’en perdre souvent le sommeil. Mais j’espère que tu me pardonneras ce silence involontaire. Tu sais combien je t’aime. Nous n’avons que toi, Dounia et moi; tu es tout pour nous, tout notre espoir, toute notre confiance en l’avenir. Le Seigneur sait ce que j’ai éprouvé quand j’ai appris que tu avais dû abandonner l’Université depuis plusieurs mois, parce que tu ne pouvais plus subvenir à ton entretien et que tu avais perdu tes leçons et tout autre moyen d’existence. Comment pouvais-je t’aider avec mes cent vingt roubles de pension annuelle? Les quinze roubles que je t’ai envoyés, il y a quatre mois, je les avais empruntés, comme tu sais, sur le compte de cette pension à un marchand de notre ville, Vassili [14] Ivanovitch Vakhrouchine. C’est un brave homme et il a été l’ami de ton père, mais, lui ayant donné procuration de toucher à ma place, je devais attendre qu’il fût remboursé et il vient à peine de l’être; je ne pouvais donc rien t’envoyer pendant tout ce temps.
«Mais, maintenant, je crois que je pourrai, grâce à Dieu, t’expédier quelque chose. Du reste, nous pouvons, il me semble, remercier le sort à présent, ce dont je m’empresse de te faire part. Tout d’abord, tu ne te doutes probablement pas, cher Rodia, qu’il y a déjà six semaines que ta sœur habite avec moi et que nous pensons ne plus nous séparer. Ses tortures ont pris fin, Dieu en soit loué! Mais procédons par ordre afin que tu saches comment tout s’est passé et ce que nous t’avons dissimulé jusqu’ici.
«Quand tu m’écrivais, il y a deux mois, que tu avais entendu dire que Dounia était malheureuse chez les Svidrigaïlov qui la traitaient grossièrement, et que tu me réclamais des éclaircissements à ce sujet, que pouvais-je te répondre? Si je t’avais avoué toute la vérité, tu aurais tout quitté pour venir nous retrouver, te fallût-il faire le chemin à pied, car je connais bien ton caractère et tes sentiments et tu n’aurais jamais laissé insulter ta sœur.
«Moi-même, j’étais dans le désespoir, mais, que pouvais-je faire? Je ne connaissais d’ailleurs pas toute la vérité en ce temps-là. Le pis était que Dounetchka [15], entrée l’année dernière dans la maison comme gouvernante, avait pris d’avance la grosse somme de cent roubles, qu’elle s’engageait à rembourser sur ses honoraires; elle ne pouvait donc quitter sa place avant d’avoir éteint sa dette. Or, cette somme (je puis maintenant te l’expliquer, mon Rodia adoré), elle l’avait empruntée surtout pour pouvoir t’envoyer les soixante roubles dont tu avais un si pressant besoin à ce moment-là et que nous t’avons envoyés en effet l’année dernière. Nous t’avons trompé alors, en t’écrivant que cet argent provenait d’anciennes économies faites par Dounetchka; ce n’était pas vrai, je puis maintenant t’avouer toute la vérité, car premièrement notre chance a soudain tourné par la volonté de Dieu et aussi pour que tu saches combien Dounia t’aime et quel cœur d’or elle possède.
«En fait, M. Svidrigaïlov a commencé par se montrer très grossier envers elle; il lui faisait toutes sortes d’impolitesses à table et se moquait d’elle continuellement… Mais je ne veux pas m’étendre sur ces pénibles détails, qui ne feraient que t’irriter inutilement, maintenant que tout est terminé. Bref, Dounetchka souffrait beaucoup, quoiqu’elle fût traitée avec beaucoup d’égards et de bonté par Marfa Petrovna, la femme de M. Svidrigaïlov et toutes les autres personnes de la maison. Sa situation était surtout pénible quand il obéissait à une vieille habitude, prise au régiment, de sacrifier à Bacchus. Or, qu’avons-nous appris par la suite? Figure-toi que cet insensé s’était depuis longtemps pris pour Dounia d’une passion qu’il cachait sous des airs de grossièreté et de mépris. Peut-être en avait-il honte lui-même et était-il épouvanté à l’idée de nourrir, lui un homme déjà mûr, un père de famille, ces espoirs licencieux et s’en prenait-il involontairement à Dounia; ou encore ne pensait-il qu’à cacher la vérité aux autres par sa conduite grossière et ses sarcasmes. Finalement, il n’y tint plus et osa faire à Dounia des propositions déshonorantes et parfaitement claires. Il lui promettait toutes sortes de choses et même d’abandonner les siens et de partir avec elle pour un autre district ou peut-être pour l’étranger. Tu peux imaginer ce qu’elle souffrait! Il lui était impossible de quitter sa place, non seulement à cause de la dette qu’elle avait contractée, mais aussi par pitié pour Marfa Petrovna qui en eût peut-être conçu des soupçons, ce qui aurait introduit la discorde dans la famille. Pour elle-même, d’ailleurs, le scandale eût été affreux et les choses n’auraient pas été faciles à arranger.
«Il y avait encore bien d’autres raisons qui faisaient que Dounia ne pouvait espérer s’échapper de cette horrible maison avant six semaines. Naturellement tu connais Dounia, l’énergie de son caractère; tu sais comme elle est intelligente. Elle peut supporter bien des choses et, dans les cas les plus tragiques, trouver en elle-même assez de force d’âme pour garder toute sa fermeté. Elle ne me parla même pas de toute cette histoire, afin de ne pas me peiner, et cependant nous correspondions souvent. Le dénoûment survint à l’improviste. Marfa Petrovna surprit un jour, par hasard, au jardin, son mari en train de harceler Dounetchka de ses supplications, et, comprenant la situation tout de travers, elle attribua tous les torts à ta sœur et la jugea seule coupable. Une scène terrible s’ensuivit, dans le jardin même; Marfa Petrovna alla même jusqu’à frapper Dounetchka: elle ne voulait rien entendre, et elle a crié pendant une heure au moins. Enfin, elle l’a fait ramener chez moi en ville, dans une simple charrette de paysan où tous ses effets, ses robes, son linge, avaient été jetés pêle-mêle; on ne lui avait même pas laissé le temps de les emballer. Une pluie diluvienne se mit à tomber à ce moment-là et Dounia, cruellement offensée et déshonorée, dut parcourir, en compagnie de ce paysan, dix-sept longues verstes [16] dans une charrette sans bâche. Dis-moi maintenant, que pouvais-je répondre à ta lettre que j’ai reçue et que te raconter sur cette histoire?
«Moi-même, j’étais désespérée; je n’osais pas t’écrire la vérité; elle t’eût rendu très malheureux et t’aurait mis en fureur. Et d’ailleurs que pouvais-tu faire? Te perdre toi-même, voilà tout. Du reste, Dounetchka me l’avait défendu. Quant à remplir ma lettre de phrases insignifiantes, alors que mon âme était pleine d’une si affreuse douleur, je m’en sentais incapable.
«À là suite de cette histoire, nous fûmes pendant tout un mois la fable de la ville, au point que nous n’osions même plus, Dounia et moi, aller à l’église, à cause de tous ces chuchotements, de ces regards méprisants et même des remarques à haute voix faites en notre présence. Tous nos amis s’étaient écartés de nous; on avait cessé de nous saluer; j’ai appris même, de bonne source, que certains petits commis et des employés avaient l’intention de nous insulter gravement en barbouillant de goudron [17] notre porte cochère, si bien que notre propriétaire exigea notre départ de sa maison. Tout cela à cause de Marfa Petrovna qui avait déjà eu le temps de diffamer et de salir Dounia un peu partout. Elle connaît tout le monde dans notre ville, et, ce mois-ci, elle y venait presque chaque jour; comme elle est un peu bavarde, qu’elle aime raconter des histoires de famille et surtout se plaindre de son mari à tout venant, ce que je blâme beaucoup, elle eut tôt fait de répandre l’histoire, non seulement en ville, mais dans tout le district. Je tombai malade. Quant à Dounetchka, elle se montra plus forte que moi. Si tu avais vu comment elle supportait ce malheur et essayait encore de me consoler et de me rendre le courage! C’est un ange. Mais la miséricorde divine a permis que nos malheurs prissent fin.
«M. Svidrigaïlov rentra en lui-même; il fut pris de remords et, apitoyé sans doute par le sort de Dounia, il présenta à Marfa Petrovna les preuves les plus convaincantes de son innocence: une lettre que Dounia, avant le jour où ils avaient été surpris au jardin par Marfa Petrovna, s’était vue obligée de lui écrire pour décliner toute explication de vive voix et toute promesse de rendez-vous; dans cette lettre, restée après le départ de Dounetchka entre les mains de M. Svidrigaïlov, elle lui reprochait, de la façon la plus vive, et avec une grande indignation, la bassesse de sa conduite envers Marfa Petrovna, lui rappelait qu’il était marié, père de famille, et quelle vilenie il commettait en persécutant une jeune fille malheureuse et sans défense. Bref, cher Rodia, cette lettre respire une telle noblesse, les termes en sont si émouvants que j’ai sangloté en la lisant et maintenant encore je ne puis la relire sans larmes. En outre, Dounia eut encore pour elle, finalement, le témoignage des domestiques qui en savaient bien plus que ne le supposait M. Svidrigaïlov lui-même.
«Marfa Petrovna fut donc tout à fait stupéfaite, «frappée de la foudre» comme elle dit, pour la seconde fois, mais elle ne garda aucun doute sur l’innocence de Dounetchka et le lendemain même, un dimanche, elle se rendit tout d’abord à l’église, y supplia la Sainte Vierge de lui donner la force de supporter cette nouvelle épreuve et d’accomplir son devoir. Ensuite, elle vint directement chez nous et nous raconta toute l’histoire, en pleurant amèrement. Pleine de remords, elle se jeta dans les bras de Dounia, en la suppliant de lui pardonner. Puis, sans perdre un instant, elle alla de chez nous dans toutes les maisons de la ville et partout, en versant des pleurs, y rendit hommage, dans les termes les plus flatteurs, à l’innocence, à la noblesse des sentiments et de la conduite de Dounia. Non contente de ces paroles, elle montrait à tout le monde et lisait elle-même la lettre autographe écrite par Dounetchka à M. Svidrigaïlov; elle laissait même en prendre copie (ce qui me paraît exagéré). Elle eut ainsi à faire la tournée de toutes ses relations, ce qui dura plusieurs jours, car certaines personnes de sa connaissance commençaient à s’offenser de se voir préférer les autres ou se plaignaient de passe-droit, et l’on en vint même à déterminer strictement le tour de chacun, si bien que chaque famille put connaître d’avance le jour où elle devait attendre sa visite. Toute la ville savait où elle lisait la lettre à tel moment et tous prirent l’habitude de s’y réunir pour l’entendre, même ceux auxquels elle en avait déjà fait la lecture dans leur propre maison et chez tous leurs amis à tour de rôle (quant à moi, je pense qu’il y avait dans tout cela beaucoup d’exagération, mais tel est le caractère de Marfa Petrovna, elle a du moins entièrement réhabilité Dounetchka) et toute la vilenie de cette histoire retombe sur son mari qu’elle marque d’une honte ineffaçable en tant que principal coupable, si bien que j’ai même pitié de lui. On est par trop sévère, à mon avis, pour cet insensé.
«Dounia s’est aussitôt vu offrir des leçons dans plusieurs maisons, mais elle a refusé. Tout le monde s’est mis à lui témoigner une grande considération. C’est à tout cela, je pense, qu’il faut attribuer surtout l’événement inattendu qui change, si je puis dire, toute notre vie. Sache, cher Rodia, que Dounia a été demandée en mariage et qu’elle a déjà donné son consentement, ce dont je m’empresse de te faire part. Et, bien que tout se soit fait sans te consulter, j’espère que tu n’en voudras ni à ta sœur ni à moi-même, car tu comprendras que nous ne pouvions laisser traîner les choses jusqu’à ta réponse. D’ailleurs, toi-même, tu n’aurais pu juger convenablement les faits de loin.
«Voici comment tout s’est passé. Il est conseiller à la Cour et s’appelle Piotr Petrovitch Loujine; c’est un parent éloigné de Marfa Petrovna, qui a agi puissamment dans cette circonstance. Il a commencé par nous transmettre, par son intermédiaire, son désir de faire notre connaissance. Nous l’avons convenablement reçu, il a pris le café, et, le lendemain même, nous a envoyé une lettre dans laquelle il faisait fort poliment sa demande et sollicitait une réponse décisive et prompte. C’est un homme actif et fort occupé; il a hâte de se rendre à Pétersbourg, si bien qu’il n’a pas une minute à perdre.
«Nous fûmes d’abord stupéfaites, tu le comprends, tant la chose était inattendue et rapide et nous passâmes, ta sœur et moi, toute la journée à examiner la question et à réfléchir. C’est un homme honorable et qui a une belle situation; il est fonctionnaire dans deux administrations et possède déjà un certain capital. Il est vrai qu’il a quarante-cinq ans, mais son visage est assez agréable et peut encore plaire aux femmes. Il paraît fort posé et très convenable, seulement un peu sombre, je dirais hautain. Mais il est possible que ce ne soit qu’une apparence trompeuse.
«Je dois encore te prévenir, cher Rodia, ne te hâte pas, quand tu le verras bientôt à Pétersbourg, ce qui ne saurait tarder, de le condamner trop vite et trop durement, comme tu en as l’habitude, si quelque chose en lui te déplaît. Je te dis cela à tout hasard, quoique je sois bien sûre qu’il produira sur toi une impression favorable. Du reste, pour prétendre connaître quelqu’un, il faut le voir et l’observer longtemps et avec soin, sous peine d’éprouver des préventions et de commettre des erreurs qu’il est bien difficile de réparer plus tard.
«En ce qui concerne Piotr Petrovitch, tout porte à croire que c’est un homme fort respectable. Il nous a déclaré, à sa première visite, qu’il a l’esprit positif, mais qu’il partage, comme il dit lui-même, sur bien des points, l’opinion de nos nouvelles générations et qu’il est l’ennemi de tous les préjugés. Il a encore dit bien des choses, car il semble un peu vaniteux et aime se faire écouter, mais ce n’est pas un crime. Je n’ai naturellement pas compris grand’chose à ce qu’il disait, mais Dounia m’a expliqué que, bien qu’il soit médiocrement instruit, il paraît intelligent et bon. Tu connais ta sœur, Rodia, c’est une jeune fille énergique, raisonnable, patiente et généreuse, bien qu’elle possède un cœur ardent, ainsi que j’ai pu m’en convaincre. Assurément, il n’est question, ni pour l’un ni pour l’autre, d’un grand amour, mais Dounia n’est pas seulement intelligente; c’est encore un être plein de noblesse, un véritable ange et elle se fera un devoir de rendre heureux son mari qui, à son tour, s’appliquera à faire son bonheur, chose dont nous n’avons, jusqu’à présent, aucune raison de douter, quoique le mariage se soit arrangé bien vite, il faut l’avouer. Du reste, il est très intelligent et avisé et comprendra certainement que son propre bonheur conjugal dépendra de celui qu’il donnera à Dounetchka.
«Pour ce qui est de certaines inégalités d’humeur, d’anciennes habitudes, d’une divergence d’opinions… (ce qui se rencontre dans les ménages les plus heureux), Dounetchka m’a dit elle-même qu’elle compte sur elle pour arranger tout cela, qu’il ne faut pas s’inquiéter là-dessus, car elle se sent capable de supporter bien des choses à la condition que leurs rapports soient sincères et justes. L’apparence, du reste, est souvent trompeuse. Ainsi, lui m’a paru d’abord un peu brusque, tranchant, mais cela peut provenir de sa droiture précisément, et rien que de cela. Ainsi, à sa seconde visite, quand il était déjà agréé, il nous a dit en causant qu’il était décidé, avant de connaître Dounia, à n’épouser qu’une jeune fille honnête et pauvre qui eût déjà fait l’expérience d’une vie difficile, car, comme il nous l’a expliqué, un mari ne doit rien devoir à sa femme; il est bon, au contraire, qu’elle le considère comme son bienfaiteur. J’ajouterai qu’il s’est exprimé d’une façon plus aimable et plus délicate que je ne l’écris, car je ne me souviens plus des termes dont il s’est servi; je n’ai retenu que l’idée. Il a d’ailleurs parlé sans aucune préméditation; ses paroles lui auront simplement échappé dans le feu de la conversation, si bien qu’il a même essayé de se reprendre et d’en atténuer la portée. Je les ai cependant trouvées un peu dures et m’en suis ensuite ouverte à Dounia, mais elle m’a répondu, avec une certaine irritation, que les mots ne sont pas des actes, ce en quoi elle a certainement raison. Dounetchka n’a pas pu fermer l’œil la nuit qui a précédé sa réponse et, me croyant endormie, elle s’est même levée de son lit et a passé des heures à arpenter la pièce [18]. Enfin, elle s’est agenouillée, a prié longtemps avec ferveur devant l’icône et, au matin, elle m’a déclaré qu’elle avait pris sa décision.
«Je t’ai déjà dit que Piotr Petrovitch va se rendre incessamment à Pétersbourg; des intérêts fort importants l’y appellent et il veut s’y établir avocat. Il s’occupe depuis longtemps de procédure et vient de gagner une cause importante. Son voyage à Pétersbourg est motivé par une affaire considérable qu’il doit suivre au Sénat. Dans ces conditions, cher Rodia, il peut t’être fort utile en toutes choses et nous avons décidé, Dounia et moi, que tu peux, dès à présent, commencer ta carrière et considérer ton sort comme réglé. Oh! si cela pouvait se réaliser! Ce serait un si grand bonheur qu’on ne pourrait l’attribuer qu’à une faveur spéciale de la Providence. Dounia ne songe qu’à cela. Nous nous sommes déjà permis de toucher un mot de la chose à Piotr Petrovitch; il s’est tenu sur la réserve et a répondu que, ne pouvant se passer de secrétaire, il préférait naturellement confier cet emploi à un parent plutôt qu’à un étranger, pourvu qu’il fût capable de le remplir (il ne manquerait plus que cela que tu en fusses incapable). Pourtant, il exprima en même temps la crainte que tes études ne te laissent pas le temps de travailler dans son bureau. Nous en sommes restées là pour cette fois, mais Dounia n’a plus que cette idée en tête. Elle vit depuis quelques jours dans une véritable fièvre et elle a déjà échafaudé un plan d’avenir; elle t’imagine travaillant avec Piotr Petrovitch et même devenu son associé, d’autant plus que tu fais des études de droit. Je suis, Rodia, tout à fait d’accord avec elle et partage tous ses projets et ses espoirs, car je les trouve parfaitement réalisables malgré la réponse évasive de Piotr Petrovitch, qui s’explique très bien, car il ne te connaît pas encore.
