QUATRIÈME PARTIE

I.

Se peut-il que ce soit mon rêve qui continue?» pensa encore Raskolnikov, en considérant le visiteur inattendu d’un air attentif et méfiant. – Svidrigaïlov! Quelle absurdité!»


– Impossible, fit-il enfin à haute voix dans sa stupéfaction.


L’étranger ne parut pas surpris par cette exclamation.


– Je suis venu chez vous pour deux raisons; d’abord je désirais faire votre connaissance, car j’ai beaucoup entendu parler de vous et cela dans les termes les plus flatteurs. Ensuite, j’espère que vous ne me refuserez peut-être pas votre concours pour un projet qui intéresse votre sœur Avdotia Romanovna. Seul et sans recommandation, j’aurais des chances d’être mis à la porte par elle, maintenant qu’elle est prévenue contre moi, tandis qu’avec votre aide, eh bien, je compte au contraire…


– Vous avez tort, l’interrompit Raskolnikov.


– Ces dames ne sont arrivées que d’hier? Permettez-moi de vous le demander.


Raskolnikov ne répondit pas.


– D’hier, je le sais. Moi-même, je ne suis ici que depuis avant-hier. Eh bien, voici ce que je vais vous dire à ce propos, Rodion Romanovitch. Je juge superflu de me justifier, mais permettez-moi de vous demander: qu’y a-t-il dans tout cela de particulièrement criminel de ma part, si l’on veut, bien entendu, apprécier les choses sainement et sans préjugés? Vous me direz, n’est-ce pas, que j’ai poursuivi dans ma propre maison une jeune fille sans défense et que je l’ai insultée par mes propositions honteuses (vous voyez que je vais moi-même au-devant de l’accusation), mais considérez seulement que je suis un homme et nihil humanum… en un mot, que je suis en état de subir un entraînement, de tomber amoureux (chose qui ne dépend pas de notre volonté) et alors tout s’explique de la façon la plus naturelle. Toute la question est là: suis-je un monstre ou une victime? Admettons que je sois une victime, car, enfin, quand je proposais à l’objet de ma flamme de fuir avec moi en Amérique ou en Suisse, je nourrissais peut-être les sentiments les plus respectueux à son égard et ne songeais qu’à assurer notre bonheur commun. La raison est l’esclave de la passion. C’est surtout à moi-même que je risquais de nuire…


– Il ne s’agit nullement de cela, répliqua Raskolnikov avec dégoût. Que vous ayez tort ou raison, vous êtes tout simplement odieux et nous ne voulons rien avoir de commun avec vous. Je vous chasse, filez.


Svidrigaïlov partit subitement d’un éclat de rire.


– Ah oui! on peut dire que vous… que vous ne vous laissez pas entortiller, dit-il avec une franche gaîté. Je pensais faire le malin, mais, avec vous, ça ne prend pas.!


– Et pourtant, vous continuez à vouloir m’entortiller!


– Eh bien quoi? Eh bien quoi? répétait Svidrigaïlov en riant de tout son cœur. C’est de bonne guerre [60] comme on dit, et la ruse la plus innocente, mais vous ne m’avez pas laissé achever: quoi qu’il en soit, je continue à affirmer qu’il ne se serait rien passé d’ennuyeux sans cet incident au jardin. Marfa Petrovna…


– On prétend aussi que vous avez tué Marfa Petrovna, interrompit grossièrement Raskolnikov.


– Ah! on vous a parlé de cela aussi! Du reste ça n’a rien d’étonnant… Eh bien, pour ce qui est de cette question que vous me posez, je ne sais vraiment que vous répondre, quoique ma conscience soit parfaitement tranquille à cet égard. N’allez pas croire que j’aie à redouter les suites de cette affaire. Toutes les formalités d’usage ont été accomplies de la façon la plus correcte, la plus minutieuse: l’enquête médicale a constaté une attaque d’apoplexie provoquée par un bain pris au sortir d’un plantureux repas, au cours duquel la défunte avait bu près d’une bouteille de vin; on ne pouvait d’ailleurs rien découvrir d’autre… Non, ce n’est pas cela qui m’inquiète. Voici à quoi je pensais en cours de route et surtout pendant que je roulais en wagon. N’avais-je pas, je me le demandais, moralement contribué à ce malheur…, par mon irritation ou quelque chose d’approchant? Mais j’ai conclu qu’il n’avait pu en être ainsi.


Raskolnikov se mit à rire.


– De quoi allez-vous vous préoccuper?


– Qu’avez-vous à rire? Pensez: je lui ai donné à peine deux petits coups de cravache, qui n’ont même pas laissé de traces… Ne me jugez pas cynique, je vous en prie. Je sais parfaitement que c’était ignoble de ma part, oui, etc. Mais je sais également que Marfa Petrovna avait été contente de ce… disons de mon emportement. L’histoire avec votre sœur était usée jusqu’à la corde, et Marfa Petrovna, n’ayant plus rien à colporter en ville, était depuis trois jours forcée de rester chez elle; elle avait d’ailleurs fini par ennuyer tout le monde avec la lecture de sa lettre (en avez-vous entendu parler?). Et, tout à coup, ces deux coups de cravache providentiels! Son premier soin fut de faire atteler!… Sans parler des cas où les femmes éprouvent un grand plaisir à être offensées, malgré toute l’indignation qu’elles affichent (ces cas se présentent). L’homme, en général, aime beaucoup à être humilié; l’avez-vous remarqué? Mais ce trait est particulièrement fréquent chez les femmes; on peut même affirmer que c’est la chose essentielle de leur vie.


Un moment, Raskolnikov songea à se lever et à s’en aller pour couper court à l’entretien, mais une certaine curiosité, et même une sorte de calcul, le décidèrent à patienter.


– Vous aimez jouer de la cravache? demanda-t-il d’un air distrait.


– Non, pas beaucoup, répondit tranquillement Svidrigaïlov. Quant à Marfa Petrovna, je ne me querellais presque jamais avec elle. Nous vivions en fort bonne intelligence et elle était contente de moi. Je n’ai usé de la cravache que deux fois pendant nos sept années de vie commune (si l’on ne compte pas un troisième cas assez ambigu). La première fois, c’était deux mois après notre mariage, à notre arrivée dans la propriété, la seconde et dernière fois dans les circonstances auxquelles je faisais allusion. Et vous, vous me jugiez un monstre, n’est-ce pas, un homme arriéré, un partisan du servage, hé, hé!… À propos, ne vous souvenez-vous pas, Rodion Romanovitch, qu’il y a quelques années, au temps des bienheureuses assemblées municipales, on a couvert d’opprobre un propriétaire foncier, je ne me souviens plus de son nom, coupable d’avoir cravaché une étrangère en wagon. Vous vous rappelez? C’était la même année, je crois bien, qu’eut lieu cet «horrible incident du Siècle». Allons, les Nuits égyptiennes [61], les conférences, vous y êtes? Les yeux noirs! Ô temps merveilleux de notre jeunesse, où es-tu? Eh bien, voici mon opinion! Je blâme profondément le monsieur qui a cravaché l’étrangère, car c’est là une action… Comment ne pas la blâmer, je vous le demande? Mais je ne puis m’empêcher d’ajouter qu’on rencontre parfois de ces «étrangères» qui vous poussent si bien à la violence que l’homme le plus avancé ne pourrait répondre de lui. Personne n’a jamais examiné la question sous cet angle, mais c’est, je vous l’assure, une erreur, car mon point de vue est tout à fait humain.


En prononçant ces mots, Svidrigaïlov se remit à rire. Raskolnikov comprit parfaitement qu’il avait un projet bien arrêté et le jugea un fin matois.


– Vous devez avoir passé plusieurs jours sans ouvrir la bouche à âme qui vive? demanda-t-il.


– Il y a un peu de cela, mais dites-moi, n’êtes-vous pas étonné de me voir si bon caractère?


– Non, ce qui m’étonne, au contraire, c’est de vous voir trop bon caractère.


– Vous dites cela parce que je ne me suis pas formalisé de la grossièreté de vos questions, n’est-ce pas? Oui… mais pourquoi m’en formaliser? Vous m’avez interrogé et je vous ai répondu, ajouta-t-il avec une bonhomie extraordinaire. Car je ne m’intéresse pour ainsi dire à rien, continua-t-il d’un air pensif. Surtout maintenant, je ne fais littéralement rien… Vous pouvez du reste vous imaginer que je cherche à gagner vos bonnes grâces par intérêt, puisque surtout je tiens à voir votre sœur, comme je vous l’ai déclaré. Mais je vous avouerai franchement que je m’ennuie beaucoup. Surtout depuis ces trois jours, si bien que j’ai été heureux de vous voir… Ne vous fâchez pas, Rodion Romanovitch, mais vous me paraissez vous-même fort étrange. Vous aurez beau dire; il vous arrive quelque chose, et précisément en ce moment: je ne parle pas de cette minute présente, mais de ces temps-ci en général. Allons, allons, je me tais, ne vous renfrognez pas. Je ne suis pas un ours aussi mal léché que vous le pensez. Raskolnikov lui jeta un regard sombre.


– Peut-être ne l’êtes-vous pas du tout, dit-il. Il me semble que vous êtes un homme de fort bonne compagnie, ou, du moins, vous savez vous montrer convenable quand il le faut.


– Mais je ne me soucie de l’opinion de personne, répondit Svidrigaïlov, d’un ton sec et un peu hautain. Dès lors, pourquoi ne pas prendre les façons d’un personnage mal élevé, dans un pays où elles sont si commodes, et surtout… surtout quand on y est porté naturellement? acheva-t-il en riant…


– J’ai cependant entendu dire que vous connaissiez beaucoup de monde ici, car vous n’êtes pas ce qu’on appelle «un homme sans relations». Que venez-vous donc faire chez moi, si vous ne poursuivez aucun but?


– Il est vrai que j’ai, comme vous dites, des relations, reprit le visiteur sans répondre à la question principale qui lui était adressée. J’en ai déjà rencontré, car c’est le troisième jour que je passe à me balader. Je les reconnais et ils me reconnaissent, je le crois. C’est bien simple, je suis convenablement vêtu et réputé pour être un homme aisé, car l’abolition du servage nous a épargnés. Il nous reste des bois, des prairies fertilisées par nos rivières et nous continuons à en tirer des revenus… Mais je ne veux pas renouer mes anciennes relations; elles m’ennuyaient déjà autrefois. Il y a trois jours que j’erre et je ne me suis encore rappelé au souvenir de personne… Et puis cette ville! Comment s’est-elle édifiée, je vous le demande! Une ville de fonctionnaires et de séminaristes. Vrai, il y a bien des choses que je ne remarquais pas autrefois, quand j’y flânais, il y a huit ans de cela. Je n’ai plus foi qu’en l’anatomie.


– Quelle anatomie?


– Je parle de ces cercles, de ces clubs, Dussaud [62], etc. Ah! tout cela se passera de nous, fit-il, comme s’il ne remarquait pas l’interrogation muette de l’autre. Et quel plaisir peut-on éprouver à tricher?


– Ah! vous trichiez au jeu?


– Sans doute; nous étions tout un groupe de gens comme il faut, il y a sept ans, et nous tuions le temps ainsi. Des gens de la meilleure société. Il y avait parmi nous des poètes, des capitalistes. Avez-vous d’ailleurs remarqué que chez nous, en Russie, les gens du meilleur ton sont des filous? Moi, voyez-vous, je vis maintenant à la campagne. Cependant, j’ai bien failli faire de la prison pour dettes, par la faute d’un petit Grec de Néjine. C’est alors que j’ai rencontré Marfa Petrovna; elle est entrée en arrangement avec mon créancier, a marchandé, m’a libéré de ma dette moyennant 30 000 roubles (je n’en devais que 70 000 en tout). Nous convolâmes en justes noces et elle m’emmena aussitôt dans sa propriété comme un trésor. Elle était de cinq ans plus âgée que moi et m’aimait beaucoup. J’y suis resté sept ans sans bouger. Et remarquez qu’elle a gardé toute sa vie, à titre de précaution contre moi, le billet signé d’un faux nom que j’avais souscrit au Grec, si bien que, si j’avais essayé de secouer le joug, elle m’eût aussitôt fait coffrer. Oh! elle l’aurait fait comme je vous le dis. Les femmes ont de ces contradictions.


– Et n’était ce billet, l’auriez-vous plantée là?


– Je ne sais que vous dire. Cette pièce ne me gênait guère. Je n’avais envie d’aller nulle part et Marfa Petrovna, voyant que je m’ennuyais, m’engagea elle-même à deux reprises à faire un voyage à l’étranger. Mais quoi, j’y étais déjà allé autrefois et je m’y étais affreusement déplu. Vous y contemplez un lever de soleil ou la baie de Naples, la mer, et une tristesse vous envahit; le plus vexant est que vous éprouvez une véritable nostalgie. Non, on est mieux chez nous. On peut au moins y accuser les autres de tout le mal et se justifier à ses propres yeux. Je serais peut-être parti à présent pour une expédition au pôle Nord, car j’ai le vin mauvais [63] et boire me dégoûte. Or, il ne me reste rien d’autre à faire. J’ai déjà essayé. Dites donc, on assure que Berg va tenter dimanche une ascension en ballon, au jardin Ioussoupov, et qu’il consent à prendre des passagers payants; est-ce vrai?


– Vous voulez donc monter en ballon?


– Moi? Non… je dis ça comme ça… marmotta Svidrigaïlov d’un air pensif.


«Mais serait-il sincère?» pensa Raskolnikov.


– Non, le papier ne m’a jamais gêné, continua Svidrigaïlov comme s’il poursuivait sa pensée. C’est de mon plein gré que je restais à la campagne. D’ailleurs, il y aura bientôt un an que Marfa Petrovna, à l’occasion de mon anniversaire, me rendit ce document en y joignant une somme importante, à titre de cadeau… Car elle était riche. «Vous voyez quelle confiance j’ai en vous, Arkadi Ivanovitch», me dit-elle. Oui, je vous assure, elle s’est exprimée ainsi. Vous ne le croyez pas? Et je remplissais fort bien mes devoirs de propriétaire rural; on me connaît dans le pays. Puis je faisais venir des livres. Marfa Petrovna avait commencé par m’approuver, puis elle avait fini par craindre de me voir me fatiguer par trop d’application.


– Il me semble que Marfa Petrovna vous manque beaucoup!


– À moi? Peut-être bien. À propos, croyez-vous aux apparitions?


– Quelles apparitions?


– Comment, quelles… Aux apparitions dans le sens où on l’entend communément.


– Et vous, vous y croyez?


– Oui et non; si vous voulez, non, pour vous plaire… [64], c’est-à-dire je ne puis l’affirmer.


– Pourquoi? il vous arrive d’en avoir?


Svidrigaïlov lui jeta un coup d’œil bizarre.


– Marfa Petrovna veut bien venir me rendre visite, dit-il, la bouche tordue par un sourire indéfinissable.


– Comment cela?


– Eh bien, elle m’est déjà apparue trois fois. La première, c’était le jour même de son enterrement, une heure après mon retour du cimetière, la veille de mon départ pour Pétersbourg. La seconde fois, il y a deux jours, pendant mon voyage; c’était à l’aube, à la station de Malaïa-Vichera [65], et la troisième, il y a à peine deux heures, dans la chambre où je loge. J’étais seul.


– Vous étiez éveillé?


– Tout à fait; toutes les trois fois. Elle apparaît, me parle un instant et sort par la porte, toujours par la porte. On croirait presque l’entendre s’en aller.


– Mais pourquoi avais-je le sentiment que des choses pareilles devaient vous arriver? proféra tout à coup Raskolnikov étonné lui-même de ces paroles, dès qu’il les eut prononcées. Il se sentit extraordinairement ému.


– Tiens, vous avez pensé à cela? demanda Svidrigaïlov d’un ton surpris. Non vraiment? Ah! je disais bien que nous avions des points communs.


– Vous ne l’avez jamais dit, répliqua brusquement Raskolnikov.


– Je ne l’ai pas dit?


– Non.


– Ah! je l’avais cru. Quand je suis entré tantôt et que je vous ai vu couché, les yeux clos et feignant le sommeil, je me suis dit aussitôt: «C’est lui-même.»


– Que veut dire cette expression: lui-même? À quoi faites-vous allusion? cria Raskolnikov.


– À quoi? Mais je l’ignore, je vous assure… balbutia naïvement Svidrigaïlov, démonté.


Un moment, ils gardèrent le silence en se dévorant des yeux.


– Tout ça, ce sont des sottises, cria Raskolnikov avec irritation. Et que vous dit-elle lorsqu’elle vous apparaît?


– Elle? Figurez-vous qu’elle me parle de niaiseries et, voyez un peu ce qu’est l’homme, c’est cela qui me fâche précisément. La première fois, elle est entrée (moi, voyez-vous, j’étais fatigué: le service funèbre, le Requiem, puis le repas des funérailles; enfin je pouvais m’isoler dans mon cabinet, j’allumai un cigare et m’abandonnai à mes réflexions). Tout à coup, elle entre par la porte. «Et vous, me dit-elle, Arkadi Ivanovitch, vous avez oublié aujourd’hui, avec tous ces tracas que vous avez eus, de remonter la pendule de la salle à manger.» C’était moi, en effet, qui, depuis sept ans, remontais chaque semaine la pendule et quand je l’oubliais, elle m’y faisait toujours penser.


«Le lendemain, je me mets en route pour Pétersbourg. À l’aube, arrivé à une station, j’entre au buffet de la gare. J’avais mal dormi, j’étais courbatu, les yeux gonflés, je demande du café. Tout à coup, que vois-je? Marfa Petrovna qui s’assied près de moi, un jeu de cartes à la main. «Voulez-vous, Arkadi Ivanovitch, que je vous prédise comment se passera votre voyage?» me dit-elle. Elle était, il faut vous dire, passée maîtresse en cet art. Je ne me pardonnerai jamais de n’y avoir pas consenti. Je m’enfuis, saisi d’épouvante; il est vrai que la cloche du départ sonnait déjà…


«Aujourd’hui, j’étais assis chez moi, après un détestable dîner de gargote que je ne parvenais pas à digérer. Je fumais… Soudain, Marfa Petrovna entra de nouveau, cette fois en grande toilette; elle portait une robe verte toute neuve, à traîne immense. «Bonjour, Arkadi Ivanovitch; comment trouvez-vous ma robe? Aniska ne serait pas capable d’en faire une pareille.» (Aniska est une couturière de chez nous, une ancienne serve qui avait été en apprentissage à Moscou, un joli brin de fille.) Marfa Petrovna est là, à tourner devant moi. J’examine la robe, puis je la regarde, elle, attentivement, en pleine figure. «Qu’avez-vous besoin, lui dis-je, de vous déranger pour de pareilles niaiseries, Marfa Petrovna? – Ah! mon Dieu, si on ne peut même plus venir vous déranger! – Et moi, lui dis-je pour la taquiner, moi, Marfa Petrovna, je veux me remarier. – On pouvait s’y attendre de vous, Arkadi Ivanovitch, me répondit-elle. Cela ne vous fait pas honneur d’aller vous remarier sitôt votre femme enterrée, et fissiez-vous même un bon choix, vous ne vous attirerez que les quolibets des braves gens.» Sur ce, elle sortit et je crus même entendre le froufrou de sa traîne. Quelles absurdités, hein?


– Mais tout cela, ce ne sont peut-être que des mensonges? fit Raskolnikov.


– Je mens rarement, répondit Svidrigaïlov d’un ton pensif et sans paraître remarquer la grossièreté de la question.


– Et avant cela, il ne vous était jamais arrivé de voir des apparitions?


– Non – ou plutôt, une seule fois, il y a six ans. J’avais un domestique, Philka. On venait de l’enterrer, quand je me mets à crier par distraction: «Philka, ma pipe!» Il entra et alla droit à l’étagère où étaient rangés mes ustensiles de fumeur. «Il se venge», pensai-je, car nous avions eu une vive altercation peu avant sa mort. «Comment oses-tu, lui dis-je, te présenter devant moi avec un habit troué au coude? Hors d’ici, misérable!» Il se détourna, sortit et ne reparut plus. Je n’en ai pas parlé à Marfa Petrovna. J’avais l’intention de faire dire une messe pour lui, puis je me suis dit que ce serait de l’enfantillage.


– Allez donc voir un médecin.


– Je n’ai pas besoin de vous pour me rendre compte que je suis malade, bien qu’à la vérité je ne sache pas de quoi. Selon moi, je me porte au moins cinq fois mieux que vous. Je ne vous ai pas demandé: croyez-vous qu’on puisse voir des apparitions? mais: croyez-vous qu’elles existent?


– Non certes, je ne pourrai jamais le croire, cria Raskolnikov avec une sorte de fureur.


– Que dit-on ordinairement? murmura Svidrigaïlov en manière de soliloque – il inclinait la tête avec un regard de côté. On dit: tu es malade et par conséquent tout ce qui t’apparaît est dû au délire. Ce n’est pas raisonner avec une logique rigoureuse. J’admets que les apparitions ne se montrent qu’aux malades, mais cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’il faut être malade pour les voir et non qu’elles n’existent pas en soi.


– Certainement qu’elles n’existent pas, insista Raskolnikov avec emportement.


– Non, c’est votre avis? continua Svidrigaïlov, et il le considéra longuement.


«Eh bien! mais ne pourrait-on pas raisonner de la façon suivante? Aidez-moi donc! Les apparitions sont en quelque sorte des fragments d’autres mondes, leurs embryons. Un homme bien portant n’a naturellement aucune raison de les voir, car un homme sain est surtout un homme terrestre, c’est-à-dire matériel. Il doit donc vivre, pour rester dans l’ordre, la seule vie d’ici-bas. Mais à peine vient-il à être malade et l’ordre normal, terrestre, de son organisme à se détraquer, que la possibilité d’un autre monde commence à se manifester aussitôt à lui et, à mesure que s’aggrave la maladie, les rapports avec ce monde deviennent plus étroits, jusqu’à ce que la mort l’y fasse entrer de plain-pied. Si vous croyez à une vie future, rien ne vous empêche d’admettre ce raisonnement.


– Je ne crois pas à la vie future, dit Raskolnikov. Svidrigaïlov semblait plongé dans une méditation.


– Et s’il n’y avait là que des araignées ou autres bêtes semblables? dit-il tout à coup.


«Il est fou», pensa Raskolnikov.


– Nous nous représentons toujours l’éternité comme une idée impossible à comprendre, quelque chose d’immense. Mais pourquoi en serait-il nécessairement ainsi? Et si, au lieu de tout cela, il n’y a, figurez-vous, qu’une petite chambre, comme qui dirait une de ces cabines de bain villageoises tout enfumées, avec des toiles d’araignées dans tous les coins: la voilà, l’éternité. Moi, vous savez, c’est ainsi que je l’imagine parfois.


– Eh quoi! Se peut-il que vous ne puissiez vous en faire une idée plus juste, plus consolante? cria Raskolnikov, avec un sentiment de malaise.


– Plus juste? Eh! qui sait? Ce point de vue est peut-être le plus vrai; je m’arrangerais pour qu’il en fût ainsi si cela dépendait de moi, fit Svidrigaïlov avec un sourire vague.


Cette réponse absurde fit frissonner Raskolnikov. Svidrigaïlov leva la tête, le regarda fixement et partit d’un éclat de rire.


– Non, mais rendez-vous compte: est-ce assez curieux? s’écria-t-il. Il y a une demi-heure, nous ne nous étions jamais vus, et maintenant encore nous nous considérons comme des ennemis. Il nous reste une affaire à régler entre nous et voilà que nous laissons tout de côté pour nous mettre à philosopher. Quand je vous le disais que nous sommes deux têtes sous le même bonnet.