«Dounia est fermement convaincue qu’elle arrivera à son but grâce à son heureuse influence sur son futur époux. Cette influence, elle est sûre de l’acquérir. Nous n’avons eu garde de trahir devant Piotr Petrovitch quoi que ce soit de nos rêves et surtout cet espoir de te voir un jour son associé. C’est un homme pratique et qui aurait pu accueillir fort mal ce qui ne lui eût paru qu’une vaine rêverie. De même, Dounia, pas plus que moi, ne lui a touché jusqu’ici un seul mot de notre ferme espoir de le voir t’aider matériellement tant que tu te trouveras à l’Université, et cela premièrement parce que la chose se fera d’elle-même par la suite et lui-même la proposera tout simplement, sans phrases; il ne manquerait plus qu’il opposât un refus à Dounetchka sur cette question d’autant plus que tu peux bientôt devenir son collaborateur, son bras droit pour ainsi dire et recevoir ce secours, non comme une aumône, mais en appointements bien mérités par tes services. C’est ainsi que Dounetchka veut organiser la chose et je partage entièrement son avis.
«La seconde raison pour laquelle nous avons jugé préférable de nous taire sur ce sujet, c’est que je désire particulièrement te voir sur un pied d’égalité avec lui à votre prochaine entrevue. Quand Dounia lui a parlé de toi avec enthousiasme, il a répondu qu’il faut toujours examiner un homme soi-même avant de pouvoir le juger et qu’il ne se formera une opinion sur toi qu’après avoir fait ta connaissance. Veux-tu que je te dise une chose, mon Rodia chéri? Il me semble que, pour certaines raisons (qui d’ailleurs ne se rapportent nullement à Piotr Petrovitch, et qui ne sont peut-être que des caprices de vieille bonne femme), il me semble, dis-je, que je ferais mieux, après le mariage, de continuer à habiter seule au lieu de m’installer avec eux. Je suis parfaitement sûre qu’il sera assez noble et assez délicat pour m’inviter à ne plus me séparer de ma fille, et, s’il n’en a encore rien dit, c’est naturellement parce que la chose va de soi, mais je refuserai. J’ai remarqué plus d’une fois que les gendres ne portent généralement pas leurs belles-mères dans leur cœur et je ne veux pas non seulement être à charge à personne, si peu que ce soit, mais je tiens encore à me sentir parfaitement libre, tant qu’il me reste quelques sous et des enfants tels que toi et Dounetchka. Je me fixerai, si la chose est possible, près de vous deux, car, Rodia, j’ai gardé la nouvelle la plus agréable pour la fin de ma lettre: apprends donc, cher enfant, qu’il se peut que nous nous revoyions bientôt tous les trois, et que nous puissions nous embrasser, après une séparation de près de trois ans. Il est tout à fait décidé que Dounia et moi allons nous rendre bientôt à Pétersbourg; je ne connais pas la date exacte de notre départ, mais elle sera très prochaine; il se peut même que nous partions dans huit jours. Tout dépend de Piotr Petrovitch qui nous préviendra dès qu’il se sera un peu installé. Il désire, pour certaines raisons, hâter la cérémonie du mariage et faire la noce avant la fin des jours gras, s’il est possible, ou au plus tard, si l’on n’a pas assez de temps jusque-là, aussitôt après le carême de l’Assomption [19].
«Oh! avec quel bonheur, je te presserai sur mon cœur! Dounia est toute bouleversée de joie à l’idée de te revoir, et elle m’a dit une fois, en plaisantant, que cela seul suffirait à lui faire épouser Piotr Petrovitch. C’est un ange.
«Elle n’ajoute rien à ma lettre, mais me demande de te dire qu’elle a tant, tant à causer avec toi, qu’elle ne se sent même pas le désir de prendre la plume, car il est impossible de rien raconter en quelques lignes, qui ne serviraient qu’à énerver tout simplement. Elle me charge de mille et mille caresses pour toi. Cependant, bien que nous soyons à la veille d’être tous réunis, je compte t’envoyer, ces jours-ci, un peu d’argent, le plus que je pourrai. Maintenant qu’on sait par ici que Dounetchka va épouser Piotr Petrovitch, mon crédit s’est relevé tout à coup et je sais, de source sûre, qu’Afanassi Ivanovitch est prêt à m’avancer jusqu’à soixante-quinze roubles, remboursables sur ma pension. Je pourrai ainsi t’en expédier vingt-cinq ou même trente. Je t’en enverrais davantage si je ne craignais de me trouver à court d’argent pour le voyage et, quoique Piotr Petrovitch ait la bonté de prendre à sa charge une partie de nos frais de déplacement (il se charge de notre bagage et de la grande malle, il va les envoyer par des amis, je crois), nous n’en devons pas moins penser à notre arrivée à Pétersbourg où nous ne pouvons débarquer sans un sou pour subvenir à nos besoins, pendant les premiers jours tout au moins.
«Nous avons du reste tout calculé déjà, Dounia et moi, à un sou près; le voyage ne nous coûtera pas cher. Il n’y a que quatre-vingt-dix verstes de chez nous au chemin de fer et nous nous sommes déjà entendues avec un paysan de notre connaissance qui est voiturier. Ensuite, nous voyagerons le mieux du monde, Dounetchka et moi, en troisième classe. Ainsi, tout compte fait, je me débrouillerai pour t’envoyer, non pas vingt-cinq, mais sûrement trente roubles.
«Mais, en voilà assez; j’ai déjà rempli deux pages et il ne me reste plus de place. C’est toute notre histoire que je t’ai racontée, et que d’événements s’étaient amassés! Et maintenant mon bien-aimé Rodia, je t’embrasse en attendant notre prochaine réunion et t’envoie ma bénédiction maternelle. Aime Dounia, aime ta sœur, Rodia, aime-la comme elle t’aime et sache que sa tendresse est infinie, elle t’aime plus qu’elle-même; c’est un ange, et toi, Rodia, tu es toute notre vie, notre espoir et notre foi en l’avenir. Sois seulement heureux et nous le serons aussi. Continues-tu à prier Dieu, Rodia, crois-tu en la miséricorde de notre Créateur et de notre Sauveur? Je redoute en mon cœur que tu n’aies été atteint de cette maladie à la mode, l’athéisme. S’il en est ainsi, sache que je prie pour toi, souviens-toi, chéri, comment dans ton enfance, quand ton père vivait encore, tu balbutiais tes prières, assis sur mes genoux et comme nous étions tous heureux alors.
«À bientôt, je t’embrasse mille et mille fois.
«À toi jusqu’au tombeau.
«Poulkheria raskolnikova.»
À la lecture de cette lettre, Raskolnikov sentit plus d’une fois son visage mouillé de larmes, mais, quand il eut fini, il était pâle, les traits convulsés et un lourd, amer et cruel sourire se jouait sur ses lèvres. Il appuya sa tête sur son oreiller maigre et malpropre et resta longtemps, longtemps à songer. Son cœur battait très fort, son esprit se troublait. Enfin, il se sentit étouffer dans cette étroite cellule jaune pareille à une malle ou à un placard. Ses yeux, son cerveau réclamaient l’espace. Il prit son chapeau et sortit, mais sans redouter cette fois aucune rencontre sur l’escalier. Il avait oublié toutes ces choses. Il se dirigea vers l’île Vassilevski [20] par le boulevard V… Sa démarche était rapide comme celle d’un homme poussé par une affaire urgente. Il allait, selon son habitude, sans rien voir autour de lui, en marmottant des bribes de mots indistincts et les passants se retournaient. On le prenait souvent pour un ivrogne.
La lettre de sa mère l’avait bouleversé, mais il n’avait pas eu une minute d’hésitation quant à la question primordiale, même au moment où il la lisait. Sa décision était prise sur ce sujet et définitivement. «Ce mariage n’aura pas lieu tant que je serai vivant; au diable ce monsieur Loujine!»
«La chose est claire, marmottait-il en ricanant et en triomphant d’avance avec méchanceté, comme s’il avait été sûr de réussir. Non, maman, non, Dounia, vous n’arriverez pas à me tromper. Et elles s’excusent encore de ne m’avoir pas demandé conseil et d’avoir décidé la chose à elles deux. Je crois bien! Elles pensent qu’il est trop tard pour rompre; nous verrons bien si on le peut ou non! Le beau prétexte qu’elles allèguent! Piotr Petrovitch est, paraît-il, un homme si occupé qu’il ne peut même pas se marier autrement qu’à toute vapeur, en chemin de fer, quoi! Non, Dounetchka, je vois tout et je sais de quelle nature sont toutes ces choses que tu as à me dire et je sais aussi à quoi tu pensais en arpentant la pièce toute une nuit, et ce que tu confiais agenouillée à la Vierge de Kazan [21], dont l’image se trouve dans la chambre de maman. Le chemin du Golgotha est dur à monter, hum… Ainsi vous dites que c’est définitivement réglé; vous avez décidé, Avdotia Romanovna, d’épouser un homme d’affaires, un homme pratique qui possède un certain capital (qui a amassé déjà un certain capital, cela sonne mieux et en impose davantage). Il travaille dans deux administrations et partage les idées des nouvelles générations (comme dit maman) et il paraît bon, ainsi que le fait remarquer Dounetchka elle-même. Ce «paraît» est le plus beau! Et Dounetchka se marie sur la foi de cette apparence! Merveilleux! Merveilleux!
«… Je serais curieux de savoir pourquoi maman me parle des nouvelles générations? Serait-ce simplement pour caractériser le personnage ou avec une arrière-pensée, celle de concilier mes sympathies à M. Loujine? Oh! les rusées! J’aimerais bien éclaircir une autre circonstance encore. Jusqu’à quel point ont-elles été franches l’une envers l’autre, ce fameux jour, cette nuit-là et depuis? Ont-elles parlé clairement ou compris toutes deux qu’elles n’avaient l’une et l’autre qu’une seule idée, un seul sentiment, que toutes paroles étaient inutiles et qu’elles risquaient d’en trop dire? Je pencherais plutôt vers cette dernière hypothèse; on peut le deviner d’après la lettre.
«Il a paru un peu brutal à maman, et la pauvre femme, dans sa naïveté, a couru faire part de ses observations à Dounia. Et l’autre naturellement de se fâcher et de répondre brusquement. – Je crois bien! Comment ne pas se mettre en fureur quand la chose est claire sans toutes ces questions naïves, et quand on a décidé qu’il n’y a plus à y revenir? Et pourquoi m’écrit-elle: «Aime Dounia, Rodia, car elle t’aime plus que sa propre vie?» Ne serait-ce pas le remords qui la torture en secret d’avoir sacrifié sa fille à son fils? «Tu es notre foi en l’avenir, toute notre vie.» Oh! maman!»
Son irritation croissait d’instant en instant et, s’il avait rencontré à cet instant M. Loujine, il l’aurait sans doute tué.
«Hum, c’est vrai, continua-t-il en saisissant au vol les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, c’est bien vrai qu’il faut, pour connaître un homme, l’étudier longtemps, l’approcher de près, mais M. Loujine, lui, est facile à déchiffrer. Ce que j’aime surtout, c’est cette expression d’un «homme d’affaires» et qui paraît bon. Je pense bien! Prendre les bagages à son compte, payer les frais de transport de la grande malle! Quelle bonté! Et elles, la fiancée et sa mère, elles s’entendent avec un voiturier et elles voyageront dans une charrette couverte d’une bâche (moi-même j’ai voyagé ainsi). Qu’importe! Ce trajet jusqu’à la gare n’est que de quatre-vingt-dix verstes! «Ensuite, nous voyagerons le mieux du monde en troisième» un millier de verstes. Sage résolution en effet. On taille son manteau d’après le drap qu’on a, mais vous, monsieur Loujine, dites-moi, à quoi pensez-vous donc? C’est pourtant votre fiancée, voyons. Et vous ne pouviez pourtant pas savoir que la mère empruntait sur sa pension pour couvrir les frais de voyage. Sans doute vous avez considéré cela comme une affaire commerciale entreprise de compte à demi où, par conséquent, chaque associé doit fournir sa quote-part; comme dit le proverbe: «le pain et le sel moitié moitié, et pour les petits profits chacun pour soi»; mais l’homme d’affaires les a quelque peu roulées, les frais de transport d’une malle coûtent moins que le voyage de deux femmes, et encore il se peut qu’il n’ait rien à payer. Ne voient-elles donc pas tout cela, par hasard, ou font-elles exprès de fermer les yeux sur tout? Et elles se disent contentes! Contentes, quand on pense que ce ne sont que les fleurs de l’arbre et que les fruits sont encore à mûrir, car enfin, ce qui est grave en tout cela, ce n’est pas la lésinerie, l’avarice, que ce procédé dénote, mais le caractère général de la chose! Il donne une idée de ce que sera le mari, il est prophétique… Et maman, qu’a-t-elle à jeter l’argent par les fenêtres? Avec quoi arrivera-t-elle à Pétersbourg? Avec trois roubles ou «deux petits billets», comme dit l’autre, la vieille… Hum! comment compte-t-elle vivre ensuite à Pétersbourg? Car enfin, elle comprend déjà à certains indices qu’il lui sera «impossible» d’habiter avec Dounia après le mariage, même les premiers temps! Le charmant homme aura laissé «échapper» un mot qui a dû éclairer maman, quoiqu’elle s’en défende de toutes ses forces. «Moi-même, dit-elle, je n’y consentirais pas.» Sur qui compte-t-elle donc? Pense-t-elle vivre avec les cent vingt roubles de sa pension, amputés de la somme due à Afanassi Ivanovitch? Là, dans notre petite ville, elle use ses pauvres yeux à tricoter des capelines de laine et à broder des manchettes. Mais ces capelines n’ajoutent pas plus de vingt roubles par an aux cent vingt de sa pension, cela je le sais. C’est donc, malgré tout, sur les sentiments généreux de M. Loujine qu’elles établissent tout leur espoir. Elles pensent que lui-même offrira ses services, qu’il les suppliera de les accepter. Ah bien ouiche! C’est ce qui arrive toujours à ces belles âmes romantiques: elles vous parent jusqu’à la dernière minute un homme des plumes du paon et ne veulent croire qu’au bien, jamais au mal, bien qu’elles pressentent l’envers de la médaille; elles ne veulent jamais appeler d’avance les choses par leur nom; l’idée seule leur en paraît insupportable. La vérité, elles la repoussent de toutes leurs forces jusqu’au moment où l’homme, ainsi embelli par elles-mêmes, leur colle son poing sur la figure. Je serais curieux de savoir si M. Loujine est décoré; je jurerais que la croix de Sainte-Anne [22] brille à sa boutonnière et qu’il s’en pare aux dîners offerts par les entrepreneurs ou les gros marchands. Il le fera pour la noce sans doute. Au reste, qu’il s’en aille au diable!
«Enfin, passe encore pour maman, elle est faite ainsi, mais Dounia, à quoi pense-t-elle? Ma chère Dounetchka, c’est que je vous connais bien, vous aviez presque vingt ans quand je vous ai vue pour la dernière fois et j’ai parfaitement compris votre caractère. Maman écrit: «Dounetchka a assez de force pour supporter bien des choses.» Cela, je le savais depuis deux ans et demi, et depuis deux ans et demi, je pensais qu’en effet Dounetchka est capable de supporter bien des choses. Si elle a pu supporter M. Svidrigaïlov, avec toutes ses conséquences, c’est qu’elle a beaucoup de résistance en effet. Et maintenant, elle s’est imaginé, avec maman, qu’elle était assez énergique pour supporter également M. Loujine qui formule cette théorie de la supériorité des femmes prises dans la misère et dont le mari est le bienfaiteur, et encore n’oublions pas qu’il l’énonce à la première entrevue. Oui, mettons que ces paroles lui ont «échappé» quoique ce soit un homme «raisonnable» (et il se peut qu’elles ne lui aient pas le moins du monde échappé, mais qu’il ait tenu à s’expliquer au plus vite), mais Dounia, elle, Dounia, à quoi pense-t-elle? Elle, elle a compris cet homme et il lui faudra partager sa vie! Or elle est prête à vivre de pain sec et d’eau claire plutôt que de vendre son âme et sa liberté morale; elle ne la donnerait pas pour le confort; elle ne l’échangerait pas contre tout l’or du monde, à plus forte raison contre M. Loujine. Non, la Dounia que j’ai connue était tout autre, et… elle n’a certainement pas changé! Certes, la vie est pénible chez les Svidrigaïlov! Il est dur de passer sa vie à servir de gouvernante pour deux cents roubles, mais je sais cependant que ma sœur préférerait être le nègre d’un planteur ou un pauvre Letton en service chez un Allemand de la Baltique que de s’avilir et de perdre sa dignité en enchaînant sa vie à celle d’un homme qu’elle n’estime pas et avec lequel elle n’a rien de commun, et cela à jamais, pour des raisons d’intérêt personnel. M. Loujine pourrait être fait d’un pur ou d’un seul brillant qu’elle ne consentirait pas à devenir sa concubine légitime. Pourquoi donc s’y résout-elle à présent?
«Quel est ce mystère? Où est le mot de l’énigme? La chose est claire, elle ne se vendrait jamais pour elle-même, pour son confort, même pour échapper à la mort. Mais elle le fait pour un autre; elle se vend pour un être aimé, chéri. Voilà tout le mystère expliqué: pour son frère, pour sa mère, elle est prête à se vendre, à se vendre en entier. Oh! quand on en vient à cela, on fait violence même à tout sentiment moral. On porte au marché sa liberté, son repos, sa conscience. Périsse notre vie, pourvu que les créatures aimées soient heureuses. Bien plus, nous nous mettons à l’école des jésuites, nous nous fabriquons une casuistique subtile. Nous arrivons ainsi à nous persuader nous-même, un moment, que tout est bien ainsi, que la chose était nécessaire, que l’excellence du but justifie notre conduite. Voilà comment nous sommes; la chose est claire comme le jour.
«Il est évident qu’il ne s’agit que de Rodion Romanovitch Raskolnikov, de lui seul, et le voilà au premier plan. Comment donc peut-on faire son bonheur, lui permettre de continuer ses études à l’Université, en faire un associé, assurer son avenir? Plus tard il sera peut-être un richard, un homme respecté, honoré, il finira peut-être sa vie dans la célébrité. Et la mère? Mais il s’agit de Rodia, l’incomparable Rodia, le premier-né! Comment ne pas sacrifier à un premier-né la fille, fût-elle une Dounia? Ô chers cœurs pleins d’injustice! Quoi, elles accepteraient sans doute même le sort de Sonetchka, Sonetchka Marmeladova, l’éternelle Sonetchka, qui durera autant que le monde. Mais le sacrifice, le sacrifice, en avez-vous bien mesuré l’étendue toutes les deux? Le connaissez-vous bien? N’est-il pas trop lourd pour vous? Est-il utile? raisonnable? Savez-vous bien, Dounetchka, que le sort de Sonetchka n’est pas plus terrible que la vie avec M. Loujine? «Il ne peut être question d’amour», écrit maman. Et que direz-vous si, en plus de l’amour, l’estime est également impossible et si, bien au contraire, il existe déjà du dégoût, de l’horreur, du mépris, oui, qu’en direz-vous? C’est donc qu’il faudra encore, comme disait l’autre, «garder la propreté». C’est bien ça! Comprenez-vous bien, non, mais comprenez-vous la signification de cette «propreté-là»? Comprenez-vous que cette propreté, pour Loujine, ne diffère en rien de celle de Sonetchka? Peut-être même est-elle pire, car, malgré tout, chez vous, Dounetchka, il y a un certain espoir de confort, de superflu, un calcul en somme, tandis que là il ne s’agissait purement et simplement que de ne pas mourir de faim. Elle coûte cher, bien cher, Dounetchka, cette propreté-là. Et qu’arrivera-t-il si la chose se trouve au-dessus de vos forces, si vous vous repentez de votre acte? Que de douleurs alors, de malédictions, de larmes secrètement versées, car, enfin, vous n’êtes pas une Marfa Petrovna, vous! Que deviendra maman alors? Pense, elle est déjà inquiète et tourmentée. Que sera-ce quand elle verra les choses clairement? Et moi, que deviendrai-je? Pourquoi donc, au fait, n’avez-vous pas pensé à moi? Je ne veux pas de votre sacrifice, Dounetchka, je n’en veux pas, maman! Ce mariage n’aura pas lieu tant que je vivrai, il n’aura pas lieu, non! je m’y refuse!»
Tout à coup, il rentra en lui-même et s’arrêta.
«Il n’aura pas lieu, mais que feras-tu donc pour l’empêcher? Tu t’y opposeras? de quel droit? Tu leur consacreras toute ta vie, tout ton avenir quand tu «auras fini tes études et trouvé une situation». Nous connaissons cela: ce sont des châteaux en Espagne; mais tout de suite, maintenant, que feras-tu? Car c’est tout de suite qu’il faut agir, comprends-tu? Or, toi, que fais-tu? Tu les gruges; cet argent, c’est en empruntant sur une pension de cent roubles et en demandant une avance d’honoraires à des Svidrigaïlov qu’elles te les procurent. Comment leur épargneras-tu les Afanassi Ivanovitch Vakhrouchine et les Svidrigaïlov, espèce de futur millionnaire de Zeus qui t’arroges le droit de disposer de leur destin? En dix ans, ta mère aura eu le temps de perdre la vue en tricotant toutes ces capelines et à force de pleurer; elle aura perdu la santé à force de privations; et ta sœur? Allons, imagine un peu ce qu’elle sera devenue d’ici dix ans ou pendant ces dix ans. Tu as compris?»
C’est ainsi qu’il se torturait en se posant toutes ces questions; il en éprouvait même une sorte de jouissance. Elles n’étaient d’ailleurs pas neuves pour lui et n’avaient rien pour le surprendre; c’étaient de vieilles questions familières qui l’avaient déjà tant fait souffrir que son cœur en était tout déchiré. Il y avait longtemps que cette angoisse qui le tourmentait était née; elle avait grandi en son cœur, s’était amassée, développée et, ces derniers temps, semblait épanouie sous la forme d’une épouvantable, fantastique et sauvage interrogation qui le torturait sans relâche, en exigeant impérieusement une réponse.
À présent, la lettre de sa mère venait de le frapper comme un coup de foudre. Il était clair que le temps des lamentations, des souffrances stériles était passé. Ce n’était plus le moment de raisonner sur son impuissance, mais il devait agir immédiatement, au plus vite. Il fallait prendre une résolution coûte que coûte, n’importe laquelle, ou bien… «Ou renoncer à la vie, s’écria-t-il, dans une sorte de délire, accepter le destin d’une âme résignée, l’accepter tel quel, une fois pour toutes, et étouffer toutes ses aspirations en abdiquant définitivement tout droit d’agir, de vivre et d’aimer!»
«Comprenez-vous, mais comprenez-vous bien, mon cher Monsieur, ce que signifie n’avoir plus où aller?» C’étaient les paroles que Marmeladov avait prononcées la veille et dont Raskolnikov se souvenait soudain «car chaque homme doit avoir un endroit où aller»…
Brusquement, il tressaillit, une idée qu’il avait eue la veille venait de se présenter encore à son esprit, mais ce n’était pas le retour de cette pensée qui le faisait frissonner. Il savait bien qu’elle allait revenir, il en avait le pressentiment, il l’attendait, elle n’était d’ailleurs pas exactement la même que la veille, cette pensée! La différence était celle-ci: qu’un mois auparavant et hier encore, elle n’était qu’un rêve, tandis que maintenant… maintenant, elle se présentait à lui sous une forme nouvelle, menaçante et tout à fait mystérieuse, lui-même en avait conscience… Il subit un choc à la tête; un nuage brouilla ses yeux.
Il jeta un regard rapide autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose; il éprouvait le besoin de s’asseoir; ses yeux erraient en quête d’un banc. Il se trouvait à ce moment sur le boulevard K… et le banc s’offrit à sa vue, à cent pas environ de distance. Il hâta le pas autant qu’il le put, mais il lui arriva en chemin une petite aventure qui, pendant quelques minutes, absorba toute son attention. Tandis qu’il regardait son banc de loin, il remarqua, à vingt pas environ devant lui, une femme, à laquelle il commença par ne prêter pas plus d’attention qu’à tous les objets qu’il avait pu rencontrer jusqu’ici sur sa route. Bien des fois, il était rentré chez lui sans se rappeler par quelles rues il était passé. Il avait même pris l’habitude de cheminer ainsi sans rien voir. Mais cette femme avait quelque chose de bizarre qui frappait à première vue et, peu à peu, elle attira l’attention de Raskolnikov. Au début, c’était malgré lui, il y mettait même de la mauvaise humeur, mais bientôt l’impulsion qui le poussait devint de plus en plus forte. Un désir le prit soudain de saisir ce qui rendait cette femme si bizarre.
Tout d’abord, ce devait être une jeune fille, selon toute apparence une adolescente; elle avançait tête nue, en plein soleil, sans ombrelle ni gants, et balançait les bras en marchant, d’une allure comique. Elle portait une robe de soie légère, curieusement ajustée sur elle, mal agrafée, déchirée en haut de la jupe à la taille; un lambeau d’étoffe traînait et ondulait derrière elle. Elle avait à son cou un petit fichu posé de travers. Elle marchait d’un pas mal assuré et chancelait continuellement sur ses jambes.
Cette rencontre finit par éveiller toute l’attention de Raskolnikov. Il rejoignit la jeune fille à la hauteur du banc; elle s’y jeta plutôt qu’elle ne s’assit, renversa la tête en arrière et ferma les yeux comme une personne rompue de fatigue. Il devina, en l’examinant, qu’elle était complètement ivre. La chose semblait si étrange qu’il se demanda même au premier abord s’il ne s’était pas trompé. Il avait devant lui un tout petit visage, presque enfantin, qui n’accusait pas plus de seize, ou peut-être même quinze ans, un visage blond, joli, mais échauffé et un peu enflé. La jeune fille semblait tout à fait inconsciente; elle avait croisé les jambes dans une attitude assez inconvenante et, selon toute apparence, ne se rendait pas compte qu’elle se trouvait dans la rue.
Raskolnikov ne s’assit point, mais il ne voulait pas s’en aller non plus et il restait debout devant elle, indécis. Habituellement peu fréquenté, le boulevard à cette heure torride (il était une heure après midi environ) se trouvait tout à fait désert. Cependant, à quelques pas de là, au bord de la chaussée et un peu à l’écart, se tenait un homme qui semblait, pour une raison quelconque, fort désireux de s’approcher également de la jeune fille. Il avait dû lui aussi la remarquer de loin et la suivre, mais Raskolnikov l’avait dérangé. Il lui jetait des regards furieux, à la dérobée, il est vrai, et de manière que l’autre ne les vît point et il attendait avec impatience le moment où cet ennuyeux va-nu-pieds lui céderait la place.
La chose était claire. Le monsieur était un homme d’une trentaine d’années, fort et gras, au teint vermeil, aux petites lèvres roses surmontées d’une jolie moustache et tiré à quatre épingles. Raskolnikov entra dans une violente colère; il éprouva soudain le besoin d’insulter ce gros fat. Il quitta la jeune fille et s’approcha de lui.
– Dites donc, Svidrigaïlov, que cherchez-vous ici? cria-t-il, en serrant les poings avec un mauvais rire.
– Qu’est-ce que cela signifie? demanda l’autre d’un ton rogue, en fronçant les sourcils; son visage prit une expression d’étonnement plein de morgue.
– Décampez, voilà ce que cela signifie.
– Comment oses-tu, canaille?
Il brandit sa cravache. Raskolnikov se jeta sur lui, les poings fermés, sans même songer que ce dernier aurait facilement raison de deux hommes comme lui. Mais, à ce moment-là, quelqu’un le saisit par-derrière avec force. Un sergent de ville se dressa entre les deux adversaires.
– Arrêtez, messieurs, on ne se bat pas dans les endroits publics. Que voulez-vous? Quel est votre nom? demanda-t-il sévèrement à Raskolnikov, dont il venait de remarquer les vêtements en loques.
Celui-ci l’examina attentivement. Le sergent de ville avait une honnête figure de soldat à moustaches grises et à grands favoris; son regard semblait plein d’intelligence.
– C’est précisément de vous que j’ai besoin, cria-t-il, en le prenant par le bras. Je suis un ancien étudiant, Raskolnikov… C’est pour vous aussi que je le dis, – il s’adressait au monsieur. – Quant à vous, venez, j’ai à vous montrer quelque chose…
Et, tenant toujours le sergent de ville par le bras, il l’entraîna vers le banc.
– Venez, regardez, elle est complètement ivre; elle se promenait tout à l’heure sur le boulevard; Dieu sait ce qu’elle est, mais elle n’a pas l’air d’une fille, enfin d’une professionnelle. Ce que je crois, c’est qu’on l’a fait boire et l’on en a profité pour abuser d’elle, la première fois… Comprenez-vous? Et puis on l’a laissée aller dans cet état. Regardez comme sa robe est déchirée et comme elle est mise. Elle ne s’est pas habillée elle-même, on l’a habillée; ce sont des mains maladroites, des mains d’homme qui l’ont fait; cela se voit. Et maintenant, regardez par ici. Ce beau monsieur avec lequel je voulais me battre tout à l’heure, il m’est inconnu; je le vois pour la première fois. Mais il l’a remarquée lui aussi tout à l’heure, sur son chemin, devant lui; il a vu qu’elle était ivre, inconsciente et il a terriblement envie de s’approcher d’elle, de l’emmener dans cet état, Dieu sait où… Je suis sûr de ne pas me tromper; croyez bien que je ne me trompe pas. J’ai vu moi-même comment il l’épiait, mais j’ai dérangé ses projets; il n’attend maintenant que mon départ. Voyez, il s’est retiré un peu à l’écart et il fait semblant de rouler une cigarette… Comment lui arracher cette jeune fille et la ramener chez elle? Pensez-y.
Le sergent comprit immédiatement la situation et se mit à réfléchir. Le dessein du gros monsieur n’était pas difficile à comprendre; restait la fillette. Il se pencha sur elle pour l’examiner de plus près et son visage exprima une compassion sincère.
– Quelle pitié! s’écria-t-il, en hochant la tête; c’est une enfant. On l’a attirée dans un piège, c’est bien cela! Écoutez, Mademoiselle, où demeurez-vous?
La jeune fille souleva ses paupières pesantes, regarda d’un air hébété les hommes qui l’interrogeaient et fit un geste comme pour repousser toute question.
– Écoutez, fit Raskolnikov, voilà (il fouilla dans ses poches et en tira vingt kopecks), voilà de l’argent, prenez une voiture et faites-la reconduire chez elle. Si nous pouvions seulement nous procurer son adresse.
– Mademoiselle, dites, Mademoiselle, recommença le sergent de ville en prenant l’argent, je vais arrêter une voiture et je vous accompagnerai moi-même. Où faut-il vous conduire? Où habitez-vous?
– Allez-vous-en! Quels crampons! fit la jeune fille et elle refit le même geste d’écarter quelqu’un.
– Ah! que c’est mal! quelle honte! Il hocha de nouveau la tête, d’un air plein de reproche, de pitié et d’indignation. Là est la difficulté, fit-il à Raskolnikov, en le toisant, pour la seconde fois, d’un bref coup d’œil. Il devait lui paraître étrange, ce loqueteux vêtu de telles guenilles qui donnait de l’argent.
– Vous l’avez rencontrée loin d’ici? lui demanda-t-il.
– Je vous le répète: elle marchait devant moi sur ce boulevard, elle chancelait. À peine arrivée au banc, elle s’y est affalée.
– Ah, quelles hontes maintenant dans ce monde, Seigneur! Une jeunesse pareille et déjà ivre! On l’a trompée, ça c’est sûr. Tenez, sa petite robe est toute déchirée… Ah! que de vice on rencontre aujourd’hui. C’est peut-être une fille noble après tout, ruinée. On en voit beaucoup à présent. On la prendrait pour une demoiselle de bonne famille – et de nouveau il se pencha sur elle. Peut-être lui-même était-il père de jeunes filles bien élevées qu’on aurait pu prendre pour des demoiselles de bonne famille, habituées aux belles manières.
– L’essentiel, faisait Raskolnikov tout agité, l’essentiel, c’est de ne pas la laisser tomber aux mains de ce drôle. Il l’outragerait encore, ce qu’il veut est clair comme de l’eau de roche. Voyez-vous le coquin, il ne s’en va pas!
Il parlait à haute voix et indiquait le monsieur du doigt. L’autre entendit et parut prêt à se fâcher encore, mais il se ravisa et se contenta de lui jeter un regard méprisant. Puis, il s’éloigna lentement d’une dizaine de pas et s’arrêta de nouveau.
– Ne pas la laisser tomber entre ses mains? Ça, ça se peut, oui, répondit le sous-officier d’un air pensif. Voilà, si elle nous donnait son adresse au moins, sans quoi… Mademoiselle, dites donc, Mademoiselle, et il se pencha encore vers elle.
Soudain, elle ouvrit les yeux tout grands, regarda les deux hommes attentivement comme si une lumière subite se faisait dans son esprit, se leva de son banc et reprit en sens inverse le chemin par où elle était venue. «Fi! les insolents, ils s’accrochent à moi», murmura-t-elle, en agitant de nouveau les bras comme pour écarter quelque chose. Elle allait d’un pas rapide, toujours mal assuré. L’élégant promeneur se mit à la suivre, mais il avait pris l’allée parallèle sans la perdre de vue.
– Ne vous inquiétez pas, il ne l’aura pas, dit résolument le sergent de ville, en leur emboîtant le pas.
«Ah! que de vice on voit maintenant!» répéta-t-il à haute voix avec un soupir.
À ce moment-là, Raskolnikov se sentit mordu par un sentiment obscur. Un revirement complet se produisit en lui.
– Écoutez, dites donc! cria-t-il au brave moustachu.
L’autre se retourna.
– Laissez, que vous importe! Laissez-le s’amuser (il montrait le gandin). Que vous importe?
Le sergent de ville ne comprenait pas et le regardait avec de grands yeux.
Raskolnikov éclata de rire.
– Ah, ah! fit le sergent avec un geste agacé de la main; il continua de suivre le beau monsieur et la jeune fille. Il devait prendre Raskolnikov pour un fou ou quelque chose de pire.
«Il emporte mes vingt kopecks, fit avec colère le jeune homme resté seul. Allons, soit, il se fera payer par l’autre aussi et il lui laissera la jeune fille; c’est ainsi que la chose finira… Qu’est-ce que j’avais à vouloir venir à son secours, moi? Ah! bien, oui, secourir, est-ce à moi de le faire? Ils n’ont qu’à se dévorer les uns les autres tout vifs, que m’importe à moi? Et comment ai-je osé donner ces vingt kopecks? Est-ce qu’ils m’appartenaient?»
Malgré ces paroles étranges, il avait le cœur très gros. Il s’assit sur le banc abandonné. Ses pensées roulaient, incohérentes. Il lui était d’ailleurs pénible de penser à quoi que ce fût en ce moment. Il aurait voulu tout oublier, s’endormir, puis se réveiller et commencer une vie nouvelle.