– Pardon, reprit Raskolnikov tout agacé; permettez-moi de vous prier de vous expliquer sur-le-champ, apprenez-moi ce qui me vaut l’honneur de votre visite et… et… je suis pressé… j’ai à sortir…


– Soit, et même volontiers. Votre sœur Avdotia Romanovna épouse Piotr Petrovitch Loujine?


– Je vous prierais de ne pas mêler ma sœur à cet entretien et d’éviter de prononcer son nom. Je ne comprends même pas que vous osiez la nommer, si vous êtes vraiment Svidrigaïlov.


– Mais puisque je suis venu exprès pour vous parler d’elle, comment ne pas la nommer?


– C’est bien, parlez donc, mais faites vite.


– Je suis sûr que votre opinion est déjà faite sur ce M. Loujine, mon parent par alliance, pour peu que vous ayez pu le voir une demi-heure ou en entendre parler par une personne digne de foi. Ce n’est pas un parti convenable pour Avdotia Romanovna. D’après moi, Avdotia Romanovna, dans cette affaire, se sacrifie d’une façon aussi magnanime qu’inconsidérée pour… pour sa famille. J’ai pensé, d’après tout ce que j’ai entendu dire de vous, que vous-même seriez très heureux de voir ces fiançailles rompues, sans porter préjudice à votre sœur. Maintenant que j’ai fait votre connaissance, j’en suis même persuadé.


– Tout cela est fort naïf de votre part, excusez-moi, je voulais dire effronté, dit Raskolnikov.


– Vous voulez dire que je suis poussé par mon intérêt? Soyez tranquille, Rodion Romanovitch, je saurais mieux cacher mon jeu s’il en était ainsi. Je ne suis tout de même pas un imbécile. Je vais, à ce propos, vous découvrir une bizarrerie psychologique. Tantôt, je m’excusais d’avoir aimé votre sœur en disant que j’avais été moi-même une victime. Eh bien, sachez que je n’éprouve plus aucun amour pour elle, au point que je m’en étonne, car enfin j’avais été vraiment épris…


– C’était un caprice d’homme désœuvré et de libertin, l’interrompit Raskolnikov.


– Je suis en effet désœuvré et libertin. Du reste, votre sœur possède tant de mérites qu’il n’est pas étonnant que je n’aie pu y résister. Mais tout cela n’était qu’un feu de paille, comme je m’en rends compte à présent.


– Il y a longtemps que vous avez fait cette découverte?


– Je m’en doutais depuis quelque temps, mais je ne m’en suis définitivement convaincu qu’avant-hier, à l’instant de mon arrivée à Pétersbourg. Du reste, je dois vous dire qu’à Moscou encore, j’étais persuadé que je me rendais ici afin d’obtenir la main d Avdotia Roma-novna et de triompher de Loujine.


– Excusez-moi de vous interrompre, mais ne pourriez-vous pas abréger et en venir immédiatement à l’objet de votre visite? Je suis pressé, j’ai des courses à faire…


– Très volontiers. Décidé à entreprendre… certain voyage, je voudrais régler préalablement différentes affaires… Mes enfants sont restés chez leur tante; ils sont riches et n’ont nullement besoin de moi. Et d’ailleurs quel père suis-je? Pour mes besoins personnels je n’ai emporté que la somme qui m’a été donnée l’année dernière par Marfa Petrovna. Elle me suffira. Excusez-moi, j’en viens au fait. Je tiens, avant ce voyage projeté, et qui sera réalisé, peut-être, à en finir avec M. Loujine. Ce n’est point que je le haïsse particulièrement, mais il a été cause de ma dernière querelle avec ma femme: je me suis fâché en apprenant qu’elle avait manigancé ce mariage. Maintenant je désirerais obtenir, grâce à votre concours, une entrevue avec Avdotia Romanovna, pour lui expliquer en votre présence, si vous le voulez, que non seulement un mariage avec M. Loujine ne pourrait lui apporter aucun avantage, mais qu’il présenterait, au contraire, de graves inconvénients. Ensuite, quand je me serai excusé pour tous les ennuis que j’ai pu lui causer, je lui demanderai l’autorisation de lui offrir dix mille roubles et de lui faciliter ainsi la rupture avec M. Loujine, rupture à laquelle, j’en suis persuadé, elle-même ne répugnerait pas si elle en entrevoyait la possibilité.


– Mais vous êtes positivement fou! s’écria Raskolnikov, moins irrité que surpris. Comment osez-vous tenir ce langage?


– Je savais bien que vous alliez pousser les hauts cris, mais je commence par vous faire observer, que, quoique je ne sois pas riche, je puis parfaitement disposer de ces dix mille roubles, je veux dire que je n’en ai nullement besoin. Si Avdotia Romanovna se refuse à les accepter, Dieu sait quel stupide usage j’en ferai. En second lieu, ma conscience est bien tranquille. Je vous fais cette offre sans aucun calcul intéressé. Vous pouvez ne pas me croire, mais vous aurez l’occasion de vous en convaincre, ainsi qu’Avdotia Romanovna, par la suite. Le fait est que j’ai réellement causé beaucoup d’ennuis à votre honorée sœur, tout est là, et comme j’en éprouve un repentir sincère, je désire de tout cœur, non pas racheter mes fautes ou payer ces ennuis, mais lui rendre simplement un petit service, car enfin, il n’est pas dit que j’aie acheté le privilège de ne lui faire que du mal. Si ma proposition cachait la moindre arrière-pensée, je ne l’aurais pas faite avec cette franchise et je ne me serais pas borné à ne lui offrir que dix mille roubles, quand je lui en ai proposé davantage il y a cinq semaines. Je vais d’ailleurs me marier bientôt, très probablement, avec une jeune fille, et dans ce cas on ne peut me soupçonner de vouloir séduire Avdotia Romanovna. Je vous dirai, pour en finir, qu’en épousant M. Loujine, Avdotia Romanovna accepte cette même somme d’un autre côté, voilà toute la différence. Allons, ne vous fâchez pas, Rodion Romanovitch, et jugez avec calme et sang-froid.


Svidrigaïlov, lui-même, avait prononcé ces mots avec un flegme extraordinaire.


– En voilà assez, dit Raskolnikov. Cette proposition est d’une insolence impardonnable.


– Pas le moins du monde. D’après vous, un homme dans ce monde n’est autorisé qu’à faire du mal à son semblable et il n’a pas le droit de lui faire le moindre bien, à cause des sottes convenances sociales. C’est absurde. Si moi, par exemple, je venais à mourir et léguer cette somme à votre sœur, par testament, refuserait-elle de l’accepter?


– C’est bien possible.


– Oh! ça, je suis bien sûr que non. Du reste, n’en parlons plus, mais laissez-moi vous dire que dix mille roubles sont une excellente chose à l’occasion. Quoi qu’il en soit, je vous prie de transmettre notre conversation à Avdotia Romanovna.


– Je n’en ferai rien.


– Dans ce cas, Rodion Romanovitch, je me verrai obligé de rechercher une entrevue avec elle au risque de l’ennuyer.


– Et si je lui communique votre proposition, vous ne chercherez pas à la voir en particulier?


– Je ne sais vraiment que vous dire. J’aurais fort envie de la voir une fois.


– N’y comptez pas.


– Tant pis. Du reste, vous ne me connaissez pas; peut-être des relations amicales pourront-elles s’établir entre nous.


– Vous le croyez?


– Et pourquoi pas? fit Svidrigaïlov avec un sourire; puis il se leva, prit son chapeau; ce n’est pas que je veuille vous importuner. En venant ici, je ne comptais pas trop… quoique votre physionomie m’ait frappé, ce matin même…


– Où m’avez-vous vu ce matin? demanda Raskolnikov d’un air inquiet.


– Je vous ai aperçu par hasard. Il me semble que vous avez quelque chose de commun avec moi… Mais ne vous agitez donc pas, je ne veux pas être importun. J’ai pu m’entendre avec des tricheurs et n’ai jamais ennuyé mon parent éloigné, le prince Svirbeï, un grand personnage; j’ai même su écrire des pensées sur la Madone de Raphaël, dans l’album de Mme Priloukova. J’ai pu vivre sept ans avec Marfa Petrovna sans bouger de sa propriété… Autrefois j’ai passé bien des nuits dans la maison Viazemski, sur la place des Halles, et peut-être vais-je monter en ballon avec Berg.


– Allons, c’est bien. Permettez-moi de vous demander si vous comptez entreprendre bientôt votre voyage.


– Quel voyage?


– Mais le voyage dont vous parliez tantôt.


– Un voyage? Ah! oui… je vous en ai parlé, en effet. Oh! c’est une question très vaste… Si vous saviez pourtant quel problème vous venez de soulever! ajouta-t-il, et il partit d’un rire haut et bref. Au lieu de voyager, je vais peut-être me marier, on me fait des propositions.


– Ici?


– Oui.


– Vous n’avez pas perdu de temps depuis votre arrivée.


– Mais je désirerais beaucoup voir une fois Avdotia Romanovna. Je vous en prie, sérieusement. Allons, au revoir… Ah! oui, j’allais oublier… Dites à votre sœur, Rodion Romanovitch, que Marfa Petrovna lui a légué trois mille roubles. C’est positivement vrai. Marfa Petrovna a pris ces dispositions, en ma présence, huit jours avant sa mort. Avdotia Romanovna pourra toucher cet argent dans trois semaines environ.


– Vous dites vrai?


– Oui, dites-le-lui. Allons, votre serviteur! J’habite très près de chez vous.


En sortant Svidrigaïlov croisa Razoumikhine, sur le seuil.

II.

Il était près de huit heures. Les deux jeunes gens partirent rapidement pour la maison Bakaleev, afin d’y arriver avant Loujine.


– Mais qui était-ce donc? demanda Razoumikhine, dès qu’ils furent dans la rue.


– C’était Svidrigaïlov, ce propriétaire chez qui ma sœur fut offensée pendant qu’elle y était gouvernante. La cour qu’il lui faisait l’obligea à quitter la maison, chassée par sa femme, Marfa Petrovna. Cette Marfa Petrovna a ensuite demandé pardon à Dounia et elle vient de mourir subitement. C’est d’elle qu’on parlait tantôt. Je ne sais pas pourquoi je redoute si fort cet homme. Il est arrivé ici aussitôt après l’enterrement de sa femme. Il est fort étrange et paraît nourrir un projet mystérieux. Mais lequel? Il faut protéger Dounia contre lui… Voilà ce que je voulais te dire, tu entends?


– La protéger! Mais que peut-il contre Avdotia Romanovna? Allons, je te remercie, Rodia, de m’avoir parlé ainsi… Nous la protégerons, sois tranquille. Où habite-t-il?


– Je n’en sais rien.


– Pourquoi ne le lui as-tu pas demandé? Eh! c’est fâcheux. Du reste, je le saurai.


– Tu l’as vu? demanda Raskolnikov après un silence.


– Oui, je l’ai parfaitement examiné.


– Non, mais l’as-tu bien vu, enfin, vu distinctement? insista Raskolnikov.


– Mais oui, je me souviens fort bien de ses traits, je le reconnaîtrais entre mille, car j’ai la mémoire des visages.


Ils se turent de nouveau.


– Hum… allons, c’est bien… marmotta Raskolnikov, car tu sais, moi, je pensais… il me semble toujours que ce ne peut être qu’une illusion.


– Mais de quoi parles-tu? Je ne te comprends pas.


– Voilà, vous prétendez tous, continua Raskolnikov, la bouche tordue par un sourire, que je suis devenu fou, et il m’a semblé que j’ai peut-être perdu la raison, en effet, et n’ai vu qu’un spectre.


– Mais, voyons, que dis-tu là!


– Qui sait, je suis peut-être fou, et tous les événements de ces derniers jours n’ont peut-être eu lieu que dans mon imagination…


– Eh! Rodia, on t’a encore troublé l’esprit. Mais que t’a-t-il dit? Que te voulait-il?


Raskolnikov ne lui répondit pas. Razoumikhine réfléchit un instant.


– Allons, écoute mon compte rendu, fit-il. Je suis passé chez toi, tu dormais; ensuite nous avons dîné, puis j’ai été chez Porphyre. Zamiotov s’y trouvait encore. Je voulais commencer à m’expliquer, mais je n’ai pas pu y arriver; impossible d’entrer en matière comme il faut. Ils semblaient ne pas comprendre, sans d’ailleurs témoigner le moindre embarras. J’emmène enfin Porphyre près de la fenêtre et me mets à lui parler, sans y réussir beaucoup mieux. Il regarde d’un côté, moi de l’autre; finalement je lui mets mon poing sous le nez en lui disant que je vais le démolir. Il se contente de me regarder en silence. Je crache et je m’en vais, voilà tout. C’est très bête. Avec Zamiotov je n’ai pas échangé un mot. Seulement, vois-tu, je craignais de t’avoir fait du tort; mais en descendant l’escalier, une pensée soudaine m’a illuminé. De quoi nous préoccupons-nous, toi et moi? Si tu étais menacé d’un danger, je comprendrais, mais qu’as-tu à craindre, en l’occasion? Tu n’y es pour rien, et par conséquent tu te moques d’eux. Plus tard on se paiera leur tête. À ta place je me ferais un plaisir de les mystifier. Pense quelle honte ils auront de s’être si grossièrement trompés. N’y songe plus, on pourra les rosser comme il faut plus tard, mais maintenant bornons-nous à nous moquer d’eux.


– C’est juste! fit Raskolnikov. «Et que diras-tu demain? pensa-t-il. Chose étrange, l’idée ne m’est jamais venue de me demander ce que dira Razoumikhine quand il apprendra.» À cette pensée il regarda fixement son ami. Le récit de la visite à Porphyre l’avait fort peu intéressé. Tant de sujets de préoccupation étaient venus s’ajouter aux anciens pendant ces dernières heures!


Dans le corridor ils rencontrèrent Loujine; il était arrivé à huit heures précises et cherchait le numéro de la chambre, si bien qu’ils entrèrent ensemble tous les trois, sans toutefois se regarder, ni se saluer. Les jeunes gens pénétrèrent les premiers dans la pièce et Piotr Petrovitch, pour observer les convenances, s’attarda un moment dans l’antichambre, en enlevant son pardessus. Poulkheria Alexandrovna s’avança aussitôt au-devant de lui, tandis que Dounia souhaitait le bonsoir à son frère. Piotr Petrovitch entra à son tour, et salua ces dames d’un air assez aimable, mais avec une gravité outrée. Il paraissait, du reste, un peu déconcerté. Poulkheria Alexandrovna, qui semblait troublée, elle aussi, s’empressa de faire asseoir tout son monde autour de la table ronde où bouillait le samovar. Dounia et Loujine se trouvèrent placés l’un en face de l’autre, et Razoumikhine ainsi que Raskolnikov s’assirent en face de Poulkheria Alexandrovna, Razoumikhine du côté de Loujine et Raskolnikov près de sa sœur. Il y eut un moment de silence. Piotr Petrovitch tira, sans hâte, un mouchoir de batiste parfumé et se moucha de l’air d’un homme bienveillant sans doute, mais quelque peu offensé dans sa dignité d’homme et décidé à réclamer des explications. À peine entré dans l’antichambre, tout à l’heure, une pensée lui était venue: ne pas enlever son pardessus, se retirer pour châtier sévèrement les deux dames, et leur faire comprendre ainsi la gravité de l’action qu’elles venaient de commettre. Mais il n’avait pu s’y décider. D’autre part, il aimait les situations nettes et il voulait éclaircir la chose suivante: elles devaient avoir une raison pour oser braver si ouvertement sa défense, et cette raison, il devait la connaître avant tout; il aurait toujours ensuite le temps de sévir et le châtiment ne dépendait que de lui.


– J’espère que vous avez fait bon voyage, demanda-t-il d’un ton officiel à Poulkheria Alexandrovna.


– Oui, grâce à Dieu, Piotr Petrovitch.


– J’en suis fort heureux. Et Avdotia Romanovna n’a pas été fatiguée, non plus?


– Moi, je suis jeune et forte et je ne me fatigue pas, mais pour maman ce voyage a été fort pénible, répondit Dounia.


– Que voulez-vous, nos routes nationales sont fort longues, répondit-il. Notre mère la Russie, comme on dit, est très vaste… Moi, je n’ai pu, malgré tout le désir que j’en avais, aller à votre rencontre. J’espère cependant que vous n’avez pas eu trop d’ennuis?


– Oh! Piotr Petrovitch, nous avons été fort embarrassées, au contraire, se hâta de répondre Poulkheria Alexandrovna, avec une intonation particulière, et si Dieu lui-même, je pense, ne nous avait envoyé hier Dmitri Prokofitch, je ne sais vraiment ce que nous serions devenues. Le voilà, permettez-moi de vous le présenter. Dmitri Prokofitch Razoumikhine, ajouta-t-elle s’adressant à Loujine.


– Comment donc! J’ai eu le plaisir… hier, marmotta Loujine en lançant au jeune homme un regard oblique et malveillant; puis il se renfrogna et se tut.


Piotr Petrovitch semblait appartenir à cette catégorie de gens qui s’efforcent de se montrer fort aimables en société, mais perdent tous leurs moyens à la moindre contrariété, au point de ressembler plutôt à des soliveaux qu’à de brillants cavaliers. Il y eut encore un moment de silence; Raskolnikov s’enfermait dans un mutisme obstiné, Avdotia Romanovna jugeait que le moment n’était pas venu pour elle de rompre le silence. Razoumikhine, lui, n’avait rien à dire, si bien que Poulkheria Alexandrovna se vit obligée de payer encore de sa personne.


– Marfa Petrovna est morte, le saviez-vous? demanda-t-elle, recourant à sa suprême ressource.


– Comment donc! J’en ai été informé aussitôt, et je puis même vous apprendre qu’Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov, aussitôt après l’enterrement de sa femme, est parti précipitamment pour Pétersbourg. Je tiens cette nouvelle d’une source sûre.


– Pour Pétersbourg? Pour ici? demanda Dounetchka d’une voix alarmée, en échangeant un regard avec sa mère.


– Parfaitement. Et l’on doit supposer que ce n’est pas sans intentions, étant donné la précipitation de ce départ et les circonstances qui l’ont précédé.


– Seigneur! Est-il possible qu’il vienne relancer Dounetchka jusqu’ici?


– Il me semble que vous n’avez, ni l’une ni l’autre, à vous inquiéter beaucoup, du moment que vous éviterez toute espèce de relations avec lui. Quant à moi, j’ai l’œil ouvert et je saurai bientôt où il est descendu…


– Ah! Piotr Petrovitch, vous ne sauriez vous imaginer à quel point vous m’avez troublée, continua Poulkheria Alexandrovna. Je ne l’ai vu que deux fois en tout, mais il m’a paru effrayant, effrayant! Je suis sûre qu’il a causé la mort de la défunte Marfa Petrovna.


– On ne peut rien conclure là-dessus. J’ai des renseignements précis. Je ne nie pas que ses mauvais procédés n’aient pu, dans une certaine mesure, hâter le cours des choses. Quant à sa conduite et en général au caractère moral du personnage, je suis d’accord avec vous… J’ignore s’il est riche maintenant et ce qu’a pu lui laisser Marfa Petrovna, mais je le saurai dans le plus bref délai. Ce qui est certain, c’est qu’ici, à Pétersbourg, il reprendra, s’il a les moindres ressources, son ancien genre de vie. C’est l’homme le plus perdu de vices, le plus dépravé qui soit. J’ai de bonnes raisons de croire que Marfa Petrovna, qui avait eu le malheur de s’amouracher de lui et de payer toutes ses dettes, il y a huit ans, lui a encore été utile sous un autre rapport; elle est arrivée à force de démarches et de sacrifices à étouffer dès son origine une affaire criminelle, qui pouvait bel et bien envoyer M. Svidrigaïlov en Sibérie. Il s’agissait d’un assassinat commis dans des circonstances épouvantables, et pour ainsi dire fantastiques.


– Ah, Seigneur! s’écria Poulkheria Alexandrovna. Raskolnikov écoutait attentivement.


– Vous parlez, dites-vous, d’après des renseignements sûrs? demanda Dounia d’un air grave et sévère.


– Je ne répète que ce qui m’a été confié en secret par Marfa Petrovna. Il faut remarquer que cette affaire est fort obscure au point de vue juridique. À cette époque habitait ici, il paraît même qu’elle y habite toujours, une certaine Resslich, une étrangère, qui prêtait à la petite semaine, et qui exerçait également divers autres métiers. Des relations aussi intimes que mystérieuses s’étaient depuis longtemps établies entre cette femme et M. Svidrigaïlov. Elle avait chez elle une parente éloignée, une nièce, je crois, fillette de quinze ou même quatorze ans, qui était sourde-muette. La Resslich ne pouvait souffrir cette enfant; elle lui reprochait chaque morceau de pain et la battait d’une façon inhumaine. Un jour la malheureuse fut trouvée étranglée dans le grenier. On conclut à un suicide. Après les formalités d’usage, l’affaire semblait devoir se terminer ainsi, quand la police fut informée que l’enfant avait été… violée par Svidrigaïlov. Il est vrai que tout cela était assez obscur, la dénonciation émanant d’une autre Allemande, femme d’une immoralité notoire et dont le témoignage ne pouvait être pris en considération; enfin la dénonciation fut retirée, grâce aux efforts et à l’argent de Marfa Petrovna. Tout se borna à de méchants bruits. Mais ces bruits étaient fort significatifs. Vous avez certainement entendu conter, pendant que vous étiez chez eux, l’histoire de ce domestique Philippe, mort à la suite de mauvais traitements, il y a six ans de cela, au temps du servage.


– J’ai entendu dire, au contraire, que ce Philippe s’était suicidé.


– C’est parfaitement vrai, mais il a été forcé ou plutôt poussé à se donner la mort par les mauvais traitements et les vexations systématiques de son maître.


– J’ignorais cela, répondit sèchement Dounia. J’ai seulement entendu conter, à ce propos, une histoire fort étrange. Ce Philippe était, paraît-il, un neurasthénique, une sorte de philosophe d’antichambre. Ses camarades disaient de lui: «C’est l’excès de lecture qui lui a troublé l’esprit», et l’on prétend qu’il s’est suicidé pour échapper aux railleries plutôt qu’aux coups de M. Svidrigaïlov. Je l’ai toujours vu traiter ses gens humainement; il était même aimé d’eux, quoique, je l’avoue, je les ai entendus, eux aussi, l’accuser de la mort de Philippe.


– Je vois, Avdotia Romanovna, que vous avez tendance à le justifier, fit remarquer Loujine, la bouche tordue par un sourire équivoque. Le fait est que c’est un homme rusé et habile à gagner le cœur des dames. La pauvre Marfa Petrovna, qui vient de mourir dans des circonstances bizarres, en est la preuve lamentable. Je ne voulais que vous aider de mes conseils, vous et votre mère, en prévision des tentatives qu’il ne manquera pas de renouveler. Quant à moi, je suis convaincu que cet homme retournera bientôt à la prison pour dettes. Marfa Petrovna n’a jamais eu l’intention de lui assurer une part importante de sa fortune, car elle songeait à ses enfants, et si elle lui a laissé quelque chose, c’est une somme des plus modestes, le strict nécessaire, une aisance éphémère, à peine de quoi vivre un an, pour un homme de ses goûts.


– Piotr Petrovitch, ne parlons pas, je vous en prie, de M. Svidrigaïlov, dit Dounia. Cela me rend nerveuse.


– Il est venu tout à l’heure chez moi, dit tout à coup Raskolnikov, en ouvrant la bouche pour la première fois.


Tous se tournèrent vers lui, avec des exclamations de surprise. Piotr Petrovitch lui-même parut ému.