«Pauvre fillette, dit-il en regardant le coin du banc où elle s’était assise. Elle reviendra à elle, pleurera, puis la mère l’apprendra. D’abord, elle la battra, puis elle lui donnera le fouet cruellement, honteusement, et ensuite elle la chassera peut-être. Lors même qu’elle ne le ferait pas, une Daria Frantzovna quelconque finira bien par avoir vent de la chose et voilà ma fillette à rouler de-ci de-là… puis ce sera l’hôpital (cela arrive toujours à celles qui habitent chez des mères honnêtes et sont obligées de faire leurs farces à la douce) et après… et après… l’hôpital encore… le vin… les boîtes de nuit, et encore toujours l’hôpital… En deux ou trois ans de cette vie, la voilà infirme, à dix-huit ou dix-neuf ans, oui… Combien en ai-je vu comme ça et comment en arrivaient-elles là? Eh bien, voilà, elles commençaient toutes comme celle-ci… Bah! que m’importe, on dit qu’il en faut. Un certain pourcentage doit finir ainsi chaque année… et disparaître Dieu sait où… au diable sans doute, pour garantir le repos des autres. Un pourcentage! Ils ont de jolis petits mots! rassurants, techniques… On dit un pourcentage. Il n’y a donc pas de raison de s’inquiéter… Voilà, si c’était un autre mot, ce serait autre chose… On s’en préoccuperait peut-être alors? et que sera-ce si Dounetchka est un jour englobée dans ce pourcentage? Sinon cette année, du moins l’année prochaine?
«Mais où vais-je donc? pensa-t-il soudain. Étrange! J’avais un but en sortant. À peine avais-je lu la lettre que je suis sorti… J’allais chez Razoumikhine dans l’île Vassilevski. Voilà, maintenant je m’en souviens. Mais pourquoi cependant? Et pourquoi la pensée d’aller chez Razoumikhine m’est-elle venue à présent? C’est extraordinaire!»
Il ne se comprenait pas lui-même. Razoumikhine était un de ses anciens amis de l’Université. Chose à noter, Raskolnikov, qui avait été étudiant, ne s’était jamais lié avec ses camarades; il vivait isolé, n’allait chez aucun de ses condisciples et n’aimait pas recevoir leur visite. Eux, du reste, n’avaient pas tardé à se détourner tous de lui. Il ne prenait part ni aux réunions, ni aux discussions, ni aux plaisirs d’étudiants. Il travaillait avec une ardeur implacable qui lui avait valu l’estime générale, mais nul ne l’aimait. Il était très pauvre, fier, hautain et renfermé comme s’il avait un secret à cacher. Certains de ses camarades trouvaient qu’il semblait les considérer comme des enfants qu’il aurait dépassés par sa culture, ses connaissances et dont il jugeait les idées et les intérêts bien inférieurs aux siens.
Cependant, il s’était lié avec Razoumikhine. Du moins se montrait-il plus communicatif avec lui qu’avec les autres, plus franc. Il était d’ailleurs impossible de se comporter autrement avec Razoumikhine. C’était un garçon extrêmement gai, expansif et d’une bonté qui touchait à la naïveté. Cette naïveté cependant n’excluait pas les sentiments profonds et une grande dignité. Ses meilleurs amis le savaient bien, tous l’aimaient. Il était loin d’être bête quoiqu’il se montrât réellement un peu naïf parfois. Il avait une tête expressive; il était mince, grand, mal rasé, ses cheveux étaient noirs. Il faisait la mauvaise tête à ses heures et passait pour un hercule. Une nuit qu’il courait les rues en compagnie de camarades, il avait terrassé, d’un seul coup de poing, un gardien de la paix qui ne mesurait pas moins d’un mètre quatre-vingt-dix. Il pouvait se livrer aux pires excès de boisson et observer aussi bien la sobriété la plus stricte. S’il lui arrivait de commettre d’impardonnables folies, il se montrait, en d’autres temps, d’une sagesse exemplaire.
Razoumikhine était encore remarquable par cette particularité qu’aucun insuccès ne pouvait le troubler et que nul revers n’arrivait à l’abattre. Il aurait pu loger sur un toit, endurer une faim atroce et des froids terribles. Il était extrêmement pauvre, devait se tirer d’affaire tout seul, mais trouvait le moyen de gagner sa vie. Il connaissait une foule d’endroits où il pouvait se procurer de l’argent, par son travail naturellement.
On l’avait vu passer tout un hiver sans feu; il assurait que cela lui était agréable car on dort mieux quand on a froid. En ce moment, il avait dû lui aussi quitter l’Université faute de ressources, mais il comptait bien reprendre ses études le plus tôt possible et mettait tous ses efforts à améliorer sa situation pécuniaire. Il y avait quatre mois que Raskolnikov n’était allé chez lui; Razoumikhine ne connaissait même pas son adresse. Ils s’étaient rencontrés dans la rue, un jour, quelque deux mois auparavant, mais Raskolnikov s’était détourné aussitôt et avait même changé de trottoir; Razoumikhine, quoiqu’il eût fort bien reconnu son ami, avait feint de ne pas le voir afin de ne pas lui faire honte.
«Je me proposais, en effet, il n’y a pas bien longtemps, de demander à Razoumikhine de me procurer du travail, des leçons ou autre chose… songeait Raskolnikov. Mais, à présent, que peut-il pour moi? Mettons qu’il me trouve des leçons et même qu’il partage son dernier kopeck avec moi, s’il en a un… de telle sorte que je puisse m’acheter des chaussures, réparer mes habits afin de pouvoir aller donner mes leçons, hum! Bon, et après? Que ferai-je de ces kopecks? Est-ce ce dont j’ai besoin à présent? Je suis vraiment ridicule d’aller chez Razoumikhine.» La question de savoir pour quelle raison il se rendait maintenant chez Razoumikhine le tourmentait plus qu’il ne se l’avouait à lui-même. Il cherchait fiévreusement un sens sinistre, pour lui, à cette démarche, en apparence si anodine.
«Quoi donc, se peut-il que j’aie pensé arranger toute l’affaire grâce au seul Razoumikhine? trouver la solution à toutes ces graves questions en lui?» se demandait-il avec surprise.
Il réfléchissait, se frottait le front, et, chose bizarre, tout à coup, après qu’il se fut mis longtemps l’esprit à la torture, une idée extraordinaire lui vint brusquement.
«Hum! j’irai chez Razoumikhine, fit-il soudain du ton le plus calme, comme s’il avait pris une décision définitive. J’irai chez Razoumikhine, cela est certain… mais pas maintenant… j’irai chez lui… le lendemain, après la chose, quand la «chose» sera finie et quand tout aura changé…»
Tout à coup, Raskolnikov revint à lui.
«Après la chose, s’écria-t-il en sursautant, mais cette chose aura-t-elle lieu, aura-t-elle vraiment lieu?»
Il quitta le banc et s’éloigna d’un pas rapide; il courait presque, avec l’intention de retourner en arrière, de rentrer, mais, à cette idée, le dégoût s’empara de lui. C’était chez lui, là, dans un coin de cet horrible placard qu’était sa chambre, qu’avait mûri la «chose», il y avait déjà plus d’un mois, et il se mit à marcher droit devant lui, à l’aventure.
Son tremblement nerveux avait pris un caractère fébrile; il se sentait frissonner; il avait froid malgré la chaleur accablante. Cédant à une sorte de nécessité intérieure et presque inconsciente, il s’efforça péniblement de fixer son attention sur les divers objets qu’il rencontrait, afin de se distraire de ses pensées, mais ses efforts étaient vains; il retombait à chaque instant dans sa rêverie. Au bout d’un moment, il tressaillait encore, relevait la tête, jetait un regard autour de lui et ne pouvait plus se rappeler à quoi il pensait tout à l’heure. Il ne reconnaissait même pas les rues qu’il parcourait. Il traversa ainsi toute l’île Vassilevski, déboucha devant la petite Néva, passa le pont et arriva aux îles [23]. La verdure et la fraîcheur du paysage réjouirent d’abord ses yeux las, habitués à la poussière des rues, à la chaux, aux immenses maisons écrasantes. L’air ici n’était plus étouffant, ni puant; on n’y voyait point de cabaret. Mais bientôt ces sensations nouvelles perdirent leur charme; un agacement maladif le reprit.
Il s’arrêtait par moments devant une villa coquettement nichée dans la verdure; il regardait par la grille et voyait au loin des femmes élégantes sur les balcons et les terrasses; des enfants couraient dans les jardins. Il s’intéressait surtout aux fleurs; c’étaient elles qui attiraient particulièrement ses regards. De temps en temps, il voyait passer des cavaliers, des amazones et de belles voitures; il les suivait d’un œil curieux et les oubliait avant qu’ils eussent disparu.
Une fois, il s’arrêta et compta son argent; il lui restait trente kopecks: «vingt au sergent de ville, trois à Nastassia pour la lettre, j’en ai donc donné hier à Marmeladov quarante-sept ou cinquante», se dit-il. Il devait avoir une raison de calculer ainsi, mais il l’oublia en tirant l’argent de sa poche et ne s’en souvint qu’un peu plus tard en passant devant un marchand de comestibles, une sorte de gargote plutôt; il sentit alors qu’il avait faim.
Il entra dans la gargote, y avala un verre de vodka et mangea quelques bouchées d’un petit pâté qu’il emporta et acheva en se promenant. Il y avait très longtemps qu’il n’avait bu de vodka; le petit verre qu’il venait d’avaler agit sur lui d’une façon foudroyante. Ses jambes s’appesantirent; il éprouva une forte envie de dormir. Il voulut retourner chez lui, mais, arrivé à l’île Petrovski [24], il dut s’arrêter, complètement épuisé.
Quittant donc la grande route, il entra dans les taillis, se laissa tomber sur l’herbe et s’endormit aussitôt.
Les songes d’un homme malade prennent très souvent un relief extraordinaire et rappellent la réalité à s’y méprendre. Le tableau qui se déroule ainsi est parfois monstrueux, mais les décors où il évolue, tout le cours de la représentation sont si vraisemblables, pleins de détails si imprévus, si ingénieux et d’un choix si heureux, que le dormeur serait assurément incapable de les inventer à l’état de veille, fût-il un artiste aussi grand que Pouchkine ou Tourguenev. Ces rêves, – nous parlons toujours de rêves maladifs, – ne s’oublient pas facilement; ils produisent une vive impression sur l’organisme délabré et en proie à une excitation nerveuse.
Raskolnikov fait un rêve effrayant. Il se revoit enfant dans la petite ville qu’il habitait alors avec sa famille [25]. Il a sept ans et se promène un soir de fête avec son père, aux portes de la ville, en pleine campagne. Le temps est gris, l’air étouffant, les lieux exactement pareils au souvenir qu’il en a gardé. Au contraire, il retrouve en songe plus d’un détail qui s’était effacé de sa mémoire. La petite ville apparaît tout entière, à découvert. Pas un seul arbre, pas même un saule blanc, aux environs; au loin seulement, à l’horizon, aux confins du ciel, dirait-on, un petit bois fait une tache sombre.
À quelques pas du dernier jardin de la ville s’élève un cabaret, un grand cabaret, qui impressionnait toujours désagréablement l’enfant et l’effrayait même quand il passait par là en se promenant avec son père. Il était toujours plein d’une foule de gens qui braillaient, ricanaient, s’injuriaient et chantaient d’une façon si horrible avec des voix éraillées et se battaient si souvent. Autour du cabaret erraient toujours des ivrognes aux figures affreuses. Quand le garçonnet les rencontrait, il se serrait convulsivement contre son père et tremblait tout entier. Près du cabaret, un chemin de traverse toujours poussiéreux, et dont la poussière semblait si noire! Il était sinueux; à trois cents pas environ du cabaret, il obliquait à droite et contournait le cimetière.
Au milieu du cimetière s’élève une église de pierre à la coupole verte. L’enfant y allait deux fois par an avec son père et sa mère entendre célébrer la messe pour le repos de l’âme de sa grand’mère morte depuis longtemps et qu’il n’avait pas connue. À ces occasions, ils emportaient toujours sur un plat enveloppé d’une serviette le gâteau des morts [26] où la croix était figurée par des raisins secs. Il aimait cette église, ses vieilles images saintes presque toutes sans cadres et aussi son vieux prêtre à la tête branlante. Près de la pierre tombale de sa grand’mère se trouvait une toute petite tombe, celle de son frère cadet, mort à six mois, qu’il n’avait pas connu non plus et dont il ne pouvait pas se souvenir. On lui avait seulement dit qu’il avait eu un petit frère et, chaque fois qu’il venait au cimetière, il se signait pieusement devant la petite tombe, puis s’inclinait avec respect et la baisait.
Voici maintenant son rêve. Il suit avec son père le chemin qui mène au cimetière; ils passent devant le cabaret. Il tient son père par la main et y jette un regard effrayé. Or, un fait particulier attire son attention: il semble qu’il s’y passe une fête aujourd’hui. On y voit une foule de bourgeoises endimanchées, de paysannes avec leurs maris, puis tout un ramassis d’individus louches. Tous sont ivres et chantent des chansons; devant la porte stationne une charrette des plus bizarres, une de ces énormes charrettes attelées généralement de lourds chevaux de trait et qui servent à transporter des marchandises et des fûts de vin. Raskolnikov aimait toujours contempler ces grandes bêtes à la longue crinière, aux jarrets épais, qui avancent d’un pas mesuré et tranquille et traînent sans fatigue de véritables montagnes (on dirait même au contraire qu’elles marchent mieux attelées à des chargements que libres). Mais, à présent, chose étrange, à cette lourde charrette est attelé un petit cheval rouan d’une maigreur pitoyable, une de ces rosses qu’il avait vues bien souvent tirer avec peine une haute charretée de bois ou de foin, que les paysans accablent de coups, allant jusqu’à les frapper en plein museau et sur les yeux quand les pauvres bêtes s’épuisent vainement à essayer de dégager le véhicule embourbé. Ce spectacle lui faisait toujours venir les larmes aux yeux quand il était enfant, et sa maman alors se hâtait de l’éloigner de la fenêtre.
Soudain, un grand tapage s’élève dans le cabaret. Il en sort, avec des cris, des chants, un tas de grands paysans avinés, en chemises bleues et rouges, la balalaïka à la main, la souquenille jetée négligemment sur l’épaule. «Montez, montez tous, crie un homme encore jeune, au cou épais, à la face charnue d’un rouge carotte. Je vous emmène tous, montez.» Ces paroles provoquent des exclamations et des rires.
– Une rosse pareille faire le chemin?
– Mais il faut que tu aies perdu l’esprit, Mikolka, pour atteler une pauvre bête comme ça à cette charrette!
– Dites donc, les amis, elle a au moins vingt ans cette jument rouanne!
– Montez, j’emmène tout le monde! se remet à crier Mikolka, en sautant le premier dans la charrette.
Il saisit les rênes et se dresse de toute sa taille sur le siège.
– Le cheval bai est parti tantôt avec Mathieu, crie-t-il de sa place, et cette jument-là, les amis, est un vrai crève-cœur pour moi. J’ai envie de l’abattre, parole d’honneur, elle n’est même pas capable de gagner sa nourriture. Montez, vous dis-je. Je la ferai bien galoper; je vous dis que je la ferai galoper.
Il prend son fouet et se prépare avec délice à fouetter la jument rouanne.
– Mais montez donc, voyons, ricane-t-on dans la foule, puisqu’on vous dit qu’elle va galoper!
– Il y a au moins dix ans qu’elle n’a pas galopé!
– Oh! elle vous ira bon train!
– Ne la ménagez pas, les amis, prenez chacun un fouet; allez-y. C’est cela. Fouettez-la.
Tous grimpent dans la charrette de Mikolka avec des rires et des plaisanteries. Ils s’y sont fourrés à six et il reste encore de la place. Ils prennent avec eux une grosse paysanne à la face rubiconde, vêtue d’un sarafane [27], la coiffure garnie de verroterie; elle croque des noisettes et ricane.
La foule qui entoure l’équipage rit aussi et, en vérité, comment ne pas rire à l’idée qu’une pareille rosse devra emporter au galop tout ce monde! Deux gars qui se trouvent dans la charrette prennent aussitôt des fouets pour aider Mikolka. On crie: «Allez!» Le cheval tire de toutes ses forces, il est non seulement incapable de galoper, mais c’est à peine s’il réussit à marcher au pas. Il piétine, gémit, plie le dos sous les coups que tous les fouets font pleuvoir sur lui dru comme grêle. Les rires redoublent dans la charrette et parmi la foule; mais Mikolka se fâche et, dans sa colère, frappe de plus belle la petite jument comme s’il espérait la faire galoper.
– Frères, laissez-moi monter moi aussi, fait un gars alléché par ce joyeux tintamarre.
– Monte! Montez tous, crie Mikolka; elle nous emmènera tous; je la ferai bien marcher à force de coups. Et de fouetter, de fouetter la bête. Dans sa fureur, il ne sait même plus avec quoi la frapper pour la faire souffrir davantage.
– Papa, petit père, crie Rodia, petit père, que font-ils? Ils battent le pauvre petit cheval.
– Allons, viens, viens, dit le père. Ce sont des ivrognes, ils s’amusent, les imbéciles. Allons-nous-en, ne regarde pas.
Il veut l’emmener, mais l’enfant lui échappe et se précipite hors de lui vers la pauvre bête. Le malheureux animal est déjà à bout de forces. Il s’arrête tout haletant, puis se remet à tirer; peu s’en faut qu’il ne s’abatte.
– Fouettez-la, qu’elle en crève, hurle Mikolka. Il n’y a que ça; je vais m’y mettre.
– Pour sûr, tu n’es pas un chrétien, espèce de démon, crie un vieillard dans la foule.
– A-t-on jamais vu une petite jument comme celle-là traîner une charge pareille? ajoute un autre.
– Tu la feras crever, crie un troisième.
– Ne m’embêtez pas, elle est à moi, j’en fais ce que je veux. Venez, montez tous! Je veux absolument qu’elle galope…
Soudain, une bordée d’éclats de rire retentit dans la foule et couvre la voix de Mikolka. La jument, accablée de coups redoublés, avait perdu patience et s’était mise à ruer malgré sa faiblesse. Le vieux n’y peut tenir et partage l’hilarité générale. Il y avait de quoi rire en effet: un cheval qui tient à peine sur ses pattes et qui rue!
Deux gars se détachent de la foule, s’arment de fouets et courent cingler la bête des deux côtés, l’un à droite, l’autre à gauche.
– Fouettez-la sur le museau, dans les yeux, en plein dans les yeux, vocifère Mikolka.
– Frères, une chanson, crie quelqu’un dans la charrette, et tous de reprendre le refrain; la chanson grossière retentit, le tambourin résonne, on siffle la ritournelle; la paysanne croque ses noisettes et ricane.
Rodia s’approche du petit cheval; il s’avance devant lui; il le voit frappé sur les yeux, oui sur les yeux! Il pleure. Son cœur se gonfle; ses larmes coulent. L’un des bourreaux lui effleure le visage de son fouet; il ne le sent pas, il se tord les mains, il crie, il se précipite vers le vieillard à la barbe blanche qui hoche la tête et semble condamner cette scène. Une femme le prend par la main et veut l’emmener; il lui échappe et court au cheval, qui à bout de forces tente encore de ruer.
– Le diable t’emporte, maudit! vocifère Mikolka dans sa fureur. Il jette le fouet, se penche, tire du fond de la carriole un long et lourd brancard et, le tenant à deux mains par un bout, il le brandit péniblement au-dessus de la jument rouanne.
– Il va l’assommer, crie-t-on autour de lui.
– La tuer.
– Elle est à moi, hurle Mikolka; il frappe la bête à bras raccourcis. On entend un fracas sec.
– Fouette-la, fouette-la, pourquoi t’arrêtes-tu? crient des voix dans la foule. Mikolka soulève encore le brancard, un second coup s’abat sur l’échine de la pauvre haridelle. Elle se tasse; son arrière-train semble s’aplatir sous la violence du coup, puis elle sursaute et se met à tirer avec tout ce qui lui reste de forces, afin de démarrer, mais elle ne rencontre de tous côtés que les six fouets de ses persécuteurs; le brancard se lève de nouveau, retombe pour la troisième fois, puis pour la quatrième, d’une façon régulière. Mikolka est furieux de ne pouvoir l’achever d’un seul coup.
– Elle a la vie dure, crie-t-on autour de lui.
– Elle va tomber, vous verrez, les amis, sa dernière heure est venue, observe un amateur, dans la foule.
– Prends une hache, il faut en finir d’un coup, suggère quelqu’un.
– Qu’avez-vous à bayer aux corneilles? place! hurle Mikolka. Il jette le brancard, se penche, fouille de nouveau dans la charrette et en retire cette fois un levier de fer.
– Gare, crie-t-il; il assène de toutes ses forces un grand coup à la pauvre bête. La jument chancelle, s’affaisse, tente un dernier effort pour tirer, mais le levier lui retombe de nouveau pesamment sur l’échine; elle s’abat sur le sol, comme si on lui avait tranché les quatre pattes d’un seul coup.
– Achevons-la, hurle Mikolka; il bondit, pris d’une sorte de folie, hors de la charrette. Quelques gars, aussi ivres et cramoisis que lui, saisissent ce qui leur tombe sous la main: des fouets, des bâtons, ou un brancard, et ils courent sur la petite jument expirante. Mikolka, debout près d’elle, continue à frapper de son levier, sans relâche. La pauvre haridelle allonge la tête, pousse un profond soupir et crève.
– Il l’a achevée! crie-t-on dans la foule.
– Et pourquoi ne voulait-elle pas galoper?
– Elle est à moi, crie Mikolka, son levier à la main. Il a les yeux injectés de sang et semble regretter de n’avoir plus personne à frapper.
– Eh bien, vrai, tu es un mécréant, crient plusieurs assistants dans la foule.
Mais le pauvre garçonnet est hors de lui. Il se fraye un chemin, avec un grand cri, et s’approche de la jument rouanne. Il enlace son museau immobile et sanglant, l’embrasse; il embrasse ses yeux, ses lèvres, puis il bondit soudain et se précipite, les poings en avant, sur Mikolka. Au même instant, son père qui le cherchait depuis un moment, le découvre enfin, l’emporte hors de la foule…
– Allons, allons, lui dit-il, allons-nous-en à la maison.
– Petit père, pourquoi ont-ils tué… le pauvre petit cheval? sanglote l’enfant. Mais il a la respiration coupée et les mots s’échappent de sa gorge contractée en cris rauques.
– Ce sont des ivrognes, ils s’amusent; ce n’est pas notre affaire, viens! dit le père. Rodion l’entoure de ses bras, mais sa poitrine est serrée dans un étau de feu; il essaie de reprendre son souffle, de crier – et s’éveille.
Raskolnikov s’éveilla, le corps moite, les cheveux trempés de sueur, tout haletant et se souleva plein d’épouvante.
– Dieu soit loué; ce n’était qu’un rêve, dit-il en s’asseyant sous un arbre; il respira profondément.
«Mais qu’est-ce donc? Une mauvaise fièvre qui commence? Ce songe affreux me le ferait croire!»
Il sentait tout son corps moulu; son âme était sombre et troublée. Appuyant les coudes sur ses genoux, il laissa tomber sa tête dans ses mains.
«Seigneur, s’exclama-t-il, se peut-il, mais se peut-il vraiment que je prenne une hache pour la frapper et lui fracasser le crâne? Se peut-il que je glisse sur le sang tiède et gluant, que j’aille forcer la serrure, voler, trembler, et me cacher tout ensanglanté… avec ma hache?… Seigneur, cela est-il possible?…»
Il tremblait comme une feuille en parlant ainsi.
«À quoi vais-je penser? continua-t-il d’un ton de profonde surprise. Je savais bien que je n’en serais pas capable. Pourquoi me tourmenter ainsi?… Car, enfin, hier encore, quand je suis allé faire cette… répétition, j’ai parfaitement compris que c’était au-dessus de mes forces… Pourquoi recommencer maintenant? me tâter encore? Hier, en descendant cet escalier, je me disais que c’était lâche, horrible, odieux, odieux. La seule pensée de la chose me soulevait le cœur et me terrifiait. Non, je n’en aurai pas le courage; je ne l’aurais pas, lors même que mes calculs seraient parfaitement justes, que tout mon plan forgé ce mois-ci serait clair comme le jour et exact comme l’arithmétique. Seigneur! je n’en aurai pas le courage, jamais… jamais… Qu’ai-je donc à continuer encore…»
Il se leva, lança un regard étonné autour de lui comme s’il eût été surpris de se trouver là et s’engagea sur le pont. Il était pâle, ses yeux brillaient; ses membres étaient douloureux, mais il commençait à respirer avec moins de peine. Il sentait qu’il avait déjà rejeté ce fardeau effrayant qui, si longtemps, l’avait écrasé de son poids; son âme lui semblait allégée et paisible. «Seigneur, pria-t-il, indique-moi ma route et je renoncerai à ce rêve… maudit!»
En traversant le pont, il regardait la Néva et le flamboyant coucher d’un soleil magnifique. Malgré sa faiblesse, il n’éprouvait pas de fatigue. On eût dit que l’abcès qui, tout ce mois, s’était peu à peu formé dans son cœur, venait de crever soudain. Libre! Il était libre! Le charme était rompu, les maléfices insidieux avaient cessé d’agir.
Plus tard, quand Raskolnikov évoquait cette période de sa vie et tout ce qui lui était arrivé pendant ce temps, minute par minute, point par point, une chose le frappait toujours d’un étonnement presque superstitieux, quoiqu’elle n’eût après tout rien d’extraordinaire, mais elle lui semblait avoir eu une influence décisive sur son destin.
Voici le fait qui resta toujours pour lui une énigme: Pourquoi, alors qu’il se sentait fatigué, harassé, qu’il aurait dû rentrer chez lui par le chemin le plus court, le plus direct, pourquoi était-il retourné par la place des Halles Centrales [28] où il n’avait rien à faire? Sans doute ce détour n’allongeait pas beaucoup son chemin, mais il était tout à fait inutile. Il lui était certes arrivé des dizaines de fois de rentrer sans savoir par quelles rues il avait passé. Mais, pourquoi, se demandait-il, pourquoi cette rencontre si importante, si décisive pour lui, et en même temps si fortuite sur la place des Halles (où il n’avait rien à faire), s’était-elle produite à présent, à cette heure, à cette minute de sa vie et dans des conditions telles qu’elle devait avoir, et elle seule, sur sa destinée, l’influence la plus grave, la plus décisive? Il était tenté de la croire préparée par le destin.
Il était près de neuf heures quand le jeune homme arriva sur la place des Halles Centrales. Tous les marchands en plein vent, les colporteurs, les boutiquiers et les gros commerçants se préparaient à fermer leurs magasins; ils débarrassaient leurs éventaires, vidaient leurs étalages, serraient leurs marchandises et rentraient chez eux, ainsi que leurs clients. Devant les gargotes, qui occupaient les caves des maisons sales et nauséabondes de la place, et surtout à la porte des cabarets grouillait une foule de petits trafiquants et de loqueteux.
Raskolnikov fréquentait volontiers cet endroit et les ruelles avoisinantes quand il sortait de chez lui sans but précis. Ses propres haillons n’y attiraient le dédain de personne et l’on pouvait s’y montrer accoutré n’importe comment sans risquer de soulever le scandale. Au coin de la ruelle K…, un marchand et sa femme vendaient des articles de mercerie étalés sur deux tables: du fil, du coton, des cordons, des mouchoirs d’indienne, etc. Ils se préparaient à s’en aller eux aussi; ils s’étaient simplement attardés à causer avec une personne qu’ils connaissaient et qui venait de s’approcher. C’était Lizaveta Ivanovna, ou comme on avait coutume de l’appeler, Lizaveta, la sœur cadette de cette même vieille Aliona Ivanovna, la veuve du contrôleur, l’usurière chez laquelle Raskolnikov avait été la veille engager sa montre et tenter une répétition… Il y avait longtemps qu’il était renseigné sur le compte de cette Lizaveta; elle aussi le connaissait un peu. C’était une grande fille de trente-cinq ans, gauche, timide et douce, presque une idiote; elle tremblait devant sa sœur qui la traitait en esclave la faisait travailler jour et nuit et allait même jusqu’à la battre.
Debout, un paquet à la main devant le marchand et sa femme, elle les écoutait attentivement et semblait indécise. Eux lui expliquaient quelque chose d’un air fort animé. Quand Raskolnikov aperçut Lizaveta, il éprouva un sentiment étrange qui ressemblait à une sorte d’étonnement profond, quoique cette rencontre n’eût rien de surprenant à la vérité.
– Vous devriez, Lizaveta Ivanovna, prendre toute seule votre décision, faisait le marchand à haute voix. Venez, par exemple, demain vers les sept heures; eux viendront de leur côté.
– Demain, fit Lizaveta d’une voix traînante et l’air pensif, comme si elle avait peine à se décider…
– Elle a su vous en inspirer, une peur, Aliona Ivanovna! s’écria la marchande, qui était une gaillarde, d’une voix aiguë. Quand je vous regarde comme ça, il me semble que vous n’êtes qu’un petit enfant. Après tout, elle n’est que votre demi-sœur, et voyez comme elle vous domine.
– Pour cette fois, je vous le conseille, vous devriez ne rien dire à Aliona Ivanovna, interrompit le mari. Bien sûr. Venez chez nous sans demander la permission. Il s’agit d’une bonne affaire. Votre sœur pourra elle-même s’en convaincre.
– Oui… Si je venais tout de même?
– Entre six et sept. Les vendeurs enverront quelqu’un eux aussi, et vous déciderez vous-même, voilà!
– Et nous vous offrirons du thé, ajouta la femme.
– Bien, je viendrai, proféra Lizaveta qui semblait continuer à hésiter; elle se mit à prendre congé de sa façon traînante.
Raskolnikov avait déjà dépassé le groupe et n’en entendit pas davantage. Il avait ralenti le pas insensiblement et s’était arrangé de façon à ne pas perdre un mot de la conversation. À la surprise du premier moment avait succédé peu à peu une horreur qui faisait passer un frisson entre ses omoplates. Il venait d’apprendre, brusquement et d’une façon imprévue, que le lendemain, à sept heures précises, Lizaveta, la sœur de la vieille et son unique compagne, serait absente de la maison et que, par conséquent, demain soir à sept heures précises, la vieille se trouverait seule chez elle!
Le jeune homme n’était plus qu’à quelques pas de son logement. Il entra chez lui comme un condamné à mort. Il n’essayait même pas de raisonner, il en était d’ailleurs incapable, mais il sentit soudain de tout son être qu’il n’avait plus de libre arbitre, plus de volonté et que tout venait d’être définitivement décidé.
Certes, il aurait pu attendre des années entières une occasion favorable, essayer même de la faire naître, sans en trouver une meilleure et offrant plus de chance de succès que celle qui venait de se présenter à lui. En tout cas, il lui aurait été difficile d’apprendre la veille de façon sûre, et cela sans courir le moindre risque et n’avoir à poser aucune question dangereuse, que le lendemain, à telle heure, certaine vieille femme contre laquelle se préparait un attentat serait toute seule chez elle.
Raskolnikov apprit plus tard, par hasard, pourquoi le marchand et sa femme avaient invité Lizaveta à venir chez eux. L’affaire était très simple et fort claire. Une famille étrangère, tombée dans la gêne, voulait se défaire de différents vêtements de femme. Comme ils ne trouvaient pas de profit à les vendre au marché, ils cherchaient une revendeuse à la toilette. Or, Lizaveta exerçait ce métier. Elle avait une nombreuse clientèle, car elle était fort honnête, et donnait toujours le meilleur prix; avec elle, il n’y avait pas à marchander. En général, elle parlait peu et, comme nous le disions, elle était humble et craintive…
Mais, depuis quelque temps, Raskolnikov était devenu superstitieux. On put même par la suite découvrir des traces indélébiles de cette faiblesse en lui. Et, dans cette affaire, il inclina toujours à voir l’action de coïncidences bizarres, de forces étranges et mystérieuses. L’hiver précédent, un étudiant qu’il connaissait, Pokorev, sur le point de se rendre à Kharkov, lui avait donné en bavardant l’adresse de la vieille Aliona Ivanovna, pour le cas où il voudrait emprunter sur gages. Il fut longtemps sans aller chez elle, car il avait des leçons et réussissait à vivoter tant bien que mal. Or, il y avait six semaines environ de cela, il s’était souvenu de cette adresse. Il possédait deux objets sur lesquels on pouvait lui prêter quelque argent: la vieille montre d’argent de son père et une petite bague, ornée de trois petites pierres rouges, que sa sœur lui avait donnée comme souvenir quand ils s’étaient quittés. Il décida de porter cette bague en gage. Ayant trouvé Aliona Ivanovna, il éprouva, dès qu il la vit, et sans rien savoir d’elle, une répugnance invincible pour sa personne.
Après avoir reçu d’elle deux «petits billets», il entra dans une mauvaise taverne qu’il trouva en chemin. Il demanda du thé, s’assit et se mit à réfléchir. Une idée, étrange, encore à l’état embryonnaire dans son esprit comme le poulet dans son œuf, venait de lui venir et l’intéressait extrêmement.
Une table presque voisine de la sienne était occupée par un étudiant qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu et un jeune officier. Ils venaient de jouer au billard et maintenant prenaient le thé. Tout à coup, Raskolnikov entendit l’étudiant parler à l’officier de l’usurière Aliona Ivanovna et lui donner son adresse. Cette seule particularité suffit à lui paraître étrange: il venait à peine de chez elle et il entendait aussitôt parler d’elle. Ce n’était sans doute qu’une coïncidence, mais il était justement en train d’essayer de chasser une impression obsédante, et voilà qu’on semblait vouloir la fortifier; l’étudiant se mit en effet à communiquer à son ami divers détails sur Aliona Ivanovna.
«Elle est célèbre, disait-il. On peut toujours se procurer de l’argent chez elle. Elle est riche comme un Juif et pourrait prêter cinq mille roubles d’un coup; cependant elle ne fait pas fi des gages qui ne valent pas plus d’un rouble. Presque tous les nôtres y vont, mais quelle horrible mégère!»
Et il se mit à raconter comme elle était méchante, capricieuse: ainsi il suffisait de laisser passer l’échéance d’un jour seulement pour perdre son gage. «Elle prête sur un objet le quart de sa valeur et prend cinq et même six pour cent d’intérêt par mois, etc.» L’étudiant, en veine de bavardage, raconta, en outre, que l’usurière avait une sœur, Lizaveta, que cette affreuse et toute petite vieille battait comme plâtre. Elle la gardait en esclavage, la traitait comme un tout petit enfant, alors que cette Lizaveta avait au moins deux archines huit verchoks [29] de haut…
– Tu parles d’un phénomène! s’écria l’étudiant, et il éclata de rire.
Ils se mirent à causer de Lizaveta. L’étudiant parlait d’elle avec une sorte de plaisir particulier et toujours en riant; l’officier, lui, l’écoutait avec un vif intérêt; il le pria de lui envoyer cette Lizaveta pour raccommoder son linge. Raskolnikov ne perdit pas un mot de cette histoire et apprit ainsi une foule de choses: Lizaveta était la cadette et la demi-sœur d’Aliona (elles étaient de mère différente); elle avait trente-cinq ans. Sa sœur la faisait travailler nuit et jour; outre qu’elle cumulait dans la maison les fonctions de cuisinière et de blanchisseuse, elle faisait des travaux de couture, allait laver les planchers au-dehors, et tout ce qu’elle gagnait elle le remettait à sa sœur. Elle n’osait accepter aucune commande, aucun travail, sans l’autorisation de la vieille. Or, celle-ci, Lizaveta le savait, avait déjà fait son testament, aux termes duquel sa sœur n’héritait que des meubles; elle ne lui laissait pas un sou; tout l’argent devait revenir à un monastère de la province de N… et servir à payer des prières perpétuelles pour le repos de son âme. Lizaveta appartenait à la petite bourgeoisie et non à la classe des fonctionnaires. C’était une fille dégingandée, d’une taille démesurée, aux longues jambes torses, aux pieds immenses toujours chaussés de souliers avachis, mais fort propre de sa personne. Ce qui étonnait surtout et amusait l’étudiant, c’est que Lizaveta était continuellement enceinte.
– Mais tu disais qu’elle est affreuse? observa l’officier.
– Elle est noiraude, c’est vrai, on la prendrait pour un soudard déguisé en femme, mais pas laide, tu sais. Elle a une bonne figure, de bons yeux, oui vraiment. La preuve, c’est qu’elle plaît beaucoup. Elle est si douce, si humble, si résignée; elle consent toujours, elle consent à tout. Et son sourire! Il est même fort agréable.
– Mais je vois qu’elle te plaît à toi aussi, fit l’officier en riant.
– Pour sa bizarrerie. Non, voilà ce que je voulais dire. Cette maudite vieille, je la tuerais et la volerais sans aucun remords, je t’assure, ajouta l’étudiant avec feu.