– Il y a une heure et demie, pendant que je dormais; il est entré, m’a réveillé et s’est présenté à moi, continua Raskolnikov. Il semblait fort à l’aise, et assez gai; il espère se lier avec moi. Entre autres choses, il sollicite vivement une entrevue avec toi, Dounia, et m’a prié de lui servir d’intermédiaire à ce sujet. Il a une proposition à te faire et m’a dit en quoi elle consiste. Il m’a en outre positivement assuré que Marfa Petrovna, huit jours avant sa mort, t’a légué, Dounia, par testament, trois mille roubles, et que tu pourras toucher cette somme dans le plus bref délai.


– Dieu soit loué! s’écria Poulkheria Alexandrovna, et elle se signa. Prie pour elle, Dounia, prie!


– C’est exact! ne put s’empêcher de reconnaître Loujine.


– Eh bien, et ensuite? fit vivement Dounetchka.


– Ensuite il m’a dit qu’il n’est pas riche, car la propriété revient aux enfants restés chez leur tante. Puis il m’a appris qu’il loge près de chez moi, mais où? je l’ignore, je ne le lui ai pas demandé…


– Mais quelle proposition voulait-il faire à Dounetchka? demanda Poulkheria Alexandrovna tout effrayée. Te l’a-t-il confiée?


– Oui.


– Eh bien?


– Je vous le dirai plus tard. Raskolnikov se tut et se mit à boire son thé.


Piotr Petrovitch tira sa montre de sa poche et y jeta les yeux.


– Une affaire urgente m’oblige à vous quitter; ainsi je ne gênerai pas votre entretien, ajouta-t-il d’un air assez piqué en se levant de son siège.


– Restez, Piotr Petrovitch, dit Dounia. Vous aviez l’intention de nous consacrer votre soirée. De plus, vous avez écrit que vous désiriez avoir une explication avec maman.


– C’est vrai, Avdotia Romanovna, fit Loujine d’un air solennel, et il se rassit, mais garda son chapeau à la main. Je désirais, en effet, m’expliquer avec vous et votre honorée mère sur quelques points de la plus haute gravité. Mais de même que votre frère ne peut répéter devant moi certaines propositions de M. Svidrigaïlov, moi, à mon tour, je ne veux et ne puis m’expliquer… devant des tiers… sur certains points d’une extrême importance. D’autre part, il n’a pas été tenu compte du désir capital et formel que j’avais manifesté…


La figure de Loujine prit une expression d’amertume et avec dignité il se tut.


– C’est sur mes seules instances qu’il n’a pas été tenu compte de votre désir de voir mon frère exclu de cette; entrevue, dit Dounia. Vous nous avez écrit que vous aviez été insulté par lui. Je pense qu’il faut tirer cette accusation au clair le plus rapidement possible et vous réconcilier. Et si Rodia vous a réellement offensé, il vous doit des excuses et il vous en fera.


En entendant ces paroles, Piotr Petrovitch s’enhardit aussitôt.


– Il est des offenses, Avdotia Romanovna, qu’on ne peut oublier, avec la meilleure volonté du monde. En toutes choses il y a une limite dangereuse à dépasser, car cette limite une fois franchie, le retour en arrière est impossible.


– Ah! ce n’est pas ce que je voulais dire, Piotr Petrovitch, l’interrompit Dounia, avec quelque impatience. Comprenez-moi bien, tout notre avenir dépend de la solution rapide de cette question: les choses pourront-elles s’arranger ou non? Je vous dis franchement, et dès le début, que je ne puis considérer les choses autrement et pour peu que vous teniez à moi, vous devez comprendre qu’il faut que cette histoire prenne fin aujourd’hui, si difficile que cela puisse paraître.


– Je m’étonne que vous puissiez poser la question ainsi, Avdotia Romanovna, fit Loujine avec une irritation croissante. Je puis vous apprécier et vous chérir tout en n’aimant pas quelque membre de votre famille. Je prétends au bonheur d’obtenir votre main, sans pour cela m’engager à accepter des devoirs incompatibles…


– Ah! laissez cette vaine susceptibilité, Piotr Petrovitch, l’interrompit Dounia d’une voix émue, et montrez-vous l’homme intelligent et noble que j’ai toujours vu, et veux continuer à voir en vous. Je vous ai fait une grande promesse, je suis votre fiancée; fiez-vous à moi dans cette affaire et croyez-moi capable de juger impartialement. Le rôle d’arbitre que je m’attribue en ce moment doit surprendre mon frère autant que vous. Quand je l’ai prié instamment aujourd’hui, après la réception de votre lettre, de venir à notre entrevue, je ne lui ai point fait part de mes intentions. Comprenez que si vous refusez de vous réconcilier, je me verrai obligée de choisir entre vous. C’est ainsi que la question a été posée par vous deux. Je ne veux et ne dois pas me tromper dans ce choix. Pour vous, je dois rompre avec mon frère; pour lui, me brouiller avec vous. Je veux être édifiée à présent sur vos sentiments à mon égard, et j’en ai le droit. Je saurai si lui est un frère pour moi et si vous vous m’appréciez, si vous savez m’aimer comme un mari.


– Avdotia Romanovna, reprit Loujine vexé, vos paroles me semblent significatives. Je dirai même que je les trouve blessantes étant donné la situation que j’ai l’honneur d’occuper par rapport à vous. Sans parler de ce qu’il y a d’offensant pour moi à me voir mis sur le même rang qu’un… un jeune homme orgueilleux, vous semblez admettre la possibilité d’une rupture entre nous. Vous dites: vous ou lui, et vous me montrez ainsi que je suis peu pour vous… Je ne puis accepter cela étant donné nos relations… et nos engagements réciproques.


– Comment! s’écria Dounia avec emportement. Je mets votre intérêt en balance avec tout ce que j’ai eu de plus précieux jusqu’ici dans la vie et vous vous plaignez de compter peu pour moi!


Raskolnikov eut un sourire caustique. Razoumikhine était hors de lui, mais Piotr Petrovitch ne parut pas admettre l’argument; il devenait d’instant en instant plus rouge et plus intraitable.


– L’amour pour l’époux, pour le futur compagnon de la vie doit l’emporter sur l’amour fraternel, fit-il sentencieusement; je ne puis, dans tous les cas, être mis sur le même plan… Bien que j’aie refusé tout à l’heure de m’expliquer en présence de votre frère sur l’objet de ma visite, je veux néanmoins m’adresser à votre honorée mère pour éclaircir un point fort important et que je regarde comme très offensant pour moi. Votre fils, fit-il à Poulkheria Alexandrovna, hier, en présence de M. Razoudkine (oui, je crois que c’est bien votre nom, excusez-moi, je ne m’en souviens plus, fit-il avec un salut aimable à Razoumikhine) m’a offensé en dénaturant une pensée que je vous avais exposée en prenant le café chez vous. J’avais dit que, d’après moi, une jeune fille pauvre et déjà éprouvée par le malheur offrait à son mari plus de garanties de bonheur qu’une personne qui n’aurait connu que l’aisance. Votre fils a volontairement exagéré la portée de mes paroles et en a dénaturé le sens jusqu’à l’absurde. Il m’a attribué des intentions odieuses, en se référant, semble-t-il, à votre propre correspondance. Je serais heureux si vous pouviez, Poulkheria Alexandrovna, me prouver que je me trompe et ainsi me rassurer grandement. Dites-moi donc exactement dans quels termes vous avez transmis ma pensée dans votre lettre à Rodion Romanovitch?


– Je ne m’en souviens plus, fit Poulkheria Alexandrovna toute troublée. J’ai écrit ce que j’avais compris moi-même. J’ignore comment Rodia vous l’a répété… Il a peut-être exagéré.


– Il n’a pu le faire qu’en s’inspirant de votre lettre.


– Piotr Petrovitch, fit Poulkheria Alexandrovna avec dignité, la preuve que nous n’avons pas pris vos paroles en trop mauvaise part, c’est notre présence ici.


– Très bien, maman, approuva Dounia.


– Ainsi c’est moi qui ai tort, fit Loujine blessé.


– Voyez-vous, Piotr Petrovitch, vous êtes toujours à accuser Rodia, mais vous-même, vous avez écrit sur lui tantôt des choses fausses, ajouta Poulkheria Alexandrovna, qui reprenait courage.


– Je ne me rappelle pas avoir rien écrit de faux.


– Vous avez écrit, déclara âprement Raskolnikov, sans se tourner vers Loujine, que j’ai donné hier mon argent non à la veuve de l’homme écrasé, mais soi-disant à sa fille, que je voyais pour la première fois. Vous l’avez écrit dans l’intention de me brouiller avec ma famille et, pour être plus sûr de réussir, vous vous êtes exprimé de la façon la plus ignoble sur le compte d’une jeune fille que vous ne connaissez pas. C’est une bassesse et une calomnie.


– Excusez-moi, Monsieur, s’écria Loujine, tout tremblant de colère, si dans ma lettre je me suis étendu sur tout ce qui vous concerne, c’est uniquement pour obéir aux désirs de votre mère et de votre sœur, qui m’avaient prié de leur apprendre comment je vous avais trouvé et quelle impression vous m’aviez produite. D’ailleurs je vous défie de relever une seule ligne mensongère dans le passage auquel vous faites allusion. Nierez-vous avoir dépensé cet argent et que cette famille, malheureuse je le veux bien, a un membre indigne?


– Et d’après moi, avec toutes vos qualités, vous ne valez pas le petit doigt de cette malheureuse jeune fille à laquelle vous jetez la pierre.


– Ainsi vous n’hésiteriez pas à l’introduire dans la société de votre mère et de votre sœur?


– Je l’ai déjà fait, si vous désirez le savoir. Je l’ai invitée aujourd’hui à prendre place à côté de maman et de Dounia.


– Rodia! cria Poulkheria Alexandrovna. Dounetchka rougit, Razoumikhine fronça les sourcils.


Loujine souriait d’un air méprisant et hautain.


– Jugez vous-même, Avdotia Romanova, si un accord est possible. J’espère que l’affaire peut être considérée comme finie et qu’il n’en sera plus question. Je me retire pour ne pas gêner plus longtemps votre réunion de famille; vous avez d’ailleurs des secrets à vous communiquer.


Il se leva et prit son chapeau.


– Mais je me permets de vous faire remarquer, avant de m’en aller, que j’espère n’être plus exposé jamais à de pareilles rencontres et à de pareils compromis pour ainsi dire. C’est à vous particulièrement, très honorée Poulkheria Alexandrovna, que je m’adresse, d’autant plus que ma lettre n’était destinée qu’à vous et à personne d’autre.


Poulkheria Alexandrovna fut un peu froissée.


– Vous vous croyez donc tout à fait notre maître, Piotr Petrovitch? Dounia vous a expliqué pour quelle raison on n’a pas tenu compte de votre désir: elle n’avait que de bonnes intentions. Mais vraiment vous m’écrivez d’un style bien impérieux! Se peut-il que nous soyons obligées de considérer votre moindre désir comme un ordre? Je vous dirai, au contraire, que vous devez nous traiter avec des égards tout à fait particuliers, maintenant que nous avons mis notre confiance en vous, tout quitté pour venir ici, et que nous sommes par conséquent à votre merci.


– Ce n’est plus tout à fait exact, Poulkheria Alexandrovna, à présent surtout que vous connaissez le legs de trois mille roubles fait à votre fille par Marfa Petrovna, somme qui vient fort à propos, à en juger par le ton que vous venez de prendre avec moi, ajouta-t-il aigrement.


– Cette remarque pourrait faire croire, en effet, que vous avez spéculé sur notre dénuement, fit observer Dounia avec irritation.


– Quoi qu’il en soit, c’est bien fini et surtout je ne veux pas vous empêcher davantage d’entendre les propositions secrètes qu’Arkadi Ivanovitch Svidrigaïlov a chargé votre frère de vous transmettre. Elles sont, sans doute, d’une signification capitale à vos yeux et même fort agréables.


– Oh! mon Dieu! s’écria Poulkheria Alexandrovna. Razoumikhine ne pouvait plus tenir en place.


– N’as-tu pas honte, enfin, ma sœur? demanda Raskolnikov.


– Oui, j’ai honte, Rodia, murmura Dounia. Piotr Petrovitch, sortez! dit-elle en pâlissant de colère.


Ce dernier ne s’attendait nullement à pareil dénouement. Il avait trop présumé de lui-même, de sa puissance, trop compté sur la faiblesse de ses victimes. Maintenant encore il ne pouvait en croire ses oreilles. Il pâlit et ses lèvres se mirent à trembler.


– Avdotia Romanovna, si je sors à cet instant et dans ces conditions, soyez sûre que je ne reviendrai pas. Réfléchissez bien. Je n’ai qu’une parole.


– Quelle insolence! s’écria Dounia en bondissant de sa chaise. Mais je ne veux pas vous voir revenir!


– Comment? c’est ainsi! vociféra Loujine, d’autant plus déconcerté qu’il n’avait pas cru un seul instant à la possibilité d’une rupture. Ah, c’est ainsi! Mais savez-vous que je pourrais protester?


– De quel droit vous permettez-vous de lui parler ainsi? fit vivement Poulkheria Alexandrovna. Contre quoi protesterez-vous? Quels sont vos droits? Pensez-vous que j’irai donner ma Dounia à un homme tel que vous? Allez et laissez-nous désormais en repos. Nous avons eu tort de consentir à une chose malhonnête, et moi surtout je…


– Cependant, Poulkheria Alexandrovna, répliqua Piotr Petrovitch exaspéré, vous m’avez lié par votre promesse que vous voulez retirer à présent… et enfin… enfin, j’ai été entraîné, pour ainsi dire, à certains frais…


Cette dernière récrimination était si bien dans le caractère de Loujine, que Raskolnikov, malgré la fureur à laquelle il était en proie, ne put y tenir et partit d’un éclat de rire. Quant à Poulkheria Alexandrovna, ces paroles la mirent hors d’elle.


– Des frais? Quels frais, je vous prie? S’agirait-il par hasard de la malle que vous vous êtes chargé de faire parvenir? Mais vous en avez obtenu le transport gratuit. Seigneur! vous prétendez que c’est nous qui vous avons lié! Pensez à ce que vous dites, Piotr Petrovitch. C’est vous qui nous avez tenues pieds et poings liés à votre merci.


– Assez, maman, assez, je vous en prie, suppliait Avdotia Romanovna. Piotr Petrovitch, faites-moi le plaisir de vous retirer.


– Je m’en vais… Un dernier mot seulement, répondit-il presque hors de lui. Votre mère semble avoir complètement oublié que j’ai demandé votre main au moment où de mauvais bruits couraient sur vous dans toute la contrée. Ayant bravé pour vous l’opinion publique et rétabli votre réputation, je pouvais espérer que vous m’en sauriez gré et compter sur votre reconnaissance… Mes yeux se sont dessillés maintenant, et je vois que j’ai peut-être été très imprudent en méprisant l’opinion publique.


– Il veut se faire casser la tête, s’écria Razoumikhine, en bondissant pour châtier l’insolent.


– Vous êtes un homme vil et un scélérat, dit Dounia.


– Pas un mot, pas un geste! cria Raskolnikov en retenant Razoumikhine. Puis il s’approcha de Loujine à le toucher et dit d’une voix basse et nette:


– Veuillez sortir! Pas un mot de plus, sinon…


Piotr Petrovitch, dont le visage était blême et contracté par la colère, le regarda un moment en silence, puis il tourna les talons et sortit, le cœur plein d’une haine mortelle pour Raskolnikov, auquel il imputait sa disgrâce. Chose curieuse à noter, il s’imaginait encore en descendant l’escalier, que tout n’était pas définitivement perdu et qu’il pouvait fort bien espérer une réconciliation avec les deux femmes.

III.

L’essentiel était qu’il n’avait pas, jusqu’au dernier moment, prévu pareil dénouement. Il avait toujours fanfaronné, car il ne pouvait admettre que deux femmes, seules et pauvres, fussent capables d’échapper à sa domination. Cette conviction était raffermie par sa vanité et une confiance en soi portée à un point qui le rendait aveugle. Piotr Petrovitch, parti de rien, avait pris l’habitude presque maladive de s’admirer profondément. Il avait une très haute opinion de son intelligence, de ses capacités, et même il lui arrivait parfois, resté seul, d’admirer son visage dans un miroir. Mais ce qu’il aimait plus que tout au monde, c’était son argent, acquis par son travail, et d’autres moyens encore. Cette fortune le rendait l’égal de tous les gens supérieurs à lui, croyait-il. Il était fort sincère en rappelant amèrement à Dounia qu’il s’était décidé à demander sa main malgré les bruits défavorables qui couraient sur elle. Il éprouvait même, en évoquant ces souvenirs, une profonde indignation pour cette noire ingratitude. Et cependant dès ses fiançailles il était parfaitement sûr de l’absurdité des calomnies démenties publiquement par Marfa Petrovna, et depuis longtemps rejetées par la petite ville qui avait déjà réhabilité Dounia dans son opinion. Du reste, il n’aurait même pas nié avoir su ces choses au moment des fiançailles. Il n’en appréciait pas moins la décision qu’il avait prise d’élever Dounia jusqu’à lui et considérait cet acte comme un exploit héroïque. Il était entré, l’autre jour, chez Raskolnikov avec le sentiment d’un bienfaiteur, prêt à cueillir les fruits de son acte magnanime et à s’entendre couvrir des plus douces louanges. Inutile d’ajouter qu’il descendait maintenant l’escalier avec l’impression d’avoir été profondément offensé et méconnu.


Quant à Dounia, elle lui paraissait déjà indispensable à sa vie et il ne pouvait admettre l’idée de renoncer à elle. Il y avait longtemps, plusieurs années même, qu’il rêvait voluptueusement au mariage, mais il se contentait d’amasser de l’argent et d’attendre. Il imaginait, avec des délices secrètes, une pure et pauvre jeune fille (il était indispensable qu’elle fût pauvre!), très jeune, très jolie, noble et instruite, déjà épouvantée par la vie, car elle aurait beaucoup souffert et abdiquerait toute volonté devant lui, une femme qui le considérerait, toute sa vie durant, comme un sauveur, le vénérerait, se soumettrait à lui, et l’admirerait, toujours, lui seul. Que de scènes, que d’épisodes délicieux inventés par son imagination sur ce sujet séduisant et voluptueux, quand il se reposait de ses travaux. Et voilà que le rêve, caressé tant d’années, était sur le point de se réaliser. La beauté et l’instruction d’Avdotia Romanovna l’avaient émerveillé, la situation cruelle où elle se trouvait l’avait enflammé au plus haut point. Elle réalisait tout ce qu’il avait pu rêver et peut-être même davantage. Il voyait une jeune fille fière, noble et volontaire, plus instruite, plus cultivée que lui (il le sentait) et cette créature allait lui vouer une reconnaissance d’esclave, intime, éternelle pour son action héroïque, elle allait s’abîmer devant lui dans une vénération passionnée, et lui, il étendrait sur elle sa domination absolue et sans limites… Il s’était justement décidé, quelque temps avant cet événement, à élargir son activité en choisissant un champ d’action plus vaste que le sien et à s’introduire ainsi, peu à peu, dans un monde supérieur, chose dont il rêvait depuis longtemps passionnément… En un mot, il avait résolu de tenter la chance à Pétersbourg. Il savait qu’on peut arriver à bien des choses par les femmes. Le charme d’une adorable femme, vertueuse et cultivée en même temps, pouvait merveilleusement orner sa vie, lui attirer des sympathies, lui créer une sorte d’auréole… et voici que tout croulait. Cette rupture aussi inattendue qu’horrible, le surprenait comme un coup de tonnerre. C’était une monstrueuse plaisanterie, une absurdité. Il n’avait fait que crâner un peu, sans avoir le temps de s’exprimer. Il avait plaisanté, puis il s’était laissé entraîner et tout se terminait par une rupture si sérieuse! Enfin, il aimait déjà Dounia à sa façon, il la gouvernait, il la dominait dans ses rêves, et brusquement… Non, il fallait réparer cela, dès le lendemain arranger les choses, et surtout anéantir ce blanc-bec, ce gamin, cause de tout le mal. Il évoquait aussi involontairement et avec une sorte de nervosité maladive ce Razoumikhine… mais il se rassura, du reste, rapidement là-dessus. «Me comparer à un individu pareil!» Celui qu’il redoutait sérieusement, c’était Svidrigaïlov… Bref, il avait bien des soucis en perspective.


– Non, c’est moi la plus coupable, disait Dounia en caressant sa mère. Je me suis laissé tenter par son argent, mais je te jure, mon frère, que je ne m’imaginais pas qu’il pouvait être si indigne. Si je l’avais deviné plus tôt, je ne me serais jamais laissé tenter ainsi. Ne m’accuse pas, Rodia!


– Dieu nous a délivrées de lui, Dieu nous a délivrées de lui, marmottait Poulkheria Alexandrovna d’un air presque inconscient; on eût dit qu’elle ne se rendait pas bien compte de ce qui venait d’arriver.


Tous semblaient contents et au bout de cinq minutes ils riaient déjà. Seule Dounetchka pâlissait par moments et fronçait les sourcils au souvenir de la scène précédente. Poulkheria Alexandrovna ne pouvait s’imaginer qu’elle-même pût être heureuse de cette rupture, qui, le matin, lui apparaissait comme un malheur épouvantable. Quant à Razoumikhine, il était enchanté. Il n’osait manifester sa joie, mais il en tremblait tout entier fiévreusement, comme si un poids énorme eût été retiré de dessus son cœur. Maintenant il avait le droit de donner sa vie aux deux femmes, de les servir… Et puis Dieu sait ce qui pouvait arriver… Il refoulait toutefois peureusement ses pensées et craignait de donner libre cours à son imagination. Seul Raskolnikov demeurait immobile, presque maussade même, distrait. Lui, qui avait tant insisté sur la rupture avec Loujine, semblait, maintenant qu’elle était consommée, s’y intéresser moins que les autres. Dounia ne put s’empêcher de penser qu’il lui en voulait toujours, et Poulkheria Alexandrovna l’examinait avec inquiétude.


– Que t’a donc dit Svidrigaïlov.? lui demanda Dounia.


– Ah! oui, oui, s’écria Poulkheria Alexandrovna.


Raskolnikov releva la tête.


– Il tient absolument à te faire cadeau de dix mille roubles, et désire te voir une fois en ma présence.


– La voir! pour rien au monde! s’écria Poulkheria Alexandrovna. Et il ose proposer de l’argent!


Ensuite Raskolnikov rapporta (assez sèchement) sa conversation avec Svidrigaïlov en omettant toutefois le récit des apparitions de Marfa Petrovna, pour ne pas se montrer trop prolixe. Il éprouvait d’ailleurs un véritable dégoût à l’idée de parler plus qu’il n’était strictement nécessaire.


– Que lui as-tu donc répondu? demanda Dounia.


– J’ai commencé par refuser de te transmettre quoi que ce soit. Alors il m’a déclaré qu’il allait s’arranger seul et par n’importe quel moyen pour avoir une entrevue avec toi. Il m’a assuré que sa passion pour toi n’avait été qu’une lubie et qu’il n’éprouve plus aucun sentiment à ton égard. Il ne veut pas te voir épouser Loujine… En général il parlait d’une manière assez décousue et contradictoire…


– Que penses-tu de lui, Rodia? Quelle impression t’a-t-il faite?


– J’avoue que je n’y comprends pas grand’chose. Il t’offre dix mille roubles et avoue lui-même n’être pas riche. Il se déclare sur le point de partir en voyage, et au bout de dix minutes il a déjà oublié ce projet… Tout à coup il affirme vouloir se marier, il prétend qu’on lui cherche une fiancée… Il a certainement son but, un but indigne, sans doute. Mais là encore, il est difficile de croire qu’il s’y serait si sottement pris s’il nourrissait quelque mauvais dessein contre toi… J’ai, bien entendu, catégoriquement refusé cet argent en ton nom. Bref, il m’a paru étrange… et même… il me semble présenter des symptômes de folie, mais j’ai pu me tromper; il ne s’agissait peut-être que d’une comédie. La mort de Marfa Petrovna a dû le frapper profondément.


– Paix à son âme, Seigneur! s’écria Poulkheria Alexandrovna, je prierai toujours, toujours pour elle. Que serions-nous maintenant devenues, Dounia, sans ces trois mille roubles? Mon Dieu, on croirait que cet argent nous tombe du ciel. Ah! Rodia, pense qu’il ne nous restait que trois roubles ce matin, et nous ne songions, Dounia et moi, qu’à engager la montre pour ne pas lui demander d’argent, à lui, avant qu’il nous en proposât.


Dounia semblait bouleversée par la proposition de Svidrigaïlov. Elle demeurait pensive.


– Il aura conçu quelque affreux dessein, murmura-t-elle à part soi, presque frissonnante.


Raskolnikov remarqua cette frayeur excessive.


– Je crois que j’aurai l’occasion de le voir plus d’une fois, dit-il à Dounia.


– Surveillons-le! Moi! je découvrirai ses traces, s’écria énergiquement Razoumikhine. Je ne le perdrai pas de vue. Rodia me l’a permis. Lui-même m’a dit tantôt: «Veille sur ma sœur.» Vous me le permettez, Avdotia Romanovna?


Dounia sourit et lui tendit la main, mais son visage demeurait soucieux. Poulkheria Alexandrovna lui lançait de timides regards; pourtant, la pensée des trois mille roubles la rassurait considérablement.


Un quart d’heure plus tard, ils étaient en conversation animée. Raskolnikov lui-même, sans toutefois ouvrir la bouche, écouta un moment avec attention ce qui se disait. C’était Razoumikhine qui pérorait: «Et pourquoi, pourquoi repartiriez-vous? s’écriait-il en se laissant aller avec délices à l’enthousiasme qui l’avait envahi. Que ferez-vous dans votre méchante petite ville? L’essentiel est que vous êtes ici tous ensemble, indispensables l’un à l’autre, et combien indispensables, comprenez-moi… Restez au moins quelque temps. Quant à moi, acceptez-moi pour ami, pour associé, et je vous assure que nous monterons une excellente affaire. Écoutez, je vais vous exposer mon projet dans ses moindres détails. Cette idée m’était déjà venue ce matin, quand il ne s’était encore rien passé… Voici la chose: j’ai un oncle (je vous ferai faire sa connaissance, c’est un vieillard des plus gentils et des plus respectables), cet oncle possède un capital de mille roubles et vit lui-même d’une pension qui suffit à ses besoins.


«Depuis deux ans il ne cesse d’insister pour me faire accepter cette somme à six pour cent d’intérêt. Je vois le truc: il a simplement envie de me venir en aide. L’année dernière, je n’en avais pas besoin, mais cette année je n’attends que son arrivée pour lui demander la somme. À ces mille roubles vous joignez mille des vôtres, et en voilà assez pour nos débuts: nous sommes donc associés. Qu’allons-nous faire?»


Razoumikhine se mit alors à développer son projet; il s’attarda longtemps sur le fait que la plupart des libraires et éditeurs connaissaient mal leur métier et faisaient de mauvaises affaires, mais qu’on pouvait couvrir ses frais et même gagner de l’argent avec de bons ouvrages. C’est à ce métier d’éditeur [66] que rêvait le jeune homme, qui avait travaillé deux ans pour les autres et connaissait assez bien trois langues, quoiqu’il eût prétendu six jours auparavant ne pas savoir l’allemand (mais c’était là un prétexte pour décider son ami à accepter la moitié de la traduction, et les trois roubles d’arrhes). Raskolnikov n’avait d’ailleurs pas été dupe de ce mensonge.


– Pourquoi négligerions-nous une bonne affaire quand nous possédons le moyen d’action essentiel, l’argent, continua Razoumikhine en s’échauffant. Sans doute il faudra beaucoup travailler, mais nous travaillerons vous, Avdotia Romanovna, moi, Rodion… Certaines éditions rapportent gros! Nous aurons surtout cet avantage de savoir ce qu’il faut traduire. Nous serons traducteurs, éditeurs et élèves en même temps. Je puis être utile, car j’ai une certaine expérience. Voilà bientôt deux ans que je cours les éditeurs, et je sais le fond du métier. Ce n’est pas la mer à boire, croyez-moi. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion qui s’offre à nous? Je pourrais citer deux ou trois livres étrangers qui, indiqués à un éditeur, rapporteraient cent roubles chacun, et il y en a un dont je ne donnerais pas le nom pour cinq cents roubles. Ils seraient encore capables d’hésiter, les imbéciles! Quant à la partie matérielle de l’entreprise, impression, papier, vente, fiez-vous à moi là-dessus, cela me connaît. Nous commencerons modestement pour nous agrandir peu à peu. En tout cas cela suffira à nous faire vivre.


Les yeux de Dounia brillaient.


– Ce que vous me proposez me plaît beaucoup, Dmitri Prokofitch, dit-elle.


– Moi naturellement, je n’y entends rien, fit Poulkheria Alexandrovna. C’est peut-être une bonne affaire, Dieu le sait, mais c’est un peu surprenant. Nous sommes d’ailleurs forcées de rester ici quelque temps au moins… Et elle regarda Rodia.


– Qu’en penses-tu, mon frère? fit Dounia.


– Je pense que c’est une très bonne idée; on n’improvise pas, bien sûr, une grosse librairie, mais on peut publier quelques volumes dont le succès serait assuré. Je connais moi-même un ouvrage qui se vendrait certainement. Quant à ses capacités, vous pouvez être tranquilles, il connaît son affaire… Vous avez du reste le temps de reparler de tout cela…


– Hourra! s’écria Razoumikhine, maintenant attendez, il y a dans cette maison un appartement indépendant de ce local et qui appartient au même propriétaire; il est meublé et pas cher… il comprend trois petites pièces. Je vous conseille de le louer. Quant à votre montre, je vais vous l’engager demain et vous en rapporter l’argent, le reste s’arrangera. L’essentiel est que vous pourrez y vivre tous les trois. Rodia sera auprès de vous… Mais où vas-tu, Rodia?


– Comment, Rodia, tu t’en vas? demanda Poulkheria Alexandrovna avec effroi.


– À un pareil moment! s’écria Razoumikhine. Dounia, elle, regardait son frère avec une surprise pleine de méfiance. Il tenait sa casquette à la main et s’apprêtait à sortir.


– On dirait qu’il s’agit d’une séparation éternelle; voyons, vous ne m’enterrez pas! fit-il d’un air étrange.


Il sourit, mais de quel sourire!


– Après tout, qui sait? C’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons, ajouta-t-il par mégarde. Ces mots lui avaient échappé malgré lui; ils exprimaient une réflexion qu’il se faisait à lui-même.


– Mais qu’as-tu? fit anxieusement sa mère.


– Où vas-tu, Rodia? demanda Dounia d’un air étrange.


– Je dois m’en aller, dit-il; sa voix était hésitante, mais son visage pâle exprimait une résolution invincible.


«Je voulais vous dire en venant ici… Je voulais vous dire, maman, et à toi aussi, Dounia… que nous devons nous séparer pour quelque temps. Je ne me sens pas très bien… Je suis agité… Je reviendrai plus tard quand… je le pourrai. Je pense à vous et je vous aime. Laissez-moi… Laissez-moi seul. Je l’avais déjà décidé auparavant. C’est une décision irrévocable… Dusse-je périr, je veux être seul. Oubliez-moi, cela vaut mieux… Ne vous informez pas de moi. Je viendrai moi-même quand il le faudra… ou bien je vous ferai appeler. Peut-être tout reviendra-t-il!… Et maintenant si vous m’aimez, renoncez à moi… sinon je vous haïrai, je le sens. Adieu.»


– Seigneur! s’écria Poulkheria Alexandrovna.


La mère, la sœur, Razoumikhine furent saisis d’une frayeur horrible.


– Rodia, Rodia, réconcilions-nous, redevenons amis, s’écria la pauvre femme.


Il se détourna lentement et fit un pas vers la porte. Dounia le rejoignit.


– Rodia! Comment peux-tu agir ainsi avec maman? murmura-t-elle indignée.


– Ce n’est rien, je reviendrai, je viendrai vous voir, marmotta-t-il à mi-voix d’un air presque inconscient. Puis il sortit.


– Égoïste, cœur dur et sans pitié! cria-t-elle.


– Il est fou, mais pas égoïste; c’est un a-li-é-né, vous dis-je, c’est vous qui êtes dure, si vous ne voulez pas le comprendre, dit ardemment Razoumikhine à l’oreille de la jeune fille, en lui serrant énergiquement la main.


– Je reviens tout de suite, cria-t-il à Poulkheria Alexandrovna presque défaillante, et il s’élança hors de la pièce.


Raskolnikov l’attendait au bout du corridor.


– Je savais bien que tu allais accourir, dit-il. Retourne auprès d’elles, ne les quitte pas… Va les voir demain… sois toujours auprès d’elles, moi, je viendrai peut-être si je peux. Adieu.


Et il s’éloigna sans lui tendre la main.


– Mais où vas-tu? Qu’est-ce qui te prend? Que t’arrive-t-il? Peut-on agir ainsi?


Raskolnikov s’arrêta encore.


– Je te le dis une fois pour toutes: ne m’interroge jamais sur rien. Je n’ai rien à te répondre… Ne viens pas me voir. Peut-être reviendrai-je ici… laisse-moi, et elles… elles, ne les abandonne pas. Tu me comprends?


Il faisait sombre dans le couloir et ils se tenaient près de la lampe. Un moment ils se regardèrent en silence. Razoumikhine devait se rappeler cette minute toute sa vie; le regard brûlant et fixe de Raskolnikov semblait devenir plus perçant d’instant en instant et pénétrer son âme et sa conscience. Soudain Razoumikhine tressaillit. Quelque chose d’étrange venait de passer entre eux… C’était une idée qui glissait, furtive, mais horrible, atroce, et que tous deux comprirent… Razoumikhine devint pâle comme un spectre.


– Comprends-tu maintenant? dit Raskolnikov avec une affreuse grimace… Retourne auprès d’elles, ajouta-t-il. Il se détourna et sortit rapidement.


On ne saurait décrire la scène qui suivit, ce soir-là, le retour de Razoumikhine chez Poulkheria Alexandrovna, ce qu’il mit en œuvre pour calmer les deux femmes, les serments qu’il leur fit. Il leur assura que Rodia était malade, qu’il avait besoin de repos; il leur jura qu’elles le reverraient, qu’il viendrait tous les jours, qu’il était très tourmenté, qu’il ne fallait pas l’irriter, que lui, Razoumikhine, ferait venir un excellent médecin, le meilleur de tous, qu’on organiserait une consultation… Bref, à dater de ce soir-là, Razoumikhine fut pour elles un fils et un frère.

IV.

Raskolnikov se rendit droit à la maison du canal où habitait Sonia. C’était une vieille bâtisse à trois étages, peinte en vert. Il trouva non sans peine le concierge et obtint de vagues indications sur le logement occupé par le tailleur Kapernaoumov. Ayant découvert dans un coin de la cour l’entrée d’un escalier étroit et sombre, il monta au deuxième, et s’engagea dans la galerie qui bordait la façade du côté de la tour. Tandis qu’il errait dans l’ombre, une porte s’ouvrit soudain à trois pas de lui; il en saisit machinalement le battant.


– Qui est là? demanda une voix de femme avec inquiétude.


– C’est moi… qui viens chez vous, dit Raskolnikov, et il entra dans un vestibule minuscule. Une chandelle y brûlait sur un plateau tout bosselé posé sur une chaise défoncée.


– C’est vous? Seigneur! cria faiblement Sonia qui semblait figée de stupeur.


– C’est par ici chez vous?


Et Raskolnikov passa rapidement dans la pièce en s’efforçant de ne pas regarder la jeune fille.


Au bout d’un instant Sonia le rejoignit, la chandelle à la main; elle la déposa sur la table et s’arrêta devant lui, éperdue, en proie à une agitation extraordinaire. Cette visite, qu’elle n’attendait point, semblait l’avoir effrayée. Tout à coup un grand flot de sang colora son visage pâle et des larmes lui vinrent aux yeux… Elle éprouvait une extrême confusion et une grande honte mêlée à une certaine douceur… Raskolnikov se détourna rapidement, et s’assit sur une chaise devant la table. Il embrassa la pièce d’un coup d’œil rapide.


C’était une grande chambre, très basse de plafond, la seule que louât Kapernaoumov, et elle communiquait avec le logement du tailleur par une porte percée dans le mur de gauche. Du côté opposé, dans le mur, à droite, se trouvait une seconde porte, toujours fermée à clef, qui donnait dans un autre appartement. La pièce ressemblait à un hangar. Elle avait la forme d’un quadrilatère irrégulier, ce qui lui donnait un aspect biscornu. Le mur percé de trois fenêtres qui donnaient sur le canal s’en allait de biais et formait un angle aigu, et si profond qu’on n’y pouvait rien distinguer dans la faible clarté répandue par la chandelle. Quant à l’autre angle, il était exagérément obtus. Toute cette grande pièce était presque vide de meubles. Dans le coin, à droite, se trouvait le lit, entre le lit et la porte une chaise. Du même côté, contre la porte qui donnait dans le logement voisin, une simple table de bois blanc recouverte d’une nappe bleue, près de la table deux sièges de jonc. Le long du mur opposé, près de l’angle aigu, une commode de bois blanc, qui semblait perdue dans ce vide. C’était tout. Le papier jaunâtre, sale et usé était noirci aux angles. En hiver la pièce devait être humide et enfumée. Tout, dans ce local, dénonçait la pauvreté. Le lit n’avait même pas de rideaux.


Sonia examinait en silence son hôte, occupé à étudier si attentivement et avec tant de sans-gêne son logis. Elle se mit même bientôt à trembler de tous ses membres, comme si elle se fût trouvée devant son juge et l’arbitre de son destin.


– Je viens tard… Est-il onze heures déjà? demanda-t-il sans lever les yeux sur elle.


– Oui, marmotta Sonia. Ah! oui, répéta-t-elle avec une hâte soudaine, comme si elle eût trouvé en ces mots la solution de son sort. La pendule de ma logeuse vient de sonner… et je l’ai entendue moi-même… oui.


– Je viens chez vous pour la dernière fois, continua Raskolnikov d’un air sombre. Il paraissait oublier que c’était en même temps la première. Je ne vous verrai peut-être plus…


– Vous… partez?


– Je l’ignore… demain tout…


– Ainsi vous n’irez pas demain chez Katerina Ivanovna? fit Sonia et sa voix eut un tremblement.


– Je l’ignore, demain matin tout… Il ne s’agit pas de cela, je suis venu vous dire un mot…


Il leva sur elle son regard pensif et remarqua tout à coup qu’il était assis, tandis qu’elle se tenait debout devant lui.


– Pourquoi restez-vous debout? Asseyez-vous, fit-il d’une voix changée, devenue soudain basse et caressante.


Elle s’assit. Il la considéra un moment d’un air bienveillant et presque apitoyé.


– Que vous êtes donc maigre! Et quelle main vous avez! elle est tout à fait transparente, on dirait des doigts de morte.


Il lui prit la main. Sonia sourit faiblement.


– J’ai toujours été ainsi, dit-elle.


– Même quand vous viviez chez vos parents?


– Oui.


– Hé! sans doute, fit-il d’une voix entrecoupée. Un nouveau changement s’était subitement opéré dans l’expression de son visage et le son de sa voix.


Il promena encore ses yeux autour de la pièce.


– Vous louez cette pièce à Kapernaoumov?


– Oui…


– Ils demeurent là, derrière cette porte?


– Oui… Ils ont une pièce pareille à celle-ci.


– Ils n’ont qu’une pièce pour eux tous?


– Oui.


– Moi, à votre place, j’aurais peur dans cette pièce, fit-il remarquer d’un air sombre.


– Mes logeurs sont de braves gens, très affables, répondit Sonia, qui ne semblait pas avoir encore recouvré sa présence d’esprit, et tous les meubles, tout… leur appartient. Ils sont très bons; leurs enfants viennent souvent me voir…


– Ils sont bègues?


– Oui… le père est bègue et boiteux. La mère aussi… ce n’est pas qu’elle bégaie, mais elle ne peut pas s’exprimer. Elle est très bonne. Et lui est un ancien serf. Ils ont sept enfants… L’aîné seul est bègue, les autres sont simplement maladifs… ils ne bégaient pas… Mais comment êtes-vous donc renseigné là-dessus? ajouta-t-elle fort étonnée.


– Votre père m’avait tout raconté… J’ai appris par lui toute votre histoire… Il m’a raconté comment vous étiez sortie à six heures et rentrée à neuf heures et que Katerina Ivanovna avait passé la nuit à genoux, près de votre lit…


Sonia se troubla.


– Il me semble que je l’ai vu aujourd’hui, murmura-t-elle d’un air hésitant.


– Qui?


– Mon père. Je marchais dans la rue, je tournais le coin près d’ici, vous savez, et tout à coup, il me sembla le voir s’avancer vers moi. C’était tout à fait lui. Je me préparais à entrer chez Katerina Ivanovna…


– Vous vous promeniez?


– Oui, murmura Sonia, d’une voix entrecoupée; elle se troubla encore et baissa les yeux.


– Katerina Ivanovna allait jusqu’à vous battre, n’est-ce pas, quand vous habitiez chez votre père?


– Ah! non! Que dites-vous là? non, non, jamais, dit Sonia en le regardant avec une sorte de frayeur.


– Ainsi vous l’aimez?


– Elle? Oh, oui-i! fit Sonia d’une voix plaintive et elle joignit brusquement les mains d’un air de souffrance. Ah! vous ne la… Si vous saviez seulement. Elle est comme une enfant… Elle est presque folle… de douleur. Elle était intelligente et noble… et bonne! Vous ne savez rien, rien… ah! Tout cela fut dit d’un accent déchirant. Sonia était en proie à une terrible agitation, elle se désolait, se tordait les mains… Ses joues pâles s’étaient empourprées de nouveau et ses yeux exprimaient une profonde souffrance. Raskolnikov venait apparemment de toucher en elle une corde très sensible. Elle éprouvait un besoin passionné de s’expliquer, de défendre sa belle-mère. Soudain ses traits exprimèrent une compassion insatiable, si l’on peut dire ainsi.


– Me battre! Mais que dites-vous là? Seigneur, me battre! Et même si elle m’avait battue, qu’importe? Vous ne savez rien… rien… C’est une femme si malheureuse. Et malade… elle ne demande que la justice… Elle est pure. Elle croit que la justice doit régner dans la vie et elle la réclame… Vous pouvez la torturer, elle ne fera rien d’injuste. Elle ne remarque pas que la justice ne peut pas gouverner le monde et elle s’irrite… comme une enfant, comme une enfant, vous dis-je. Elle est juste, très juste.


– Et vous, qu’allez-vous devenir?


Sonia lui jeta un regard interrogateur.


– Les voilà à votre charge. Il est vrai qu’il en a toujours été ainsi: le défunt venait, lui aussi, vous demander de l’argent pour boire. Mais maintenant?…


– Je ne sais pas, répondit tristement Sonia…


– Ils vont rester dans le même logement?


– Je ne sais pas. Ils doivent à leur logeuse et elle a, paraît-il, dit aujourd’hui qu’elle voulait les mettre à la porte. Katerina Ivanovna, de son côté, prétend qu’elle n’y restera pas une minute de plus.


– D’où lui vient cette assurance? C’est sur vous qu’elle compte?


– Ah! non! ne dites pas cela… Nous sommes très unies, nous partageons tout, reprit vivement Sonia, dont l’indignation à ce moment rappelait la colère d’un canari ou de tout autre oiselet inoffensif. D’ailleurs, que ferait-elle? Que ferait-elle? reprit-elle en s’animant de plus en plus. Et ce qu’elle a pleuré aujourd’hui! Elle a l’esprit dérangé, vous ne l’avez pas remarqué? Si, je vous assure: tantôt elle s’inquiète comme une enfant des préparatifs à faire pour que tout soit convenable demain, le repas et le reste… tantôt elle se tord les mains puis crache le sang, pleure, se frappe la tête de désespoir contre le mur. Puis elle se calme de nouveau. Elle compte beaucoup sur vous, elle dit que vous allez être son soutien, qu’elle se procurera un peu d’argent et retournera dans sa ville natale avec moi. Elle pense y fonder un pensionnat de jeunes filles nobles et m’en confier la surveillance. Elle est persuadée qu’une vie nouvelle, merveilleuse, s’ouvrira pour nous et elle m’embrasse, m’enlace, me console. C’est qu’elle y croit, elle croit à toutes ses fantaisies. Et peut-on la contredire? Avec tout ça elle a passé la journée d’aujourd’hui à laver, récurer, raccommoder. Toute faible qu’elle est, elle a apporté un cuvier dans la chambre, puis de fatigue elle est tombée sur le lit. Et dans la matinée nous étions allées acheter des bottines à Poletchka et à Lena, car les leurs ne valent plus rien, mais nous n’avons pas eu assez d’argent. Il s’en fallait de beaucoup. Elle avait choisi de si jolis souliers, car elle a du goût, vous savez… Alors elle s’est mise à pleurer, là, en pleine boutique, devant les commis, parce qu’elle n’avait pas assez d’argent… Ah! quelle pitié de voir cela!


– On comprend après cela que… vous meniez cette vie, fit Raskolnikov avec un sourire amer.


– Et vous n’avez pas pitié d’elle? non? s’emporta Sonia. Je sais que vous vous êtes dépouillé pour elle, sans avoir encore rien vu. Mais si vous aviez pu tout voir, ô mon Dieu! Que de fois, que de fois je l’ai fait pleurer, la semaine dernière encore, huit jours avant la mort de mon père! Oh! j’ai été cruelle, et combien de fois ai-je agi ainsi, combien! Quel chagrin pour moi, de me rappeler cela toute la journée.


Elle se tordait les mains de douleur.


– C’est vous qui êtes dure?


– Oui, moi, moi. J’étais allée les voir un jour, continua-t-elle en pleurant, et voilà que mon pauvre père me dit: «Fais-moi la lecture, Sonia, j’ai mal à la tête… voici le livre.» C’était un volume à Andreï Semionovitch Lebeziatnikov, qui habite la même maison et nous prêtait toujours des livres fort drôles. Et moi je lui dis: «Il faut que je m’en aille.» Car je n’avais pas envie de lire, j’étais entrée chez eux pour montrer à Katerina Ivanovna des cols et des manchettes brodés, très bon marché, que la marchande Lizaveta m’avait apportés. Katerina Ivanovna les a trouvés fort jolis, elle les a essayés devant la glace, elle s’y regardait, ils lui plaisaient beaucoup, beaucoup. Elle me dit: «Donne-les-moi, Sonia, je t’en prie.» Je t’en prie, fit-elle avec envie! Où les aurait-elle mis?… Mais voilà, cela lui rappelait l’heureux temps de sa jeunesse. Elle se regardait dans la glace, elle s’admirait. Pensez qu’il y a tant d’années qu’elle n’a plus ni robes, ni rien. Jamais elle ne demandera quoi que ce soit à personne, elle est très fière, elle préfère donner plutôt le peu qu’elle possède. Elle insista donc pour avoir ces cols et ces manchettes, tant ils lui plaisaient. Moi je ne pouvais me résoudre à les lui donner. «Qu’en avez-vous besoin, Katerina Ivanovna?», lui dis-je. Oui, je lui ai dit cela. Elle me regarda d’un air si affligé que cela faisait peine à voir… Ce n’était pas les cols qu’elle regrettait, mais mon refus qui l’avait peinée. Ah! si je pouvais réparer tout cela, effacer ces paroles… Oh! si je… mais… vous vous moquez bien de tout cela…


– Vous connaissiez cette Lizaveta, la marchande?