L’officier partit d’un nouvel éclat de rire et Raskolnikov tressaillit. Que tout cela était bizarre!
– Un instant; je veux te poser une question sérieuse, fit l’étudiant, de plus en plus échauffé. Je viens de plaisanter, naturellement, mais songe: d’un côté, tu as une vieille femme, imbécile, méchante, mesquine, malade, un être qui n’est utile à personne, au contraire, elle est malfaisante, elle-même ne sait pas pourquoi elle vit, et demain elle mourra de sa mort naturelle. Tu me suis? Tu comprends?
– Mais oui, fit l’officier en examinant attentivement son camarade qui s’emballait ainsi.
– Je continue. D’autre part, tu as des forces fraîches, jeunes, qui se perdent, faute de soutien, et par milliers encore, de toutes parts! Cent, mille œuvres utiles, des débuts courageux, qu’on pourrait soutenir et améliorer grâce à l’argent de la vieille destiné à un monastère! Des centaines, peut-être des milliers d’existences aiguillées sur le bon chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, du vice, de la pourriture, de la mort, des hôpitaux pour maladies vénériennes… et tout cela avec l’argent de cette femme. Si on la tuait et qu’on prenne son argent avec l’intention de le faire servir au bien de l’humanité, crois-tu que le crime, ce tout petit crime insignifiant, ne serait pas compensé par des milliers de bonnes actions? Pour une seule vie, des milliers d’existences sauvées de la pourriture. Une mort contre cent vies. Mais c’est de l’arithmétique! D’ailleurs, que pèse dans les balances sociales la vie d’une petite vieille cacochyme, stupide et mauvaise? Pas plus que celle d’un pou ou d’un cafard. Je dirais même moins, car la vieille est nuisible. Elle sape la vie de ses semblables, elle est cruelle; dernièrement, elle a mordu, dans sa méchanceté, le doigt de Lizaveta et peu s’en est fallu qu’elle ne le lui ait arraché!
– Sans doute, elle est indigne de vivre, fit l’officier, mais il faut compter avec la nature.
– Eh, frère! La nature, on la corrige, on la redresse, sans cela on serait submergé par les préjugés! Nous n’aurions pas un seul grand homme. On parle de devoir, de conscience, je n’en veux point médire, mais comment les comprenons-nous? Attends, j’ai encore une question à te poser. Écoute!
– Non, permets, c’est mon tour; j’ai aussi une question.
– Vas-y.
– Eh bien, voilà; tu es là à pérorer avec éloquence, mais, dis-moi, cette vieille, tu la tuerais toi-même?
– Naturellement que non. Je parle au nom de la justice… Il ne s’agit pas de moi.
– À mon avis, si tu ne te décides pas toi-même à tenter la chose, eh bien, il ne faut plus parler de justice. Allons jouer encore une partie.
Raskolnikov était en proie à une agitation extraordinaire. Certes, c’étaient là des idées, une conversation des plus ordinaires entre jeunes gens; il lui était arrivé plus d’une fois d’écouter des discours analogues avec quelques variantes et sur des thèmes différents seulement. Mais pourquoi lui fallait-il entendre exprimer ces pensées au moment même où elles venaient de naître dans son cerveau, ces mêmes pensées? Et pourquoi, quand il sortait de chez la vieille avec cet embryon d’idée qui se formait dans son esprit, tombait-il sur des gens qui parlaient d’elle?…
Cette coïncidence devait toujours lui paraître étrange. Cette insignifiante conversation de café exerça une influence extraordinaire sur lui dans toute cette affaire: il semblait en effet qu’il y eût là une prédestination… le doigt du destin…
…
Revenu des Halles, il se jeta sur son divan et y resta immobile toute une heure. Entre-temps, l’obscurité avait envahi la pièce; il n’avait pas de bougie; d’ailleurs, l’idée d’allumer ne lui venait même pas. Il ne put jamais se rappeler plus tard s’il avait pensé à quelque chose pendant ce temps-là. Finalement, le frisson fiévreux de tantôt le reprit et il songea avec satisfaction qu’il pouvait aussi bien se coucher tout habillé sur le divan. Bientôt, un sommeil de plomb s’empara de lui et l’écrasa.
Il dormit fort longtemps, presque sans rêve. Nastassia, quand elle entra chez lui le lendemain à dix heures, eut grand’peine à le réveiller. Elle lui avait apporté du pain, et du thé de la veille, toujours dans sa théière.
– Hé! pas levé encore! s’écria-t-elle avec indignation. Il ne fait que dormir! Raskolnikov se souleva avec effort. Il avait mal à la tête. Il se leva, fit un tour dans sa cellule, puis retomba sur son divan.
– Encore à dormir! s’écria Nastassia. Mais tu es donc malade?
Il ne répondit pas.
– Tu veux du thé?
– Plus tard, articula-t-il péniblement. Puis, il referma les yeux et se tourna vers le mur.
Nastassia resta un moment à le contempler.
– Il est peut-être vraiment malade, fit-elle en se retirant.
À deux heures elle revint, avec de la soupe. Il était toujours couché et n’avait pas touché au thé. Nastassia en fut même offensée et se mit à le secouer avec colère.
– Qu’as-tu à roupiller ainsi? grommela-t-elle, en le regardant avec mépris. Il se souleva, s’assit, mais ne répondit pas un mot et garda les yeux fixés à terre.
– Es-tu malade ou non? demanda Nastassia; cette seconde question n’obtint pas plus de réponse que la première.
– Tu devrais sortir, fit-elle après un silence, prendre un peu l’air, cela te ferait du bien. Tu vas manger, n’est-ce pas?
– Plus tard, marmotta-t-il faiblement; va-t’en, et il la congédia du geste.
Elle resta un moment encore, le considéra avec pitié, puis sortit.
Au bout de quelques minutes, il leva les yeux, contempla longuement la soupe et le thé, puis prit la cuiller et se mit à manger. Il avala trois ou quatre cuillerées sans appétit, presque machinalement. Son mal de tête s’était un peu calmé. Quand il eut fini, il s’allongea de nouveau sur son divan, mais il ne put s’endormir et il resta immobile à plat ventre, la tête enfoncée dans l’oreiller. Il rêvait; sa rêverie était bizarre. Il se figurait le plus souvent en Afrique ou en Égypte, dans une oasis. La caravane y faisait halte, les chameaux étaient tranquillement allongés, les palmiers autour d’eux balançaient leurs bouquets touffus; on était en train de dîner. Mais lui, Raskolnikov, ne faisait que boire de l’eau qu’il puisait au ruisseau qui coulait là, tout près de lui, en gazouillant. L’air était délicieusement frais; l’eau merveilleuse, si bleue, si froide, courait sur les pierres multicolores et sur le sable blanc aux reflets d’or…
Soudain, une horloge tinta distinctement à son oreille. Il tressaillit et, rendu au sentiment de la réalité, il souleva la tête, regarda vers la fenêtre, calcula l’heure qu’il pouvait être et, revenu complètement à lui, bondit précipitamment comme si on l’arrachait de son divan. Il s’approcha de la porte sur la pointe des pieds, l’entr’ouvrit tout doucement et prêta l’oreille à ce qui se passait sur l’escalier.
Son cœur battait avec violence; tout était tranquille dans la cage de l’escalier comme si la maison entière dormait… L’idée qu’il avait pu dormir depuis la veille de ce sommeil presque léthargique et n’avoir rien fait, rien préparé, lui paraissait extravagante et incompréhensible. Pourtant, c’étaient sans doute six heures qui venaient de sonner… Soudain, une activité extraordinaire, à la fois fébrile et éperdue, succéda à sa torpeur et à son inertie. Les préparatifs étaient simples d’ailleurs; ils ne demandaient pas beaucoup de temps. Il s’efforçait de penser à tout, de ne rien oublier. Son cœur cependant continuait à battre avec tant de violence que sa respiration en était gênée. Il fallait avant tout préparer un nœud coulant, le coudre au pardessus, affaire d’une minute. Il mit la main sous son oreiller, chercha dans le linge qu’il y avait fourré, une vieille chemise en loques et toute sale. Puis, il coupa dans ces lambeaux un cordon large d’un verchok [30] et long de huit verchoks. Il le plia en deux, retira son pardessus d’été fait d’une épaisse et solide étoffe de coton (le seul pardessus qu’il possédât) et se mit à fixer les deux extrémités du cordon sous l’aisselle gauche du vêtement. Ses mains tremblaient tandis qu’il accomplissait ce travail; cependant, il en vint à bout si bien que, quand il eut remis son paletot, aucune trace de couture n’y apparaissait extérieurement. Le fil et l’aiguille, il se les était procurés depuis longtemps; ils reposaient enveloppés de papier dans le tiroir de sa table. Quant au nœud coulant destiné à assujettir la hache, c’était un truc fort ingénieux qu’il avait inventé. Car il était impossible de se montrer dans la rue avec une hache dans la main. D’autre part, s’il avait caché l’arme sous son pardessus, il aurait dû tenir continuellement la main dessus; cette attitude aurait attiré l’attention. Or, grâce à ce nœud coulant, il suffisait d’y introduire le fer de la hache et celle-ci restait suspendue sous son aisselle, tout le long de la route, sans risquer de tomber. En mettant sa main dans la poche de son pardessus, il pouvait même maintenir l’extrémité du manche de la hache et l’empêcher d’être ballottée. Vu l’ampleur du vêtement, un vrai sac, la manœuvre de la main à travers la poche ne risquait point d’être remarquée du dehors.
Cette besogne achevée, Raskolnikov introduisit les doigts dans une petite fente entre le divan turc et le plancher et en retira un gage qu’il y avait caché depuis longtemps. À vrai dire, ce gage n’en était pas un. C’était tout bonnement une petite planchette de bois poli juste de la grandeur qu’aurait pu avoir un porte-cigarettes d’argent. Il l’avait trouvée par hasard pendant une de ses promenades, dans une cour attenant à un atelier. Il y joignit plus tard une petite plaque de fer très mince et polie, mais de dimensions moindres et qu’il avait également ramassée dans la rue le même jour. Après avoir serré l’un contre l’autre les deux objets, il les attacha solidement à l’aide d’un fil, puis les enveloppa dans un papier blanc et il en fit un petit paquet, auquel il essaya de donner un aspect aussi élégant que possible, et tel que les liens en fussent difficiles à défaire. C’était un moyen de détourner un instant l’attention de la vieille. Pendant qu’elle s’escrimerait sur le nœud, le visiteur pourrait saisir l’instant propice. Quant à la plaque de fer, elle était destinée à donner plus de poids au prétendu gage, afin que l’usurière, au premier instant tout au moins, ne pût se douter que c’était un simple morceau de bois. Tous ces objets, il les avait cachés, pour le moment où il en aurait besoin, sous son divan.
Il venait à peine de les en tirer qu’il entendit crier dans la cour.
– Six heures passées déjà!
– Depuis longtemps, mon Dieu!
Il se précipita sur la porte, prêta l’oreille, saisit son chapeau et se mit à descendre ses treize marches avec précaution, d’un pas feutré de chat. Il lui restait à accomplir la besogne la plus importante! Voler la hache de la cuisine. Pour ce qui est du choix de la hache comme instrument, il y avait longtemps que sa décision était prise. Il possédait, il est vrai, une sorte de sécateur, mais l’instrument ne lui inspirait pas confiance et surtout il se défiait de ses forces. Voilà pourquoi il avait définitivement arrêté son choix sur la hache.
Notons, à propos de ces résolutions, une particularité étrange: à mesure qu’elles s’affirmaient, elles lui semblaient de plus en plus monstrueuses et absurdes. Malgré la lutte effroyable qui se livrait en son âme, il ne pouvait admettre, un seul instant, que ses projets fussent réalisables.
Bien plus, s’il était arrivé un jour que ces questions fussent tranchées, tous les doutes levés, les difficultés aplanies, il aurait probablement renoncé immédiatement à son dessein comme à une chose absurde, monstrueuse et impossible. Mais il restait encore une foule de points à élucider et tout un monde de problèmes à résoudre. Quant à se procurer la hache, c’était un détail infime qui ne l’inquiétait pas le moins du monde, car rien n’était plus facile. Le fait est que Nastassia, le soir surtout, était continuellement sortie: tantôt elle allait chez les voisins ou bien elle descendait chez les boutiquiers et elle laissait toujours la porte ouverte. Les querelles que lui faisait sa maîtresse n’avaient pas d’autre cause. Ainsi, il suffirait donc d’entrer tout doucement dans la cuisine, le moment venu, et de prendre la hache, puis une heure plus tard, quand tout serait fini, de la remettre à sa place. Mais cela n’irait peut-être pas tout seul. Il pouvait arriver, par exemple, qu’au bout d’une heure, quand il viendrait pour remettre la hache à sa place, Nastassia fût rentrée. Naturellement, il devrait alors monter dans sa chambre et attendre une nouvelle occasion. Mais si, par hasard, elle remarquait pendant ce temps-là l’absence de la hache et se mettait à la chercher, puis à crier? Voilà comment naît le soupçon, ou tout au moins, comment il peut naître. Toutefois, ce n’étaient que des détails auxquels il ne voulait point songer. Il n’en avait d’ailleurs pas le temps. Il réfléchissait à la partie essentielle de la chose et remettait les points secondaires jusqu’au moment où il aurait pris son parti. Or c’est cela qui lui paraissait absolument impossible. Il ne pouvait, par exemple, s’imaginer qu’il allait mettre fin à ses réflexions et se lever pour se diriger tout simplement là-bas. Même sa récente répétition (c’est-à-dire la visite qu’il avait faite à la vieille avec l’intention d’examiner définitivement les lieux), il s’en était fallu de beaucoup qu’elle fût sérieuse. Il s’était dit: «Allons voir et essayons au lieu de rêvasser ainsi», mais il n’avait pu soutenir son rôle; il s’était enfui, furieux contre lui-même. Pourtant, il semblait qu’au point de vue moral on pût considérer la question comme résolue. Sa casuistique aiguisée comme un rasoir avait eu raison de toutes les objections. Cependant, n’en rencontrant plus dans son esprit, il en cherchait avec un entêtement d’esclave, en dehors de lui, comme s’il eût voulu s’accrocher, se retenir. Les événements si imprévus de la veille, qui avaient décidé de la chose, agissaient sur lui d’une façon presque automatique, comme si quelqu’un l’eût entraîné par la main avec une force aveugle, irrésistible et surhumaine, qu’un pan de son habit eût été pris dans une roue d’engrenage, et qu’il se sentît happé lui-même peu à peu par la machine.
Au début, il y avait d’ailleurs bien longtemps de cela, une question le préoccupait entre toutes: pourquoi tous les crimes sont-ils si facilement découverts et retrouve-t-on si aisément la trace des coupables? Il arriva peu à peu à différentes conclusions fort curieuses. Selon lui, la principale raison de ce fait provenait moins de l’impossibilité matérielle de cacher le crime que de la personnalité du criminel.
Ce dernier était frappé, au moment du crime, d’une diminution de la volonté et de la raison; ces qualités étaient remplacées, au contraire, par une sorte de légèreté enfantine et vraiment phénoménale, à l’instant où la prudence et la circonspection étaient le plus nécessaires. Il assimilait cette éclipse du jugement et cette perte de la volonté à une maladie qui se développerait lentement, atteindrait son maximum d’intensité peu de temps avant la perpétration du crime et subsisterait dans cet état stationnaire au moment de celui-ci et quelque temps après (la période dépendant de l’individu) pour se terminer ensuite comme finissent toutes les maladies. Une question se posait: la maladie détermine-t-elle le crime ou celui-ci est-il fatalement, par nature, accompagné de phénomènes qui rappellent la maladie? Mais le jeune homme ne se sentait pas encore capable de résoudre ce problème.
Arrivé à ces conclusions, il se persuada que lui, personnellement, était à l’abri de ces bouleversements morbides, qu’il conserverait la plénitude de son intelligence et de sa volonté pendant toute la durée de son entreprise, pour cette seule raison que ce projet «n’était pas un crime»… Nous ne rapporterons pas la série de réflexions qui l’amenèrent à cette certitude… Ajoutons seulement que les difficultés purement matérielles, le côté pratique le préoccupaient fort peu.
«Il suffit, songeait-il, que je garde toute ma force de volonté et ma lucidité pour en venir facilement à bout quand il me faudra agir et étudier l’affaire dans ses détails les plus infimes…» Mais il ne se mettait pas à l’œuvre. La chose à laquelle il croyait moins qu’à tout le reste était sa capacité de prendre la décision définitive, et quand l’heure d’agir sonna, tout lui parut extraordinaire, dû au hasard et presque imprévu.
Une circonstance insignifiante le dérouta avant même qu’il fût au bas de l’escalier. Arrivé sur le palier où se trouvait la cuisine de sa logeuse, dont la porte était grande ouverte comme d’habitude, il jeta un coup d’œil furtif dans la pièce: la logeuse elle-même n’était-elle pas là en l’absence de Nastassia? Et si elle n’y était pas, avait-elle bien fermé la porte de sa chambre? Elle pouvait l’apercevoir quand il prendrait la hache! Or, quel ne fut pas son étonnement, en voyant que Nastassia était non seulement là, dans sa cuisine, mais qu’encore elle était occupée à une besogne! Elle tirait du linge d’un panier et retendait sur des cordes. À l’apparition du jeune homme, elle s’arrêta, se tourna vers lui et le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Il se détourna et passa en faisant semblant de n’avoir rien remarqué. Mais c’était une affaire finie. Il n’avait pas de hache! Cette déconvenue lui porta un coup terrible.
«Où avais-je pris, – se demandait-il en descendant les dernières marches, – où avais-je pris que, juste à ce moment-là, Nastassia serait infailliblement sortie? Pourquoi, pourquoi avais-je décidé cela?» Il était anéanti; il se sentait humilié même. Dans sa fureur, il éprouvait un désir de se moquer de soi…
… Une colère sauvage, sourde, bouillonnait en lui.