– Oui… et vous, vous la connaissiez aussi? demanda Sonia avec quelque étonnement.


– Katerina Ivanovna est phtisique au dernier degré, elle mourra, elle mourra bientôt, dit Raskolnikov après un silence et sans répondre à la question.


– Oh! non, non, non! Sonia lui saisit les deux mains, dans un geste inconscient, comme si elle le suppliait de leur éviter ce malheur.


– Mais il vaut mieux qu’elle meure.


– Non, non, pas mieux du tout, répétait-elle éperdument dans son effroi.


– Et les enfants? Qu’en ferez-vous? puisque vous ne pouvez pas les prendre chez vous.


– Oh! je ne sais pas, s’écria Sonia désespérément en se prenant la tête à deux mains. On voyait que cette pensée lui était souvent venue et que Raskolnikov ne faisait que la réveiller par ses questions.


– Et si vous tombez malade encore du vivant de Katerina Ivanovna, et qu’on vous porte à l’hôpital, qu’arrivera-t-il alors? insistait-il impitoyablement.


– Ah! que dites-vous, que dites-vous, mais c’est impossible! Le visage de Sonia se tordit dans une expression d’épouvante indicible.


– Comment impossible? reprit Raskolnikov avec un sourire sarcastique. Vous n’êtes pas assurée, n’est-ce pas? Que deviendront-ils alors? Ils iront tous ensemble dans la rue, la mère demandera l’aumône en toussant, puis elle se frappera la tête contre le mur comme aujourd’hui, et les enfants pleureront… Elle tombera, ensuite on la portera au commissariat et de là à l’hôpital, elle mourra, et les enfants…


– Oh! non!… Dieu ne permettra pas ça, proféra enfin Sonia d’une voix étranglée. Elle l’écoutait suppliante, les mains jointes dans une prière muette, comme si tout dépendait de lui.


Raskolnikov se leva et se mit à arpenter la pièce. Une minute passa ainsi. Sonia restait debout, les bras pendants, la tête baissée, en proie à une angoisse horrible.


– Et vous ne pouvez pas faire des économies? Mettre de l’argent de côté? demanda-t-il tout à coup en s’arrêtant devant elle.


– Non, murmura Sonia.


– Naturellement! Avez-vous essayé? ajouta-t-il avec un sourire moqueur.


– Oui.


– Et vous n’avez pas réussi? Bien sûr, cela se comprend! Inutile de le demander.


Et il reprit sa promenade à travers la chambre. Il y eut une seconde minute de silence.


– Vous ne gagnez pas d’argent tous les jours? demanda-t-il.


Sonia se troubla encore davantage et le sang lui remonta au visage.


– Non, murmura-t-elle avec un effort douloureux.


– Le même sort attend Poletchka, sans doute, fit-il tout à coup.


– Non, non, c’est impossible! Non! cria Sonia désespérément; on eût dit que ces paroles l’avaient blessée comme un coup de couteau. Dieu, Dieu ne permettra pas une telle abomination!…


– Il en permet bien d’autres.


– Non, non, Dieu la protégera, elle, Dieu…, répétait-elle hors d’elle-même.


– Mais peut-être n’existe-t-il pas, répondit Raskolnikov avec une sorte de triomphe cruel. Il éclata de rire et la regarda.


À ces mots un brusque changement s’opéra sur les traits de Sonia, des frissons nerveux la parcoururent. Elle lui lança un regard de reproche indicible, et voulut parler, mais aucun mot ne sortit de ses lèvres, elle se mit brusquement à sangloter amèrement en couvrant son visage de ses mains.


– Vous dites que Katerina Ivanovna a l’esprit troublé, mais le vôtre l’est aussi, fit-il, après un moment de silence.


Cinq minutes passèrent. Il arpentait toujours la pièce, de long en large, en silence et sans la regarder. Enfin, il s’approcha d’elle, ses yeux étincelaient. Il lui mit les deux mains sur les épaules et fixa son visage tout couvert de larmes. Son regard était sec, dur et brûlant, ses lèvres tremblaient convulsivement… Tout à coup il s’inclina, se courba jusqu’à terre et lui baisa le pied. Sonia recula pleine d’horreur comme si elle avait eu affaire à un fou. Et il avait bien l’air d’un dément, en effet.


– Que faites-vous? Devant moi! balbutia-t-elle en pâlissant, le cœur étreint d’une douleur affreuse.


Il se releva aussitôt.


– Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné, mais devant toute la douleur humaine, fit-il d’un air étrange, et il alla s’accouder à la fenêtre. Écoute, ajouta-t-il, en revenant bientôt vers elle, j’ai dit tantôt à un insolent personnage qu’il ne valait pas ton petit doigt… et que j’ai fait un honneur à ma sœur, aujourd’hui, en l’invitant à s’asseoir près de toi.


– Ah! que lui avez-vous dit là! Et devant elle encore! s’écria Sonia tout effrayée. S’asseoir près de moi, un honneur! Mais je suis… une créature déshonorée… Ah! comment avez-vous pu dire cela!


– Je ne songeais en parlant ainsi ni à ton déshonneur, ni à tes fautes, mais à ton horrible martyre. Sans doute, tu es une grande pécheresse, ajouta-t-il avec une sorte d’enthousiasme, et surtout pour t’être immolée en pure perte. Certes, tu es malheureuse. Vivre dans cette boue que tu hais et savoir (il suffit d’ouvrir les yeux pour cela) que cela ne sert de rien et que tu ne peux sauver personne par ce sacrifice… Enfin, dis-moi, fit-il avec rage, comment cette ignominie, cette bassesse peuvent-elles voisiner en toi avec d’autres sentiments si opposés, des sentiments sacrés? Car il vaudrait mille fois mieux se jeter à l’eau la tête la première et en finir d’un coup.


– Et eux, que deviendraient-ils? demanda faiblement Sonia en levant sur lui un regard douloureux, mais sans marquer cependant de surprise à se voir donner ce conseil. Raskolnikov l’enveloppa d’un regard bizarre et ce seul coup d’œil lui suffit pour déchiffrer les pensées de la jeune fille. C’est donc qu’elle-même avait eu cette idée. Peut-être avait-elle songé plus d’une fois, dans son désespoir, au moyen d’en finir d’un seul coup. Elle y avait même pensé si sérieusement qu’elle n’était pas étonnée de sa proposition. Elle n’avait pas remarqué la cruauté de ses paroles; le sens des reproches du jeune homme lui avait également échappé; il s’en apercevait bien, mais il comprit parfaitement combien la pensée de son déshonneur, de sa situation infamante avait dû la torturer. «Qu’est-ce qui a donc pu l’empêcher, se demandait-il, d’en finir avec la vie?» Et ce n’est qu’à ce moment qu’il comprit ce qu’étaient pour elle ces pauvres enfants orphelins et cette pitoyable Katerina Ivanovna, à moitié folle, tuberculeuse et qui se cognait la tête contre les murs.


Néanmoins, il vit clairement que Sonia avec son caractère et son éducation ne pouvait rester indéfiniment dans cette situation. Il se posait encore une autre question: comment avait-elle pu tenir si longtemps sans devenir folle, puisque l’énergie de se jeter à l’eau lui manquait? Certes, il comprenait que la situation de Sonia était un phénomène social exceptionnel, quoique malheureusement ni unique, ni extraordinaire; mais n’était-ce pas une raison de plus, ainsi que son éducation, toute sa vie passée, pour qu’elle fût tuée rapidement, à son premier pas dans cette horrible voie? Qu’est-ce qui la soutenait? Pas le vice pourtant? Toute cette honte n’avait touché que son corps. Pas une goutte n’en était tombée dans son cœur. Il le voyait bien: il lisait en elle.


«Elle n’a que trois solutions: se jeter dans le canal, finir dans un asile d’aliénés ou bien… se lancer dans la débauche qui abrutit l’esprit et pétrifie le cœur.» Cette dernière pensée était celle qui lui répugnait davantage, mais, déjà sceptique, il était en même temps jeune, doué d’un esprit abstrait et partant cruel et il ne pouvait s’empêcher de considérer la dernière éventualité comme la plus probable.


«Mais se peut-il qu’il en soit ainsi, se disait-il à lui-même, se peut-il que cette créature qui a conservé sa pureté d’âme finisse par s’enfoncer sciemment dans cette fosse horrible et puante? Se peut-il que cet enlisement ait déjà commencé et qu’elle n’ait jusqu’ici supporté sa vie que parce que le vice ne lui paraît pas répugnant? Non, non, c’est impossible, s’écria-t-il, comme Sonia tantôt, non, ce qui l’a empêchée de se jeter dans le canal jusqu’ici, c’est la peur de commettre un péché et leur pensée à eux… Et si elle n’est pas devenue folle… Mais qui dit qu’elle ne l’est pas? A-t-elle sa raison? Peut-on parler comme elle le fait, quand on n’est pas folle? Peut-on demeurer tranquille en allant à sa perte et se pencher sur cette fosse puante qui l’aspire peu à peu, et se boucher les oreilles quand on lui parle du danger? N’attend-elle pas un miracle, par hasard? Oui, sûrement. Est-ce que ce ne sont pas là des signes d’aliénation mentale?»


Il s’arrêtait obstinément à cette pensée. Cette solution lui plaisait plus que toute autre. Il se mit à l’examiner plus attentivement.


– Ainsi tu pries beaucoup Dieu, Sonia? demanda-t-il.


Sonia se taisait. Debout à ses côtés, il attendait une réponse.


– Que serais-je devenue sans Dieu? murmura-t-elle d’une voix basse et rapide. Elle lui jeta un vif regard de ses yeux étincelants et lui serra la main avec force.


«Je ne me trompais pas», se dit-il.


– Mais que fait Dieu pour toi? demanda-t-il en continuant son interrogatoire. Sonia resta longtemps silencieuse, comme si elle avait été incapable de répondre. L’émotion gonflait sa faible poitrine.


– Taisez-vous! Ne m’interrogez pas. Vous n’êtes pas digne…, s’écria-t-elle tout à coup en le regardant avec colère et sévérité.


«C’est cela, c’est bien cela», se répétait-il.


– Il fait tout, murmura-t-elle rapidement en baissant de nouveau les yeux.


«Voilà la solution, voilà l’explication trouvée», décida-t-il en continuant de l’examiner avec une curiosité avide.


Il éprouvait une sensation étrange, presque maladive, à contempler ce petit visage pâle, maigre, irrégulier et anguleux, ces doux yeux bleus, qui pouvaient lancer de telles flammes, exprimer une passion si austère et véhémente, ce petit corps qui tremblait encore de colère et d’indignation. Tout cela lui paraissait de plus en plus étrange, presque fantastique. «Elle est folle! elle est folle!» se répétait-il.


Un livre se trouvait sur la commode. Raskolnikov y jetait un coup d’œil à chacune de ses allées et venues; enfin, il le prit et l’examina. C’était une traduction russe du Nouveau Testament [67], un vieux livre relié en maroquin. «D’où vient ce livre?» lui cria-t-il d’un bout à l’autre de la pièce. Quant à elle, elle se tenait toujours immobile à trois pas de la table.


– On me l’a donné, répondit-elle comme à contrecœur et sans lever les yeux sur lui.


– Qui cela?


– Lizaveta.


«Lizaveta! C’est étrange», pensa-t-il. Tout chez Sonia prenait à ses yeux un caractère d’instant en instant plus bizarre. Il approcha le livre de la chandelle et se mit à le feuilleter.


– Où est le chapitre sur Lazare? demanda-t-il tout à coup. Sonia fixait obstinément le sol et ne répondit rien. Elle s’était un peu détournée de la table.


– Les pages où il est question de la résurrection de Lazare… Trouve-moi ça, Sonia.


Elle lui jeta un regard oblique.


– Ce n’est pas là… Dans le quatrième Évangile, murmura-t-elle d’un air sombre et sans bouger de sa place.


– Trouve-moi ce passage et lis-le-moi, dit-il; puis il s’assit, s’accouda sur la table, appuya la tête sur sa main, et, les yeux ailleurs, morne, il s’apprêtait à écouter.


«Il faudra venir me voir, d’ici quinze jours, trois semaines, à la septième verste [68]! J’y serai, sans doute, s’il ne m’arrive rien de pis encore», bougonnait-il à part soi.


Sonia fit un pas vers la table, hésita… Elle avait écouté avec méfiance l’étrange désir manifesté par Raskolnikov. Néanmoins, elle prit le livre.


– Vous ne l’avez donc jamais lu? demanda-t-elle en lui jetant un regard en dessous. Sa voix devenait de plus en plus froide et dure.


– Il y a longtemps… quand j’étais enfant. Lis.


– Et ne l’avez-vous pas entendu à l’église?


– Je… je n’y vais pas. Et toi?


– N-non, balbutia Sonia.


Raskolnikov sourit.


– Je comprends. Et tu n’assisteras pas demain aux funérailles de ton père?


– Si. J’ai été à l’église la semaine dernière, j’ai assisté à une messe de requiem.


– Pour qui?


– Pour Lizaveta. On l’a tuée à coups de hache.


Les nerfs du jeune homme étaient de plus en plus tendus. La tête commençait à lui tourner.


– Tu étais liée avec Lizaveta?


– Oui… C’était une femme juste, elle venait me voir… Rarement… elle ne pouvait pas… Nous lisions ensemble… et nous causions. Elle voit Dieu maintenant.


Étranges paraissaient à Raskolnikov ces paroles livresques et cet événement! Que pouvaient être les mystérieux entretiens de ces deux femmes, deux idiotes?


«Il y a de quoi devenir fou soi-même, c’est contagieux», pensa-t-il.


– Lis, s’écria-t-il tout à coup avec un accent irrité et pressant.


Sonia hésitait toujours. Son cœur battait avec force. Elle n’osait pas lire devant lui. Il regarda d’un air presque douloureux la pauvre aliénée.


– Que vous importe cela, puisque vous ne croyez pas? murmura-t-elle d’une voix basse et entrecoupée.


– Lis! Je le veux, insista-t-il. Tu lisais bien à Lizaveta!


Sonia ouvrit le livre, trouva la page. Ses mains tremblaient et la voix s’étouffait dans sa gorge. Elle s’y reprit à deux fois sans arriver à articuler le premier mot.


«Un certain Lazare de Béthanie était donc malade», prononça-t-elle enfin avec effort, mais au troisième mot sa voix vibra et se brisa comme une corde trop tendue. Le souffle manquait à sa poitrine oppressée. Raskolnikov s’expliquait en partie la raison pour laquelle Sonia refusait de lui obéir, mais cela ne faisait, semblait-il, qu’augmenter son insistance et le rendre plus grossier. Il ne comprenait que trop combien il en coûtait à la jeune fille de lui ouvrir son monde intérieur. Il sentait que ces sentiments constituaient son véritable et peut-être très ancien secret, un secret qu’elle gardait depuis son adolescence, depuis le temps où elle vivait encore dans sa famille, près de son malheureux père et de sa belle-mère devenue folle à force de chagrin, parmi les enfants affamés, et les cris affreux, les reproches. Mais il comprenait en même temps, il en était sûr, que malgré cette répugnance et cet effroi qui l’avaient envahie à l’idée de lire, elle en avait grande envie elle-même, une envie douloureuse, elle avait envie de lui lire à lui, surtout maintenant, quoi qu’il dût arriver par la suite… Il lisait tout cela dans ses yeux et le comprenait à l’émotion qui l’agitait… Elle se domina cependant, vainquit le spasme qui lui serrait la gorge et reprit la lecture du onzième chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Elle arriva ainsi au verset 19:


«Et de nombreux Juifs étaient venus vers Marthe et Marie pour les consoler de la mort de leur frère. Marthe ayant appris l’arrivée de Jésus s’en alla au-devant de lui, tandis que Marie demeurait au logis. Marthe dit à Jésus: «Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort; mais maintenant même je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera.» Ici la jeune fille s’interrompit encore pour surmonter l’émotion qui, elle le sentait, allait briser sa voix… «Jésus lui dit: «Ton frère ressuscitera.» Marthe lui répondit: «Je sais qu’il ressuscitera au jour de la résurrection des morts.» Jésus lui dit: «Je suis la résurrection et la vie, celui qui croit en moi, s’il est mort, ressuscitera, et quiconque vit et croit en moi, ne mourra jamais! Crois-tu en cela?» Elle lui dit:


(Et Sonia, reprenant son souffle péniblement, articula ces mots avec force, comme si elle avait fait elle-même publiquement sa profession de foi.)


«Oui, Seigneur. Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu descendu sur terre.»


Elle s’arrêta, leva rapidement les yeux sur Raskolnikov, puis se domina et reprit la lecture. Le jeune homme, lui, accoudé sur la table, écoutait sans bouger, ni se tourner vers elle. Ils arrivèrent ainsi au trente-deuxième verset.


«Lorsque Marie cependant fut arrivée au lieu où se trouvait le Christ et qu’elle Le vit, elle tomba à Ses pieds et Lui dit: «Seigneur, si Tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort.» Et quand Jésus la vit qui pleurait et les Juifs venus avec elle qui pleuraient également, Il s’attrista en son esprit et se révolta et dit: «Où l’avez-vous déposé?» On Lui répondit: «Seigneur, va et regarde.» Alors Jésus pleura et les Juifs disaient: «Voyez comme Il l’aimait!» Et quelques-uns d’entre eux s’écrièrent: «Ne pouvait-Il, Lui qui a rendu la vue à un aveugle, empêcher que cet homme ne mourût?»


Raskolnikov s’était tourné vers Sonia et la regardait avec émotion.


Oui, c’était bien cela! Elle tremblait toute de fièvre. Il s’y était attendu. Elle approchait du miraculeux récit et un sentiment de triomphe solennel s’emparait d’elle. Sa voix prenait une sonorité métallique, la joie et le triomphe qu’elle exprimait semblaient la raffermir. Les lignes se brouillaient devant ses yeux obscurcis, mais elle savait par cœur ce qu’elle lisait. Au dernier verset: «Lui qui a rendu la vue à un aveugle…», elle baissa la voix pour traduire avec un accent passionné le doute, le blâme et les reproches de ces Juifs aveugles, qui, dans un moment, allaient, comme frappés de la foudre, tomber à genoux, sangloter et croire… Et lui, lui qui ne croyait pas, lui aveugle également, allait entendre et croire, oui, oui, bientôt, à l’instant même, rêvait-elle, et elle tremblait dans sa joyeuse attente.


«Jésus donc, plein de tristesse profonde, se rendit au tombeau. C’était une grotte fermée par une pierre. Jésus dit: «Enlevez la pierre.» Marthe, la sœur du défunt, Lui répondit: «Seigneur, il sent déjà mauvais, car il y a quatre jours qu’il est dans le tombeau.»


Elle appuya avec force sur le mot quatre.


«Jésus lui dit alors: «Ne t’ai-je pas dit que si tu as la foi tu verras la gloire de Dieu?» Ainsi, l’on retira la pierre de la grotte où reposait le mort. Jésus, cependant, leva les yeux au ciel et dit: «Mon Père, je Te rends grâces que Tu m’aies exaucé. Je savais que Tu m’exauces toujours et n’ai prononcé ces mots que pour le peuple qui m’environne, afin qu’il croie que c’est Toi qui m’as envoyé sur terre.» Ayant dit ces mots Il appela d’une voix sonore: «Lazare, sors!» Et le mort sortit…»


(Sonia lut ces mots d’une voix claire et triomphante, en tremblant comme si elle avait vu le miracle de ses propre yeux)… «les mains et les pieds liés de bandelettes mortuaires et le visage enveloppé d’un linge. Jésus leur dit: «Déliez-le et laissez-le aller.» Alors de nombreux Juifs venus chez Marie et témoins du miracle de Jésus crurent en Lui.»


Elle ne put aller plus loin dans sa lecture, ferma le livre et se leva rapidement.


– C’est tout pour la résurrection de Lazare [69], fit-elle d’une voix basse et grave, et elle se détourna, puis resta immobile, n’osant jeter les yeux sur Raskolnikov. Son tremblement fiévreux durait toujours. Le bout de chandelle achevait de se consumer dans le chandelier tordu, et éclairait faiblement cette pièce misérable où un assassin et une prostituée s’étaient si étrangement unis pour lire le Livre Éternel.


– Je suis venu te parler d’une affaire, fit tout à coup Raskolnikov d’une voix forte. Alors il se rembrunit, se leva et s’approcha de Sonia. Celle-ci tourna les yeux vers lui, silencieusement. Son regard très dur exprimait une résolution farouche. – J’ai abandonné aujourd’hui ma famille, dit-il, ma mère et ma sœur. Je ne retournerai plus vers elles. La rupture est consommée.


– Pourquoi? demanda Sonia stupéfaite. Sa rencontre de tantôt avec Poulkheria Alexandrovna et Dounia lui avait laissé une impression ineffaçable, quoique confuse, et la nouvelle de la rupture la frappa d’effroi.


– Je n’ai maintenant que toi, ajouta-t-il. Viens avec moi… Je suis venu vers toi. Nous sommes maudits tous les deux, allons-nous-en ensemble. Ses yeux étincelaient.


«Il a l’air d’un fou», pensa Sonia à son tour.


– Où aller? demanda-t-elle avec effroi en faisant un pas en arrière.


– Comment puis-je le savoir? Je sais seulement que nous suivons la même route, toi et moi, et nous n’avons qu’un seul but.


Elle le regardait et n’y comprenait rien. Elle ne voyait qu’une chose: il était terriblement, infiniment malheureux.


– Personne ne comprendrait, si tu te mettais à leur parler, continua-t-il, et moi j’ai compris. J’ai besoin de toi, voilà pourquoi je suis venu.


– Je ne comprends pas, balbutia Sonia.


– Tu comprendras plus tard. N’as-tu pas agi comme moi? Toi aussi tu as franchi le pas, tu as pu le franchir. Tu as porté les mains sur toi, tu as perdu une vie… la tienne il est vrai, mais qu’importe? Tu aurais pu vivre avec ton âme et ton esprit et tu finiras sur la place des Halles… Mais tu n’y peux plus tenir et si tu restes seule tu deviendras folle, comme moi je deviendrai fou. Tu sembles déjà à moitié privée de raison; c’est donc que nous devons suivre la même route, côte à côte! Viens!


– Pourquoi? Pourquoi dites-vous cela? fit Sonia étrangement émue, bouleversée même, par ces paroles.


– Pourquoi? Parce qu’on ne peut pas vivre ainsi. Voilà pourquoi il faut raisonner sérieusement et voir les choses sous leur vrai jour, au lieu de pleurer comme une enfant et de crier que Dieu ne le permettra pas. Qu’arrivera-t-il, je te le demande, si demain on te porte à l’hôpital? L’autre est folle et phtisique, elle mourra bientôt; et les enfants? Poletchka ne sera-t-elle pas perdue? N’as-tu pas vu par ici des enfants que leurs mères envoient mendier? J’ai appris où vivent ces mères et comment! Dans ces endroits-là, les enfants ne sont point pareils aux autres. Un gamin de sept ans y est vicieux et voleur. Et cependant les enfants sont l’image du Sauveur. «Le royaume de Dieu leur appartient.» Il a ordonné que nous les respections et que nous les aimions, car ils sont l’humanité future…


– Que faire, mais que faire? répétait Sonia en pleurant désespérément et en se tordant les mains.


– Que faire? Rompre une fois pour toutes et accepter la souffrance. Quoi? tu ne comprends pas? Tu comprendras plus tard… La liberté et la puissance, la puissance surtout… la domination sur toutes les créatures tremblantes. Oui, dominer toute la fourmilière… voilà le but. Souviens-t’en! C’est le testament que je te laisse. Peut-être est-ce la dernière fois que je te parle. Si je ne viens pas demain, tu apprendras tout et alors souviens-toi de mes paroles. Et peut-être, dans plusieurs années, comprendras-tu un jour leur signification. Si je viens demain, je te dirai qui a tué Lizaveta.


Sonia tressaillit.


– Vous le savez donc? demanda-t-elle glacée de terreur en lui lançant un regard effaré.


– Je le sais et je te le dirai… Rien qu’à toi. Je t’ai choisie. Je ne viendrai pas demander pardon, mais te le dire simplement. Il y a longtemps que je t’ai choisie pour te le dire, le jour même où ton père m’a parlé de toi, et quand Lizaveta vivait encore. Adieu! Ne me donne pas la main. À demain.


Il sortit, laissant à Sonia l’impression d’avoir eu affaire à un fou; mais elle-même était comme privée de raison, elle le sentait bien. La tête lui tournait. «Seigneur, comment sait-il qui a tué Lizaveta? Que signifient ces paroles?» Tout cela était effrayant. Pourtant elle n’eut pas le moindre soupçon de la vérité. «Oh! il doit être terriblement malheureux, se disait-elle… Il a abandonné sa mère, et sa sœur. Pourquoi? Que s’est-il passé? Et quelles sont ses intentions? Que signifient ses paroles?» Il lui a baisé le pied et lui a dit… il lui a dit (oui, il lui a dit clairement) qu’il ne pouvait pas vivre sans elle… «Oh, Seigneur!»


Sonia fut toute la nuit en proie à la fièvre et au délire. Elle bondissait par moments, pleurait, se tordait les mains, puis elle retombait dans son sommeil fiévreux et rêvait de Poletchka, de Katerina Ivanovna, de Lizaveta, de la lecture de l’Évangile et de lui… lui avec son visage pâle, ses yeux brûlants… Il lui baisait les pieds et pleurait… Oh, Seigneur!


Derrière la porte qui séparait la chambre de Sonia du logement de Gertrude Karlovna Resslich, se trouvait une pièce intermédiaire et vide qui dépendait de ce logement, et qui était à louer, comme l’indiquaient un écriteau accroché à la porte cochère et des affiches collées aux fenêtres donnant sur le canal. Sonia avait pris depuis longtemps l’habitude de la considérer comme inoccupée. Et pourtant, pendant toute la durée de la scène précédente, M. Svidrigaïlov, debout derrière la porte de cette chambre, avait prêté une oreille attentive à ce qui se disait chez elle! Lorsque Raskolnikov sortit, Svidrigaïlov réfléchit un moment, rentra sur la pointe des pieds dans sa chambre contiguë à la pièce vide, y prit une chaise et vint la placer tout contre la porte de la chambre de Sonia. L’entretien qu’il venait d’entendre lui avait paru fort curieux, l’avait même si fortement intéressé, qu’il apportait cette chaise afin de pouvoir la prochaine fois, demain par exemple, s’installer confortablement et jouir de son plaisir sans subir le désagrément de passer une demi-heure debout.

V.

Quand le lendemain, à onze heures précises, Raskolnikov se présenta chez le juge d’instruction, il s’étonna de faire antichambre assez longtemps. Dix minutes, au moins, s’écoulèrent, avant qu’on l’appelât, tandis qu’il avait pensé être reçu dès qu’il se serait fait annoncer. Il était là, dans la pièce d’entrée, à voir passer et repasser devant lui des gens qui ne lui prêtaient aucune attention. Dans la salle voisine, une sorte de bureau, travaillaient quelques scribes et il était évident qu’aucun d’eux n’avait la moindre idée de ce que pouvait être Raskolnikov. Le jeune homme promena autour de lui un regard méfiant: ne se trouvait-il pas là quelque sbire, quelque espion chargé de le surveiller, de l’empêcher de fuir? Pourtant il ne découvrit rien de semblable: il ne voyait que des visages de fonctionnaires, marqués de soucis mesquins, puis d’autres personnes encore, mais nul ne s’intéressait à lui: il pouvait s’en aller au bout du monde qu’on n’y ferait pas attention. Il se persuadait peu à peu que, si ce mystérieux personnage, ce fantôme surgi de terre qui lui était apparu hier savait tout, s’il avait tout vu, lui, Raskolnikov, ne pourrait pas demeurer si tranquillement dans cette pièce. Aurait-on attendu sa visite jusqu’à onze heures? L’aurait-on laissé venir de son propre gré? C’était donc que cet homme n’avait rien dit ou… qu’il ne savait rien, qu’il n’avait rien vu (et comment aurait-il pu voir?), et tout ce qui s’était produit hier n’avait été qu’un mirage amplifié par son cerveau malade. Cette explication, qui lui semblait de plus en plus plausible, lui était venue la veille encore, au moment où ses inquiétudes, ses terreurs étaient les plus fortes. Tandis qu’il réfléchissait à tout cela et se préparait à une nouvelle lutte, Raskolnikov se sentit trembler tout à coup, et il fut pris de fureur à la pensée qu’il craignait peut-être l’entrevue avec l’odieux Porphyre Petrovitch. Ce qui lui paraissait le plus terrible, c’était l’idée de revoir cet homme! Il le haïssait démesurément, infiniment, il craignait même que sa haine ne le trahît, et si forte était cette colère qu’elle arrêta net son tremblement. Il se prépara à entrer d’un air froid et insolent et se promit de parler le moins possible, de surveiller son adversaire en se tenant sur ses gardes et de triompher pour une fois de son naturel irascible. À cet instant il fut appelé chez Porphyre Petrovitch.


Le juge d’instruction se trouvait précisément tout seul dans son cabinet. La pièce, de grandeur moyenne, était meublée d’une grande table à écrire placée devant un canapé tendu de toile cirée, d’un bureau, d’une armoire et de quelques chaises, tout ce mobilier en bois jaune et fourni par l’État. Dans le mur, ou plutôt dans la cloison du fond se trouvait une porte close: il devait donc y avoir d’autres pièces derrière cette cloison. À l’entrée de Raskolnikov, Porphyre Petrovitch referma aussitôt la porte derrière lui et ils restèrent seuls. Il reçut son hôte de l’air le plus joyeux et le plus aimable; au bout d’un instant seulement, Raskolnikov s’aperçut que ses manières étaient un peu embarrassées. Il semblait qu’on l’eût dérangé au milieu d’une occupation clandestine…


– Ah! vous voilà, mon respectable ami… dans nos parages, vous aussi, commença Porphyre en lui tendant les deux mains. Asseyez-vous donc, mon cher, ou peut-être n’aimez-vous pas être traité de respectable et… appelé mon cher, là, tout court [70]. Ne prenez pas cela pour de la familiarité, je vous prie. Asseyez-vous sur le divan.


Raskolnikov s’assit sans le quitter des yeux. Ces mots «dans nos parages», «pour de la familiarité», l’expression française «tout court», et bien d’autres signes encore lui semblaient fort caractéristiques. «Il m’a cependant tendu les deux mains, sans m’en laisser prendre une seule, il les a retirées à temps», pensa-t-il, mis en méfiance. Ils se surveillaient mutuellement, mais à peine leurs regards se croisaient-ils qu’ils détournaient les yeux avec la rapidité de l’éclair.


– Je vous ai apporté ce papier au sujet de la montre… est-il bien ou dois-je le recopier?…


– Quoi? Un papier? Ah! oui, oui… Ne vous inquiétez pas, c’est très bien, fit Porphyre Petrovitch avec une sorte de précipitation et avant même d’avoir pu voir la feuille; ensuite il la prit et l’examina. – Oui, c’est très bien, et c’est tout ce qu’on vous réclame, affirmait-il avec la même hâte en le déposant sur la table. Un instant plus tard il le serra dans son bureau en causant d’autre chose.


– Vous avez, il me semble, exprimé hier le désir de m’interroger… dans les formes… sur mes relations avec… la femme assassinée, commença Raskolnikov. «Ah! pourquoi ai-je fourré cet il me semble? Cette pensée traversa son esprit comme un éclair; et pourquoi m’inquiéter tant de cet il me semble?» songea-t-il tout aussi rapidement. Et il sentit tout à coup que sa méfiance, grâce à la seule présence de Porphyre, grâce à deux mots, deux regards échangés avec lui, avait pris en deux minutes des proportions insensées… Cette disposition d’esprit était extrêmement dangereuse, il le sentait: ses nerfs s’irritaient, son agitation croissait: «Mauvais, mauvais, je vais encore lâcher une sottise.»


– Oui, oui, oui, ne vous inquiétez pas! nous avons le temps, tout le temps, marmotta Porphyre Petrovitch en allant et venant dans la chambre, sans but, semblait-il; tantôt il s’approchait de son bureau; l’instant d’après, il se précipitait vers la fenêtre, revenait à la table, toujours attentif à éviter le regard méfiant de Raskolnikov, après quoi il s’arrêtait brusquement et le fixait en plein visage, c’était un spectacle bizarre qu’offrait ce petit corps gras et rond, dont les évolutions rappelaient celles d’une balle qui aurait rebondi d’un mur à l’autre.


– Rien ne presse, nous avons bien le temps… Vous fumez? Avez-vous du tabac? Voici une cigarette… Vous savez, je vous reçois ici, mais mon logement est là, derrière cette cloison, c’est l’État qui me le fournit. J’en habite un autre, provisoirement, parce que celui-ci nécessite quelques réparations. Maintenant il est presque prêt… Fameuse chose qu’un appartement fourni par l’État, hein? Qu’en pensez-vous?


– Oui, c’est une fameuse chose, répondit Raskolnikov en le regardant d’un air presque moqueur.


– Une fameuse chose, une fameuse chose… répétait Porphyre Petrovitch distraitement, oui, une fameuse chose, fit-il brusquement d’une voix tonnante en s’arrêtant à deux pas du jeune homme. L’incessante et sotte répétition de cette phrase sur les avantages d’un logement gratuit contrastait étrangement par sa platitude avec le regard sérieux, profond et énigmatique qu’il fixait maintenant sur son hôte.


Cela ne fit qu’accroître la colère de Raskolnikov qui ne put s’empêcher de lancer au juge d’instruction un défi ironique et assez imprudent:


– Vous savez, commença-t-il avec une insolence qui semblait lui procurer une profonde jouissance, c’est un principe, une règle pour tous les juges d’instruction, de placer l’entretien sur des niaiseries, ou bien sur des choses sérieuses, si vous voulez, mais qui n’ont rien à voir avec le véritable sujet, afin d’enhardir, si je puis m’exprimer ainsi, ou de distraire celui qu’ils interrogent, d’endormir sa méfiance, puis brusquement, à l’improviste, ils lui assènent, en pleine figure, la question la plus dangereuse. Est-ce que je me trompe? N’est-ce pas une coutume, une règle rigoureusement observée dans votre métier?


– Ainsi, ainsi… vous pensez que je ne vous ai parlé du logement fourni par l’État que pour… En disant ces mots Porphyre Petrovitch cligna de l’œil et une expression de gaîté et de ruse parcourut son visage. Les rides de son front disparurent soudain, ses yeux parurent rétrécis et ses traits se détendirent, il plongea son regard dans les yeux de Raskolnikov, puis éclata d’un long rire nerveux qui lui secouait tout le corps. Le jeune homme se mit à rire lui aussi, d’un rire un peu forcé, mais quand l’hilarité de Porphyre, à cette vue, eut redoublé jusqu’à lui empourprer le visage, Raskolnikov fut pris d’un tel dégoût qu’il en perdit toute prudence. Il cessa de rire, se renfrogna, attacha sur Porphyre un regard haineux et ne le quitta plus des yeux tant que dura cette gaîté prolongée et un peu factice, semblait-il. Il faut dire, du reste, que l’autre ne se montrait pas plus prudent que lui: car, au fait, il s’était mis à rire au nez de son hôte, et paraissait se soucier fort peu que celui-ci eût très mal pris la chose. Cette dernière circonstance parut extrêmement significative au jeune homme; il crut comprendre que le juge d’instruction avait de tout temps été parfaitement à son aise et que c’était lui, Raskolnikov, qui s’était laissé prendre dans un traquenard. Il y avait là, de toute évidence, quelque piège, un dessein qu’il n’apercevait pas; la mine était peut-être chargée et allait éclater dans un instant.


Il alla droit au fait, se leva et prit sa casquette.


– Porphyre Petrovitch, déclara-t-il d’un air décidé, mais où perçait une assez vive irritation, vous avez manifesté hier le désir de me faire subir un interrogatoire (il appuya sur le mot interrogatoire). Je suis venu me mettre à votre disposition; si vous avez des questions à me poser, faites-le, sinon, permettez-moi de me retirer. Je n’ai pas de temps à perdre, j’ai autre chose à faire, on m’attend à l’enterrement de ce fonctionnaire qui a été écrasé… et dont… vous avez également entendu parler… ajouta-t-il; mais il s’en voulut aussitôt de ces paroles. Puis il poursuivit avec une irritation croissante – J’en ai assez de tout cela, entendez-vous? Il y a longtemps que j’en ai assez… C’est une des causes de ma maladie… Bref, cria-t-il, sentant combien cette phrase sur sa maladie était déplacée, bref, veuillez m’interroger ou souffrez que je m’en aille sur-le-champ… Mais si vous m’interrogez, que ce soit dans les règles et non autrement. En attendant, adieu, car pour le moment, nous n’avons rien à nous dire.


– Seigneur, mais que dites-vous là? Mais sur quoi vous interrogerais-je? partit tout à coup Porphyre Petrovitch, en changeant immédiatement de ton et en cessant de rire. Mais ne vous inquiétez pas, poursuivit-il en recommençant son va-et-vient, pour se précipiter l’instant d’après sur Raskolnikov et le faire asseoir. Rien ne presse, rien ne presse et tout cela n’a aucune importance, je suis heureux, au contraire, que vous soyez venu chez nous… Je vous reçois en ami. Quant à ce rire maudit, excusez-le, mon cher Rodion Romanovitch: c’est bien Rodion Romanovitch que vous vous appelez, n’est-ce pas? Je suis un homme nerveux et vous m’avez beaucoup amusé par la finesse de votre remarque. Il m’arrive parfois d’être secoué de rire comme une balle élastique… et cela pendant une demi-heure… Je suis rieur de nature; mon tempérament me fait même redouter l’apoplexie; mais asseyez-vous donc, je vous en prie, cher ami, ou je vous croirais fâché!…


Raskolnikov ne disait rien, il écoutait et observait seulement, les sourcils toujours froncés. Cependant, il s’assit, mais sans lâcher sa casquette.


– Je veux vous dire une chose, mon cher Rodion Romanovitch, une chose qui vous aidera à vous expliquer mon caractère, continua Porphyre Petrovitch, sans cesser de tourner dans la pièce, mais en évitant toujours de rencontrer les yeux de Raskolnikov… Je suis, voyez-vous, un célibataire, un homme assez peu mondain, un inconnu et, par-dessus le marché, un homme fini, engourdi, glacé et… et… avez-vous remarqué, Rodion Romanovitch, que chez nous, c’est-à-dire chez nous en Russie, et surtout dans nos cercles pétersbourgeois, quand viennent à se rencontrer deux hommes intelligents qui ne se connaissent pas bien encore, mais s’estiment réciproquement, ils ne peuvent rien trouver à se dire pendant toute une demi-heure? Ils sont là, l’un en face de l’autre, paralysés et confus. Tout le monde a un sujet de conversation, les dames par exemple… les gens du monde… ceux de la haute société… Toutes ces personnes savent de quoi causer, c’est de rigueur [71], et les gens de la classe moyenne, comme nous, sont timides et taciturnes… Je veux parler de ceux qui sont capables de réfléchir, n’est-ce pas? Comment expliquez-vous cela, mon cher ami? Manquons-nous d’intérêt pour les questions sociales? Non, ce n’est pas cela. Alors, est-ce par excès d’honnêteté? Sommes-nous des gens trop loyaux, qui ne voulons pas nous tromper mutuellement? Je l’ignore, n’est-ce pas? Qu’en pensez-vous? Mais, laissez votre casquette, on dirait que vous êtes sur le point de vous en aller; cela me gêne, je vous jure… quand je suis au contraire si heureux…


Raskolnikov déposa sa casquette sans se départir de son mutisme. Les sourcils froncés, il prêtait une oreille attentive au bavardage décousu de Porphyre. «Pense-t-il donc détourner mon attention par ces sornettes qu’il me débite?»


– Je ne vous offre pas de café, ce n’est pas le lieu; mais vous pouvez bien passer cinq minutes avec un ami, histoire de vous distraire un peu, poursuivit l’intarissable Porphyre, et voyez-vous, toutes ces obligations imposées par le service… Ne vous formalisez pas, mon cher, de mon va-et-vient continuel et excusez-moi. J’ai maintenant très peur de vous froisser… mais l’exercice m’est indispensable. Je suis toujours assis et c’est un grand bonheur pour moi de pouvoir remuer cinq minutes… Ces hémorroïdes, n’est-ce pas… J’ai toujours l’intention de me traiter par la gymnastique. On raconte que des conseillers d’État, et même des conseillers intimes, ne dédaignent pas de sauter à la corde. Voilà où va la science à notre époque… Voilà. Quant à ces obligations de ma charge, à ces interrogatoires et tout ce formalisme… dont vous-même venez de parler, eh bien, je vous dirai, mon cher Rodion Romanovitch, qu’ils déroutent parfois le magistrat plus que le prévenu. Vous l’avez fait remarquer tout à l’heure avec autant d’esprit que de raison (Raskolnikov n’avait fait aucune remarque de ce genre). On s’y perd! Je vous assure qu’il y a de quoi s’y perdre et c’est toujours la même chose, toujours le même air! Voilà qu’on nous promet des réformes, les termes seront du moins changés, hé! hé! hé! Pour ce qui est de nos coutumes juridiques, comme vous l’avez fait remarquer avec tant d’esprit, eh bien, je suis pleinement d’accord avec vous. Quel est, dites-moi, l’accusé, fût-il le paysan le plus obtus, qui ignore que l’on commencera, par exemple, par endormir sa méfiance (selon votre heureuse expression) afin de lui assener ensuite un coup de hache en plein sur le crâne! hé! hé! hé! pour me servir de votre ingénieuse métaphore, hé! hé! Vous avez donc pensé que je ne parlais de logement que pour… On peut dire que vous êtes un homme ironique! Non, non, je ne reviens pas là-dessus. Ah! oui, à propos, un mot en amène un autre et les pensées s’attirent mutuellement. Vous parliez aussi tantôt d’interrogatoire dans les formes, mais qu’est-ce que les formes? Les formes, c’est, en bien des cas, une absurdité. Parfois, un simple entretien amical donne de meilleurs résultats. Les formes n’en disparaissent pas pour cela. Permettez-moi de vous rassurer, mais, au fond, qu’est-ce que les formes, je vous le demande? On ne doit en aucun cas les faire traîner comme un boulet par le juge d’instruction. La besogne du magistrat enquêteur est, en son genre, un art, ou enfin quelque chose d’approchant, hé… hé!…


Porphyre Petrovitch s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Il parlait sans s’arrêter, pour ne rien dire le plus souvent, il dévidait une suite d’absurdités, de phrases stupides où glissait tout à coup un mot énigmatique, rapidement noyé dans le cours du bavardage sans queue ni tête. Maintenant il courait presque dans la pièce en agitant de plus en plus vite ses petites jambes grasses, les yeux fixés à terre, la main droite derrière le dos, tandis que la gauche esquissait continuellement des gestes qui n’avaient aucun rapport avec ses paroles.


Raskolnikov crut remarquer tout à coup qu’une ou deux fois, arrivé près de la porte, il s’était arrêté et avait paru prêter l’oreille. «Attendrait-il quelqu’un?»


– Et vous avez parfaitement raison, reprit gaîment Porphyre, en regardant le jeune homme avec une bonhomie qui fit tressaillir ce dernier et lui inspira de la méfiance. Vous avez raison de vous moquer si spirituellement de nos coutumes juridiques, hé! hé! Ces procédés (certains naturellement) prétendus inspirés par une profonde psychologie sont parfaitement ridicules et souvent même stériles, surtout si les formes sont scrupuleusement observées; oui… J’en reviens donc aux formes, eh bien, supposons que je soupçonne quelqu’un, enfin un certain monsieur, d’être l’auteur d’un crime dont l’instruction m’a été confiée. Vous faisiez votre droit, n’est-il pas vrai, Rodion Romanovitch?


– Oui, je l’ai commencé…


– Eh bien, voilà pour ainsi dire un exemple pour l’avenir, c’est-à-dire ne pensez pas que je me permette de faire le professeur avec vous qui écrivez des articles si graves dans les revues. Non, je prends seulement la liberté de vous présenter un petit fait à titre d’exemple. Si je considère un individu quelconque comme un criminel, pourquoi, je vous le demande, l’inquiéterais-je prématurément, lors même que j’aurais des preuves contre lui? Il y en a que je suis obligé d’arrêter tout de suite, mais d’autres sont d’un tout autre caractère, je vous assure. Pourquoi ne laisserais-je pas mon criminel se promener un peu par la ville? hé! hé! Non, je vois que vous ne me comprenez pas tout à fait; je vais donc m’expliquer plus clairement. Si, par exemple, je me hâte de l’arrêter, je lui fournis par là un point d’appui moral pour ainsi dire, hé! hé! Vous riez? (Raskolnikov ne songeait pas le moins du monde à rire, il avait les lèvres serrées et son regard brûlant ne quittait pas les yeux de Porphyre Petrovitch.) Et cependant j’ai raison, pour certains individus tout au moins, car les hommes sont divers et notre seule conseillère est la pratique que nous en avons. Mais, du moment que vous possédez des preuves, me direz-vous… Eh! mon Dieu, cher ami, les preuves, vous savez ce que c’est: pour les trois quarts du temps elles sont douteuses et moi, juge d’instruction, je suis homme et par conséquent sujet à des faiblesses, je l’avoue. Ainsi, je voudrais que mon enquête eût la rigueur d’une démonstration mathématique. Il me faudrait donc une preuve évidente, telle que deux et deux font quatre, ou qui ressemblât à une démonstration claire et nette. Or, si je le fais arrêter avant le temps voulu, j’aurai beau être convaincu que c’est lui le coupable, je me prive ainsi des moyens de le prouver ultérieurement, et cela pourquoi? Parce que je lui donne, pour ainsi dire, une situation normale; il se retire dans sa coquille; il m’échappe, ayant compris qu’il n’est qu’un détenu. On raconte qu’à Sébastopol, aussitôt après la bataille de l’Aima, les hommes étaient terriblement effrayés à l’idée d’une attaque probable de l’ennemi; ils ne doutaient pas qu’il prendrait Sébastopol d’assaut. Mais, quand ils le virent commencer un siège régulier et creuser la première parallèle, ils se réjouirent et se rassurèrent. Je parle des gens intelligents. «Nous en avons au moins pour deux mois, disaient-ils, car il faut du temps pour un siège régulier.» Vous riez encore, vous ne me croyez pas? Au fond, vous aussi vous avez raison, oui vous avez raison. Ce ne sont là que des cas particuliers; je suis parfaitement d’accord avec vous là-dessus et le cas que je vous offrais en exemple est également particulier. Mais voici ce qu’il nous faut remarquer à ce sujet, mon cher Rodion Romanovitch: de cas général, c’est-à-dire qui réponde à toutes les formes et formules juridiques, ce cas type pour lequel les règles sont faites et écrites, il n’y en a point, pour la bonne raison que chaque cause, chaque crime, si vous voulez, à peine accompli, se transforme en un cas particulier, et combien spécial parfois: un cas qui ne ressemble à rien de ce qui a été et paraît n’avoir aucun précédent.