Sous la porte cochère il s’arrêta, indécis. L’idée de sortir, d’aller se promener sans but lui répugnait; celle de rentrer, encore davantage. «Dire que j’ai perdu pour toujours une pareille occasion!» marmotta-t-il toujours arrêté, indécis, devant la loge obscure du concierge dont la porte était également ouverte. Tout à coup, il tressaillit. Dans la loge, à deux pas de lui, un objet brillait sous un banc, à gauche… Le jeune homme eut un regard autour de lui; personne. Il s’approcha de la loge sur la pointe des pieds, descendit les deux marches et appela le concierge d’une voix faible. «Allons! il n’est pas chez lui; du reste il ne doit pas être loin pour avoir laissé sa porte grande ouverte.» Il se précipita sur la hache (c’en était une), la tira de dessous le banc où elle reposait entre deux bûches, passa l’arme immédiatement dans le nœud coulant, mit ses mains dans ses poches et sortit de la loge; personne ne l’avait vu! «Ce n’est pas l’intelligence qui m’a aidé, mais le diable», pensa-t-il avec un ricanement étrange.
Cette chance l’enhardit d’une façon extraordinaire. Une fois dans la rue, il se mit à marcher tranquillement sans se hâter de peur d’éveiller les soupçons. Il ne regardait guère les passants et s’efforçait même de ne fixer les yeux sur personne et d’attirer l’attention le moins possible. Soudain l’idée lui revint de son chapeau. «Seigneur! dire qu’avant-hier j’avais de l’argent et que j’aurais pu l’échanger contre une casquette!» Une imprécation jaillit du fond de son cœur.
Un coup d’œil jeté par hasard dans une boutique lui apprit qu’il était déjà sept heures dix. Il n’avait pas de temps à perdre; pourtant il ne pouvait éviter de faire un détour, afin de contourner la maison et d’entrer du côté opposé… Lorsqu’il lui arrivait, naguère, de se représenter d’avance la situation où il se trouvait à présent, il pensait parfois qu’il se sentirait fort effrayé à cet instant. Mais il vit qu’il s’était trompé; au contraire, il n’avait pas peur du tout. Des pensées qui ne se rapportaient nullement à son entreprise occupaient son esprit, mais elles étaient brèves et fuyantes. Quand il passa devant le jardin Ioussoupov [31], il pensa qu’on ferait bien d’établir des fontaines monumentales sur les places, pour rafraîchir l’atmosphère, puis il en vint à se persuader peu à peu que, si le jardin d’Été s’étendait jusqu’au Champ-de-Mars et allait même rejoindre le jardin Michel [32], la ville y trouverait grand profit assurément. Brusquement il se posa une question fort intéressante: pourquoi les habitants de toutes les grandes villes ont-ils tendance, même quand ils n’y sont point poussés par la nécessité, à s’installer dans les quartiers privés de jardins et de fontaines, où règnent la saleté, les odeurs puantes, qu’emplissent les immondices? Il se souvint, à ce moment-là, de ses propres promenades sur la place des Halles et revint momentanément à la réalité. «Quelles absurdités! songea-t-il. Non, il vaut mieux ne penser à rien!»
«C’est ainsi sans doute que les condamnés qu’on mène au supplice [33] s’accrochent mentalement à tous les objets qu’ils rencontrent en chemin», pensa-t-il dans un éclair, mais il chassa bien vite cette idée. Cependant, il approchait déjà, il apercevait la maison devant lui, la voici et voici la porte cochère. Soudain une horloge sonna un coup. «Comment, serait-il sept heures et demie? Impossible, elle doit avancer.»
Cette fois encore, la chance lui fut clémente; comme par un fait exprès, au moment même où il arrivait devant la maison, une énorme charrette de foin entrait par la porte cochère et le masquait complètement tandis qu’il franchissait le seuil; quand elle pénétra dans la cour, le jeune homme se glissa prestement jusqu’à l’aile droite, De l’autre côté de la charrette, des gens se disputaient, il entendait des cris; nul ne le remarqua, et il ne rencontra personne. Plusieurs des fenêtres qui donnaient sur cette immense cour carrée étaient ouvertes mais il ne leva pas la tête – il n’en avait pas la force -; l’escalier qui menait chez la vieille se trouvait tout près de la porte cochère, dans l’aile droite. Il le gagna… Puis il reprit haleine, la main appuyée sur son cœur, pour en comprimer les battements; il se mit à monter, l’oreille tendue, à petits pas prudents, après avoir rajusté sa hache dans le nœud coulant. L’escalier était désert, toutes les portes closes, et il ne rencontra personne; au second étage, les portes d’un appartement inhabité étaient grandes ouvertes, des peintres y travaillaient, mais ils ne regardèrent même pas Raskolnikov. Il s’arrêta un instant, réfléchit et continua son ascension. «Certes il serait préférable qu’ils ne fussent pas là, mais il y a encore deux étages au-dessus d’eux.»
Il arriva au quatrième, voici la porte et puis l’appartement d’en face, vide celui-là, selon toute apparence; l’appartement du troisième, qui se trouvait au-dessous de celui de la vieille, l’était également, la carte de visite clouée sur la porte avait été enlevée – les locataires avaient dû déménager…
Raskolnikov étouffait, il hésita une seconde. «Ne ferais-je pas mieux de m’en retourner?» Mais il ne s’arrêta pas à cette question et se mit aux écoutes. Un silence de mort régnait dans l’appartement de la vieille. Le jeune homme tourna son attention vers l’escalier, il resta un moment immobile et attentif au moindre bruit.
Enfin, il jeta un dernier coup d’œil autour de lui et tâta de nouveau sa hache. «Ne suis-je pas pâle?… très pâle, se demanda-t-il, et trop ému? Elle est méfiante, peut-être faudrait-il attendre… que… mon cœur s’apaise?…» Mais ses battements précipités ne se calmaient pas, au contraire, ils devenaient de plus en plus violents… Il n’y put tenir davantage; avançant lentement la main vers le cordon de la sonnette, il le tira. Au bout d’une demi-minute il recommença et cette fois plus fort.
Pas de réponse. Carillonner en vain ne rimait à rien, c’eût été une maladresse. La vieille était certainement chez elle, mais elle était soupçonneuse et devait se trouver seule. Il commençait à connaître ses habitudes;… il appliqua de nouveau l’oreille contre la porte. Ses sens étaient-ils particulièrement aiguisés (ce qui est difficile à admettre) ou le bruit aisément perceptible? Toujours est-il qu’il entendit distinctement une main se poser, avec précaution, sur le bouton de la porte et un frôlement de robe contre le battant; quelqu’un se livrait à l’intérieur exactement au même manège que lui sur le palier.
Le jeune homme remua exprès et marmotta quelque chose à mi-voix pour n’avoir pas l’air de se cacher, puis il sonna pour la troisième fois, doucement, posément, sans que son coup de sonnette trahît la moindre impatience; cette minute devait lui laisser un souvenir ineffaçable; quand plus tard il l’évoquait avec une netteté incroyable, il ne pouvait comprendre comment il avait pu déployer tant de ruse, d’autant plus que son intelligence paraissait s’éteindre par moments et que son corps était presque paralysé… Une minute plus tard il entendait tirer le verrou.
Comme à sa précédente visite, la porte s’entrebâilla, et par l’étroite ouverture il vit deux yeux perçants, le fixer avec méfiance, dans l’ombre.
À ce moment le sang-froid l’abandonna et il commit une faute qui faillit tout gâter.
Craignant que la vieille ne fût prise de peur à l’idée de se trouver seule avec un visiteur dont l’aspect n’était pas pour la rassurer, il saisit la porte et la tira à lui pour que la vieille ne s’avisât pas de la refermer. L’usurière voyant cela ne fit pas un geste, mais elle ne lâcha pas non plus le bouton de la serrure, si bien qu’elle faillit être projetée sur le palier. Comme elle s’obstinait à rester debout sur le seuil et ne voulait point lui livrer passage, il marcha droit sur elle; effrayée elle fit un saut en arrière et voulut parler, mais elle ne put prononcer un seul mot et continua à regarder le jeune homme avec de grands yeux.
– Bonjour, Aliona Ivanovna, commença-t-il, du ton le plus dégagé qu’il put prendre. Mais ses efforts étaient vains, sa voix était entrecoupée, ses mains tremblaient. Je vous… ai apporté… un objet… entrons plutôt pour en juger… il faut l’examiner à la lumière…
Sans attendre qu’on l’invitât à entrer, il pénétra dans la pièce. La vieille courut derrière lui, sa langue s’était déliée.
– Seigneur, mais que voulez-vous?… Qui êtes-vous? Que vous faut-il?
– Voyons, Aliona Ivanovna… vous me connaissez bien… Raskolnikov… Tenez, je vous apporte le gage dont je vous ai parlé l’autre jour. Il lui tendait l’objet.
La vieille jeta un coup d’œil sur le paquet puis parut se raviser; elle releva les yeux et fixa l’intrus. Elle le considérait d’un regard perçant, irrité, soupçonneux. Une minute passa. Raskolnikov crut même remarquer une lueur de moquerie dans ses yeux, comme si elle avait tout deviné.
Il sentait qu’il perdait la tête, qu’il avait presque peur, si peur même que si cette inquisition muette se prolongeait une demi-minute de plus, il prendrait la fuite.
– Mais qu’avez-vous à me regarder comme si vous ne me reconnaissiez pas? s’écria-t-il tout à coup, en se fâchant à son tour. Si vous voulez cet objet, prenez-le, s’il ne vous convient pas, c’est bien, je m’adresserai ailleurs, je n’ai pas de temps à perdre.
Ces paroles lui échappaient malgré lui, mais ce langage résolu sembla tirer la vieille de son inquiétude.
– Mais aussi, mon ami, tu viens à l’improviste… Qu’est-ce que tu as là? demanda-t-elle en regardant le gage.
– Un porte-cigarettes en argent, je vous en ai parlé la dernière fois. Elle tendit la main.
– Mais pourquoi êtes-vous si pâle? Vos mains tremblent, vous êtes malade, mon petit?
– C’est la fièvre, fit-il, la voix entrecoupée; comment ne pas être pâle quand on n’a rien à manger? ajouta-t-il, non sans peine.
Ses forces l’abandonnaient de nouveau; mais sa réponse parut vraisemblable, la vieille lui prit le gage des mains.
– Qu’est-ce que c’est? demanda-t-elle en soupesant l’objet; elle le fixait encore d’un long regard perçant.
– Un objet… un porte-cigarettes… en argent… regardez.
– Tiens, mais on dirait que ce n’est pas de l’argent… Oh! comme il l’a ficelé!
Elle s’approchait de la lumière (toutes ses fenêtres étaient closes malgré la chaleur étouffante) et pendant qu’elle s’efforçait de défaire le paquet, elle lui tourna le dos, et cessa un instant de s’occuper de lui.
Il déboutonna alors son pardessus, dégagea la hache du nœud coulant, mais sans la retirer entièrement; il se borna à la retenir de sa main droite, sous son vêtement. Une faiblesse terrible envahissait ses mains; il les sentait d’instant en instant s’engourdir davantage. Il craignait de laisser échapper la hache… Soudain, la tête commença à lui tourner.
– Mais comment a-t-il ficelé cela? – c’est tout emmêlé, fit la vieille agacée, en faisant un mouvement dans la direction de Raskolnikov.
Il n’y avait plus une seconde à perdre; il retira la hache de dessous son pardessus, l’éleva à deux mains et d’un geste mou, presque machinal, la laissa retomber sur la tête de la vieille.
Il lui semblait n’avoir plus de forces; elles lui revinrent dès qu’il eut frappé une fois.
La vieille était tête nue, selon son habitude; ses cheveux clairs, grisonnants et rares, abondamment frottés d’huile, étaient tressés en une petite queue de rat, retenue sur la nuque par un fragment de peigne en corne; comme elle était de petite taille, le coup l’atteignit à la tempe. Elle poussa un faible cri et soudain s’affaissa par terre après avoir cependant eu le temps de porter les mains à sa tête. L’une tenait encore le gage. Alors Raskolnikov la frappa de toutes ses forces deux fois, l’une après l’autre, à la tempe. Le sang jaillit à flot comme d’un verre renversé; le corps s’abattit. Il recula pour le laisser tomber, puis se pencha sur son visage. Elle était déjà morte. Les yeux grands ouverts semblaient prêts à sortir de leurs orbites, le front et toute la figure étaient ridés et défigurés par les dernières convulsions.
Il déposa la hache sur le plancher près du cadavre et se mit immédiatement à fouiller, en prenant bien soin d’éviter les taches de sang, cette même poche droite d’où il lui avait vu tirer ses clefs la dernière fois. Il avait toute sa présence d’esprit, et n’éprouvait plus ni étourdissements, ni vertiges. Seules ses mains continuaient à trembler. Plus tard il se souvint d’avoir été très attentif, très prudent et même capable d’appliquer tous ses soins à ne pas se tacher… Il trouva très rapidement les clefs. Elles formaient comme la dernière fois un seul trousseau, fixé à un anneau d’acier.
Il courut ensuite, ces clefs à la main, vers la chambre à coucher. C’était une pièce de grandeur médiocre; on voyait d’un côté une immense vitrine pleine d’images pieuses, de l’autre, un grand lit fort propre, couvert d’une courtepointe ouatinée, cousue de petits morceaux de soie dépareillés. Le troisième mur était occupé par une commode; chose étrange, à peine eut-il entrepris d’ouvrir ce meuble et commencé à essayer les clefs, qu’une sorte de frisson le parcourut tout entier.
Un désir le reprit soudain de lâcher tout et de s’en aller, mais cette velléité ne dura qu’une seconde. Il était trop tard pour renoncer; il sourit même d’avoir pu y songer quand une autre pensée, une pensée inquiétante, s’empara de lui.
Il lui sembla brusquement que la vieille n’était peut-être pas morte, qu’elle pouvait revenir à elle. Laissant là la commode et les clefs, il courut vivement auprès du corps, saisit la hache et la brandit encore, mais l’arme ne retomba point. Il ne pouvait y avoir de doute, la vieille était morte. En se penchant sur elle pour l’examiner de plus près, il constata que le crâne était fracassé.
Il se préparait à le toucher du doigt, mais il se ravisa; il n’avait pas besoin de cette preuve. Une mare de sang s’était formée sur le parquet. Tout à coup, il remarqua un cordon au cou de la vieille et le tira, mais il était solide et ne se rompit pas; au surplus, le sang l’engluait. Alors il essaya de l’enlever en le remontant, mais il rencontra un obstacle; dans son impatience, il allait avoir encore recours à la hache pour trancher le lacet et en frapper le cadavre, mais il n’osa pas se résoudre à cette brutalité! Enfin, après deux minutes d’efforts, il parvint à couper le cordon, en se rougissant les mains, mais sans toucher le corps; puis il l’enleva.
Ainsi qu’il l’avait supposé, c’était une bourse que la vieille portait au cou; il y avait encore, suspendues au cordon, une petite médaille émaillée et deux croix, l’une en bois de cyprès, l’autre en cuivre. La bourse crasseuse, en peau de chamois, était bourrée d’argent; Raskolnikov la fourra dans sa poche sans l’ouvrir; il jeta les croix sur la poitrine de la vieille et prenant cette fois la hache avec lui, il rentra précipitamment dans la chambre à coucher.
Il procéda avec une hâte fébrile, saisit les clefs et se remit à la besogne. Mais ses tentatives pour ouvrir les tiroirs demeuraient infructueuses. Non point tant à cause du tremblement de ses mains, que de ses méprises continuelles; il vit par exemple que telle clef n’allait pas à une serrure et s’obstina cependant à vouloir l’y introduire. Soudain, il se dit que cette grosse clef dentelée qui faisait partie du trousseau avec les autres plus petites, ne devait pas appartenir à la commode (il se souvint qu’il l’avait déjà pensé la dernière fois), mais à quelque cassette où la vieille serrait peut-être toutes ses richesses.
Il abandonna donc la commode et se jeta sous le lit, sachant que les vieilles femmes ont l’habitude d’y cacher leurs coffres. Il y trouva en effet une assez grande caisse, longue de plus d’un mètre, couverte de maroquin rouge et cloutée d’acier; la clef dentelée s’adaptait parfaitement à la serrure. Quand il l’eut ouverte, Raskolnikov aperçut sous le drap blanc qui la recouvrait, une pelisse de lièvre blanc garnie de rouge; sous la fourrure, il y avait une robe de soie, puis un châle; le fond ne semblait contenir que des chiffons. Il commença par essuyer ses mains ensanglantées à la garniture rouge. «C’est rouge, le sang doit se voir moins sur le rouge», pensa-t-il et soudain il se ravisa; «Seigneur! est-ce que je deviendrais fou?» pensa-t-il tout effrayé.
Mais à peine avait-il remué ces hardes que de dessous la fourrure glissait une montre en or. Il se mit alors à retourner de fond en comble le contenu du coffre. Parmi les chiffons se trouvaient en effet des bijoux, des gages probablement qui n’avaient pas encore été retirés: des bracelets, des chaînes, des boucles d’oreilles, des épingles de cravate, etc. Les uns étaient enfermés dans des écrins, les autres simplement mais fort soigneusement enveloppés dans des journaux plies en deux et noués de faveurs. Il n’hésita pas un instant, fit main basse sur le tout et se mit à en bourrer les poches de son pantalon et de son pardessus, au hasard, sans ouvrir les paquets ni les écrins.
Mais il fut bientôt interrompu dans sa besogne. Il lui sembla entendre un bruit de pas dans la chambre de la vieille. Il s’arrêta, glacé de terreur. Non, tout était calme, il devait s’être trompé. Soudain, il perçut distinctement un léger cri, ou plutôt un faible gémissement entrecoupé qui se tut aussitôt, et de nouveau un silence de mort régna une ou deux minutes; Raskolnikov accroupi sur les talons, devant le coffre, attendait, respirant à peine. Tout à coup, il bondit, saisit la hache et s’élança hors de la chambre à coucher.
Au milieu de cette pièce, Lizaveta, un grand paquet dans les mains, contemplait d’un air hébété le cadavre de sa sœur. Elle était pâle comme un linge et semblait n’avoir pas la force de crier. En le voyant apparaître, elle se mit à trembler comme une feuille, son visage se convulsa. Elle essaya de lever le bras, d’ouvrir la bouche, mais elle ne put proférer un son et se mit à reculer lentement vers le coin opposé, en le fixant toujours en silence, comme si le souffle lui manquait pour crier. Il se jeta sur elle, sa hache à la main; les lèvres de la malheureuse se tordirent en une de ces grimaces qu’on remarque chez les tout petits enfants quand un objet les effraie et que, les yeux fixés sur lui, ils s’apprêtent à crier.