«Il s’en présente quelquefois de bien comiques. Ainsi, supposons que je laisse un de ces messieurs en liberté. Je ne le touche point; je ne l’arrête pas; il doit fort bien savoir, ou tout au moins soupçonner, à chaque heure, à chaque instant, que je suis au courant de tout; je connais toute sa vie, je le surveille nuit et jour; je le suis partout et sans relâche et je vous jure que, pour peu qu’il en soit persuadé, il arrivera par être pris de vertige et viendra se livrer lui-même; il me fournira, au surplus, des armes qui donneront à mon enquête un caractère mathématique, ce qui ne manque pas de charme. Ce procédé peut réussir avec un paysan mal dégrossi, mais encore mieux avec un homme intelligent, éclairé et cultivé à certains égards. Car une chose fort importante, mon cher, est d’établir dans quel sens un homme s’est développé. Les nerfs, qu’en faites-vous? Vous les oubliez? Nos contemporains les ont excités, malades, irritables… Et la bile? Ce qu’ils ont de bile! Je vous répète qu’il y a là une vraie source de renseignements. Pourquoi m’inquiéterais-je de voir mon homme aller et venir librement? Je peux bien le laisser se promener, jouir de son reste, car je sais qu’il est ma proie et qu’il ne m’échappera pas. Où irait-il? hé! hé! Il s’enfuirait à l’étranger, dites-vous? Un Polonais peut s’enfuir à l’étranger, mais pas lui, d’autant plus que je le surveille et que toutes les mesures ont été prises en conséquence. Fuira-t-il dans l’intérieur du pays? Mais il n’y trouvera que des paysans grossiers, des gens primitifs, de vrais Russes, et un homme cultivé préférera le bagne à la vie parmi les étrangers que sont pour lui les gens du peuple, hé! hé! D’ailleurs, tout cela ne signifie rien; ce n’est que le côté extérieur de la question. Fuir! ce n’est qu’un mot; non seulement il ne fuira pas, car il n’a pas où aller, mais il m’appartient psychologiquement, hé! hé! Que dites-vous de l’expression? C’est pour obéir à une loi naturelle qu’il ne pourra fuir, le voudrait-il. N’avez-vous jamais vu un papillon devant une bougie? Eh bien, lui, il tournera sans cesse autour de moi comme cet insecte autour de la flamme! La liberté n’aura plus de charme pour lui; il deviendra de plus en plus inquiet; il s’empêtrera de plus en plus, il sera gagné par une épouvante mortelle. Bien mieux, il se livrera à des agissements tels que sa culpabilité en ressortira claire comme deux et deux font quatre. Il suffit pour cela de lui fournir un entr’acte de bonne longueur. Et toujours, toujours, il ira tournant autour de moi, décrivant des cercles de plus en plus étroits jusqu’à ce qu’enfin, paf! il tombe dans ma propre bouche et se laisse avaler par moi, ce qui ne manquera pas d’agrément. Vous ne me croyez pas?»


Raskolnikov ne répondit point; il demeurait immobile et pâle, mais continuait à observer Porphyre de toute son attention tendue.


«Le leçon est bonne, pensait-il, glacé d’épouvante. Ce n’est même plus le jeu du chat et de la souris comme hier. Et ce n’est pas pour le seul plaisir de faire vainement parade de sa force qu’il me parle ainsi… Il est beaucoup trop intelligent pour ça… Non, il a un autre dessein, mais lequel? Eh! ce n’est rien, rien qu’une simple ruse destinée à m’effrayer! Tu n’as pas de preuves et l’homme d’hier n’existe pas. Et toi, tu veux tout simplement me dérouter et m’irriter davantage pour m’assener alors le grand coup; seulement, tu te trompes et tu seras attrapé. Mais pourquoi, pourquoi parler ainsi à mots couverts? Il spécule sur mes nerfs ébranlés… Non, mon ami, ça ne prendra pas. Tu seras attrapé quoique tu aies manigancé quelque chose… Nous allons bien voir ce que tu as préparé…»


Il tendit toutes ses forces pour affronter bravement la catastrophe épouvantable et mystérieuse qu’il prévoyait. Par moments, l’envie le prenait de se jeter sur Porphyre et de l’étrangler séance tenante. Tout à l’heure déjà, à peine entré dans le cabinet du juge, il craignait de ne pouvoir se maîtriser. Il sentait son cœur battre avec violence; ses lèvres étaient desséchées et souillées d’écume. Mais il décida cependant de se taire et de ne pas laisser échapper un mot prématuré. Il comprenait que c’était la meilleure tactique qu’il pût suivre dans sa position, car ainsi, non seulement il ne risquait point de se compromettre, mais il réussirait peut-être à irriter son adversaire et à lui arracher une parole imprudente. Tel était du moins son espoir.


– Non, je vois bien que vous ne me croyez pas. Vous pensez toujours que ce sont de petites plaisanteries innocentes que je vous fais là, reprit Porphyre, qui semblait de plus en plus gai et ne cessait de faire entendre son petit ricanement satisfait, en se remettant à tourner dans la pièce. Vous avez raison: Dieu m’a donné une silhouette qui n’éveille chez les autres que des pensées comiques. J’ai l’air d’un bouffon! Mais voici ce que je veux vous confier et dois vous répéter, mon cher Rodion Romanovitch… Mais excusez le langage d’un vieillard; vous êtes un homme dans la fleur de l’âge et même dans la première jeunesse et, comme tous les jeunes gens, vous n’appréciez rien tant que l’intelligence humaine. Un esprit piquant et les déductions abstraites de la raison vous séduisent. Cela me rappelle les anciennes affaires militaires de l’Autriche, autant que je puisse juger de ces matières; sur le papier, les Autrichiens étaient vainqueurs de Napoléon et le faisaient même prisonnier. Bref, dans leur cabinet, ils arrangeaient les choses de la façon la plus merveilleuse, mais, en réalité, que voyait-on? Le général Mack se rendre avec toute son armée, hé! hé! hé! Je vois, je vois bien, mon cher Rodion Romanovitch, que vous vous moquez de moi, parce que le civil, l’homme paisible que je suis, emprunte tout le temps ses exemples à l’histoire militaire… Mais que faire? C’est ma faiblesse. J’aime les choses militaires et je lis tout ce qui a trait à la guerre… J’ai décidément manqué ma carrière. J’aurais dû prendre du service dans l’armée. Je ne serais peut-être pas devenu un Napoléon, mais j’aurais certainement atteint le grade de major, hé! hé! hé! Eh bien, je vous dirai maintenant, mon cher, toute la vérité au sujet de ce cas particulier qui nous intéresse. La réalité et la nature sont des choses importantes, cher monsieur, et qui réduisent parfois à néant le plus habile calcul. Croyez-en un vieillard, Rodion Romanovitch (en prononçant ces mots, Porphyre Petrovitch, qui comptait à peine trente-cinq ans, semblait avoir vieilli en effet; – sa voix avait même changé et il paraissait soudain voûté). Je suis, au surplus, un homme sincère… Suis-je sincère? dites-le-moi; qu’en pensez-vous? Je crois qu’on ne peut l’être davantage, je vous confie de ces choses… sans exiger la moindre récompense, hé! hé! hé!


«Eh bien, voilà, je continue. L’esprit est, à mon avis, une chose merveilleuse, c’est pour ainsi dire l’ornement de la nature, une consolation dans la vie et avec cela on peut, semble-t-il, rouler facilement un pauvre juge d’instruction qui, en outre, est trompé par sa propre imagination, car il n’est qu’un homme. Mais la nature vient au secours de ce pauvre juge, voilà le malheur. C’est ce dont la jeunesse confiante en son esprit et qui «franchit tous les obstacles» (comme vous vous êtes ingénieusement exprimé) ne veut pas tenir compte.


«Supposons, par exemple, qu’il mente, je veux parler de cet homme, de notre cas particulier, incognito, et qu’il mente supérieurement; il n’attend donc plus que son triomphe et croit n’avoir qu’à cueillir les fruits de son adresse, quand, tout à coup, crac! il s’évanouit à l’endroit le plus compromettant pour lui. Mettons qu’il explique cette syncope par la maladie ou l’atmosphère étouffante, ce qui est assez fréquent dans les pièces… et cependant… il n’en a pas moins fait naître les soupçons… Son mensonge a été incomparable, mais il n’a pas su tenir compte de la nature. Voilà où est le piège.


«Un autre jour, entraîné par son humeur moqueuse, il s’amuse à mystifier quelqu’un qui le soupçonne. Il fait semblant de pâlir de peur, par jeu naturellement, mais voilà: cette comédie est trop bien jouée, cette pâleur paraît trop naturelle et ce sera encore un indice. Sur le moment, son interlocuteur pourra être dupe, mais, s’il n’est pas un niais, il se ravisera dès le lendemain et ainsi à chaque pas. Que dis-je? Il viendra lui-même se fourrer là où il n’est pas appelé; il se répandra en paroles imprudentes, en allégories dont le sens n’échappera à personne hé! hé! Il viendra lui-même et se mettra à demander pourquoi on ne l’a pas encore arrêté, hé! hé! hé! Et cela peut arriver à l’homme le plus fin, à un psychologue, à un littérateur. La nature est un miroir, le miroir le plus transparent et il suffit de le contempler. Mais pourquoi avez-vous pâli ainsi, Rodion Romanovitch? Vous étouffez peut-être, voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre?»


– Oh! ne vous inquiétez pas, je vous prie, s’écria Raskolnikov, et il éclata tout à coup de rire, je vous en prie, ne vous dérangez pas.


Porphyre s’arrêta en face de lui; il attendit un moment, puis se mit à rire lui aussi. Alors Raskolnikov, dont l’hilarité convulsive s’était calmée, se leva du divan.


– Porphyre Petrovitch, fit-il d’une voix haute en articulant chacun de ses mots, malgré la peine qu’il avait à se tenir sur ses jambes tremblantes, je vois enfin clairement que vous me soupçonnez positivement du meurtre de cette vieille et de sa sœur Lizaveta. Je vous déclare, de mon côté, que j’en ai assez de tout cela depuis longtemps. Si vous vous croyez le droit de me poursuivre et de m’arrêter, faites-le. Mais je ne vous permettrai pas de vous moquer de moi en pleine figure et de me torturer.


Ses lèvres frémirent tout à coup, ses yeux s’enflammèrent de colère et sa voix, contenue jusque-là, se mit à vibrer.


– Je ne le permettrai pas, cria-t-il en assenant un violent coup de poing sur la table. Vous entendez bien, Porphyre Petrovitch, je ne le permettrai pas…


– Ah! Seigneur, mais qu’est-ce qui vous prend encore! s’écria Porphyre Petrovitch, qui semblait affolé, mon cher Rodion Romanovitch, mon ami, qu’avez-vous?


– Je ne le permettrai pas, cria encore Raskolnikov.


– Ne criez donc pas si fort! On peut nous entendre, on va accourir, et que leur dirons-nous? pensez donc! chuchota Porphyre Petrovitch, tout effrayé, en rapprochant son visage jusqu’à toucher celui de Raskolnikov.


– Je ne le permettrai pas, je ne le permettrai pas, répétait l’autre machinalement; mais il avait lui aussi baissé le ton et parlait dans un murmure. Porphyre se détourna rapidement et courut ouvrir la fenêtre.


– Il faut aérer la pièce. Et vous devriez boire un peu d’eau, mon ami, car c’est un véritable accès que vous avez.


Il se précipitait déjà vers la porte pour demander de l’eau, quand il aperçut une carafe pleine dans un coin.


– Tenez. Buvez-en un peu, marmotta-t-il en accourant vers lui, la carafe à la main, peut-être cela vous… La frayeur et la sollicitude de Porphyre Petrovitch semblaient si peu feintes que Raskolnikov se tut et se mit à l’observer avec une vive curiosité. Il refusa cependant l’eau qu’on lui offrait.


– Rodion Romanovitch, mon cher ami, mais vous vous rendrez fou, je vous assure. Ah! buvez, je vous en prie, mais buvez donc une gorgée au moins!


Il lui mit presque de force le verre d’eau dans la main. L’autre le porta machinalement à ses lèvres, puis, revenu à lui, le déposa sur la table avec dégoût.


– Oui, vous avez eu un petit accès. Vous en ferez tant, mon ami, que vous aurez une rechute de votre mal, s’écriait affectueusement Porphyre Petrovitch qui semblait fort troublé, du reste. Seigneur, peut-on se ménager si peu? C’est comme Dmitri Prokofitch, qui est venu me voir hier. Je reconnais avec lui que j’ai le caractère caustique, mauvais en un mot, mais quelles conclusions en a-t-il tirées… Seigneur! Il est venu hier, après votre visite; nous étions en train de dîner et il a parlé, parlé, je n’ai pu qu’ouvrir les bras d’étonnement. «Ah! bien… pensais-je, ah! Seigneur mon Dieu!» C’était vous qui l’aviez envoyé, n’est-ce pas? Mais asseyez-vous, cher ami, asseyez-vous, pour l’amour de Dieu.


– Non, ce n’est pas moi qui l’ai envoyé, mais je savais qu’il allait chez vous et la raison de cette visite, répondit sèchement Raskolnikov.


– Vous le saviez?


– Oui. Qu’en concluez-vous donc?


– J’en conclus, mon cher Rodion Romanovitch, que je connais encore bien d’autres exploits dont vous pouvez vous targuer. Je suis au courant de tout, voilà! Je sais comment vous êtes allé louer un appartement à la nuit tombante et que vous vous êtes mis à tirer le cordon de la sonnette et à questionner au sujet des taches de sang; si bien que les ouvriers et le portier en ont été stupéfaits. Oh! je comprends votre état d’âme, c’est-à-dire celui où vous vous trouviez ce jour-là… mais il n’en est pas moins vrai que vous allez vous rendre fou ainsi, parole d’honneur! Vous allez perdre la tête, vous verrez; une noble indignation bouillonne en vous; vous avez à vous plaindre tout d’abord de la destinée, puis des policiers; aussi courez-vous de tous côtés pour forcer les gens à formuler leurs soupçons au plus vite et en finir ainsi, car vous en avez assez de ces commérages stupides et de ces soupçons. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas? J’ai bien deviné votre état d’esprit? Mais si vous continuez ainsi, ce n’est pas vous seul qui deviendrez fou. Vous ferez perdre aussi la tête à mon pauvre Razoumikhine, et vous savez que ce serait dommage d’affoler un si brave garçon. Vous, vous êtes malade, mais lui il n’a que trop de bonté et c’est cette bonté qui l’expose particulièrement au danger de la contagion… Quand vous serez un peu calmé, mon ami, je vous raconterai… Mais asseyez-vous donc, pour l’amour de Dieu, reposez-vous, je vous prie, vous êtes blanc comme un linge, asseyez-vous, vous dis-je.


Raskolnikov obéit. Le tremblement qui l’avait envahi s’apaisait peu à peu et la fièvre s’emparait de lui. Il écoutait avec une profonde surprise Porphyre Petrovitch lui prodiguer les marques de son intérêt, malgré son effroi visible. Mais il n’ajoutait foi à aucune de ses paroles, bien qu’il éprouvât une tendance étrange à y croire. La phrase qu’avait tout à coup laissée tomber Porphyre sur le logement le frappait d’étonnement.


«Comment a-t-il appris cela, se demandait-il, et pourquoi m’en parle-t-il?»


– Oui, nous avons eu, dans notre pratique judiciaire, un cas presque analogue, un cas morbide, continua rapidement Porphyre. Un homme s’est accusé d’un meurtre qu’il n’avait pas commis, et si vous saviez comment il a arrangé cela! Il était le jouet d’une véritable hallucination; il présentait des faits, racontait les événements, embrouillait tout le monde. Et tout cela pourquoi? Parce qu’il avait indirectement, et sans qu’il y eût de sa faute, favorisé un meurtre, mais rien qu’en partie; seulement, quand il s’en rendit compte, il en fut si désolé, si angoissé, qu’il en perdit la raison et s’imagina être l’assassin. Enfin, le Sénat débrouilla l’affaire et le malheureux fut acquitté, mais, sans le Sénat, c’en était fait de lui. Oh! là, là! En continuant comme vous faites, mon cher, vous risquez d’attraper une fièvre cérébrale, si vous vous excitez les nerfs ainsi et allez tirer les cordons de sonnette la nuit ou interroger les gens sur des taches de sang… Moi, voyez-vous, c’est dans l’exercice de ma profession que j’ai eu l’occasion d’étudier toute cette psychologie. C’est un vertige semblable qui pousse un homme à se jeter par la fenêtre ou à sauter du haut d’un clocher, une sorte d’attirance… une maladie, Rodion Romanovitch, une maladie, vous dis-je, et pas autre chose… Vous négligez trop la vôtre. Vous devriez consulter un bon médecin et non ce gros type qui vous soigne… Vous avez le délire et tout cela ne provient que du délire…


Un instant, Raskolnikov crut voir tous les objets tourner autour de lui. «Se peut-il, mais se peut-il donc qu’il mente encore? Impossible, c’est impossible!» se répétait-il, en repoussant de toutes ses forces une pensée qui, il le sentait, menaçait de le rendre fou de rage.


– Ce n’était pas du délire, j’avais toute ma conscience, s’écria-t-il, l’esprit tendu pour essayer de pénétrer le jeu de Porphyre. J’avais toute ma raison, toute ma raison, vous entendez?


– Oui, je comprends et j’entends. Vous le disiez hier encore et vous insistiez même sur ce point. Je comprends d’avance tout ce que vous pourrez dire. Ah!… Écoutez-moi donc, Rodion Romanovitch, mon cher ami, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Si vous étiez coupable ou mêlé de quelque façon à cette maudite affaire, auriez-vous, je vous le demande, soutenu que vous aviez toute votre raison? Tout au contraire, à mon avis, vous auriez affirmé, sans en vouloir démordre, que vous étiez en proie au délire. N’ai-je pas raison? non, mais dites, est-ce vrai?


Le ton de la question laissait prévoir un piège. Raskolnikov se rejeta sur le dossier du divan pour s’écarter de Porphyre dont le visage se penchait sur lui et il se mit à l’examiner en silence d’un regard fixe et chargé d’étonnement.


– C’est comme pour la visite de M. Razoumikhine. Si vous étiez coupable, vous devriez dire qu’il est venu chez moi de sa propre inspiration et cacher que vous l’aviez poussé à cette démarche. Or, vous affirmez, au contraire, que c’est vous qui l’avez envoyé.


Raskolnikov n’avait jamais affirmé cela. Un frisson glacé lui courut dans le dos.


– Vous mentez toujours, fit-il d’une voix lente et faible en ébauchant un sourire pénible. Vous voulez encore me montrer que vous lisez dans mon jeu, que vous pouvez prédire d’avance toutes mes réponses, continua-t-il, en sentant lui-même qu’il était désormais incapable de peser ses paroles. Vous voulez me faire peur… et vous vous moquez de moi tout simplement…


Il ne cessait en parlant ainsi de fixer le juge d’instruction et, tout à coup, une fureur terrible étincela dans ses yeux.


– Vous ne faites que mentir, s’écria-t-il. Vous savez parfaitement vous-même que la meilleure tactique pour un coupable est de s’en tenir à la vérité, autant que possible… d’avouer ce qu’il n’est pas nécessaire de cacher. Je ne vous crois pas!


– Quelle girouette vous faites, dit l’autre en ricanant; pas moyen de s’entendre avec vous, c’est une idée fixe. Vous ne me croyez pas? Et moi je vous dirai que vous commencez à me croire; dix centimètres de foi en attendant et je ferai si bien que vous finirez par me croire tout à fait, tout le mètre y passera, car je vous aime sincèrement et vous veux du bien…


Les lèvres de Raskolnikov frémirent.


– Oui, je vous veux du bien, poursuivit Porphyre en serrant amicalement le bras du jeune homme et je vous le dis une fois pour toutes. Soignez-vous. De plus, voilà que votre famille est venue vous retrouver. Pensez à elle. Vous devriez faire le bonheur de vos parents et vous ne leur causez que des inquiétudes au contraire…


– Que vous importe? Comment savez-vous cela? De quoi vous mêlez-vous? C’est donc que vous me surveillez, et vous tenez à ne pas me le laisser ignorer?


– Mon ami! Mais voyons, c’est de vous, de vous seul que j’ai tout appris; vous ne remarquez même pas que, dans votre agitation vous racontez toutes vos affaires à moi comme aux autres. M. Razoumikhine m’a également communiqué bien des choses intéressantes. Non, vous m’avez interrompu quand j’allais vous dire que, malgré votre intelligence, votre méfiance vous empêche de juger raisonnablement les choses.


«Eh bien, tenez, par exemple, si nous revenons au même sujet, prenez cet incident du cordon de sonnette: voilà un fait précieux, inappréciable, pour un magistrat enquêteur, que je vous livre naïvement, entièrement, moi, le juge d’instruction. Et vous n’en pouvez rien conclure? Mais si je vous croyais coupable le moins du monde, aurais-je agi ainsi? Je devais, au contraire, commencer par endormir votre méfiance, ne pas vous laisser soupçonner que j’étais au courant de ce fait, détourner votre attention pour vous assener ensuite, sur le crâne, selon votre propre formule, la question suivante: «Que faisiez-vous, Monsieur, à dix heures passées et même à onze heures, dans l’appartement de la victime? Et pourquoi tiriez-vous le cordon de sonnette et parliez-vous de taches de sang? Et pourquoi affoliez-vous les concierges en leur demandant de vous mener au commissariat?» Voilà comment j’aurais dû agir si je vous soupçonnais le moins du monde. Je vous aurais fait subir un interrogatoire en règle, j’aurais ordonné une perquisition chez vous, vous aurais fait arrêter… Si j’agis autrement, c’est donc que je ne vous soupçonne pas. Mais vous avez perdu le sens de la réalité et vous ne voyez rien, je le répète.»


Raskolnikov tressaillit de tout son corps si violemment que Porphyre put facilement s’en apercevoir.


– Vous ne faites que mentir, répéta-t-il violemment; j’ignore le but que vous poursuivez, mais vous mentez toujours. Ce n’est pas ainsi que vous parliez tout à l’heure et je ne puis me tromper… Vous mentez!


– Je mens? reprit Porphyre Petrovitch, qui s’échauffait visiblement, mais gardait son ton ironique et enjoué et semblait n’attacher aucune importance à l’opinion que Raskolnikov pouvait avoir de lui. Je mens, dites-vous? Et comment ai-je agi tantôt avec vous? Quand moi, juge d’instruction, je vous ai suggéré tous les arguments psychologiques que vous pouviez faire valoir! La maladie, le délire, l’amour-propre à vif à force de souffrances, la neurasthénie et ces policiers par-dessus le marché, et tout le reste, hein? hé! hé! hé! Et pourtant, soit dit en passant, ces moyens de défense ne tiennent pas debout. Ils sont à deux fins et on peut les retourner contre vous. Vous direz: la maladie, le délire, les cauchemars, je ne me souviens plus de rien, et l’on vous répondra: «Tout cela est fort bien, mon ami, mais pourquoi la maladie, le délire affectent-ils chez vous toujours les mêmes formes, pourquoi vous inspirent-ils ces cauchemars précisément?» Cette maladie pouvait se manifester autrement, n’est-il pas vrai, hé! hé! hé!


Raskolnikov le regarda avec une fierté méprisante.


– En fin de compte, dit-il avec force en se levant et en repoussant légèrement Porphyre, je veux savoir si je puis ou non me considérer comme définitivement hors de soupçons. Dites-le-moi, Porphyre Petrovitch; expliquez-vous sans ambages et une fois pour toutes, à l’instant.


– Eh mon Dieu! en voilà une exigence! Non, mais vous en avez des exigences! s’écria Porphyre d’un air parfaitement calme et goguenard, et qu’avez-vous besoin d’en savoir tant, puisqu’on ne vous inquiète pas? Vous êtes comme un enfant qui demande à toucher le feu. Et pourquoi vous agitez-vous ainsi et venez-vous chez nous quand on ne vous y appelle pas? hé! hé! hé!