Elle était si naïve, cette malheureuse Lizaveta si hébétée et si terrorisée qu’elle n’esquissa même pas le geste machinal de lever le bras pour protéger son visage; elle souleva seulement son bras gauche et le tendit vers l’assassin, comme pour l’écarter. La hache pénétra droit dans le crâne, fendit la partie supérieure de l’os frontal et atteignit presque l’occiput. Elle tomba tout d’une pièce; Raskolnikov perdit complètement la tête, s’empara de son paquet, puis l’abandonna et se précipita dans le vestibule.
Il était de plus en plus terrifié, surtout depuis le second meurtre qu’il n’avait point prémédité et il se pressait de fuir. S’il avait été à cet instant capable de mieux réfléchir, de comprendre les difficultés de sa situation sans issue, son horreur, toute son absurdité, d’autre part d’imaginer combien d’obstacles il lui restait à surmonter et de crimes à commettre pour s’arracher de cette maison et rentrer chez lui, peut-être aurait-il abandonné la lutte et serait-il allé se livrer, non par pusillanimité sans doute, mais par horreur de ce qu’il avait fait. C’était le dégoût surtout qui augmentait en lui de minute en minute. Il n’aurait pour rien au monde, consenti désormais à s’approcher de la caisse ni même à rentrer dans l’appartement.
Cependant son esprit se laissait peu à peu distraire par d’autres pensées; il tomba même dans une sorte de rêverie; par moments il semblait s’oublier ou plutôt oublier les choses essentielles pour s’attacher à des vétilles. Cependant, ayant jeté un regard dans la cuisine et découvert, sur un banc, un seau à moitié plein d’eau, il eut l’idée de nettoyer ses mains et sa hache. Ses mains étaient ensanglantées, gluantes; il plongea d’abord le tranchant de la hache dans le seau, puis prit un morceau de savon qui se trouvait dans une assiette fêlée sur l’appui de la fenêtre et il se lava.
Ensuite, il tira la hache du seau, nettoya le fer de son arme puis passa au moins trois minutes à en frotter le bois qui avait également reçu des éclaboussures de sang. Enfin il essuya le tout à un linge qui séchait sur une corde tendue à travers la cuisine et il se mit à examiner attentivement la hache devant la fenêtre. Les traces accusatrices avaient disparu, mais le bois était encore humide. Il la remit soigneusement dans le nœud coulant, sous son pardessus. Après quoi, il inspecta son pantalon, son paletot, ses chaussures, aussi minutieusement que le lui permettait la pénombre où était plongée la cuisine.
À première vue, ses vêtements n’offraient rien de suspect; les bottes seulement étaient souillées de sang; il trempa un chiffon dans l’eau et les essuya. Il savait du reste qu’il y voyait mal et qu’il pouvait ne pas remarquer des taches fort visibles. Il restait indécis au milieu de la pièce, en proie à une pensée angoissante; il se disait qu’il était peut-être devenu fou, hors d’état de réfléchir et de se défendre, occupé à des choses qui le menaient à sa perte…
«Seigneur, mon Dieu! Il faut fuir, fuir», marmotta t-il et il se précipita dans le vestibule; il devait y éprouver une terreur telle qu’il n’en avait jamais connue jusqu’ici. Un moment, il demeura immobile, n’osant en croire ses yeux; la porte de l’appartement, la porte extérieure du vestibule qui donnait sur le palier, celle-là même à laquelle il sonnait tout à l’heure et par où il était entré, cette porte était entr’ouverte; pas un tour de clef, pas de verrou, ouverte tout le temps; pendant tout ce temps, ouverte! La vieille avait négligé de la fermer derrière lui, peut-être par précaution, mais, Seigneur! il avait pourtant bien vu Lizaveta, et comment avait-il pu ne pas deviner qu’elle était entrée par la porte? Elle ne pouvait pas avoir traversé la muraille, tout de même!
Il se précipita sur la porte et la verrouilla.
«Mais non, encore une sottise, il faut fuir, fuir.»
Il tira le verrou, ouvrit la porte et se mit aux écoutes. Longtemps il prêta l’oreille. On entendait des cris lointains, ils devaient venir d’en bas, de la porte cochère; deux voix fortes échangeaient des injures.
«Qu’est-ce que ces gens font là?» Il attendit patiemment; enfin le bruit cessa, coupé net, eût-on dit; les hommes étaient partis. Il se préparait à sortir, quand, à l’étage au-dessous, la porte de l’appartement s’ouvrit avec fracas et quelqu’un se mit à descendre en fredonnant. «Mais qu’est-ce qu’ils ont donc tous à faire tant de bruit?» pensa-t-il; il referma de nouveau la porte sur lui et attendit.
Finalement le silence régna; pas une âme. Mais au moment où il s’apprêtait à descendre, son oreille perçut un nouveau bruit de pas. Ils étaient fort éloignés et semblaient résonner sur les premières marches de l’escalier; Raskolnikov se souvint parfaitement plus tard avoir pressenti, dès qu’il les entendit, qu’ils se dirigeaient vers le quatrième. À coup sûr, l’homme allait chez la vieille; d’où lui venait ce pressentiment? Le bruit de ces pas était-il particulièrement significatif? Ils étaient lourds, réguliers et lents.
L’homme parvenait au palier du premier étage; le voilà qui montait encore, les pas devenaient de plus en plus distincts! on entendait maintenant le souffle asthmatique de l’homme. Il atteignait le troisième étage… «Ici! Il vient ici!» Raskolnikov se sentit soudain paralysé, il croyait vivre un de ces cauchemars où l’on se voit poursuivi par des ennemis, sur le point d’être atteint et assassiné, sans pouvoir remuer un membre pour se défendre, comme si l’on était cloué au sol.
L’autre commençait à monter l’escalier qui menait au quatrième étage, quand Raskolnikov put enfin secouer la torpeur qui l’avait envahi, se glisser d’un mouvement vif et adroit dans l’appartement, puis en refermer la porte; ensuite il tira le verrou en ayant soin de ne pas faire de bruit. Son instinct le guidait; quand il eut pris ces précautions, il se blottit contre la porte en retenant son souffle. Le visiteur inconnu était déjà sur le palier. Il se trouvait maintenant vis-à-vis de Raskolnikov, à l’endroit d’où celui-ci avait épié les bruits de l’appartement tout à l’heure, quand seule la porte le séparait de la vieille.
L’homme souffla profondément à plusieurs reprises. «Il doit être grand et gros», pensa Raskolnikov en serrant sa hache dans ses mains. Tout cela ressemblait à un rêve, en effet. L’autre tira violemment le cordon de la sonnette.
Quand retentit le son métallique, il lui sembla entendre remuer dans l’appartement et pendant quelques secondes il écouta attentivement; puis l’homme sonna encore, attendit un peu et, soudain pris d’impatience, se mit à secouer de toutes ses forces le bouton de la porte. Raskolnikov regardait, horrifié, le verrou trembler dans son ferrement et il s’attendait à le voir sauter d’un moment à l’autre; une morne épouvante s’était emparée de lui. La chose était possible, en effet, sous la violence des secousses imprimées à la porte. Un moment, il eut l’idée de maintenir le verrou d’une main, mais l’autre pouvait deviner le manège. Il perdait tout sang-froid; la tête recommençait à lui tourner. «Je vais tomber», pensa-t-il; à cet instant l’inconnu se mit à parler et Raskolnikov retrouva sa présence d’esprit.
– Mais est-ce qu’elles roupillent par hasard ou les a-t-on étranglées, créatures trois fois maudites! rugit-il d’une voix de basse; hé! Aliona Ivanovna! vieille sorcière! Lizaveta Ivanovna! ma beauté! – Ouvrez! hou! filles trois fois maudites. Dorment-elles?
Exaspéré, il sonna encore au moins dix fois le plus fort qu’il put. On voyait bien que c’était un homme impérieux et qu’il avait ses habitudes dans la maison.
Au même instant, des pas légers, rapides et assez proches retentirent dans l’escalier; c’était encore quelqu’un qui montait au quatrième. Raskolnikov n’avait pas entendu arriver ce nouveau visiteur.
– Il est impossible qu’il n’y ait personne! fit le nouvel arrivé d’une voix joyeuse et sonore en s’adressant au premier visiteur qui continuait à tirer la sonnette. – Bonsoir, Koch.
«Un tout jeune homme, à en juger par sa voix», pensa tout à coup Raskolnikov.
– Le diable le sait; un peu plus je brisais la serrure, répondit Koch. Et vous, comment me connaissez-vous?
– En voilà une question! Je vous ai gagné trois parties l’une après l’autre au billard avant-hier, au Gambrinus.
– Ah!…
– Alors elles ne sont pas chez elles! Étrange! Je dirai même que c’est idiot; où a-t-elle pu aller, la vieille? J’ai à lui parler.
– Moi aussi, mon vieux, j’ai à lui parler.
– Que faire? Il n’y a plus qu’à s’en retourner. Et moi qui pensais me procurer de l’argent! s’écria le jeune homme.
– Naturellement qu’il faut s’en retourner; mais aussi pourquoi fixer un rendez-vous? C’est la vieille elle-même qui m’a indiqué l’heure. Il y a un bout de chemin d’ici chez moi. Où diable peut-elle traîner? Je n’y comprends rien; cette vieille sorcière ne bouge pas de toute l’année; elle moisit sur place, ses jambes sont malades et voilà que tout d’un coup elle s’en va se balader!
– Si l’on interrogeait le concierge?
– Pourquoi?
– Mais pour savoir où elle est et quand elle reviendra.
– Hum, peste!… interroger… Mais elle ne sort jamais. Il secoua encore une fois le bouton de la porte. Ah! diable, rien à faire, il faut s’en aller.
– Attendez! s’écria tout à coup le jeune homme, regardez: voyez-vous comme la porte cède quand on tire?
– Et alors?
– Cela signifie qu’elle n’est pas fermée à clef, mais au crochet; entendez-vous hocher le verrou?
– Et alors?
– Comment, vous ne comprenez pas? C’est la preuve que l’une d’elles est à la maison. Si elles étaient sorties toutes les deux elles auraient fermé la porte à clef de l’extérieur et n’auraient pas mis le crochet à l’intérieur. Écoutez, entendez-vous le verrou qui hoche? Or, pour mettre le verrou, il faut être chez soi, comprenez-vous? C’est donc qu’elles sont chez elles et ne veulent pas ouvrir.
– Bah! mais oui, au fait! s’écria Koch tout stupéfait. Mais alors, qu’est-ce qu’elles font? Il se mit à secouer furieusement la porte.
– Arrêtez, reprit le jeune homme, ne tirez pas comme cela, il y a quelque chose de louche là-dessous… Vous avez sonné, tiré sur la porte et elles n’ouvrent pas, cela veut dire qu’elles sont toutes les deux évanouies, ou alors…
– Quoi?
– Oui! Allons chercher le concierge pour qu’il les réveille lui-même.
– C’est une idée.
Tous deux se mirent en devoir de descendre.
– Attendez. Restez ici, moi j’irai chercher le concierge.
– Et pourquoi resterais-je?
– Qui sait ce qui peut arriver?
– Soit…
– Voyez-vous, je fais mes études pour être juge d’instruction. Il y a quelque chose qui n’est pas clair ici, c’est évident, é-vi-dent, fit le jeune homme avec chaleur; et il se mit à descendre l’escalier quatre à quatre.
Koch, resté seul, sonna encore une fois tout doucement, puis il se mit à tourmenter d’un air songeur le bouton de la porte, le tirant à lui, puis le laissant aller, pour mieux se convaincre qu’elle n’était fermée qu’au verrou. Ensuite il se baissa en soufflant et voulut regarder par le trou de la serrure, mais on avait laissé la clef dedans, de sorte qu’il était impossible de rien voir.
Debout, devant la porte, Raskolnikov serrait la hache dans ses mains. Il semblait en proie au délire. Il était même prêt à se battre avec ces hommes quand ils pénétreraient dans l’appartement. En les entendant cogner et se concerter entre eux il avait été plus d’une fois prêt à en finir d’un coup et à les interpeller à travers la porte. Parfois il éprouvait l’envie de les injurier et de les narguer, jusqu’à ce qu’ils ouvrent. Il songea même: «Ah! qu’ils en finissent au plus vite!»
– Qu’est-ce qu’il fait donc, diable?…
Le temps passait, une minute, une autre et personne ne venait. Koch commençait à s’énerver.
– Mais, qu’est-ce qu’il fait, diable?… gronda-t-il soudain; à bout de patience, il abandonna la faction et se mit à descendre d’un pas pesant en faisant sonner lourdement ses bottes sur l’escalier.
«Seigneur! que faire?»
Raskolnikov tira le verrou, entrebâilla la porte; on n’entendait pas un bruit, il sortit sans plus réfléchir, ferma la porte du mieux qu’il put et s’engagea dans l’escalier.
Il avait déjà descendu trois marches quand il entendit un grand vacarme à l’étage en dessous. Où se fourrer? Nulle part où se cacher; il remonta rapidement.
– Hé, maudit, que le diable… Arrêtez-le.
Celui qui poussait ces cris venait de surgir d’un appartement du dessous et s’engageait dans l’escalier non pas au galop, mais comme une trombe en criant à tue-tête:
– Mitka, Mitka, Mitka, Mitka, Mitka, le diable l’emporte, le fou!
Les cris s’étouffaient; les derniers venaient déjà de la cour; puis tout retomba dans le silence. Mais au même instant plusieurs individus qui s’entretenaient bruyamment entre eux se mirent à monter tumultueusement l’escalier; ils étaient trois ou quatre. Raskolnikov distingua la voix sourde du jeune homme de tout à l’heure. «C’est eux!» pensa-t-il.
N’espérant plus leur échapper, il alla carrément à leur rencontre.
«Arrive que pourra! S’ils m’arrêtent tout est perdu; mais s’ils me laissent passer aussi, car ils se souviendront de moi.» La rencontre paraissait inévitable; un étage à peine les séparait, quand soudain! – le salut: à quelques marches de lui, sur sa droite, un appartement vide avait sa porte grande ouverte. Ce même logement du deuxième étage où travaillaient les peintres tout à l’heure – et qu’ils venaient de quitter comme par un fait exprès. C’étaient eux probablement qui étaient sortis en poussant les cris. Les planchers étaient fraîchement repeints; au milieu de la chambre traînaient encore un cuveau, une boîte de peinture et un pinceau. Raskolnikov se glissa dans le logement et se dissimula contre la muraille; il était temps; les hommes étaient déjà sur le palier mais ils ne s’y arrêtèrent pas et continuèrent à monter vers le quatrième, en causant toujours bruyamment. Il attendit un instant, puis sortit sur la pointe des pieds et descendit précipitamment.
Personne dans l’escalier; personne sous la porte cochère; il en franchit rapidement le seuil et tourna à gauche.
Il savait fort bien, il savait parfaitement que les hommes étaient en ce moment dans le logis de la vieille, qu’ils étaient fort surpris de trouver ouverte la porte tout à l’heure close, qu’ils examinaient les cadavres et qu’il ne leur faudrait pas plus d’une minute pour deviner que le meurtrier était à l’instant encore dans l’appartement et qu’il venait à peine de fuir; peut-être devineraient-ils aussi qu’il s’était caché dans l’appartement vide pendant qu’ils montaient.
Pourtant, il n’osait pas hâter le pas, bien qu’il lui restât cent pas à faire jusqu’au premier coin de rue.
«Si je me glissais sous une porte cochère, pensa-t-il, et si j’attendais un moment dans l’escalier d’une autre maison? Non, c’est mauvais. Jeter ma hache? prendre une voiture? Ah, malheur! malheur!»
Ses pensées s’embrouillaient; enfin une ruelle s’offrit à lui, il s’y engagea plus mort que vif; il était à moitié sauvé, – il le comprenait, – il risquait déjà moins d’être soupçonné et, d’autre part, la ruelle était pleine de passants, il s’y perdait comme un grain de sable.
Mais toutes ces angoisses l’avaient tellement affaibli qu’il avait peine à marcher. De grosses gouttes de sueur coulaient sur son visage; son cou était tout trempé.
– Encore un qui a son compte! lui cria quelqu’un comme il débouchait devant le canal.
Il n’avait plus sa tête à lui; plus il allait, plus son esprit se troublait. Toutefois, en arrivant sur le quai, il s’effraya de le voir presque vide; de crainte d’être remarqué, il regagna la ruelle. Quoique prêt à tomber d’épuisement, il fit un détour pour rentrer chez lui.
Quand il franchit la porte de sa maison, il n’avait pas encore retrouvé ses esprits. Il était dans l’escalier lorsqu’il se souvint de la hache.
Il lui restait à mener à bien une opération des plus importantes: la remettre à sa place sans attirer l’attention. Naturellement il n’était plus en état de comprendre qu’il valait mieux ne pas rapporter la hache à l’endroit où il l’avait prise, mais s’en débarrasser en la jetant, par exemple, dans la cour d’une autre maison.
Pourtant, tout se passa le mieux du monde. La porte de la loge était fermée, mais pas à clef: le concierge, probablement était chez lui. Mais Raskolnikov avait si bien perdu toute faculté de raisonner, qu’il s’approcha de la loge et ouvrit la porte.
Si l’autre avait surgi à cet instant pour lui demander: «Que voulez-vous?» peut-être lui aurait-il tout bonnement tendu la hache. Mais cette fois encore la loge se trouvait vide et cette circonstance permit au jeune homme de replacer la hache sous le banc, à l’endroit où il l’avait trouvée; il la recouvrit même d’une bûche, comme elle était tantôt.
Ensuite il monta jusqu’à sa chambre, sans rencontrer personne; la porte de l’appartement de la logeuse était close.
Rentré chez lui, il se jeta sur son divan tout habillé et tomba dans une sorte d’inconscience qui n’était pas le sommeil. Si quelqu’un était entré dans sa chambre pendant ce temps, il aurait sans doute bondi et poussé un cri. Sa tête fourmillait de bribes d’idées, mais il avait beau faire, il n’en pouvait suivre, ni même saisir aucune…