– Je vous répète, cria Raskolnikov pris de fureur, que je ne puis supporter…


– Quoi? L’incertitude? l’interrompit Porphyre.


– Ne me poussez pas à bout… Je ne le permettrai pas… Je vous dis que je ne le veux pas… Je ne puis et ne veux le supporter… Vous entendez? Entendez-vous! cria-t-il en donnant un coup de poing sur la table.


– Chut, plus bas, parlez plus bas, on va nous entendre, je vous en préviens sérieusement; prenez garde à vous, je ne plaisante pas, murmura Porphyre, mais son visage avait perdu son expression de bonhomie efféminée et de frayeur. Maintenant il ordonnait franchement, sévèrement, les sourcils froncés d’un air menaçant. Il semblait en avoir fini avec les allusions, les mystères et prêt à lever le masque. Mais cette attitude ne dura qu’un instant. Intrigué d’abord, Raskolnikov fut soudain pris d’un transport de fureur; pourtant, chose étrange, cette fois encore, et bien qu’il fût au comble de l’exaspération, il obéit à l’ordre de baisser la voix.


– Je ne me laisserai pas torturer, murmura-t-il du même ton que tout à l’heure, mais il reconnaissait, avec une amertume haineuse, qu’il lui était impossible de passer outre, et cette pensée ne faisait qu’augmenter sa fureur. Arrêtez-moi, fouillez-moi, mais veuillez agir selon les règles et non jouer avec moi, je vous le défends.


– Ne vous inquiétez donc pas des règles, interrompit Porphyre avec son même sourire goguenard, tandis qu’il contemplait Raskolnikov avec une sorte de jubilation; c’est, mon cher, familièrement et tout à fait en ami que je vous ai demandé de venir me voir.


– Je ne veux pas de votre amitié et je m’en moque. Vous entendez? Et maintenant, je prends ma casquette et je m’en vais. Alors, qu’en direz-vous si vous avez l’intention de m’arrêter?


Il prit sa casquette et se dirigea vers la porte.


– Ne voulez-vous pas voir une petite surprise? ricana Porphyre en le prenant de nouveau par le bras et en l’arrêtant devant la porte. Il paraissait de plus en plus joyeux et goguenard, ce qui mettait Raskolnikov hors de lui.


– Quelle surprise? De quoi s’agit-il? demanda celui-ci, en le regardant avec effroi.


– Une petite surprise, qui se trouve là derrière la porte, hé! né! hé! (Il indiquait du doigt la porte fermée qui donnait accès à son propre logement, situé derrière la cloison.) Je l’ai même enfermée à clef pour qu’elle ne puisse s’échapper.


– Quoi donc? Où cela? Qu’est-ce que c’est? Raskolnikov s’approcha de la porte et essaya de l’ouvrir, mais elle était verrouillée.


– Elle est fermée; en voici la clef.


Et il lui montra en effet une clef qu’il venait de tirer de sa poche.


– Tu ne fais que mentir, hurla Raskolnikov, qui ne se possédait plus. Tu mens, maudit polichinelle! Et il se jeta sur le juge d’instruction qui recula vers la porte sans témoigner du reste aucune frayeur.


– Je comprends tout, tout, s’écria Raskolnikov, en se précipitant sur lui, tu mens et tu me nargues pour me forcer à me trahir…


– Mais, mon cher Rodion Romanovitch, vous n’avez plus à vous trahir… Voyez dans quel état vous vous êtes mis. Ne criez pas ou j’appelle.


– Tu mens; il ne se passera rien; tu peux appeler! Tu me savais malade et tu voulais m’irriter, m’affoler, pour m’obliger à me trahir, voilà le but que tu poursuivais. Non, apporte des faits. J’ai tout compris! Tu n’as pas de preuves, tu n’as que de pauvres et misérables soupçons, les conjectures de Zamiotov… Tu connaissais mon caractère et tu as voulu me mettre hors de moi pour faire ensuite apparaître brusquement les popes et les témoins… Tu les attends, hein? Mais qu’attends-tu pour les faire entrer? Où sont-ils? Allons, fais-les venir…


– Mais que parlez-vous de témoins, mon ami? En voilà des idées! On ne peut pas suivre aussi aveuglément les règles, comme vous dites; vous n’entendez rien à la procédure, mon cher… Les formes seront observées au moment voulu. Vous le verrez vous-même, marmotta Porphyre qui semblait prêter l’oreille à ce qui se passait derrière la porte.


Du bruit se fit entendre en effet dans la pièce voisine.


– Ah! on vient, cria Raskolnikov. Tu les as envoyé chercher… Tu les attendais… Tu avais calculé… Eh bien! fais-les donc entrer tous… tous les témoins, qui tu voudras… Allons, fais-les venir! Je suis prêt, tout à fait prêt!


Mais il se produisit à ce moment un incident étrange et si peu en rapport avec le cours ordinaire des choses que, sans doute, ni Porphyre, ni Raskolnikov n’eussent jamais pu le prévoir.

VI.

Voici le souvenir que cette scène laissa dans l’esprit de Raskolnikov:


Le bruit qui se faisait dans la pièce voisine augmenta rapidement et la porte s’entrouvrit.


– Qu’y a-t-il? cria Porphyre Petrovitch d’un ton mécontent. J’avais pourtant prévenu…


Personne ne répondit, mais on pouvait deviner qu’il y avait derrière la porte plusieurs personnes qui s’efforçaient de maîtriser quelqu’un.


– Mais enfin, que se passe-t-il? répéta Porphyre d’un air inquiet.


– On amène l’inculpé Nikolaï, fit une voix.


– Inutile, remmenez-le! Attendez!… Que vient-il faire ici? En voilà un désordre! cria Porphyre en se précipitant vers la porte.


– Mais il… reprit la même voix, qui se tut brusquement. On entendit pendant deux secondes le bruit d’une véritable lutte, puis quelqu’un parut en repousser avec force un autre et un homme fort pâle fit irruption dans le cabinet de Porphyre Petrovitch.


Le nouveau venu pouvait, à première vue, sembler fort étrange. Il avait les yeux fixés droit devant lui, mais paraissait ne voir personne. La résolution se lisait dans son regard étincelant, mais son visage cependant était livide comme celui d’un condamné qu’on mène à l’échafaud. Ses lèvres toutes blanches frémissaient légèrement.


Il était fort jeune, vêtu comme un homme du peuple, maigre et de taille moyenne; il portait les cheveux taillés en rond, ses traits étaient secs et fins. Celui qu’il venait de repousser subitement se précipita le premier derrière lui et lui mit la main sur l’épaule. C’était un gendarme, mais Nikolaï réussit à se dégager encore une fois.


Quelques curieux se pressaient dans la porte. Plusieurs d’entre eux s’efforçaient d’entrer dans la pièce. Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.


– Hors d’ici, il est trop tôt! Attends qu’on t’appelle… Pourquoi l’a-t-on amené? marmotta Porphyre aussi irrité que surpris.


Tout à coup, Nikolaï s’agenouilla.


– Qu’est-ce qui te prend? cria Porphyre tout ébahi.


– Je suis coupable, c’est mon crime! Je suis un assassin, fit Nikolaï d’une voix entrecoupée, mais assez forte cependant.


Il y eut pendant dix secondes un silence aussi profond que si tous les assistants étaient tombés en catalepsie. Le gendarme lui-même avait reculé et n’osait s’approcher de Nikolaï. Il se retira vers la porte et y demeura immobile.


– Qu’est-ce que tu dis? cria Porphyre Petrovitch revenu de sa stupeur.


– Je… suis un assassin… répéta Nikolaï après un silence.


– Comment… toi… Je ne comprends pas. Qui as-tu tué? Porphyre Petrovitch semblait absolument déconcerté.


Nikolaï attendit un moment pour répondre.


– Aliona Ivanovna et sa sœur Lizaveta Ivanovna… Je les ai tuées… avec une hache. J’avais l’esprit égaré… ajouta-t-il, et il se tut de nouveau, mais il restait toujours agenouillé.


Porphyre Petrovitch parut un moment réfléchir profondément, puis, d’un geste violent, il réitéra aux spectateurs improvisés son ordre de quitter la pièce. Ils s’éclipsèrent aussitôt et la porte se referma. Alors, il jeta un coup d’œil à Raskolnikov debout dans son coin, qui contemplait Nikolaï d’un air pétrifié. Il fit un pas vers lui, mais se ravisa, s’arrêta, le regarda encore, puis tourna les yeux vers Nikolaï pour les reporter sur Raskolnikov et tout aussitôt sur le peintre. Enfin, il s’adressa à Nikolaï avec une sorte d’emportement:


– Attends que je t’interroge pour me parler de ton égarement, lui cria-t-il avec une sorte de fureur. Je ne t’ai pas encore demandé si tu avais subi un égarement… Parle! Tu as tué?


– Je suis un assassin… j’avoue… fit Nikolaï.


– Et avec quoi as-tu tué?


– Avec une hache que j’avais apportée.


– Eh! Ce qu’il est pressé! Seul?


Nikolaï ne comprit pas la question.


– Tu n’as pas eu de complices?


– Non, Mitka est innocent; il n’a pris aucune part au crime.


– Ne te presse donc pas de parler de Mitka. Et… mais comment, dis-moi, comment as-tu descendu l’escalier? Les concierges vous ont vus ensemble.


– Ça, c’était pour détourner les soupçons… J’ai alors couru avec Mitka, répondit vivement Nikolaï (on eût dit qu’il récitait une leçon préparée d’avance).


– Allons, ça y est; il répète des paroles apprises, grommela Porphyre comme à part soi, et soudain ses yeux rencontrèrent Raskolnikov dont il avait visiblement oublié la présence dans l’émotion que lui causait cette scène avec Nikolaï. En l’apercevant, il revint à lui et parut se troubler.


– Rodion Romanovitch, mon cher ami, excusez-moi, et il se précipita vers lui. On ne peut pas… je vous en prie… vous n’avez ici rien à… moi-même, vous voyez quelle surprise… Allez, je vous en prie…


Et il le prit par le bras en lui indiquant la porte.


– Il paraît que vous ne vous attendiez pas à cela, fit observer Raskolnikov, qui naturellement se rendait bien compte de ce qui arrivait et avait repris courage.


– Mais vous non plus, mon cher; voyez donc comme votre main tremble, hé! hé! hé!


– Vous aussi vous tremblez, Porphyre Petrovitch.


– C’est vrai, je ne m’attendais pas à cela.


Ils étaient déjà devant la porte. Porphyre attendait impatiemment le départ de son visiteur.


– Et la surprise, vous ne me la montrerez donc pas? fit tout à coup Raskolnikov.


– Écoutez-le parler quand ses dents s’entrechoquent dans sa bouche. Hé! hé! vous êtes un homme caustique. Allons, au revoir.


– Je crois qu’il vaut mieux dire adieu.


– Ce sera comme Dieu voudra, comme Dieu voudra, marmotta Porphyre, avec un sourire qui lui tordit le visage.


En traversant le bureau, Raskolnikov remarqua que plusieurs des employés le regardaient fixement. Dans l’antichambre, il reconnut, parmi la foule, les deux concierges de l’autre maison, à qui il avait demandé l’autre jour de le conduire au commissariat. Ils paraissaient attendre. À peine arrivé dans l’escalier il entendit de nouveau la voix de Porphyre Petrovitch. Il se retourna et aperçut le juge d’instruction qui courait après lui, tout essoufflé.


– Un mot, Rodion Romanovitch. Il en sera de cette affaire comme Dieu voudra, mais j’aurai encore quelques renseignements à vous demander pour la forme… Nous nous reverrons certainement, n’est-ce pas?


Et Porphyre s’arrêta devant lui, en souriant.


– Voilà, répéta-t-il.


On pouvait supposer qu’il avait envie d’ajouter quelque chose, mais il n’en fit rien.


– Et vous, Porphyre Petrovitch, excusez-moi pour tout à l’heure… J’ai été un peu vif, répondit Raskolnikov, qui avait repris courage et éprouvait un désir irrésistible de fanfaronner devant le magistrat.


– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Porphyre d’un ton presque joyeux… Moi-même j’ai… un caractère fort désagréable, je l’avoue. Mais nous nous reverrons. Si Dieu le permet, nous nous reverrons sûrement…


– Et nous achèverons de faire connaissance, dit Raskolnikov.


– Oui, répéta Porphyre, en le regardant sérieusement de ses yeux mi-clos. Maintenant, vous allez à un anniversaire?


– À un enterrement.


– Ah oui! c’est vrai, à un enterrement. Prenez soin de votre santé, prenez-en bien soin…


– Et moi je ne sais que vous souhaiter à mon tour, fit Raskolnikov qui commençait à descendre, mais se retourna tout à coup. Je vous aurais souhaité de grands succès, mais vous voyez vous-même combien vos fonctions peuvent être comiques.


– Pourquoi comiques? Le juge d’instruction, qui s’apprêtait à rentrer, avait dressé l’oreille à ces derniers mots.


– Comment donc? Voilà ce pauvre Mikolka que vous avez dû tourmenter, torturer à votre manière psychologique jusqu’à le faire avouer. Vous lui répétiez sans doute jour et nuit sur tous les tons: «Tu es un assassin, tu es un assassin…» et maintenant qu’il a avoué, vous recommencerez à le griller à petit feu en lui serinant une autre chanson: «Tu mens, tu n’es pas un assassin, tu n’as pu commettre ce crime, tu répètes des paroles apprises.» Eh bien, soutenez après cela que vos fonctions ne sont pas comiques!


– Hé! hé! hé! Vous avez donc remarqué que j’ai dit tout à l’heure à Nikolaï qu’il répétait des paroles apprises?


– Comment ne l’aurais-je pas remarqué?


– Hé! hé! Vous avez l’intelligence subtile, très subtile; rien ne vous échappe et votre esprit en outre est malicieux; vous saisissez immédiatement le moindre trait comique… hé! hé! C’était, je crois, Gogol, qui, entre tous les écrivains, se faisait surtout remarquer par ce trait.


– Oui, Gogol.


– Gogol en effet… Au plaisir de vous revoir. Raskolnikov rentra immédiatement chez lui. Il était si surpris, si décontenancé par tout ce qui venait de se passer qu’arrivé dans sa chambre il se jeta sur son divan et y resta un quart d’heure à se reposer, en essayant de reprendre ses esprits. Il ne tenta même pas de s’expliquer la conduite de Nikolaï. Il se sentait trop surpris pour cela. Il comprenait aussi que cet aveu devait cacher un mystère qu’il ne parvenait pas à déchiffrer, sur le moment du moins. Pourtant, cet aveu était un fait réel dont les conséquences lui apparaissaient clairement: le mensonge ne pouvait manquer d’être découvert et on s’en reprendrait à lui. Mais, en attendant, il était libre et il devait prendre ses précautions en vue du danger qu’il jugeait imminent.


Jusqu’à quel point cependant était-il menacé? La situation commençait à se préciser. Il ne put s’empêcher de frissonner d’effroi en évoquant toute la scène qui venait de se dérouler entre lui et Porphyre. Certes, il ne pouvait pénétrer toutes les intentions du juge d’instruction, ni deviner ses calculs, mais ce qu’il en avait tiré au clair lui permettait de comprendre, mieux que quiconque, le danger qu’il avait couru. Un peu plus et il se perdait sans retour. Le terrible magistrat, qui connaissait l’irritabilité maladive de son caractère, l’avait déchiffré à première vue, s’était engagé à fond, un peu trop hardiment peut-être, mais presque sans risques. Sans doute, Raskolnikov s’était déjà bien compromis tantôt, mais les imprudences commises ne constituaient pas encore des preuves contre lui et tout cela n’était que relatif. Cependant, ne se trompait-il pas en jugeant ainsi? Quel était le but visé par Porphyre? Avait-il réellement préparé une surprise pour aujourd’hui? Et en quoi consistait-elle? Comment cette entrevue aurait-elle fini sans le coup de théâtre de l’apparition de Nikolaï?


Porphyre avait découvert presque tout son jeu, tactique hasardeuse sans doute, mais dont il courait le risque. Raskolnikov continuait à le penser. Eût-il d’autres atouts qu’il les eût montrés également. Quelle était cette «surprise»? Une façon de le tourner en dérision? Avait-elle une signification? Pouvait-elle cacher un semblant de preuve? Tout au moins un fait accusateur? L’homme d’hier? Comment avait-il disparu ainsi? Et aujourd’hui où était-il? Car si Porphyre avait une preuve, elle devait se rapporter à la visite de l’inconnu d’hier.


Raskolnikov était assis sur son divan, la tête inclinée, les coudes appuyés sur les genoux et le visage dans les mains. Un tremblement nerveux continuait à agiter tout son corps. Enfin, il se leva, prit sa casquette, s’arrêta un moment pour réfléchir, puis se dirigea vers la porte.


Il pressentait qu’il était, ce jour-là tout au moins, hors de danger. Tout à coup, il éprouva une sorte de joie: le désir lui vint de se rendre au plus vite chez Katerina Ivanovna. Il était, bien entendu, trop tard pour aller à l’enterrement, mais il arriverait à temps pour le repas et là il verrait Sonia.


Il s’arrêta, réfléchit, esquissa un sourire douloureux.


– Aujourd’hui! Aujourd’hui, se répéta-t-il, oui, aujourd’hui même, il le faut…


Il se préparait à ouvrir la porte quand celle-ci s’entrebâilla d’elle-même. Il fut pris d’un tremblement et recula précipitamment. La porte s’ouvrait lentement, sans bruit, et soudain elle laissa apparaître la silhouette du personnage de la veille, de l’homme surgi de terre…


Celui-ci s’arrêta sur le seuil, regarda silencieusement Raskolnikov et fit un pas dans la pièce. Il était vêtu exactement comme le jour précédent, mais son visage et l’expression de son regard avaient changé: il semblait fort affligé et, après un moment de silence, il poussa un profond soupir. Il ne lui manquait que d’appuyer la joue sur sa main et de tourner la tête pour ressembler à une bonne femme désolée.


– Que voulez-vous? demanda Raskolnikov paralysé de peur.


L’homme ne répondit pas et tout à coup il s’inclina si bas devant lui que sa main droite toucha terre [72].


– Que faites-vous? cria Raskolnikov.


– Je suis coupable, fit l’homme à voix basse.


– De quoi?


– De mauvaises pensées.


Ils se regardaient mutuellement.


– J’étais inquiet… Quand vous êtes venu l’autre jour, ivre peut-être, et que vous avez demandé aux concierges de vous mener au commissariat, puis que vous avez interrogé ces peintres au sujet des taches de sang, j’ai vu, avec regret, qu’ils ne tenaient aucun compte de vos paroles et qu’ils vous prenaient pour un homme saoul; alors j’en ai été si tourmenté que je ne pouvais dormir. Et comme je me rappelais votre adresse, nous sommes venus hier et nous avons demandé…


– Qui est venu? interrompit Raskolnikov qui commençait à comprendre.


– Moi, c’est-à-dire que c’est moi qui vous ai insulté.


– Vous habitez donc cette maison-là?


– Oui, je me trouvais avec eux tous, devant la porte cochère, vous vous en souvenez? J’exerce même mon métier depuis longtemps, je suis ouvrier en pelleterie et je travaille chez moi… Mais ce qui m’a tourmenté le plus…


Raskolnikov se remémora soudain toute la scène de l’avant-veille: il y avait en effet, en dehors des concierges, plusieurs personnes encore sous la porte cochère, des hommes et quelques femmes. Il se souvint de la voix d’un assistant qui proposait de l’emmener au commissariat. Il ne pouvait se rappeler le visage de celui qui avait émis cet avis et maintenant encore il ne le reconnaissait pas, mais il se souvenait de lui avoir répondu quelque chose, de s’être tourné vers lui… Ainsi, voilà comment s’expliquait l’effrayant mystère de la veille. Et ce qu’il y avait de plus terrible, c’est qu’il avait failli se perdre pour un fait aussi insignifiant. Cet homme n’avait donc rien à raconter, sauf l’incident de la location et les questions sur les taches de sang. Et Porphyre, par conséquent, n’en savait pas davantage. Il ne connaissait que l’accès de délire, pas de faits en dehors de cela, rien, hormis cette psychologie à deux fins, rien de positif. Donc, s’il ne surgissait pas d’autres faits (et il ne devait pas en surgir) que pouvait-on lui faire? Comment pouvait-on le confondre, même si on l’arrêtait? Il résultait encore de tout cela que Porphyre venait d’apprendre à l’instant même sa visite au logement des victimes; auparavant il n’en savait rien.


– C’est vous qui avez raconté aujourd’hui à Porphyre… ma visite? demanda-t-il, frappé d’une idée subite.


– À quel Porphyre?


– Le juge d’instruction.


– Oui, c’est moi. Les concierges n’y étaient pas allés ce jour-là. Alors, moi je l’ai fait.


– Aujourd’hui?


– J’y étais une minute avant votre arrivée. J’ai assisté à toute la scène; je l’ai entendu vous torturer.


– Où cela? Comment? Quand?


– Mais j’étais chez lui, derrière la cloison; j’y suis resté tout le temps.


– Comment? C’était donc vous la surprise? Mais comment cela a-t-il pu arriver? Parlez donc.


– Voyant, commença l’homme, que les concierges refusaient d’aller prévenir la police sous prétexte qu’il était tard et qu’ils allaient être grondés pour être venus à pareille heure, j’en fus si tourmenté que j’en perdis le sommeil et je commençai à me renseigner sur vous. Ayant donc pris mes renseignements hier, je me rendis aujourd’hui chez le juge d’instruction. La première fois que je me présentai, il était absent. Je suis revenu une heure plus tard et ne fus pas reçu. Enfin, la troisième fois, j’ai été introduit auprès de lui. Je racontai les choses exactement comme elles s’étaient passées; en m’écoutant, il courait dans la pièce et se donnait des coups de poing dans la poitrine. «Que faites-vous de moi, brigands que vous êtes? criait-il, si j’avais su cela plus tôt je l’aurais fait amener par les gendarmes.» Ensuite, il sortit précipitamment, appela quelqu’un, se mit à causer avec lui dans un coin, puis revint vers moi et recommença à me questionner en m’injuriant. Il me faisait beaucoup de reproches; je lui ai tout raconté: que vous n’aviez pas osé répondre à mes paroles d’hier et que vous ne m’aviez pas reconnu. Alors il s’est remis à courir, en se frappant toujours la poitrine et, quand vous vous êtes fait annoncer, il est venu à moi et m’a dit: «Passe derrière la cloison et reste là sans bouger, quoi que tu puisses entendre.» Il m’apporta une chaise et m’enferma en ajoutant: «il se peut que je te fasse venir.» Mais, quand on amena Nikolaï, il me fit sortir après votre départ. «Je vais te faire appeler encore, me dit-il, car j’aurai à t’interroger…»


– A-t-il interrogé Nikolaï devant toi?


– Il m’a fait sortir aussitôt après vous et ce n’est qu’alors qu’il s’est mis à interroger Nikolaï.


L’homme s’arrêta et salua de nouveau jusqu’à terre.


– Pardonnez-moi ma dénonciation et ma méchanceté.


– Que Dieu te pardonne, fit Raskolnikov. À ces mots, l’homme s’inclina encore, mais non plus jusqu’à terre et se retira à pas lents.


«Il ne reste plus que des preuves à deux fins», pensa Raskolnikov, et il sortit tout réconforté.


«Maintenant, nous continuons la lutte», se disait-il avec un mauvais sourire, tandis qu’il descendait l’escalier. Ce n’était qu’à lui-même qu’il en voulait: il songeait avec humiliation et mépris à sa «pusillanimité».

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